Le cycle mythologique irlandais et la mythologie celtique: Cours de littérature celtique, tome II
The Project Gutenberg eBook of Le cycle mythologique irlandais et la mythologie celtique
Title: Le cycle mythologique irlandais et la mythologie celtique
Author: H. d' Arbois de Jubainville
Release date: December 19, 2015 [eBook #50718]
Most recently updated: October 22, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier. Images provided by The Internet Archive.
COURS
DE
LITTÉRATURE CELTIQUE
II
LE CYCLE
MYTHOLOGIQUE
IRLANDAIS
ET LA MYTHOLOGIE CELTIQUE
PARIS
ERNEST THORIN, ÉDITEUR
LIBRAIRE DU COLLÈGE DE FRANCE, DE L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
DES ÉCOLES FRANÇAISES D'ATHÈNES ET DE ROME
7, RUE DE MÉDICIS, 7
1884
PRÉFACE
Un des documents le plus souvent cités sur la religion celtique est un passage de César, De bello gallico, où le conquérant de la Gaule raconte quels sont, suivant lui, les principaux dieux des peuples qu'il a vaincus dans cette contrée:
«Le dieu qu'ils révèrent surtout est Mercure; ses statues sont nombreuses. Les Gaulois le considèrent comme l'inventeur de tous les arts, le guide dans les chemins et les voyages; ils lui attribuent une très grande influence sur les gains d'argent et sur le commerce. Après lui viennent Apollon, Mars, Jupiter et Minerve. De ceux-ci ils ont presque la même opinion que les autres nations: Apollon chasse les maladies; Minerve instruit les débutants dans les arts et les métiers; Jupiter a l'empire du ciel; Mars a celui de la guerre. Quant ils ont résolu de livrer bataille, ils lui consacrent d'avance par un vœu le butin qu'ils comptent faire[1]...»
Si nous prenons ce texte au pied de la lettre, il paraît que les Gaulois auraient eu cinq dieux presque identiques à autant de grands dieux romains: Mercure, Apollon, Mars, Jupiter et Minerve; la différence n'aurait guère consisté que dans les noms. Cette doctrine semble confirmée par des inscriptions romaines, où des noms gaulois sont juxtaposés comme épithètes ou par apposition aux noms de ces dieux romains. On pourrait donner de nombreux exemples. Nous citerons: 1° pour Mercure, les dédicaces Mercurio Atusmerio[2], Genio Mercurii Alauni[3], Mercurio Touren[o][4], Visucio Mercuri[o][5], Mercurio Mocco[6]; 2° pour Apollon, les dédicaces Apollini Granno[7], [A]pollini Mapon[o][8], Apollini Beleno[9]; 3° pour Mars les dédicaces Marti Toutati[10], Marti Belatucadro[11], Marti Camulo[12], Marti Caturigi[13]; 4° pour Jupiter, les dédicaces Jovi Taranuco[14], Jovi Tarano[15]; et 5° pour Minerve les dédicaces Deæ Suli Minervæ[16], Minervæ Belisamæ[17]. Ce sont les cinq dieux dont parle César.
Avant de tirer du passage précité de César, des inscriptions que nous venons de mentionner et des documents analogues, une conclusion quelconque, il est indispensable d'en déterminer exactement le sens. Le texte de César commence par le mot «dieu»: Deum maxime Mercurium colunt. Que signifie le mot «dieu» dans la langue que parlait César quand il dictait ses Commentaires? Cicéron, dans son traité De inventione rhetorica, distingue entre ce qui est nécessaire ou certain et ce qui est probable; comme exemple de propositions probables, il cite celle-ci: «Ceux qui s'occupent de philosophie ne croient pas qu'il y ait des dieux[18].» Pour Lucrèce, les dieux sont une création de l'esprit humain, développée par les hallucinations du rêve[19]. Le mot «dieu,» aux yeux de la plupart des membres de l'aristocratie romaine contemporains de César, désignait une conception sans valeur objective[20].
Nous pensons pourtant être en droit d'affirmer que la langue employée par César dans les Commentaires est celle d'un croyant; peu nous importe ce qu'il pouvait penser au fond de sa conscience. César est un homme politique dont le but, quand il parle, est de préparer ses auditeurs à lui obéir quand il commandera. Il est, parmi ses compatriotes, un de ceux qui ont le mieux su mettre en pratique les vers fameux de Virgile:
Tu regere imperio populos, Romane memento;
Hæ tibi erunt artes, pacique imponere morem
Parcere subjectis, et debellare superbos[21].
Placée en face de populations qui croient à leurs dieux, l'aristocratie romaine, sceptique ou non, admet officiellement l'existence des dieux et s'en fait un moyen de gouvernement. Pour comprendre César, il faut admettre que, dans la langue dont il se sert, le mot «dieu» désigne des êtres dont l'existence réelle est considérée comme indiscutable, et qu'on ne peut sans erreur manifeste se figurer comme de simples conceptions de l'esprit humain, comme des fictions plus ou moins fantaisistes, plus ou moins logiques. La langue de César fut, après lui, celle des inscriptions romaines de la Gaule.
Notre manière d'envisager les doctrines mythologiques est toute différente de celle qu'avaient adoptée les hommes politiques de Rome et les croyants qui ont dicté les inscriptions romaines de la Gaule. Nous ne sommes ni, comme les premiers, appelés à gouverner une population que des habitudes séculaires attachaient au culte de ses dieux, ni, comme les seconds, des païens. Les dieux des Gaulois, comme ceux des Romains, sont, à nos yeux, une création de l'esprit humain, inspirée à une population ignorante par le besoin d'expliquer le monde. Il est, par conséquent, très difficile de nous satisfaire, quand on prétend démontrer que deux divinités, l'une romaine, née de la combinaison de la mythologie romaine et de la mythologie grecque, l'autre gauloise et issue du génie propre à la race celtique, sont identiques l'une à l'autre. Il ne suffit pas que les deux figures divines se superposent à peu près l'une à l'autre par quelque côté; il faut, sinon concordance complète, au moins accord sur tous les points fondamentaux.
Lorsqu'il s'agit d'affirmer l'identité d'un personnage réel, on est beaucoup moins difficile. J'ai connu tel professeur illustre; à son cours j'ai admiré sa science profonde des textes, la justesse et la nouveauté des conclusions qu'il en tirait, l'élégante netteté de son langage, le charme de sa diction, l'éclat de son regard, l'animation de ses traits. Dans son cabinet il a achevé de me séduire par la bienveillance de son accueil, par la finesse de son sourire, par la spirituelle simplicité de sa conversation savante d'où tout pédantisme était absent. Ensuite, je le rencontre dans la rue. Je ne lui parle pas; il ne me dit rien; ses yeux, si vifs il y a un instant, sont mornes et ternes; rien, dans sa physionomie, ne révèle l'homme éminent qui se manifestait avec tant de supériorité dans la chaire du professeur devant un nombreux auditoire, ou au coin de la cheminée sans témoins pendant un entretien familier. Maintenant il semble ne penser à rien: que dis-je? La pensée qui l'occupe et que j'ignore est peut-être la plus triviale et la plus vulgaire. Mais les traits de son visage, tout à l'heure inspirés, en ce moment insignifiants et presque sans vie, offrent à mon regard un ensemble de lignes que je reconnais. Je m'écrie: C'est lui! et je ne me suis pas trompé.
Les Romains procédaient d'une manière analogue quand il était question de leurs dieux. Leur Jupiter, par exemple, portait comme insigne caractéristique la foudre dans la main droite; les Gaulois avaient aussi un dieu qui maniait la foudre. Sur ce simple indice, les Romains crurent reconnaître dans le dieu gaulois leur Jupiter. De ce que les deux dieux, l'un national, l'autre étranger, avaient un attribut identique, les Romains conclurent que ces deux dieux n'en faisaient qu'un; ils le conclurent sans se préoccuper des différences que, sur d'autres points beaucoup plus importants, pouvaient offrir ces deux figures mythiques.
Du reste, quand il s'agissait de grands dieux, qui dans le monde exerçaient, croyait-on, un pouvoir général, il ne pouvait pas en être autrement. Il était inadmissible que la foudre obéît à deux maîtres, l'un en Gaule, l'autre en Italie. Si l'explication qu'on donnait du phénomène de la foudre au sud des Alpes était bonne, il fallait bien qu'elle restât bonne au nord-ouest des Alpes.
Le Mars romain décidait du sort des batailles. De deux choses l'une: ou le dieu gaulois de la guerre était identique au Mars romain, et dès lors son culte pouvait être maintenu dans la Gaule conquise; ou il était inférieur, en ce cas c'était un dieu vaincu, dont le culte devenait inutile.
Le résultat de la conquête devait être nécessairement ou la suppression du culte des grands dieux gaulois, ou la confusion de ce culte avec le culte des grands dieux romains; et la seconde alternative était celle dont la réalisation était le plus facile à obtenir, puisqu'elle n'infligeait aux vaincus aucune humiliation. Elle avait l'avantage d'empêcher toute lutte religieuse entre les vaincus et les vainqueurs qui voulaient se les assimiler; elle rapprochait par là l'époque de cette assimilation. La confusion des deux cultes était par conséquent la solution qu'un homme politique devait préférer.
César a donc affirmé l'identité de cinq grands dieux de Rome avec les grands dieux de la Gaule, et cette identité a été admise après César. Elle l'a été d'autant plus facilement que les Romains croyant à la réalité de leurs dieux se contentaient pour les reconnaître d'attributs tout à fait secondaires; alors, avant de prononcer que deux divinités sont identiques, on ne se livrait point à l'enquête minutieuse qu'entreprend de nos jours tout savant qui applique à l'étude de la mythologie les procédés de l'érudition moderne.
Notre conclusion sera par conséquent celle-ci:
Nous ne pouvons accepter sans vérification les assertions de César d'où l'on semblerait en droit de conclure que la religion des Gaulois et celle des Romains étaient à peu près les mêmes. Il faut consulter d'autres textes que celui par la citation duquel nous avons commencé, et que les inscriptions qui semblent être la confirmation de ce document. Telle est la raison qui nous a fait entreprendre le travail contenu dans ce volume. Sans prétendre y résoudre les innombrables questions que soulève l'étude de la mythologie celtique, nous y proposons une solution à quelques-unes des principales difficultés qui peuvent être agitées à propos d'un sujet si digne d'attirer l'attention de l'historien.
Ce n'est pas une mythologie celtique que nous livrons au public, c'est un essai sur les principes fondamentaux de cette mythologie. Nous avons pris pour base de notre étude le traité que les Irlandais connaissent sous le nom de Lebar Gabala, «Livre des conquêtes» ou «des invasions.» Notre travail est un commentaire de ce document, tel qu'on le trouve dans le Livre de Leinster, manuscrit du milieu du douzième siècle, dont l'Académie royale d'Irlande a publié un fac-similé. Les nombreux textes que nous citons, outre celui-là, n'ont d'autre objet que de l'expliquer.
Notre œuvre aura les inconvénients que présente la méthode exégétique; le principal sera celui des répétitions; les légendes, analogues à des légendes déjà exposées, demanderont souvent le retour d'explications données précédemment. Mais nous espérons qu'on nous saura gré d'avoir respecté l'ordre antique dans lequel l'Irlande a jadis classé les récits fabuleux qui constituent la forme traditionnelle de sa mythologie. En substituant à ce vieux plan consacré par les siècles un classement plus méthodique, mais nouveau et arbitraire, nous aurions brisé de nos mains le tableau même que nous voulions mettre sous les yeux du lecteur[22].
[1] De bello gallico, livre VI, chap. xvii.
[2] Bulletin des antiquaires de France, 1882, p. 310.
[3] Brambach, Corpus inscriptionum rhenarum, 1717.
[4] Ibid., n° 1830.
[5] Ibid., n° 1696.
[6] Inscription de Langres, chez De Wal, Mythologiæ septentrionalis monumenta latina, vol. I, n° clxvii. Moccus paraît être le cochon ou sanglier, en vieil irlandais mucc, génitif mucce, thème féminin en a; en gallois, moch, et en breton, moc'h.
[7] Brambach, nos 566, 1614, 1915; Corpus inscriptionum latinarum, t. III, nos 5588, 5861, 5870, 5871, 5873, 5874, 5876, 5881; t. VII, n° 1082.
[8] Corpus inscriptionum latinarum, t. VII, n° 218.
[9] Ibid., t. V, nos 737, 741, 748, 749, 753.
[10] Ibid., t. III, n° 5320; t. VII, n° 84.
[11] Ibid., t. VII, nos 746, 957.
[12] Ibid., t. VII, n° 1103; Brambach, n° 164; Mommsen, Inscriptiones confœderationis Helveticæ, n° 70.
[13] Brambach, n° 1588.
[14] Corpus inscriptionum latinarum, t. III, n° 2804.
[15] Ibid., t. VII, n° 168.
[16] Corpus inscriptionum latinarum, t. VII, nos 42, 43.
[17] De Wal, Mythologiæ septentrionalis monumenta latina, vol. 1, n° lii.
[18] De inventione, livre I, chap. xxix, § 46.
Quippe etenim jam tum divum mortalia sæcla
Egregias animo facies vigilante videbant,
Et magis in somnis mirando corporis auctu
.... Livre V, vers 1168 et suivants.
[20] Comparez Boissier, La religion romaine d'Auguste aux Antonins, t. I, p. v-vi.
[21] Virgile, Enéide, livre VI, vers 851–853.
[22] L'exception que nous avons faite pour la légende de Cessair n'est qu'apparente, puisque cette légende est une addition chrétienne au cycle mythologique irlandais.
LE
CYCLE MYTHOLOGIQUE IRLANDAIS
ET LA
MYTHOLOGIE CELTIQUE
CHAPITRE PREMIER.
NOTIONS GÉNÉRALES.
§1. Les catalogues de la littérature épique irlandaise.—§2. Les cycles épiques irlandais.—§3. De la place occupée par la littérature épique dans la vie des Irlandais aux premiers siècles du moyen âge.—§4. Le cycle mythologique irlandais. Les races primitives dans la mythologie irlandaise et dans la mythologie grecque.—§5. Le cycle mythologique irlandais (suite). Les inondations dans la mythologie irlandaise et dans la mythologie grecque.—§6. Le cycle mythologique irlandais (suite). Les batailles entre les dieux dans la mythologie irlandaise, dans celle de la Grèce, de l'Inde et de l'Iran.—§7. Le roi des morts et le séjour des morts dans la mythologie irlandaise, dans la mythologie grecque et dans celle des Vêda.—§8. Les sources de la mythologie irlandaise.
§ 1.
Les catalogues de la littérature épique irlandaise.
Dans le volume précédent nous avons dit qu'il existe plusieurs catalogues des morceaux qui composaient la littérature épique irlandaise. Le plus ancien de ces catalogues paraît avoir été dressé vers l'an 700 de notre ère, sauf une ou deux additions qui dateraient de la première moitié du dixième siècle. Le deuxième appartient à la seconde moitié du même siècle. Le troisième nous a été conservé par un manuscrit du seizième siècle.
Le premier de ces catalogues se trouve dans deux manuscrits; l'un des deux a été écrit vers 1150: c'est le Livre de Leinster, p. 189–190, d'après lequel ce catalogue a été publié par O'Curry, Lectures on the ms. materials, p. 584-593; l'autre date du quinzième ou du seizième siècle: c'est le ms. H. 3. 17, col. 797–800 du Collège de la Trinité de Dublin, d'après lequel le même catalogue a été publié par M. O'Looney dans les Proceedings of the Royal irish Academy, Second series, vol. I, Polite Literature and Antiquities, p. 215–240. Ce catalogue est anonyme; il contient cent quatre-vingt-sept titres dans le premier des deux manuscrits.
Le deuxième catalogue, inédit jusqu'ici[1], se rencontre, à ma connaissance, dans trois manuscrits: le Rawlinson B. 512 de la bibliothèque bodléienne d'Oxford, f° 109–110, quatorzième siècle; le Harleian 5280, f° 47 recto-verso du British Museum, quinzième siècle; et le 23. N. 10, autrefois Betham 145, de l'Académie royale d'Irlande, p. 29–32, seizième siècle. Il comprend cent cinquante-neuf titres dans le premier des trois manuscrits; il est attribué à Urard mac Coisi, file de la seconde moitié du dixième siècle.
Il n'y a que vingt titres dans le troisième catalogue: celui-ci, plus récent que les deux premiers et sans nom d'auteur, est conservé par un manuscrit du seizième siècle au Musée Britannique, sous le n° 432 du fonds Harléien, et il a été publié dans les Ancient Laws of Ireland, t. I, p. 46.
Le deuxième et le troisième catalogue contiennent des titres qui ne sont pas compris dans le premier, mais, même en ajoutant au premier catalogue un supplément formé avec les titres qui lui manquent et que les deux autres catalogues contiennent, on n'aurait pas la liste complète des morceaux qui formaient le vaste ensemble de la littérature épique irlandaise. D'après la glose de l'introduction au Senchus Môr, le nombre des histoires que devait savoir l'ollam ou chef des file était de trois cent cinquante. Les manuscrits irlandais des Iles Britanniques nous ont conservé quelques-unes des histoires dont les titres n'ont pas été inscrits dans les catalogues dont nous venons de parler. Par contre, on ne retrouve plus dans ces manuscrits une partie des histoires dont ces catalogues nous ont transmis les titres. Ainsi notre connaissance de la littérature épique irlandaise offre bien des lacunes qu'il sera probablement toujours impossible de combler.
[1] Depuis que ces lignes sont écrites, il en a été publié une édition dans le volume intitulé: Essai d'un catalogue de la littérature épique de l'Irlande, p. 260–264.
§ 2.
Les cycles épiques irlandais.
Les monuments de la littérature épique irlandaise semblent pouvoir se diviser en quatre sections:
1° Le cycle mythologique, qui concerne l'origine et la plus ancienne histoire des dieux, des hommes et du monde;
2° Le cycle de Conchobar et de Cûchulainn, comprenant des récits qui se rapportent, soit à ces deux personnages soit à d'autres héros que l'on se figurait avoir été leurs contemporains, ou les avoir soit précédés soit suivis à peu d'années de distance. Suivant les annalistes irlandais, Conchobar et Cûchulainn auraient vécu vers le même temps que Jésus-Christ; ainsi Cûchulainn serait mort, d'après Tigernach, l'an 2 de notre ère et Conchobar l'an 22[1];
3° Le cycle ossianique, dont les principaux personnages sont Find, fils de Cumall, et Ossin ou Ossian, fils de Find; il paraît avoir pour base des événements historiques du second et du troisième siècle de notre ère; Tigernach met la mort de Find en 274[2];
4° Un certain nombre de morceaux qui, si on les plaçait bout à bout dans l'ordre chronologique des faits vrais ou imaginaires auxquels ils se rapportent, nous offriraient, en quelque sorte, les annales poétiques de l'Irlande, du troisième siècle de notre ère au septième. Les pièces relatives à des événements postérieurs au septième siècle sont fort peu nombreuses.
[1] O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, 1re partie, p. 14, 16. Certaines personnes en Irlande au douzième siècle croyaient ces personnages beaucoup plus anciens. Un des récits légendaires conservé par le Livre de Leinster fait régner Conchobar trois cents ans avant J.-C. Windisch, Irische texte, p. 99, lignes 16–17.
[2] O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, 1re partie, p. 49.
§ 3.
De la place occupée par la littérature épique dans la
vie des Irlandais aux premiers siècles du moyen
âge.
Pendant les longues soirées d'hiver, les morceaux épiques ou histoires compris dans ces quatre sections étaient débités par les file aux rois entourés de leurs vassaux dans les grandes salles de leurs dûn ou châteaux[1]. Les file récitaient aussi ces histoires aux foules qu'attiraient les grandes assemblées périodiques du 1er mai ou Beltené, du premier août ou Lugnasad, et du 1er novembre ou Samain, dont une des plus célèbres est celle qui se tenait à Usnech le 1er mai, ou jour de Beltené.
Usnech était considéré comme le point central de l'Irlande; un roc naturel servant de borne indiquait le point d'où partaient les lignes séparatives des cinq grandes provinces (en irlandais coicid ou «cinquièmes»), entre lesquelles se partageait l'Irlande. C'est là que d'ordinaire, le 1er mai, les mariages annuels se rompaient et que des liens nouveaux succédaient à ceux que la coutume avait brisés. A ces assemblées, on rendait des jugements, on réformait les lois, les rois recrutaient des soldats, les négociants venaient offrir leurs marchandises à des populations ordinairement dispersées sur toute la surface d'un vaste territoire où le commerce ne pouvait les atteindre; enfin les file trouvaient, pour leurs récits épiques, de nombreux auditoires[2]. Sans avoir la prétention au même succès, nous allons reprendre les récits de ces vieux conteurs. Nous commencerons par le cycle mythologique.
[1] Scêl as-am-berar com-bad-ê Find, mac Cumaill, Mongân, dans le Leabhar na h-Uidhre, p. 133, col. 1, lignes 29–31.
[2] Sur les récits épiques des file dans les assemblées publiques d'Irlande, voyez la pièce intitulée Aenach Carmain, publiée chez O'Curry, On the manners, t. III, p. 526–547. Les quatrains 58–65 concernent ces récits. Le versificateur irlandais a intercalé dans ses vers six mots qui, dans les catalogues, servent de titre à autant de sections: togla ou «prises de villes,» tâna ou «enlèvements de troupeaux,» tochmorca ou «demandes en mariage,» fessa ou «fêtes,» aitti ou «morts violentes,» airggni ou «massacres.» Il cite aussi plusieurs pièces bien connues, comme Fianruth Fiand, Tecusca Cormaic, Timna Chathair (cf. Livre de Leinster, p. 216, col. 1, lignes 19–34).
§ 4.
Le cycle mythologique irlandais. Les races primitives
dans la mythologie irlandaise et dans la mythologie
grecque.
Les morceaux qui appartiennent au cycle mythologique sont épars dans les divers chapitres[1] dont nos catalogues se composent. Mais ceux de ces morceaux que l'on peut considérer comme fondamentaux appartiennent au chapitre intitulé Tochomlada ou émigrations. Sur les treize pièces que ce chapitre comprend, sept sont mythologiques:
1° Tochomlod Partholoin dochum n-Erenn, émigration de Partholon en Irlande;
2° Tochomlod Nemid co h-Erind, émigration de Nemed en Irlande;
3° Tochomlod Fer m-Bolg, émigration des Fir-Bolg;
4° Tochomlod Tûathe Dê Danann, émigration de la nation du dieu de Dana ou des Tûatha Dê Danann;
5° Tochomlod Miled, maic Bile, co h-Espain, émigration de Milé, fils de Bilé en Espagne;
6° Tochomlod mac Miled a Espain in Erinn, émigration des fils de Milé, d'Espagne en Irlande;
7° Tochomlod Cruithnech a Tracia co h-Erinn ocus a tochomlod a Erinn co Albain, émigration des Pictes de Thrace en Irlande et d'Irlande en Grande-Bretagne.
Ces titres suffisent pour nous montrer qu'une des parties les plus importantes de la mythologie irlandaise racontait comment diverses races divines et humaines étaient venues successivement s'établir en Irlande. Ainsi la littérature irlandaise met à l'origine des choses une série de faits mythiques qui présentent une grande analogie avec une des conceptions les plus connues de la mythologie grecque. Voici comment s'exprime Hésiode dans le poème dont le titre est: Les Travaux et les Jours.
«La race d'or des hommes doués de parole fut celle que créèrent la première les immortels habitants des palais de l'Olympe; cette race exista sous Kronos, quand il régnait dans le ciel. Ces hommes vivaient comme des dieux, l'esprit sans inquiétude, loin des fatigues et de la douleur; ils n'éprouvaient aucune des misères de la vieillesse, leurs pieds et leurs mains avaient toujours la même vigueur; ils passaient leur vie dans la joie des festins, à l'abri de tous maux, et ils mouraient comme domptés par le sommeil. Pour eux toute chose tournait à bien; le champ fertile leur produisait, sans culture, des fruits abondants, dont il n'était jamais avare. Ceux qui récoltaient se faisaient un plaisir de partager paisiblement avec leurs nombreux et bons voisins. Et quand cette race eut été ensevelie dans les entrailles de la terre, elle se transforma, par la volonté du grand Zeus, en démons bienfaisants qui habitent la terre et y sont les gardiens des hommes mortels. Ils observent les bonnes et les mauvaises actions; invisibles dans l'air qui leur sert de vêtement, ils se promènent sur toute la terre, distribuant les richesses: telle fut la royale prérogative qu'ils obtinrent.
Une seconde race, beaucoup moins bonne, celle d'argent, fut ensuite créée par les habitants des palais de l'Olympe; elle n'était comparable à la race d'or ni par le corps ni par l'esprit. Pendant cent ans, l'enfant élevé par sa mère attentive grandissait inepte dans la maison; mais quand il avait atteint la puberté et le terme de l'adolescence, il ne vivait plus que peu de temps, et c'était dans la douleur, à cause de sa stupidité; car ces hommes ne pouvaient s'abstenir de commettre l'injustice les uns envers les autres. Ils refusaient le culte aux Immortels et les sacrifices aux Tout-Puissants sur les autels sacrés, violant ainsi le droit et la coutume. Alors, Zeus, fils de Kronos, leur ôta la vie, irrité contre eux parce qu'ils ne rendaient pas d'honneurs aux dieux bienheureux qui habitent l'Olympe. Mais quand la terre eut recouvert ces hommes, on leur donna le nom de puissants mortels souterrains; ils occupent le second rang: toutefois, comme les premiers, ils sont entourés d'honneurs.
Alors Zeus créa une troisième race d'hommes doués de parole, celle d'airain, qui ne fut en rien semblable à celle d'argent. Issue des frênes, elle était forte et robuste; ce qui l'occupait c'étaient les œuvres douloureuses et injustes d'Arès, dieu de la guerre. Ils ne mangeaient pas de froment; leur vigoureux et redoutable courage ressemblait à l'acier. Leur force était grande; des mains invincibles terminaient les bras qui s'attachaient à leurs corps puissants. D'airain étaient leurs armes, d'airain leurs maisons; c'était l'airain qu'ils travaillaient, le noir fer n'existait pas encore. Ils s'enlevèrent eux-mêmes la vie par leurs propres mains et allèrent dans la maison putride du froid Aïdès. Quelque redoutables qu'ils fussent, la noire mort se saisit d'eux et ils quittèrent la brillante lumière du soleil.
Mais quand la terre eut aussi recouvert cette race, Zeus, fils de Kronos, en créa une quatrième sur la terre féconde. Celle-ci, plus juste et meilleure, a donné les hommes héroïques et divins de la génération qui nous a précédés qu'on appelle demi-dieux dans la Terre immense. La guerre fatale et les durs combats leur ont ôté la vie. Les uns sont morts près de Thèbes aux Sept-Portes, dans la terre de Cadmus, en livrant bataille à cause des brebis d'Œdipe; les autres, franchissant sur leurs navires la vaste étendue de la mer, allèrent à Troie à cause d'Hélène à la belle chevelure, et la mort les y enveloppa.
Zeus, fils de Kronos, les séparant des hommes, leur a donné la nourriture et une demeure aux extrémités de la terre, loin des immortels. Kronos règne sur eux: ils vivent, l'esprit libre de souci, dans les îles des Tout-Puissants, près de l'Océan aux gouffres profonds, ces héros bienheureux auxquels un champ fécond, qui fleurit trois fois l'an, produit des fruits doux comme le miel[2].»
Ainsi les Grecs croyaient qu'à une époque antérieure à celle où vivaient ceux de leurs ancêtres qui ont fait les guerres épiques de Thèbes et de Troie, trois races dont ils ne descendaient point s'étaient succédé sur le sol de leur patrie. Nous trouvons, en Irlande, une doctrine à peu près identique. Les noms de ces races mythiques ne sont pas les mêmes en Irlande qu'en Grèce. Hésiode les appelle race d'or, race d'argent, race d'airain; les Irlandais parlent de la famille de Partholon, de celle de Nemed et des Tûatha Dê Danann. Les Tûatha Dê Danann sont identiques à la race d'or des Grecs; dans la famille de Partholon nous reconnaîtrons la race d'argent des Grecs; dans la famille de Nemed leur race d'airain. Ainsi l'ordre suivi par les Grecs n'est pas le même que celui que nous trouvons en Irlande. La race d'or des Grecs, placée chez eux chronologiquement la première, arrive la dernière chez les Irlandais, qui lui donnent le nom de Tûatha Dê Danann, Mais la famille de Partholon ou race d'argent précède en Irlande comme en Grèce la famille de Nemed ou race d'airain.
Quant aux demi-dieux grecs qui forment la quatrième race, qui ont combattu à Thèbes et à Troie et qui sont les ancêtres de la race actuelle, ils ont pour correspondants les Firbolg, les fils de Milé et les Cruithnech ou Pictes de la mythologie irlandaise. Par conséquent les sept morceaux dont nous avons donné les titres: Emigration de Partholon en Irlande, Emigration de Nemed en Irlande, Emigration des Firbolg, Emigration des Tûatha Dê Danann, Emigration de Milé, fils de Bilé, en Espagne, Emigration des fils de Milé d'Espagne en Irlande, Emigration des Pictes ou Cruithnech de Thrace en Irlande et d'Irlande en Grande-Bretagne, nous exposent la forme irlandaise d'une doctrine dont les éléments fondamentaux se trouvent déjà en Grèce dans l'ouvrage d'Hésiode intitulé: Les Travaux et les Jours.
Entre le récit grec et le récit irlandais, il y a de nombreuses différences; elles tiennent, pour une forte part, aux développements que la légende irlandaise a reçus depuis le christianisme. Mais à côté de ces différences, il y a des ressemblances frappantes. En voici un exemple.—Les Tûatha Dê Danann, la dernière en date des trois races primitives dont la race irlandaise actuelle ne descend pas, a finalement le même sort que la race d'or de la mythologie grecque, la première des trois races primitives dont les Grecs ne sont point issus.
«La race d'or,» nous dit Hésiode, «se transforma, par la volonté du grand Zeus en démons bienfaisants qui habitent la terre et y sont les gardiens des hommes mortels. Ils observent les bonnes et les mauvaises actions; invisibles dans l'air qui leur sert de vêtement, ils se promènent sur toute la terre, distribuant les richesses. Telle fut la royale prérogative qu'ils obtinrent.» De même les Tûatha Dê Danann, après avoir été, avec un corps visible, seuls maîtres de la terre, ont pris dans un âge postérieur une forme invisible sous laquelle ils partagent avec les hommes l'empire du monde, leur venant en aide quelquefois, d'autres fois leur disputant les plaisirs et les joies de la vie.
[1] Sur ces chapitres, voir notre tome Ier, p. 350–351.
[2] Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 109–173 (cf. Ovide, Métamorphoses, livre I, vers 89–127). Nous avons supprimé dans notre traduction le vers 120, que certains éditeurs considèrent comme une interpolation, et qui est en tout cas inutile. Nous conservons le vers 169:
Τηλοῦ ἀπ᾽ ἀθανάτων τοῖσιν Κρόνος ἐμβασιλεύει.
La croyance qu'il exprime est certainement fort ancienne en Grèce, puisqu'on la trouve dans la seconde olympique de Pindare, qui remonte à l'année 476 avant J.-C. Dans cette pièce, Pindare a cherché à concilier la doctrine énoncée dans le vers 169 des Travaux et des Jours avec la doctrine, identique dans le fond, mais différente dans les détails, que nous trouvons dans les vers 561–569 du livre IV de l'Odyssée. Sur ce sujet, voir aussi Platon, Gorgias, c. 79.
§ 5.
Le cycle mythologique irlandais (suite). Les inondations
dans la mythologie irlandaise et dans la mythologie
grecque.
Après les sept émigrations, tochomlada, que nous avons placées en tête du cycle mythologique, nous citerons les tomadma, ou irruptions d'eau, déluges partiels qui figurent au nombre de deux dans les catalogues de la littérature épique irlandaise et qui auraient donné naissance à deux lacs d'Irlande, dans la province d'Ulster: 1° Tomaidm locha Echdach, irruption d'eau qui aurait formé le lac dit aujourd'hui Lough Neagh; 2° Tomaidm locha Eirne, irruption d'eau qui aurait donné naissance au lac dit aujourd'hui Lough Erne. La mythologie grecque connaît aussi deux déluges, celui d'Ogygès et celui de Deucalion; le premier en Attique[1], le second dans la région de la Grèce située près de Dodone et de l'Achéloüs[2]. Les deux déluges analogues que leur donnent pour pendants les catalogues de la littérature épique d'Irlande ont dans cette littérature de nombreux doublets.
[1] Acusilas, fragment 14 (Didot-Müller, Fragmenta historicorum græcorum, t. I, p. 102); Castor, fragment 15, chez Didot-Müller, Ctesiæ ... fragmenta, p. 176. Dans les deux cas, il s'agit d'un texte d'Eusèbe, Præparatio evangelica, X, 10.
[2] Aristote, Météorologiques, livre I, chap. XIV, §§ 21 et 22; édition Didot, t. III, p. 572.
§ 6.
Le cycle mythologique irlandais (suite).—Les batailles
entre les dieux dans la mythologie irlandaise, dans
celles de la Grèce, de l'Inde et de l'Iran.
La guerre tient une place importante dans la mythologie irlandaise. Au cycle mythologique appartiennent, par exemple, la bataille de Mag Tured, Cath maige Tured; la bataille de Mag Itha, Cath Maige Itha; les combats de Nemed contre les Fomôré, Catha Neimid re Fomorcaib; le massacre de la tour de Conann, Orgain tuir Chonaind; le massacre d'Ailech, où périt Neit fils de Dê ou Dieu, Argaih Ailich for Neit mac in Dui, etc.—Dans le monde divin de l'Irlande, on distingue deux groupes unis par les liens de parenté les plus intimes, et cependant ennemis. Les batailles et les massacres dont nous venons de parler sont ou les épisodes de leur lutte ou des imitations plus récentes de divers épisodes de cette lutte, qui est elle-même une édition celtique de la guerre du Zeus hellénique contre Kronos son père et contre les Titans, de la lutte d'Ahuramazda ou Ormazd, dieu du Bien, contre Añgra Mainyu ou Ahriman, personnification du Mal dans la littérature iranienne; des combats soutenus par les dieux du jour et de la lumière, les Dêva, contre les Asura, dieux des ténèbres, de l'orage et de la nuit, dans la littérature de l'Inde. En Irlande, les Tûatha Dê Danann et, comme eux, Partholon et Nemed qui sur divers points sont des doublets des Tûatha Dê Danann, ont pour rivaux les Fomôre. Dagdê, = *Dago-dêvo-s ou «bon dieu,» roi des Tûatha Dê Danann, est le Zeus ou l'Ormazd de la mythologie irlandaise; les Tûatha Dê Danann «ou gens du dieu (*dêvi) [fils] de Dana,» ne sont autre chose que les Dêva de l'Inde, les dieux du jour, de la lumière et de la vie. Le nom des Fomôre, adversaires des Tûatha Dê Danann, désigne en Irlande un groupe mythique semblable aux Asura indiens, aux Titans grecs; leur chef, Bress, Balar ou Téthra, est issu d'une conception mythique originairement identique à celle qui a produit: le Kronos grec, l'Ahriman des Iraniens, le Yama védique, roi des morts, père des dieux; Tvashtri, dieu père dans le Vêda; enfin, le Varuna védique, dieu suprême primitif supplanté par Indra.
§ 7.
Le roi des morts et le séjour des morts dans la mythologie
irlandaise, dans la mythologie grecque et dans
celle des Vêda.
Téthra, chef des Fomôré, vaincu dans la bataille de Mag-Tured, devient roi des morts dans la région mystérieuse qu'ils habitent au delà de l'Océan[1]. De même le Kronos grec, vaincu dans la bataille de Zeus contre les Titans, règne dans les îles lointaines des Tout-Puissants ou des Bienheureux, sur les héros défunts qui ont combattu à Thèbes et à Troie.
L'idée du règne de Kronos sur les héros morts se présente à nous pour la première fois dans les Travaux et les Jours d'Hésiode, vers 169[2]; et certains critiques ont prétendu supprimer ce vers comme renfermant une contradiction avec le passage de la Théogonie qui donne le Tartare comme séjour au même Kronos[3].
Le Tartare est une région obscure et souterraine. Sa description lugubre, telle que nous la donne la Théogonie[4], ne peut concorder avec la description des îles séduisantes qui, dans les Travaux et les Jours deviennent le domaine de Kronos vaincu. Mais entre la composition de la Théogonie d'Hésiode et celle du poème des Travaux et des Jours, attribué au même auteur, il y a eu, dans la mythologie grecque, une évolution où la conception de la destinée de l'homme après la mort s'est sensiblement modifiée.
L'Iliade et la partie la plus ancienne de l'Odyssée ne connaissent pour les morts d'autre séjour que l'Aïdès obscur[5] et souterrain[6], dont un autre nom est Erèbe. De l'Aïdès, ou domaine du dieu Aïdès, l'Iliade distingue le Tartare, qui est également situé dans les profondeurs de la terre, mais bien plus bas. Il y a autant de distance de l'Aïdès au Tartare que de la terre à l'Aïdès[7]. C'est dans le Tartare que demeurent les Titans[8], et parmi eux Kronos, privé comme eux de la lumière du soleil[9].
On trouve la même doctrine dans la Théogonie, à cette différence près que l'Aïdès et le Tartare, distincts dans l'Iliade, paraissent se confondre l'un avec l'autre dans le poème d'Hésiode. Le Tartare n'est plus seulement le séjour des Titans et de Kronos vaincu par Zeus[10], il est aussi la demeure du dieu qui personnifie l'Aïdès homérique[11]; du dieu qui, dans les entrailles de la terre, règne sur les morts[12]. Cette lugubre habitation des morts et des dieux vaincus a une entrée que l'on se figure au nord-ouest au delà du fleuve Océan[13].
Vers la fin du septième siècle avant notre ère, l'Océan, qui n'était pour les Grecs qu'une conception mythique, un cours d'eau créé par l'imagination, devint pour eux une conception géographique. On sait comment le hasard fit découvrir à un navire samien les côtes sud-ouest de l'Espagne, baignées par l'océan Atlantique, et que jusque-là, seuls parmi les populations méditerranéennes, les Phéniciens avaient fréquentées[14]. Ce grand événement fait partie du récit des événements, tant historiques que légendaires, qui préparèrent la fondation de Cyrène, de l'an 633 à l'an 626 avant notre ère[15].
Dès lors, les Grecs se figurèrent l'Océan non plus comme un fleuve entourant le monde, mais comme une masse d'eau immense, aux limites inconnues située principalement à l'ouest de l'Europe et de l'Afrique. De là naquit une conception nouvelle du séjour des morts et de Kronos. De là, dans la partie la plus moderne de l'Odyssée, dans la Télémachie, l'idée de la plaine à laquelle on donne le nom d'Elusion, où habite le blond Rhadamanthus, où de l'Océan souffle le vent du nord-ouest, et où Ménélas trouvera l'immortalité[16]. De là, la croyance aux îles des Tout-Puissants ou des Bienheureux, royaume de Kronos dans le poème des Travaux et des Jours[17].
Dans la seconde olympique de Pindare, qui célèbre une victoire remportée aux jeux d'Olympie en 476, la plaine Elusion et les îles des Tout-Puissants ou des Bienheureux se confondent et ne forment qu'une île où est la forteresse de Kronos, qui a Rhadamanthus pour associé[18]. Cette doctrine nouvelle est identique à la doctrine celtique et représente, dans l'histoire des peuples européens un âge historique tout différent de celui auquel appartient la doctrine du Tartare et de l'Aïdès telle qu'on la trouve dans l'Iliade et dans la partie la plus ancienne de l'Odyssée.
Il n'y a pas à s'arrêter à la conception plus récente dans laquelle Platon fait du Tartare le lieu de punition des méchants, et des îles des Bienheureux le lieu où les justes trouvent leur récompense[19]. C'est un système philosophique postérieur à la mythologie populaire primitive. L'Aïdès homérique renferme, sans distinction, tous les défunts bons ou mauvais, vertueux ou coupables.
L'important, pour nous, est de retrouver dans la mythologie irlandaise, dont les doctrines fondamentales peuvent être appelées, d'une façon plus générale, mythologie celtique, des conceptions qui ont aussi tenu, dans la mythologie grecque, une place considérable. Les Celtes ont eu un dieu identique au Kronos grec. Ce dieu celtique s'appelle en Irlande Tethra. Vaincu et chassé, comme Kronos, par un autre dieu plus puissant et plus heureux, il règne, comme Kronos, au delà de l'Océan, sur les morts, dans la nouvelle et séduisante patrie que leur assigne la mythologie celtique, d'accord avec les croyances du second âge de la mythologie grecque.
La mythologie védique nous offre une conception analogue. Le dieu des morts et de la nuit, Yama ou Varuna, a été vaincu par Indra, son fils, dieu du jour; Yama et Varuna sont, au fonds des choses et sauf certains détails, une création mythique qui ne diffère pas du Tethra irlandais. Mais les Celtes placent le séjour des morts dans un lieu tout autre que les chantres védiques, puisque ceux-ci donnent pour habitation aux morts le ciel ou même le soleil[20]. Ils n'avaient pas comme les Celtes l'idée de cet océan immense où tous les soirs l'astre du jour, perdant sa lumière et la vie, trouve un tombeau jusqu'au lendemain.
[1] Echtra Condla Chaim, chez Windisch, Kurzgefasste irische Grammatik, p. 120, lignes 1–4.
.......... ἐς πείρατα γαίης
τηλοῦ ἀπ ᾿ἀθανάτων · τοῖσιν Κρόνος ἐμβασιλεύει.
Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 168–169.
Τιτῆνες θ᾽ὑποταρτάριοι, Κρόνον ἀμφὶς ἐόντες.
Hésiode, Théogonie, vers 851.
[4] Hésiode, Théogonie, vers 721 et suivants.
[5] Τέκνον ἐμὸν, πῶς ἦλθες ὑπὸ ζόφον ἠερόεντα, dit la mère d'Ulysse à son fils. Odyssée, XI, 155. Αΐδης, ἐνέροισιν ἀνάσσων..... ἔλαχε ζόφον ἠερόεντα, Iliade, XV, 188, 191.
[6] Iliade, XX, 57–65. Poseidaon, dieu de la mer, l'ébranle par une tempête qui fait trembler la terre, et Aïdès, le dieu des morts, craint que la terre ne se déchire au-dessus de lui.
[7] Iliade, VIII, 13–16.
τοὺς ὑποταρταρίους οἳ Τιτῆνες καλέονται.
Iliade, XIV, 279.
....... ἳν Ἰαπετός τε Κρόνος τε
ἥμενοι, οὔτ᾽ αὐγῆς ὑπερίονος ἠελίοιο
τέρποντ´ οὔτ´ ἀνέμοισι, βαθὺς δέ τε Τάρταρος ἀμφίς.
Iliade, VIII, 479–481; cf. Hymne à Apollon, vers 335, 336:
Τιτῆνές τε θεοί, τοὶ ὑπὸ χθονὶ ναιετάοντες
Τάρταρον ἀμφὶ μέγαν, τῶν ἐξ ἄνδρες τε θεοί τε.
[10] Théogonie, vers 717–733, 851.
Ἔνθα δὲ γῆς δνοφερῆς καὶ Ταρτάρου ἠερόεντος
. . . . . . . . . . . .
ἔνθα θεοῦ χθονίου πρόσθεν δόμοι ἠχήεντες
ἰφθίμου τ´ Ἀΐδεω καὶ ἐπαινῆς Περσεφονείης
ἑστᾶσιν......
Théogonie, vers 736–769.
...... Ἀΐδης, ἐνέροισι καταφθιμένοισιν ἀνάσσων.
Théogonie, vers 850.
«Ἡ δ´ ἐς πείρατ´ ἴκανε βαθυρρόου Ὠκεανοῖο
.....
............. παρὰ ῥόον Ὠκεανοῖο
ᾔομεν...
Τὴν δὲ κατ´ Ὠκεανὸν ποταμὸν φέρε κῦμα ῥόοιο.» Odyssée, XI, vers
13–22, 639; cf. XII, vers 1 et 2.
[14] Hérodote, livre IV, chap. 152, §§ 2 et 3.
[15] Max Duncker, Geschichte des Alterthums, t. VI, 1882, p. 266.
[16] Odyssée, IV, 563–569.
[17] Opera et dies, 166–171.
[18] Pindari carmina, édition Schneidewin, t. I, p. 17 et 18, vers 70 et suivants.
[19] Gorgias, chap. 79, Platonis opera, édition Didot-Hirschig, t. I, p. 384.
[20] Abel Bergaigne, La religion védique, t. I, p. 74, 81, 85, 88; t. III, p. 111–120.
§ 8.
Les sources de la mythologie irlandaise.
Dans notre exposé des traditions mythologiques irlandaises, nous suivrons le plan consacré par les plus vieux usages et que nous fait connaître la liste des migrations conservée dans les catalogues des histoires racontées par les file. Malheureusement nous n'avons plus les sept pièces dont ces catalogues nous ont transmis les titres. Mais une composition irlandaise du onzième siècle, le «Livre des conquêtes,» Lebar Gabala, nous en a gardé un abrégé.
Nous prendrons cet abrégé pour base, en le complétant et en en contrôlant les assertions à l'aide de divers auteurs tant irlandais qu'étrangers. Les étrangers sont d'abord l'auteur de la compilation attribuée à Nennius; il écrivait probablement au dixième siècle[1], et chez lui on trouve un résumé fort curieux, bien que malheureusement trop court, des croyances mythologiques admises en Irlande à cette époque. Vient ensuite Girauld de Cambrie, qui a écrit sa Topographia hibernica à la fin du douzième siècle. Les auteurs irlandais sont des chroniqueurs et des poètes.
Parmi les chroniqueurs, un des plus intéressants est Keating, bien précieux malgré la date récente de son livre, qui ne remonte qu'à la première moitié du dix-septième siècle. Mais l'auteur avait à sa disposition des matériaux qui ont été anéantis dans les guerres désastreuses dont l'Irlande a été dans le même siècle le théâtre et la victime. Le poète le plus important est Eochaid ûa Flainn, mort en 984, et par conséquent postérieur de peu d'années à Nennius. Ses œuvres auraient un plus grand intérêt si elles n'étaient si courtes et sans l'excès d'une concision qui produit souvent l'obscurité.
Pour rendre plus claire et plus complète l'idée que les Irlandais païens se formaient de leurs dieux, nous terminerons par une excursion dans les cycles héroïques. Nous dirons quelques mots des relations que, suivant la légende, les héros ont eues avec les dieux, et nous verrons ces relations mythiques se continuer jusqu'à des temps postérieurs à saint Patrice, c'est-à-dire postérieurs au milieu du cinquième siècle, où l'on place en général la conversion des Irlandais au christianisme.
[1] Depuis que ces lignes sont écrites, j'ai reçu, de l'obligeance amicale de M. de La Borderie, un exemplaire de son savant ouvrage intitulé: Etudes historiques bretonnes, l'historia Britonum attribuée à Nennius. Il résulte des recherches de M. de La Borderie qu'une partie du livre composé, dit-on, par Nennius existait déjà au ixe siècle, et que ce livre a été depuis interpolé. La partie relative à la mythologie irlandaise appartient-elle à la rédaction primitive? est-ce une des additions? La solution de cette question me paraît incertaine.
CHAPITRE II.
ÉMIGRATION DE PARTHOLON.
§1. La race de Partholon en Irlande. La race d'argent dans la mythologie d'Hésiode.—§2. La doctrine celtique sur l'origine de l'homme.—§3. La création du monde dans la mythologie celtique telle que nous l'a conservée la légende de Partholon.—§4. Lutte de la race de Partholon contre les Fomôré.—§5. Suite de la légende de Partholon. La première jalousie, le premier duel.—§6. Fin de la race de Partholon.—§7. La chronologie et la légende de Partholon.
§ 1.
La race de Partholon en Irlande.—La race d'argent
dans la mythologie d'Hésiode.
Des trois races qui, suivant la mythologie grecque, ont successivement habité le monde avant les héros des guerres de Troie et de Thèbes, la seconde en date est la race d'argent, dont le caractère dominant était le défaut d'intelligence. L'éducation des enfants durait un siècle, et, malgré les soins attentifs des mères, la sottise des enfants persistait chez l'homme mûr et remplissait de maux le court espace de temps qui lui restait à vivre[1].
La race d'argent est identique à celle que les documents irlandais les plus anciens placent au début de l'histoire mythique de leur pays. Ils lui donnent le nom de «famille de Partholon[2].» Comme la race d'argent des Grecs, la famille de Partholon se distingue par son ineptie[3].
La première liste des histoires épiques d'Irlande est le plus ancien document où nous rencontrions le nom de Partholon. On y lit le titre: «Emigration de Partholon.» La rédaction de cette liste paraît dater des environs de l'an 700 après Jésus-Christ. Ensuite le texte le plus ancien que nous ayons sur Partholon est un passage de l'Histoire des Bretons de Nennius, qui semble avoir été écrit au plus tard au dixième siècle. «En dernier lieu, y lisons-nous, les Scots venant d'Espagne arrivèrent en Irlande. Le premier fut Partholon, qui amenait avec lui mille compagnons, tant hommes que femmes. Leur nombre, s'accroissant, atteignit quatre mille hommes; puis une maladie épidémique les attaqua, et ils moururent en une semaine, en sorte qu'il n'en resta pas un[4].»
Ce court sommaire renferme une inexactitude. Nous verrons que, suivant la fable irlandaise, un des compagnons de Partholon échappa au désastre final, et que son témoignage conserva la mémoire des événements mythiques qui forment l'histoire de cette légendaire et primitive colonisation de l'Irlande.
[1] Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 130–134.
[2] Muinter Parthaloin Chronicum Scotorum, édition Hennessy, p. 8. Par une coïncidence fortuite, ce nom irlandais, dont le P initial ne diffère que graphiquement du B, offre un son identique à celui qu'a pris en irlandais le nom de l'apôtre Barthélémy. Entre la légende de ce saint et celle du personnage mythique irlandais, il n'y a aucun rapport. Partholon, aussi écrit «Bartholan,» semble être un composé dont le premier terme bar signifierait «mer» (Whitley Stokes, Sanas Chormaic, p. 28). Le second terme tolon, en suivant une autre orthographe tolan, paraît être un dérivé de tola «ondes, flots». Ainsi Partholon signifierait «qui a rapport aux flots de la mer». C'est ce que répète en d'autres termes sa généalogie; car, suivant elle, il descend de Baath (Leabhar na hUidhre, p. 1, col. 1, ligne 24), dont le nom veut dire aussi «mer.» Voyez Glossaire d'O'Cléry et Glossaire de Cormac, au mot Bâth.
[4] «Novissime autem Scoti venerunt de partibus Hispaniæ ad Hiberniam. Primus autem venit Partholonus cum mille hominibus, viris scilicet et mulieribus, et creverunt usque ad quatuor millia hominum, venitque mortalitas super eos, et in una septimana perierunt, ita ut ne unus quidem remaneret ex illis.» Appendix ad opera edita ab Angelo Maio. Rome, 1871, p. 98.
§ 2.
La doctrine celtique sur l'origine de l'homme.
Un fait curieux, qui résulte du texte de Nennius, est que dès le dixième siècle l'évhémérisme irlandais avait changé le caractère de la mythologie celtique. La doctrine celtique est que les hommes ont pour premier ancêtre le dieu de la mort[1], et ce dieu habite une région lointaine au delà de l'Océan; il a pour demeure ces «îles extrêmes,» d'où, suivant renseignement druidique, une partie des habitants de la Gaule était arrivée directement[2]. La notion de cette région mythique, où l'ancêtre des hommes règne sur les morts, appartient en commun à la mythologie grecque et à la mythologie celtique. Chez Hésiode, les héros qui ont péri dans la guerre de Thèbes et dans celle de Troie ont trouvé une seconde existence «aux extrémités de la terre, loin des immortels. Kronos règne sur eux. Ils vivent, l'esprit libre de souci, dans les îles des Tout-Puissants et des Bienheureux, près de l'Océan aux gouffres profonds[3].»
Or, Kronos, sous le sceptre duquel ces guerriers défunts trouvent les joies d'une vie meilleure que la première, est l'ancêtre primitif auquel ces illustres héros et la race grecque toute entière font remonter leur origine. Kronos est père de Zeus, et Zeus, surnommé le père, «Zeus, maître de tous les dieux, amoureusement uni à Pandore, a engendré le belliqueux Graicos[4]» d'où la race grecque est descendue. Il y a donc une grande analogie, sur ce point, entre la mythologie grecque et la mythologie celtique.
Dans les croyances celtiques, les morts vont habiter au delà de l'Océan, au sud-ouest, là où le soleil se couche pendant la plus grande partie de l'année, une région merveilleuse dont les joies et les séductions surpassent de beaucoup celles de ce monde-ci. C'est de ce pays mystérieux que les hommes sont originaires. On l'appelle en irlandais tire beo, ou «terres des vivants,» tir n-aill, ou «l'autre terre,» mag mâr[5], ou «grande plaine,» et aussi mag meld[6], «plaine agréable.» A ce nom païen, auquel rien ne correspondait dans les croyances chrétiennes, l'évhémérisme des annalistes chrétiens de l'Irlande substitua le nom latin de la péninsule ibérique, Hispania. Dès le dixième siècle, où écrivait Nennius, ce nom, étranger à la langue géographique de l'Irlande primitive, avait pénétré dans la légende de Partholon; et c'était alors d'Espagne, et non du pays des morts, qu'on faisait arriver avec ses compagnons ce chef mythique des premiers habitants de l'île[7].
[1] «Galli se omnes ab Dite patre prognatos prædicant, idque a druidibus proditum dicunt.» César, De bello gallico, l. VI, ch. 18, § 1.
[2] «Alios quoque ab insulis extimis confluxisse.» Timagène chez Ammien Marcellin, l. XV, chap. 9, § 4; édit. Teubner-Gardthausen, t. I, p. 68.
[3] Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 168–171.
«Πανδώρη, Διὶ πατρὶ, θεῶν σημάντορι πάντων,
μιχθδῖσ᾽ ἐν φιλότητι, τέκε Γραῖκον μενεχάρμην.»
Hésiode, Catalogues, fragment 20, édition Didot, p. 49. A côté de cette doctrine, il y en a une autre qui fait descendre les Grecs de Iapétos. Mais si, dans cette autre conception mythologique, Iapétos se distingue de Kronos, premier ancêtre des dieux, tandis que Iapétos est le premier ancêtre des hommes, Iapétos s'offre à nous comme une sorte de doublet de Kronos: il a le même père et la même mère, Théogonie, vers 134, 137; il est, avec les autres Titans, le compagnon de sa défaite, et il l'accompagne dans son exil; comme les autres Titans, il habite avec lui le Tartare, Iliade, VIII, 479; XIV, 279; Hymne à Apollon, vers 335–339; Théogonie, vers 630–735.
[5] On trouve les deux premiers noms dans la pièce intitulée Echtra Condla, Windisch, Kurzgefasste irische Grammatik, p. 119, 120; Mag môr, dans Tochmarc Etaine, chez Windisch, Irische Texte, p. 132, dernière ligne.
[6] Co-t-gairim do Maig Mell, pièce intitulée Echtra Condla, chez Windisch, Kurzgefasste irische Grammatik, p. 119; cf. Serglige Conculainn, chez Windisch, Irische Texte, p. 209, ligne 30; et 214, note 24.
[7] Novissime autem Scoti venerunt a partibus Hispaniæ in Hiberniam. Primus autem venit Partholanus.» Historia Britonum, attribuée à Nennius, dans Appendix ad opera edita ab Angelo Maio. Romæ, 1871, p. 98. La légende est encore plus défigurée chez Keating. Suivant cet auteur, Partholon arrive par mer de Mygdonie en Grèce; il parcourt la Méditerranée, pénètre dans l'Océan, côtoie l'Espagne en la laissant à droite, et débarque sur la côte sud-ouest de l'Irlande. Un débris de la légende primitive est conservé par la généalogie qui fait Partholon fils de Baath, c'est-à-dire de la Mer. Voir plus haut, p. 25, note 2. «Fils de la mer» est une formule poétique qui signifie «originaire d'une île de la mer.»
§ 3.
La création du monde dans la mythologie celtique telle
que nous l'a conservée la légende de Partholon.
Dans les sources irlandaises, la légende de Partholon est beaucoup plus développée que chez Nennius.
La doctrine celtique sur le commencement du monde, telle qu'elle nous est parvenue dans les récits irlandais, ne contient aucun enseignement sur l'origine de la matière[1]; mais elle nous représente la terre prenant sa forme actuelle peu à peu et sous les yeux des diverses races humaines qui s'y sont succédé. Ainsi, quand arriva Partholon, il n'y avait en Irlande que trois lacs, que neuf rivières et qu'une seule plaine. Aux trois lacs, dont nous trouvons les noms dans un poème d'Eochaid ûa Flainn, mort en 984, sept autres s'ajoutèrent du vivant de Partholon; Eochaid nous apprend aussi leurs noms[2]. Une légende nous raconte l'origine d'un de ces lacs. Partholon avait trois fils, dont l'un s'appelait Rudraige. Rudraige mourut; en creusant sa fosse, on fît jaillir une source; cette source était si abondante qu'il en résulta un lac, et on appela ce lac Loch Rudraige[3].
Du temps de Partholon, le nombre des plaines s'éleva de un à quatre. L'unique plaine qui existât en Irlande s'appelait Sen Mag, «la vieille plaine.» Quand Partholon et ses compagnons arrivèrent en Irlande, il n'y avait dans cette plaine «ni racine ni rameau d'arbre[4].» A cette plaine unique, les enfants de Partholon en ajoutèrent trois autres par des défrichements, dit la légende sous la forme évhémériste qui nous est parvenue[5]; mais le texte primitif parlait certainement de la formation de ces plaines comme d'un phénomène spontané ou miraculeux[6].
[1] Chez les chrétiens irlandais, le terme consacré pour désigner la matière en tant que créée est duil, génitif dulo.
[2] Livre de Leinster, p. 5, col. 2, lignes 29–33, 37, 38.
[3] Livre de Leinster, p. 5, col. 1, lignes 15–16. Chronicum Scotorum, édition Hennessy, p. 6.
[4] «Ni frith frêm na flesc feda.» Poème d'Eochaid ua Flainn, Livre de Leinster, p. 5, col. 2, ligne 48.
[5] Poème d'Eochaid ûa Flainn, déjà cité dans le Livre de Leinster, p. 5, col. 2, lignes 26–28. Le nombre des plaines nouvelles est de quatre dans la prose du Lebar Gabala, Livre de Leinster, p. 5, col. 1, lignes 34–36, et chez Girauld de Cambrie, Topographia hibernica, III, 2, édition Dimock, p. 141, ligne 13.
[6] L'expression consacrée est que ces plaines ro-slechta, «furent battues.» Ce n'est pas le terme propre pour exprimer l'idée d'un défrichement, quoi qu'en ait pu dire Eochaid na Flainn:
Ro slechta maige a môr-chaill
Leis ar-gaire di-a-grad-chlaind.
«Furent battues plaines hors de grand bois
«Chez lui en peu de temps par son agréable progéniture.»
Livre de Leinster, p. 5, col. 2, lignes 26 et 27.
§ 4.
Lutte de la race de Partholon contre les Fomôré.
La race de Partholon ne pouvait se passer de guerre étrangère et de guerre civile. Elle eut la guerre étrangère contre les Fomôré auxquels elle livra la bataille de Mag Itha. Nous n'avons pas de raison pour croire que cette guerre soit une addition à la légende primitive. Cependant il n'est pas question de la bataille de Mag Itha dans le plus ancien catalogue de la littérature épique irlandaise. La plus ancienne mention que nous en connaissions appartient à la deuxième liste des morceaux qui composaient cette littérature, et cette deuxième liste a été écrite dans la seconde moitié du dixième siècle.
La bataille de Mag Itha fut livrée entre Partholon et un guerrier qui s'appelait Cichol Gri-cen-chos. Cen-chos veut dire «sans pieds.» Cichol était donc semblable à Vritra, dieu du mal, qui n'a ni pieds ni mains dans la mythologie védique[1]. Des hommes qui n'avaient qu'une main et qu'une jambe prirent part au combat parmi les adversaires de Partholon. Ils nous rappellent l'Aja Ekapad[2], ou le Non-né au pied unique, et le Vyamsa ou démon sans épaule de la mythologie védique[3]; Cichol, chef des adversaires de Partholon, était de la race des Fomôré[4], c'est-à-dire des dieux de la mort, du mal et de la nuit, plus tard vaincus par les Tûatha dê Danann ou dieux du jour, du bien et de la vie. La taille des Fomôré était gigantesque[5]: c'étaient des démons, dit un auteur du xiie siècle[6]. Ces ennemis de Partholon étaient arrivés en Irlande, rapporte un écrivain irlandais du xviie siècle, deux cents ans avant Partholon dans six navires qui contenaient chacun cinquante hommes et cinquante femmes. Ils vivaient de pêche et de chasse[7]. Partholon remporta sur eux la victoire et délivra l'Irlande de l'ennemi étranger.
[1] Bergaigne, Mythologie védique, t. II, p. 202, 221.
[2] Id., ibid., t. III, p. 20–25.
[3] Id., ibid., t. II, p. 221.
[4] Lebar Gabala, dans le Livre de Leinster, p. 5, col. 1, lignes 19–23.
[5] Girauld de Cambrie, Topographia hibernica, III, 2, édition Dimock, p. 141, ligne 27; p. 142, ligne 7.
[6] Chronicum Scotorum, édition Hennessy, p. 6, ligne 7.
[7] Keating, Histoire d'Irlande, édition de 1811, p. 166.
§ 5.
Suite de la légende de Partholon. La première jalousie,
le premier duel.
Une légende moderne raconte un des ennuis qu'eut cette heureux guerrier. Il surprit un jour sa femme en conversation criminelle avec un jeune homme. Il adressa à l'épouse infidèle une admonestation sévère. Elle lui répondit que c'était lui qui avait tort, et elle lui cita un quatrain dont voici la traduction:
Miel près d'une femme, lait près d'un enfant;
Repas près d'un héros, viande près d'un chat;
Ouvrier à la maison à côté d'outils,
Homme et femme seuls ensemble, il y a grand danger.
Partholon, en colère, cessa de se posséder: il saisit le chien favori de sa femme et le lança sur le sol avec tant de violence que le pauvre animal périt broyé. Ce fut le premier acte de jalousie dont l'Irlande ait été le théâtre[1]. Partholon mourut quelques temps après. Alors l'Irlande fut pour la première fois le théâtre d'un duel.
Deux des fils de Partholon ne s'accordèrent pas; ils s'appelaient l'un Fer, l'autre Fergnia. Ils avaient deux sœurs, Iain et Ain. Fer épousa Ain, Fergnia prit pour femme Iain. A cette époque, en Irlande, tout mariage était un marché; les femmes se vendaient, et lors de leur premier mariage le prix de cette vente appartenait au père en totalité, si celui-ci vivait encore; quand le père était mort, une moitié du prix de vente de la femme appartenait au membre de la famille qui avait hérité de l'autorité paternelle; l'autre moitié revenait à la femme elle-même. Les deux frères Fer et Fergnia agitèrent entre eux la question de savoir qui d'entre eux exercerait le droit de chef de famille et percevrait la moitié du prix de vente de leurs sœurs. Ne pouvant s'entendre, ils eurent recours aux armes. Voilà ce que nous lisons dans la glose du traité de droit connu sous le nom de Senchus Môr. Suivant ce traité, quand on veut saisir une propriété féminine, il doit y avoir un intervalle de deux jours entre la signification préalable et l'acte de la saisie. Le délai est le même, dit ce texte juridique, quand les objets qu'il est question de saisir sont des armes qui doivent servir à un combat d'où doit résulter la solution d'un procès; et l'identité du délai résulte de ce que le premier duel judiciaire qui ait eu lieu en Irlande s'est livré à propos du droit des femmes[2].
La glose cite à ce sujet des vers dont voici la traduction:
Les deux fils de Partholon, sans doute,
C'est eux qui livrèrent la bataille;
Fer et Fergnia le très brave
Sont les noms des deux frères[3].
Voici la traduction d'un autre quatrain:
Fer et Fergnia furent les guerriers,
Voilà ce que racontent les anciens;
Ain et Tain, qui mirent en mouvement l'armée,
Etaient deux filles principales de Partholon[4].
[1] Id., ibid., p. 164, 166.
[2] «Athgabail aile ... im dingbâil m-bantellaig ... im tincur roe, im tairec n-airm, ar is im fir ban ciato imargaet roe.» Ancient laws of Ireland, t. I, p. 146, 150, 154. Saisie de deux jours ... pour enlever une propriété féminine ... pour avoir des objets nécessaires au combat, pour se procurer une arme, car c'est au sujet du droit des femmes que la première bataille a été livrée.
Dâ mac Partholain cen acht
Is iat dorigni in comarc;
Fer is Fergnia co meit n-gal
Anmanda in dâ brâthar.
Ancient laws of Ireland, t. I, p. 154.
Ce quatrain ne peut être ancien: le nominatif neutre anmanda, qui a trois syllabes, aurait été, en vieil irlandais anmann, de deux syllabes seulement. Si l'on restituait cette forme, le vers serait faux. La légende de Fer et de Fergnia paraît postérieure à la rédaction du Lebar Gabala, qui donne les noms des fils de Partholon, Livre de Leinster, p. 5, col. I, lignes 12–14, et qui ne parle ni de Fer ni de Fergnia. Leur légende peut avoir été inventée pour expliquer le passage du Senchus Môr dans la glose duquel nous la trouvons.
Fer ocus Fergnia na fir,
Is-ed innisit na sin;
Ain ocus Iain, do-certas sloig,
Da prim-ingin Parthaloin.
Ancient laws of Ireland, t. I, p. 154.
§ 6.
Fin de la race de Partholon.
L'histoire de la race de Partholon se termine par un événement redoutable: en une semaine, les descendants de Partholon, alors au nombre de cinq mille, mille hommes et quatre mille femmes, moururent d'une maladie épidémique qui commença un lundi et se termina le dimanche suivant: de tant de personnes, un seul homme restait en vie. Le lieu où la mort frappa ces malheureux fut la plaine de Senmag, la seule qu'ils eussent trouvée à leur arrivée en Irlande[1]. Suivant le Glossaire de Cormac, ils avaient eu la sage prévoyance de se réunir dans cette plaine afin que les morts fussent, au fur et à mesure de leur décès, plus facilement enterrés par les survivants[2]. La fin terrible de la race de Partholon fut, dit-on, causée par la vengeance divine. Si Partholon avait quitté sa patrie pour habiter l'Irlande, ce n'était pas volontairement: c'était en exécution d'une sentence qui l'avait condamné à l'exil[3], et cette sentence était juste; Partholon était coupable d'un double parricide: il avait tué son père et sa mère. Son bannissement ne fut pas une peine suffisante pour expier son crime. Pour satisfaire la vengeance divine, il fallut la destruction de sa race entière[4]. Ainsi, dans la légende homérique, les enfants de Niobé périssent jusqu'au dernier sous les traits que leur lancent Apollon et Artémis irrités parce que Niobé a insulté Latone[5]. Chez Hésiode, la race d'argent, identique à celle de Partholon, est détruite par la colère de Zeus[6].
[1] C'est la version du Lebar gabala, livre de Leinster, p. 5, col. 1, lignes 39–44. Suivant Eochaid Ua Flainn, cet événement serait arrivé dans la plaine de Breg. Livre de Leinster, p. 6, col. 1, ligne 5. Sur cet événement, voir Girauld de Cambrie, Topographia hibernica, III, 2, p. 42; et le passage de Nennius cité plus haut, p. 26.
[2] «Fôbîth an-adnacail i-sna-muigib-sin o-nafib nad beired in-duineba,» «à cause de leur sépulture dans ces plaines-là par ceux que n'emporterait pas l'épidémie.» Glossaire de Cormac chez Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. 45.
[3] «Doluid for longais [Partholon],» Scêl Tûain maic Cairill, dans le Leabhar na hUidhre, p. 15, col. 2, ligne 22.
[4] Le Leabhar Breathnach, dans le livre de Lecan, manuscrit du quinzième siècle, après avoir rapporté la mort de la race de Partholon, ajoute ces mots: «a n-digail na fingaili do roindi for a hathair agus for a mathair.» Todd, The irish version of the historia Britonum of Nennius, p. 42.
[5] Iliade, XXIV, 602–612.
[6] Les Travaux et les Jours, vers 136–139.
§ 7.
La chronologie et la légende de Partholon.
On compléta cette légende en introduisant dans le récit des éléments chronologiques étrangers à la rédaction primitive et en donnant à Partholon des ancêtres qui le rattachent aux généalogies bibliques. La leçon la plus ancienne ne contenait aucune mention d'année: les jours seuls y étaient indiqués. Partholon était arrivé en Irlande le 1er mai[1]. Le 1er mai est le jour de la fête de Belténé ou du dieu de la mort, premier ancêtre du genre humain. Dans la plus ancienne tradition, c'est de lui que Partholon est fils. Il arrive en ce monde le jour spécialement consacré à son père.
Cette indication chronologique concorde avec la principale indication géographique contenue dans sa légende. Quand il arriva en Irlande, ce fut à Inber Scêné qu'il débarqua[2]. Inber Scêné est aujourd'hui la rivière de Kenmare, dans le comté de Kerry, c'est-à-dire à la pointe sud-ouest de l'Irlande, vis-à-vis de la contrée mystérieuse où, au delà de l'Océan, le Celte défunt trouvait une nouvelle vie et où régnait son premier ancêtre.
Débarquée en Irlande le jour de la fête du dieu des morts, la race de Partholon avait plus tard, au retour de la même fête, été frappée du coup fatal: la semaine terrible où une maladie épidémique avait détruit cette race avait commencé le 1er mai[3], et sept jours avaient suffi au fléau pour achever son œuvre. Après avoir débuté le lundi dans cette œuvre funèbre, l'épidémie s'était arrêtée le dimanche suivant, lorsque des cinq mille personnes qui alors habitaient l'Irlande une seule était encore en vie.
Mais quand les Irlandais devinrent chrétiens, cette généalogie si courte et si simple de Partholon ne fut plus admise; cette chronologie ne parut plus suffisante: il fallut trouver à ce personnage mythique des ancêtres dans la Bible, et lui donner une place dans le système chronologique que les travaux d'Eusèbe et le grand nom de saint Jérôme avaient fait adopter par les érudits chrétiens. La Bible nous apprend que Japhet, fils de Noé, fut père de Gomer et de Magog[4]. Les Irlandais imaginèrent que l'un de ces deux fils de Japhet, Gomer suivant les uns, Magog suivant les autres, fut père ou grand-père de Bâth, et que Bâth donna le jour à Fênius dit Farsaid ou le Vieux[5]; Fênius Farsaid, un des ancêtres mythiques les plus célèbres de la race irlandaise, dont le nom juridique est Fêné, aurait été un des soixante et dix chefs qui bâtirent la tour de Babel. Un de ses fils fut Nêl, qui épousa Scota, fille de Pharaon, d'où le nom de Scots, un de ceux qui désignent la race irlandaise; Nêl eut de Scota, Gôidel Glas, d'où le nom de Gôidel, un de ceux que porta aussi la race irlandaise[6]. Gôidel Glas fut père d'Esru. Esru vivait au temps de Moïse et de la sortie d'Egypte. Cela fait du déluge à la sortie d'Egypte, sept générations pour un espace de 837 ans, suivant les calculs de Bède, la grande autorité chronologique en Irlande au moyen âge[7], en sorte que chaque génération correspond à une durée de 119 ans. Esru eut plusieurs fils dont l'un, Sera, fut père de Partholon; et dont un autre est l'ancêtre des races qui ont ultérieurement peuplé l'Irlande[8].
Il ne faut pas demander trop de logique aux vieux chroniqueurs irlandais. Si nous en croyons le Lebar Gabala, Partholon, petit-fils d'un contemporain de Moïse, arriva en Irlande la soixantième année de l'âge d'Abraham[9], c'est-à-dire trois cent-trente ans avant Moïse[10]. Le même traité met aussi la venue de Partholon trois cents ans après le déluge[11], Nous trouvons déjà cette date: «trois cents ans après le déluge», dans le poème d'Eochaid ûa Flainn, que nous avons plusieurs fois cité[12] et qui fut écrit dans la seconde moitié du dixième siècle. Cette date devrait, suivant les Irlandais, correspondre à la soixantième année de Père d'Abraham dans la chronologie de Bède; mais il n'y a pas une concordance exacte, il faudrait quatre cent trente-sept ans[13]: nous ne pouvons rien demander de bien précis aux chronologistes irlandais pas plus qu'aux Gallois.
On ne s'est pas contenté de fixer la date de l'arrivée de Partholon: on a voulu déterminer la durée de sa race. Suivant le poème d'Eochaid ûa Flainn, il se serait écoulé trois siècles entre le 1er mai, où la race de Partholon débarqua à Inber Scêné, à l'extrémité sud-ouest de l'Irlande, et le 1er mai où commença l'épidémie si terrible qui devait l'enlever tout entière. Cette durée de trois cents ans a été inspirée, comme la concordance avec l'ère d'Abraham et comme le rapport chronologique entre Partholon et le déluge, par le désir de mettre la chronologie irlandaise en rapport avec la chronologie biblique. Nennius n'a pas connu ces divagations.
Chez Nennius, les Pictes arrivent dans les îles Orcades d'où ils gagnent le nord de la Grande-Bretagne huit cents ans après l'époque où le prêtre Héli était juge d'Israël, et quand Postumus régnait sur les Latins. Si l'on s'en rapporte à la chronologie de saint Jérôme, Héli et Postumus vivaient au douzième siècle avant notre ère[14]; par conséquent, suivant Nennius, l'arrivée des Pictes dans les îles Orcades et en Grande-Bretagne aurait eu lieu au quatrième siècle avant notre ère; or, ajoute Nennius, l'arrivée des Scots en Irlande est postérieure à l'arrivée des Pictes en Grande-Bretagne; et le premier des Scots qui vint en Irlande fut Partholon[15]. Si donc nous en croyons Nennius, la légende des Partholon est un fait historique qui n'est pas antérieur au quatrième siècle avant notre ère.
Nennius est donc bien loin des chronologies fantastiques imaginées plus tard. Il n'a pas, du reste, sur les dates, des doctrines bien rigoureusement déterminées, et il paraît peu se soucier de mettre sa notation chronologique d'accord avec elle-même; car, plus loin, parlant d'un fait qui, dans l'histoire mythologique d'Irlande, est bien postérieur à l'arrivée de Partholon, racontant l'arrivée des fils de Milé, il nous dit qu'elle eut lieu mille douze ans après le passage de la mer Rouge; or, d'après sa chronologie, le passage de la mer Rouge aurait eu lieu quinze cent vingt-huit ans avant notre ère[16]; par conséquent les fils de Milé auraient débarqué en Irlande l'an 516 avant J.-C., tandis que Partholon, bien antérieur aux fils de Milé, n'aurait pas pris possession de l'Irlande avant le quatrième siècle, et y aurait apparu plus d'un siècle après les fils de Milé, qui sont cependant postérieurs à lui.
Il est facile de comprendre la cause de cette contradiction. La chronologie des fils de Milé est fondée sur des traditions qui ont une certaine valeur historique, des listes de rois, par exemple, tandis que la légende de Partholon n'offre, dans sa forme la plus ancienne, qu'un seul élément de chronologie comparative: c'est l'histoire du Tûan mac Cairill, d'abord homme, puis successivement cerf, sanglier, vautour et saumon; sous ces cinq formes, il vécut en tout trois cent vingt ans. Sous ses quatre premières formes, dont la durée totale fut de trois siècles, il fut témoin de toutes les émigrations qui constituent la plus ancienne histoire, l'histoire mythologique d'Irlande; puis, sous l'empire de la race actuelle, changé d'abord en saumon, il redevint homme et raconta ce qu'il avait vu. Cette fantastique et vieille légende n'offre pas une base bien solide aux travaux des chronologistes. Nennius n'a donc su quelle date donner à l'arrivée de Partholon. Après lui on a été plus hardi. Mais nous ferons observer que la légende de Tûan est inconciliable avec la doctrine des chronographes chrétiens postérieure à Nennius, suivant lesquels la race de Partholon aurait eu, à elle seule, trois cents ans de durée, et qui, de l'arrivée de cette race à celle des fils de Milé ou de la race actuelle, comptent neuf cent quatre-vingts ans[17] au lieu de trois cents, comme on lit dans la légende de Tûan.
[1] Cêt-somain, Chronicum Scotorum, édition Hennessy, p. 4. Le Lebar Gabala ajoute: le quatorzième jour de la lune: «for XIIII esca,» Livre de Leinster, p. 5, col. 1, ligne 8. De ces trois mots un seul est resté dans le Chronicum Scotorum, c'est le chiffre XIIII. Le Lebar Gabala et le Chronicum Scotorum ajoutent tous deux que c'était un mardi. Mais nous ignorons la date de cette dernière notation chronologique.
[2] «In Inbiur Scêne.» Lebar gabala, Livre de Leinster, p. 5, col. 1, ligne 8; cf. Keating, édition de 1811, p. 164.
[3] Le texte le plus ancien où nous trouvions cette date est un poème d'Eochaid Ua Flainn, mort en 984, et qui a été inséré dans dans le Lebar gabala, Livre de Leinster, p. 6, col. 1, ligne 4.
[4] Genèse, chapitre X, versets 1, 2.
[5] «Da mac Magog maic Iafeth, maic Noi, idon Baath ocus Ibath. Baath, mac doside Fenius Farsaid, athar na Scithecda, idon Fenius, mac Baath, maic Magog, maic Iafeth, maic Noi et reliqua.» Leabhar na hUidhre, p. 1, col. 1. Dans le Livre de Leinster, p. 2, col. 1, ligne 8, Gomer prend la place de Magog, et Baath descend de Gomer par Ibath, qui devient père de Baath, dont il est frère dans le Leabhar na hUidhre.
Fêni ô Fenius asbertar,
brig cen docta;
Gaedil ô Gaediul Glas garta,
Scuit ô Scota.
Livre de Leinster, p. 2, col. 1, lignes 36, 37.
[7] Bede, De temporum ratione, chez Migne. Patrologia latina, t. 90, col. 524–528. Le déluge aurait eu lieu l'an du monde 1658, la sortie d'Egypte l'an du monde 2493.
[8] Voyez la préface du Lebar gabala, dans le Livre de Leinster, p. 2; et le Lebar gabala lui-même: Livre de Leinster, p. 5, col. 1, lignes 6, 7 et 10.
[9] Livre de Leinster, p. 5, col. 1, ligne 11; Chronicum Scotorum, édit. Hennessy, p. 4. Suivant Bède, l'an soixante d'Abraham est l'an du monde 2083.
[10] Je suis la chronologie de Bède. L'an soixante d'Abraham serait l'an du monde 2083, et Moïse serait né l'an du monde 2413.
[11] Livre de Leinster, p. 5, col. 1, ligne 5. On lit trois cent douze ans dans la légende de Tûan. Voyez plus bas, chap. III, § 3.
[12] Livre de Leinster, p. 5, col. 2, lignes 19, 20.
[13] De l'an du monde 1856, date du déluge, à l'an du monde 2083, date de la soixantième année d'Abraham suivant la chronologie de Bède. Migne, Patrologia latina, t. LXXXX, col. 524, 527.
[14] Migne, Patrologia latina, t. XXVII, col. 277–285.
[15] «Quando vero regnabat Bruto in Britannia, Heli sacerdos judicabat in Israel, et tunc arca testamenti ab alienigenis possidebatur, Postumus autem frater ejus apud Latinos regnabat. Post intervallum vero multorum annorum Picti venerunt et occupaverunt insulas quæ vocantur Orcades et postea ex insulis vastaverunt regiones multas et occupaverunt eas in sinistrali parte Britanniæ tenentes usque ad hodiernum diem. Novissime autem Scotti venerunt a partibus Hispaniæ ad Hiberniam. Primus autem venit Partholonus.» Appendix ad opera edita ab Angelo Maio, Romæ, 1871, p. 98.
[16] Suivant saint Jérôme, Migne, Patrologia latina, t. XXVII, col. 179–180, le passage de la mer Rouge aurait eu lieu 1512 ans avant notre ère.
[17] De l'an du monde 2520 à l'an du monde 3500: Annales des Quatre Maîtres, édition d'O'Donovan, 1851, t. I, p. 4, 24.
CHAPITRE III.
ÉMIGRATION DE PARTHOLON (suite). LÉGENDE DE TUAN
MAC GAIRILL.
§1. Pourquoi la légende de Tûan mac Cairill a-t-elle été inventée?—§2. Saint Finnên et Tûan mac Cairill.—§3. Histoire primitive de l'Irlande suivant Tûan mac Cairill.—§4. La légende de Tûan mac Cairill et la chronologie. Modifications dues à l'influence chrétienne.—§5. La légende de Tûan mac Cairill, dans sa forme primitive, est d'origine païenne.
§ 1.
Pourquoi la légende de Tûan mac Cairill a-t-elle été
inventée?
Quand Hésiode, dans les Travaux et les Jours, esquisse rapidement l'histoire des trois premières races: de la race d'or, de la race d'argent et de la race d'airain, qui se sont succédé sur la terre, et qui ont chacune péri avant la création de la race suivante et sans laisser de postérité, il ne se demande pas comment le souvenir de chacune de ces races et de leur histoire a pu parvenir jusqu'à lui. Dans le domaine poétique de la mythologie, un Grec ne s'embarrassait pas de si peu. Les Irlandais, en hommes sérieux, ont traité les choses moins légèrement.
Comme la race d'or, comme la race d'argent, comme la race d'airain en Grèce, la race de Partholon, celle de Némed, celle des Tûatha Dê Danann se sont succédé en Irlande; la première avait disparu quand est arrivée la seconde, la seconde s'était éteinte quand est arrivée la troisième. Vaincus par les ancêtres des Irlandais modernes, la troisième race, celle des Tûatha Dê Danann, s'est abritée derrière le manteau de l'invisibilité qu'elle ne dépouille plus que dans des circonstances exceptionnelles. Comment est parvenue jusqu'à nous la connaissance de ce passé lointain qui concerne des populations où les habitants actuels de l'île ne comptent pas d'ancêtres, et auxquelles, par conséquent, les traditions des familles, les traditions nationales ne peuvent remonter?
La biographie merveilleuse de Tûan mac Cairill, Tûan, fils de Carell, donnait aux Irlandais et peut-être même à toute la race celtique la solution de cette difficulté. Nous avons de cette légende une rédaction chrétienne arrangée par un auteur qui voulait faire accepter par le clergé chrétien, comme une histoire pieuse, une des plus antiques traditions païennes de ses compatriotes. Nous allons donner cette tradition telle qu'elle nous a été transmise. Nous en connaissons trois manuscrits: le Leabhar na hUidhre, écrit vers l'année 1100; le manuscrit Laud 610 de la bibliothèque bodléienne d'Oxford, quinzième siècle; et le manuscrit H. 3. 18 du Collège de la Trinité de Dublin, seizième siècle[1].
[1] Leabhar na hUidhre, p. 15–16, incomplet; Laud 610, fos 102–103; Trinity College Dublin, H. 3. 18, p. 38–39.
§ 2.
Saint Finnên et Tûan mac Cairill.
Transportons-nous au milieu du sixième siècle de notre ère. Saint Finnên vient d'arriver en Irlande avec son célèbre Evangile, qui doit être l'objet de contestations entre lui et saint Columba. Nous avons parlé de la copie de cet Evangile faite par Columba, du mécontentement de Finnên, et de sa plainte portée devant le roi Diarmait, fils de Cerball[1], qui déclara Finnên propriétaire de la copie exécutée par Columba.
Finnên fonda un monastère à Mag-bile, aujourd'hui Movilla, dans le comté de Down, en Ulster. Il alla un jour, accompagné de ses disciples, faire visite à un riche guerrier qui demeurait dans la même localité. Mais ce guerrier interdit aux clercs l'entrée de la forteresse qu'il habitait. Pour obtenir la levée de cette défense, Finnên fut obligé de recourir au moyen que la loi irlandaise mettait à la disposition des faibles quand, victimes d'une injustice, ils voulaient contraindre les forts à céder devant leur plainte désarmée. Ce moyen était le jeûne[2].
Il jeûna tout un dimanche devant la forteresse du puissant et malveillant guerrier. Celui-ci se laissa fléchir et fit ouvrir à Finnên. Sa croyance n'était pas bonne[3], dit le vieux conteur, c'est-à-dire qu'il n'était pas chrétien. Il y avait encore des païens en Irlande au sixième siècle.
Finnên fît donc une visite au guerrier, puis retourna dans son monastère et y parla de sa nouvelle connaissance. «C'est un homme excellent,» dit-il à ses disciples; «il viendra à vous, vous consolera et vous racontera les vieilles histoire d'Irlande.» En effet, le lendemain matin, de bonne heure, le noble guerrier arrive dans la demeure du prêtre, et souhaite le bonjour à Finnên et à ses disciples. «Accompagnez-moi dans ma solitude, leur dit-il; vous y serez mieux qu'ici.» Ils allèrent avec lui dans sa forteresse, ils y célébrèrent l'office du dimanche, psalmodie, prédication et messe.—«Qui êtes-vous?» demanda Finnên à son hôte.—«Je suis originaire d'Ulster,» répondit ce dernier. «Mon nom est Tûan, fils de Carell (en irlandais, Tûan mac Cairill); mon père était fils de Muredach Munderc[4]. C'est de mon père que ce désert m'est venu en héritage. Mais il fut un temps où l'on m'appelait Tûan, fils de Starn, fils de Sera, Starn mon père était frère de Partholon.»—«Raconte-nous,» lui dit Finnên, «l'histoire d'Irlande, c'est-à-dire ce qui est arrivé dans cette île depuis le temps de Partholon, fils de Sera[5]. Nous n'accepterons chez toi aucune nourriture tant que nous n'aurons pas obtenu de toi les vieux récits que nous désirons.»—«Il est difficile,» répondit Tûan, «que je prenne la parole avant d'avoir eu le loisir de méditer la parole de Dieu que tu nous as annoncée.»—«N'aie aucun scrupule,» lui répliqua Finnên, «raconte-nous, nous t'en prions, tes propres aventures et les autres événements qui se sont passés en Irlande.» Tûan commença ainsi:
[1] Diarmait, fils de Cerball, régna de 544 à 565, suivant les Annales de Tigernach: O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, 1re partie, p. 139, 149.
[2] Senchus Môr, dans Ancient laws of Ireland, t. I, p. 112, 114, 116, 118; t. II, p. 46, 352.
[3] «Ni-r-bu maith a-chretem ind laich,» Leabhar na hUidhre, p. 15, col. 1, lignes 39–40.
[4] Les Annales des Quatre Maîtres, édition d'O'Donovan, t. I, p. 174, font mourir en 526 Cairell, roi d'Ulster, fils de Muireadhach Muindercc. L'année 526 des Quatre Maîtres correspond à l'année 533 de Tigernach, et à l'année 530 du Chronicum Scotorum qui ne parlent pas de Cairell. Les Quatre Maîtres ont sans doute emprunté ce personnage à la légende de Tûan. Muireadach Muinderg, roi d'Ulster, mort en 479, ibidem, t. II, p. 1190, n'est pas plus authentique que Cairell ou Carell.
[5] Sera aurait eu deux fils: 1° Partholon; 2° Starn, père de Tûan.
§ 3.
Histoire primitive de l'Irlande suivant Tûan mac
Cairill.
«Cinq invasions ont été subies par l'Irlande jusqu'à présent. Personne n'y était venu avant le déluge; et après le déluge, personne n'y arriva, tant qu'il ne se fut pas écoulé trois cent douze ans.»
Un autre texte fait dire à Tûan mille deux ans[1]. Il est clair que cette légende, dans sa forme la plus ancienne, ne parlait pas du déluge, et que les deux dates ajoutées après coup sont l'expression de deux systèmes chronologiques différents, chacun étranger à la mythologie celtique. Reprenons le récit de Tûan.
«Alors Partholon, fils de Sera, vint s'établir en Irlande. Il était exilé; il amenait avec lui vingt-quatre hommes, accompagnés chacun de leur femme. Ses compagnons n'étaient guère plus intelligents les uns que les autres[2]. Ils habitèrent l'Irlande jusqu'à ce qu'ils y furent cinq mille de la même race. Une mortalité les frappa entre deux dimanches, et tous perdirent la vie; un seul homme survécut. Car la coutume est que jamais massacre n'arrive sans qu'il échappe un historien qui, plus tard, raconte les événements. C'est moi qui suis cet homme-là. Resté seul, j'allai de forteresse en forteresse, de rocher en rocher, pour me mettre en sûreté contre les loups. Pendant vingt-deux ans, il n'y eut pas en Irlande d'autre habitant que moi. Je tombai dans la décrépitude, et j'arrivai à une extrême vieillesse. J'habitais les rochers et les déserts; mais je ne pouvais plus faire de course, et des cavernes me servaient d'asile.
Ce fut alors que Nemed, fils d'Agnoman, prit possession de l'Irlande. Son père était un frère du mien[3]. Je le voyais[4] du haut des rochers, et je fis en sorte de l'éviter. J'avais de grands cheveux, de grands ongles; j'étais décrépit, gris, nu, dans la misère et la souffrance. Après m'être endormi un soir, quand je me réveillai le matin j'avais changé de forme: j'étais cerf. J'avais retrouvé ma jeunesse et la gaieté de mon esprit, et je chantai des vers sur l'arrivée de Nemed et de sa race et sur la métamorphose que je venais de subir.»
Voici la traduction de la fin de ce poème:
«Près de moi est arrivée, ô Dieu bon! la tribu de Nemed, fils d'Agnoman. Ce sont de puissants guerriers qui, dans le combat, pourraient me faire de cruelles blessures. Mais sur ma tête se disposent deux cornes armées de soixante pointes; j'ai revêtu, forme nouvelle, un poil rude et gris. La victoire et ses joies me sont rendues faciles: il y a un instant, j'étais sans force et sans défense[5].
Quand j'eus pris cette forme d'animal, je devins le chef des troupeaux d'Irlande. De grands troupeaux de cerfs marchaient tout autour de moi, quels que fussent les chemins que je suivisse. Telle fut ma vie au temps de Nemed et de ses descendants.
Lorsque Nemed et ses compagnons arrivèrent en Irlande, voici comment s'était fait leur voyage. Ils étaient partis dans une flotte de trente-quatre barques, et chaque barque contenait trente personnes. En route, ils s'égarèrent pendant un an et demi[6], puis ils firent naufrage et périrent presque tous de faim et de soif. Neuf seulement échappèrent: Nemed, avec quatre hommes et quatre femmes. Ce furent ces neuf personnes qui débarquèrent en Irlande. Ils y eurent tant d'enfants et leur nombre augmenta tellement qu'ils atteignirent le chiffre de quatre mille trente hommes et quatre mille trente femmes; alors ils moururent tous.
Cependant j'étais tombé dans la décrépitude: j'avais atteint une extrême vieillesse. Or, j'étais une fois là, sur la porte de ma caverne; la mémoire m'en est restée, et je sais qu'alors la conformation de mon corps changea: je fus transformé en sanglier. Je chantai en vers cette métamorphose:
«Aujourd'hui je suis sanglier ... je suis roi, je suis fort, je compte sur des victoires..... Un temps fut où je faisais partie de l'assemblée qui rendit le jugement de Partholon. Ce jugement fut chanté; chacun en admirait la mélodie..... Combien était agréable le chant de mon éclatante sentence! il plaisait aux jeunes femmes qui étaient bien jolies. A la majesté, mon char associait la beauté. Ma voix rendait des sons graves et doux..... J'avais la marche rapide et assurée dans les combats..... J'étais charmant de visage..... Aujourd'hui, me voici changé en noir sanglier.»
Voilà ce que je disais. Oui, certes, je fus sanglier. Alors je redevins jeune; mon esprit recouvra sa gaieté; je fus roi des troupeaux de sangliers d'Irlande, et je restai fidèle à mon habitude de me promener autour de ma maison quand je rentrais dans cette région de l'Ulster au temps où l'âge me faisait retomber dans la décrépitude et dans la misère. C'était toujours ici que se produisait ma métamorphose, et voilà pourquoi je revenais toujours ici attendre le renouvellement de mon corps.
Puis Sémion, fils de Stariat, s'établit dans cette île. C'est de lui que descendent les Fir Domnann, les Fir Bolg et les Galiûin[7]. Ils possédèrent l'Irlande pendant un temps.
Alors j'atteignis la décrépitude et une extrême vieillesse. J'avais l'esprit triste; j'étais hors d'état de faire tout ce dont j'étais capable auparavant; j'habitais des cavernes sombres, des rochers peu connus, et j'étais seul. Puis j'allai dans ma maison, comme je l'avais toujours fait jusque-là. Je me rappelle bien toutes les formes que j'avais précédemment revêtues. Je jeûnai pendant trois jours; [j'ai oublié de vous dire que chacune de mes métamorphoses avait été précédée par trois jours de jeûne].
«Au bout de ces trois jours, mes forces furent tout à fait épuisées. Alors je fus métamorphosé en un grand vautour, ou, pour m'exprimer autrement, en un énorme aigle de mer. Mon esprit recouvra sa gaieté. Je devins capable de tout; je devins chercheur et actif; je parcourais l'Irlande entière et je savais tout ce qui s'y passait. Alors je chantai des vers:
«Vautour aujourd'hui, j'étais hier sanglier..... Dieu qui m'aime m'a donné cette forme..... Je vécus d'abord dans la troupe des cochons sauvages. Aujourd'hui me voici dans celle des oiseaux..... Par une merveilleuse décision de la bonté divine sur moi et sur la race de Nemed, cette race est soumise à la volonté des démons, et moi je vis en la compagnie de Dieu.»
Nous demanderons la permission d'interrompre un instant Tûan mac Cairill pour appeler l'attention sur la forme pieuse à l'aide de laquelle l'auteur du moyen âge dont nous reproduisons la rédaction a cherché à faire accepter cette légende par le clergé chrétien. Tûan, changé en vautour, croit au vrai Dieu, tandis que les hommes qui habitent l'Irlande sont soumis à l'empire du démon et vivent dans le paganisme. Il aurait fallu en Irlande, au moyen âge, avoir l'esprit bien mal fait pour rejeter, au nom du christianisme, une si édifiante histoire. Mais revenons à notre héros et écoutons la suite du récit qu'il fait à à saint Finnên et aux compagnons du pieux abbé.
«Beothach, fils de Iarbonel le prophète, s'empara de cette île après avoir vaincu les races qui l'occupaient. C'est de Beothach et de Iarbonel que descendent les Tûatha Dê [Danann], dieux et faux dieux auxquels on sait que remonte l'origine des savants irlandais. Il est probable que le voyage qui les conduisit en Irlande avait pour point de départ le ciel: ainsi s'expliquent leur science et la supériorité de leur instruction. Quant à moi, je restai longtemps en forme de vautour, et je vivais encore sous cette forme quand arriva la dernière de toutes les races qui occupèrent l'Irlande.
Ce furent les fils de Milé qui firent la conquête de cette île sur les Tûatha Dê Danann. Cependant je gardai la forme de vautour jusqu'à un moment où je me trouvai dans un trou d'arbre au bord d'une rivière. J'y jeûnai neuf jours. Le sommeil s'empara de moi, et là même je fus changé en saumon. Ensuite Dieu me plaça dans la rivière pour y vivre. Je m'y trouvai bien; j'y fus actif et satisfait. Je savais bien nager, et j'échappai longtemps à tous les périls: aux mains des pêcheurs armés de filets, aux serres des vautours et aux javelots que des chasseurs me lançaient pour me blesser.
Un jour, cependant, Dieu, mon protecteur, trouva bon de mettre un terme à cette heureuse chance. Les bêtes me poursuivaient; il n'y avait pas d'eau où je ne rencontrasse un pêcheur en observation avec son filet. Un de ces pêcheurs me prit et me porta à la femme de Carell, roi de ce pays. Je me rappelle très bien cela. L'homme me mit sur le gril; la femme me désira et me mangea à elle seule tout entier, en sorte que je me trouvai dans son ventre. Je me souviens du temps où j'étais dans le ventre de la femme de Carell; j'ai conservé mémoire des conversations qui se tenaient dans la maison et des événements qui arrivèrent en Irlande à cette époque-là.
Je n'ai pas oublié non plus comment, après cela, [étant petit enfant], je commençai à parler comme tous les hommes. Je savais tous les événements qui étaient arrivés en Irlande. Je fus prophète, et on me donna un nom: on m'appela Tûan, fils de Carell. Ce fut ensuite que Patrice vint en Irlande et y apporta la foi. Un grand nombre furent convertis; on me baptisa, et je crus au grand et unique Roi de toutes choses, créateur du monde.»
Tûan cessa de parler. Les auditeurs le remercièrent. Finnên et ses compagnons passèrent avec lui dans la salle à manger. Ils restèrent chez lui une semaine, qu'ils employèrent à causer avec lui. Toute l'histoire ancienne d'Irlande, toutes les vieilles généalogies viennent de Tûan, fils de Carell. Avant Finnên et ses compagnons, Patrice s'était déjà entretenu avec Tûan, fils de Carell, qui lui avait fait les mêmes récits. Après saint Patrice, saint Columba a aussi conversé avec Tûan, qui lui a appris les mêmes choses; et quand Tûan a raconté à Finnên les histoires dont nous venons de parler, il y avait là une foule de témoins; or tous étaient Irlandais: on ne peut donc contester leur véracité, ni l'exactitude du récit, que nous reproduisons d'après eux.