Le cycle mythologique irlandais et la mythologie celtique: Cours de littérature celtique, tome II
[1] Il n'est pas bien sûr que le jeu dont il s'agit ici soit précisément le jeu d'échecs tel que nous l'entendons, qui est originaire de Perse. Cf. O'Donovan, The book of rights, p. lxi.
[2] Il y a ici une lacune dans le manuscrit qui nous sert de base, c'est-à-dire dans le Leabhar na hUidhre. Cette lacune est d'un feuillet au moins. Nous la complétons à l'aide: 1° d'une analyse d'O'Curry (On the Manners, t. II, p. 192–194; t. III, p. 162–163, 190–192), qui a eu entre les mains d'autres manuscrits; 2° de la partie du récit qui suit et que le Leabhar na hUidhre nous a conservé.
§ 4.
Mider fait de nouveau la cour à Etâin. Le poème qu'il lui chante.
Eochaid fut un an sans revoir Mider. Mais pendant ce temps, Etâin reçut du dieu amoureux de nombreuses visites. L'auteur inconnu de la composition épique dont nous donnons l'analyse met dans la bouche de Mider un poème qui ne paraît pas être ici tout à fait à sa place. C'était le chant que le messager de la mort faisait entendre aux femmes qu'il enlevait pour les conduire au séjour mystérieux de l'immortalité.
«O belle femme, viendras-tu avec moi dans la terre merveilleuse où l'on entend une jolie musique, où sur les cheveux on porte une couronne de primevères, où de la tête aux pieds le corps est couleur de neige, où personne n'est triste ni silencieux, où les dents sont blanches et les sourcils noirs..... les joues rouges comme la digitale en fleur..... L'Irlande est belle, mais bien peu de paysages y sont aussi séduisants que celui de la Grande Plaine où je t'appelle. La bière d'Irlande enivre, mais la bière de la Grande Terre est bien plus enivrante. Quel pays merveilleux que celui dont je parle! La jeunesse n'y vieillit point. Il y coule des ruisseaux d'un liquide chaud, tantôt d'hydromel, tantôt de vin, toujours de choix. Les hommes y sont charmants, sans défaut, l'amour n'y est pas défendu. O femme, quand tu viendras dans mon puissant pays, ce sera une couronne d'or que tu porteras sur la tête. Je te donnerai du porc frais; tu auras de moi pour boisson de la bière[1] et du lait, ô belle femme!—O belle femme, viendras-tu avec moi[2]?»
Ces doctrines sur l'autre vie étaient connues en Grèce. Au cinquième siècle avant notre ère, Platon en avait entendu parler et les attribuait à Musée. «Suivant cet auteur,» dit le célèbre philosophe athénien, «les justes, dans l'Hadès ou séjour des morts, sont admis au banquet des saints, et, couronnés de fleurs, ils passent leur temps dans une éternelle ivresse[3].»
Le morceau mis dans la bouche de Mider par la composition épique que nous analysons n'est donc point ici à sa place. Mider voulait ramener Etâin dans un pays où elle avait vécu plusieurs siècles et qu'elle connaissait fort bien; ce n'est pas à la «Grande Terre,» où tous les humains se réunissent après la mort, c'était dans son propre palais, à Bregleith, qu'il voulait la conduire; et l'amour qu'il lui offrait était le sien, il ne lui proposait pas pour amants les hommes charmants et sans défauts qui habitent le domaine mystérieux de la mort.
Ses efforts furent impuissants. La fidélité d'Etâin au roi son époux resta inébranlable. Mider avait beau lui faire les offres les plus séduisantes de bijoux et de trésors: «Je ne puis,» disait-elle, «quitter mon mari que s'il y consent.» Pendant ce temps, Eochaid comptait avec angoisse les jours qui le séparaient de la date redoutable à laquelle Mider devait reparaître. On prétend que son surnom, qui paraît avoir été Airem, au génitif Airemon, vient d'Aram, «nombre,» et veut dire celui qui compte.
[2] Leabhar na hUidhre, p. 131; Windisch, Irische Texte, p. 132, 133. J'ai retranché de la traduction plusieurs vers où paraissent nécessaires des corrections qu'il n'est pas prudent de risquer sans avoir vu d'autres manuscrits. Le quatrain qui, dans l'édition de M. Windisch, forme les lignes numérotées 11 et 12, exprime une pensée chrétienne qui a été intercalée pour faire passer le reste, et je l'ai supprimé.
[3] République, livre II; Platonis opera, édit. Didot-Schneider, t. II, p. 26, lignes 15–20.
§ 5.
Mider enlève Etâin.
L'année finie, Eochaid se trouvait à Tara, entouré des grands seigneurs d'Irlande, quand apparut Mider, qui semblait fort mécontent.—«Nous allons,» dit Mider, «jouer notre seconde partie d'échecs.»—«Quel sera l'enjeu?» demanda Eochaid.—» Ce que désirera le gagnant,» répondit Mider, «et cette partie-ci sera la dernière.» «Que désires-tu?,» reprit Eochaid.—«Mettre mes deux mains autour de la taille d'Etâin,» dit Mider, «et lui donner un baiser.» Eochaid se tut d'abord; puis enfin, élevant la voix:—«Reviens dans un mois,» lui dit-il, «et on te donnera ce que tu demandes.» Mider accepta ce nouveau délai, il partit.
Quand arriva le jour fatal, Eochaid était au milieu de la grande salle de son palais à Tara, avec sa femme; autour d'eux se pressaient en rangs épais les plus braves guerriers de l'Irlande, que le roi avait appelés à son aide et qui remplissaient non seulement le palais, mais la cour de la forteresse; les serrures des portes étaient fermées. Eochaid comptait résister par la force au rival qui prétendait lui enlever sa femme. La journée se passa et le dieu terrible ne paraissait point. La nuit vint. Tout d'un coup, on aperçut Mider au milieu de la salle. On ne l'avait pas vu entrer. Le beau Mider, dit le conteur irlandais, était, cette nuit, plus beau que jamais.»
Eochaid le salua: «Me voici,» dit Mider; «donne-moi ce que tu m'as promis. C'est une dette et j'ai le droit d'en exiger l'acquittement.»—«Je n'y ai pas songé jusqu'à présent,» répondit Eochaid hors de lui. «Tu m'as promis de me donner Etâin,» répliqua Mider.
A ces mots, la rougeur monta au visage d'Etâin. Mider lui adressa la parole: «Ne rougis pas,» lui dit-il, «tu n'as pas de reproche à te faire. Depuis un an, je ne cesse de solliciter ton amour, en t'offrant bijoux et richesses. Tu es la plus belle des femmes d'Irlande et tu as refusé de m'écouter aussi longtemps que ton mari ne t'en aurait pas accordé la permission.»—«Je t'ai dit,» reprit Etâin, «que je n'irai pas où tu m'appelles, tant que mon mari ne m'aura pas cédée à toi. Je me laisserai prendre si Eochaid me donne.»—«Je ne te donnerai pas,» s'écria Eochaid. «Je consens seulement à ce qu'il mette ses deux mains autour de ta taille ici, dans cette salle, comme il a été convenu.»—«Cela va être fait,» répondit Mider.
Il tenait une lance dans sa main droite; il la fit passer dans la main gauche, et, de son bras droit saisissant Etâin, il s'éleva en l'air et disparut avec elle par l'ouverture qui, pratiquée dans le toit, servait de cheminée aux palais irlandais. Les guerriers qui entouraient le roi se levèrent honteux de leur impuissance; ils sortirent et ils aperçurent deux cygnes qui voltigeaient autour de Tara; leurs longs et blancs cous étaient unis par un joug d'or.
Les Irlandais virent souvent, plus tard, des couples merveilleux de cette espèce. Mais alors, c'était la première fois qu'un tel spectacle leur était donné. Dans ces deux cygnes, Eochaid et ses guerriers reconnurent Mider et Etâin; mais les deux fugitifs étaient trop loin pour qu'on pût les atteindre[1]. Plus tard, cependant, un druide apprit à Eochaid où se trouvait le palais souterrain de Mider. Eochaid, avec le secours de la puissance magique que les druides possèdent, força l'entrée de cette résidence mystérieuse, et il reprit au dieu vaincu la femme si belle et si aimée. Mais un jour Mider se vengea: la mort tragique du roi suprême Conairé, petit-fils par sa mère d'Eochaid Airem et d'Etâin, fut causée par la haine implacable de ce dieu et de ses gens, c'est-à-dire des sîde de Bregleith, contre la postérité d'Eochaid Airem et de la femme que ce prince avait enlevée à l'amoureux Mider[2].
[1] Leabhar na hUidhre, p. 132.
[2] Leabhar na hUidhre, p. 99, col. 1, lignes 12 et suiv. Nous connaissons, au sujet de Mider, quelques documents que nous n'avons pas utilisés ici. Ainsi, sur l'intervention de ce dieu dans la légende d'Eochaid mac Maireda, voyez Leabhar na hUidhre, p. 39, col. 2, ligne 1. Mider, roi des hommes de Ferfalga, beau-père du héros Cûroi, est probablement identique à notre dieu. O'Curry, On the Manners, t. III, p. 80.
§ 6.
Manannân mac Lir et Bran, fils de Febal.
Manannân mac Lir, comme son nom l'indique, est fils de Ler, c'est-à-dire de la Mer. Entre lui et les autres dieux, ou Tûatha Dê Danann, dont nous avons parlé jusqu'ici, il y a une différence importante: le palais merveilleux qu'il habite n'est pas situé en Irlande; il se trouve dans une île de la mer, et à une distance assez grande des côtes pour être inaccessible dans les conditions ordinaires de la navigation. A ce point de vue, Manannân et quelques autres dieux de la catégorie des Tûatha Dê Danann présentent une certaine analogie avec les Fomôré: il faut faire un voyage par mer pour atteindre leur résidence, comme pour gagner la vaste terre où, sous la domination des Fomôré, les défunts trouvent les joies d'une vie nouvelle, et l'immortalité.
Bran, fils de Febal, est un des voyageurs qu'un navire a transportés dans les îles des Tûatha Dê Danann. Il en est revenu, et a pu raconter son histoire.
Un jour, il était seul près de son palais; il entendit une musique très douce qui l'endormit, et, en se réveillant, il trouva à côté de lui une branche d'argent, couverte de fleurs[1]. Il la prit, et l'apporta chez lui; mais il ne la garda pas longtemps. Un jour, il y avait chez lui réunion nombreuse; beaucoup de chefs, accompagnés de leurs femmes, étaient rassemblés dans son palais, quand apparut une femme inconnue qui l'invita à se rendre dans le pays mystérieux des Sîde. Puis elle disparut, et avec elle la branche d'argent.
Bran s'embarqua le lendemain, et trente personnes avec lui. Au bout de deux jours, ils rencontrèrent Manannân mac Lir, roi du pays inconnu vers lequel ils naviguaient. Manannân était dans un char, et chantait en vers le bonheur de son royaume. Bran continua son voyage et arriva dans une île qui n'était peuplée que de femmes. La reine était celle qui l'avait invité. Il y resta longtemps, puis revint en Irlande[2].
[2] Il y a de cette pièce plusieurs manuscrits. Le plus ancien est le Leabhar na hUidhre, p. 121, mais il ne contient plus qu'un très court fragment. Vient ensuite, par ordre de date, le manuscrit H. 2. 16, du collège de la Trinité de Dublin, col. 395–399.
§ 7.
Manannân mac Lir et le héros Cûchulainn.
Le nom de Manannân mac Lir est mêlé aux événements épiques qui forment le cycle de Conchobar et de Cûchulainn et le cycle ossianique. On le retrouve enfin dans un des morceaux qui continuent jusqu'au septième siècle l'histoire épique de l'Irlande.
La femme de Manannân était Fand, fille d'Aed Abrat et déesse comme lui. Un jour, il l'abandonna; elle, pour se venger, rechercha en mariage le héros Cûchulainn[1], qui avait déjà une femme légitime, Emer[2], et une concubine, Ethné Ingubai[3]. Elle habitait une île où elle attira le héros. C'était le «pays lumineux,» Tîr Sorcha[4].
Loeg, cocher de Cûchulainn, qui, avant son maître, alla en éclaireur visiter cette étrange contrée, revint rempli d'admiration. Il y avait vu un arbre merveilleux[5], de beaux hommes, de belles femmes, vêtus d'habits magnifiques, faisant bonne chère, écoutant une musique délicieuse. Mais, ce qui l'avait surtout frappé était la beauté de Fand. Il n'y avait, en Irlande, ni roi ni reine qui l'égalassent. «Ethné Ingubai, la concubine de Cûchulainn, est bien jolie,» disait-il; «mais une femme comme Fand rend les gens fous[6].»
Cûchulainn se laissa séduire, épousa Fand, la ramena en Irlande. Jusque-là, Emer avait supporté patiemment les infidélités momentanées du volage héros, et avait admis, en outre, qu'il eût une concubine de rang inférieur; alors elle devint jalouse pour la première fois; elle ne put souffrir dans Fand une rivale égale ou supérieure à elle, et qui semblait devoir occuper définitivement la première place dans le cœur du plus grand des guerriers irlandais. Elle voulut tuer Fand. Cûchulainn s'y opposa; mais l'ardeur de la passion qu'Emer avait témoignée réveilla chez lui des sentiments qui semblaient éteints; voyant la douleur d'Emer, il lui dit, pour la consoler, qu'il la trouvait toujours jolie, et qu'il n'avait pas cessé de l'aimer. Fand était présente. Profondément blessée de cette réconciliation, elle abandonna Cûchulainn.
Au même moment Manannân, sachant la détresse de l'épouse qu'il avait eu le tort de quitter, venait la chercher. Il s'approcha de Fand: visible pour elle, il était invisible pour tout autre. Ayant été bien accueilli par elle, il se rendit tout à coup visible aux yeux de Cûchulainn et de son cocher Loeg. Il partit emmenant Fand, qui, pour Cûchulainn, était à jamais perdue et que l'art des druides fit oublier à ce héros passionné[7].
[1] Serglige Conculaind, ou «Maladie de Cûchulainn,» chez Windisch, Irische Texte, p. 209, lignes 20 et suiv.
[2] Ibid., p. 208, lignes 12 et suiv.; p. 214, lignes 19 et suiv.
[3] Ibid., p. 206, lignes 17, 18; p. 207, lignes 9 et suiv.; p. 208, ligne 19.
[4] Windisch, Irische Texte, p. 219, ligne 18.
[5] C'est probablement de cet arbre que furent détachées la branche d'argent de Bran mac Febail dont il a été déjà question et la branche aux pommes d'or de Cormac dont nous parlerons plus loin. On peut comparer les arbres du palais souterrain de Brug na Boinné, p. 274–275. L'île d'Avalon, c'est-à-dire du Pommier, dans le cycle d'Arthur, tire sans doute son nom d'un arbre analogue.
[6] Windisch, Irische Texte, p. 219, ligne 25; p. 220, lignes 5, 6.
[7] Windisch, Irische Texte, p. 222–227.
§ 8.
Manannân mac Lir et Cormac, fils d'Art.—Première
partie: Cormac échange contre une branche d'argent
sa femme, son fils et sa fille.
Nous retrouvons Manannân mac Lir dans le cycle ossianique. Un des principaux personnages de ce cycle est Cormac mac Airt, ou Cormac fils d'Art, dit aussi Cormac hûa Cuinn, c'est-à-dire petit-fils de Conn. Dans les annales de Tigernach, dont l'auteur mourut, comme on sait, en 1088, on lit, sous une date qui paraît correspondre à l'an 248 de notre ère, la mention suivante: «Disparition de Cormac, petit-fils de Conn, pendant sept mois[1].» La disparition de Cormac mac Airt est un événement merveilleux dont le récit est compris dans la seconde liste des récits que racontaient les filé; et cette liste paraît remonter au dixième siècle. Notre légende y est désignée sous le nom d'«Aventures» ou d'«Expédition de Cormac mac Airt.» Ce titre se retrouve en tête de la pièce dont il s'agit dans deux manuscrits du quatorzième siècle, mais avec une addition d'où il résulte que le pays où Cormac se serait rendu s'appelle «Terre de la Promesse»[2]. Des manuscrits plus récents intitulent ce morceau: «Trouvaille de la branche par Cormac mac Airt.» On va comprendre pourquoi.
Un jour, Cormac mac Airt, roi suprême d'Irlande, était dans sa forteresse de Tara. Il vit dans la prairie qui en dépendait un jeune homme qui tenait à la main une branche merveilleuse; neuf pommes d'or y étaient suspendues[3]. Quand on agitait cette branche, les pommes s'entre-choquant produisaient une musique étrange et douce. Personne ne pouvait l'entendre sans oublier à l'instant ses chagrins et ses maux. Puis tous, hommes, femmes et enfants, s'endormaient.
—«Cette branche t'appartient-elle?» demanda Cormac au jeune homme.-«Oui, certes,» répondit celui-ci.—«Veux-tu la vendre?» reprit Cormac.—«Oui,» dit le jeune homme. «Je n'ai jamais rien eu qui ne fût à vendre.»—«Quel prix en exiges-tu?» dit Cormac.—«Je te l'apprendrai après,» répliqua le jeune homme.-«Je te donnerai ce que tu jugeras à propos,» répondit Cormac. «Et suivant toi, que te dois-je?»—«Ta femme, ton fils et ta fille.»—«Tu les auras tous les trois,» répliqua le roi.
Le jeune homme lui donna la branche, et ils entrèrent tous deux dans le palais. Cormac y trouva réunis sa femme, son fils et sa fille.—«Tu as là un bien joli bijou,» lui dit sa femme.—«Ce n'est pas étonnant,» répondit Cormac: «je le paie un gros prix.» Et il raconta le marché qu'il avait fait.—«Nous ne croirons jamais,» répondit sa femme, «qu'il y ait en ce monde un trésor que tu préfères à nous trois.»—«Il est vraiment trop dur,» s'écria la fille de Cormac, «que mon père nous ait échangés contre une branche!» La femme, le fils et la fille étaient tous les trois dans la désolation. Mais Cormac secoua la branche. A l'instant ils oublièrent leur affliction, ils allèrent joyeux au-devant du jeune homme, et partirent avec lui.
Bientôt la nouvelle de cet événement étrange se répandit dans Tara d'abord, puis dans toute l'Irlande. On aimait beaucoup la reine et ses deux enfants; il s'éleva un immense cri de douleur et de regret. Mais Cormac secoua sa branche; aussitôt les plaintes cessèrent, et le chagrin de ses sujets fit place à la joie.
[1] «Teasbhaidh Cormaic hua Cuinn fri-re secht miss.» O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, première partie, p. 44. La même expression est employée pour désigner l'enlèvement d'Etâin par Mider. Leabhar na hUidhre, p. 99, col. 1, ligne 13.
[2] Tîr Tairngiri. Livre de Ballymote, f° 142, verso. Manuscrit du collège de la Trinité de Dublin, coté H. 2. 16, col. 889. Cf. p. 331.
[3] Comparez la branche d'argent dont il est question plus haut, dans la légende de Bran mac Febail, p. 323.
§ 9.
Manannân mac Lir et le roi Cormac fils d'Art.—Deuxième
partie.—Cormac retrouve sa femme,
son fils et sa fille.
Une année s'écoula. Cormac éprouva le désir de revoir sa femme, son fils et sa fille. Il sortit de son palais, prit la direction où il les avait vus s'engager. Un nuage magique l'enveloppa; il arriva dans une plaine merveilleuse. Là s'élevait une maison, et une foule immense de cavaliers étaient réunis à l'entour. Leur occupation était de couvrir cette maison de plumes d'oiseaux étrangers. Quand ils avaient couvert une moitié de la maison, les plumes leur manquaient pour terminer ce travail, et ils partaient pour aller chercher les plumes nécessaires à l'achèvement de leur tâche. Mais pendant leur absence, les plumes qu'ils avaient posées disparaissaient, soit qu'elles fussent enlevées par le vent, soit par toute autre cause. Il n'y avait donc pas de raison pour que leur travail fût jamais achevé. Cormac les regarda longtemps, puis perdit patience.—«Je vois bien,» dit-il, «que vous faites cela depuis le commencement du monde, et que vous continuerez jusqu'à ce que le monde finisse.»
Il poursuivit sa route. Après avoir vu plusieurs autres choses curieuses, il arriva dans une maison où il entra. Il y trouva un homme et une femme de grande taille, et dont les vêtements étaient de diverses couleurs. Il les salua; eux, comme il était tard, lui proposèrent l'hospitalité pour la nuit. Cormac accepta.
L'hôte apporta lui-même un cochon tout entier, qui devait servir pour le repas, et une bûche énorme, qui, fendue en plusieurs morceaux, devait le cuire. Cormac prépara le feu et mit dessus un quartier de cochon.—«Raconte-nous une histoire,» dit l'hôte à Cormac, «et, si elle est vraie, lorsque tu l'auras terminée, le quartier de cochon sera cuit.»—«Commence toi-même,» répondit Cormac, «ta femme parlera ensuite; mon tour viendra après.»—«Tu as raison,» répliqua l'hôte. «Voici mon histoire. Ce cochon est un des sept que je possède; et de leur chair je pourrais nourrir le monde entier. Quand un d'eux est tué et mangé, je n'ai qu'à mettre ses os dans l'étable, et le lendemain je le retrouve vivant[1].» L'histoire était vraie, car aussitôt qu'elle fut finie, le quartier de cochon se trouva cuit.
Cormac mit un second quartier de cochon sur le feu; la femme prit la parole.—«J'ai sept vaches blanches,» dit-elle; «et tous les jours je remplis sept cuves de leur lait. Si les habitants du monde entier se réunissaient dans cette plaine, j'aurais assez de lait pour les rassasier.» L'histoire était vraie, car, aussitôt qu'elle fut terminée, on constata que le quartier de cochon était cuit. «Je vois,» dit Cormac, «que vous êtes Manannân et sa femme. C'est Manannân qui possède les cochons dont tu viens de parler, et c'est de la Terre Promise qu'il a ramené sa femme et les sept vaches[2].»
—«Ton tour est venu de raconter une histoire,» reprit le maître de la maison. «Si elle est vraie, quand elle sera finie le troisième quartier sera cuit.» Cormac raconta comment il avait acquis la branche merveilleuse aux neuf pommes d'or et à la musique enchanteresse; comment il avait en même temps perdu sa femme, son fils et sa fille. Quand il eut terminé son récit, le quartier de cochon était cuit.—«Tu es le roi Cormac,» lui dit son hôte. «Je le reconnais à ta sagesse; le repas est prêt, mange.»—«Jamais,» répondit Cormac, «je n'ai dîné en compagnie de deux personnes seulement.» Manannân ouvrit une porte et fit entrer la femme, le fils et la fille de Cormac. Le roi fut bien heureux de les revoir; eux éprouvèrent la même joie que lui.—«C'est moi qui te les ai pris,» dit Manannân, «c'est moi qui t'ai donné la branche merveilleuse. Mon but était de te faire venir ici.»
Cormac ne voulut pas commencer le repas avant d'avoir l'explication des merveilles qu'il avait vues sur son chemin. Manannân la lui donna; il lui expliqua, par exemple, que les cavaliers qui couvrent une maison de plumes et recommencent indéfiniment leur travail sans jamais en voir l'achèvement sont les gens de lettres qui cherchent la fortune, croient la trouver, et ne l'atteindront jamais: en effet, chaque fois qu'ils rentrent chez eux apportant de l'argent, ils apprennent qu'on a dépensé tout celui qu'à leur départ ils avaient laissé à la maison.
Enfin Cormac, sa femme et ses enfants se mirent à table. Ils mangèrent. Quand il fut question de boire, Manannân présenta une coupe.—«Cette coupe,» dit-il, «a une propriété particulière. Quand on dit devant elle un mensonge, elle se brise, et si ensuite on dit la vérité, les morceaux se rejoignent.»—«Prouve-le,» s'écria Cormac.—«C'est bien facile,» reprit Manannân. «La femme que je t'ai enlevée a eu depuis ce temps un nouveau mari.» Aussitôt la coupe se brisa en quatre morceaux,»—«Mon mari a menti,» répondit la femme de Manannân.» Elle disait la vérité: à l'instant, les quatre morceaux de la coupe se rejoignirent sans qu'il restât aucune trace de l'accident.
Après le repas, Cormac, sa femme et ses enfants allèrent se coucher. Quand ils se réveillèrent le lendemain, ils étaient dans le palais de Tara, capitale de l'Irlande, et Cormac y trouva près de lui la branche merveilleuse, la coupe enchantée, même la nappe qui couvrait la table sur laquelle il avait mangé la veille dans le palais du dieu Manannân. Si nous en croyons l'annaliste Tigernach, son absence avait duré sept mois, et ces événements merveilleux se seraient passés l'an 248 de J.-C.[3].
[2] Sur les cochons de Manannân, voir plus haut, p. 277. Manannân a ramené deux vaches de l'Inde, p. 279.
[3] Cette pièce a été publiée avec une traduction anglaise, mais d'après un manuscrit récent, dans les Transactions of the Ossianic Society, t. III, p. 213. L'auteur de l'édition est M. Standish Hayes O'Grady. Certains détails paraissent modernes. J'ai peine à considérer comme ancien le passage relatif à la fidélité de la femme de Cormac. Le paganisme celtique n'est pas si chaste.
§ 10.
Manannân mac Lir est père de Mongân, roi d'Ulster au
commencement du sixième siècle de notre ère.
Cormac mac Airt vivait au troisième siècle de notre ère. Nous retrouvons encore le nom de Manannân mêlé à l'histoire épique d'Irlande vers la fin du sixième siècle ou au commencement du septième. A cette époque, régnait en Ulster Fiachna Lurgan. Il était l'ami d'Aidân mac Gabrâin, qui suivant les Annales de Cambrie mourut en 607[1]. Tigernach mentionne aussi la mort d'Aidân mac Gabrâin, mais il la date de l'année précédente[2].
Aidâin mac Gabrâin était roi des Scots ou Irlandais établis en Grande-Bretagne. Il est connu surtout par la guerre malheureuse qu'il soutint contre les Anglo-Saxons. Aedilfrid, roi des Northumbriens, le vainquit, suivant Bède, dans la sanglante bataille de Degsa-Stân, où les Anglo-Saxons victorieux perdirent un corps d'armée tout entier avec le frère de leur roi. C'est en 603 que cette bataille fut livrée[3].
Dans les rangs de l'armée commandée par Aidân mac Gabrâin, soit lors de cette bataille, soit lors d'une autre rencontre, il se trouvait des troupes auxiliaires venues d'Irlande. L'ami d'Aidan, Fiachna mac Lurgan, roi d'Ulster, les avait amenées. Il avait laissé sa femme dans son palais à Rath-môr Maige Linni. Or, pendant son absence, il arriva à sa femme une aventure étrange.
Un jour qu'elle était seule, un inconnu se présenta et lui parla d'amour. La reine repoussa ses avances.—«Il n'y a,» dit-elle, «en ce monde ni trésors ni bijoux qui pourraient me décider à déshonorer mon mari.»—«Mais,» reprit l'inconnu, «que feriez-vous s'il était en votre pouvoir de lui sauver la vie?»—«Ah!» répondit-elle, «si je le voyais en danger, rien ne me semblerait difficile; je ferais tout pour venir en aide à celui qui aurait le moyen de le sauver.»—«Le moment est arrivé de faire ce que tu dis,» répliqua l'inconnu, «car ton mari est en grand péril. Il a en face de lui un guerrier terrible; il n'est pas de force à lui résister; il va être tué. Si tu cèdes à mon amour, tu auras un fils qui sera un prodige. Il s'appellera Mongân. Moi j'irai au combat; je m'y trouverai demain matin avant midi au milieu des guerriers d'Irlande, en présence de ceux de Grande-Bretagne. Je raconterai à ton mari ce que nous aurons fait; je lui dirai que c'est toi qui m'envoies.» La reine céda. Le lendemain, de bonne heure, l'inconnu partait en chantant quatre vers dont voici la traduction:
Je vais rejoindre mes compagnons tout près.
Ce matin le ciel est blanc et pur.
C'est moi qui suis Manannân mac Lir;
Tel est le nom du guerrier qui est venu.
Manannân chantait ce quatrain en Irlande en sortant du palais du roi d'Ulster, à Rath môr Maige Linni, un matin, vers l'an 603 de notre ère. Au même moment, en Grande-Bretagne, près de Degsa-Stân, deux armées s'avancaient l'une contre l'autre, sur le point d'en venir aux mains: l'une, celle des Saxons, était commandée par Aedilfrid, roi des Northumbriens; l'autre, celle des Irlandais, avait à sa tête Aidân mac Gabrâin et le roi d'Ulster, Fiachna Lurgan. Tout d'un coup, on vit sur le front de l'armée irlandaise un guerrier inconnu qui, par sa distinction et la richesse de son équipement, attira tous les regards. Il s'approcha de Fiachna, et lui parlant en particulier, lui raconta qu'il avait vu sa femme la veille.—«J'ai promis à la reine,» ajouta-t-il, «de te donner mon concours.» Il se plaça au premier rang et, suivant le récit irlandais, qui attribue aux Irlandais l'honneur de cette journée, il assura la victoire aux deux alliés, Aidân mac Gabrâin et Fiachna Lurgan.
Celui-ci repassa la mer, et rentra dans son palais; il trouva sa femme grosse. Elle lui raconta son histoire; Fiachna approuva la conduite de la reine. Peu après Mongân naquit. Il passa pour fils de Fiachna; «mais on sait bien,» dit le conteur irlandais, «qu'en réalité son père était Manannân mac Lir[4].» Comme les Gaulois dont saint Augustin parlait au commencement du cinquième siècle, les Irlandais du septième siècle croyaient qu'il y avait des dieux amoureux et séducteurs des femmes[5].
[1] Annales Cambriæ, édition donnée dans la collection du Maître des rôles en 1860, par John Williams Ab Ithel, p. 6.
[2] O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, première partie, p. 179.
[3] Bède, Historia ecclesiastica, livre I, chap. 34, chez Migne, Patrologia latina, tome XCV, col. 76.
[4] Le principal ms. est le Leabhar na hUidhre, p. 133. Le commencement y manque: on le trouve dans des mss. moins bons, tels que T. C. D., H. 2. 16, col. 911, et le n° 145 du fonds Betham dans la Bibliothèque royale d'Irlande. C'est dans ce manuscrit, f° 63, que j'ai trouvé clairement écrit le nom des ennemis contre lesquels Fiachna et Aidân livrèrent bataille, fria Saxanu.
[5] De civitate Dei, livre XV, chap. 23. Ce passage a été reproduit par Isidore de Séville, Origines, livre VIII, chap. xi, § 103.
§ 11.
Mongân, fils d'un dieu, est un être merveilleux.
Mongân, fils de Fiachna, est un personnage historique. Les chroniques irlandaises donnent la date de son décès, et tous la placent à la même époque, à quelques années près. Suivant Tigernach, le plus ancien des annalistes irlandais qui nous aient été conservés, Mongân, fils de Fiachna, fut tué d'un coup de pierre, en 625, par Arthur, fils de Bicur, Breton[1]. Mongân a donc existé ailleurs que dans l'épopée. Or, suivant la légende irlandaise, il n'était pas seulement fils d'un dieu; mais, par un autre prodige, conséquence du premier, en lui revivait Find mac Cumaill, le guerrier célèbre de l'épopée ossianique, le Fingal de Macpherson; et cependant il y avait trois siècles environ que Find était mort quand naquit Mongân[2].
Déjà, dans le volume précédent[3], nous avons parlé de la légende irlandaise où l'on raconte comment fut prouvée l'identité de Mongân avec Find. Une querelle eut lieu entre Mongân et Forgoll son file; il s'agissait de savoir où était mort Fothad Airgtech, roi d'Irlande, tué par Cailté, l'un des compagnons de Find dans une bataille dont les Quatre Maîtres, chronologistes hardis, fixent à l'année 285 la date un peu vague[4].
Violemment irrité contre Mongân qui le contredisait, Forgoll le menaça d'incantations terribles qui effrayèrent le roi et répandirent l'épouvante dans toute l'assistance. Il fut convenu que Mongân aurait trois jours pour donner la preuve de ce qu'il avait avancé, c'est-à-dire pour établir que Fothad avait été tué non pas à Dubtar[5] en Leinster, comme Forgoll le prétendait, mais sur les bords de la rivière de Larne, autrefois Ollarbé, en Ulster, tout près du château de Mongân. Dans le cas où, avant l'expiration du délai fixé, Mongân ne serait point parvenu à prouver qu'il avait raison, tous ses biens, sa personne même, devaient, suivant les conventions, devenir la propriété du file.
Mongân avait accepté cet arrangement sans hésiter, en homme sûr du succès; et il laissa s'écouler les deux premiers jours et la plus grande partie du troisième, non seulement sans rien perdre de son impassibilité, mais sans que rien parût la justifier. Sa femme était plongée dans une profonde tristesse. Dès que Mongân eût pris l'engagement fatal, les larmes ne cessèrent de couler sur les joues de la reine.—«Mets donc un terme à ta douleur,» lui disait Mongân: «quelqu'un viendra à notre aide.»
Le troisième jour arriva. Forgoll se présenta; il voulait déjà que son contrat fût exécuté. Il prétendait qu'il avait droit de prendre immédiatement possession de tous les biens de Mongân et même de sa personne.—«Attendez jusqu'au soir,» lui répondit Mongân. Il était dans sa chambre haute avec sa femme. Celle-ci pleurait et poussait des gémissements, car elle sentait approcher de plus en plus le moment fatal où le file allait s'emparer de tout, et elle ne voyait pas apparaître le sauveur dont parlait son mari.—«Ne t'afflige pas, ô femme,» lui dit Mongân. «L'homme qui vient à notre secours n'est plus bien loin; j'entends le bruit de ses pieds dans la rivière de Labrinné.»
Il s'agit ici de la rivière de Caragh, qui coule dans le comté de Kerry et qui se jette dans la baie de Dingle, à l'extrémité sud-ouest de l'Irlande. Mongân se trouvait en ce moment à environ cent lieues de là, dans la paroisse de Donegore, à quelque distance au nord-est de la ville d'Antrim, chef-lieu d'un comté qui forme l'extrémité nord-est de l'île. Cailté, son élève, le compagnon des combats de Mongân au temps où ce dernier s'appelait Find, arrivait du pays des morts pour rendre témoignage à la véracité de son ancien chef et pour confondre l'audacieuse présomption du file Forgoll. Il suivait la route qu'ont toujours prise ceux qui, de la contrée mystérieuse habitée par les morts, ont voulu gagner le nord-est de l'Irlande.
Les paroles consolantes du roi calmèrent un instant sa femme; il y eut un moment de silence. Puis elle recommença à pleurer et à pousser des gémissements.—«Ne pleure pas, ô femme,» reprit Mongân. «Il va être ici, l'homme qui vient à notre secours. J'entends ses pieds qui agitent l'eau dans la rivière de Maine.» C'est une autre rivière du comté de Kerry; on la rencontre quand de la rivière de Caragh on se dirige vers le nord-est en suivant la route qui devait conduire Cailté au palais de Mongân. La douleur de la reine fut apaisée pendant quelques instants par les discours de son mari; puis, ne voyant personne venir, elle poussa de nouveau des gémissements accompagnés de larmes.
La même scène se reproduisit nombre de fois. Cailté ne passait pas une rivière sans que Mongân l'entendît et l'annonçât à sa femme. Il l'entendit, par exemple traverser la Liffey, qui arrose Dublin; la Boyne, qui coule un peu plus au nord; ensuite la Dee, puis le lac de Carlingford, qui de plus en plus se rapprochent du comté d'Antrim où se trouvait Mongân.
Enfin Cailté était tout près. Il traversait l'Ollarbé, c'est-à-dire la rivière de Larne, à une toute petite distance au sud du palais de Mongân. Mais on ne l'apercevait pas encore, et Mongân seul l'avait entendu. La nuit tombait. Mongân était dans son palais, assis sur son trône; à droite se tenait sa femme tout en larmes; en face de lui le file Forgoll réclamait l'exécution des engagements pris par le roi, et faisait appel à la bonne foi de ses cautions. Au même moment on vit un guerrier que, sauf Mongân, personne ne connaissait, s'approcher du rempart du côté du midi. Il tenait dans sa main une hampe de lance sans pointe; avec l'aide de ce bâton, il sauta successivement les trois fossés et les trois rejets de terre qui formaient l'enceinte de la forteresse. En un clin d'œil il se trouva dans la cour, et de la cour entra dans la salle. Il vint se placer entre Mongân et la paroi. Forgoll était de l'autre côté de la salle, faisant face au roi.
Le nouveau venu demande de quoi il s agit.—«Le file que voilà,» dit Mongân, «et moi, nous avons fait un pari au sujet de la mort de Fothad Airgtech. Le file prétend que Fothad est mort à Dubtar en Leinster, moi j'ai dit que c'était faux.»—«Eh bien,» s'écria le guerrier inconnu, «le file en a menti.»—«Tu regretteras cette parole,» répondit le file.-«Ce que tu dis là n'est pas bien,» répliqua le guerrier. «Je vais prouver ce que j'avance. Nous étions avec toi,» dit-il en s'adressant au roi; «nous étions avec Find,» ajouta-t-il en regardant l'auditoire.—«Tais-toi donc,» reprit Mongân, «tu as tort de révéler un secret.»—«Nous étions donc avec Find,» reprit le guerrier. «Nous venions d'Alba, c'est-à-dire de Grande-Bretagne, nous rencontrâmes Fothad Airgtech près d'ici, sur les bords de l'Ollarbé. Nous lui livrâmes bataille avec ardeur. Je lui lançai mon javelot de telle sorte qu'il lui traversa le corps, et le fer, se détachant de la hampe, alla se fixer en terre de l'autre côté de Fothad. Voici la hampe de ce javelot. On retrouvera la roche nue du haut de laquelle j'ai lancé mon arme. On retrouvera à peu de distance à l'est le fer plongé dans le sol; on retrouvera encore un peu plus loin, toujours à l'est, le tombeau de Fothad Airgtech. Un cercueil de pierre enveloppe son cadavre; ses deux bagues d'argent, ses deux bracelets et son collier d'argent sont dans le cercueil[6]. Au-dessus de la tombe se dresse une pierre levée, et à celle des extrémités de cette pierre qui plonge dans le sol on peut lire une inscription gravée en ogam: «Ici repose Fothad Airgtech; il combattait contre Find quand il a été tué par Cailté.»
On alla dans l'endroit indiqué par le guerrier; on trouva la roche, le fer de lance, la pierre levée, l'inscription, le cercueil, le cadavre et les bijoux dont il avait parlé: Mongân avait donc gagné son pari[7]. Le guerrier inconnu était Cailté, élève de Find son compagnon de guerre, arrivé du pays des morts pour défendre son ancien maître injustement attaqué.
On a vu comment, divulguant le secret que Mongân avait gardé jusque-là, Cailté avait publiquement proclamé l'identité de Mongân avec le célèbre Find. Cette étrange identité était la conséquence de la naissance merveilleuse de Mongân; puisque Mongân devait le jour non pas au roi Fiachna, son père apparent, mais à un être d'une race supérieure, puisque Mongân était fils de Manannân mac Lir, c'est-à-dire d'un dieu, d'un de ces personnages surnaturels qui, suivant la croyance gauloise rapportée par saint Augustin, sont amoureux des femmes des hommes.
[1] O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, première partie, p. 187, 188. Le texte d'O'Conor est très corrompu; on trouve une meilleure leçon chez Hennessy, Chronicum Scotorum, p. 78. Nous devons, pour être complet, signaler un texte, qui est en désaccord avec ces données chronologiques. C'est la pièce intitulée: Tucait baile Mongâin, «Cause de l'extase de Mongân.» Leabhar na hUidhre, p. 134, col. 2. On y voit Mongân vivant avec sa femme l'année de la mort de Ciaran mac int Shair, et de Tuathal Mael-Garb, c'est-à-dire en 544. Chronicum Scotorum, édition Hennessy, p. 48–49. La chronologie irlandaise à ces époques reculées n'est qu'approximative.
[2] Tigernach met la mort de Find en 274. O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, première partie, p. 49.
[3] Tome I, p. 265, 266.
[4] O'Donovan, Annals of the kingdom of Ireland by the Four Masters, 1851, t. I, p. 120, 121. Par une contradiction singulière, les Quatre Maîtres (Ibid., p. 118, 119) font mourir en 283, c'est-à-dire deux ans plus tôt, Find, sous les ordres duquel Cailté combattait dans la bataille livrée en 285.
[5] Duffry, près de Wexford. Je dois à l'obligeance de M. Hennessy cette identification géographique, comme toutes celles qu'on trouvera dans la suite de la légende de Mongân.
[6] Airgtech, surnom du roi, signifie probablement: qui a de l'argent, des ornements d'argent. Je dois cette hypothèse à M. Ernault.
[7] C'est M. Hennessy qui a signalé cette pièce à mon attention. Il m'a aidé de ses conseils pour la traduction des passages difficiles. Le meilleur manuscrit est le Leabhar na hUidhre, p. 133, col. 1.
CHAPITRE XV.
LA CROYANCE A L'IMMORTALITÉ DE L'AME EN IRLANDE
ET EN GAULE.
§1. L'immortalité de l'âme dans la légende de Mongân.—§2. La race celtique a-t-elle cru à la métempsycose pythagoricienne? Opinion des anciens sur cette question.—§3. Comparaison entre la doctrine de Pythagore et la doctrine celtique.—§4. Le pays des morts. La mort est un voyage. Texte du quatrième siècle avant notre ère.—§5. Certains héros sont allés faire la guerre au pays des morts et des dieux: tels sont Cûchulainn, Loégairé Liban et Crimthann Nîa Nair. Légende de Cûchulainn.—§6. Légende de Loégairé Liban.—§7. La descente de cheval dans la vieille légende de Loégairé Liban et dans la légende moderne d'Ossin.—§8. Légende de Crimthann Nîa Nair.—§9. Différence entre Cûchulainn d'un côté, Loégairé Liban et Crimthann de l'autre.
§ 1.
L'immortalité de l'âme dans la légende de Mongân.
La merveilleuse naissance de Mongân et le rôle que joue dans sa légende le dieu Manannân mac Lir ne sont pas les seuls points sur lesquels ce récit mythique nous fait connaître les croyances fondamentales de la religion celtique. Il y a dans cette légende deux points qui méritent également une étude attentive. L'un est que Find, tué à la fin du troisième siècle, n'avait cependant pas cessé de vivre, qu'il avait conservé sa personnalité, et qu'il revint en ce monde plus de deux siècles après sa mort, ayant, par une seconde naissance, pris un corps nouveau.
Le second point est l'apparition de Cailté. Celui-ci n'est pas né une seconde fois. On ne s'explique pas de prime abord comment, ayant à son décès laissé son corps dans la tombe en Irlande, il revient du pays des morts avec une forme physique que rien ne distingue de celle du reste des humains. Ce qu'il y a de certain, c'est que suivant la légende irlandaise, il en est revenu visible à tous les yeux, parlant une langue que tous ont comprise. Or cette légende n'a pas pour base une croyance spéciale aux Irlandais, puisqu'en France, encore aujourd'hui, dans le peuple, persiste la crainte des revenants. La croyance aux revenants est donc une doctrine celtique, et un peu plus loin nous donnerons là-dessus quelques développements.
§ 2.
La race celtique a-t-elle cru à la métempsycose pythagoricienne?
Opinion des anciens sur cette question.
La seconde naissance de Find est quelque chose de beaucoup plus extraordinaire. Nous avons déjà vu qu'Etâin naquit deux fois; mais Etâin est une déesse, une sîde, banshee, comme on dit en Irlande; une fée, pour parler la langue des contes français. Ses deux vies, la première dans le monde des dieux, l'autre dans le monde des hommes, où une naissance contraire aux lois de la nature la fait pénétrer, ont, d'un bout à l'autre, un caractère merveilleux; ainsi les prodiges de la seconde vie d'Etâin s'expliquent par sa première vie qui est divine.
Mais Find n'est pas un dieu: les Irlandais ne le conçoivent point comme tel; or il est né deux fois, et pendant sa seconde vie, où il s'appelait Mongân, il se rappelait la première, pendant laquelle son nom était Find. Telle a été aussi l'histoire de Tûan mac Cairill. Tûan, après avoir été homme une première fois, a revêtu successivement plusieurs corps d'animaux; puis une naissance nouvelle lui a rendu un corps d'homme, et sous cette dernière forme il avait gardé le souvenir des événements dont il avait été témoin au temps de ses vies précédentes, notamment durant la première, quand il s'appelait Tûan mac Stairn[1]. Le phénomène est identique à celui que nous offre Mongân conservant la mémoire de ce qu'il avait vu quand il était Find.
Tûan et Find sont, dans la légende irlandaise, des exceptions aux lois générales auxquelles obéit le récit épique. Il n'est pas ordinaire qu'un mort naisse une seconde fois. Mais le fait est arrivé; il est possible: telle est la doctrine celtique. De là les ressemblances que certains auteurs de l'antiquité ont cru reconnaître entre les croyances gauloises et l'enseignement de Pythagore. Ils ont même prétendu que ces ressemblances allaient jusqu'à l'identité.
Alexandre Polyhistor, qui écrivait dans la première moitié du premier siècle avant notre ère, prétend que Pythagore a eu pour disciples les «Galates»[2]. Vers le milieu de ce siècle, un peu après l'an 44, Diodore de Sicile exprime la même opinion en termes plus formels. Chez les Celtes, dit-il, a prévalu la doctrine pythagoricienne que les âmes des hommes sont immortelles, et qu'après un nombre d'années déterminé elles commencent une vie nouvelle en prenant un corps nouveau[3]. Suivant Timagène, qui écrivait un peu plus tard, dans la seconde moitié du même siècle, l'autorité de Pythagore atteste la supériorité du génie des druides, qui ont proclamé l'immortalité de l'âme[4]. Au siècle suivant, entre les années 31 et 39 de notre ère, Valère Maxime, parlant des Gaulois et de leur doctrine sur l'immortalité de l'âme, dit «qu'il les traiterait de sots, si ces porteurs de culottes n'avaient pas sur ce point des croyances identiques à celles que Pythagore professait dans son manteau de philosophe[5].»
[2] Alexandre Polyhistor, fragment 138, chez Didot-Müller, Fragmenta historicorum græcorum, t. III, p. 239.
[3] Diodore, livre V, chap. xxviii, § 6; édition Didot-Müller, t. I, p. 271.
[4] Ammien-Marcellin, livre XV, chap. 9.
[5] Valère Maxime, livre II, chap. vi, § 10, édition Teubner-Halm, p. 81, lignes 23–24.
§ 3.
Comparaison entre la doctrine de Pythagore et la doctrine
celtique.
Si les théories celtiques sur la persistance de la personnalité après la mort ressemblaient à celles de Pythagore, cependant elles n'étaient pas identiques. Dans le système du philosophe grec, renaître et mener une ou plusieurs vies nouvelles en ce monde, dans des corps d'animaux et d'hommes, est le châtiment et le sort commun des méchants: c'est par là qu'ils expient leurs fautes. Les justes défunts n'ont pas l'embarras d'un corps: purs esprits, ils vivent dans l'atmosphère, libres, heureux, immortels[1].
La doctrine celtique est tout autre. Renaître en ce monde et y revêtir un corps nouveau a été le privilège de deux héros, Tûan mac Cairill, appelé d'abord Tûan mac Stairn; Mongân, qui lors de sa première vie s'appelait Find mac Cumaill. C'était pour eux une faveur, et non un châtiment. La loi commune, suivant la doctrine celtique, est que les hommes, après la mort, trouvent dans un autre monde la vie nouvelle et le corps nouveau que la religion leur promet[2].
Cette vie nouvelle, promise aux morts par la religion celtique, est la continuation de cette vie-ci, avec ses inégalités et les liens sociaux qui en sont la conséquence. Les esclaves et les clients que le chef mort préférait sont brûlés sur son tombeau avec les chevaux qui le traînaient sur son char; ils vont, avec ces animaux, dans l'autre monde continuer près du maître le service qu'ils faisaient dans celui-ci[3]. Le débiteur qui meurt sans s'être acquitté sera, pendant sa seconde vie, à l'égard de son créancier, dans la même relation juridique que pendant sa première vie. L'obligation du remboursement le suivra dans le pays des morts jusqu'à ce qu'il ait intégralement rempli les engagements qu'il a contractés dans le pays des vivants[4].
Le Celte ne conçoit donc pas l'autre vie comme une compensation des maux de celle-ci pour ceux qui souffrent, comme un châtiment pour ceux qui ont abusé des jouissances de ce monde. La vie des morts dans la région mystérieuse située au delà de l'Océan est pour chacun une seconde édition, pour ainsi dire, une édition nouvelle, mais non corrigée, de la vie qu'avant de mourir il a menée de ce côté-ci de l'Océan.
Ainsi, la haute idée de justice qui domine la doctrine de Pythagore est absente des conceptions celtiques. Cette différence, au point de vue moral, est encore plus importante que celle qui concerne le lieu où, dans les deux systèmes, on fait vivre les morts. Ce lieu est le ciel pour les justes, notre monde pour les méchants, suivant Pythagore; dans la doctrine celtique, c'est, pour les uns et les autres, une région située à l'extrême ouest au delà de l'Océan; mais combien cette divergence est peu de chose, en comparaison de celle qui porte sur la morale! Pythagore, qui est déjà un moderne, voit dans l'autre vie une sanction des lois de justice respectées ou violées dans la première vie. Mais une doctrine plus ancienne que Pythagore ne distingue pas de la justice le succès, considère comme juste tout ce qui arrive en ce monde, et voit dans la seconde vie du mort une continuation des joies et des maux de la première. C'est la doctrine celtique.
Cette conception de l'immortalité est bien différente de la nôtre, dont la base philosophique joint à la foi dans la contradiction entre la justice et les succès de ce monde l'espérance d'une réparation au delà du tombeau. La race celtique n'a pas cette espérance. Cependant, elle a dans l'immortalité de l'âme une foi profonde: elle croit en un pays ou même plusieurs pays mystérieux séparés de nous par la mer et habités par les morts et les dieux. Tous les morts y vont; ils en peuvent revenir: Cailté en a donné l'exemple; quelques héros, par un privilège spécial et presque surhumain, ont pu y aller sans mourir et en sont revenus, comme, dans la légende classique, Ulysse et Orphée.
[1] Didot-Mullach, Fragmenta philosophorum græcorum, t. II, p. ix-xii.
..... Regit idem spiritus artus
Orbe alio: longæ (canitis si cognita) vitæ
Mors media est.
Lucain, Pharsale, livre I, v. 456–458.
Le passage célèbre de César, De bello gallico, liv. VI, chap. xiv, § 5, «non interire animas, sed ab aliis post mortem transire ad alios,» n'est pas en contradiction avec ce passage de Lucain. L'autre corps, où passait, suivant la doctrine exprimée par César, l'âme du Celte mort se trouvait, en règle générale, dans l'autre monde et par très rare exception dans celui-ci.
[3] «Omnia quæ vivis cordi fuisse arbitrantur in ignem inferunt, etiam animalia, ac paulo supra hanc memoriam servi et clientes, quos ab iis dilectos esse constabat, justis funeribus confectis una cremabantur.» César, De bello gallico, l. VI, chap. xix, § 4.
[4] «Vetus ille mos Gallorum occurrit, quos memoria proditum est pecunias mutuas, quæ his apud inferos redderentur, dare solitos.» Valère Maxime, livre II, chap. vi, § 10, édition Teubner-Halm, p. 81, lignes 19–23.
§ 4.
Le pays des morts. La mort est un voyage. Textes du quatrième
siècle avant notre ère.
Les Celtes du continent, comme ceux de l'Irlande, se sont entretenus de ce pays mystérieux des morts; l'autre monde, orbis alius, chanté par les druides au temps de César, comme l'atteste Lucain, et confondu avec la région occidentale de la Grande-Bretagne par Plutarque et Procope[1]. Les guerriers gaulois espéraient y continuer la vie de combats qui, en ce monde, faisait leur honneur et leur gloire. Avec un corps vivant, de forme identique au corps mort déposé dans leur tombe, chacun d'eux comptait retrouver dans l'autre monde ce que nous pourrions appeler en quelque sorte un second exemplaire de tous les objets qui accompagnaient leur cadavre dans la fosse ou la chambre funéraire: clients, esclaves, chevaux, chars, armes, armes surtout. Jamais un guerrier gaulois n'était enterré sans ses armes. Sans armes, qu'eût-il fait dans l'autre monde? puisqu'il devait y continuer la vie de combats qu'il avait menée dans celui-ci.
Deux des textes originaux les plus anciens que nous possédions sur les mœurs gauloises sont du quatrième siècle avant notre ère. L'auteur est Aristote, et ces deux textes sont expliqués par des arrangements plus modernes d'un passage aujourd'hui perdu d'Ephore, qui écrivait aussi au quatrième siècle.
La Hollande était alors une des provinces de l'empire celtique, et la race germanique n'y avait point encore pénétré. A cette époque reculée, elle était exposée, comme aujourd'hui, à ces redoutables invasions de la mer contre lesquelles la science de l'ingénieur moderne la défend avec succès. Le moyen âge et le seizième siècle ont été moins heureux. On sait quels désastres ont produits les terribles inondations par lesquelles la mer du Nord, rompant les digues, a créé en 1283 le Zuyderzée, plus tard la mer de Harlem.
Un ou plusieurs phénomènes semblables paraissent s'être produits dans la première moitié du quatrième siècle avant notre ère et avoir coûté la vie à des populations nombreuses, dont la fin terrible eut dans une partie considérable de l'Europe un grand retentissement. Le bruit en parvint jusqu'en Grèce. Ephore, dans son histoire, terminée en 341, parle des maisons des Celtes enlevées par la mer, de leurs habitants engloutis dans les flots. «Le nombre des victimes,» dit-il, «est si considérable que les invasions de l'Océan font perdre aux Celtes, cette nation belliqueuse, plus d'hommes que la guerre[2].»
Tout le monde peut se figurer quelle scène de désolation et de terreur présente une contrée fertile et peuplée quand tout d'un coup l'invasion irrésistible des eaux y porte la destruction et la mort. Il y a, dans ce tableau, des traits qui sont communs à tous les temps et à tous les lieux: le désespoir des femmes, leurs plaintes, les cris et les larmes des enfants.
Mais ce qui est caractéristique du temps et de la race, c'est la conduite du guerrier gaulois du quatrième siècle. Il voit que la mort approche et que ses efforts pour assurer le salut de sa famille sont inutiles. Il revêt son costume de guerre; l'épée nue dans la main droite, la lance à la main gauche, le bouclier au même bras, entouré de sa femme et de ses enfants en pleurs, il attend la mort, impassible: il a foi dans les enseignements de ses pères et de ses prêtres; enseveli dans la mer avec ses armes et tous ceux qui lui sont chers, il va dans quelques instants se retrouver avec ceux qu'il aime, dans l'autre monde où tous, après la passagère épreuve de la mort, revivront pleins de santé et de joie; et, avec des armes pareilles à celles que les flots auront englouties, il recommencera cette vie guerrière qui alors, c'est-à-dire au quatrième siècle avant J.-C., donne aux Celtes le bonheur, la gloire et la suprématie sur toutes les nations voisines[3].
[2] Ephore, chez Strabon, livre VII, chap. ii, § 1, édition Didot-Müller et Dübner, p. 243. Cf. Didot-Müller, Fragmenta historicorum græcorum, t. I, p. 245, fragment 44.
[3] Aristote, Ethicorum Eudemiorum, l. III, c. 1, § 25; édition Didot, t. II, p. 210, lignes 9, 10. Cf. Ethicorum Nicomacheorum, l. III, c. 10, § 7; édition Didot, t. II, p. 32, lignes 39–41. Le commentaire de ces deux passages nous est fourni, non seulement par le passage de Strabon cité plus haut, mais par Nicolas de Damas, fragment 104, chez Didot-Müller, Fragmenta historicorum græcorum, t. III, p. 457; et par Elien, Variarum historiarum, l. XII, c. 23. Ces textes ont été très savamment rapprochés par M. Karl Müllenhoff, Deutsche Alterthumskunde, t. I, Berlin, 1870, p. 231.
§ 5.
Certains héros sont allés faire la guerre au pays des
morts et des dieux; tels sont: Cûchulainn, Loégairé
Liban, Crimthann Nîa Nair.—Légende de
Cûchulainn.
Dans la croyance celtique, la guerre paraît être une des principales occupations des dieux dans les contrées lointaines dont ils partagent le séjour avec les guerriers morts. Là se continuent, pendant la période héroïque, au temps, par exemple, de Conchobar et de Cûchulainn, les combats dont l'épopée mythologique nous a rendus témoins en nous montrant les Fomôré en lutte avec les populations mythiques de l'Irlande, avec la race de Partholon, avec celle de Némed, et avec les Tûatha Dê Danann.
Un jour Cûchulainn est appelé dans le pays des dieux: c'est une île où l'on va d'Irlande en barque. Fand, déesse d'une beauté merveilleuse, lui offre sa main. Mais le héros n'obtiendra cette épouse séduisante qu'à la condition d'intervenir comme auxiliaire dans une bataille que la famille de sa fiancée doit livrer à d'autres dieux[1]. Il accepte cette condition, il est vainqueur, il épouse la déesse qui est le prix de la victoire et il revient avec elle en Irlande.
Cûchulainn n'est pas le seul humain qui, suivant la légende irlandaise, ait, dans l'autre monde, pris part aux combats des dieux. Voici un autre récit conservé par un manuscrit du milieu du douzième siècle.
[1] Serglige Conculainn, ou «Maladie de Cûchulainn,» chez Windisch, Irische Texte, p. 209, 220. Eogan Inbir, contre lequel Cûchulainn va en guerre dans cette légende, est, dans le Livre des conquêtes, un des adversaires des Tûatha Dê Danann: Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 45–47; p. 11, col. 2, lignes 30–31; cf. p. 127, col. 2, ligne 6.
§ 6.
Légende de Loégairé Liban.
Un jour les habitants du Connaught étaient réunis en assemblée près d'En-loch ou du «lac des oiseaux,» dans la plaine d'Ai; avec eux étaient Crimthann Cass leur roi et Loégairé Liban son fils. Ils passèrent la nuit dans cet endroit. Le lendemain matin de bonne heure, quand ils se levèrent, ils virent un homme s'avancer vers eux à travers le brouillard qui s'élevait du lac.
Cet homme portait un manteau de pourpre, tenait dans sa main droite une lance à cinq pointes; sur son bras gauche était un bouclier à pommeau d'or; une épée à poignée d'or pendait à sa ceinture; des cheveux d'un jaune d'or lui couvraient la tête et les épaules.—«Salut au guerrier que nous ne connaissons pas!» dit Loégairé, fils du roi de Connaught.—«Je vous remercie,» répliqua l'étranger.—«Quelle est la raison qui t'amène?» demanda Loégairé.—«Je viens chercher une armée de secours,» reprit l'inconnu.—D'où viens-tu?» dit Loégairé.—«Du pays des dieux,» répondit l'inconnu. «Fiachna, fils de Reta, est mon nom; ma femme m'a été enlevée. J'ai tué le ravisseur dans un combat. Mais alors j'ai été attaqué par son neveu, Goll mac Duilb, fils du roi de Dûn Maige Mell,» c'est à-dire de la forteresse de la Plaine Agréable (un des noms du pays des morts). «Je lui ai livré sept batailles, et dans toutes j'ai été vaincu. Aujourd'hui aura lieu entre nous une nouvelle bataille. Je suis venu demander du secours.» Jusque-là il avait parlé en prose, il continua en vers:
I
La plus jolie des plaines est la plaine des deux brouillards,
Autour d'elle coulent des fleuves de sang:
Bataille de guerriers divins pleins de bravoure,
Non loin d'ici, c'est tout près.
Nous avons marché dans le sang généreux et rouge
De corps majestueux et de noble race;
Leur perte répand la douleur
Parmi les femmes aux larmes rapides et abondantes.
Premier massacre, celui de la ville des deux grues;
Près d'elle un flanc fut percé:
Là, dans la bataille, tomba, la tête tranchée,
Eochaid fils de Sall Sreta.
Avec vigueur combattit Aed fils de Find,
En poussant le cri de guerre;
Goll mac Duilb, Dond mac Néra
Livrèrent aussi bataille, les guerriers aux belles têtes.
Les bons et jolis fils de ma femme
Et moi nous ne serons pas seuls:
Une part d'argent et d'or
Est le présent que je fais à quiconque le désire.
La plus jolie des plaines est la plaine des deux brouillards,
Autour d'elle coulent des fleuves de sang:
Bataille de guerriers divins pleins de bravoure,
Non loin d'ici, c'est tout près.
II
Dans leurs mains sont des boucliers blancs
Ornés de signes en blanc argent,
Avec des épées brillantes et bleues,
Des cornes rouges à monture métallique.
Observant l'ordre de bataille prescrit,
Précédant leur prince aux traits gracieux,
Marchent, à travers les lances bleues,
Des troupes blanches de guerriers aux cheveux bouclés.
Ils ébranlent les bataillons ennemis,
Ils massacrent tout adversaire qu'ils attaquent.
Combien ils sont beaux dans le combat,
Ces guerriers rapides, distingués, vengeurs!
Leur vigueur, quelque grande qu'elle soit, ne pourrait être moindre:
Ils sont fils de reines et de rois.
Il y a sur leurs têtes à tous
Une belle chevelure jaune comme l'or.
Leurs corps sont élégants et majestueux,
Leurs yeux à la vue puissante ont la prunelle bleue,
Leurs dents brillantes ressemblent à du verre,
Leurs lèvres sont rouges et minces.
Au combat ils savent tuer les guerriers;
Quand on est réuni dans la salle où se boit la bière, on entend leurs
voix mélodieuses.
Ils chantent en vers des choses savantes;
Aux échecs ils gagnent la partie de revanche.
Dans leurs mains sont des boucliers blancs,
Ornés de signes en blanc argent,
Avec des épées brillantes et bleues,
Des cornes rouges à monture métallique.
Quand le guerrier inconnu eut terminé son chant, il partit, retournant dans le lac d'où il venait de sortir. Loégairé Liban, fils du roi de Connaught, s'adressant aux jeunes gens qui l'entouraient:—«Honte à vous!» leur cria-t-il, «si vous ne venez pas en aide à cet homme.» Cinquante guerriers, obéissant à cet appel, vinrent se ranger derrière Loégairé. Loégairé se précipita dans le lac. Les cinquante guerriers l'y suivirent. Après quelque temps de marche, ils rejoignirent l'étranger qui était venu les inviter, c'est-à-dire Fiachna, fils de Reta. Ils prirent part à un combat meurtrier, d'où ils sortirent sains et saufs, et vainqueurs; ils allèrent ensuite assiéger la forteresse de Mag Mell, c'est-à-dire, avons-nous dit, de la Plaine Agréable, du pays des morts, où la femme de Fiachna était retenue prisonnière. Les défenseurs de la place, ne pouvant résister, capitulèrent et rendirent à leur prisonnière la liberté, pour obtenir la vie sauve. Les vainqueurs emmenèrent avec eux la femme qu'ils avaient délivrée; celle-ci les suivit en chantant une pièce de vers qui est connue en Irlande sous le nom de Osnad ingene Echdach amlabair, «Gémissement de la fille d'Eochaid le muet.»
Fiachna ayant recouvré sa femme, donna en mariage à Loégairé sa fille, qui s'appelait Dêr Grêné, c'est-à-dire «Larme du Soleil.» Chacun des cinquante guerriers qui étaient venus avec Loégairé reçut aussi une femme. Loégairé et ses compagnons restèrent un an dans leur nouvelle patrie; mais à la fin de l'année ils eurent le mal du pays.—«Allons, «dit Loégairé, «savoir des nouvelles d'Irlande.»—«Afin de revenir,» lui dit son beau-père, «prenez des chevaux, montez-les, et n'en descendez pas.» Loégairé et ses compagnons suivirent ce conseil, se mirent en route, et arrivèrent à l'assemblée des habitants de Connaught qui avaient passé toute l'année à pleurer leur perte. Inutile de peindre la surprise des habitants de Connaught quand, apercevant devant eux tout à coup une troupe de guerriers à cheval, ils reconnurent Loégairé et ses cinquante compagnons. Ils se précipitèrent au-devant d'eux, pleins de joie, pour leur souhaiter la bienvenue.—«Ne vous dérangez pas,» dit Loégairé; «nous sommes venus vous dire adieu.»—«Ne me quitte pas,» s'écria Crimthann Cass, son père. «Tu auras le royaume des trois Connaught, leur or, leur argent, leurs chevaux tout bridés; à tes ordres seront leurs femmes si belles; ne les quitte pas.» Mais Loégairé fut inébranlable; il répondit qu'il ne pouvait accepter, et chanta en vers les prodiges de son nouveau séjour.
I
Quelle merveille, ô Crimthann Cass!
C'est de la bière qui tombe à chaque pluie.
Toute armée en marche est de cent mille guerriers;
On va de royaume en royaume.
On entend la musique noble et mélodieuse des dieux;
On va de royaume en royaume.
Buvant dans des coupes brillantes,
Ou s'entretient avec qui vous aime.
J'ai pour femme moi-même
Dêr Grêné, fille de Fiachna.
Après cela, te raconterai-je,
Il y a une femme pour chacun de mes cinquante compagnons.
Nous avons apporté de la plaine de Mag Mell
Trente chaudrons, trente cornes à boire,
Nous en avons apporté la plainte que chante Maer,
Fille d'Eochaid le muet.
Quelle merveille, ô Crimthann Cass!
C'est de la bière qui tombe à chaque pluie.
Toute armée en marche est de cent mille guerriers;
On va de royaume en royaume.
II
Quelle merveille, ô Crimthann Cass!
Je fus maître de l'épée bleue.
Une nuit des nuits des dieux!
Je ne la donnerais pas pour ton royaume.
Après avoir chanté ces vers, Loégairé quitta son père et l'assemblée des habitants de Connaught, et il retourna dans ce pays mystérieux d'où il venait. La royauté y est partagée entre Fiachna son beau-père et lui; c'est lui qui règne dans la forteresse de Mag Mell;—c'est-à-dire de la Plaine Agréable où vont habiter les morts,—et il a toujours pour compagne la fille de Fiachna[1].
[1] Livre de Leinster, p. 275, col. 2, p. 276, col. 1 et 2.
§ 7.
La descente de cheval dans la vieille légende de Loégairé
Liban et dans la légende moderne d'Ossin.
Dans cette légende, un détail caractéristique sur lequel nous appellerons l'attention, c'est la recommandation faite à Loégairé Liban par son beau-père de ne pas descendre de cheval en Irlande. Loégairé a suivi ce conseil. Aussi a-t-il pu regagner sain et sauf la contrée merveilleuse où il a trouvé une femme, un trône, et un bonheur surhumain.
Il y a là une croyance mythologique que la légende de Loégairé n'est pas seule à nous conserver. L'existence de cette croyance est attestée aussi par le cycle ossianique. Nous parlons du cycle ossianique, dans sa forme la plus moderne, telle que la lui a donnée, au milieu du siècle dernier, Michel Comyn, quand il a écrit son poème célèbre intitulé «Ossin dans la terre des jeunes.» Ossin, comme Loégairé, a été dans une contrée merveilleuse où, après des victoires, il a épousé la fille du roi. Alors un désir irrésistible de revoir l'Irlande s'empare de lui. Il quitte sa femme avec l'intention de revenir bientôt. Il est monté sur un coursier merveilleux. Cet animal surnaturel sait la route qui le conduira en Irlande et qui l'en ramènera. La femme du héros lui fait la recommandation que Loégairé Liban a reçue de son beau-père: «Rappelle-toi, ô Ossin, ce que je te dis. Si tu mets pied à terre, jamais tu ne reviendras dans la contrée si jolie que j'habite[1].»
Une circonstance inattendue empêcha Ossin de suivre ce sage conseil. Un jour, en Irlande, voulant venir en aide à trois cents hommes qui avaient à porter une table de marbre et qui succombaient sous cette charge, il fit un effort violent; la sangle d'or de son cheval se brisa, il tomba sur le sol. En un instant il perdit la vue; sa beauté, sa jeunesse et sa force furent remplacés par la décrépitude, la vieillesse et l'épuisement. Il n'a pu depuis retrouver la route du pays séduisant où il avait laissé sa charmante épouse. Il est resté en Irlande sans autre consolation que le souvenir d'un passé qui ne reviendra pas[2].
[1] Transactions of the Ossianic Society for the year 1856, vol. IV, 1859, p. 266. L'édition de ce texte curieux est due à M. Brian O'Looney.
[2] Ibid., p. 278.
§ 8.
Légende de Crimthann Nîa Nair.
Nous venons de voir ce que Michel Comyn écrivait il y a un peu plus d'un siècle. La littérature la plus ancienne de l'Irlande raconte l'histoire d'un héros qui fut encore moins heureux qu'Ossin: car en tombant comme lui du cheval merveilleux, ce ne fut pas seulement de cécité, de vieillesse et de décrépitude qu'il fut atteint: il mourut. Le héros dont nous voulons parler est le roi suprême d'Irlande, Crimthann Nîa Nair.
Ce personnage appartient au cycle de Conchobar et de Cûchulainn. Sa généalogie fait partie des récits qui ont donné à la race irlandaise une si grande réputation d'immoralité. Lugaid était fils de trois frères, Bress, Nar et Lothur; et Clothru, sa mère, était leur sœur[1]. Lugaid s'unit ensuite à Clothru, qui fut ainsi successivement sa mère et sa femme, et de cette union est issu Crimthann[2].
Crimthann, fils de Lugaid et de Clothru, devint roi suprême d'Irlande. Il épousa la déesse Nair, qui l'emmena de l'autre côté de la mer, dans un pays inconnu où il resta un mois et quinze jours. Il en revint avec quantité d'objets précieux. On cite un char qui était tout entier d'or; un jeu d'échecs en or, où étaient incrustées trois cents pierres précieuses; une tunique brodée d'or; une épée dont la ciselure d'or représentait des serpents; un bouclier avec ornements saillants en argent; une lance dont les blessures étaient toujours mortelles; une fronde qui ne manquait jamais son coup; deux chiens attachés à une chaîne d'argent si jolie qu'on l'estimait trois cents femmes esclaves. Crimthann mourut des suites d'une chute de cheval, six semaines après son retour en Irlande[3].
[1] Livre de Leinster, p. 124, col. 2, lignes 34 et suiv.
[2] Comparez saint Jérôme, Adversus Jovinianum, livre II, chap. 7, chez Migne, Patrologia latina, t. 23, col. 296 A.
[3] Un très court résumé de la légende de Crimthann se trouve dans le traité appelé Flathiusa hErenn, Livre de Leinster, p. 23, col. 2, lignes 2–8; Livre de Lecan, f° 295, verso, col. 2; cf. Annales des Quatre Maîtres, édition d'O'Donovan, 1851, t. I, p. 92–95; Keating, Histoire d'Irlande, édition de 1811, p. 408, 409.
§ 9.
Différence entre la légende de Cûchulainn d'un côté,
celles de Loégairé Liban et de Crimthann Nîa Nair
de l'autre.
La légende de Loégairé Liban et celle de Crimthann Nîa Nair nous offrent ce caractère commun que le héros, au retour du pays mystérieux créé par la mythologie, ne peut descendre de cheval sans s'exposer à une perte certaine. Il semble que telle est la loi commune. Cependant, Cûchulainn et son cocher y échappent. Cûchulainn et le cocher,—je pourrais dire même le char et les deux chevaux, que le système militaire des Celtes primitifs associe d'une manière inséparable à ses exploits,—ont quelque chose de surhumain et sont, à une foule de points de vue exceptés des lois générales auxquelles le reste de la nature est assujetti.
Au retour du pays des dieux, ramenant avec lui la déesse Fand qu'il a épousée, et Loeg son cocher, qui lui a servi de guide, Cûchulainn n'éprouve, ainsi que Loeg, aucun effet de ce voyage. C'est ainsi que, dans l'épopée homérique, rien n'est changé chez Ulysse quand il revient de l'île de Calypso. Cûchulainn, comme Ulysse, a pu sans mourir faire son voyage merveilleux; au contraire, Loégairé et Crimthann, à leur retour du pays inconnu qu'ils ont été visiter, ne sont que des revenants, dans le sens mythique que l'imagination populaire, en France, donne encore à ce mot: des revenants, c'est-à-dire des morts, qui pour un temps fort court ont quitté leur patrie nouvelle afin de revoir leurs parents et leurs amis. Fugitives apparitions, ils ne peuvent toucher terre sans s'évanouir au même instant.
Quand Michel Comyn, ramenant Ossin de la région merveilleuse de l'éternelle jeunesse, le fait survivre sous forme de vieillard caduc à l'accident qui l'a précipité de cheval, il lui confère, par le droit qu'en prenant la plume conquiert tout poète, un privilège contraire à la tradition celtique. Cependant il y a dans cette composition, vieille seulement d'un peu plus d'un siècle, un dernier écho de l'enseignement celtique le plus ancien sur l'immortalité de l'âme. Le Celte croyait que l'âme survivait à la mort, mais il ne concevait pas cette âme sans un corps nouveau semblable au premier; je dis semblable, mais sauf certains caractères: ainsi ce corps nouveau, immortel dans le pays des morts, ne pouvait, sans perdre la vie, toucher du pied la terre des vivants.
CHAPITRE XVI.
CONCLUSION.
§1. D'une différence importante entre la mythologie celtique et la mythologie grecque.—§2. La triade mythologique dans les Vêda et en Grèce.—§3. La triade en Irlande.—§4. La triade en Gaule chez Lucain: Teutatès, Esus et Taranis ou Taranus.—§5. Le dieu gaulois que les Romains ont appelé Mercure.—§6. Le dieu cornu et le serpent mythique en Gaule.—§7. Le dualisme celtique et le dualisme iranien.—§8. Le naturalisme celtique.
§ 1.
D'une différence importante entre la mythologie celtique
et la mythologie grecque.
Quelques textes d'auteurs latins et grecs, un grand nombre d'inscriptions trouvées sur le continent et dans les Iles Britanniques, nous donnent des noms de divinités celtiques, les uns isolés, les autres associés à des noms de divinités gréco-latines. Certains savants paraissent attendre des études celtiques la détermination précise des attributions spéciales à chacune de ces divinités et semblent croire qu'un jour on pourra donner sur chacune d'elles un ensemble net et précis de légendes analogue à celui que la mythologie grecque a groupé sous le nom de chacun de ses principaux dieux. C'est une illusion.
En effet, si la mythologie celtique offre comme base un fonds de croyances semblable à celui qui a inspiré les traits généraux de la mythologie grecque, elle s'est développée, surtout au point de vue de la forme littéraire et artistique, d'une façon toute différente, et elle a vécu dans un milieu qui n'a jamais eu d'Homère ni de Phidias. Le génie littéraire de la Grèce a créé des caractères, clairement distincts et vigoureusement soutenus dans une foule de détails, pour des dieux qui sont des doublets les uns des autres, tels que Phaéton, Apollon, Héraclès, trois personnifications du soleil. Les sculpteurs et les peintres ont donné à ces dieux originairement identiques des types différents, nettement séparés les uns des autres soit par la forme du corps, soit par les objets qui leur sont associés, vêtements, armes, etc.
Quand la sculpture grecque a pénétré en Gaule, elle y a tenté un essai de ce genre, mais tous les monuments qui en subsistent sont postérieurs à la conquête romaine, c'est-à-dire qu'ils datent d'une époque où la religion gauloise était en pleine décadence; et, sauf le passage de Lucien sur Ogmios, nous n'avons aucun texte littéraire qui se rapporte au mouvement religieux correspondant à cette période artistique.
La littérature irlandaise la plus ancienne nous offre les conceptions mythologiques des Celtes dans une période où la civilisation était beaucoup plus primitive. Alors on n'avait pas encore donné aux créations de la mythologie les contours précis par lesquels elles sont fixées, quand les arts du dessin, atteignant une certaine perfection, parviennent à créer pour chaque nom divin une forme anthropomorphique distincte de celles à qui les autres noms divins servent pour ainsi dire d'étiquette. Les compositions épiques de l'Irlande n'ont pas la valeur esthétique de celles de la Grèce et de leurs imitations romaines. On n'y voit pas chaque dieu se présenter avec ce caractère nettement dessiné, longuement suivi, qui, toujours stable et un dans les circonstances les plus variées, est une création propre au génie littéraire de la Grèce. En Irlande comme dans la mythologie védique, les traits qui pourraient caractériser la figure de chacun des personnages qu'un nom divin désigne restent souvent indécis et vagues; tantôt tels et tels personnages sont distincts les uns des autres, tantôt ils se confondent les uns avec les autres et ne font qu'un.
Rien de commun, par exemple, en Irlande comme la triade, c'est-à-dire trois noms divins, qui, à certains moments, semblent désigner autant d'êtres mythiques distincts, et qui ailleurs ne sont évidemment que trois noms ou trois adjectifs, exprimant trois aspects différents de la même personnalité mythologique.
§ 2.
La triade mythologique dans les Vêda et en Grèce.
Dans la mythologie védique, Varuna, le plus ancien des dieux; Yama, le dieu de la mort; Tvashtri, père du dieu suprême Indra, sont trois formes de la même idée. Yama est le père de la race divine et, par conséquent, d'Indra, comme Tvashtri[1], Varuna aussi reçoit le titre de dieu père[2]. Varuna est dieu de la nuit[3], variante de la mort, qui est le domaine de Yama; il a été vaincu et détrôné par Indra[4] son fils, qui, ailleurs, ayant remporté la victoire sur son père Tvashtri, lui ôte la vie[5]. Ainsi Yama, Varuna et Tvashtri, qui souvent semblent trois dieux distincts, sont, en réalité, trois noms du même dieu, ou trois expressions pour désigner la même conception mythologique.
Dans la mythologie grecque, Brontès, ou le bruit du tonnerre, Stéropès et Argès, deux noms de l'éclair, ont pour origine trois expressions qui désignent deux formes du même phénomène, et on a imaginé que ces trois expressions désignaient trois personnages distincts, réunis en un groupe sous le nom de Cyclopes[6]. C'est une triade dans le sens le plus rigoureux du mot, c'est-à-dire que les Cyclopes sont trois personnifications du même phénomène naturel. Telles sont aussi les Charites, que les Romains ont appelées Grâces[7], et le triple Géryon, personnification de la nuit[8].
Mais les Cyclopes les Charites, et Géryon, n'occupent qu'un rang secondaire dans le Panthéon grec. Les dieux les plus importants, Aïdès, Ennosigaios aussi appelé Poseidaôn, Zên plus connu sous le nom de Zeus, tous fils de Kronos[9], sont au nombre de trois comme les petits dieux grecs et les grands dieux védiques dont nous venons de parler, et comme les dieux celtiques dont il sera question plus loin. Toutefois, dès l'époque à laquelle remontent les documents les plus anciens, le génie grec a donné aux trois fils de Kronos, des attributs tellement distincts qu'il est impossible de les confondre l'un avec l'autre.
[1] Bergaigne, La religion védique, t. I, p. 88.
[2] Id., ibid., t. III, p. 111.
[3] Id., ibid., t. III, p. 116–121.
[4] Id., ibid., t. III, p. 142–148.
[5] Id., ibid., t. III, p. 58–60, 144.
[6] Hésiode, Théogonie, vers 139–145.
[7] Théogonie, vers 907. Cf. Max Müller, Lectures on the science of language, second series, 2e édition, p. 369–376.
[8] Théogonie, vers 287; Eschyle, Agamemnon, v. 870. Cf. plus bas, p. 211–213, et plus haut, p. 385, note.
[9] Hésiode, Théogonie, vers 455–457.
§ 3.
La triade en Irlande.
L'esprit celtique éprouve beaucoup moins le besoin d'attacher à chaque mot différent une idée distincte de celle qu'un autre mot exprime. Nous lisons dans de vieux textes irlandais que les Tûatha Dê Danann avaient au même moment trois rois: Mac Cuill, Mac Cecht et Mac Grêné. Tous trois, par leur père Cermait, étaient petits-fils de Dagdé, dieu suprême; tous trois régnaient en même temps sur l'Irlande; tous trois furent tués à la bataille de Tailtiu. La femme du premier s'appelait Fotla; celle du second, Banba; celle du troisième, Eriu. Or, ces trois femmes prétendues sont simplement trois noms de l'Irlande. Il n'y a donc qu'une femme, et comme la triple épouse se réduit à l'unité, les trois époux n'en font qu'un[1].
Mac Cuill, Mac Cecht et Mac Grêné ont un doublet. Dans le «Dialogue des deux docteurs,» un des plus anciens documents qui nous parlent de ce doublet, on trouve écrits Brîan, Iuchar et Uar les trois noms qui le constituent. Comme Mac Cuill, Mac Cecht et Mac Grêné, Brîan, Iuchar et Uar appartiennent au groupe des Tûatha Dê Danann et le dominent. Ce sont les dieux de la science et du génie littéraire et artistique. Brigit, leur mère, est à la fois une déesse et une file féminine; elle est fille de Dagdé, ou «bon dieu,» le dieu suprême, le grand roi des Tûatha Dê Danann. Ses enfants, Brîan, Iuchar et Uar, ont donc le même grand-père que Mac Guill, Mac Cecht et Mac Grêné[2].
Entre Brîan, Iuchar et Uar, il n'y a qu'une différence de nom; on peut même dire qu'entre Iuchar et Uar la différence n'est qu'apparente, car le second de ces deux noms n'a été obtenu qu'en retranchant trois lettres du premier. Un procédé analogue a été suivi par les auteurs qui écrivent les deux derniers noms de cette triade: Iucharba et Iuchair. Iuchair n'est qu'une forme abrégée de Iucharba.
Brîan, et ses deux frères ou associés, appelés tantôt Iuchar et Uar, tantôt Iucharba et Iuchair, ont, sur tous points, la même histoire. A eux trois, ils tuent le dieu Cêin, appelé ailleurs Cîan[3]; tous trois sont tués dans le même endroit, par le dieu Lug[4]. On les dépeint tous les trois de la même manière: tous trois ont la chevelure blonde, sont vêtus d'un manteau vert sur une tunique d'un rouge qui tend au jaune. Tous trois portent une lance très forte et très pointue. Une épée à poignée d'ivoire pend sur la cuisse de chacun d'eux. Leurs trois boucliers sont rouges. Les noms de leurs trois chevaux diffèrent, mais ont le même sens: chacun veut dire «vent.» Leurs trois pères nourriciers s'appellent Victoire, Dignité et Force protectrice. Les noms de leurs trois concubines sont Paix, Plaisir et Joie; ceux de leurs trois reines, Belle, Jolie, Charmante. Leurs trois châteaux se nomment Fortune, Richesse et Large Hospitalité[5]. Enfin à eux trois ils donnent le jour à un fils unique dont le nom, Ecné, veut dire «science, littérature, poésie[6].»
Brîan, Iuchar et Iucharba appartiennent au cycle mythologique. Ils ont un doublet dans le cycle de Conchobar et de Cûchulainn, et, malgré certaines apparences historiques, ce doublet appartient encore à la mythologie. Il faut, disons-nous, reconnaître une triade mythologique dans la légende de Clothru, épouse à la fois de ses trois frères. De cette association conjugale naît un fils unique; Lugaid, ce fils, plus tard roi suprême d'Irlande, a, gravées sur la peau par un phénomène étrange, deux lignes circulaires rouges, l'une au cou, l'autre à la ceinture; ces lignes séparaient chacune des portions du corps par lesquelles il ressemblait à chacun de ses trois pères. Il ressemblait au premier par la tête, au second par le haut du corps jusqu'à la ceinture, au troisième par la partie inférieure du corps. Il épousa sa mère, dont il eut un fils qui lui succéda sur le trône d'Irlande[7].
La triade est produite par l'habitude d'employer trois synonymes pour exprimer la même idée mythologique. Quelquefois les Irlandais ont conservé sur ce point la notion de la réalité. Ainsi, dans un des manuscrits du Glossaire de Cormac, nous lisons que la femme du grand dieu Dagdé a trois noms, qui sont: Mensonge, Tromperie et Honte[8]. Dagdé lui-même, d'après le même ouvrage, a trois noms: outre le nom par lequel nous venons de le désigner, il porte ceux de Céra et de Rûad-rofhessa[9]. Nous ne voyons pas qu'on ait supposé trois dieux pour expliquer ces trois noms. Mais par exemple, d'un dieu unique, du dieu père appelé Kronos chez les Grecs, on en a fait trois en Irlande. Ce dieu, qui originairement fut maître du monde, et qui, vaincu par son fils, devint roi des morts, a été, en Irlande, transformé en trois dieux; le premier, d'abord roi, fut détrôné; le second fut tué par son petit-fils dans la bataille; le troisième vaincu, mis en fuite, fut obligé de se réfugier dans le pays des morts, où il règne. Les Irlandais appellent le premier Bress, le second Balar, le troisième Téthra; et ces trois noms, à l'origine, ont désigné la même divinité.
[1] Lebar gabala, dans le Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 27–30; p. 10, col. 1, lignes 35–39; Flathiusa hErenn, Livre de Leinster, p. 15, col. 1, lignes 1–4; poème chronologique de Gilla Coemain, Livre de Leinster, p. 127, col. 2, lignes 7–10.
[2] Dialogue des deux docteurs, dans le Livre de Leinster, p. 187, col. 3, lignes 54 et suiv. Chose curieuse, Bress, leur père, est un Fomôré, et ils appartiennent, comme leur mère et leur grand-père maternel, au groupe des Tûatha Dê Danann, ennemis des Fomôré. Nous avons déjà parlé de Brîan et de ses deux frères, p. 145 et suiv.
[3] Poème de Flann Manistrech, dans le Livre de Leinster, p. 11, col. 1, ligne 28.
[4] Livre de Leinster, p. 11, col. 2, lignes 2, 3. Les vers de Flann Manistrech cités dans cette note et dans la précédente sont le thème sur lequel a été créée la légende de Tuirell Bicreo. Cette légende, qui paraît dater du quinzième siècle, a reçu à une date beaucoup plus moderne une forme beaucoup plus développée, sous le titre, bien connu en Irlande, de Aided Chloinne Tuirend, «Mort violente des enfants de Tuirenn.»
[5] Livre de Leinster, p. 30, col. 3, lignes 38 et suiv.
[6] Dialogue des deux docteurs, dans le Livre de Leinster, p. 187, col. 3, lignes 53–58. Sur ecne = *ate-gnio-n, dont la forme la plus complète en vieil irlandais est aithgne, voyez la Grammatica celtica, 2e édition, p. 60, 869.
[7] Flathiusa hErend, dans le Livre de Leinster, p. 23, col. 1, ligne dernière; col. 2, lignes 1–3; Aided Meidbe, ibid., p. 124, col. 2, lignes 34 et suiv.; Keating, Histoire d'Irlande, édition de 1811, p. 406. Cf. plus haut, p. 364.
[8] Whitley Stokes, Sanas Chormaic, p. 90. Hérè, femme de Zeus, est aussi une trompeuse (Iliade, XV, 31, 33; XIX, 97, 106, 112.
[9] Whitley Stokes, Sanas Chormaic, p. 47, 144.
§ 4.
La triade en Gaule chez Lucain: Teutatès, Esus, Taranis
ou Taranus.
Nous retrouvons en Gaule les triades divines. Pour en bien comprendre le sens, il est nécessaire de déterminer d'abord auquel des deux groupes, entre lesquels se partage le panthéon celtique, chacune de ces triades appartient.
La plus célèbre des triades divines adorées en Gaule est celle dont Lucain parle, dans des vers bien connus et que nous avons déjà souvent cités: les dieux qui la composaient s'appelaient Teutatès, Esus et Taranis ou Taranus. Ils appartenaient au groupe des dieux de la mort et de la nuit, des dieux pères et méchants que les Irlandais ont nommés Fomôré. On les honorait par des sacrifices humains[1]. L'objet de ces sacrifices était d'obtenir que cette triade redoutable, considérée comme divinité de la mort, acceptât l'âme de la victime en échange d'autres personnes plus chères dont la vie était menacée[2].
Ces immolations terribles se pratiquaient surtout à la guerre: les captifs étaient mis à mort et leur massacre était un acte religieux. Les Gaulois établis en Asie y portèrent cet usage barbare, et il était encore en vigueur parmi eux dans la première moitié du second siècle avant notre ère[3]. Il persistait en Gaule longtemps après cette date; il est mentionné dans la description de la Gaule écrite par Diodore de Sicile vers l'année 44 avant notre ère. Les prisonniers de guerre, nous dit Diodore, sont sacrifiés aux dieux; avec les animaux que le sort des armes a fait tomber entre les mains des vainqueurs, ils sont brûlés, ou mis à mort d'une autre façon[4]. Les Gaulois ne procédaient pas autrement au temps de la grande guerre que César leur fit de 58 à 51 avant J.-C. Après avoir dit qu'ils ont un dieu, identique suivant lui au Mars romain, l'auteur des Commentaires continue ainsi: «Quand ils ont résolu de livrer une bataille, ils vouent ordinairement à ce dieu le butin qu'ils projettent de faire; après la victoire, ils immolent en son honneur tout ce qui a vie[5].»
Deux inscriptions nous apprennent le nom, ou un des noms de la divinité gauloise que César a désignée par le nom latin de Mars. L'une est une dédicace à Mars Toutatis; elle a été trouvée en Grande-Bretagne[6]. L'autre, découverte à Seckau en Styrie, s'adresse à Mars Latobius Harmogius Toutatis Sinatis Mogenius[7]. Ainsi, Toutatis ou Teutatès est le dieu auquel, pendant la guerre, les Gaulois immolaient leurs captifs. C'est un des noms et une des personnifications de ce dieu père qui régnait sur les morts. Par faveur, croyait-on, il pouvait épargner les jours du Gaulois menacé dans son existence, et qui, comme remplaçant, lui envoyait dans l'autre monde un captif immolé[8].
Taranis ou Taranus, si l'on admet la correction de M. Mowat[9], est un doublet de Teutatès ou Toutatis. L'étymologie de son nom établit que c'est un dieu de la foudre: taran, en gallois, en cornique et en breton, est le nom de la foudre. Or, le dieu de la foudre, en Irlande, est Balar, un des trois principaux chefs des Fomôré. Son œil, le mauvais œil, dont le regard tue, n'est autre chose que la foudre. On a considéré Taranus comme identique au Jupiter romain. Sans doute, Jupiter a pour arme la foudre; mais la religion des Romains n'étant pas dualiste comme celle des Gaulois, Jupiter joint à cet attribut accessoire des qualités fondamentales comme dieu bon et dieu fils, qui le rendent tout à fait étranger au Taranus celtique. Jupiter est le fils de Saturne ou de Kronos; il est le dieu du jour et de la vie. Taranus, comme Balar, est le dieu de la mort, père des dieux de la vie[10]. Voilà pourquoi en Gaule, comme Lucain nous l'apprend, on lui offrait des sacrifices humains.
Esus, dont une variante Æsus nous a été conservée par une monnaie de la Grande-Bretagne[11], a été placé avec raison par Lucain dans la même triade, puisqu'on lui offre des sacrifices humains. Le bois qu'il coupe dans le bas-relief gallo-romain du musée de Cluny était sans doute destiné au bûcher du sacrifice. Au temps de Tibère, de l'an 14 à l'an 37 de notre ère, quand fut sculpté ce monument, il était défendu en Gaule de sacrifier des victimes humaines. Mais la suppression de cet usage n'était point ancienne, puisque, sept ans avant notre ère, Denys d'Halicarnasse en parle encore en mettant le verbe au présent; et si cette lugubre cérémonie ne se pratiquait plus sous le règne de Tibère, du moins le cérémonial en subsistait, puisque sous Claude, en l'an 43 ou 44 après notre ère, Pomponius Méla nous apprend qu'il était encore maintenu: ne pouvant plus tuer d'hommes, les druides alors se bornaient à tirer quelques gouttes de sang à des gens de bonne volonté[12].
[1] Lucain, Pharsale, l. I, vers 444–446.
[2] «Qui sunt affecti gravioribus morbis quique in præliis periculisque versantur, aut pro victimis homines immolant aut se immolaturos vovent administrisque ad ea sacrificia druidibus utuntur, quod, pro vita hominis nisi hominis vita reddatur, non posse deorum immortalium numen placari arbitrantur.» César, De bello gallico, livre VI, chap. xvi, § 2, 3.
[3] «Cum ... mactatas humanas hostias, immolatosque liberos suos audirent.» Discours prononcé au sénat par le proconsul Cneius Manlius, l'an 187 avant J.-C., chez Tite-Live, livre XXXVIII, chap. xlvii; comparez Diodore de Sicile, livre XXXI, chap. 13, édition Didot, t. II, p. 499. Ici il est question d'événements de l'année 167 avant J.-C.
[4] «Χρῶνται δὲ καὶ τοῖς αἰχμαλώτοις ὡς ἱερείοις πρὸς τὰς τῶν θεῶν τιμάς. Τινὲς δὲ αὐτῶν καὶ τὰ κατὰ πόλεμον ληφθέντα ζῷα μετὰ τῶν ἀνθρώπων ἀποκτείνουσιν ἢ κατακαίουσιν ἤ τισιν ἄλλαις τιμωρίαις ἀφανίζουσι.» Diodore de Sicile, livre V, chap. xxxii, § 6, édition Didot, t. I, p. 273, 274.
[5] «.... Martem bella regere. Huic, cum prælio dimicare constituerunt, ea, quæ bello ceperint, plerumque devovent: cum superaverunt, animalia capta immolant reliquasque res in unum locum conferunt.» César, De bello gallico, l. VI, chap. xvii, § 2, 3.
Marti
Toutati.
Inscription de Rooky Wood, Hertfordshire. Corpus inscriptionum latinarum, t. VII, n° 84. Ce monument est aujourd'hui conservé au Musée Britannique.
Marti
Latobio
Harmogio
Tovtati
Sinati Mog
enio.
Corpus inscriptionum latinarum, t. III, n° 5320. M. Mowat, Revue épigraphique, t. I, p. 123, lit Tiovtati avec un i après le t. Je préfère la lecture du Corpus inscriptionum latinarum, t. III, p. 1163, col. 2: phonétiquement, elle est la seule admissible. Ou, dans Toutatis, est une variante d'eu dans Teutates; o dans Totatigens (Corpus, t. VI, n° 2407), u dans Tutatis, cité par M. Mowat au passage que nous critiquons, sont des variantes justifiées (Grammatica celtica, 2e édition, p. 34); Tioutatis serait un monstre. Ce dissentiment sur un point de détail ne m'empêche pas d'avoir sur une foule d'autres points en haute estime les travaux du savant épigraphiste qui a agrandi par de si nombreuses découvertes le domaine des études celtiques.
[8] Le Mars Belatu-Cadros, «beau quand il tue,» de Grande-Bretagne semble être le même dieu sous un autre nom. Corpus inscriptionum latinarum, t. VII, nos 318, 746, 885, 957.
[9] Revue épigraphique, t. I, p. 123–126. L'hypothèse que les thèmes en i faisaient leur génitif en ou (Grammatica celtica, 2e édit., p. 234) me semble inadmissible. Dans mon opinion, Taranu-cnos est un composé asyntactique.
[10] Les dédicaces «deo Taranu-cno» par les Gaulois de la rive droite du Rhin,—Brambach (Corpus inscriptionum rhenarum, nos 1589, 1812),—s'adressent à un fils de Taranus.
[11] A. de Barthélémy, dans la Revue celtique, t. I, p. 293, col. 1.
[12] Voir plus haut, t. Ier, p. 149.
§ 5.
Le dieu gaulois que les Romains ont appelé Mercure.
Ainsi, Teutatès, Taranis ou Taranus et Esus sont autant de formes de ce dieu de la mort, père du genre humain, appelé Dis pater par César. En Irlande il porte, nous l'avons dit, trois noms: Bress, Balar et Téthra; c'est le chef des Fomôré. Dans le groupe divin qui leur est opposé, la victoire est remportée par Lug, plus anciennement Lugus. Le nom de Lug, en irlandais, veut dire «guerrier[1].» En effet l'acte le plus important de ce dieu a consisté à tuer le dieu de la mort Balar. C'est Lug que César présente comme identique au Mercure romain, déjà confondu à cette époque avec l'Hermès grec. Lug ressemble à ce Mercure-Hermès en ce qu'il est le dieu des arts et du commerce. Mais de cette ressemblance à l'identité, il y a une distance énorme. Nous avons déjà fait une observation analogue à propos du Jupiter romain et du Taranis ou Taranus gaulois: les mythographes romains, partant de la croyance à la réalité de leurs dieux et des dieux étrangers, s'imaginaient avoir établi l'identité de deux personnalités mythologiques, quand ils avaient constaté entre elles certains points de ressemblance. De là est résultée la fusion de leur mythologie avec celle des Grecs: par l'emploi de cette méthode, ils sont arrivés à se persuader à eux-mêmes et à faire croire aux Gaulois romanisés que les dieux gaulois et les dieux romains étaient les mêmes. Cette doctrine était fausse: le dieu gaulois que César a appelé Mercure est une conception mythologique originale qui, ressemblant sur certains points au Mercure-Hermès gréco-romain, en diffère sur d'autres points; il est, par exemple, un dieu guerrier.
Les Gaulois ne l'appelaient pas seulement Lugus: ils lui donnaient plusieurs autres noms, et, parmi ces noms, plusieurs ont pour élément fondamental une racine smer dont la valeur n'a pas encore été déterminée[2]. Sur un vase découvert à Sanxey, près de Poitiers, on lit la dédicace Deo Mercvrio Atusmerio. La base d'une statue de Mercure trouvée à Meaux offre la légende Deo Adsmerio[3]. Sur un des autels romains de Paris conservés au musée de Cluny, M. Mowat a déchiffré les cinq lettres Smeri ou Smert. Elles commencent la légende, aujourd'hui fruste, inscrite au-dessus d'un bas-relief représentant un personnage qui va frapper un serpent d'un coup de massue[4]. Ce personnage est un doublet de Lugus. Le serpent est une des formes du dieu mauvais indo-européen[5].
Dans le bassin du Rhin, le dieu identifié au Mercure romain perd souvent son nom gaulois; mais alors il est accompagné d'une déesse qui a conservé ce nom: c'est Rosmerta, et Ro-smer-ta nous offre la même racine qu'Atu-smer-iu-s ou Ad-smer-ius, et que le mot incomplet Smer-i... ou Smer-t...[6].
[1] Glossaire d'O'Davoren, chez Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. 103. Suivant un passage célèbre du pseudo-Plutarque, De fluviis, le premier terme du composé Lugu-dunum aurait signifié «corbeau.» La vérité est probablement que dans le récit légendaire gaulois auquel ce texte renvoie, il était question d'une apparition d'oiseaux, et que dans la croyance gauloise ces oiseaux étaient une manifestation du dieu Lugus.
[2] En irlandais moyen, smêr veut dire «feu.» Whitley Stokes, Sanas Chormaic, p. 149. De ce mot paraît dériver l'irlandais moyen smêroit «charbon.» On ne sait pas quelle est dans ces deux mots l'origine de l'e long.
[3] Mowat, dans le Bulletin des antiquaires de France, 1882, p. 310.
[4] Mowat, dans le Bulletin épigraphique de la Gaule, t. I, p. 117.
[5] Bréal, Mélanges de mythologie et de linguistique, p. 96 et suiv.
[6] Charles Robert, Epigraphie de la Moselle, p. 65 et suiv. Le nom propre d'homme Smertu-litanus, «large comme Smertus,» dans une inscription de Worms (Brambach, n° 901), est un témoignage du même culte, et le nom de femme galate Zmerto-mara, «grande comme Smertos,» atteste que les Gaulois avaient porté ce culte en Asie.
§ 6.
Le dieu cornu et le serpent mythique en Gaule.
Le serpent de l'autel du musée de Cluny,—ce serpent que va frapper d'un coup de massue le dieu celtique identifié à Mercure, ce serpent qui est une des personnifications du dieu méchant,—reparaît dans d'autres monuments dont il a été fait en ces derniers temps une étude approfondie[1]. Dans la plupart des monuments publiés jusqu'ici, ce serpent a une tête de bélier. Il est associé comme attribut à des divinités gauloises par des monuments trouvés à Autun, à Montluçon, à Epinal, à Vandœuvre (Indre), à La Guerche (Cher). Un des plus curieux de ces monuments est celui d'Autun. Le dieu est accroupi, tricéphale et cornu; deux serpents à tête de bélier lui font une sorte de ceinture.
Ses trois têtes nous rappellent la triade gauloise: Teutatès, Esus et Taranis ou Taranus; la triade irlandaise: Bress, Balar et Téthra. Il porte des cornes. En Irlande, le père de Bress s'appelle Bûar-ainech, c'est-à-dire «à la figure de vache[2].» Quant aux serpents à tête de bélier, ce sont les monstres à têtes de chèvre, goborchind, de l'Irlande[3]. Sur l'autel de Vandœuvre (Indre), le dieu cornu, toujours accroupi, n'est pas tricéphale; mais il est accompagné de deux autres dieux debout qui complètent la triade; et les deux serpents, au lieu de lui servir de ceinture, sont placés aux deux extrémités du bas-relief.
Le dieu cornu, père de Bress, et par conséquent aussi de ses deux doublets Balar et Téthra, ne s'appelait pas, en Gaule, dieu «à figure de vache,» Bûar-ainech en irlandais: on le nommait Cernunnos[4]. Cernunnos, suivant nous, est le premier père, le dieu fondamental de la nuit et de la mort; ses cornes sont le croissant de la lune, reine de la nuit. Teutatès, Esus et Taranis ou Taranus sont ses fils, ou, si l'on veut, ses doublets, pourrait-on dire en quelque sorte. Le nom de Cernunnos est gravé sur la troisième face de l'autel n° 3 du musée de Cluny; au-dessous on distingue nettement une figure humaine cornue. La partie inférieure du corps est fruste; mais vu la hauteur du monument, il est certain que ce dieu était accroupi, comme les deux autres dieux cornus dont nous avons parlé, celui d'Autun et celui de Vandœuvre (Indre). Aucun serpent ne l'accompagne; le sculpteur a fait du mythe deux tableaux: après avoir placé Cernunnos sur la troisième face de l'autel, il a représenté sur la quatrième face le meurtre du serpent.
Dans la doctrine celtique telle que nous la trouvons en Irlande, le dieu de la mort, tué par son petit-fils, vit toujours et règne, en changeant de nom; les Gallo-Romains ont préféré une autre forme du mythe. Dans le système qui a inspiré le bas-relief de Paris, le dieu du crépuscule n'a pas tué le dieu de la nuit, son père; il a tué seulement le serpent qui est le compagnon ordinaire de ce dieu redoutable. Du reste, bien qu'habituellement les Indo-Européens confondent la nuit avec l'orage, le serpent est le représentant de l'orage et de la foudre plutôt que de la nuit, et il n'y aurait pas lieu de s'étonner si cette distinction avait été encore saisie en Gaule au premier siècle de notre ère.
Aussi y a-t-il des exemples du dieu cornu sans l'emblème du serpent. Nous citerons les bas-reliefs de Beaune et de Reims. Le dieu de Reims tient une espèce de sac d'où s'échappent des glands ou des faînes que semblent attendre un bœuf et un cerf placés au-dessous. On se rappelle que les Irlandais païens, immolant leurs enfants à la grande idole Cromm cruach, la «courbe sanglante,» attendaient du lait et du blé en échange[5]. Cette idole n'était autre chose qu'une grossière image du dieu de la mort. Au prix d'innocentes victimes, ce dieu donnait, croyait-on, à ses cruels adorateurs la nourriture et la vie.