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Le Cantique de l'Aile
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XIX
LA TRISTESSE DE L’ÉVENTAIL
Écrit sur l’éventail d’autographes de Madame Marcel Ballot.
Je pleure un peu sur la poitrine.
Écoute, ô Charmante qui m’as !
J’habitais dans une vitrine,
Passage des Panoramas.
J’étais blanc. Tous mes autres frères
Dépliaient un décor tremblant
Sur leurs dix-huit lames légères :
Moi, je n’avais rien. J’étais blanc.
Et j’attendais. — « Qui sait, disais-je,
Ce qu’on mettra sur moi demain ?
Une aurore ? un effet de neige ?
Un marquis baisant une main ?
« Va-t-il m’échoir un clair de lune ?
M’honorera-t-on d’un Watteau ?
Aurai-je la personne brune
Qui veut monter dans le bateau ?
« Aurai-je le souffleur de bulles,
Ou bien le batteur d’entrechats ?
La guirlande de libellules,
Ou la ligne de petits chats ?
« Sur mes branches aériennes
Verra-t-on s’effeuiller des fleurs
Madeleine-Lemairiennes,
Ou des Amours viser des cœurs ?
« Serai-je Louis Quinze, ou Seize ?
Aurai-je un duel de Pierrots ?
Déployerai-je un steeple-chase
Ou quelque course de taureaux ?
« Une nostalgique hirondelle
Qui veut voir fleurir le cédrat,
Tout en me traversant, va-t-elle
Affirmer qu’elle reviendra ?
« Bucolique, aurai-je la ferme
Et le mouton ? et verra-t-on,
Lorsque brusquement je me ferme,
La ferme entrer dans le mouton ?
« Ou, quand la campagne plissée
Rapprochera ses arbrisseaux,
Verra-t-on la Cruche Cassée
Réunir ses petits morceaux ?
« Ah ! pour un éventail qui bouge,
Miroiter, c’est l’essentiel !
Mettez-moi du jaune, du rouge :
J’ai la forme d’un arc-en-ciel !
« Afin qu’en scintillant je batte,
Que ne suis-je aussi pailleté
Que le maillot d’un acrobate
Ou qu’un étang de nuit d’été !
« Que ne suis-je !… » Mais on me touche,
On me couvre de fins réseaux…
Quoi ! ce sont des pattes de mouche ?
J’attendais des pattes d’oiseaux !
Toute ma fragile armature
En a craqué de douleur !… Ay !
Faut-il que la littérature
Gâte tout, même l’éventail ?
Sur ma palette qui s’échancre,
Quoi ! pas le moindre vermillon ?
Ah ! ces gens-là mettraient de l’encre
Sur les ailes d’un papillon !
Et moi qui rêvais, aux lumières,
De faire gaîment voltiger
Des carquois, des roses trémières,
Du bleu tendre et de l’or léger,
Tout couvert de noms de « Chers Maîtres »,
Au lieu d’éblouissants émaux,
Triste comme un homme de lettres,
Je n’agiterai que des mots !
Cambo, 24 février 1903.
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