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Le Cantique de l'Aile

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I
LE CANTIQUE DE L’AILE

… s’enorgueillissant de leurs ailes, et la prairie retentit.

Homère.

Donc, c’est lorsqu’on disait le Siècle sans ivresse
Et l’âme sans emploi
Qu’on voit ressusciter tout d’un coup la Prouesse
Et renaître l’Exploit !
Le Héros, qui s’était retiré sous sa tente
Comme le héros grec,
Vient d’arracher soudain la toile palpitante
Pour s’envoler avec !
Il y eut quelques fils, cette toile, et le vide…
Et l’homme s’envola.
Nous ne l’avons pas lu dans les fables d’Ovide :
Nous avons vu cela.
C’est en vain que s’accroche au fuselage grêle
Le spectre Icarien.
Il est temps de chanter le Cantique de l’Aile :
L’homme n’a peur de rien.
Rien n’est plus impossible à l’homme qui machine
Son éternel complot,
Puisqu’il vient de s’asseoir sur l’invisible échine
D’un invisible flot !
Aile, arrache la roue au baiser gras de l’herbe,
Et monte au ciel d’été
Dans la gloire du risque et le dégoût superbe
De la sécurité !
Tremble au vent fluvial ! danse au remous sylvestre !
Et t’incline un moment,
Pour que les champs natals dorent l’Oiseau terrestre
D’un reflet de froment !
Et toi, notre Soleil, le plus beau qu’on souhaite
De chercher en mourant,
Reçois l’Aigle nouveau que fait notre Alouette
En se démesurant !

Quand ils virent que l’homme avait, dans le mystère,
Construit l’Aile, les Cieux
Surent qu’ils allaient voir quel était, sur la terre,
Le peuple audacieux.
France, nous savions bien qu’en toutes les Histoires
Les hommes de ton sol
Seraient toujours debout sur tous les promontoires
D’où l’on peut prendre un vol ;
Mais qu’ils l’aient pris si haut, quand des joueurs de flûte
Menaient déjà ton deuil,
C’est de quoi s’arrêter pendant une minute
Pour avoir de l’orgueil !
Clair pays qui jamais des choses irréelles
En vain ne t’occupas,
D’autres ont, plus que toi, pu soupirer : « Des ailes ! »
Quand l’Aile n’était pas ;
Mais dès que l’Aile fut, dès qu’il parut possible
Qu’indigné de marcher
L’homme se fît ensemble, ayant le ciel pour cible,
Et la flèche et l’archer ;
Dès qu’invités au vol par le cri des deux frères,
Les Braves, pleins d’effroi,
Sentirent qu’il fallait d’abord des Téméraires,
Et qui fussent adroits,
Et qui fussent légers, et, la flamme aux prunelles,
Qui fussent coutumiers,
Lorsqu’il faut essayer une idée ou des ailes,
De mourir les premiers ;
Dès qu’il fallut mourir pour ce qui vient de naître,
Tomber pour qu’on volât,
La France eut le frisson qui lui fait reconnaître
Que son destin est là !
Il suffit qu’elle sût qu’une aile était trouvée,
De toile et de roseaux,
Pour qu’elle ne fût plus qu’une immense couvée
D’impatients oiseaux !
Car la vertu d’un cœur dont toutes les blessures
S’ouvrent vers l’Orient,
C’est de n’attendre pas que les routes soient sûres
Et d’être impatient !
Depuis que cette chose impérieuse existe
Qui veut qu’on aille aux cieux,
La France est le pays des mères à l’œil triste,
Mais au front glorieux !
Ah ! comme ils sont partis avec de l’allégresse,
Nos fils jeunes et fous !
Car on meurt pour l’azur comme on meurt pour la Grèce
Quand on est de chez nous !
Au moment qu’ils vont prendre, en un bruit de bourrasque,
La route sans chemin,
Ils nous disent adieu d’un hochement de casque,
Puis ils lèvent la main !
Dans le ciel attristé de notre paysage
Ils se sont envolés.
Ils nous ont obligés de hausser le visage.
Ils nous ont consolés.
Ce sont de grands héros, ce sont de purs athlètes,
Nos franchisseurs de mers,
Ceux dont le vent lui-même a couronné les têtes
Du bleu laurier des airs !
Ah ! ceux qui laissent tout pour ne plus voir les cimes
Que lorsqu’ils sont penchés,
On peut dire, ceux-là, qu’ils sont vraiment sublimes
Et vraiment détachés !
Quand leur Victoire d’or passe sur la campagne,
Tout est prodigieux !
Il faut, pour les guider de montagne en montagne,
Qu’on allume des feux !
Le petit paysan, grandi d’une coudée,
Crie au ciel du patois ;
Les rois ont des regards de Mages de Chaldée ;
Le peuple est sur les toits !
Pour ces excitateurs d’alacrités divines,
Louange à tout jamais !
Chanson dans la vallée ! Ode sur les collines !
Hymne sur les sommets !
Depuis qu’on a volé loin de nos pauvres terres,
Ceux qui ne volent pas
Vous ouvrent plus souvent, ailes rudimentaires
Qui n’êtes que des bras !
Nous reprenons l’espoir, des fiertés, nos courages,
Depuis que nous aimons
Ceux qui mêlent leur ombre aux ombres des nuages
Sur la pente des monts !
En vain des charlatans charbonnent sur l’asphalte
Ou bien sur les pavés :
Autour des boniments elle ne fait plus halte,
La foule aux yeux levés !
La foule aux yeux levés, qui chante, et vers la plaine
Précipite ses pas,
Ne voit plus les marchands d’ironie ou de haine
Qu’admirent les yeux bas !
L’Aile est victorieuse. Elle passe, repasse,
Et tient à repasser,
Sachant que sur le sol son ombre calme efface
Ce qu’il faut effacer !
Quand ils ont disparu dans la poudre céleste.
Ces Preux que nous disions,
Regardez donc le sable, et voyez ce qui reste
De vos divisions !
Tout s’efface ! et le ciel prédit par Lamartine
Voit, prévu par Hugo,
L’oiseau qu’on découpa dans la voile latine
Fuir dans son indigo !

Il est temps de chanter le Cantique de l’Aile
Qui veut que nous ayons
Une route à jamais montante, et parallèle
Au trajet des rayons !
Il faut, en ce pays où toujours l’âme gronde
D’où la Liberté sort,
Qu’au vieux Chant du Départ le jeune Écho réponde
Par un Chant de l’Essor !
Bonaparte, ce sont — dût, au fond des poèmes,
Ton Aigle s’en fâcher, —
Les fils de tes soldats qui voleront eux-mêmes
De clocher en clocher !
Chers Vainqueurs qu’on attend en ouvrant la fenêtre
De la plus haute tour !
Quand c’est, dans un pays, par le ciel qu’on pénètre,
On lui porte l’amour !
Ah ! la première fois que l’on vit, de la fange,
L’homme se séparer,
Nous avions bien compris qu’une sorte d’Archange
Allait se préparer !
Une chevalerie ouvre une chevauchée
Qui va tout surpassant,
Et dont c’est le bonheur de n’être encor tachée
Que de son propre sang !
Qu’elles sont belles, sur la Montagne, les Ailes
De ceux qui sont venus
Nous apporter le Bon Message, et des nouvelles
De combats inconnus !
Batailles de l’espace ! ineffables conquêtes !
Triomphes sans remords !
Gloire à tous ceux par qui ces choses furent faites !
Gloire à ceux qui sont morts !
Gloire à celui qui vient s’écraser sur la plaine,
Ou sombre au flot hagard !
Gloire à celui qui meurt brûlé comme un phalène !
Gloire à celui qui part
Et puis que plus jamais on ne voit reparaître !
Nul ne l’a rapporté,
Nul ne l’a vu descendre… Ah ! c’est qu’il est, peut-être,
Monté, monté, monté !
Morts qui craigniez d’avoir peut-être, par vos chutes,
Les vivants alarmés,
Quittez la seule peur qu’en tombant vous connûtes :
L’homme vole. Dormez !
L’homme vole, et déjà l’instable vol commence
De s’assurer un peu :
Car nos fins ouvriers avaient le ciel immense
Dans leur bourgeron bleu.
Et c’est pourquoi, souvent, d’en haut, le fier pilote
Rend grâces, d’un regard,
A l’obscur ajusteur qui tout en bas sifflote
Sur le seuil du hangar !
Ah ! chantons le Cantique, et disons cette gloire
Qu’un ciel nous a donné
De voir, sur les coteaux de Seine ou bien de Loire,
Descendre en vol plané !
Nulle époque n’est plus merveilleuse que celle
Où l’homme, avec stupeur,
Vient enfin de pouvoir déplier toute l’Aile
Qu’il avait dans le cœur !
Et sache-le, pays qui ne cesses toi-même
D’aller te dénigrant,
Nul peuple, pour autant qu’il s’admire et qu’il s’aime,
Nul peuple n’est plus grand
Que celui qui, tandis que sa force profonde
Est prouvée aujourd’hui,
Pour prouver son horreur de peser sur le monde,
Vole au-dessus de lui !

Il est temps de chanter le Cantique de l’Aile,
Et que nous nous grisions
D’avoir vu la première et la plus solennelle
De nos évasions !
Aile, dégage-nous ! allège-nous ! essaye,
Rien qu’en passant sur nous,
De nous déconseiller tout ce que nous conseille
Le poids de nos genoux !
Quand il partit malgré sa brûlante cheville,
Blériot nous apprit
Comment on peut changer en aile une béquille,
Et la chair en esprit !
Même s’il doit paraître à la race future
Tout simple de voler,
La noblesse que l’homme eut de cette aventure
Ne peut plus s’en aller !
Rien n’empêchera plus qu’en cette claire toile
Qui nous passe au-dessus,
Ces hauts regards jadis réservés à l’étoile
L’homme les ait reçus !
L’homme sait, qui revient des chemins sans couleuvres,
Ce que les hommes font,
Ayant eu le recul, pour juger de leurs œuvres,
De tout le ciel profond !
Voler, c’est remuer, pour qu’il se renouvelle,
Le vieil azur dormant.
L’azur même a besoin qu’on le travaille. L’Aile,
C’est l’ensemencement.
Le Pégase endormi dans la bête de somme,
L’Aile l’a réveillé.
Tout devient plus facile et plus possible à l’homme
De l’homme émerveillé !
Tant pis pour qui, doutant, lorsque tu nous ajoutes
La foi des Alcyons,
Aile, renie en toi la plus longue de toutes
Nos aspirations !
Mais gloire à ces bergers qui font plus d’une lieue
Pour te courir après !
Le vol de l’Aile est blanc, l’ombre de l’Aile est bleue !
Le vent de l’Aile est frais !
Rien ne saura jamais comme le vent de l’Aile
Balayer ce qui nuit !
L’Aile ravit, transporte, appelle… Oh ! rien n’appelle
Comme une aile qui fuit !
Voler, c’est l’âme même, et non un jeu frivole.
Et ce peuple le sent,
Ce peuple où des vieillards pleurent parce qu’on vole
Le sent en grandissant !
Cet homme crierait-il quand, dans un ciel paisible,
Cingle ce vaisseau pur,
S’il n’avait pas senti que c’est Psyché visible
Qui traverse l’azur ?
Entendrait-on, d’amour, lorsque passe cette aile,
Cette femme gémir,
Si cette aile, en passant, ne faisait pas en elle
Une autre aile frémir ?
L’âme s’agite au fond de celui qui contemple
Une aile dans l’air bleu,
Comme un dieu prisonnier qui sent, au fond d’un temple,
Passer un autre dieu !

Vous par qui nous voyons, au-dessus de nos boues,
Une hélice, en plein ciel,
Monter en tournoyant comme une de ces roues
Que vit Ezéchiel,
Vous qui vous enivrez de tenir, sous les astres,
Un étrange timon,
Et de fuir, pour l’azur sans règle et sans cadastres,
Nos arpents de limon,
Que chacun, dans son ciel, imite la manière
Dont vous avez été,
A travers le vent brusque et la forte lumière,
Chercher l’ébriété !
Quand la plaine est encor dans une aube livide
Où rien ne s’orangea,
Ceux qui sont dans le ciel sur leur œuvre intrépide
Voient le soleil déjà !
Ceux qui sont dans le ciel voient avant nous l’aurore.
Oh ! dans le firmament,
Gloire au Vol qui d’un jour encor futur se dore
Séditieusement !
Soyez comme l’oiseau ! Comme lui, dans vos moelles,
N’ayez plus que de l’air !
Montez ! le ciel, sans vous, était moins beau : sans voiles,
Qu’était-ce que la mer ?
Plus haut ! toujours plus haut, pilote ! et gloire aux hommes
De grande volonté !
Gloire à ces dérobeurs de flamme que nous sommes !
Gloire à l’Humanité !
Gloire au vieil Enchaîné qui, supputant la joie
De planer à son tour,
Étudia, pendant qu’il lui rongeait le foie,
Les ailes du Vautour !

Cambo, juillet 1911.

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