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Le Cantique de l'Aile

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XXIII
LE BOIS SACRÉ

L’ombre de trois cyprès sur le gazon progresse.
Et tandis qu’au lointain s’argente un ciel de Grèce,
Près d’une eau qui s’égoutte en creusant des viviers,
Les dieux se sont assis dans un bois d’oliviers.
C’est le dernier des bois sacrés.
La mer tranquille
S’allonge au fond, plus blanche autour d’une presqu’île ;
Et l’on voit, dès qu’ils sont rebroussés d’un peu d’air,
Les glauques oliviers blanchir comme la mer.
De hauts lauriers pensifs, splendidement moroses,
Près de lauriers moins hauts qui s’ajoutent des roses
Contractent leur feuillage avec un noir dédain,
Et les dieux sont assis comme dans un jardin.
Ils sont là, familiers, harmonieux, paisibles,
Ne faisant même pas l’effort d’être invisibles.
Junon, reconnaissable au beau pli de son cou
Autant qu’au sceptre d’or que surmonte un coucou ;
Vénus, qui, semble-t-il, ainsi qu’une statue,
Fut d’un linge mouillé par un sculpteur vêtue ;
Mars, dieu de la bataille ; Apollon, dieu du jour,
Dont l’arc a l’air plus grand que celui de l’Amour ;
Jupiter, dont ce soir le sourcil se défronce,
Et qui laisse, pour prendre une mûre à la ronce,
La foudre qu’il brûla jadis par les deux bouts ;
Minerve, aux yeux plus fiers que les yeux des hiboux
Sous les deux autres yeux vides et sans paupière
Qu’elle a levés au ciel en levant sa visière ;
Diane, dont la sauge aime le brodequin
Et qui porte un étroit diadème ; Vulcain,
Qui, faisant des projets d’art et de mécanique,
Gratte son front têtu sous son bonnet conique ;
Et Mercure, qui sent jusque dans son cerveau
Battre les ailerons qu’il a sur son chapeau,
Tous les grands dieux sont là, tous, excepté Neptune,
Et Vesta, que toujours tout plaisir importune,
Et Cérès, qui s’occupe aux épis blondissants ;
Mais trois dieux plus petits remplacent les absents :
Pan, qui n’est jamais loin dans un bois d’Arcadie,
Du rêve des roseaux forme une mélodie ;
Le nectar qui circule est versé par Hébé ;
Et Cupidon se livre à des jeux de bébé
Qui sont peu rassurants pour Junon la jalouse…
De sorte que les dieux, tout de même, sont douze.
Et les Olympiens dans ce bois sont venus
Pour sentir de la mousse, un peu, sous leurs pieds nus,
— Immortels étonnés d’être vivants encore ! —
Et pour danser un pas réglé par Terpsichore.
Ils se lèvent, joyeux. Mercure fait le guet.
Les attributs trop lourds vont joncher le muguet ;
Mars change vivement un arbre en panoplie,
Et comme Phidias, dans l’ombre, la supplie
De soigner la Victoire aux précieux contours
Que dans sa paume droite il plaça pour toujours,
Pallas met à l’abri d’un arceau d’églantine
L’Image minuscule et chryséléphantine.
Et tous dansent, déjà, se prenant par les mains,
Quand celui qui toujours veille sur les chemins,
Puisqu’il a pour autels les bornes milliaires,
Désigne, au loin, du bout de son thyrse, où les lierres,
Vivants, sont un aspic entouré d’un aspic,
La route qui, longeant le promontoire à pic,
Noue une nonchalante et blanche bandelette
Entre la mer et la bruyère violette,
Et, sur cette blancheur, un bondissant point noir.
Tout le groupe divin se penche pour mieux voir,
Regarde…
Et c’est le rire, alors, dont parle Homère.
Chaque dieu, sauf l’Amour, qui rit comme sa mère,
A son rire. En voyant approcher ce qui vient,
Jupiter, secoué du rire jovien,
Montre ses belles dents jusqu’au fond de sa gorge ;
Mars rit comme un combat ; Vulcain, comme une forge ;
Mercure a ces gaîtés de filou levantin
Qu’il a dans sa statue au Pio-Clémentin ;
Le rire inattendu de Pan est tout en perles,
Car les buissons barbus cachent des nids de merles ;
Le rire d’Apollon est du soleil chanté ;
Diane rit un rire émouvant de santé ;
Vénus, un rire doux qui peu à peu s’énerve ;
Et Junon rit du bout des lèvres ; et Minerve
Garde un visage grave et rit du fond des yeux.
Ah ! c’est en vain qu’un bois, pour abriter les dieux,
Veut contre le réel être un beau coin qui boude,
Quand la route en passant lui donne un coup de coude !
« Fuyez ! » murmure aux dieux tout le bois s’attristant.
Mais les dieux veulent rire encore ; en un instant,
Chacun attrape ce qu’il peut : Hébé, l’espiègle,
Les coupes d’or ; Junon, le paon ; Jupiter, l’aigle ;
Mercure, sa tortue ; Apollon, son lézard ;
Et, vite, dans le bois, en riant au hasard,
Tous ils vont se cacher !
Et le grand paysage
Bleuit.
C’est maintenant l’heure à double visage
Où, tandis qu’elle monte et qu’il n’est pas tombé,
On voit au ciel ensemble et Phébus et Phébé,
De même que ce soir on les voit sous ces arbres.
Les dieux ne bougent plus. L’ombre est pleine de marbres.
Le bois semble peuplé de Termes et d’Échos.
Et soudain, par les bleus silences amicaux,
Comme si, pour troubler ce Puvis de Chavannes,
Tous les fleuves du bruit avaient brisé leurs vannes,
Ce qui fonce, à travers le mystère écharpé,
C’est une trente-cinq quarante-cinq HP,
Le double phaéton à portes latérales ;
C’est, faisant sangloter les âmes vespérales
Et trembler tous les fils dans les doigts de Clotho,
Avec tout ce qu’il faut pour écraser, l’Auto !
Quatre cylindres ; châssis long ; première marque ;
L’air d’un rhinocéros qui serait une barque,
Et qui, plus précédé par ses yeux qu’un homard,
Allongerait un groin subitement camard !
C’est la machine énorme et poudreuse, — l’Ogresse
Blanche d’avoir mangé ces blancs chemins de Grèce
Que le soleil pieux s’obstine à tenir secs
Parce qu’il ne faut pas que sur les chemins grecs
La poudre des héros devienne de la fange ;
Et quand ce monstre, avec ses gros pneus de rechange
Qu’il porte dans son dos comme un soldat son sac,
Passe, et bondit déjà pour disparaître… crac !
On ne sait quoi l’arrête. Une sorte de bête
Se penche sur son cou pour voir ce qui l’arrête :
Est-ce au carburateur ? au différentiel ?
Qu’importe ! Dans ce bois tout transpercé de ciel
Où l’ægipan, naguère, aimait son ægipane,
On n’en peut plus douter maintenant : c’est la panne.
Un bras levé dessine un juron furieux.
Dans deux obscurs paquets luisent d’énormes yeux.
Pallas croit reconnaître en ces croquemitaines
Les chouettes qu’elle impose aux médailles d’Athènes.
L’un d’eux, sur le volant posant un court moignon,
A l’air d’être un crapaud qui tient un champignon.
Et le rire des dieux redouble.
Et quand ces choses
Deviennent, descendant parmi les lauriers-roses,
Deux ballots de fourrure, et qui veulent marcher,
Le rire est tel, du grand jusqu’au petit Archer,
Que les branches croient voir, dans la clarté plus rare,
Se tordre du Paros et pouffer du Carrare.
Ils regardent venir, les superbes dieux nus,
Ces loups exorbitants, ces chacals saugrenus,
Qui collent sur leur face avec une élastique
Des masques ignorés par le Théâtre Antique ;
Et les deux êtres vont, suivis à chaque pas
Par ce rire des dieux que nous n’entendons pas ;
Et ces pantins devant ces Immortels, c’est presque
Une caricature amusant une fresque.
Mais deux des mots d’argot par quoi nous patoisons
Semblent s’être échangés entre les deux toisons.
L’une veut s’arrêter dans ce bois : l’autre acquiesce.
On changera plus tard la déplorable pièce !
Et l’on voit s’arrêter les deux tas.
Les deux tas
Otent des caoutchoucs, des cuirs, des taffetas,
Des tricots, — et le rire en devient plus immense ! —
Des plastrons, des gilets de chèvre… et l’on commence
A soupçonner qu’ils sont de sexe différents ;
Et lorsque des boutons sautent les derniers rangs,
Et que le rire augmente à cause d’un pétase
De panama qui sort de treize tours de gaze ;
Quand les doigts, dégantés, ont fini d’élargir
Les fronts, ces prisonniers du masque, — on voit surgir,
L’un en complet veston, l’autre en robe princesse,
Deux êtres jeunes, beaux et gais.
Le rire cesse.
Lui jette sa casquette, et, vif, cambrant un corps
Qu’on sent être celui d’un batteur de records,
Se recoiffe. Une raie un peu trop médiane
Sépare ses cheveux sur son front. Et Diane
Voit, de ce conducteur grossier de camion,
Émerger un moderne et souple Endymion.
Car — c’est un de ces tours joués par la Jeunesse ! —
Il s’est fait le profil d’un pâtre de la Grèce
En croyant se raser comme un Américain.
Et les dieux, connaissant qu’on peut, tout aussi bien
Qu’on retrouve un Crétois dessous un Candiote,
Retrouver la beauté sous une cheviote,
Contemplent ce héros culotté d’homespon,
Qui porte — comme si par delà l’Hellespont
Il voulait conquérir de fabuleuses Troies, —
Des cnémides de cuir qu’entourent des courroies.
Elle, elle est ravissante. On ne sait pas si c’est
Toute seule ou bien avec l’aide de Doucet,
Mais elle est ravissante. Un peu brune, un peu rousse.
Un long cou remuant dans la dentelle douce
Qui la serre jusqu’aux oreilles. Des yeux verts.
La sveltesse. Le charme ondoyant et divers.
Quelque chose de plus, pourtant, qu’une Amazone.
Bref, révélant aux dieux le chic d’une autre zone,
C’est — Nymphe de Saint-Cloud, peut-être, ou de Saint-Leu !
J’en demande pardon à l’Hellade, — un Helleu !
Dès qu’elle a recroisé dans sa coiffe de paille
Les deux épingles d’or, il la prend par la taille,
Elle plie à son bras, et ce couple étonnant
Jusqu’au bord de la source arrive en bostonnant.
Stupeur des dieux.
Mais Lui, voyant de l’eau, veut boire :
Et dans ses mains, — coquille où luit la perle noire, —
Elle en puise.
Oh ! qui donc sont-ils ? Daphnis ? Chloé ?
Deux époux ? deux amants ? ou deux… ohé, ohé ?
Est-elle dans la danse ? est-il dans les négoces ?
Un prince ? une duchesse ? On ne sait pas. Deux gosses.
Mais le geste immortel des mains qui disent : « Bois ! »
A fait, à pas de loup, sortir l’Amour du bois.
Et Jupiter, toujours altéré par ce geste,
A tout d’un coup, dans son allure, bien qu’il reste
De marbre par la pose encore et la blancheur,
Je ne sais quoi qui sent son antique marcheur.
Pour écouter l’oiseau que Pan fait sur ses flûtes,
Le couple s’est assis. Tabac blond. Feu. Volutes.
Et tandis que les dieux, rêveurs et tout surpris
De trouver beaux des pieds qui sont des souliers gris,
Des cous qui sont des cols, des bras qui sont des manches,
Plus troublés qu’Actéon devant des formes blanches,
Pour voir des gens vêtus écartent les sarments,
Seul à n’avoir pas vu ces deux êtres charmants,
Vulcain, pâle, et tirant sur sa jambe débile,
Vient tomber en arrêt devant l’automobile.
Il mord ses doigts velus, le dieu des hauts-fourneaux !
A ses oreilles d’ours tremblent les grands anneaux ;
Et, l’œil torve, à pas lents, de loin, courbant l’échine,
Il se met à tourner autour de la Machine.
Les dieux ont à son front reconnu la pâleur
Qu’eut jadis Prométhée à son front de voleur ;
Et devinant de quoi cette âme est assoiffée,
Jupiter, des deux doigts, claque un appel : « Morphée ! »
Un petit vieux paraît, rythmant sa marche avec
Le bruit d’un grain qui sonne au creux d’un pavot sec.
Les situations les plus embarrassées,
Il les dénoue à coups de papavéracées.
Dès qu’il a derrière eux agité ses pavots,
Les possesseurs de la quarante-cinq chevaux
Trouvent que le grand air… la fatigue… la course…
Et s’endorment tous deux sur le bord de la source.
Vulcain vers le grand char fait un bond de boiteux.
Les dormeurs ont bougé. Mais Morphée, auprès d’eux,
Veille, et d’un sac bleuâtre où sa main preste plonge
Sort, pour Elle et pour Lui, les phantasmes du songe :
Pour Lui, des petits chars aux petits chevaux gras,
Des petites enfants aux corps de Tanagras…
Pour Elle, des petits chapeaux de violettes,
Des petits colliers d’or et des petits athlètes…
Et mille autres objets qu’une seconde il tient
Sur ces deux fronts qu’étonne un rêve athénien.
Mais autour de Vulcain tout l’Olympe fait cercle.
Il a du noir capot soulevé le couvercle,
Et son bras fauve plonge, explore. Il veut savoir.
Il va, vient, s’accroupit, découvre un réservoir,
Fait marcher un piston, tripote la pédale
Qu’on pousse lorsqu’on veut voler comme Dédale.
Sans doute, il est un peu surpris par tout cela :
Mais c’est Vulcain ! il a l’instinct du fer, il a
La divination de tout ce qui se forge !
Goupilles, manetons, bielles, bagues à gorge,
Ses doigts intelligents palpent tout. Il comprend,
Devine, reconstruit, réinvente, — et s’éprend
Du chariot vivant que nous nous fabriquâmes.
L’arbre pris dans la masse avec toutes ses cames
L’enchante. Il est Vulcain. La fonte le connaît.
Il donne un coup de poing dans son petit bonnet,
Et ce dieu, dont soudain rayonne le visage,
Trouve la pression du ressort d’embrayage.
Il ne peut plus cacher à Mars qu’il est séduit
Par le moteur qui tourne à régime réduit ;
Devant la magnéto sa joie est débordante ;
Il s’entre son bonnet comme celui de Dante ;
Il embrasse Vénus ; il force Jupiter
A se mettre à genoux pour mieux voir le carter ;
Il flatte de la main la bête fantastique,
Caresse ses gros yeux de cuivre, les astique,
Et soudain disparaît sous son ventre… Il est fou !
Quand il ressort, il a dans ses dents un écrou.
Jetant son vieux forceps noirci par les fournaises,
Dans le coffre d’outils il prend les clés anglaises.
La tunique du dieu devient un bourgeron.
Et tandis que, penché vers le grand Forgeron,
Jupiter, qu’un désir d’enlèvement tourmente,
Lui demande combien, pour ravir une Amante,
Ce monstre peut valoir de Centaures, — deux ? trois —
Vulcain ouvre, en riant, quatre fois ses dix doigts.
Puis il redisparaît en serrant sa ceinture.
A ce moment, dans les coussins de la voiture
Sous laquelle Vulcain se passe au cambouis,
On découvre un bull-dog de cinquante louis.
Il dort. Il est affreux. Diane le réveille ;
Et comme Cupidon mollement s’émerveille,
Sur cette truffe noire et luisante d’humour
Elle pose un baiser qui dit : « C’est un amour ! »
Le bull, flairant, aux plis du péplos qui se bleute,
Que cette dame-là doit avoir une meute,
L’adopte, et sans daigner, d’ailleurs, faire de frais,
Se rendort en calant son nez sur un bras frais.
Mais les dieux veulent tout visiter : c’est la douane.
On prend les sacs. Mercure, à ces choses idoine,
Fait connaître aux fermoirs ses doigts fins et musclés.
Sa main est un trousseau vivant de fausses clés !
La valise — est-il rien, pour Hermès, d’hermétique ? —
S’ouvre d’une façon toute diplomatique.
On fouille tout. Vénus arbore avec orgueil
Un chapeau qui lui met une rose sur l’œil.
Ce geste est le signal d’une scène sauvage.
Les bras des dieux sont pleins d’articles de voyage :
Argent, pégamoïd, peau de porc et cuir vert.
Hébé, folle en voyant de quoi mettre un couvert,
Vient, sur le marchepied, d’ouvrir une cantine
Ingénieuse au point qu’elle en est enfantine,
Et fait reluire, avec son chiton dorien,
Des tas d’objets anglais qui ne servent à rien.
Les nécessaires noirs entrebâillent, féroces,
Leurs gueules dont les dents sont l’ivoire des brosses ;
C’est le débarquement, sur les gazons épais,
De toute cette rue exquise de la Paix !
Des flacons que vous-même, ô Guerlain, vous remplîtes,
S’alignent, reluisants sous leurs casques d’hoplites !
On voit profondément rêver les Immortels
Devant une machine à faire les cocktails.
L’aigle de Jupiter s’aperçoit — et soupire, —
Sur un coupe-papier de cristal, genre Empire.
Et Mercure, — tandis que Phébus-Apollon
Trouve, dans un buvard de maroquin grain long,
Les vers d’un jeune auteur, et tâche, pour les lire,
D’en découvrir le rythme avec la Grande Lyre
Sur laquelle est sculpté Marsyas écorché, —
Mercure, visitant un étui guilloché,
Vole, de cette main qui toujours récidive,
Des cigarettes d’or où l’on voit le khédive.
Cupidon, qui s’empare, en criant : « Eurêka ! »
D’un diabolo de corne et de gutta-percha,
Essaye de jongler ; Vénus, pendant qu’il jongle,
Se passe un polissoir d’écaille sur un ongle ;
Et nul ne pense plus à Vulcain ; et Vulcain,
Qui vient de découvrir que le vilebrequin
Assure aux frottements une huile lente et sage,
Est livré tout entier aux beautés du graissage !
Apollon lit toujours les vers du jeune auteur ;
Hébé poursuit, avec un vaporisateur,
Mercure qui, devant le jet d’eau de Cologne,
Fuit en prenant sa pose à la Jean de Bologne.
Une boîte à bijoux, soudain, darde un tiroir :
Alors, c’est le collier, les bagues, le miroir,
Et c’est la bonbonnière à poudrer le visage
Dont, instantanément, Vénus trouve l’usage.
Rapide, elle se poudre, et prend un petit air
Que Junon aussitôt reproche à Jupiter.
Querelle. Allusions. Il est parlé d’un cygne.
Diane, cependant, qui sans scrupule assigne
Un destin fantaisiste aux objets élégants,
Pince le nez du bull avec un ouvre-gants.
— Et, couché sous l’acier du carter qu’il trépane,
Vulcain vient d’achever de réparer la panne.
A ce moment se place un double incident.
Mars
Découvre avec stupeur Kirby Beard et Leuchars ;
Mais, pour bien établir qu’il n’aime que la gloire,
De la trompe de cuivre il va presser la poire.
L’étincelant buccin pousse le cri des veaux.
Terreur des dieux. Morphée agite ses pavots.
Tout va bien. Elle dort. Il dort. On se rassure.
Et l’on regarde, au col d’un flacon noir, Mercure
Tordre un fil, qui soudain cesse de tenir bon.
Explosion. Fusée. Extra-dry. Mumm ! — D’un bond,
Les dieux sont prêts à fuir. Venus réincarcère
Tous les fers à friser dans le grand nécessaire.
Morphée agite ses pavots. Bien. Elle dort.
Il dort. On se rassure. Et dans les coupes d’or,
Tout en laissant du vol Mercure responsable,
C’est, au lieu du nectar, le champagne qu’on sable.
On en passe à Vulcain. Lui, sitôt qu’il a bu,
D’un grand revers de bras sèche un rire barbu,
Et, trouvant la liqueur acide, en redemande,
Afin de nettoyer un pignon de commande.
On en passe à Morphée. Et ce vieil Immortel
Est, dans le vin mousseux, pris d’un fou rire tel
Qu’il en laisse tomber trois gouttes dans les Rêves.
Alors, au lieu des chars, nymphes, athlètes, glaives,
Carquois, couronnes, nefs, on voit sortir du sac
Des danseuses de tulle et des clubmen en frac,
Des petites autos de fabrique française,
Des petits yachts, des petits meubles Louis Seize,
Et des petits chapeaux si grands qu’ils ont tous l’air
Du chapeau de Mistress Benwell par John Hoppner !
Vénus, très rouge, ayant de plus en plus sa rose
Sur l’œil, passe un manteau d’opossum, et propose
D’essayer la voiture : elle est pour les essais.
Cris. Tumulte. On revêt des châles écossais…
Mais on hésite. Alors, Vulcain cambre son râble,
Parfait chauffeur. Il dit combien est préférable
La nouvelle Chimère aux antiques Griffons ;
Il dit — et ses deux mains s’essuient à des chiffons,
Toutes noires d’avoir décrassé la crépine, —
La volupté de fuir, — et d’un fouet d’aubépine
Il époussette les coussins, — la volupté
De fuir, — et son doigt tourne un bouton molleté
Qui règle le débit d’huile des compte-gouttes, —
La volupté de fuir sur la blancheur des routes,
Si vite qu’à la peur de se briser les os
On ajoute la peur d’écraser les oiseaux !
« Venez ! dit-il aux dieux. Lorsqu’en ce char on grimpe,
Sur ces larges coussins bien plus que sur l’Olympe
On se sent tout à coup maître de l’Univers !
Nos dormeurs sont bercés par des songes divers :
Venez ! Nous reviendrons dans une heure, ici même. »
Vénus grimpe, esquissant de son geste un : « Qui m’aime
Me suive ! » Étant vêtu de poil de chèvre, Pan
Sent qu’il a le costume et répond en grimpant.
Ils grimpent tous, — Minerve même, un peu confuse.
Diane, à qui l’on offre une place, refuse,
Trouvant peu compatible à ses goûts forestiers
Un char qui ne peut pas passer par les sentiers.
L’Amour est réclamé par plusieurs voix rieuses :
Mais comme il n’est jamais dans les bandes joyeuses
Et qu’il voit deux amants dormir au bord de l’eau,
Il demande à rester avec son diabolo.
— « Et Phébus ? » dit Junon, s’emmitouflant de gazes.
Phébus, que fait rêver la quarante-pégases,
S’avance. Mais soudain : « Non ! » dit-il. Son front luit,
Et, pâle, il met sa lyre entre le monstre et lui.
Craint-il qu’un char trop neuf ne soit pas poétique ?
Il aime l’avenir, pourtant, ce Prophétique !
Mais, Pyroïs ! Æthon ! Eoüs ! c’est à vous
Qu’il pense, ô beaux Chevaux arrondisseurs de cous !
Et c’est à toi, Phlégon ! le plus beau du quadrige !
Quoi ! vous trahira-t-il pour goûter un vertige ?
Il fait signe à Junon qu’aux radieux Chevaux
Il ne peut pas donner d’invisibles rivaux
Qu’un Parthénon jamais n’aura sur sa métope !
Et sentant, malgré lui, qu’en lui se développe
L’amour du Monstre noir, il veut faire semblant
De demeurer fidèle à l’Attelage blanc !
Junon prend son grand air du temple d’Agrigente,
Et monte.
Mais Vulcain, qui visite une jante
Dans laquelle s’enchâsse un gros serpent python,
S’inquiète en sentant mollir le capiton
Dont il faut que la roue, en roulant, s’auréole.
Jupiter, des deux doigts, claque un appel : « Éole ! »
Le dieu dont le visage est plus pommé qu’un chou
Paraît ; puis, abouchant avec le caoutchouc
Son outre, il emprisonne au creux du pneumatique
L’air bleu qu’il destinait aux coteaux de l’Attique.
« Et du feu ? » dit Vulcain, vers les phares penché.
Jupiter, des deux doigts, claque un appel : « Psyché ! »
Un bras nu tend la lampe immortelle et fragile,
Et le bec de nickel s’allume au bec d’argile.
Vulcain met le moteur en marche. Et l’on dirait
Qu’il moud le café des Cyclopes. Tout est prêt.
Mais, pour tourner, il faut que le lourd char recule…
Jupiter, des deux doigts, claque un appel : « Hercule ! »
Croyant l’instant venu d’un treizième travail,
L’énorme demi-dieu nourri de bœuf et d’ail
Surgit. Il voit qu’un monstre aux yeux de feu s’apprête
A ravir tout l’Olympe. Il bondit, perd la tête,
D’un seul rond de massue obscurcit tout l’éther,
N’écoute pas Vulcain, n’entend pas Jupiter,
Renverse Mars qui veut empêcher la rencontre.
Rien ne peut l’arrêter, il va…
L’Amour se montre.
Alors, se souvenant d’Omphale et de son lit,
Il recule. Il a peur. Et pendant qu’il pâlit,
Vulcain peut s’expliquer. Ayant haussé l’épaule,
Le héros tend son pied vers le monstre de tôle,
Et, comme l’on écarte un fétu de méteil,
Il le fait reculer du bout de son orteil.
Puis, honteux d’un exploit qu’il trouve ridicule,
Il disparaît, d’un bond, dans le grand crépuscule.
Phébus, en feuilletant son livre dans les fleurs,
Regarde démarrer la barque aux flancs ronfleurs :
L’aigle de Jupiter bat des ailes en proue
Et l’oiseau de Junon, en poupe, fait la roue ;
Vulcain, fauve, injurie, en pressant des leviers.
Ceux qui veulent rester dans les bois d’oliviers ;
« Au revoir ! » font des bras envolés en corbeille ;
Et puis, plus rien… de la poussière… un bruit d’abeille…
Phébé fait faire au bull, de la patte : « Au revoir ! »
La nuit vient. Cupidon s’exerce à recevoir
Le diabolo : la chose aérienne monte,
Descend, deux fois, trois fois, quatre fois, — l’Amour compte.
Et, peu à peu, changeant de forme et de couleur,
Comme c’est lui qui joue, elle devient un cœur !
Morphée agite ses pavots ; le Musagète,
Voyant l’ombre tomber sur le livre, le jette ;
Et les songes, autour des dormeurs, vont dansant…
Tandis qu’au loin, faisant du quatre-vingts, du cent,
Projetant sa lumière en deux terribles cônes
Que traversent parfois, d’un bond, des petits faunes,
L’automobile fuit, toute pleine de dieux,
Et que, cessant déjà d’être mélodieux,
Et sur le marchepied accroupi comme un singe,
Pan déchire le soir des cris de sa syringe !

Une heure après. Le Bois. Les amants endormis.
La machine a repris sa place. On a remis
Tout en ordre. Les dieux ont disparu. Morphée
S’est envolé. Le vent, d’une fraîche bouffée,
Vient d’éveiller le couple. Un petit cri d’effroi.
Comment a-t-on dormi si longtemps ? Il fait froid.
Lui se lève, songeant à cette panne. Un phare
L’éblouit. Quoi ! les deux… rallumés ? Il s’effare.
Elle, non. Mais il voit que tout est réparé.
— « Bah ! on s’étonnera quand on sera rentré ! »
Bâille-t-elle. Mais Lui, de nouveau, gesticule,
Car les pneus sont plus durs que les biceps d’Hercule.
— « Tant mieux ! Partons ! » Et comme elle réendossa
Son Pélion de poils, il remet son Ossa.
Mais elle a tressailli : quel est, dans la doublure,
Ce parfum ?… Il accourt. Il plonge sa figure
Dans le grand vêtement où Vénus a passé.
Et tout d’un coup, brûlant, frénétique, insensé,
Et couvrant de baisers sa compagne interdite,
Il cherche dans son cou le parfum d’Aphrodite !
La hâte de rentrer augmente. Ils sont tous deux
Sur le siège. Départ. Trompe. Les coteaux bleus
Se mettent à courir. Un val s’ouvre, plus ample.
Des cyprès noirs, un pin, une colonne, un temple
Filent. La lune danse. Et quand le Bois Sacré
N’est plus qu’une chenille au flanc d’un mont nacré,
Soudain, dans la voiture énorme et fantômale,
On voit sortir de la délicieuse malle
Dont le couvercle plat vient de se soulever
La tête de l’Amour qui se fait enlever.
Il sort tout doucement, regarde avec malice
Les deux gros dos que font la mante et la pelisse
Comme deux chats dont le moteur est le ronron ;
Il s’étire, tout nu, sur les coussins marron,
Se renverse en croisant ses deux petites jambes,
Et, tout en fredonnant un de ces dithyrambes
Où bouillonnait le vin de Pindare enivré,
Il allume une cigarette à bout doré
Que lui passa sans doute en cachette Mercure.
Et les deux voyageurs roulent dans l’heure obscure,
Se demandant : « Qui donc, en ces parages grecs,
Rendit de l’air aux pneus et de la flamme aux becs ? »
Ils roulent ! et déjà, grisés par la vitesse,
Se demandant de moins en moins : « Qui donc était-ce ? »
Ils roulent, engourdis, bercés et poussiéreux,
En emportant l’Amour qui sourit derrière eux.

Cambo, 1908.

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