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Le cycle mythologique irlandais et la mythologie celtique: Cours de littérature celtique, tome II

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[1] Livre de Leinster, p. 7, col. 2; Livre de Ballymote, f° 16 r°, col. 1; Livre de Lecan, f° 176 v°, col. 2. Ce poème est d'Eochaid hûa Flainn, mort en 985; cf. O'Curry, On the manners, t. II, p. 109.

[2] Voir plus haut, p. 53.


§ 10.
Le désastre de la tour de Conann suivant Nennius. Comparaison avec la mythologie grecque.

Après avoir fait ces observations sur les derniers quatrains du poème irlandais qui raconte la catastrophe de la tour de Conann, nous allons rapprocher de ce morceau la rédaction sensiblement différente que nous en a laissée Nennius. Nous avons déjà dit que, chez cet auteur, la légende de la tour n'a pas été rattachée à l'histoire de la race de Némed, et qu'elle fait partie de celle des fils de Milé. Le motif de cette modification est facile à concevoir. Nous avons vu que, suivant la rédaction chrétienne du désastre de la tour de Conann, les débris de l'armée irlandaise retournent dans leur île, puis vont s'établir en Orient, reviennent plus tard, et que d'eux descendent les habitants des Iles Britanniques à l'époque historique. On a conclu de là que les guerriers qui ont pris d'assaut la tour de Conann ne peuvent appartenir à la race de Némed, puisque, suivant les plus vieilles rédactions de la légende, tous les membres de cette race ont péri jusqu'au dernier, ou sont retournés en Espagne. Voici le récit de Nennius.

«Ensuite vinrent trois fils de Milé d'Espagne[1] avec trente vaisseaux contenant chacun trente hommes et autant d'épouses. Ils restèrent en Irlande un an, puis ils aperçurent au milieu de la mer une tour de verre, et ils voyaient sur la tour quelque chose qui ressemblait à des hommes, quasi homines. Ils adressaient la parole à ces gens-là sans jamais obtenir de réponse. Après s'être préparés pendant un an à l'attaque de la tour, ils partirent avec tous leurs navires et toutes leurs femmes, à l'exception d'un navire qui avait fait naufrage, des trente hommes et des trente femmes que ce navire avait contenus. Mais quand ils débarquèrent sur le rivage qui entourait la tour, la mer s'éleva au-dessus d'eux, et ils périrent dans les flots. Des trente hommes et des trente femmes dont le navire avait fait naufrage, descend la population qui habite aujourd'hui l'Irlande.»

En transportant la légende de la tour dans l'histoire des fils de Milé, Nennius s'est écarté des primitives données de la mythologie celtique; mais du reste, chez lui, le sens originaire du mythe est, sur bien des points, plus nettement apparent que dans les textes irlandais qui nous ont été conservés. La tour est de verre, comme la barque où, dans la légende de Connlé, la messagère de la Mort vient chercher et ravir à l'amour paternel le fils du roi suprême d'Irlande. Ce ne sont pas des hommes qu'on voit sur la tour, c'est «quelque chose qui ressemble à des hommes,» quasi homines. Ce sont les «ombres» de la mythologie romaine, les εἴδωλα de la mythologie grecque, qui offrent l'apparence du corps humain sans en avoir la réalité qu'ils ont perdue avec la vie. Ces apparences d'hommes ne parlent point, ou si elles ont un langage, ce langage ne parvient point aux oreilles des guerriers irlandais. Car ces apparences d'hommes sont identiques aux «silencieux,» silentes, de la poésie latine. Les «silencieux,» silentes, sont les morts chez Virgile, Ovide, Lucain, Valérius Flaccus et Claudien. La tour de verre dont parle Nennius, la tour de Conann de la littérature irlandaise, est donc la forteresse des morts.

Or, par une loi impitoyable, les hommes, à l'exception de quelques rares favorisés, ne peuvent, sans perdre la vie, pénétrer dans l'île mystérieuse de l'extrême Occident, où les Celtes et le second âge de la mythologie grecque ont placé le séjour des morts. Déjà, dans l'Odyssée, le navire qui porte Ulysse et ses compagnons ne peut aborder en Ogygie. Il fait naufrage, tous ceux qu'il porte, engloutis dans la mer, cessent de vivre; seul, le demi-dieu Ulysse peut atteindre l'île si éloignée où habite la déesse cachée, Calypso, fille d'Atlas, la colonne du ciel[2].

Mais dans l'Odyssée, aucune notion belliqueuse n'est associée à l'idée de cette île lointaine où Ulysse, échappé à la mort par un privilège tout personnel, vit pendant sept ans, loin des regards des hommes, entouré des soins de la déesse dont il est aimé. Le mythe change de caractère quand, au lieu d'une déesse, un dieu mâle prend le gouvernement de l'île mystérieuse que la poétique imagination des Indo-Européens d'Occident place au couchant, à l'extrémité du monde, dans des régions où n'ose jamais s'aventurer le navigateur le plus audacieux. Kronos règne sur cette île; la poésie grecque nous le représente occupant une «tour,» τύρσιν, dit Pindare[3], «dans l'île des Bienheureux, où soufflent les brises de l'Océan, où brillent des fleurs d'or, les unes sur de beaux arbres que la terre porte, les autres sur l'eau qui les produit; et de ces fleurs les habitants tressent des guirlandes qui leur ornent les mains et la tête;» ces habitants sont: Pélée, Cadmus, Achille et tous les héros de la Grèce antique.

Pindare ne nous dit pas que personne ait attaqué la «tour» mythique des morts. Mais le plus ancien monument de littérature grecque parle des combats dont le séjour des morts a été le théâtre quand Héraclès se rendit dans l'Aïdès, aux portes solides, pour tirer de cet obscur domaine le chien du dieu terrible qui en est roi. Il aurait été englouti dans les eaux et aurait subi la même mort que les descendants de Némed au siège de la tour de Conann, il aurait perdu la vie dans les eaux rapides du Styx, si Zeus, du haut du ciel, n'eût envoyé à son aide la déesse Athéné[4]. On trouve donc épars, dans la mythologie grecque, une grande partie des éléments dont a été formé le mythe irlandais de la tour de Conann, de cette forteresse qui, bâtie dans l'île mystérieuse des Morts, est conquise par les guerriers irlandais, mais au prix de la vie du plus grand nombre d'entre eux. Toutefois l'Irlande, en créant le mythe de la tour de Conann, n'a rien emprunté à la Grèce. Les traits communs de la mythologie irlandaise et de la mythologie grecque proviennent d'un vieux fonds de légendes gréco-celtiques antérieur à la séparation des races, à la date inconnue où, abandonnant aux Celtes la froide vallée du Danube et les régions brumeuses de l'Europe occidentale, les Hellènes ou Grecs vinrent habiter les plaines chaudes et les splendides rivages de la presqu'île située au sud des Balkans.

[1] Militis Hispaniæ. On pourrait comprendre «d'un guerrier d'Espagne;» mais Miles, Militis, est ici un nom propre, en irlandais Mile, génitif Miled.

[2] Odyssée, livre VII, vers 244–255.

[3] Pindare, Olympiques, II, vers 70; édit. Schneidewin, t. I, p. 17.

[4] Iliade, livre VIII, vers 367–369.


CHAPITRE VI.
ÉMIGRATION DES FIR-BOLG.

§1. Les Fir-Bolg, les Fir-Domnann et les Galiôin dans la mythologie irlandaise.—§2. Les Fir-Bolg, les Fir-Domnan et les Galiôin dans l'épopée héroïque irlandaise.—§3. Association des Fomôré ou dieux de Domna, Déi Domnann, avec les Fir-Bolg, les Fir-Domnan et les Galiôin.—§4. Etablissement des Fir-Bolg, des Fir-Domnann et de Galiôin en Irlande.—§5. Origine des Fir-Bolg, des Fir-Domnann et des Galiôin. Doctrine primitive, doctrine du moyen âge.—§6. Introduction de la chronologie dans cette légende. Liste des rois.—§7. Tailtiu, reine des Fir-Bolg et mère nourricière de Lug, un des chefs des Tûatha Dê Danann. Assemblée annuelle de Tailtiu le jour de la fête de Lug ou Lugus.


§ 1.
Les Fir-Bolg, les Fir-Domnann et les Galiôin dans la mythologie irlandaise.

Des trois races légendaires qui, dans la mythologie irlandaise, correspondent à la race d'Or, à la race d'Argent et à la race d'Airain de la mythologie grecque, nous avons étudié jusqu'ici celles qui se placent les deux premières dans l'ordre chronologique adopté par les écrivains irlandais. C'est d'abord la famille de Partholon, identique à la race d'Argent de la mythologie grecque et caractérisée comme elle par le défaut d'intelligence[1]. Elle fut enlevée en une semaine par une maladie épidémique qui punissait un crime. Ainsi, la légitime colère de Zeus avait précipité la race d'Argent dans le tombeau. Vient ensuite la famille de Némed: nous reconnaissons en elle la race d'Airain de la mythologie grecque, belliqueuse comme elle, et qui, comme elle, périt par les armes. La famille de Némed fut détruite au massacre de la tour de Conann en combattant les Fomôré. Les hommes de la race d'Argent, emportés par l'ardeur de la guerre, s'égorgèrent l'un l'autre jusqu'au dernier[2]. Ainsi les deux premières races de la mythologie irlandaise, c'est-à-dire la famille de Partholon et celle de Némed, sont identiques aux deux dernières des trois races primitives de la mythologie grecque. L'ordre régulier des matières semblerait appeler ici l'étude de la troisième des races mythiques irlandaises qui correspond à la première des races mythiques grecques. Cette troisième race, connue sous le nom de Tûatha Dê Danann, «gens du dieu fils de la déesse Dana,» est identique à la race d'Or, qu'Hésiode et Ovide font arriver sur la terre avant les deux autres. Dans la mythologie irlandaise, c'est chronologiquement la dernière des trois races dont la population historique de l'île ne descend pas.

Cependant les catalogues de la littérature épique irlandaise et les résumés, dans lesquels les légendes mythologiques irlandaises se présentent à nous avec la prétention de se faire accepter pour des récits historiques, intercalent,—entre la légende qui concerne Némed ou la seconde des races mythiques, et les récits qui racontent l'arrivée de la troisième, c'est-à-dire des Tûatha Dê Danann,—l'histoire fabuleuse où l'on voit comment s'est établie en Irlande une des races qui occupaient encore cette île dans la période héroïque, c'est-à dire à une époque où succèdent à la mythologie pure les récits légendaires à base historique.

On désigne habituellement cette race par le mot composé Fer-Bolg, au pluriel Fir-Bolg, «les hommes de Bolg.» Mais pour être exact, il faut dire que cette race se composait de trois peuples distincts: les Fir-Bolg ou hommes de Bolg, les Fir-Domnann ou hommes de Domna, et les Galiôin. Tel est l'ordre traditionnel dans lequel ces peuples sont rangés. C'est peut-être un ordre alphabétique. Quoique l'ordre des lettres ne soit pas le même dans l'alphabet ogamique que dans l'alphabet latin, ces deux alphabets s'accordent pour mettre le b avant le d, et pour placer le g après ces deux lettres. Les Galiôin sont dont alphabétiquement les derniers, et les hommes de Bolg précèdent les hommes de Domna.

Mais de ces trois peuples, le plus important paraît avoir été celui que dans l'usage on nomme le second, les Fir-Domnann ou hommes de Domna. Suivant la tradition telle que nous la conserve un poème du onzième siècle, ils auraient occupé trois des cinq grandes provinces entre lesquelles l'Irlande se se divisait à l'époque héroïque. Ils auraient eu pour leur part le Munster méridional, le Munster septentrional et le Connaught, tandis que les Galiôin se contentaient du Leinster, et les Fir-Bolg de l'Ulster[3]. Aussi la légende de Tûan mac Cairill, plus logique que les autres textes, nomme-t-elle les Fir-Domnann avant les Fir-Bolg et les Galiôin[4].

[1] Comparez aux vers 129–134 des Travaux et des Jours d'Hésiode, le passage de la légende de Tûan mac Cairill, où se trouve l'appréciation de la race de Partholon: Leabhar na-hUidhre, p. 15, col. 2, lignes 23–24.

[2] Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 152–153.

[3] Poème de Gilla Coemain, dans le Livre de Leinster, p. 127, col. 1. La partie de ce document qui se rapporte au partage de l'Irlande entre les Fir-Bolg, les Fir-Domnann et les Galiôin, occupe les lignes 28–33. Voir plus bas l'indication des autres textes concernant ce partage.

[4] «Gabais Semion, mac Stariath in-innsi-sea iar-sin; is-dib-side Fir-Domnann, Fir-Bolc ocus Galiûin.» Leabhar na-hUidre, p. 16, col. 2, lignes 6 et 7.


§ 2.
Les Fir-Bolg, les Fir-Domnann, les Galiôin dans l'épopée héroïque irlandaise.

Ces trois peuples paraissent avoir été la population que les Gôidels ou Scots, c'est-à-dire les Irlandais, trouvèrent dans l'île dont ils portent aujourd'hui le nom, quand, à une date jusqu'ici mal déterminée, ils vinrent s'y établir. Dans la période héroïque, les Fir-Bolg, les Fir-Domnann et les Galiôin ne sont point encore fondus dans la race dominante, et ils y tiennent une place importante parmi les advesaires de ces héros d'Ulster que la littérature épique traite avec une faveur particulière.

Ainsi, dans la grande épopée dont le sujet est l'enlèvement du taureau de Cûalngé, un des principaux épisodes est un duel où le premier des guerriers d'Ulster, c'est-à-dire le célèbre Cûchulainn, a pour adversaire le guerrier le plus éminent de l'armée d'Ailill et de Medb, roi et reine de Connaught; Ce dernier champion, Ferdiad, digne émule du héros qui réunit en sa personne les plus éminentes qualités et qui s'élève en quelque sorte au rang des demi-dieux, est un Fer-Domnann, un homme de Domna, le guerrier le plus accompli de cette race ennemie[1].

Dans l'armée à laquelle appartient Ferdiad, les Galiôin sont au nombre de trois mille. La reine Medb, ayant un jour, en char, parcouru le camp pour se rendre compte de l'état de ses troupes, constata que les Galiôin étaient ceux qui étaient venus à la guerre avec le plus d'entrain. Quand les autres guerriers commençaient à peine à s'installer dans leur campement, déjà les Galiôin avaient dressé leurs tentes. Quand les autres eurent fini de dresser leurs tentes, déjà le repas des Galiôin était prêt. Quand les autres commencèrent à manger, les Galiôin avaient fini; quand les autres terminèrent leur repas, déjà les Galiôin étaient non seulement couchés mais tous endormis[2].

Un autre morceau raconte comment, au temps où vivait Cûchulainn, des Fir-Bolg violèrent un engagement pris envers le roi suprême d'Irlande, et devinrent vassaux d'Ailill et de Medb, se rangeant ainsi, comme les Galiôin et les Fir-Domnann, parmi les ennemis de l'Ulster et de l'héroïque pléiade de guerriers qui faisait la gloire de ce royaume. Cette trahison eut pour résultat quatre duels, et dans un de ces combats singuliers, Cûchulainn tua le fils du chef des Fir-Bolg[3].

[1] «Ferdiad mac Damain, mac Dâre, in mîlid môr-chalma d'Fheraib Domnand.» Comrac Firdead, Livre de Leinster, p. 81, col. 1, lignes 24–25, p. 82, col. 1, lignes 7–8. Cf. O'Curry, On the manners, t. III, p. 414, lignes 5 et 6; p. 420, lignes 2, 3.

[2] Tâin bô Cûalnge, chez O'Curry, On the manners, t. II, p. 259–261.

[3] Poème de Mag Liag, auteur du commencement du onzième siècle, Livre de Leinster, p. 152; O'Curry, On the manners, II, 121–123.


§ 3.
Association des Fomôré, ou dieux de Domna, Dê Domnann, avec les Fir-Bolg, les Fir-Domnann et les Galiôin.

Il y a donc dans la littérature épique irlandaise une sorte de dualisme. D'un côté Conchobar, Cûchulainn, et les guerriers d'Ulster, héros favoris des file; et de l'autre, un groupe ennemi dont les Fir-Bolg, les Fir-Domnann et les Galiôin, les Fir-Domnann surtout, autrefois maîtres des trois cinquièmes de l'Irlande, sont un élément fondamental. Les Fir-Bolg, les Fir-Domnann, les Galiôin ont toutes sortes de défauts et de vices: ils sont bavards, traîtres, avares, ennemis de la musique, querelleurs; c'est à leurs adversaires qu'appartiennent en propre, et comme caractère distinctif, la bravoure et la générosité[1]. La mythologie nous offre un dualisme analogue. D'un côté les dieux bons, les dieux du jour, de la lumière et de la vie, qu'on appelle Tûatha Dê Danann, parmi lesquels on remarque Ogmé à la face solaire, Grian-ainech[2], et dont le chef est in Dag-de, littéralement «le bon Dieu;» de l'autre, les dieux de la mort et de la nuit, les dieux méchants qu'on appelle ordinairement Fomôré. Mais à ceux-ci on donne aussi quelquefois le nom de la principale des trois races ennemies que combattaient les héros d'Ulster: le chef des Fomôré est dit quelquefois «dieu de Domna[3].» Le dieu de Domna, dia ou dê Domnand, est le dieu ennemi, comme les hommes de Domna, Fir-Domnann, sont les hommes ennemis.

Suivant la doctrine celtique, la nuit précède le jour, la mort précède la vie, comme le père précède le fils[4]; ainsi les dieux mauvais ont précédé les bons, et les hommes méchants sont arrivés en ce monde avant les bons, c'est-à-dire avant les Gôidels ou Scots ou en d'autres termes avant le rameau de la race celtique auquel sont dus les récits légendaires dont nous rendons compte. Cette association des hommes méchants et des dieux mauvais, vaincus les uns et les autres, se trouve aussi dans la littérature sanscrite de l'Inde où le même mot Dasyu, désigne à la fois les démons et les races ennemies qui ont précédé les Aryens dans l'Inde et sur lesquelles la race aryenne a fait la conquête des vastes plaines situées au sud de l'Himalaya[5]. Tandis que le groupe oriental de la famille indo-européenne se créait, par la victoire, un nouveau domaine territorial, le groupe occidental de la même famille devait à ses armes un succès semblable; et cet événement militaire, si fécond en conséquences politiques, produisait dans l'ordre littéraire un effet analogue à celui que dans l'Inde il a eu pour résultat, c'est-à-dire un mélange presque identique de l'histoire et de la mythologie.

[1] Duald mac Firbis, auteur du dix-septième siècle, a résumé la tradition irlandaise sur ce sujet en quelques vers publiés par O'Curry, Lectures on the mss. materials, p. 580; cf. p. 223–224. Contrairement à l'ancienne doctrine, Duald mac Firbis considère les Fir-Bolg comme plus importants que les Fir-Domnann.

[2] C'est l'opposé de Buar-ainech. Voyez chap. IX, § 4.

[3] Elloth, l'un des Tûatha dê Danann, est tué par le dieu de Domna, dê Domnand, des Fomôré:

Dorochair Elloth con âg
athair môrgarg Manannain
Ocus Donand chomlan cain
la Dê n-Domnand d'Fhomorchaib.

Poème de Flann Manistrech, mort en 1056, dans le Livre de Leinster, p. 11, col. 1, lignes 25, 26. Lors de la seconde bataille de Mag-Tured, un des chefs des Fomôré est Indech, fils du dieu de Domna, «mac dê Domnann» (British Museum, ms. Harleian 5280; O'Curry, Lectures on the mss. materials, p. 249). Le Livre des conquêtes, parlant de la même bataille dans le Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 9–10, ajoute que Indech, fils du dieu de Domna, est roi: «Indech mac Dê Domnand in rî,» et il a dit un peu plus haut que, dans la seconde bataille de Mag-Tured, Ogma, fils d'Elada, fut tué par Indech, fils d'un Dieu, roi des Fomôré. Livre de Leinster, p. 9, col. 2, 122–4, cf. p. 11, col. 2, l. 33. Ainsi le même personnage mythique est à la fois fils du dieu de Domna et du roi des Fomôré.

[4] César, De bello gallico, VI, 18, §§ 1, 2, 3.

[5] Bergaigne, La religion védique, t. II, p. 208–219.


§ 4.
Etablissement des Fir-Bolg, des Fir-Domnann et des Galiôin en Irlande.

Les Fomôré, dieux de la nuit, de la mort et du mal, sont venus en Irlande avant les Tûatha Dê Danann, ou dieux du bien, de la lumière, de la vie. En effet, les Tûatha Dê Danann n'ont point encore paru dans notre exposé, et nous verrons plus tard comment ils arrivèrent en Irlande. Mais nous avons déjà parlé à deux reprises des Fomôré; nous avons vu leurs combats contre Partholon et contre Némed[1]: les Fomôré sont donc contemporains des deux races légendaires qui ont les premières habité l'Irlande; et dans la littérature irlandaise primitive, aucun récit ne nous raconte comment ils sont venus en Irlande: C'est à une date plus récente qu'on a imaginé d'en faire une tribu de pirates arrivant par mer comme les Scandinaves et les Danois du neuvième et du dixième siècle[2]; il n'y a pas, il ne paraît avoir jamais existé de récit intitulé: «Emigration des Fomôré ou des dieux de Domna en Irlande.» Ces dieux semblent remonter à l'origine même des choses. Mais il y avait un récit où l'on voyait comment les hommes de Domna étaient venus dans cette île.

Le titre de ce récit est compris dans les deux plus anciens catalogues de la littérature épique irlandaise, dont le premier paraît, avons-nous dit, remonter aux environs de l'année 700. Ce titre, «Emigration des Fir-Bolg,» Tochomlod Fer m-Bolg, ne mentionne que le premier des trois peuples dont les Fir-Domnann étaient le principal. Mais quoique cette pièce soit perdue, les débris qui nous en ont été conservés par divers documents montrent quelle place importante y tenaient les hommes de Domna. «Cinq rois,» nous dit un poème attribué à Gilla Coemain, auteur du onzième siècle, «vinrent à travers la mer bleue dans trois flottes. L'affaire n'était pas petite; avec eux étaient les Galiôin, les Fir-Bolg et les Fir-Domnann.» Un de ces cinq rois était celui des Fir-Bolg; il s'appelait Rudraige, et occupa le nord de l'Irlande, l'Ulster. Les Fir-Domnann avaient pour eux seuls trois rois qui fondèrent chacun un royaume: le royaume de Connaught, celui de Munster septentrional et celui de Munster méridional. Enfin les Galiôin, commandés comme les Fir-Bolg par un seul roi, fondèrent le royaume de Leinster. Les cinq rois étaient frères; ils confièrent l'autorité suprême à l'un d'entre eux, au roi des Galiôin Slane[3].

[1] Voir plus haut, p. 31 et suivante, p. 90 et suivantes.

[2] Dans certaines compositions modernes plus politiques au fond que littéraires dans la forme, l'auteur, parlant des Fomôré, semble avoir pensé aux conquérants anglo-normands.

[3] Livre de Leinster, p. 127, col. 1, lignes 26–35. Voir, sur le même sujet, un poème attribué à Columb Cille, Livre de Leinster, p. 8, col. 2, lignes 3 et suivantes; Girauld de Cambrie, Topographia hibernica, distinctio III, chap. iv et v, dans Giraldi Cambrensis Opera, édition Dimock, vol. V, p. 144, 145; Keating, Histoire d'Irlande, édition de 1811, p. 122. Tûan mac Cairill ne dit mot de ces cinq rois. Il parle de Semion, fils de Stariat, d'où les Fir-Domnann, les Fir-Bolg et les Galiôin. Leabhar na-hUidhre, p. 16, col. 2, lignes 5–7. Semion, suivant lui, serait venu en Irlande, tandis que Gilla Coemain, le Livre des Conquêtes et les textes postérieurs n'y font arriver que ses descendants.


§ 5.
Origine des Fir-Bolg, des Fir-Domnann et des Galiôin. Doctrine primitive. Doctrine du moyen âge.

De quel pays venait cette population nouvelle? Si nous en croyons Nennius, elle arrivait d'Espagne, puisque c'est de l'Espagne, suivant lui, que l'Irlande a reçu tous ses habitants; et chez lui Espagne est la traduction évhémériste des mots celtiques qui désignaient le pays mystérieux des morts. Mais dans la doctrine qui prévalut en Irlande au onzième siècle, les Fir-Bolg, les Fir-Domnann et les Galiôin étaient partis de Grèce. Après le désastre de la tour de Conann, ceux des descendants de Némed qui, au nombre de trente, échappèrent à la mort, passèrent d'abord quelque temps en Irlande; puis, chassés par les maladies et par les exactions des Fomôré, ils renoncèrent à ce séjour désastreux et se partagèrent en trois groupes.

L'un s'établit dans les régions septentrionales de l'Europe, il devait revenir en Irlande sous le nom de Tûatha Dê Danann. Nous verrons plus loin que la doctrine celtique primitive donnait aux Tûatha Dê Danann une origine tout autre et les faisait venir du ciel. Un autre groupe s'établit en Grande-Bretagne; c'est de lui que, suivant cette légende relativement moderne, les Bretons sont descendus.

Enfin quelques-uns des descendants de Némed se réfugièrent en Grèce; mais les habitants de cette inhospitalière contrée les réduisirent en esclavage et les employèrent à un travail des plus durs. Il s'agissait de transformer des rochers en champs fertiles; et, à cet effet, ces malheureux étaient obligés de prendre de la terre dans la plaine, de la mettre dans des sacs de cuir, en irlandais bolg, et de la porter sur leur dos jusqu'au sommet des rochers. Fatigués de ce rude labeur—qui, en réalité, n'a été inventé que pour donner une étymologie au nom des Fir-Bolg,—ils se soulevèrent au nombre de cinq mille, transformèrent en bateaux les sacs de cuir dans lesquels ils avaient jusque-là transporté la terre, et ce furent ces navires qui les amenèrent en Irlande. Ces navires formaient trois flottes, et ces trois flottes arrivèrent en Irlande dans la même semaine; la première le samedi, la seconde le mardi, et la troisième le vendredi suivant[1]. Les trois peuples atteignirent la côte par ordre alphabétique: d'abord les Fir-Bolg, ensuite les Fir-Domnann, en dernier lieu les Galiôin.

[1] Livre des Conquêtes, dans le Livre de Leinster, p. 6, col. 2, lignes 14–30, p. 7, col. 2, ligne 35; poème commençant par les mots «hEriu oll ordnit Gaedil,» Livre de Leinster, p. 7, col. 1, lignes 36 et suivantes; Keating, Histoire d'Irlande, édition de 1811, p. 186–191 O'Curry, On the manners, t. II, p., 110, 185.


§ 6.
Introduction de la chronologie dans cette légende. Liste des rois.

Quand, au onzième siècle, on éprouva le besoin d'une chronologie irlandaise analogue à la chronologie biblique, telle que l'avait créée la science gréco-romaine du quatrième siècle, on raconta qu'entre le désastre de la tour de Conann et l'arrivée des Fir-Bolg, des Fir-Domnann et des Galiôin en Irlande, il s'était écoulé deux cents ou deux cent trente ans[1]. Antérieurement, la tradition mythologique ne contenait aucune indication chronologique quelconque.

Du onzième siècle aussi date une liste des rois d'Irlande au temps de la domination des Fir-Bolg, des Fir-Domnann et des Galiôin. Ces rois sont au nombre de neuf, et la durée totale de leurs règnes est de trente-sept ans; le dernier et le plus remarquable de ces princes, le seul probablement qui appartienne à la légende primitive, fut Eochaid mac Eirc, appelé ailleurs Eochaid «le fier,» en irlandais garb, et aussi Eochaid mac Duach. Il régna dix ans; pendant ce temps on ne vit pas de pluie d'orage en Irlande: il n'y eut que de la rosée. Ce fut alors que le droit fit son apparition. Aucune année ne se passa sans jugement; il n'y avait plus, de guerre, les javelots, restés sans emploi, disparurent[2].

[1] Poème Eriu ard, inis nar-rig, Livre de Leinster, p. 127, col. 1, lignes 22, 23. Livre des Conquêtes, ibid., p. 6, col. 2, ligne 22.

[2] Livre des Conquêtes, dans le Livre de Leinster, p. 8, col. 1, lignes 11–14. Voir plus bas, chapitre VII, § 6, p. 160, comment cette idée fut développée.


§ 7.
Tâltiu, reine des Fir-Bolg, est mère nourricière de Lug, un des chefs des Tûatha Dê Danann. Assemblée annuelle de Tâltiu le jour de la fête de Lug ou Lugus.

Eochaid avait épousé Tâltiu, fille de Magmôr, en français de la «Grande-Plaine,» c'est-à-dire du pays des morts[1]. Plus tard, on a fait de Magmôr un roi d'Espagne, et de Tâltiu une princesse espagnole amenée par Eochaid, d'Espagne en Irlande[2]. Dès cette vieille époque, l'Irlande avait les usages qui dominèrent chez elle à l'époque héroïque et à des temps postérieurs. Chacun faisait élever ses enfants dans une famille autre que la sienne. Tâltiu, femme du roi des Fir-Bolg, fut donc la mère nourricière du dieu Lug, l'un des Tûatha Dê Danann, un des chefs de ces dieux bons, de ces dieux de la lumière et de la vie, dont les Fir-Bolg, les Fir-Domnann, les Galiôin et leurs dieux, les Fomôré, étaient les adversaires.

Il y eut du reste entre ces groupes ennemis des relations plus intimes encore, puisque le même Lug, qui un jour tua Balar, roi des Fomôré, était petit-fils de sa victime.

La conquête de l'Irlande par les Tûatha Dê Danann mit fin à la domination des Fir-Bolg, des Fir-Domnann et des Galiôin; Eochaid mac Eirc perdit le trône avec la vie, mais Lug n'oublia pas les soins maternels dont Tâltiu avait environné son enfance: quand elle mourut, il prit soin de ses funérailles. Tâltiu avait expiré le 1er août dans la localité qui en irlandais porte son nom, aujourd'hui Teltown, d'abord vaste forêt défrichée par elle et où elle s'était créée une habitation. Cette localité devint le lieu d'une assemblée annuelle d'affaires et de plaisirs célèbre par ses jeux, ses courses de chevaux, importante par le commerce et les mariages dont elle était l'occasion. Elle commençait quinze jours avant le premier août jour de la mort de Tâltiu; elle finissait quinze jours après. On y montrait le tombeau de Tâltiu, celui de son mari, et au moyen âge on prétendait n'avoir pas perdu le souvenir de l'événement funèbre dont cette réunion annuelle était, disait-on, destinée à perpétuer la mémoire.

Le nom de Lug, fils adoptif de Tâltiu, était associé à celui de la femme dont il avait reçu les soins maternels. Le 1er août, principal jour de la foire de Tâltiu portait le nom de «fête de Lug,» dans tout le domaine de la race irlandaise, tant en Irlande qu'en Ecosse et dans l'île de Man[3], et la tradition irlandaise faisait de Lug l'inventeur des vieilles assemblées païennes à date fixe dont quelques-unes de nos foires sont un dernier reste. Il avait, disait-on, introduit en Irlande les amusements, qui faisaient le principal attrait de ces réunions périodiques, les courses de chevaux ou de chars et par conséquent la cravache qui activait l'allure des chevaux, les échecs ou le jeu analogue qu'on appelait fidchell[4].

Lug a donné son nom aux Lugu-dunum de Gaule, dont le nom veut dire forteresse de Lugus ou Lug[5]. Le principal d'entre eux, aujourd'hui Lyon, a fourni sous l'empire romain l'emplacement d'une assemblée annuelle célèbre tenue le 1er août en l'honneur d'Auguste, mais qui n'était probablement que la forme nouvelle d'un usage plus ancien. Avant de se réunir tous les ans, le 1er août, à Lugu-dunum en l'honneur d'Auguste, les Gaulois s'y étaient longtemps sans doute réunis tous les ans à la même date en l'honneur de Lugus ou Lug comme le faisaient les Irlandais à Tâltiu[6].

[1] Poème attribué à Columb Cille, Livre de Leinster, p. 8, col. 2, ligne 26; poème de Cûan hûa Lothchain, Livre de Leinster, p. 200, col. 2, ligne 25. Cûan mourut en 1024, avant les remaniements qui, à la fin du onzième siècle, ont donné à l'histoire mythologique d'Irlande la forme qu'elle a prise dans le Livre des Conquêtes. Tâltiu peut s'écrire aussi Tailtiu.

[2] Livre des Conquêtes, dans le Livre de Leinster, p. 9, col. 1, lignes 34–41.

[3] En irlandais lugnasad (Glossaire de Cormac, chez Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. 26; lûnasdal, lûnasdainn et lûnasd en gaélique d'Ecosse (A dictionary of the gaelic language, publié par la Highland Society, t. I, p. 602); launistyn dans le dialecte de Man (Kelly, Fockleyr manninagh as baarlagh, p. 125).

[4] Livre de Leinster, p. 10, col. 2, lignes 10–15. Sur la foire de Tâltiu, voir le poème de Cûan hûa Lothchain, inséré dans le Livre de Leinster, p. 200, col. 2. Suivant le Livre des Conquêtes (Livre de Leinster, p. 9, col. 1, lignes 38–42), Tâltiu aurait eu deux maris: l'un, de la race des Fir-Bolg, se serait appelé Eochaid mac Eirc; l'autre, de la race des Tûatha Dê Danann, se serait appelé Eochaid Garb, mac Duach Daill. Cette distinction n'apparaît pas dans les textes antérieurs, où ces deux personnages ne font qu'un.

[5] Lug, génitif Loga, est, en irlandais, un thème en u.

[6] Sur la fête d'Auguste à Lyon, voir tome Ier, p. 215–218.


CHAPITRE VII.
EMIGRATION DES TÛATHA DÊ DANANN. PREMIÈRE BATAILLE DE MAG-TURED.

§1. Les Tuâtha Dê Danann sont des dieux: leur place dans le système théologique des Celtes.—§2. Origine du nom des Tuâtha Dê Danann. La déesse Brigit et ses fils, le dieu irlandais Brian et le chef gaulois Brennos.—§3. La bataille de Mag-Tured est primitivement unique. Plus tard on distingue deux batailles de Mag-Tured.—§4. Le dieu Nûadu Argatlâm.—§5. Indications sur l'époque où a été composée le récit de la première bataille de Mag-Tured.—§6. Pourquoi fut livrée la première bataille de Mag-Tured.—§7. Récit de la première bataille de Mag-Tured. Résultat de cette bataille.


§ 1.
Les Tûatha Dê Danann sont des dieux: leur place dans le système théologique des Celtes.

Les Tûatha Dê Danann sont les représentants les plus éminents d'un des deux principes qui se disputent le monde. De ces deux principes, l'un, le plus ancien, est négatif: c'est la mort, la nuit, l'ignorance, le mal; l'autre, issu du premier, est positif: c'est le jour, la vie, la science[1], le bien. Dans les Tûatha Dê Danann on trouve la plus brillante expression du second de ces principes: d'eux, par exemple, émanent la science des druides et la science des file.

Les textes irlandais qui concernent les Tûatha Dê Danann peuvent se distinguer en deux catégories. Les uns ont subi l'influence de l'école qui, dans la seconde moitié du onzième siècle, veut à tout prix créer à l'Irlande une histoire modelée sur les généalogies bibliques; dans cette doctrine systématique, toutes les populations mythiques et historiques de l'Irlande descendent de la même souche, qui par Japhet remonte jusqu'à Adam, premier père du genre humain. Les Tûatha Dê Danann comptent Némed parmi leurs ancêtres. Némed, entre autres enfants, a eu un fils doué du don de prophétie: c'était Iarbonel. Iarbonel laissa une postérité qui échappa au massacre de la tour de Conann, quitta l'Irlande, alla habiter quelque temps les régions septentrionales du monde pour y étudier le druidisme, l'art de se procurer des visions et de prévoir l'avenir, la pratique des incantations; une fois ces connaissances merveilleuses acquises, les descendances de Iarbonel revinrent en Irlande, et ils y arrivèrent enveloppés de nuages obscurs qui rendirent le soleil invisible pendant trois jours et aussi, dit le Livre des conquêtes, pendant trois nuits[2]!

Ce n'est pas la tradition primitive. La croyance ancienne et païenne considère les Tûatha Dê Danann comme des dieux qui viennent du ciel. Tûan mac Cairill, converti par Finnên, le croit encore. Il raconte qu'il a été contemporain des Tûatha Dee ocus ande, c'est-à-dire des gens du dieu et du faux dieu; et dont, ajoute-t-il, on sait que provient la classe savante; vraisemblablement, continue-t-il, dans le voyage qui les amena, ils venaient du ciel[3]. Un poème attribué à Eochaid hûa Flainn, qui mourut en 984, poème qui, si cette provenance n'est pas rigoureusement établie, est cependant antérieur au Livre des conquêtes, rappelle, quoique timidement, la même croyance, dont il n'ose pas se porter garant. «Ils n'avaient pas de vaisseaux... On ne sait vraiment,» dit-il, «si c'est sur le ciel, du ciel, ou de la terre qu'ils sont venus. Etaient-ce des démons du diable ... étaient-ce des hommes[4]

Par une contradiction dont il nous offre de fréquents exemples, le Livre des conquêtes, après avoir dit, conformément au système des savants irlandais du onzième siècle, que les Tûatha Dê Danann sont, par Iarbonel et Némed, des descendants de Japhet, en fait plus loin, conformément à la tradition antérieure, des démons, nom que les chrétiens donnaient aux dieux du paganisme[5]. Démon est un mot qui du latin de la théologie chrétienne a pénétré en irlandais; mais la langue irlandaise avait une expression pour désigner les corps merveilleux semblables aux nôtres en apparence, à l'aide desquels les dieux, croyait-on, se rendaient quelquefois visibles aux hommes; ce nom était siabra, qu'on peut traduire par «fantôme.» Le poème d'Eochaid hûa Flainn que nous venons de citer, racontant l'arrivée des Tûatha Dê Danann en Irlande, où ils viennent attaquer les Fir-Bolg, dit que les nouveaux conquérants de l'Irlande étaient des troupes de siabra[6]. Ce caractère surnaturel des Tûatha Dê Danann a empêché Girauld de Cambrie d'admettre leur réalité historique; et il n'a rien dit d'eux quand, dans sa Topographies hibernica, il a résumé les récits légendaires irlandais sur les populations primitives de l'île, alors tout récemment conquise par les Anglo-Normands.

Lorsque les Tûatha Dê Danann eurent vaincu les Fir-Bolg, les Fir-Domnann, les Galiôin, et leurs dieux, les Fomôré, ils furent quelque temps seuls maîtres de l'Irlande; mais la race de Milé, les Gôidels, la race irlandaise moderne, arriva dans l'île, les attaqua, remporta sur eux la victoire et prit possession du pays. Les Tûatha Dê Danann vaincus se sont réfugiés au fond des cavernes, dans les profondeurs des montagnes; quand, pour se distraire, ils parcourent leur ancien domaine, c'est ordinairement sous la protection d'un charme qui les rend invisibles aux descendants des mortels heureux par lesquels ils ont été dépossédés; et malgré cette dépossession, ils ont conservé une grande puissance qu'ils font sentir aux hommes en leur rendant, tantôt de bons, tantôt de mauvais services. Tels étaient, dans l'imagination des Grecs, les hommes ou demi-dieux de l'antique race d'or.

«Quand cette race a été couverte par la terre, la volonté du grand Zeus en a fait de bons démons qui habitent la terre et y gardent les hommes mortels, récompensant les bonnes actions, punissant les crimes; voilés par l'air qui leur sert de manteau, ils parcourent la terre, y distribuent les richesses, et ainsi sont investis d'une sorte de royauté[7]

[1] Tûan mac Cairill appelle les Tûatha Dê Danann «race de science,» âes n-êolais.—Leabhar na-hUidhre, p. 16, col. 2, lignes 29–30.

[2] Livre de Leinster, p. 6, col. 2, ligne 1; p. 8, col. 2, lignes 50, 51; p. 9, col. 1, lignes 1 et suivantes.

[3] Leabhar na-hUidhre, p. 16, col. 2, lignes 28–31.

[4] Livre de Leinster, p. 10, col. 2, lignes 10–15. C'est O'Clery qui attribue ce poème à Eochaid hûa Flainn. O'Curry, On the manners, t. II, p. 111; Atkinson, The book of Leinster, contents, p. 18, col. 2.

[5] «Ro brissiset meic Miled cath Slêbi Mis for demno idon for Tuaith Dê Danand.» Livre de Leinster, p. 13, col. 1, lignes 1 et 2.

[6] Livre de Leinster, p. 10, col. 2, lignes 6–8.

[7] Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 120–126.


§ 2.
Origine du nom des Tûatha Dê Danann. La déesse Brigit et ses fils; le dieu irlandais Briân et le chef gaulois Brennos.

Le nom des Tûatha Dê Danann[1] veut dire «gens du dieu dont la mère s'appelait Dana,» au génitif Danann ou Donand. Dana, appelée au nominatif Donand en moyen irlandais est nommée ailleurs Brigit; c'est la mère de trois dieux, qu'on trouve désignés tantôt par les noms de Brîan, Iuchar et Uar, tantôt par ceux de Brîan, Iucharba et Iuchair; ces trois personnages mythiques sont les dieux du génie ou de l'inspiration artistique et littéraire: dêi dâna, ou les dieux fils de la déesse Dana, dêe Donand. Dana ou Donand, dite aussi Brigit, leur mère, était femme de Bress, roi des Fomôré, mais, par sa naissance, elle appartenait à l'autre race divine, elle avait pour père Dagdé ou «bon Dieu» roi des Tûatha Dê Danann; on la considérait comme la déesse de la littérature[2]. Ses trois fils avaient eu en commun un fils unique qui s'appelait ecnè, c'est-à-dire science ou poésie[3]. Brigit, déesse des Irlandais païens, a été supplantée à l'époque chrétienne par sainte Brigite; et les Irlandais du moyen âge reportèrent en quelque sorte sur cette sainte nationale le culte que leurs ancêtres païens avaient adressé à la déesse Brigit.

Le culte de Brigit n'était pas inconnu en Grande Bretagne. On a trouvé dans cette île quatre dédicaces qui remontent au temps de l'empire romain et qui sont adressées à une déesse de nom identique, sauf une légère variante dialectale[4]. L'une porte une date qui correspond à l'année 205 après notre ère[5]. Le nom écrit en Irlande, au douzième siècle, Brigit, au génitif Brigte, suppose un primitif Brigentis, et le nom divin qu'on lit dans les quatre inscriptions britanno-romaines précitées est Brigantia[6]. La forme gauloise de ce nom paraît avoir été Brigindo; une dédicace à une divinité gauloise de ce nom se trouve dans l'inscription gauloise de Volnay, aujourd'hui conservée au musée de Beaune[7].

Ainsi, la race celtique a jadis adoré une divinité féminine dont le nom, à l'époque de la domination romaine, était, en Grande Bretagne, Brigantia, probablement en Gaule Brigindo, et qui, en Irlande, au moyen âge, s'est appelée Brigit pour Brigentis. Ce nom semble être dérivé du participe présent de la racine bargh, en sanscrit brih, «grandir, fortifier, élever,» dont le participe présent «brihant,» pour brighant, veut dire «gros, grand, élevé.» A cette racine se rattachent le substantif féminin irlandais brîg, «supériorité, puissance, autorité,» en gallois bri, «dignité, honneur, «qui a perdu son g final. L'adjectif irlandais brîg, «fort, puissant;» s'explique par la même racine[8].

En Irlande, Brigit porte au moyen âge un second nom, Dana ou Dona, au génitif Danann, Donand. Fille du chef suprême des dieux du jour, de la lumière et de la vie, elle est elle-même la mère de trois dieux qui appartiennent au même groupe divin, et ces trois dieux sont, du nom de leur mère, appelés dieux de Dana, Mais cette triade, en réalité, ne nous offre que trois aspects d'un dieu unique, Brîan, le premier des trois, et dont les deux autres ne sont en quelque sorte que des doublets[9]. De là, le nom par lequel on désigne le groupe tout entier des dieux du jour, de la lumière et de la vie: on les appelle «les gens du dieu de Dana,» Tûatha Dê Danann.

Ce mythe semble avoir été connu des Gaulois qui, au commencement du quatrième siècle, prirent Rome, et de ceux qui, un peu plus d'un siècle après, ayant fait la conquête de la région septentrionale de la péninsule des Balkans, poussèrent jusqu'à Delphes, c'est-à-dire jusqu'au plus sacré des sanctuaires de la Grèce, leurs expéditions victorieuses. Suivant les historiens de la Grèce et de Rome, le chef de l'armée qui prit Rome et le chef de l'armée qui pilla Delphes portaient le même nom: tous deux s'appelaient Brennos. Cette coïncidence a fait admettre par les historiens français que Brennos, en gaulois, était un nom commun signifiant «roi.» On l'a expliqué par le gallois brenin, qui a ce sens. Mais c'est une doctrine inadmissible aujourd'hui. Le gallois moderne brenin, au douzième siècle breenhin, a perdu deux consonnes médiales, et à l'époque romaine se serait écrit bregentinos[10]. Il faut donc trouver au mot Brennos une autre explication.

C'est par les Gaulois que les Romains, en l'an 390 avant notre ère, les Grecs en 279, ont appris le nom du général qui avait conduit à la victoire ces barbares triomphants. Or, quel était le chef suprême qui, à ces époques primitives, chez ces races si profondément empreintes du sentiment religieux, menait les armées au combat et les rendait invincibles? C'était un dieu. A la question: «Quel est votre roi? le Gaulois vainqueur répondait par le nom du dieu auquel il attribuait le succès de ses armes, et que son imagination lui représentait assis, invisible, sur un char, le javelot à la main, guidant les bataillons conquérants sur les cadavres des ennemis; or le nom de ce dieu, le même en Italie et en Grèce, à cent vingt ans d'intervalle, était celui du chef de la triade formée par les fils de Brigantia ou Brigit, dite autrement Dana. Brîan, nom du premier des trois fils de Brigit au moyen âge, est la forme relativement moderne d'un primitif *Brênos. On a dit Brênos aux temps qui ont précédé le moyen âge, quand on prononçait Brigentis le nom qui s'est prononcé plus tard Brigit; Brennos par deux n n'est qu'une variante orthographique de Brênos.

Quand les Gaulois, vainqueurs à Rome et à Delphes, ont raconté qu'ils avaient combattu sous le commandement de Brennos, ils disaient le nom du chef mythique dont la puissance surnaturelle avait, selon leur foi, produit la supériorité de leurs bataillons sur les armées ennemies; et ce chef mythique était le premier des trois personnages divins que l'Irlande du moyen âge appelait Dieux de Dana. Il tenait le premier rang dans la triade, d'où vient en Irlande le nom de l'ensemble des dieux du jour, de la lumière et de la vie. Brennos ou Brênos, plus tard Brîan, est le premier des dieux de Dana, en vieil irlandais Dêi Danann. C'est lui qui par excellence est le dieu de Dana; et en vieil irlandais les dieux de la lumière, du jour et de la vie, s'appellent «gens du dieu de Dana,» Tûatha Dê Danann.

[1] Tûatha est un nominatif pluriel. On trouve aussi le singulier tûath qui peut se rendre par «peuple.»

[2] Voir, à ce sujet, les textes publiés dans notre tome Ier, p. 57, notes 3 et 4, et p. 283, note 2. Comparez le passage suivant du Livre des Conquêtes: «Donand ingen don Delbaith chetna, idon mathair in triir dedenaig idon Briain ocus Iuchorba ocus Iuchaire. Ba-siat-side na tri dee dana.» Donand, fille du même Delbaeth, c'est-à-dire la mère des trois derniers, à savoir: Brian, Iucharba et Iuchair. Ce furent les trois dieux du génie artistique et littéraire, en irlandais dân, génitif dâna. Livre de Leinster, p. 10, col. 1, lignes 30–31.

[3] Voir, dans le tome Ier, la note 2 de la page 283.

[4] Corpus inscriptionum latinarum, t. VII, nos 200, 203, 875, 1062.

[5] Ibidem, n° 200.

[6] La doctrine que nous exposons ici est celle de M. Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. xxxiii-xxxiv.

[7] Dictionnaire archéologique de la Gaule, inscription celtique n° 4.

[8] Grammatica celtica, 2e édit., p. 141. Le mot gallois bri se retrouve en vannetais avec le sens d'«égard, considération.» Voir, sur ce point, les développements donnés par M. Emile Ernault, Revue celtique, t. V, p. 268.

[9] Voir plus bas, chapitre XVI, § 3 et 4, ce que nous disons de la triade divine chez les Celtes.

[10] Grammatica celtica, 2e édit., p. 141.


§ 3.
La bataille de Mag-Tured est primitivement unique. Plus tard on distingue deux batailles de Mag-Tured.

Avant d'être réduits au rôle d'êtres invisibles, les Tûatha Dê Danann ont été, dit la légende, les maîtres visibles de l'Irlande. Ils doivent ce succès à la bataille de Mag-Tured. La tradition la plus ancienne, celle que nous trouvons constatée d'abord par les deux plus anciens catalogues de la littérature épique de l'Irlande, ensuite par divers monuments du dixième siècle, ne connaît qu'une seule bataille de Mag-Tured[1]. Dans cette bataille, les Tûatha Dê Danann vainquirent la triple race d'hommes qui était alors maîtresse de l'Irlande, c'est-à-dire les Fir-Bolg, les Fir-Domnann et les Galiôin[2]. Dans la même bataille ils triomphèrent aussi des dieux dont le sort était associé à celui de cette race antique; on appelait ces dieux Fomôré ou Dêi Domnann[3].

Au onzième siècle, on imagina de distinguer deux batailles de Mag-Tured. Les Tûatha Dê Danann auraient battu dans la première les Fir-Bolg, les Fir-Domnann et les Galiôin; et ce serait dans la seconde qu'ils auraient triomphé des Fomôré ou Dêi Domnann. Flann Manistrech, moine irlandais, qui mourut en 1056, après avoir remanié au point de vue de la science de ce temps les vieilles légendes de l'Irlande, est le plus ancien auteur où nous trouvions la doctrine nouvelle qui, au lieu d'une bataille de Mag-Tured, nous en offre deux. Dans son poème irlandais, sur les circonstances où seraient morts les divers personnages connus dans la littérature irlandaise sous le nom de Tûatha Dê Danann, que la littérature antérieure considérait comme immortels, Flann mentionne d'abord une première bataille de Mag-Tured[4]. Le texte bien postérieur qui nous a conservé le récit de cette bataille la met au milieu de l'été du 5 au 9 juin[5]. Cette date était probablement déjà admise au onzième siècle. En effet, Flann Manistrech, après avoir parlé de la première bataille de Mag-Tured, en distingue celle où, après le 1er novembre, fête de Samain, Balar, chef des Fomôré, combattit les Tûatha Dê Danann[6]. Or, le manuscrit du quinzième siècle qui, reproduisant un manuscrit perdu bien plus ancien, nous a conservé le récit détaillé de la seconde bataille de Mag-Tured, la fait commencer le jour de Samain, 1er novembre[7]. Le système de Flann Manistrech sur la distinction des deux batailles de Mag-Tured est adopté dans le Livre des conquêtes qui, à la première bataille de Mag-Tured[8], oppose la dernière bataille de Mag-Tured[9]. Le nombre des victimes de la première bataille de Mag-Tured aurait été de cent mille, suivant le Livre des conquêtes[10]. On trouve déjà ce chiffre dans un poème attribué à Eochaid hûa Flainn, mort en 984, qui ne connaît qu'une seule bataille de Mag-Tured, chez lequel il n'y a d'autre bataille de Mag-Tured que celle qui devint plus tard la seconde[11], et c'est dans cette unique bataille que, suivant Eochaid, auraient été tués les cent mille guerriers qui, suivant le Livre des conquêtes, écrit au siècle suivant, auraient péri pendant la première bataille.

Dans le Livre des conquêtes, les victimes de la seconde bataille de Mag-Tured sont l'objet d'une énumération séparée que le dieu fomôré Indech fait à Lug, l'un des Tûatha Dê Danann.

[1] Les textes les plus anciens où nous trouvions le nom de la bataille de Mag-Tured sont: 1° le Glossaire de Cormac, mort au commencement du dixième siècle (Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. 32; Sanas Chomaic, p. 123, au mot Nescoit); 2° un poème de Cinâed ûa Artacan, qui mourut en 975. Ce poème a pour sujet les sépultures contenues dans le cimetière antique des rives de la Boyne, et l'auteur parle du couple qui dormait là avant la bataille de Mag-Tured. Leabhar na-hUidhre, p. 51, col. 2, ligne 23.

[2] Poème attribué à Eochaid ûa Flainn, mort en 985. Livre de Leinster, p. 10, col. 2, lignes 15–22. Le nom de Mag-Tured est inscrit à la ligne 19, et les Fir-Bolg sont mentionnés sous le nom de Tûath-Bolg, c'est-à-dire peuple des bolg ou sacs, à la ligne 20.

[3] Le fragment du récit de la bataille de Mag-Tured, inséré par Cormac dans son Glossaire, vers l'année 900, appartient au récit de la défaite des Fomôré, comme on peut s'en convaincre en le comparant au passage correspondant de l'analyse donnée par O'Curry du récit de cette défaite, d'après le manuscrit du British Museum, Harleian 5280 (On the manners and customs of the ancient Irish, t. II, p. 249).

[4] «Cêt chath Maige Tured.» Livre de Leinster, p. 11, col. 1, ligne 24.

[5] O'Ourry, Lectures on the manuscript materials, p. 246; On the manners, t. II, p. 237.

[6]

I maig Tured, ba-thrî-âg
doceir Nuadu Argat-lâm,
ocus Macha, iar-samain-sain
do-lâim Balair Balcbemnig.
Livre de Leinster, p. 11, col. 1, lignes 31, 32.

[7] O'Curry, Lectures on the manuscript materials, p. 250.

[8] Livre de Leinster, p. 9, col. 1, lignes 9, 24, 25, 36.

[9] Ibid., p. 9, col. 1, ligne 51; col. 2, lignes 1–16.

[10] Ibid., p. 9, col. 1, lignes 9–10.

[11] Ibid., p. 10, col. 2, lignes 21, 22. Le texte du Livre de Leinster n'attribue pas ce poème à Eochaid; cette attribution se trouve dans l'édition du Livre des Conquêtes due à O'Clery. O'Curry, On the manners, t. II, p. 111.


§ 4.
Le dieu Nûadu Argat-lâm.

Le Livre des conquêtes met entre les deux batailles de Mag-Tured un intervalle de vingt-sept ans. C'est la conséquence des créations chronologiques dues à la science irlandaise du onzième siècle. On voulait par tous les moyens établir une concordance entre les origines irlandaises et les systèmes historiques fondés sur la Bible. Il fallait que l'histoire la plus ancienne de l'Irlande, c'est-à-dire l'époque mythologique irlandaise, espaçât ses récits de manière à couvrir le vaste intervalle qui, suivant la chronologie de saint Jérôme et de Bède, s'écoule du déluge à l'époque de saint Patrice. Le procédé employé fut de créer, avec les noms que fournissaient les vieilles traditions et avec beaucoup d'autres noms certainement imaginés à une date plus récente, des listes de rois qui ont chacun une durée de règne arbitrairement inventée.

Le règne de deux de ces rois se place entre les deux batailles de Mag-Tured, si nous en croyons le Livre des conquêtes. L'un est Bress mac Eladan, qui aurait eu sept ans de règne[1]. L'autre est Nûadu Argatlâm, ou à la main d'argent, dont le règne aurait duré vingt ans[2]. Nûadu Argatlâm avait eu la main coupée à la première bataille de Mag-Tured, où il commandait en chef, avec titre de roi; il fit remplacer la main coupée par une main d'argent dont la fabrication demanda sept ans. Sa blessure l'avait fait descendre du trône et remplacer par Bress. Quand, grâce à la main d'argent, il eut recouvré l'intégrité de ses membres, Bress dut lui rendre la couronne, et Nûadu la conserva jusqu'à la seconde bataille de Mag-Tured, où il la perdit avec la vie. Telle est la doctrine irlandaise du onzième siècle et du Livre des conquêtes: Nûadu n'a pas été inventé par l'auteur du Livre des conquêtes, c'est un personnage qui vivait dans les conceptions mythologiques des Irlandais bien antérieurement à l'époque où leurs érudits ont imaginé de distinguer deux batailles de Mag-Tured. Nous ne nous contenterons pas de constater qu'on trouve son nom dans un poème composé avant la date où la bataille de Mag-Tured se dédoubla et où, de sa légende, on forma deux batailles, ce qui arriva vers le commencement du onzième siècle[3]. Nous dirons plus: Nûadu à la main d'argent, Argatlâm, était un dieu dont le culte en Irlande a précédé le moyen âge. Ce culte avait pénétré en Grande-Bretagne dès le temps de l'empire romain. Un temple lui était consacré dans le comté de Gloucester, non loin de l'embouchure de la Severn, au fond et au nord du canal de Bristol, dans cette portion occidentale de la Grande-Bretagne qui paraît avoir été occupée par une population de même race que les Irlandais pendant la domination romaine[4]. Là, près de Lidney, s'élevait un temple consacré à cette divinité. Le nom de ce dieu, écrit en Irlande, au douzième siècle, au nominatif Nûadu, au génitif Nûadat, au datif Nûadait, apparaît au datif sous trois orthographes différentes dans trois inscriptions de ce temple romano-breton qui sont parvenues jusqu'à nous: Nodonti, Nudente, Nodenti[5].

Nûadu est donc un dieu qui était l'objet d'un culte antérieurement à l'époque où les Romains ont abandonné la Grande-Bretagne, événement qui remonte, comme on le sait, au commencement du cinquième siècle. Les évhéméristes irlandais du onzième siècle ont fait de lui un roi qui aurait occupé le trône à deux reprises: d'abord pendant un temps indéterminé, quand eut lieu l'invasion des Tûatha Dê Danann en Irlande[6]; ensuite pendant vingt ans, depuis la guérison de la blessure qu'il avait reçue à la première bataille de Mag-Tured jusqu'à sa mort dans la seconde[7]; car il est mort, dans cette littérature relativement nouvelle du onzième siècle; il fallait bien qu'il mourût, du moment où il cessait d'être dieu, comme aux temps païens, et devenait homme grâce au triomphe du christianisme.

Entre ses deux règnes, séparés l'un de l'autre par le règne de Bress, il s'est écoulé, suivant les auteurs irlandais du onzième siècle, un intervalle de sept ans; en y ajoutant les vingt ans que son second règne aurait duré, on trouve vingt-sept ans. C'est le temps qui se serait écoulé entre les deux batailles de Mag-Tured, la première où Nûadu fut, dit-on, blessé, la seconde où il aurait perdu la vie. Cette chronologie est d'invention récente, puisque, dans les textes antérieurs au onzième siècle, les deux batailles n'en font qu'une.

[1] Livre de Leinster, p. 9, col. 1, lignes 29, 30.

[2] Livre de Leinster, p. 9, col. 1, ligne 31.

[3] Ibid., p. 8, col. 2, ligne 13. Ce poème est attribué à saint Columba, Columb Cille. Cette indication d'auteur ne mérite aucune confiance. Mais ce n'est pas une raison pour en attribuer la composition à l'auteur du Livre des Conquêtes, qui l'a intercalé dans son récit. Le vers où il est question de la bataille de Mag-Tured se trouve dans le Livre de Leinster, p. 8, col. 2, ligne 15.

[4] Rhys, Early Britain, Celtic Britain, pages 214 et suivantes.

[5] Corpus inscriptionum latinarum, t. VII, p. 42, nos 138, 139, 140. M. Gaidoz est le premier qui ait rapproché de l'irlandais Nûadu, Nûadat, Nûadait, le nom divin fourni par ces trois inscriptions.

[6] Livre de Leinster, p. 9, col. 1, lignes 23–25; p. 10, col. 2, ligne 51; p. 11, col. 1, ligne 1.

[7] Livre de Leinster, p. 9, col. 1, lignes 31, 51; p. 127, col. 1, lignes 48, 49; p. 11, col. 1, ligne 6.


§ 5.
Indications sur l'époque où a été composé le récit de la première bataille de Mag-Tured.

Nous raconterons les deux batailles de Mag-Tured en nous conformant à la rédaction relativement récente qui nous en a été conservée. Le seul manuscrit où se trouve, à notre connaissance, le récit de la première bataille de Mag-Tured ne date que du quinzième ou du seizième siècle[1]. De la seconde bataille de Mag-Tured, nous n'avons aussi qu'un manuscrit, et il ne date que du quinzième siècle[2]. La rédaction primitive des deux morceaux est antérieure à leur transcription dans ces manuscrits. Mais de l'examen de ces deux pièces on doit conclure que la seconde est beaucoup plus ancienne que la première.

La première de ces compositions littéraires date d'une époque où déjà, en Irlande, des conceptions épiques nouvelles avaient sensiblement modifié le caractère primitif de la tradition celtique. Ainsi, nous avons déjà raconté que, lors de la première bataille de Mag-Tured, les Fir-Bolg demandèrent les conseils du fabuleux Fintan, doublet chrétien du celtique Tûan mac Cairill, et que des fils de Fintan auraient été tués dans la même bataille. Or, Fintan a été imaginé dans la seconde moitié du dixième siècle; sa présence dans le récit de la première bataille de Mag-Tured donne à ce récit un caractère évident de nouveauté relative.

Le morceau épique où l'on trouve racontée la seconde bataille de Mag-Tured a un caractère beaucoup plus ancien que la pièce relative à la première de ces batailles, qui est le doublet de la seconde. En outre, on trouve dans le Glossaire de Cormac, qui date de la fin du neuvième siècle ou du commencement du dixième, un fragment du récit de cette seconde bataille. Cependant l'ordre logique des faits nous oblige à commencer par la légende de la première bataille de Mag-Tured.

[1] Collège de la Trinité de Dublin, H. 2. 17, pages 90–99.

[2] Musée britannique, manuscrit Harleian 5280, folios 52–59.


§ 6.
Pourquoi fut livrée la première bataille de Mag-Tured.

Tandis que Partholon, chef de la plus ancienne des populations mythiques irlandaises, venant d'Espagne, avait débarqué au sud-ouest de l'Irlande, les Tûatha Dê Danann pénétrèrent dans l'île par l'extrémité opposée, c'est-à-dire par le nord-est. C'était un lundi, premier jour de mai, fête de Beltiné[1]. Le 1er mai devait être le jour de l'arrivée des fils de Milé ou des Irlandais. Partholon avait débarqué en Irlande le 14 du même mois[2]. Un nuage magique rendit d'abord les Tuatha Dê Danann invisibles; et quand, ce nuage dissipé, les Fir-Bolg commencèrent à se préoccuper de la présence de ces conquérants inattendus, les Tûatha Dê Danann avaient déjà pénétré dans le nord-ouest du Connaught et avaient établi des fortifications autour de leur campement, à Mag-Rein.

D'où venaient-ils? Ils ont prétendu, raconte un auteur, qu'ils étaient arrivés en Irlande sur les ailes du vent. La vérité, ajoute l'écrivain évhémériste, est qu'ils étaient venus par mer et sur des vaisseaux, mais qu'ils avaient détruit leurs vaisseaux aussitôt après avoir débarqué. Nous avons déjà dit que la tradition la plus ancienne les faisait arriver sans vaisseaux et descendre du ciel[3].

Les Fir-Bolg, avant de prendre une décision, voulurent savoir ce que c'était que les nouveaux venus. Ils envoyèrent un de leurs guerriers les plus grands, les plus forts et les plus braves visiter le camp de Mag-Rein et voir qui l'avait construit. Ce guerrier s'appelait Sreng. Il se mit en route. Quand il approcha du but de son voyage, les sentinelles des Tûatha Dê Danann l'aperçurent et envoyèrent au-devant de lui un de leurs guerriers nommé Breas. Sreng et Breas s'approchèrent l'un de l'autre avec grande prudence. Quand ils furent à portée de la voix, ils s'arrêtèrent, et, abrités chacun derrière son bouclier, ils restèrent quelque temps à se regarder d'un air inquiet. Enfin, Breas rompit le silence. Il prit la parole dans sa langue maternelle, qui était l'irlandais, puisque, suivant la conception de la fable chrétienne irlandaise, toutes les populations primitives de l'Irlande sont issues du même père, qui est un descendant de Magog ou de Gomer, fils de Japhet. Sreng, le guerrier Fir-Bolg, fut ravi d'entendre parler irlandais le guerrier inconnu qui se présentait à lui. Les deux hommes s'approchèrent l'un de l'autre, commencèrent par se raconter leurs généalogies, puis ils examinèrent leurs armes. Sreng avait apporté avec lui deux lourdes lances sans pointe, Breas deux lances fort légères et en même temps fort aiguës. Ce détail est conforme aux données de l'ancienne littérature. Nous avons vu plus haut qu'à cette époque on ne connaissait plus en Irlande l'usage du javelot[4]. Sreng suivait la nouvelle coutume nationale; Breas, l'ancienne, rétablie depuis. Un des vieux poèmes insérés dans le Livre des conquêtes raconte qu'au temps d'Eochaid mac Eirc, le dernier roi des Fir-Bolg, les armes n'avaient pas de pointe en Irlande. Les Tûatha Dê Danann, continue-t-il, arrivèrent avec des lances, et ils tuèrent le roi[5].

Breas, l'envoyé des Tûatha Dê Danann, n'avait jamais vu de lances pesantes et arrondies du bout comme celles que portait Sreng, l'émissaire des Fir-Bolg; et Sreng apercevait pour la première fois des lances minces et pointues comme celles dont Breas était armé. Chacun d'eux contemplait avec la même admiration l'engin meurtrier dont l'autre était muni. Ils les échangèrent. Breas prit les deux lourdes lances sans pointe du guerrier fir-bolg pour les porter aux Tûatha Dê Danann, et leur apprendre de quelles armes les Fir-Bolg se servaient dans les combats. Sreng prit les deux lances légères et pointues de Breas pour les mettre sous les yeux des Fir-Bolg et leur faire-connaître les redoutables instruments de mort dont les Tûatha Dê Danann les menaçaient.

Avant de quitter Sreng, Breas lui déclara qu'il était chargé par les Tûatha Dê Danann de demander aux Fir-Bolg la moitié de l'Irlande, et que si les Fir-Bolg voulaient accepter cette proposition, les deux peuples seraient amis et se réuniraient pour repousser toute invasion nouvelle. Puis les deux guerriers s'en retournèrent chacun, Sreng à Tara, déjà capitale de l'Irlande sous la domination des Fir-Bolg, Breas dans le camp où les Tûatha Dê Danann s'étaient retranchés. Les Fir-Bolg ne se soucièrent pas d'accepter la proposition des Tûatha Dê Danann: ils pensèrent que s'ils cédaient la moitié de leur île à ces nouveaux venus, bientôt ceux-ci, encouragés par tant de faiblesse, voudraient s'emparer du tout. Ils réunirent donc une armée, et se mirent en marche pour aller attaquer les ennemis qui avaient envahi le sol de leur patrie. Pendant ce temps, les Tûatha Dê Danann examinaient les deux lances sans pointe que Breas avait reçues de Sreng et qu'il leur avait apportées comme un spécimen de l'armement des Fir-Bolg. Leur premier sentiment fut l'étonnement; le second, la terreur. Les lances sans pointe des Fir-Bolg leur paraissaient bien plus redoutables que les lances à fer aigu dont eux-mêmes étaient armés. Ils abandonnèrent leur campement et battirent en retraite vers le sud-ouest. Les Fir-Bolg les atteignirent dans la plaine de Mag-Tured.

La légende irlandaise ne connut d'abord qu'une seule plaine de Mag-Tured: dans cette plaine s'était livrée l'unique bataille de ce nom, où les Tûatha Dê Danann vainquirent à la fois les Fir-Bolg et les Fomôré. Quand, au onzième siècle, on distingua deux batailles, la première contre les Fir-Bolg, la seconde contre les Fomôré, on ne concevait encore qu'un seul champ de bataille: c'était dans le même endroit qu'à vingt-sept ans d'intervalle, les deux batailles s'élaient livrées. Plus tard on distingua deux champs de batailles différents; l'un au sud, dans le comté de Mayo, l'autre au nord, dans le comté de Sligo; le premier, appelé Mag-Tured Conga, où furent, dit-on, vaincus les Fir-Bolg; le second, appelé Mag-Tured na bFomorach, où furent vaincus les Fomôré. C'est dans les textes du dix-septième siècle que les anciennes données, déjà compliquées par une dualité chronologique qui d'une seule bataille en fait deux, séparées par vingt-sept ans d'intervalle, se compliquent plus encore par la création d'une dualité géographique: au lieu d'un champ de bataille, deux à plusieurs kilomètres de distance[6].

Nous avons laissé l'armée des Fir-Bolg et celle des Tûatha Dê Danann en présence dans la plaine de Mag-Tured. Les Fir-Bolg avaient à leur tête leur roi Eochaid mac Eirc; le célèbre Nûadu Argatlâm ou à la main d'argent, qui, alors, ne portait pas encore ce surnom, et qui avait ses deux mains naturelles de chair et d'os, commandait l'armée des Tûatha Dê Danann. Il fit de nouveau porter aux Fir-Bolg la proposition que Breas leur avait déjà transmise, et insista, par conséquent, pour que les Fir-Bolg lui cédassent la moitié de l'Irlande. Le roi Eochaid mac Eirc refusa.—«Quand voulez-vous livrer bataille?» demandèrent alors les envoyés de Nûadu.—«Il nous faut du temps,» répondirent les Fir-Bolg, «pour mettre nos lances en bon état, fourbir nos casques[7], aiguiser nos épées; puis, nous voulons avoir des lances comme les vôtres, et vous aussi vous voudrez vous armer de lances semblables à celles dont nous nous servons.» Et il fut décidé, d'un commun accord, que cent cinq jours seraient consacrés aux préparatifs du combat.

[1] Keating, Histoire d'Irlande, édit. de 1811, p. 204.

[2] Chronicum Scotorum, édit. Hennessy, p. 4, 14; cf. Livre de Leinster, p. 5, col. 1, ligne 8.

[3] Voyez plus haut, p. 142.

[4] Chap. VI, § 6, p. 136.

[5] Livre de Leinster p. 8, col. 1, lignes 33–38. Suivant O'Curry On the manners, t. II, p. 237, ce poème est de Tanaidhé O'Maelchonairé, mort en 1136. La leçon donnée par O'Curry n'est pas celle du Livre de Leinster; il l'emprunte probablement au Livre de Ballymote ou au Livre de Lecan, qui nous donnent la même pièce (Livre de Ballymote, f° 16 verso, col. 2, ligne 49 et suivantes; Livre de Lecan, f° 278 recto, col. 1.

[6] Keating, Histoire d'Irlande, édition de 1811, pages 204, 206; Annales des Quatre Maîtres, édition d'O'Donovan, 1851, t. I, pages 16, 18. Voir, sur ce point, les savantes observations de M. W. M. Hennessy, dans sa préface des Annales de Loch-Cê, t. I, p. xxxvi-xxxix.

[7] Il n'est pas question de casques dans les textes irlandais les plus anciens.


§ 7.
Récit de la première bataille de Mag-Tured. Résultat de cette bataille.

La bataille commença le premier jour de la sixième semaine de l'été, c'est-à-dire le 5 juin. Il fut convenu entre les chefs des deux armées qu'il n'y aurait pas d'engagement général, et qu'on mettrait en présence tous les jours un nombre déterminé de guerriers, qui serait égal des deux côtés. De là plusieurs combats successifs où les Tûatha Dê Danann eurent l'avantage. Cela dura quatre jours. Les Tûatha Dê Danann furent définitivement les plus forts. Les Fir-Bolg perdirent même leur roi, qui, ayant quitté le champ de bataille pour aller se désaltérer à une source, fut poursuivi par un parti de Tûatha Dê Danann que commandaient les trois fils de Némed. Cent gardes qui l'accompagnaient ne purent lui sauver la vie. Sa mort a été chantée au douzième siècle[1], au onzième[2], et peut-être même plus anciennement, par des poèmes irlandais qui nous ont été conservés[3]. Comme jusqu'à cette époque, les lances des Fir-Bolg n'étaient pas armées de pointes, il fut, dit-on, le premier roi auquel en Irlande une pointe de lance ôta la vie[4]. Les vainqueurs enterrèrent Eochaid dans l'endroit même où il était tombé; ils élevèrent sur la fosse un grand amas de pierres, ou carn, que l'on prétend avoir retrouvé, et qu'on montre encore aujourd'hui.

Après ces quatre jours de combats où ils avaient eu le dessous, les Fir-Bolg proposèrent aux Tûatha Dê Danann de terminer par une petite bataille à laquelle auraient pris part trois cents hommes de chaque côté; et l'issue de cette lutte finale aurait décidé qui des deux peuples devait rester maître de l'Irlande. Mais les Tûatha Dê Danann offrirent aux Fir-Bolg la paix et la province de Connaught. Ceux-ci acceptèrent, abandonnèrent aux Tûatha Dê Danann Tara leur capitale et le reste de l'Irlande, sauf la province de Connaught où ils se réfugièrent; et au dix-septième siècle Duald mac Firbis, célèbre généalogiste irlandais, trouvait encore dans le Connaught des familles irlandaises, qui par une longue suite d'ancêtres, prétendaient remonter aux Fir-Bolg établis dans cette province à la suite de la première bataille de Mag-Tured[5].

Nous n'avons pas à nous prononcer ici sur la valeur de ces prétentions nobiliaires. Mais la vérité semble être que les Fir-Bolg sont une population qui a réellement existé. Fir-Bolg, dans les récits modernes, est une formule abrégée pour désigner les trois peuples des Fir-Bolg, des Fir-Domnann et des Galiôin, dont le second était le plus important. Ayant disputé le sol de l'Irlande à la race irlandaise moderne, c'est-à-dire au rameau le plus occidental de la race celtique, qu'ils précédèrent dans cette contrée, ces peuples furent associés par la légende mythologique aux dieux méchants, aux dieux de la nuit et de la mort, qui, sous le nom de Fomôré, sont les adversaires des dieux bons, des dieux de la lumière et de la vie, connus sous le nom de Tûatha Dê Danann. Ceux-ci sont vainqueurs dans la bataille de Mag-Tured, d'abord unique, mais dont on a fait ensuite deux batailles. Nous avons terminé le récit de la première, nous arriverons bientôt à la seconde.

[1] Poème de Tanaidé O'Maelchonairé, mort en 1136, Livre de Leinster, p. 8, col. 1, lignes 33–40. Cf. O'Curry, On the manners, t. II, p. 237.

[2] Poème de Gilla Coemain, dans le Livre de Leinster, p. 127, col. 1, lignes 46–47.

[3] Poème attribué à Columb Cille, Livre de Leinster, p. 8, col. 1, lignes 33–40, lignes 47 et suivantes.

[4]

Is-se sin cet-rî de-rind
rogâet in-inis find Fâil.
Livre de Leinster, p. 8, col. 1, lignes 47, 48.

Ê-sin cêt-rî do rind
rogaet ar-tûs ia-hErind.
Livre de Leinster, p. 127, col. 1, ligne 47.

[5] Sur la première bataille de Mag-Tured, voyez O'Curry, On the manners, t. II, p. 235–239; Lectures on the mss. materials, pages 244–246.


CHAPITRE VIII.
ÉMIGRATION DES TÛATHA DÊ DANANN (suite). SECONDE BATAILLE DE MAG-TURED.

§1. Règne de Bress. Sa durée.—§2. Règne de Bress. Avarice de ce prince.—§3. Le file Corpré. Fin du règne de Bress.—§4. Guerre des Fomôré contre les Tûatha Dê Danann. Les guerriers fomôré Balar et Indech.—§5. Arrivée de Lug chez les Tûatha Dê Danann à Tara.—§6. Revue des gens de métier par Lug.—§7. Seconde bataille de Mag-Tured. Fabrication des javelots.—§8. L'espion Rûadan.—§9. Seconde bataille de Mag-Tured (suite). Blessure d'Ogmé et de Nûadu.—§10. Seconde bataille de Mag-Tured (suite et fin). Mort de Balar. Défaite des Fomôré. L'épée de Téthra tombe entre les mains d'Ogmé.—§11. La harpe de Dagdé.—§12. Les Fomôré et Téthra dans l'île des Morts.—§13. Le corbeau et la femme de Téthra.


§ 1.
Règne de Bress. Sa durée.

La légende primitive ne fait pas livrer bataille par les Tûatha Dê Danann immédiatement après leur arrivée. Au début, il y a entre eux et les Fomôré, ou dieux de Domna, c'est-à-dire entre eux et les chefs de la population mythique qui les a précédés dans l'île, un arrangement qui leur fait accepter la suprématie du prince investi de la royauté au moment de leur arrivée. Ce prince, Bress, fils du Fomôré Elatha[1], est un tyran comme toute sa race[2]. Bress régna, dit-on, sept ans[3]; mais il est clair que ce chiffre est une des inventions chronologiques dues aux savants irlandais du onzième siècle[4].

Au onzième siècle, on disait aussi que la raison qui l'avait fait accepter pour roi par les Tûatha Dê Danann était que leur roi Nûadu, ayant perdu la main dans la première bataille de Mag-Tured, se trouvait, par l'effet de cette mutilation, incapable de rester sur le trône. Il était de principe, en Irlande, que tout roi dont le corps était défiguré par une mutilation grave devait être déposé. Il fallut sept ans à Dian-Cecht, le médecin des Tûatha Dê Danann, et à Creidné, leur ouvrier en bronze, pour fabriquer la main nouvelle qui fit cesser la difformité de Nûadu et lui permit de remonter sur le trône. Alors Bress en descendit, et Nûadu y resta vingt ans; puis il fut tué à la seconde bataille de Mag-Tured. Mais ces données chronologiques sont étrangères à la légende primitive. Dans cette légende, il n'y avait pas de dates d'années: ne connaissant pas la première bataille de Mag-Tured, la tradition mythologique faisait perdre la main à Nûadu dans la bataille de Mag-Tured, qu'on a depuis appelée la seconde; elle ne mettait pas d'intervalle entre la fin du règne de Bress et la bataille de Mag-Tured, dite depuis la seconde, qui est amenée par la vengeance impuissante de Bress détrôné.

[1] Des généalogies relativement modernes donnent pour père à Elatha, Neit, dieu de la guerre: «Neith idon dia catha la-gêntib Gaedel.» Glossaire de Cormac, dans le Leabhar Breac, p. 269, col. 2, ligne 35. La bonne orthographe est Neit sans th, comme l'a corrigé avec raison M. Whitley Stokes, Sanas Chormaic, p. 122; et, mieux encore, Nêit avec un accent sur l'e, ibid., p. 39. Neit est classé parmi les Tûatha Dê Danann par le Livre des Conquêtes, dans le Livre de Leinster, p. 10, col. 1, lignes 2–11. Cette doctrine est empruntée à Flann Manistrech, mort en 1056. Livre de Leinster, p. 11, col. 2, lignes 18, 19.

[2] Il ne faut pas confondre Bress avec Breas, envoyé par les Tûatha Dê Danann à la rencontre de Sreng, avant la première bataille de Mag-Tured. Breas fut tué dans cette bataille. O'Curry, On the manners, t. II, p. 239.

[3] Livre des conquêtes, dans le Livre de Leinster, p. 9, col. 1, lignes 29, 30.

[4] La plus ancienne mention de cette date se trouve, à notre connaissance, dans le poème chronologique de Gilla Coemain, mort en 1072. Livre de Leinster p. 127, col. 1, lignes 50, 51.


§ 2.
Règne de Bress. Avarice de ce prince.

Bress était d'une avarice excessive, exigeant des impôts exorbitants et ne donnant rien. On raconte, par exemple, qu'il prétendait s'attribuer le lait de toutes les vaches brunes sans poil. De prime-abord, il semble que, les vaches de cette catégorie étant peu nombreuses, un pareil impôt n'avait rien d'exagéré; mais Bress, ayant fait allumer un grand feu de fougère, voulut faire passer dans ce feu toutes les vaches de Munster, qui, de cette façon, auraient rempli les conditions du programme de l'impôt et dont le lait serait devenu propriété royale[1].

Ce qui mécontenta surtout, c'était la mauvaise réception qu'on trouvait chez lui. La vieille Irlande a toujours vécu en festins: festins chez les chefs qui donnaient l'hospitalité à leurs vassaux, festins chez les vassaux que leurs chefs honoraient de fréquentes visites. Mais quand les sujets de Bress sortaient du palais de leur souverain, ils n'avaient pas, dit-on, de tache de graisse à leurs couteaux; et quelqu'un qui n'aurait pas aimé l'odeur de la bière aurait pu s'approcher d'eux sans crainte d'être incommodé par leur haleine. L'excessive frugalité des repas offerts par Bress à ses invités n'était pas compensée par les amusements que leur esprit pouvait trouver dans son palais. Aux assemblées tenues chez lui on n'entendait jamais un file raconter une histoire ou chanter un poème. Jamais un auteur de compositions satiriques n'y venait égayer l'auditoire; jamais on n'y entendait le son de la harpe, de la flûte ou de la trompette; jamais un jongleur ou un bouffon n'y était appelé par le roi pour distraire les tristes assistants. Si Bress eût demandé le concours des file, des musiciens, des jongleurs et des bouffons, il aurait été obligé de leur donner un salaire; c'est ce qu'avant tout sa sordide lésinerie voulait éviter. Enfin Bress était Fomôré, et, comme tel, ennemi des lettres et des arts, des lettrés et des artistes. Les lettres et les arts sont une création des Tûatha Dê Danann, dieux du jour et de la vie. Les Fomôré sont les dieux de l'ignorance comme de la mort et de la nuit.

[1] Dinn-senchus, dans le Livre de Leinster, p. 169, col. 1; p. 214, col. 2.


§ 3.
Le file Corpré. Fin du règne de Bress.

Un soir, cependant, un file se rendit à la cour: c'était Corpré, dont la mère Etan[1] était elle-même une femme de lettres[2]. Il était de la race des Tûatha Dê Danann. Le roi lui fit donner une petite chambre sans lumière ni feu, où il n'y avait d'autre mobilier qu'une petite table sur laquelle, après une longue attente, on lui servit trois pains secs. Corpré se vengea par une satire en quatre vers:

Point de mets sur plats rapides,
Point de lait de vache pour faire grandir les veaux;
Point d'asile pour l'homme qui s'égare dans les ténèbres;
Point de salaire pour la troupe de conteurs d'histoires: que telle soit la prospérité de Bress[3]!

Ce fut, dit-on, la première satire qui ait été composée en Irlande[4]. On sait la puissance magique que les satires des file exerçaient sur l'esprit du peuple. Celle-ci mit fin au règne de Bress; les Tûatha Dê Danann opprimés se soulevèrent, et, sans essayer de résistance, Bress prit la fuite, abandonnant à Nûadu le trône et Tara, alors, comme à l'époque héroïque, capitale de l'Irlande. Ce fut ainsi que la science des file remporta sa première victoire.

[1] Glossaire de Cormac, aux mots Cernine et Rîss. Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. 11, 39, cf. 43, 44; Sanas Chormaic, p. 37, 144, cf. 159. Poème attribué à Eochaid hûa Flainn, dans le Livre de Leinster, p. 10, col. 2, ligne 33.

[2] Etan, en moyen irlandais Edan, est à la fois le nom d'une déesse et celui d'une composition poétique. «Edan, ingen Dian-Cêcht, bannlicerd, de cujus nomine dicitur edan idon aircedul.» Glossaire de Cormac, dans le Leabhar Breac, p. 267, col. 1, lignes 5, 6. Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. 19; Sanas Chormaic, p. 67, a corrigé avec raison Etan.

[3] Voir plus haut, t. I, p. 260.

[4] Is-î-sein cêt-âer dorônad in-Érinn. Commentaire de l'Amra Choluim Chilli, dans le Leabhar na-hUidhre, p. 8, col. 1, lignes 27, 28. Cf. O'Beirne Crowe, The Amra Choluim Chilli, p. 26, et Livre jaune de Lecan, manuscrit H. 2. 16 du Collège de la Trinité de Dublin, col. 805.


§ 4.
Guerre des Fomôré contre les Tûatha Dê Danann—Les guerriers fomôré Balar et Indech.

Bress alla chercher asile chez Elatha son père, qui le reçut très froidement, paraissant croire que ce sort était mérité. Cependant il lui fournit des troupes pour reconquérir son trône et le recommanda à deux puissants chefs des Fomôré. Le premier était Balar, dit aux coups puissants, en irlandais balc-beimnech. Chose remarquable, des deux yeux de ce redoutable guerrier, l'un, habituellement fermé, ne pouvait s'ouvrir sans jeter la mort sur les malheureux que son regard atteignait. Le second chef des Fomôré était Indech, que le Livre des conquêtes appelle, dans un endroit, fils du dieu de Domna[1], c'est-à-dire du dieu qu'auraient adoré les Fir-Domnann, la principale des trois races historiques qui ont précédé en Irlande la race dominante connue sous les noms de Gôidels, Scots ou Fêné.

On se rappelle que les trois races préceltiques, dominées depuis par les Gôidels, Scots ou Fêné, c'est-à-dire par les Celtes occidentaux, nouveau venus et conquérants, sont: les Fir-Bolg, les Fir-Domnann et les Galiôin; mais, pour abréger, on désigne l'ensemble de ces trois peuples, ou par le mot composé Fir-Bolg, ou par le mot composé Fir-Domnann, «hommes de Domna». Indech est appelé, dans le Livre des conquêtes, fils du dieu de cette population, mac Dê Domnann, «fils du dieu de Domna.» Dans le même document, quelques lignes plus haut, on lit qu'Indech est fils du dieu, roi des Fomôré[2]. Nous verrons plus loin que le roi des Fomôré s'appelait Téthra. Mais le point sur lequel nous voulons appeler l'attention est que, dans l'idée irlandaise, les Fomôré, dieux méchants, adversaires mythiques des dieux bons, sont associés aux populations historiques qui, ayant précédé les Irlandais dans leur île ou la race celtique en Irlande, sont pour cette race des ennemis héréditaires. Le même phénomène, avons-nous dit déjà, s'observe dans l'Inde, où les Dasyu sont à la fois et les démons adversaires mythiques des dieux, et les ennemis humains, les adversaires historiques à peau brune ou noire, du peuple blanc qui chantait les hymnes védiques[3].

[1] Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 9, 10.

[2] «La-hIndech mac de rîg na-Fomorach.» Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 3, 4.

[3] Max Duncker, Geschichte des Alterthums, tome III, p. 8, 9.


§ 5.
Arrivée de Lug chez les Tûatha Dê Danann à Tara.

Les Fomôré firent leurs préparatifs pour reconquérir l'Irlande. Les Tûatha Dê Danann étaient en mesure de leur opposer une vigoureuse résistance. Un de leurs principaux guerriers fut Lug, fils d'Ethniu. Ethniu, sa mère, était fille de Balar, le plus terrible des chefs des Fomôré[1]; mais Lug, par son père appelé Cîan par les uns, Dagdé par les autres, appartenait aux Tûatha Dê Danann[2]. Par son éducation, il appartenait à leurs ennemis. Son père, suivant l'usage irlandais, qui était de confier les jeunes enfants à des mains étrangères, avait choisi, pour élever son fils, Tâltiu, fille de Magmôr et femme d'Eochaid mac Eirc, dernier roi des Fir-Bolg, dit aussi Mac Duach[3], que nous avons vu tué par les Tûatha Dê Danann. Mais Lug se rappela son père; ce fut dans les rangs des Tûatha Dê Danann qu'il résolut de combattre. Il se rendit à Tara, capitale de l'Irlande, où Nûadu, roi des Tûatha Dê Danann, avait pris la place de Bress fugitif et organisait la résistance à l'invasion dont le menaçaient Balar aux coups puissants et Indech, fils du dieu de Domna ou du dieu roi des Fomôré.

Quand Lug se présenta à la porte de Tara, le portier l'arrêta. «Qui êtes-vous?» lui demanda-t-il. «Je suis charpentier,» répondit Lug. «Nous n'avons pas besoin de charpentier,» répliqua le portier, «car nous en avons un très bon: c'est Luchta, fils de Luchaid.»—«Mais,» reprit Lug, «je suis un excellent forgeron.»—«Nous n'avons pas besoin de forgeron,» répondit le portier, «car nous en avons déjà un bon: c'est Colum Cuaellemeach.» Lug insista. «Je suis champion ou guerrier de profession,» dit-il. «Nous n'avons pas besoin de champion,» répliqua le portier, «puisque nous en avons un, qui est Ogmé[4], fils d'Ethniu,»—l'Ogmios gaulois, sur lequel Lucien, au second siècle de notre ère, a écrit une intéressante étude.—«Bien,» reprit Lug, «mais je suis harpiste.»—«Nous n'avons pas besoin de harpiste,» répondit le portier, «puisque nous en avons un excellent, qui est Abcan, fils de Becelmas.» Lug ne se décourageait pas. «Je suis file et historien,» dit-il. «Nous n'avons que faire de gens de ce métier-là,» répondit le portier; «nous avons un homme qui est un maître accompli en poésie et en histoire: c'est En, fils d'Ethoman.» Mais Lug n'en avait pas fini avec l'énumération des nombreuses ressources qu'offraient ses multiples facultés. «Je suis sorcier,» dit-il. «Nous n'avons pas besoin de sorcier,» répondit le portier, «car nous avons beaucoup de druides parmi nous.»—«Soit,» reprit Lug; «je suis médecin.»—«Nous n'avons pas besoin de médecin,» répondit le portier, «car nous en avons un excellent: c'est Dîan-Cecht.»—«Eh bien, je suis bon échanson.»—«Nous n'avons pas besoin d'échanson,» répliqua le portier, «il y en a déjà neuf chez nous.»—«Eh bien,» dit Lug, «je suis un excellent ouvrier en bronze.»—«Nous n'avons que faire d'ouvriers en bronze,» répondit le portier, «puisque nous avons chez nous le fameux Creidné.»—C'était Creidné qui, avec Dian-Cecht, avait remplacé par une main artificielle la main que Nûadu, roi des Tûatha Dê Danann, avait perdue en combattant les Fir-Bolg.

Mais toutes ces offres de Lug n'étaient qu'un prélude à l'offre définitive qu'il allait adresser au roi des Tûatha Dê Danann.—«Allez,» dit-il au portier de Tara, «allez trouver votre maître, énumérez-lui les métiers divers dont je viens de vous parler, et demandez-lui si parmi les compagnons de guerre qui l'entourent, il en peut trouver un qui connaisse et sache pratiquer comme moi toutes ces professions.» Le portier transmit ce message au roi, et le roi lui ordonna de faire entrer Lug, qui fut proclamé ollam ou docteur suprême des sciences[5], et reçut le surnom de «prince aux sciences multiples,» sabd il-dânach[6]. Lug n'est autre chose que le dieu gaulois qui, suivant César, avait inventé tous les arts: omnium inventorem artium. César l'appelle Mercure, conformément au système qui lui fait donner des noms latins à tous les dieux gaulois[7]. Mais le nom celtique de ce dieu paraît dans deux inscriptions romaines de la période impériale, l'une de Suisse, l'autre d'Espagne[8], et il a fourni en Gaule le premier terme d'un nom porté par plusieurs villes dont la principale est Lyon, Lugu-dunum puis Lug-dunum.

[1] Lug est appelé mac Eithne dans un poème attribué à Eochaid ûa Flainn, poète du dixième siècle: Livre de Leinster, p. 10, col. 2, ligne 31; il est surnommé mac Eithlend dans un poème probablement de la même époque, que l'on prétend avoir été écrit par Columb Cille (Livre de Leinster, p. 8, col. 2, ligne 14); et dans un quatrain anonyme (ibid., p. 10, col. 1, ligne 10). Le premier de ces documents suppose un nominatif Etan, au génitif Ethne, non Ethnend, écrit avec l pour n dans les deux autres et dans des textes plus récents. C'est le Livre des Conquêtes qui nous apprend qu'Ethniu était fille de Balar: Livre de Leinster, p. 9, col. 1, lignes 44, 45.

[2] Cîan, père de Lug, aurait été fils de Dian-Cecht, si nous en croyons le Livre des Conquêtes, onzième siècle: Livre de Leinster, p. 9, col. 1, lignes 43, 44; p. 10, col. 1, lignes 2, 3. C'est à peu près la doctrine de Gilla Coemain, auteur du onzième siècle, dans son poème chronologique (Livre de Leinster, p. 127, col. 2, lignes 1, 2), où l'on voit que Lug était petit-fils de Dian-Cecht. Suivant un des quatrains de ce poème, Lug régna quarante ans, et Mac Cuill donna la mort au petit-fils de Dian-Cecht; or ce petit-fils de Dian-Cecht était bien Lug, car nous lisons dans un poème de Flann Manistrech, qui, comme Gilla Coemain, écrivait au onzième siècle, que Lug fut tué par Mac Cuill (Livre de Leinster, p. 11, col. 2, ligne 7). Mais une composition d'Urard mac Coisi, auteur du dixième siècle, fait de Lug le fils de Dagdé. Voir notre tome I, p. 285, 286. Il paraît que Cîan a été un synonyme de Dagdé. Cîan, employé comme adjectif, veut dire «lointain,» et Dagdé signifie «bon dieu.»

[3] Poème attribué à Columb Cille, Livre de Leinster, p. 8, col. 2, lignes 26, 27; Livre des Conquêtes, p. 9, col. 2, lignes 34 et suivantes. Nous avons expliqué plus haut, p. 137, comment Magmôr, dont elle est fille, et dont on a fait un roi d'Espagne, est le pays des morts.

[4] En moyen irlandais, Ogma.

[5] Ce récit est compris dans la légende de la seconde bataille de Mag-Tured, British Museum, manuscrit Harleian 5280, folios 52 et suivants. Nous le reproduisons d'après la traduction qu'en a donnée O'Curry: On the manners, t. III, p. 42–43.

[6] Ce surnom de Lug ne se trouve pas seulement dans le texte cité dans la note précédente: il est donné au même personnage divin dans la composition d'Urard mac Coisi, intitulée Orgain Maelmilscothaig (Bibliothèque bodléienne d'Oxford, manuscrit Rawlinson B. 512, folio 110 recto, colonne 1), où le mot Lug, développé au moyen d'un suffixe, devient Lugaid, au génitif Lugdach. Sur le sens du mot sabd ou sab, voyez Grammatica celtica, 2e édition, p. 255, 258.

[7] De bello gallico, livre VI, chap. xvii, § 1.

[8] Mommsen, Inscriptiones Confœderationis helveticæ, n° 161; Corpus inscriptionum latinarum, t. II, n° 2818.


§ 6.
Revue des gens de métiers par Lug.

Quand il fut question d'organiser l'armée qui devait combattre les Fomôré, Lug fut chargé avec Dagdé d'indiquer aux hommes des différents corps de métiers quelle fonction ils auraient à remplir dans le combat. Lug et Dagdé appelèrent devant eux les forgerons, les ouvriers en bronze, les charpentiers, les médecins, les sorciers, les échansons, les druides, les file, et convinrent avec chacun de ce que chacun devait faire pendant la bataille qui allait se livrer contre les Fomôré[1].

Le premier des hommes de métier qui se rendirent à l'invitation de Dagdé et de Lug fut Goibniu le forgeron. «Quel concours pourrez-vous nous donner?» lui demanda Lug.—«Je ferai,» répondit Goibniu, «les nouvelles armes dont on aura besoin; quand la bataille durerait sept ans, on peut compter sur moi pour remplacer les lances dont le fer se séparera de la hampe et les épées qui se briseront. Avec les lances fabriquées par moi, jamais un guerrier ne manque son coup, et la chair que ce coup atteint cesse pour jamais de jouir des douceurs de la vie. Dub, le forgeron des Fomôré, n'en peut pas dire autant.»

Après Goibniu le forgeron vint le tour de Creidné, l'ouvrier en bronze.—«Et vous, Creidné,» demanda Lug, «quel service nous rendrez-vous?»—«Je fabriquerai,» répondit Creidné, «pour tous les hommes de notre armée, les rivets qui fixent aux hampes les pointes des lances. Je fabriquerai la poignée des épées, la saillie centrale, ou umbo, et la bordure des boucliers dont nos guerriers auront besoin.»

Après Creidné, Lug passa à Luchtiné le charpentier.—«Et vous, Luchtiné,» lui demanda-t-il, «quelle aide nous donnerez-vous?»—«Je fournirai,» répondit Luchtiné, «autant de boucliers et de hampes de lances qu'il en faudra[2]

Les autres gens de métier se présentèrent ensuite; chacun fut interrogé; le rôle de chacun, pendant l'action, fut déterminé par Lug. .

[1] Manuscrit du British Museum, Harleian 5280, analysé par O'Curry, Lectures on the manuscript materials, p. 249.

[2] British Museum, manuscrit Harléien 5280; O'Curry, On the manners, t. II, p. 248–249.


§ 7.
Seconde bataille de Mag-Tured. Fabrication des javelots.

La bataille commença le 1er novembre, fête de Samain, premier jour de l'hiver celtique [1]. On se rappelle que les Tûatha Dê Danann, étaient arrivés le 1er mai, fête de Beltiné, premier jour de l'été.

Les Tûatha Dê Danann étaient commandés par leur roi Nûadu, les Fomôré avaient pour roi Téthra, qui ne joua qu'un rôle secondaire dans cette bataille célèbre. Elle dura plusieurs jours. A leur grand étonnement, les Fomôré virent que les armes des Tûatha Dê Danann étaient toujours en parfait état, tandis que les leurs, dès la première journée, se trouvaient déjà en grande partie hors de service. C'est que Goibniu le forgeron, Creidné l'ouvrier en bronze, Luchtiné le charpentier remplaçaient, chez les Tûatha Dê Danann, les armes que la lutte avait détruites ou gravement détériorées. En trois coups, Goibniu, à sa forge, fabriquait un fer de lance, et le dernier coup la rendait parfaite. En trois coups, Luchtiné faisait une hampe de lance et le troisième coup lui donnait la perfection. Des mains de Creidné, l'ouvrier en bronze, les rivets sortaient avec la même rapidité et le même fini. Quand Goibniu avait terminé un fer de lance, il le saisissait dans une pince, et de cette pince le lançait dans le jambage de la porte, où le fer se fixait par la pointe, la douille en avant. Alors Luchtiné le charpentier lançait une hampe dans la douille et son coup était si sûr et si vigoureux que la hampe, atteignant la douille, pénétrait jusqu'au fond. Aussitôt Creidné, l'ouvrier en bronze, qui tenait dans sa pince les rivets terminés, les lançait sur le fer de lance: le mouvement était si juste et si puissant que les rivets, sans manquer jamais d'atteindre les trous ménagés dans le fer par le forgeron, pénétraient dans le bois à la profondeur voulue; ainsi, en un instant, et sans qu'il fût besoin de retouche, l'arme était achevée et pouvait être livrée au guerrier qui en avait besoin[2].

Grâce à la merveilleuse organisation de la fabrique d'armes, ainsi conduite par Goibniu, Luchtiné et Creidné, les Tûatha Dê Danann eurent bientôt sur les Fomôré une grande supériorité. Les Fomôré n'en comprenaient point la cause. Pour la découvrir, ils eurent recours à l'espionnage.

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