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Le cycle mythologique irlandais et la mythologie celtique: Cours de littérature celtique, tome II

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[1] Livre de Leinster, p. 12, col. 2, lignes 39 et suivantes. Livre de Ballymote, f° 21, recto, col. 2, lignes 21 et suivantes. Livre de Lecan, f° 284, recto, col. 2. Voir aussi dans la Bibliothèque de l'Académie royale d'Irlande les manuscrits 23. K. 32, p. 75 et 23. K. 45, p. 188; enfin, Transactions of the Ossianic Society for the year 1857, vol. V, 1860, p. 234–236. Pour donner une édition de ce texte, on ne pourrait se contenter de la leçon fournie par le Livre de Leinster. Ainsi les mots ar-domni, qui ont pénétré dans le texte du Livre de Leinster, ligne 39, sont une glose, comme rétablit la comparaison avec les livres de Ballymote et de Lecan.

[2] Kat Godeu, vers 5, chez William F. Skene, The four ancient books of Wales, t. II, p. 137 et suivantes. Cf. t. I, p. 276 et suiv.

[3] Kat Godeu, vers 13.

[4] Ibid., vers 23.

[5] Kat Godeu, vers 17, 18.

[6] Ibid., vers 7.

[7] Histoire de la philosophie scolastique, première partie, p. 171.

[8] Hauréau, ibid., p. 159. Cf. Jean Scot, De divisione naturæ, livre I, chap. 72; Migne, Patrologia latina, t. 122, col. 518 A.

[9] De divisione naturæ, l. III, c. 1; Hauréau, ibid., p. 160; Migne, Patrologia latina, t. 122, col. 621 B C.

[10] Hauréau, Histoire de la philosophie scolastique, première partie, p. 156–157. Cf. Jean Scot, De divisione naturæ, livre I, chap. 7; Migne, Patrologia latina, t. 122, col. 446 D.


§ 3.
Les deux autres poèmes d'Amairgen. Doctrine naturaliste qu'ils expriment.

Après ce document philosophique, le Livre des conquêtes fait débiter par Amairgen deux autres morceaux inspirés par une doctrine beaucoup moins élevée. La croyance qui les inspire est à peu près celle qui, dans la Théogonie hésiodique, explique l'origine du monde. La matière a précédé les dieux. Ce qui a d'abord existé, c'est le Chaos, père des ténèbres et de la Nuit; ensuite a paru la Terre, qui a produit les montagnes, le ciel et la mer, et qui, s'unissant au Ciel, a donné naissance à l'Océan d'abord, ensuite aux Titans, pères des dieux et des hommes. La matière a donc existé à l'origine des choses; elle a sur les dieux la supériorité du père sur son fils. La nature matérielle est au-dessus des dieux. Aussi Amairgen, en guerre avec les dieux, s'adresse-t-il aux forces de la nature. C'est avec leur aide qu'il espère vaincre les dieux. Voilà pourquoi les deux derniers poèmes d'Amairgen sont chacun une invocation aux forces de la nature. Voici la seconde de ces deux pièces: comme dans la Théogonie, la Terre y tient la première place:

«J'invoque terre d'Irlande!
Mer brillante, brillante(?)!
Montagne fertile, fertile!
Bois vallonné!
Rivière abondante, abondante en eau!
Lac poissonneux, poissonneux!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .[1]

Ainsi c'est la terre d'Irlande, c'est la mer qui l'entoure, ce sont ses montagnes, ses rivières, ses lacs qu'Amairgen appelle à son aide contre la race divine qui la domine, contre les dieux qui l'habitent. Nous avons ici une formule de prière empruntée au rituel celtique. Elle a dû être jadis consacrée par l'usage et elle n'a pas été composée pour le morceau littéraire dans lequel elle a été insérée. C'est une invocation païenne adressée à l'Irlande divinisée, et cette invocation pouvait être employée en toute circonstance où l'on croyait avoir besoin du secours de cette divinité tutélaire.

Ce texte en rappelle d'autres où, en Irlande, on voit également la nature matérielle considérée comme le plus grand des dieux. Ainsi nous avons déjà parlé du serment que Loégairé, roi suprême d'Irlande, vaincu et fait prisonnier par les habitants de Leinster, fut contraint de leur prêter pour obtenir sa liberté. Il prit à témoin le soleil et la lune, l'eau et l'air, le jour et la nuit, la mer et la terre; il ne parla pas d'autres dieux que ceux-là, et quand il eut violé son serment, ces puissances de la nature, qui étaient caution de son engagement, le punirent de sa mauvaise foi en lui ôtant la vie[2].

Le Livre des conquêtes met dans la bouche d'Amairgen un autre poème qu'il place le second et dont le sens est clair quand on le met à la suite du troisième. C'est une invocation à la mer; la terre y est nommée, mais au second rang, tandis que, dans la pièce qui précède, elle tient le premier rang.

«Mer poissonneuse!
Terre fertile!
Irruption de poisson!
Pêche là!
Sous vague, oiseau!
Grand poisson!
Trou à crabe!
Irruption de poisson!
Mer poissonneuse[3]

Ainsi Amairgen, venant combattre les dieux, invoque contre eux l'appui de la matière et des forces naturelles, auxquelles il adresse deux prières; grâce à ces prières les dieux seront vaincus[4].

[1]

Aliu iath n-hErend.
Hermach [hermach] muir,
Mothach mothach sliab,
Srathach srathach caill,
Cithach cithach aub,
Essach essach loch.

Aliu est glosé par alim, et aub par aband.

Livre de Leinster, p. 13, col. 2, lignes 6 et suivantes; comparez Livre de Ballymote, f° 21 verso, col. 2, lignes 20 et suiv. Livre de Lecan, f° 285 recto, col. 1; Transactions of the Ossianic Society, t. V, p. 232.

[2] Voir tome I, p. 181, 182.

[3]

Iascach muir.
Mothach tîr.
Tomaidm n-eisc.
Iasca and.
Fo thuind ên.
Lethach mîl.
Partach lâg.
Tomaidm n-eisc.
Iascach muir.

Livre de Leinster, p. 12, col. 2, lignes 49 et suiv.; cf. Livre de Ballymote, f° 21, recto, col. 3, ligne 21; Livre de Lecan, f° 284 verso, col. 1; Transactions of the Ossianic Society, t. V, p. 237.

[4] Sur le naturalisme celtique, tant en Gaule qu'en Irlande, voir plus bas, chap. XVI, § 8.


§ 4.
Première invasion des fils de Milé en Irlande.

Mais reprenons le récit de la conquête de l'Irlande par les fils de Milé. Le file Amairgen, débarquant avec ses frères et leurs compagnons, débita, dit le vieux texte, les deux invocations qui, dans l'exposé précédent, sont placées la première et la troisième. Nous retrouverons la seconde plus tard. Puis trois jours et trois nuits s'écoulèrent, et les fils de Milé livrèrent leur première bataille. Ils y eurent pour adversaires, suivant le Livre des conquêtes, «les démons, c'est-à-dire les Tûatha Dê Danann.» C'était à peu de distance de la plage sur laquelle ils avaient débarqué, dans le lieu appelé Slîab Mis, qu'on écrit aujourd'hui Slieve Mish, dans le comté de Cork, qui est une des subdivisions du Munster, c'est-à-dire de la province du Sud-Ouest.

Ici le Livre des conquêtes place une de ces légendes bizarres dont la manie de l'étymologie a semé plusieurs documents irlandais. Près de Slieve Mish se trouvait un lac. Lugaid, fils d'Ith, s'y baigna, et de là ce lac prit le nom de «lac de Lugaid.» De ce lac coule une rivière, et la femme de Lugaid, qui s'appelait Fîal, c'est-à-dire «pudique,» se baigna dans cette rivière. Lugaid, suivant le courant, sortit du lac, pénétra dans la rivière et s'approcha de l'endroit où se trouvait sa femme; en apercevant dans l'eau, où elle se trouvait elle-même, son mari, qu'elle n'attendait pas, Fîal la pudique éprouva un tel saisissement qu'à l'instant elle expira, et son nom fut donné à la rivière où arriva ce tragique événement.

Les fils de Milé se mirent en marche vers le Nord-Est. Ils étaient encore près de Slieve Mish quand ils rencontrèrent la reine Banba. Elle leur dit:—.«Si c'est pour faire la conquête de l'Irlande que vous y êtes venus, le but de votre expédition n'est pas juste.»—«C'est pour en faire la conquête, bien certainement,» répondit Amairgen le file.—«Accordez-moi, du moins, une chose,» répliqua Banba: «que cette île porte mon nom.»—«On donnera votre nom à cette île,» répondit Amairgen.

Un peu plus loin, les fils de Milé rencontrèrent la seconde reine, qui s'appelait Fotla. Elle demanda aussi que l'île reçût son nom.—«Soit,» dit Amairgen; «l'île s'appellera Fotla.»

A Uisnech, point central de l'Irlande, les fils de Milé rencontrèrent Eriu, la troisième reine.—«Guerriers,» leur dit-elle, «soyez les bienvenus. C'est de loin que vous arrivez; cette île vous appartiendra toujours, et d'ici à l'extrême levant il n'y aura pas d'île meilleure. Aucune race ne sera plus parfaite que la vôtre.»—«Voilà de bonnes paroles,» dit Amairgen, «et une bonne prophétie.»—«Ce n'est pas à vous que nous devons des remerciements,» s'écria Eber Dond, l'aîné des fils de Milé; «nous devrons nos succès à nos dieux et à notre propre puissance.»—«Ce que j'annonce est pour toi sans intérêt,» répondit Eriu; «tu ne jouiras pas de cet île; elle n'appartiendra pas à tes descendants.» Et en effet, Eber Dond devait périr avant la conquête de l'Irlande par la race de Milé. La reine Eriu termina en demandant, comme les deux premières reines, que son nom fût donné à l'île.—«Ce sera son nom principal,» dit Amairgen.


§ 5.
Jugement d'Amairgen.

Les fils de Milé arrivèrent à la capitale de l'Irlande, c'est-à-dire à Tara, qu'on appelait alors «la Belle Colline,» Druim Cain. Ils y trouvèrent les trois rois Mac Cuill, Mac Cecht et Mac Grêné, qui alors régnaient sur les Tûatha Dê Danann et sur l'Irlande et auxquels ils venaient faire la guerre. Ils commencèrent par entrer en pourparlers avec eux.

Les trois rois dirent qu'ils voulaient un armistice pour délibérer sur la question de savoir s'ils livreraient bataille ou s'ils donneraient des otages et traiteraient. Ils comptaient profiter de ce délai pour se rendre invincibles, car au même moment leurs druides préparaient des incantations qu'ils n'avaient pu faire jusque-là, n'ayant pas prévu cette invasion.—«Nous acceptons d'avance,» dit aux fils de Milé Mac Cuill, premier roi des Tûatha Dê Danann, «la sentence que portera comme arbitre Amairgen votre juge; mais nous le prévenons que s'il rend un faux jugement nous le tuerons.»—«Prononce ta sentence, ô Amairgen,» s'écria Eber Dond, l'aîné des fils de Milé.—«La voici,» répondit Amairgen. «Vous abandonnerez provisoirement cette île aux Tûatha Dê Danann.»—«A quelle distance irons-nous?» demanda Eber.—«Vous laisserez entre elle et vous un intervalle de neuf vagues,» répondit Amairgen. Ce fut le premier jugement rendu en Irlande.

Tel est le récit du Livre des conquêtes. Que signifie cette expression, «neuf vagues?» On se demandera de quelle distance il peut être question. C'est une difficulté que nous n'avons pas la prétention de résoudre. Ce que nous savons, c'est qu'il y a là une formule magique à laquelle, en Irlande, on attribuait encore une valeur superstitieuse aux premiers temps du christianisme. Au septième siècle, il y avait à Cork une école ecclésiastique qui fut un certain temps dirigée par le fer leigind, ou professeur de littérature écrite, c'est-à-dire de latin et de théologie, Colmân, fils de Hûa Clûasaig. A l'époque où Colmân enseignait dans cette école, il y eut en Irlande une famine suivie d'une épouvantable mortalité. Les deux tiers des Irlandais périrent, et parmi eux les deux rois d'Irlande, Diarmait et Blathmac, tous deux fils d'Aed Slane. C'était en 665[1]. Pour échapper à ce fléau, lui-même, et pour éviter que ses élèves en fussent atteints, Colmân recourut à deux moyens: il composa un hymne en vers irlandais, que nous ont conservé deux manuscrits de la fin du onzième siècle[2]; il se retira avec ses élèves dans une île située près de la côte d'Irlande, mais à une distance de neuf vagues. «Car,» prétend le texte irlandais qui nous a gardé le souvenir de cet événement, «c'est, au dire des savants, un intervalle que les maladies épidémiques ne peuvent franchir[3].» Ainsi, au septième siècle de notre ère, les Irlandais chrétiens attribuaient à la distance de neuf vagues une puissance magique à la protection de laquelle ils n'avaient pas cessé de croire, et nous retrouvons cette doctrine païenne dans l'histoire légendaire de la conquête de l'Irlande par les fils de Milé sur les Tûatha Dê Danann.

[1] Annales de Tigernach, chez O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, p. 205. Cette épidémie aurait eu lieu en 661 suivant le Chronicum Scotorum, édition Hennessy, p. 98–99; en 664, suivant les Annales des Quatre Maîtres, édition d'O'Donovan, 1851, t. I, p. 274–276. La même date de 664 est donnée par Bède, Historia ecclesiastica, livre III, chap. 27; chez Migne, Patrologia latina, t. 95, col. 165.

[2] Collège de la Trinité de Dublin, manuscrit coté E. 4, 2, f° 5; Franciscains de Dublin, manuscrit coté I par Gilbert, p. 28; Whitley Stokes, Goidelica, 1re édit., p. 78; 2e édit., p. 121; Windisch, Irische Texte, p. 6.

[3] Goidelica, 2e édit., p. 121, ligne 34.


§ 6.
Retraite des fils de Milé.

Les fils de Milé se soumirent à la sentence d'Amairgen; ils reprirent le chemin par lequel ils étaient venus, regagnèrent la pointe sud-ouest de l'Irlande, où leurs vaisseaux étaient restés à l'ancre, se rembarquèrent, et s'éloignèrent jusqu'à cette distance mystérieuse de neuf vagues, que le jugement d'Amairgen avait fixée. Aussitôt les druides et les file des Tûatha Dê Danann chantèrent des poèmes magiques qui firent lever un vent terrible, et la flotte des fils de Milé fut rejetée au loin dans la haute mer. Alors les fils de Milé éprouvèrent une profonde tristesse.—«Ce doit être un vent druidique,» dit Eber Dond, qui, en qualité d'aîné, paraît avoir été le chef principal de l'expédition. «Voyez si ce vent souffle au-dessus du mât.» On monta en haut du mât, et il fut constaté qu'au-dessus du mât on ne sentait aucun vent.—«Attendons qu'Amairgen nous rejoigne,» s'écria le pilote d'Eber Dond, qui était un élève du célèbre file. On attendit en effet que tous les vaisseaux fussent réunis, et Eber Dond, s'adressant à Amairgen, prétendit que cette tempête était une honte pour les savants de la flotte.—«Ce n'est pas vrai,» répondit Amairgen. Ce fut alors qu'il chanta sa prière à la terre d'Irlande, faisant appel à la bienveillance de cette puissance naturelle contre l'inimitié des dieux.

«J'invoque terre d'Irlande!
Mer brillante, brillante!
Montagne fertile, fertile!» Etc[1].

Dès qu'il eut fini, le vent changea et devint favorable. Eber Dond crut qu'un succès immédiat était assuré. «Je vais,» dit-il, «frapper de la lance et du glaive tous les habitants de l'Irlande.» Mais il n'eut pas plus tôt prononcé ces mots que le vent redevint contraire. Une tempête s'éleva, les navires furent dispersés; plusieurs firent naufrage et périrent avec tous ceux qui les montaient; Eber Dond fut une des victimes. Ceux qui échappèrent à la tempête débarquèrent en Irlande à une grande distance du point d'où ils étaient partis quand ils avaient repris la mer à la suite du jugement d'Amairgen.

[1] Voyez plus haut; p. 250.


§ 7.
Seconde invasion des fils de Milé en Irlande: ils font la conquête de cette île.

L'embouchure de la Boyne, sur la côte orientale de l'Irlande, en face de la Grande-Bretagne, est l'endroit où les fils de Milé mirent pour la seconde fois le pied sur le sol irlandais; et conformément à la prophétie d'Eriu, Eber Dond, l'aîné, ne se trouvait plus parmi eux. Il était mort; ce furent ses frères et non lui qui, comme la déesse Eriu l'avait annoncé, firent la conquête de l'Irlande[1].

Le sort de l'île fut décidé par une bataille qui se livra à Tailtiu, lieu célèbre par une assemblée périodique dont on attribue la fondation au dieu Lug. Les trois rois et les trois reines des Tûatha Dê Danann y perdirent la vie[2]. A partir de cet événement, les Tûatha Dê Danann se réfugièrent au fond des cavernes, où ils habitent des palais merveilleux. Invisibles, ils parcourent l'Irlande, rendant aux hommes, suivant les circonstances, de bons ou de mauvais services dont on ne peut que difficilement deviner l'auteur. Quelquefois ils prennent des formes visibles, et aucun mystère n'enveloppe les opérations de leur puissance divine. La suite de leur histoire appartient à l'épopée héroïque de l'Irlande. Leur vie se mêle à la vie des héros, comme celle des dieux grecs dans l'Iliade et l'Odyssée[3]. Nous en donnerons un aperçu dans les chapitres suivants.

Les fils de Milé prirent possession de l'Irlande. Le plus âgé, Eber Dond, faisant défaut, deux de ses frères se disputèrent la royauté. Erémon, le second des fils de Milé, était devenu l'aîné par la mort du premier; mais le troisième, Eber Find, ne voulait pas reconnaître ce droit d'aînesse. Amairgen pris pour juge, décida qu'Erémon posséderait la royauté tant qu'il vivrait, et qu'une fois Erémon mort, la couronne passerait à Eber Find. Ce fut le second jugement d'Amairgen. Mais il reçut beaucoup moins bon accueil que le premier. A la parole d'Amairgen, les fils de Milé avaient consenti à battre en retraite et à momentanément abandonner l'Irlande à demi conquise déjà. Mais cette fois Eber Find refusa de se soumettre à la sentence d'Amairgen. Il exigea un partage immédiat de l'Irlande et l'obtint[4]. Cet arrangement ne fut pas durable: au bout d'un an, Erémon et Eber Find se livrèrent bataille. Eber Find périt dans le combat,; Erémon devint seul roi d'Irlande[5].

[1] Lebar gabala ou Livre des conquêtes, dans le Livre de Leinster, p. 13, col. 4, lignes 34–40.

[2] Flathiusa Erend, dans le Livre de Leinster, p. 14, col. 2, ligne 51; p. 15, col. 1, lignes 1–4.

[3] Voir, par exemple, Odyssée, livre XVII, vers 485–488. Les dieux, sous l'apparence d'étrangers, dit le poète, se présentent partout, parcourant les villes, observant les hommes et les mauvaises actions des hommes. Cf. plus haut, p. 186.

[4] Lebar gabala ou Livre des conquêtes, dans le Livre de Leinster, p. 14, col. 1, lignes 47–51.

[5] Flathiusa Erend, dans le Livre de Leinster, p. 15, col. 1, lignes 8–14.


§ 8.
Comparaison entre les traditions irlandaises et les traditions gauloises.

Dans ce récit, les traits fondamentaux doivent provenir de traditions qui ne sont pas seulement irlandaises, mais qui ont appartenu en commun à la race celtique. Les Gaulois, comme les Irlandais, croyaient descendre du dieu des morts; comme les Irlandais, ils pensaient que le domaine du dieu des morts appartenait à la géographie, que c'était une contrée réelle, située au delà de l'Océan. C'était la région mystérieuse où les marins gaulois des côtes de l'Océan, montés sur des navires d'origine inconnue, conduisaient la nuit, d'un coup de rame ou en l'espace d'une heure, des morts invisibles[1]. La population préceltique de la Gaule n'en venait point.

Il y avait en Gaule, disaient les druides vers la fin du premier siècle avant notre ère, une population indigène: c'est la population antérieure à la conquête celtique; c'est celle qui est connue en Irlande sous le nom de Fir-Bolg, Fir-Domnann, Galiôin. Un second groupe, ajoutaient les druides, venait des îles les plus éloignées, c'est-à-dire du pays des morts, des îles des Bienheureux ou des tout-puissants de la mythologie grecque: c'était la population celtique qui la première, à une époque préhistorique, antérieurement à l'année 500 ou environ avant J.-C., antérieurement à Hécatée de Milet[2], avait franchi le Rhin et s'était installée dans les régions situées à l'ouest de ce grand fleuve. A la date où Timagène recueillait cet enseignement des druides, c'est-à-dire vers la fin du siècle qui précède la naissance de J.-C., les Celtes de ce premier ban avaient perdu le souvenir de leur établissement en Gaule, et, quant à leur origine, n'avaient plus d'autre croyance que la doctrine druidique sur l'origine mythique du Celte. Enfin, un troisième groupe avait été formé par les peuples celtiques du second ban, primitivement établis sur la rive droite du Rhin, et que, du troisième au premier siècle avant notre ère, la conquête germanique en avait expulsés en les forçant à chercher un refuge sur la rive gauche de ce fleuve, ou même plus à l'Ouest, dans diverses régions de la Gaule[3]. On avait conservé le souvenir de leur arrivée de ce côté-ci du Rhin.

Des trois articles dont se composait l'enseignement des druides sur l'ethnographie gauloise, le second appartient à la mythologie: c'est celui qui fait sortir des îles les plus éloignées la population celtique la plus anciennement établie en Gaule. Le troisième article, qui donne une origine transrhénane à des Gaulois plus récemment arrivés sur notre sol, est du domaine de l'histoire. Quant au premier article, où les populations les plus anciennes de la Gaule, c'est-à-dire les populations préceltiques, sont présentées comme indigènes, il est conforme à la croyance généralement admise dans l'antiquité, où l'on considérait comme indigènes les peuples dont les migrations étaient oubliées; et il est d'expérience que le souvenir des migrations un peu anciennes s'efface toujours de la mémoire des peuples qui n'ont pas d'annales écrites.

[1] Voir plus haut, p. 231–232.

[2] «Μασσαλία, πόλις τῆς Λιγυστικῆς κατὰ τὴν Κελτικήν.» Fragmenta historicorum græcorum, t. I, p. 2.

[3] Timagène cité par Ammien Marcellin, livre XV, chap. 9, chez Didot-Müller, Fragmenta historicorum græcorum, t. III, p. 323. Timagène écrivait du temps de l'empereur Auguste.


§ 9.
Les Fir-Domnann, les Bretons et les Pictes en Irlande.

Mais revenons à l'Irlande et aux récits légendaires par lesquels s'y complète la doctrine traditionnelle des origines nationales. Erémon, devenu seul maître de l'Irlande, attribua aux conquérants le nord, l'ouest et le sud-ouest de l'île, c'est-à-dire qu'il partagea entre eux l'Ulster, le Connaught et le Munster. Il laissa le Leinster aux habitants primitifs de l'Irlande, et y donna la royauté à Crimthan Sciathbel, qui était un Fer-Domnann. Bientôt, Crimthan se trouva en guerre avec une tribu bretonne qu'on appelait «les hommes de Fidga,» Fir-Fidga ou Tûath-Fidga. Ceux-ci avaient envahi la partie de l'Irlande où régnait Crimthan et ils étaient plus forts que ses soldats; leurs traits empoisonnés causaient des blessures mortelles.

Ce fut en ce moment que les Pictes, en irlandais Cruithnich, arrivèrent en Irlande. Ils débarquèrent sur la côte méridionale du Leinster, à l'embouchure de la rivière de Slaney, qui se jette dans la mer près de Wexford. Crimthan fit alliance avec eux, et apprit d'un druide picte le moyen de guérir les blessures que ses soldats recevaient en combattant les Fir-Fidga. La recette était de prendre un bain près du champ de bataille dans un trou rempli du lait de cent vingt vaches blanches sans cornes. Grâce à ce traitement, les soldats de Crimthan remportèrent la victoire d'Ard-Lemnacht. Les Pictes, auteurs de ce succès, exercèrent quelque temps une grande puissance en Irlande. Puis Erémon les en chassa, et les contraignit à aller s'établir en Grande-Bretagne.

Mais il consentit à leur donner pour femmes les veuves des guerriers de la race de Milé qui avaient péri sur mer avant la conquête de l'Irlande. A ce don il mit une condition: c'est que chez les Pictes les héritages se transféreraient par les femmes et non par les hommes. Les chefs pictes consentirent à établir chez eux ce droit des femmes en matière de succession, et ils jurèrent par le soleil et la lune d'observer à jamais cette législation nouvelle[1]. Dès lors les Gôidels ou Scots, autrement dits fils de Milé, dominèrent seuls en Irlande. Il serait difficile de déterminer où, dans ce récit, s'arrête exactement la part de la fable et où commence l'histoire.

[1] Flathiusa Erend, dans le Livre de Leinster, p. 15, col. 1, lignes 15 et suivantes; cf. Livre de Ballymote, f° 23 r°; et Livre de Lecan, f° 287 r°. Deux rédactions, l'une en prose, l'autre en vers, toutes deux un peu différentes de celle-là, se trouvent dans le Nennius irlandais, The irish version of the Historia Britonum of Nennius, p. 122–127; 134–149. Voyez aussi l'article du Dinn-senchus, qui commence par les mots «Senchass Ardda-Lemnacht,» Livre de Leinster, p. 196, col. 1, ligne 12. La guerre de Crimthan Sciathbel contre les Fir Fidga était le sujet de la pièce intitulée Forbais Fer Fidga. Cette pièce est comprise dans la liste la plus ancienne des morceaux qui composent la littérature épique d'Irlande.


CHAPITRE XII.
LES TÛATHA DE DANANN DEPUIS LA CONQUÊTE DE L'IRLANDE PAR LES FILS DE MILÉ.—PREMIÈRE PARTIE. LE DIEU SUPRÊME DAGDÉ.

§1. Ce que devinrent les Tûatha Dê Danann après leur défaite par les fils de Milé. Le morceau intitulé De la Conquête du Sid.—§2. Le dieu Dagdé. Sa puissance après la conquête de l'Irlande par les fils de Milé.—§3. Le palais souterrain de Dagdé à Brug na Boinné, ou Sîd Maic ind Oc. Oengus, fils de Dagdé. Rédaction païenne de la légende qui concerne Oengus et ce palais.—§4. Rédaction chrétienne de cette légende.—§5. Les amours d'Oengus, fils de Dagdé.—§6. L'évhémérisme en Irlande et à Rome. Dagdé ou «bon dieu» en Irlande; Bona dea, «la bonne déesse,» compagne de Faunus à Rome.


§ 1.
Ce que devinrent les Tûatha Dê Danann après leur défaite par les fils de Milé. Le morceau intitulé: «De la Conquête du Sîd.»

Les Tûatha Dê Danann vaincus, mais toujours dieux, immortels et puissants, se retirèrent dans des palais souterrains. Suivant la croyance celtique, telle qu'elle résulte de la plus vieille littérature épique de l'Irlande, ils y habitent encore, mais ils en sortent de temps en temps pour visiter ce monde dont ils ont été autrefois seuls maîtres, et où ils exercent encore aujourd'hui une puissance tantôt favorable, tantôt nuisible aux hommes. Souvent, par un privilège qui est un des caractères de la divinité, ils sont invisibles, et l'homme qui obtient leur faveur ou qui est frappé par leur vengeance n'aperçoit que les résultats des actes de l'être surnaturel qui le comble de ses bienfaits, ou dont la haine le poursuit. Quelquefois ils se montrent aux regards humains sous forme d'hommes ou d'animaux, d'oiseaux principalement. Ils tiennent une place considérable dans les compositions épiques consacrées aux exploits des héros de la race de Milé.

Un des morceaux qui servent d'introduction à la grande épopée connue sous le nom «d'Enlèvement du taureau de Cualngé,» Tain bô Cuailnge, racontait la plus ancienne histoire des Tûatha Dê Danann après la conquête des fils de Milé. Nous avons de ce récit deux rédactions. L'une intitulée: «Conquête du Sid,» c'est-à-dire «du palais enchanté des dieux,» est antérieure aux travaux par lesquels les savants irlandais du onzième siècle, notamment Flann Manistrech et Gilla Coemain, ont défiguré les anciennes traditions mythologiques en limitant la durée de la vie des principaux chefs des Tûatha Dê Danann et en fixant la date où seraient morts ces personnages divins que l'imagination celtique avait créés et considérait comme immortels[1]. Il y a de la même pièce une autre rédaction qui est chrétienne. Les doctrines de Flann Manistrech et de Gilla Coemain sont acceptées par l'auteur. Les noms des chefs des Tûatha Dê Danann, dont le Livre des conquêtes place la mort avant l'établissement des fils de Milé en Irlande, ne paraissent pas dans cette rédaction: ils sont remplacés par d'autres noms, et, grâce à des développements nouveaux, le second récit est rattaché aux légendes qui, en Irlande, ornent le berceau du christianisme naissant[2].

Nous allons reproduire la première des deux rédactions, en l'abrégeant un peu et en intercalant dans la traduction du texte irlandais les explications qui seront nécessaires pour nous le rendre intelligible.

[1] Son titre est De gabail int-shida. Livre de Leinster, p. 245, col. 2, lignes 41, 42.

[2] Cette rédaction n'a pas de titre; elle se trouve aux fos 111–116 du Livre de Fermoy, manuscrit appartenant à l'Académie royale d'Irlande. Elle a été, en partie, analysée par O'Curry, Atlantis, t. III (1862), p. 384–389. Une analyse plus complète en a été donnée par Todd, Proceedings of the Royal Irish Academy, Irish manuscript series, vol. I, part I, 1870, p. 45–49.


§ 2.
Le dieu Dagdé. Sa puissance après la conquête de l'Irlande par les fils de Milé.

Les Tûatha Dê Danann avaient un roi célèbre qui s'appelait Dagan. Dagan est, dans deux passages de ce récit, une variante de Dagdé[1], en moyen irlandais Dagda, mot qui, dans cette légende, sert aussi à désigner le même dieu; nous avons vu plus haut ce personnage divin jouer un rôle important à la seconde bataille de Mag-Tured. Dagan ou Dagdé est le dieu suprême: son nom ordinaire, Dagdé, veut dire «bon dieu;» Dagan signifie littéralement le «petit bon.»

Nous avons cité au précédent volume un texte irlandais, conservé par un manuscrit du seizième siècle, où il est dit que Dagdé était un dieu principal, ou le dieu principal chez les païens[2]. Dans le document que nous étudions, et qui est conservé par un manuscrit du douzième siècle, on dit que la puissance de Dagdé ou Dagan fut grande, même sur les fils de Milé, après qu'ils eurent fait la conquête de l'Irlande. Car les Tûatha Dê Danann, ses sujets, détruisirent le blé et le lait des fils de Milé, en sorte que ces derniers furent contraints de faire un traité de paix avec Dagdé. Ce fut alors seulement que, grâce à l'amitié de Dagdé, les fils de Milé commencèrent à récolter du blé dans leurs champs et à boire le lait de leurs vaches.

Comme roi des dieux, Dagdé jouissait d'une grande autorité: ainsi ce fut lui qui partagea entre les Tûatha Dê Danann, c'est-à-dire entre les dieux que la race heureuse de Milé a vaincus, les sîd, merveilleux palais, qui, ordinairement inaccessibles aux hommes, étaient cachés dans les profondeurs de la terre, sous des collines ou sous des plis de terrain plus ou moins élevés. Dagdé donna, par exemple, un sîd à Lug, fils d'Ethné, et en attribua un autre à Ogmé; il en prit deux pour lui-même. Le principal des deux était connu en irlandais sous deux noms: le premier nom est Brug na Boinné, ou «château de la Boyne,» parce qu'il était situé sur la rive gauche de cette rivière,—non loin de l'endroit où, en 1690, Jacques II, vaincu à la bataille dite de Drogheda, perdit définitivement la couronne.—Le second nom de ce palais mystérieux était Sîd ou Brug Maic ind Oc, «palais enchanté» ou «château de Mac ind Oc» ou «du fils des jeunes.» Nous verrons plus loin quelle en fut la cause.

[1] Dagan se trouve au Livre de Leinster, p. 245, col. 2, lignes 42–43, et p. 246, col. 1, ligne 11. Le mot Dagda, moyen irlandais pour Dagde, se rencontre dans le même récit, au Livre de Leinster, p. 246, col, 1, lignes 2, 5.

[2] Tome I, p. 282, note 2.


§ 3.
Le palais souterrain de Dagdé à Brug na Boinné ou Sîd Maic ind Oc. Oengus, fils de Dagdé. Rédaction païenne de la légende qui concerne Oengus et ce palais.

L'endroit où la tradition irlandaise la plus ancienne place le palais souterrain de Dagdé est un de ceux qu'en Irlande les archéologues visitent avec le plus d'intérêt. On y admire trois hautes et larges tombelles dont deux ont été ouvertes et offrent chacune à la curiosité des amateurs et aux recherches des érudits une vaste chambre funéraire, aujourd'hui vide. Il est souvent question, dans la littérature irlandaise, du palais souterrain que Dagdé aurait possédé là, c'est-à-dire à Brug na Boinné. Un poème attribué à Cinaed hûa Artacain, mort en 975, prétend que dès avant la bataille de Mag-Tured, deux époux y dormaient dans le même lit. Ces époux étaient Boann, ou la rivière de Boyne divinisée, femme de Dagdé, et le dieu Dagdé lui-même[1].

Quand le moyen âge chrétien transforma les Tûatha Dê Danann en hommes mortels, on raconta que le lieu dit Brug na Boinné, où la tradition païenne mettait le palais souterrain de Dagdé, était le cimetière où cette race primitive enterrait ses chefs. L'«Histoire des cimetières,» Senchas na relec, écrite probablement vers la fin du onzième siècle, prétend que c'était là que Dagdé, Lug, Ogmé et d'autres personnages célèbres de la race des Tûatha Dê Danann avaient reçu la sépulture. Il paraît bien certain que cet endroit servit de cimetière royal à l'époque historique. La plupart des rois suprêmes d'Irlande y furent enterrés pendant les quatre premiers siècles de notre ère. Leurs prédécesseurs avaient été inhumés à Crûachan en Connaught. Crimthann Nia Nair, qui régnait vers le commencement de notre ère, est le premier roi suprême d'Irlande de la race de Milé qui, dit-on, se soit fait enterrer à Brug na Boinné; et ce qui, raconte-t-on, le détermina à choisir ce lieu de sépulture est que sa femme était une fée, qu'elle appartenait à la race des Tûatha Dê Danann[2].

Il serait intéressant de déterminer si les trois vastes tombelles des bords de la Boyne, celle de Knowth, celle de Newgrange et celle de Dowth, peuvent être attribuées aux rois d'Irlande des quatre premiers siècles de notre ère, ou s'il faut les faire remonter à des populations préhistoriques antérieures à la race celtique connue sous le nom de Gôidels et de Scots. La seconde hypothèse paraît la plus vraisemblable. Les Grecs ont attribué aux Cyclopes, qui sont originairement des êtres mythologiques, leurs monuments préhistoriques. De même les Irlandais païens auraient confondu leurs dieux imaginaires avec une race préceltique qui aurait véritablement existé et qui aurait enterré ses chefs dans les tombelles des rives de la Boyne, quand elle dominait dans l'île, avant l'arrivée des Gôidels ou Scots qui la réduisirent à l'état de population sujette ou servile. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il y a là des monuments funéraires qui remontent à une haute antiquité et dont trois surtout présentent de grandes dimensions: le principal, la tombelle de Newgrange, est une éminence artificielle qui couvre une étendue de plus de quatre-vingts ares, et qui abrite une des plus vastes chambres funéraires de l'Europe occidentale. Vraisemblablement les sépultures des rois suprêmes qui dominèrent en Irlande pendant les quatre premiers siècles de notre ère doivent être cherchées, non dans ces monuments si justement célèbres, mais à l'entour.

C'est sous le sol de ce cimetière que la tradition irlandaise la plus ancienne plaçait le palais souterrain du dieu suprême Dagdé. Ce palais avait été construit exprès pour lui par ses sujets[3]. Et cependant le terme consacré pour désigner ce lieu n'était point «palais de Dagdé,» c'était: «Palais de Mac ind Oc,» Brug Maic ind Oc[4], c'est-à-dire probablement «palais du Fils des Jeunes. Mac ind Oc» était un nom d'Oengus, fils de Dagdé, et de Boann; son père et sa mère, tous deux immortels, étaient toujours jeunes et ne ressentirent jamais les atteintes de la vieillesse[5]. D'où vient que le palais de Dagdé porte le nom de son fils?

Une légende irlandaise nous l'explique. Quand, après la défaite des Tûatha Dê Danann par les fils de Milé, Dagdé fit entre les chefs de ses sujets vaincus le partage des résidences souterraines ou sîd qu'ils devaient habiter désormais, ces chefs étaient réunis autour de lui, sauf un, alors absent. C'était précisément Oengus, le fils de Dagdé. Dagdé avait confié l'éducation de son fils à deux autres dieux dont l'un-était Mider de Bregleith, célèbre dans l'épopée irlandaise par son amour pour Etâin, femme d'Eochaid Airem, roi suprême d'Irlande. Oengus fut oublié dans le partage. Il vint s'en plaindre quelque temps après. Dagdé rejeta sa réclamation. Oengus demanda de passer la nuit dans le palais mystérieux de son père à Brug na Boinné. Dagdé consentit, et à la nuit ajouta même gracieusement le jour: il entendait le lendemain. Mais Oengus, une fois installé, prétendit que, le temps n'étant composé que de nuits et de jours, l'abandon qui lui avait été fait était perpétuel; et son père fut obligé de lui céder sa résidence de Brug na Boinné.

Elle était merveilleuse. Suivant la légende irlandaise, on y voit trois arbres auxquels pendent toujours des fruits[6]; on y voit deux cochons, l'un sur pied et toujours vivant, l'autre tout cuit, et par conséquent prêt à manger; à côté est un vase qui contient une bière excellente; là, enfin, personne ne mourut jamais[7]. Dans ce tableau, conservé par un manuscrit du milieu du douzième siècle, mais qui remonte à une date bien plus ancienne, la doctrine païenne de l'immortalité des dieux persiste intacte et sans restriction. A la date où ce récit a été composé, on était bien loin des temps où l'on devait raconter que les Tûatha Dê Danann étaient morts et qu'ils avaient été enterrés à Brug na Boinné. L'époque où se propagea cette doctrine nouvelle est celle où le christianisme ayant triomphé définitivement du paganisme, on prétendit à concilier les vieilles légendes païennes avec les enseignements des prêtres-chrétiens; c'était au onzième siècle, lorsque furent composés l'«Histoire des cimetières,» Senchus na relec, et le «Livre de conquêtes,» Lebar gabala.

[1]

«Lânamain contuiled sund
ria cath Maigi Tured tall:
inber môr in Dagda dond,
ni duachnid an-adba and.»

Leabhar na hUidhre, p. 51, col 2, lignes 23, 24.

[2] «Senchas na relec,» dans le Leabhar na hUidhre, p. 51, col. 1, lignes 7–9, 23–27; col. 2, lignes 4–7.

[3] Dinn-senchus de Brug na Boinné, dans le Livre de Leinster, p. 164, col. 2, lignes 31, 32. Cf. Lebar gabala ou Livre des conquêtes, ibid., p. 9, col. 2, lignes 18 et 19. Le Dinn-senchus désigne ce palais par les mots dûn et dîn; le Lebar gabala se sert du mot sîd.

[4] Dans un poème déjà cité de Cinaed hûa hArtacain, mort en 975, nous trouvons une expression équivalente: «Maison de Mac ind Oc,» tech Maic ind-Oc. Leabhar na hUidhre, p. 51, col. 2, ligne 17.

[5] «Oengus, mac Oc, ocus Aed Caem, ocus Cermait Milbel, tri maic in Dagdai.» Lebar gabala ou Livre des conquêtes, dans le Livre de Leinster, p. 10, col. 1, lignes 20, 21. Au lieu de «Mac Oc,» on trouve «Mac ind Oc.» Dans le poème précité de Cinaed hûa Artacain: «maig Maic ind Oc» (Leabhar na hUidhre, p. 51, col. 2, ligne 13); «tech Maic ind Oc» (Ibid., ligne 17). Dans cette formule, ind Oc paraît être un génitif duel.

[6] On peut comparer à ces arbres l'arbre de l'île mystérieuse de Fand dans la légende de Cûchulainn. Les branches merveilleuses, qui furent apportées du pays des dieux à Bran mac Febail et à Cormac mac Airt, viennent d'un arbre du même genre. Les Grecs comme les Celtes mettaient des arbres dans le séjour des dieux. Chez Hésiode, les Hespérides gardent au delà de l'Océan des pommes d'or et des arbres qui portent fruit; ce sont les arbres du vieux jardin de Phoibos, que Sophocle nous montre de l'autre côté de la mer à l'extrémité de la terre, aux sources de la nuit, là où commence la voûte du ciel; ce sont les arbres des jardins des dieux là où est la couche de Zeus (Théogonie, vers 210–216; Sophocle, fragment 326, édition Didot, p. 311; Euripide, Hippolyte, vers 163, édition Didot, p. 163). A Brug na Boinné, la légende irlandaise met la couche de Dagdé, roi des dieux comme Zeus, et trois arbres à fruit.

[7] «De gabail int-shida,» dans le Livre de Leinster, p. 246, col. 1, lignes 1–15. Comparez ici même p. 277.


§ 4.
Rédaction chrétienne de cette légende.

Quand les idées chrétiennes commencèrent à se mêler aux traditions celtiques de l'Irlande, il en résulta un remaniement du récit mythologique que nous venons de reproduire. L'auteur de cette nouvelle rédaction admet que les principaux chefs des Tûatha Dê Danann, Dagdé, Lug, Ogmé, sont morts, comme le raconte, au onzième siècie, le «Livre des conquêtes,» Lebar gabala, avant l'époque où les fils de Milé arrivèrent en Irlande. Ogmé est une des victimes de la seconde bataille de Mag-Tured[1]; Dagdé et Lug ont péri quelques années après[2]. Les fils de Milé vainqueurs ont fait la conquête de l'Irlande après des batailles où les Tûatha Dê Danann ont encore perdu un certain nombre de leurs guerriers. Les survivants se réunissent et choisissent deux chefs: Bodhbh Dearg et Manannân mac Lir. Ce fut Bodhbh Dearg—et non Dagdé, comme dans la légende primitive—qui fit le partage des palais enchantés ou sîd d'Irlande[3]. Ce fut Manannân qui procura aux Tûatha Dê Danann les privilèges dont ils jouissent dans l'épopée héroïque irlandaise. Par le procédé magique appelé feth fiada[4], il les rendit invisibles. Par le festin de Goibniu, le célèbre forgeron, il leur assura l'immortalité. Leur principale nourriture consistait en porcs. C'étaient les cochons de Manannân qui, tués et mangés, ne cessaient de revenir à la vie[5]. Ainsi, dans cette doctrine nouvelle, les principaux chefs des Tûatha Dê Danann, ceux que les Celtes païens d'Irlande ont adorés comme dieux, sont réduits au rang de simples mortels qui ont, comme l'on prétend, régné sur l'Irlande à une époque antérieure à l'invasion des fils de Milé, c'est-à-dire des Celtes, et qui depuis ont cessé de vivre; les fées mâles et femelles de la légende héroïque sont une fraction et des descendants de cette race primitive, et des procédés magiques leur ont conféré une partie des privilèges de la divinité.

Le palais souterrain de Brug na Boinné avait été donné comme lot non à Dagdé, mort depuis longtemps, mais à Elcmar, père nourricier d'Oengus; or, Oengus, avec l'aide de Manannân mac Lir, en expulsa Elcmar, et il y demeure, dit-on, depuis cette époque, invisible, grâce à l'incantation dite feth fiada, immortel parce qu'il boit la bière du festin de Goibniu le forgeron, bien nourri puisqu'il a toujours à sa disposition ces cochons de Manannân, qui reviennent à la vie dès qu'ils sont mangés.

Cette rédaction, relativement récente, nous a été conservée par le livre de Fermoy, manuscrit du quinzième siècle,—acquis, il y a quelques années, par l'Académie royale d'Irlande,—tandis que la rédaction primitive, par laquelle nous avons commencé, se trouve dans le Livre de Leinster, transcrit au milieu du douzième siècle,—un des manuscrits les plus précieux du Collège de la Trinité de Dublin.—L'auteur chrétien de l'arrangement contenu dans le Livre de Fermoy a composé une suite au vieux récit. Nous allons en donner un résumé.

Quand Elcmar fut chassé du palais souterrain de Brug na Boinné par Oengus son élève, et grâce au concours qu'Oengus reçut de Manannân mac Lir, un des principaux personnages de la cour d'Elcmar était absent: c'était son intendant. L'intendant d'Elcmar, rentrant à Brug na Boinné, prit, auprès du nouveau maître, les fonctions dont l'ancien l'avait chargé. Il lui naquit, peu de temps après, une fille qu'on nomma Eithné. Au même moment, la femme de Manannân mac Lir, le protecteur d'Oengus, mettait au monde une fille qu'on appela Curcog. Oengus fut le père nourricier que, suivant l'usage, Manannân mac Lir choisit pour sa fille. Curcog, fille du dieu Manannân, fut élevée à Brugna Boinné, et la jeune Eithné, fille de l'intendant, fut une des servantes attachées à la personne de Curcog.

Chose surprenante! on découvrit un jour qu'Eithné ne mangeait pas. Quoiqu'elle restât bien portante, et que son embonpoint ne diminuât pas, tous ceux qui l'aimaient en conçurent une vive inquiétude; mais Manannân mac Lir découvrit la cause. Quelque temps auparavant, Oengus avait reçu la visite d'un de ses voisins, c'est-à-dire d'un autre chef des Tûatha Dê Danann, qui habitait à quelque distance un palais souterrain analogue à celui de Brug na Boinné. Cet étranger avait adressé une grave insulte à Eithné. L'âme sans tâche de la jeune fille avait ressenti de cette injure une telle indignation, que la puissance de sa chasteté avait fait fuir le démon qui lui servait de gardien, et qu'un ange envoyé par le vrai Dieu était venu prendre la place de ce démon. A partir de ce moment, Eithné cessa de pouvoir manger la chair des cochons magiques, et de boire la bière enchantée dont vivaient les Tûatha Dê Danann. Un miracle du vrai Dieu lui conserva la vie.

Bientôt, toutefois, ce miracle devint inutile. Oengus et Manannân avaient fait un voyage dans l'Inde, ils en avaient ramené deux vaches au lait inépuisable; et comme l'Inde était la terre de la justice, ce lait n'avait rien du caractère démoniaque qui souillait la nourriture habituelle des Tûatha Dê Danann. On mit à la disposition d'Eithné le lait de ces vaches; elle se chargea de les traire, et ce fut de leur lait qu'elle vécut pendant une longue suite d'années.

Je dis que cette suite d'années fut longue; en effet, les événements dont nous venons de parler se passèrent sous le règne du mythologique Erémon, premier roi d'Irlande de la race de Milé; et Eithné vivait encore, habitant le palais de Brug na Boinné avec Curcog, sa maîtresse, fille de Manannân mac Lir, et sous l'autorité d'Oengus, quand saint Patrice vint évangéliser l'Irlande au cinquième siècle de notre ère. Si nous en croyons le Livre des conquêtes, le roi mythologique Erémon aurait été contemporain de David, roi des Juifs, au onzième siècle avant notre ère. Eithné aurait donc été âgée d'environ quinze cents ans quand saint Patrice vint porter en Irlande les lumières de la religion chrétienne.

Or, un jour d'été où la chaleur était plus forte que de coutume, Curcog éprouva le désir de se baigner. Elle alla avec ses suivantes, et entre autres Eithné, sur les bords de la Boyne. Elle prit son bain avec elles dans les eaux de cette rivière, puis elle rentra à Brug na Boinné. Mais bientôt elle s'aperçut qu'une de ses femmes lui manquait: c'était Eithné. Eithné, en déposant ses vêtements sur le bord de la rivière avant de descendre dans l'eau comme ses compagnes, avait dépouillé avec sa robe le charme qui la rendait invisible aux humains. Nous avons déjà dit le nom de ce charme, qui s'appelait feth fiada.

L'âme d'Eithné était préparée à recevoir la foi nouvelle que Patrice avait apportée; et quoiqu'elle n'eût rien entendu des prédications chrétiennes, l'action mystérieuse que cette foi avait exercée sur elle était devenue plus puissante que les enchantements des païens. Eithné était devenue une femme ordinaire, et ses regards ne pouvaient plus pénétrer à travers le voile magique qui cache aux yeux des humains les Tûatha Dê Danann. Elle avait donc cessé de voir ses compagnes, et n'avait pu les accompagner au moment de leur retour au château souterrain de Brug na Boinné. Elle cessa même de voir la route enchantée qui conduisait à ce palais magique. Elle erra quelque temps sur les bords de la Boyne, ne sachant où elle était, cherchant en vain les sentiers et les chemins, désormais pour elle invisibles, que pendant tant de siècles elle avait si souvent fréquentés. Enfin elle s'arrêta devant un jardin clos de murs, où il y avait une maison. A la porte était assis un homme vêtu d'une robe comme elle n'en avait jamais vu. Cet homme était un moine et la maison une église. Eithné adressa la parole au moine et lui raconta son histoire. Le moine la reçut avec bienveillance et la conduisit à saint Patrice qui l'instruisit et la baptisa.

Quelque temps après, elle était assise dans l'église du moine, non loin des bords de la Boyne. On entendit beaucoup de bruit et de cris; on distinguait un grand nombre de voix, mais on n'apercevait personne. C'était Oengus et tous les gens de sa maison qui étaient à la recherche d'Eithné. Comme ils étaient devenus invisibles pour elle, elle, à son tour, était invisible pour eux. Les cris qu'ils poussaient étaient inspirés par la douleur et entremêlés de gémissements et de sanglots. Ils pleuraient Eithné, qui pour eux, en effet, était à jamais perdue.

Eithné comprit la cause de leur peine et en ressentit elle-même une si violente tristesse qu'elle s'évanouit et fut sur le point de rendre l'âme. Cependant elle recouvra ses sens; mais de ce jour commença pour elle une maladie dont elle ne se guérit point. Elle finit par en mourir; elle expira, la tête appuyée sur la poitrine de saint Patrice qui était venu lui donner les derniers secours de la religion; et elle fut enterrée dans l'église du moine qui l'avait le premier accueillie. Cette église porta, dès lors, le nom de Cill Eithne, ou «église d'Eithné»[6].

Ainsi se termine la seconde rédaction de la pièce dont la rédaction primitive est intitulée De la conquête du Sîd.

[1] Lebar gabala ou Livre des conquêtes, dans le Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 13, 14. Poème de Flann Manistrech, ibidem, p. 11, col. 1, ligne 33.

[2] Voyez plus haut, p. 221.

[3] Voyez plus haut, p. 274.

[4] Littéralement «composition poétique ou incantation de présence.» Voyez les textes réunis par O'Curry, dans Atlantis, t. III (1862), p. 386–388, note 15.

[5] Voyez les textes réunis par O'Curry, dans Atlantis, t. III, p. 387–388. Comparez ce que nous avons dit p. 275.

[6] Livre de Fermoy, fos 111–116. Cette pièce a été analysée par le docteur Todd, Proceedings of the Royal Irish Academy, Irish manuscripts series, vol. I, part I, 1870, p. 46–48.


§ 5.
Les amours d'Oengus, fils de Dagdé.

Nous venons de voir quelle est la forme que l'infusion de la pensée chrétienne a donnée à une des vieilles légendes du paganisme irlandais. Voici un autre conte, païen comme le premier, mais qui n'a pas été l'objet d'un remaniement chrétien. Il appartient aussi à l'épopée héroïque et au cycle de Conchobar et de Cûchulainn. Il a pour objet un épisode de l'histoire d'Oengus. Il nous rapporte une aventure arrivée à ce personnage divin avant l'époque où il dépouilla Dagdé, son père, du palais souterrain de Brug na Boinné. Oengus était encore un tout jeune homme. Un jour, il dormait; il vit en songe une jeune femme près de son lit. Il n'y en avait pas d'aussi belle en Irlande. Puis elle disparut. Le matin, quand il se réveilla, il était si amoureux qu'il ne put manger de la journée. La nuit suivante, la jeune femme reparut. Elle tenait une harpe à la main. Elle chanta en s'accompagnant de cet instrument; jamais on n'avait entendu si douce musique. Puis elle partit. Quand Oengus se réveilla le lendemain, il était plus amoureux que jamais.

Il tomba malade. Les médecins d'Irlande s'assemblèrent et cherchèrent inutilement la cause de cette maladie. Enfin, un d'entre eux, Fergné, la découvrit.—«Tu es pris d'amour,» lui dit-il. Oengus avoua la vérité. On alla chercher Boann, mère d'Oengus. Celui-ci raconta à sa mère la cause de son souci. Boann fit chercher pendant un an dans toute l'Irlande la femme que son fils avait vue en songe. Vains efforts! on ne trouva rien. Boann demanda conseil à l'habile médecin qui avait découvert la cause de la maladie d'Oengus. Ce médecin donna le conseil de s'adresser au père d'Oengus, c'est-à-dire à Dagdé, roi des sîde d'Irlande, c'est-à-dire des fées irlandaises, dit le conteur anonyme.

Sîde d'Irlande est la formule par laquelle sont spécialement désignés, dans la littérature irlandaise, les Tûatha Dê Danann à partir du moment où, survivant à leur défaite de Tailtiu, ils sont contemporains des fils de Milé, c'est-à-dire des hommes. Les sîde en général sont les dieux, cette expression comprend à la fois d'abord les dieux du jour, de la vie et de la science, ou Tûatha Dê Danann, qui, venus du ciel, habitent l'Irlande, ensuite les dieux de la nuit et de la mort, ou Fomôré, dont le lieu d'origine, dont le domicile est le pays mystérieux des morts. Quand saint Patrice vint évangéliser les Irlandais, ils adoraient les sîde[1], les uns Tûatha Dê Danann, les autres Fomôré, et on appelait les premiers sîde d'Irlande.

Dagdé était donc roi des sîde d'Irlande; et ce fut à lui que le médecin donna le conseil de s'adresser, pour trouver un remède à la maladie d'Oengus. On alla chercher Dagdé, qui arriva bientôt.—«Pourquoi m'avez-vous fait venir?» demanda en entrant Dagdé. Boann lui raconta la maladie de son fils et la cause de cette maladie.—«Quel service pourrais-je rendre à cet enfant?» répondit Dagdé. «Je n'en sais pas plus que toi.»—Le médecin prit alors la parole.—«En votre qualité de roi suprême des sîde d'Irlande, vous avez dans votre dépendance Bodb, roi des sîde de Munster, qui est célèbre dans toute l'Irlande par sa science. Envoyez-lui demander où est la femme qui a rendu votre fils amoureux.»

Dagdé suivit ce conseil, et adressa une ambassade à Bodb, roi des sîde de Munster. Les ambassadeurs racontèrent à Bodb comment Oengus, fils de Dagdé, était tombé malade. «Dagdé,» ajoutèrent-ils, «vous donne l'ordre de chercher dans toute l'Irlande la femme dont son fils est amoureux.»—Je le ferai,» répondit Bodb. «Il me faudra un an de recherches, et je trouverai ce que vous désirez.»

Au bout d'un an, les ambassadeurs revinrent. «J'ai,» dit Bodb, «découvert la femme au lac des Gueules de Dragons, près de la crott ou harpe de Cliach.» Les ambassadeurs, retournant chez Dagdé, lui apportèrent, cette bonne nouvelle. On mit Oengus dans un chariot et on le conduisit au palais de Bodb, roi des sîde de Munster. C'était un palais enchanté qui était connu sous le nom de «Sîd des hommes de Fémen.» Oengus y fut reçu avec joie. On passa d'abord trois jours et trois nuits en fête; puis, on parla de l'objet du voyage.—«Je vais,» dit Bodb à Oengus, «vous mener où est celle que vous aimez. Nous verrons si vous la reconnaissez.»

Puis Bodb conduisit Oengus près de la mer, dans un endroit où se trouvaient cent cinquante jeunes femmes. Elles marchaient par couples, et les deux jeunes femmes qui formaient chaque couple étaient attachées l'une à l'autre par une chaîne d'or. Au milieu de ces cent cinquante femmes, il y en avait une plus grande que les autres: ses compagnes ne lui atteignaient pas l'épaule.—«La voilà!» s'écria Oengus. «Comment s'appelle-t-elle?»—«C'est,» répondit Bodb, «Caer, petite-fille d'Ormaith; Ethal Anbual, son père, habite le sîd ou palais enchanté d'Uaman, dans la province de Connaught.»—«Je ne suis pas de force à l'enlever du milieu de ses compagnes,» dit tristement Oengus. Et il se fit ramener au lieu de sa résidence ordinaire, qui était à cette époque, paraît-il, le château d'un de ses tuteurs; car Dagdé habitait encore avec Boann, sa femme, le château souterrain de Brug na Boinné, qu'on devait appeler plus tard le château de Mac Oc, c'est-à-dire d'Oengus fils de Dagdé.

Quelque temps après, Bodb se rendit à ce château, y fit visite à Dagdé et à Boann, et leur raconta le résultat de ses investigations.—«J'ai découvert,» leur dit-il, «la femme dont votre fils est amoureux. Son père habite le Connaught, c'est-à-dire le royaume d'Ailill et de Medb. Vous feriez bien d'aller leur demander leur concours. Avec leur aide, vous pouvez obtenir pour votre fils la main de l'épouse qu'il désire.»

Les noms d'Ailill et de Medb nous transportent au milieu du premier cycle de l'épopée héroïque irlandaise dont le fondement consiste en événements historiques contemporains de la naissance de Jésus-Christ. Nous n'avons pas de raison pour révoquer en doute la réalité de l'existence des personnages qui dans ce cycle jouent les principaux rôles. Il y a, dans cette vaste épopée un fond de vérité historique, quoique la plus grande partie du récit soit l'œuvre d'une imagination qui se jouait des lois de la nature.

L'homme, alors, ne se contentait pas de peupler le monde de dieux auxquels il attribuait les actes les plus étranges: il croyait que par la magie, l'homme pouvait s'élever au niveau de la divinité, lutter contre elle en égal et quelquefois la vaincre. Dagdé, le grand dieu, va donc demander l'appui d'Ailill et de Medb, tous deux simples mortels, roi et reine de Connaught. Il compte sur leur aide pour contraindre un des dieux secondaires irlandais du Connaught, Ethal Anbual, père de la belle Caer, à lui livrer cette jeune femme dont Oengus est épris.

Il partit pour le Connaught, accompagné d'une suite nombreuse. Le nombre des chars était de soixante, en comptant celui où il était monté. Il arriva au palais d'Ailill et de Medb, qui le reçurent avec joie. Une semaine entière se passa en festins. Puis Dagdé raconta l'objet de sa visite.—«Dans votre royaume,,» dit-il au roi Ailill et à la reine Medb, «se trouve le palais enchanté qu'habite Ethal Anbual, père de la belle Caer; mon fils Oengus aime cette jeune femme; il voudrait l'épouser; il en est malade.»—«Mais,» répondirent Ailill et Medb, «nous n'avons aucune autorité sur elle. Nous ne pouvons donc vous la donner.»

Dagdé les pria d'envoyer chercher le père. Ailill et Medb firent ce que demandait Dagdé. Mais Ethal Anbual refusa d'écouter le messager qu'ils lui adressèrent.—«Je n'irai pas,» dit-il. «Je sais ce dont il s'agit, et je ne donne pas ma fille au fils de Dagdé.» L'armée de Dagdé et celle d'Ailill réunies marchèrent à l'attaque du palais enchanté qu'habitait Ethal Anbual. Ils y firent soixante prisonniers, non compris Ethal, et ils conduisirent leurs captifs à Crûachan, résidence d'Ailill et de Medb. Ethal fut mené en présence d'Ailill.

—«Donne ta fille à Oengus, fils de Dagdé,» lui dit Ailill.—«Je n'en ai pas le pouvoir,» répondit Ethal. «Elle est plus puissante que moi.» Et il expliqua que sa fille passait alternativement une année en forme humaine, une année en forme d'oiseau. «Le 1er novembre prochain,» ajouta-t-il, «ma fille sera sous forme de cygne, près du lac des Gueules de Dragons. On verra là des oiseaux merveilleux: ma fille sera entourée de cent cinquante autres cygnes.» Alors Ailill et Dagdé firent leur paix avec Ethal et le remirent en liberté.

Dagdé raconta à son fils ce qu'il venait d'apprendre. Au 1er novembre suivant, Oengus se rendit au lac des Gueules de Dragons. Il y vit la belle Caer sous la forme d'un cygne accompagné de cent cinquante cygnes qui allaient par couples; les deux cygnes de chaque couple étaient attachés l'un à l'autre par une chaîne d'argent.—«Viens me parler, ô Caer,» s'écria Oengus.—«Qui m'appelle?» demanda Caer. Oengus lui dit son nom et lui exprima le désir de se baigner dans le lac avec elle. Il fut lui-même changé en cygne et plongea trois fois dans le lac avec sa bien-aimée. Puis, toujours sous forme de cygne, il vint avec elle au palais de son père, à Brug na Boinné. Ils chantèrent un chant si beau que tous les auditeurs s'endormirent, et que leur sommeil dura trois jours et trois nuits. Jamais la musique irlandaise n'avait eu plus grand succès. Caer resta dès lors la femme d'Oengus[2].

[1]

«For tuaith hErenn bai temel,
tûatha adortais sîde.»

«Sur le peuple d'Irlande régnait l'obscurité, les gens adoraient les sîde.» Hymne de Fiacc en l'honneur de saint Patrice, chez Windisch, Irische Texte, p. 14, ligne numérotée 41.

[2] Cette pièce intitulée: Aislinge Oengusso, «Vision d'Oengus,» a été publiée dans la Revue celtique, t. III, p. 344 et suivantes, par M. Ed. Müller, qui l'a accompagnée d'une traduction anglaise, la plupart du temps assez fidèle.


§ 6.
L'évhémérisme en Irlande et à Rome. Dagdé ou «Bon dieu» en Irlande: Bona dea, «la Bonne déesse,» compagne de Faunus à Rome.

Ce fut probablement après ce mariage qu'Oengus se fit céder par son père Dagdé le palais de Brug na Boinné. Ce qu'il y a de certain, dans ce récit, c'est que la tradition païenne de l'Irlande donne les dieux pour contemporains aux héros. Elle fait intervenir Dagdé, roi des dieux, dans le cycle de Conchobar et de Cûchulainn, qui auraient vécu à une époque contemporaine du commencement de notre ère, tandis que les chronologistes chrétiens, tels que Gilla Coemain et l'auteur du Lebar gabala, au onzième siècle, tels que Keating et les Quatre Maîtres au dix-septième siècle, font mourir ce même Dagdé mille ans environ ou même dix-sept cent cinquante ans plus tôt.

Dagdé est roi des dieux, comme Zeus dans la mythologie grecque; mais ce n'est pas dans la mythologie grecque, c'est dans la mythologie latine que nous trouverons un mythe à peu près identique à celui de Dagdé. Dagdé veut dire «bon dieu.» Les Romains avaient une divinité qu'ils appelaient la Bonne déesse, Bona dea. On la considérait comme identique à la Terre[1]: Dagdé était aussi le dieu de la terre[2]. Bona dea portait, dit-on, le nom de bona, «bonne,» parce qu'elle donnait aux hommes tous les biens qui servent à les nourrir[3]: Dagdé avait le même attribut. Nous avons vu que les fils de Milé, c'est-à-dire les Irlandais, s'étant brouillés avec les Tûatha Dê Danann, n'avaient plus ni blé ni lait; et comment, ayant fait avec Dagdé un traité de paix, ils obtinrent de lui qu'à l'avenir leur blé et leur lait leur seraient conservés[4].

Bona dea, qu'on appelait aussi Fauna, était la parèdre ou l'associée de Faunus, c'est-à-dire sa fille[5], sa femme[6], ou sa sœur[7]. Or on considérait Faunus comme dieu; il avait à Rome son culte, et un temple bâti dans une île du Tibre[8]. Il dut, à une époque reculée, avoir le rang de dieu suprême, car Bona dea, sa parèdre, était, dit-on, aux yeux de certaines personnes, l'égale de Junon; et on lui mettait, pour cette cause, un sceptre dans la main gauche[9]. Faunus fut plus tard, comme dieu suprême, supplanté par Jupiter, dieu de l'aristocratie romaine et de la ville de Rome.

La mythologie romaine eut une période évhémériste qui se produisit sous l'influence de la science grecque; ses résultats furent identiques, sur bien des points, à ceux que donna en Irlande l'évhémérisme inspiré par les études chrétiennes. Le dieu Faunus devint alors un roi des Aborigènes, c'est-à-dire de la population qui habitait l'Italie quand arrivèrent Evandre et Enée[10]. Un des textes qui concernent le prétendu roi Faunus parle de sa femme et de sa fille, qui toutes deux ne sont autres que la «Bonne déesse,» Bona dea[11], transformée en simple mortelle, mais élevée au rang de reine ou de princesse. Ainsi, en Irlande, Dagdé, le «bon dieu,» divinité suprême des païens, fut, par les chrétiens, transformé en un roi qui aurait gouverné l'Irlande avant l'arrivée des fils de Milé. On remarquera aussi que, dans le récit romain, Evandre et Enée interviennent dans des conditions analogues à celles où les fils de Milé se présentent dans le récit irlandais. Ils sont, comme les fils de Milé, des étrangers arrivant par mer, et, comme eux, par les armes ils fondent un régime nouveau.

[1] «Auctor est Cornelius Labeo huic Maiæ, id est Terræ, ædem kalendis Maiis dedicatam sub nomine Bonæ deæ, et eandem esse Bonam deam et Terram ex ipso ritu occultiore sacrorum doceri posse confirmat.» Macrobe, Saturnales, I, 12.

[2] «Dîa talman.» Voir notre tome I, p. 282, note 2.

[3] «Bonam quod omnium nobis ad victum bonorum causa est.» Macrobe, Saturnales, I, 12.

[4] «Collset Tualha Dea ith ocus blicht im-maccu Miled, con-dingsat chairddes in-Dagdai. Doessart-saide iarum ith ocus blicht dôib.» Livre de Leinster, p. 245, col. 2, lignes 44–47.

[5] Servius, ad libr. VIII Æneid., 314. Ed. Thilo, t. II, p. 244.

[6] Arnobe, I, 36. Mignc, Patrologia latina, t. V, col. 759.

[7] Lactance, I, 22. Migne, Patrologia latina, t. VI, col. 244, 245.

[8] Tite-Live, livre XXXIII, chap. 42; livre XXXIV, chap. 53; Vitruve, livre III, chap. 11, § 3; Ovide, Fastes, livre II, vers 193.

[9] «Sunt qui dicant hanc deam potentiam habere Junonis, ideoque regale sceptrum in sinistra manu ei additum.» Macrobe, Saturnales, I, 12.

[10] S. Aurelius Victor, Origo gentis romanæ, § 4–9. Denys d'Halicarnasse, livre I, chap. 31.

[11] Justin, livre XLIII, chap. 1.


CHAPITRE XIII.
LES TÛATHA DÊ DANANN APRÈS LA CONQUÊTE DE L'IRLANDE PAR LES FILS DE MILÉ.—DEUXIÈME PARTIE: LES DIEUX LUG, OGMÉ, DÎAN-CEGHT ET GOIBNIU.

§1. Lug joue dans la légende de Cûchulainn le même rôle que Zeus dans celle d'Héraclès.—§2. La chasse aux oiseaux mystérieux.—§3. Le palais enchanté. Naissance de Cûchulainn.—§4. Le mortel Sualtam et le dieu Lug, tous deux pères de Cûchulainn.—§5. Lug et Conn Cêtchathach, roi suprême d'Irlande au second siècle de notre ère.—§6. Lug était bien un dieu, quoi qu'en aient dit plus tard les Irlandais chrétiens.—§7. Ogmé ou Ogmios le champion.—§8. Dîan-Cecht le médecin.—§9. Goibniu le forgeron et son festin.


§ 1.
Lug joue, dans la légende de Cûchulainn, le même rôle que Zeus dans celle d'Héraclès.

Dagdé est, théoriquement, le dieu suprême; mais Lug, le dieu sous l'invocation duquel était placée la grande fête du 1er août, Lug qui, en lançant de sa fronde une pierre, tua le dieu de la mort Balar, Lug, le docteur suprême et le maître de tous les arts, paraît tenir dans la mythologie celtique un rang plus important que Dagdé. Dans la mythologie grecque, le héros modèle, Héraclès, est fils d'Alcmène, femme d'Amphitryon. Amphitryon est son père apparent, mais, en réalité, c'est de Zeus qu'est fils le héros auquel la poésie attribuera tant de merveilleux exploits[1]. L'Irlande possède le même mythe. Dans la rédaction irlandaise, Héraclès s'appelle Cûchulainn; le nom d'Alcmène est Dechtéré; celui d'Amphitryon est Sualtam; mais Lug, c'est-à-dire Hermès, le dieu qui, dans la mythologie gréco-latine s'appelle Mercure, prend ici la place de Zeus. C'est de lui, ce n'est pas de Dagdé, que Cûchulainn est fils. La mythologie celtique n'est pas une copie de la mythologie grecque. Elle a pour source des croyances primitivement identiques à celles dont la mythologie grecque dérive, mais elle a développé d'une façon aussi indépendante qu'originale les éléments fournis par la fable fondamentale.

[1] Hésiode, Le bouclier d'Hercule, vers 27 et suiv.


§ 2.
La chasse aux oiseaux mystérieux.

Voici comment débute la légende irlandaise[1].

Un jour que les grands seigneurs d'Ulster étaient réunis autour de Conchobar, leur roi, dans Emain Macha, capitale de cette province, il arriva dans la plaine voisine d'Emain une troupe d'oiseaux. Ces oiseaux mangeaient l'herbe et les plantes, et ne laissaient rien sur la terre, pas même les racines de l'herbe. Ce fut un grand chagrin pour les habitants d'Ulster de voir ainsi détruire leurs biens. Le roi fit atteler neuf chars pour aller à la chasse de ces oiseaux. La chasse des oiseaux était une des occupations habituelles du roi et des grands seigneurs d'Ulster. L'arc était inconnu. On lançait aux oiseaux soit des javelots avec la main, soit des pierres avec une fronde, et c'était en char qu'on se livrait à cet exercice.

En tête des neuf chars était celui de Conchobar, où le roi lui-même monta. Dechtéré, sa sœur, une grande jeune fille, s'assit à sa droite. Elle servait de cocher à son frère. Les huit autres chars étaient ceux des principaux guerriers d'Ulster: Conall Cernach, Fergus mac Roig, Celtchar, fils de Uithechar, Bricriu le Querelleur, et quatre autres dont on ne se rappelle plus les noms. Ils donnèrent la chasse aux oiseaux pendant toute une journée. Ils allaient droit devant eux sans rencontrer d'obstacles.

Alors il n'y avait en Irlande ni fossé ni haie ni mur dans la campagne. La tradition fait remonter le plus ancien partage des terres en Irlande au temps de Diarmait et de Blathmac, fils d'Aed Slane, qui, suivant Tigernach, furent rois suprêmes d'Irlande de 654 à 665[2]. On prétend qu'alors le territoire entier de l'Irlande fut divisé en autant de portions qu'il y avait d'hommes. Ces portions furent égales: chaque homme reçut neuf sillons de marais, neuf sillons de terre et neuf sillons de bois. Mais il ne paraît pas qu'on ait eu à se féliciter de l'opération, qui fit succéder une multitude de petites exploitations à l'exploitation en commun usitée jusque-là. Une famine s'ensuivit; les plus riches étaient réduits à jeûner, et une épidémie survint qui enleva les trois quarts des habitants de l'Irlande[3]. Cette épidémie est désignée, chez les historiens irlandais, par le nom de Buide Conaill[4].

Mais revenons à Conchobar et à ses compagnons de chasse. Ils poursuivirent donc les oiseaux au loin sans rencontrer d'obstacles. Ces oiseaux étaient fort beaux, et chantaient en volant. Ils étaient divisés en neuf troupes, et dans chaque troupe on comptait vingt oiseaux. Ils allaient deux à deux; les deux oiseaux qui tenaient la tête de chaque troupe portaient un joug d'argent qui les attachait l'un à l'autre; les suivants étaient aussi attachés deux à deux, mais le joug était remplacé par une chaîne d'argent.

La nuit arriva sans que les chasseurs eussent pris un seul des oiseaux qu'ils poursuivaient. Il tombait une neige épaisse. Conchobar ordonna de dételer les chars et de chercher une maison où l'on pût trouver abri jusqu'au lendemain.

[1] Elle a été publiée par M. Windisch, Irische Texte, pages 136 et suiv. Le savant auteur a fait usage de deux manuscrits. Le plus ancien date de la fin du onzième siècle.

[2] O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, première partie, p. 200–205. Le Chronicum Scotorum, édit. Hennessy, pages 98, 99 met leur mort en 661. Cf. plus haut, p. 256.

[3] Préface de l'hymne de Colmân, chez Whitley Stokes, Goidelica, 2e édit., page 121. La première délimitation des champs aux environs de Rome aurait remonté, suivant Denys d'Halicarnasse, livre II, chap. 74, à une loi du roi légendaire Nutna Pompilius. Il peut être curieux de rapprocher ce texte du passage du Compert Conculainn dont il est question ici. Windisch, Irische Texte, p. 36, lignes 11–14.

[4] Chronicum Scotorum, édit. Hennessy, p. 99. Cf. O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, p. 205. Il ne faut pas confondre cette épidémie avec celle qu'on appela Crom Conaill, et qui sévit un peu plus d'un siècle avant, en 550 suivant Tigernach, O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, p. 139; en 551, suivant le Chronicum Scotorum, édit. Hennessy, p. 50, 51. Cf. O'Donovan, Annals of the kingdom of Ireland by the Four Masters, 1851, t. I, p. 186–189; 274–277.


§ 3.
Le palais enchanté.—Naissance de Cûchulainn.

Ce furent Conall Cernach et Bricriu le querelleur qui se mirent en quête d'un logis. Ils aperçurent une maison isolée, qui paraissait nouvellement construite. Ils y entrèrent. Elle leur sembla fort petite et pauvre: il n'y avait dedans qu'un homme et une femme. Ceux-ci leur souhaitèrent la bienvenue. Conall et Bricriu retournèrent près de leurs compagnons.—«Nous avons découvert une habitation,» leur dirent-ils; «mais elle est indigne de vous. Nous serons fort mal couchés, et nous n'aurons pas de quoi manger.»

Cependant, faute de mieux, le roi et ses guerriers se décidèrent à chercher abri dans cette maison. Chose étrange! cette petite habitation, qui semblait juste assez grande pour un homme et une femme, parut s'élargir quand ils entrèrent: ils trouvèrent place non seulement pour eux, mais pour leurs armes, leurs chevaux, leurs cochers et leurs chars. Les mets les plus abondants, les plus agréables au goût, les plus variés, leur furent servis. Il y en avait qu'ils connaissaient bien; d'autres tout à fait extraordinaires, et dont ils n'avaient jamais goûté.

Cette maison était un de ces palais magiques que, suivant les légendes celtiques, les dieux créent quelquefois sur la terre quand ils veulent exercer sur les hommes une action visible. Il est question de ces palais dans les contes gallois, bretons et français.

Quelque temps après, Dechtéré devint mère, et Lug, lui apparaissant en songe, lui apprit qu'il était le père de l'enfant. C'était Lug qui avait envoyé les oiseaux merveilleux, provoqué la chasse, élevé la pauvre petite maison où le roi Conchobar, Dechtéré, sa sœur, et leurs compagnons avaient trouvé une hospitalité aussi brillante qu'inattendue.


§ 4.
Le mortel Sualtam et le dieu Lug, tous deux pères de Cûchulainn.

Lug, cependant, n'était pas l'époux de Dechtéré. Dechtéré, quand elle eut un enfant, avait un mari: c'était un des principaux personnages de la cour de Conchobar, son frère. On l'appelait Sualtam. Il considérait Cûchulainn comme son fils. Nous avons vu comment la violente ardeur de ses sentiments paternels causa l'accident étrange qui lui ôta la vie[1]. Mais Sualtam n'était pas seul pour donner à Cûchulainn les soins que l'affection paternelle inspire. Le dieu Lug aussi veillait avec la même tendresse sur les jours du héros que l'Irlande chante depuis tant de siècles.

Cûchulainn, couvert de blessures, est seul avec Loeg, son cocher, en face de l'armée d'Ailill et de Medb, qui pénètre dans le royaume d'Ulster. Dans cette armée sont réunis les guerriers de quatre des cinq grandes provinces de l'Irlande, liguées contre la cinquième, qui est l'Ulster; et de tous les hommes d'Ulster, un seul est sous les armes et soutient le poids de la guerre: c'est Cûchulainn. Il a provoqué à des combats singuliers les principaux guerriers de l'armée ennemie; les duels ont succédé aux duels; il a toujours été vainqueur, mais il est criblé de blessures et accablé de fatigue.

Loeg, son cocher, voit un guerrier qui s'approche. Le crâne, en partie dénudé, de ce guerrier porte une couronne de cheveux bouclés et blonds; un manteau vert est fixé sur sa poitrine par une blanche broche d'argent; des fils d'or donnent à sa tunique une teinte d'un jaune rougeâtre. Au centre de son bouclier noir, la saillie d'un umbo de laiton brille avec l'éclat de l'argent. Chose étrange! ce guerrier traversait l'armée ennemie sans adresser la parole à personne ni sans que personne lui dît rien. Parmi tant d'hommes réunis, aucun ne paraissait le voir.

Cûchulainn reconnut que c'était un sîde, un dieu ami qui savait ses maux et qui avait pitié de lui.—«Tu es un brave, ô Cûchulainn,» dit l'étranger.—«Je n'ai rien fait d'extraordinaire,» répondit Cûchulainn.—«Je te viendrai en aide,» reprit le guerrier.—«Qui donc es-tu?» demanda Cûchulainn.—«Je suis ton père des sîde,» répondit l'inconnu. «Je suis Lug, fils d'Ethné.» Le dieu fit tomber Cûchulainn dans un sommeil magique qui dura trois jours et trois nuits; il pansa et guérit ses blessures[2].

[1] T. I, p. 191–194.

[2] Leabhar na hUidhre, pages 77–78. Ce passage a été signalé par M. Sullivan, chez O'Curry, On the manners, t. I, page ccccxlvi.


§ 5.
Lug et Conn Cêtchathach, roi suprême d'Irlande au second siècle de notre ère.

Le dieu Lug, du cycle mythologique, le vainqueur du dieu de la mort Balar, reparaît donc ainsi vivant et tout puissant dans le cycle de Conchobar et de Cûchulainn. Nous le retrouvons dans le cycle ossianique. La pièce que nous allons citer a été remaniée par un écrivain chrétien; mais il est facile de déterminer en quoi consistent les additions faites aux données primitives de la légende.

Un matin, Conn Cêtchathach, roi suprême d'Irlande dans la seconde moitié du second siècle après notre ère[1], était, au lever du soleil, sur les remparts de Tara, sa résidence royale. Le hasard lui fît mettre le pied sur une pierre magique dont le nom était Fâl, et qui avait été jadis apportée en Irlande par les Tûatha Dê Danann quand ils vinrent s'y établir, avant l'arrivée des fils de Milé. Aussitôt que cette pierre fut touchée par le pied de Conn, elle jeta un cri; et ce cri était si puissant, qu'il ne fut pas entendu seulement par Conn et par les personnages qui lui faisaient cortège: on l'entendit dans tout Tara, et hors de Tara, jusqu'aux extrémités de la plaine environnante, qui s'appelait Breg.

Conn avait près lui, en ce moment, trois druides qui étaient du nombre des officiers attachés à sa personne. Il leur demanda ce que signifiait le cri de la pierre, comment elle s'appelait, d'où elle venait, où elle irait plus tard, et qui l'avait apportée à Tara. Les druides demandèrent un délai de cinquante-trois jours; et quand ce délai fut expiré, l'un d'eux put répondre à toutes ces questions, une exceptée; or la question que le druide laissa sans réponse était la plus importante: que signifiait le cri de la pierre? Là-dessus le druide ne put donner que des indications incomplètes. «La pierre a prophétisé,» dit-il. «Ce n'est pas seulement un cri qu'elle a poussé: j'ai compté plusieurs cris, et leur nombre est celui des rois de ta race jusqu'à la fin du monde. Mais quant à leurs noms, ce n'est pas moi qui te les dirai.»

Aussitôt après, le roi et les assistants aperçurent un brouillard qui les environna; et bientôt l'obscurité fut si grande qu'on ne distinguait plus rien. Ils entendirent les pas d'un cavalier qui s'avançait vers eux. Celui-ci leur lança trois coups de javelot, pendant que Conn et le principal druide, effrayés, jetaient des cris impuissants. Mais le cavalier mystérieux cessa de les menacer, s'approcha d'eux, salua Conn, et l'invita à venir dans sa maison.

Conn accepta et suivit l'inconnu jusqu'à une belle plaine où s'élevait une forteresse puissante. Devant la porte se dressait un arbre d'or; dans la forteresse Conn aperçut un palais splendide. L'inconnu l'y fit entrer. Le roi irlandais fut reçu par une jeune femme qui portait une couronne d'or, et il arriva avec son guide dans une salle qui contenait une cuve d'argent aux cercles d'or, pleine de bière. Là aussi était un trône sur lequel son guide s'assit. Jamais Conn n'avait vu un homme si grand ni si beau.

Celui-ci adressa la parole au roi d'Irlande.—«Je suis,» dit-il, «Lug, fils d'Ethné, petit-fils de Tigernmas.» Puis il annonça combien de temps régnerait Conn, et quelles batailles il devait livrer; il prédit les noms de ses successeurs, la durée et les principaux événements de leurs règnes[2].

[1] Tigernach le fait mourir vers l'année 190: O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, 1re partie, p. 34; les Quatre Maîtres, en 157: O'Donovan, Annals of the kingdom of Ireland by the Four Masters, 1851, t. I, p. 104–105.

[2] Cette pièce a été publiée par O'Curry, Lectures on the manuscript materials, p. 618, d'après le ms. du British Museum, coté Harleian 5280, qui est du quinzième siècle.


§ 6.
Lug est bien un dieu, quoi qu'en aient dit plus tard les Irlandais chrétiens.

L'auteur chrétien auquel nous devons l'arrangement de cette pièce, qui nous est parvenu, fait dire à Lug:—«Je ne suis pas un scâl, c'est-à-dire un de ces êtres démoniaques qui ont le privilège de l'immortalité: je suis de la race d'Adam; et si je me présente à vous aujourd'hui, je n'en ai pas moins subi la loi de la mort.» Ceci est une addition relativement moderne dont le but a été d'obtenir pour ce récit bizarre la tolérance du clergé chrétien. Lug, qui a prédit à Conn Cêtchathach l'histoire de ce prince et celle de ses successeurs, est le dieu qui à Mag-Tured a tué Balar d'un coup de pierre, et qui a plus tard donné le jour au fameux héros Cûchulainn. Le palais magique où il reçut Conn est celui où, deux siècles auparavant, il avait abrité une nuit Conchobar, roi d'Ulster, Dechtéré sa sœur, huit autres guerriers, leurs chars et leurs chevaux, et où il leur avait fait servir un festin si succulent que jamais on n'avait rien vu de comparable dans le palais des rois d'Ulster.

Nous avons raconté plus haut que le 1er août lui était consacré; les cérémonies religieuses célébrées en ce jour attiraient un grand concours de peuple, et devinrent l'occasion d'assemblées publiques où le commerce, les affaires politiques, les jugements, les jeux se partageaient les assistants. C'est lui que César considère comme le premier des dieux gaulois: à ses yeux, il est identique à Mercure. Déjà, au temps de César, on lui avait en Gaule élevé un grand nombre de statues[1].

Le nom de Lugudunum, ou «forteresse de Lugus,» en irlandais Lug, était porté en Gaule par quatre villes importantes aujourd'hui Lyon, Saint-Bertrand-de-Comminges, Leyde et enfin Laon[2].

Sous l'empire romain Lugudunum perdit son second u et s'écrivit Lugdunum; ce nom est vraisemblablement identique au Lugidunum que le géographe Ptolémée signale en Germanie et qui, fondé par les Gaulois, était, au temps de Ptolémée, c'est-à-dire au commencement du second siècle de notre ère, entre les mains des Germains vainqueurs[3].

Le nom du dieu Lugus ou Lug doit aussi, probablement, se reconnaître dans le premier terme d'un composé géographique de la Grande-Bretagne, Luguvallum; ce mot désignait une ville sur l'emplacement exact de laquelle nous ne sachons pas que l'on se soit mis d'accord, mais qui était située près du mur d'Adrien[4]. Le nom de Lug-mag ou «champ de Lug,» était porté en Irlande par une abbaye dont il est question dès le septième siècle[5].

Les Irlandais païens prétendaient que Lug habitait leur île; ils racontaient même en quel endroit était situé le palais souterrain que Dagdé lui avait, disait-on, assigné pour résidence quand l'Irlande eut été conquise par les fils de Milé[6].

[1] «Deum maxime Mercurium colunt; hujus sunt piurima simulacra; hunc omnium inventorem artium ferunt, hunc viarum atque itinerum ducem, hunc ad questus pecuniæ mercaturasque habere vim maximam arbitrantur.» De bello gallico, l. VI, chap. 17, § 1.

[2] «Lugdunum Clavatum;» ce nom n'apparaît qu'à l'époque mérovingienne.

[3] Ptolémée, édition Nobbe, livre II, chap. 11, § 28.

[4] Il est question plusieurs fois de cette localité dans l'Itinéraire d'Antonin.

[5] Annals of the Four Masters, édition d'O'Donovan, 1851, t. I, p. 296, 297, 356, 357. Chronicum Scotorum, édition Hennessy, p. 140, 141. Cette localité s'appelle aujourd'hui Louth.

[6] «Lug, macc Ethnend, is-sîd Rodrubân.» Livre de Leinster, p. 245, col. 2, lignes 49, 50.


§ 7.
Ogmé ou Ogmios le champion.

Parmi les dieux qui jouent un rôle dans le cycle mythologique, il y en a trois au sujet desquels je ne connais rien à citer dans l'épopée héroïque et qui, cependant, continuaient à tenir une place dans la pensée des Irlandais chrétiens. C'étaient Ogmé, Dîan-Cecht et Goibniu. Ogmé ou Ogma, l'Ogmios de Lucien, est le héros qui, à la bataille de Mag-Tured, s'était emparé de l'épée du roi fomôré Téthra[1]. Il est surnommé «à la face solaire,» grîan-ainech. On lui attribuait l'invention de l'écriture ogamique[2] qui a servi aux inscriptions funéraires de l'époque païenne, et dont ni les moines irlandais du neuvième siècle, ni les scribes des temps postérieurs n'avaient perdu la tradition. On le disait fils d'Elada, dont le nom veut dire «composition poétique» ou «science.» On le croyait frère de Dagdé[3]. On prétendait savoir où était situé le sîd ou palais souterrain que Dagdé avait assigné à Ogmé après la conquête de l'Irlande par les fils de Milé[4]. Tel est, à son sujet, la doctrine ancienne. A partir du onzième siècle, Ogmé, cessant d'être considéré comme dieu, prit place parmi les guerriers qui auraient été tués à la seconde bataille de Mag-Tured. On raconta aussi qu'il avait été enterré à Brug na Boinné, localité située à une distance considérable de Mag-Tured. Ce sont là deux légendes contradictoires et d'origine différente, mais l'une et l'autre relativement modernes[5].

[1] Voir plus haut, p. 188–190.

[2] Traité de l'écriture ogamique conservé par le Livre de Ballymote, ms. du quatorzième siècle: O'Donovan, A grammar of the irish language, p. xxviii.

[3] Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 13,-14; p. 10, col. 2, lignes 23–24.

[4] «Ogma is-sîd Airceltrai.» Livre de Leinster, p. 245, col. 2, ligne 50.

[5] Voir plus haut, p. 271.


§ 8.
Dîan-Cecht le médecin.

Dîan-Cecht, ou le dieu «au rapide pouvoir,» est un fils de Dagdé[1]. Corpré le file, autre personnage mythologique qui, par une satire, avait renversé du trône le Fomôré Bress, était, par sa mère Etan, petit-fils de Dîan-Cecht[2]. Dîan-Cecht avait guéri, avec l'aide de Creidné, la blessure reçue à la main par le dieu Nûadu en combattant les Fir-Bolgs à la tête des Tûatha Dê Danann[3]. Il est le médecin des Tûatha Dê Danann. Il fut longtemps, en Irlande, le dieu de la médecine[4].

Le manuscrit 1395 de la bibliothèque de Saint-Gall contient un feuillet de parchemin sur un côté duquel on a prétendu représenter saint Jean l'évangéliste; sur l'autre face, des scribes irlandais, au huitième ou au neuvième siècle, ont écrit des incantations partie chrétiennes, partie païennes. Dans une de ces incantations, on lit ces mots: «J'admire la guérison que Dîan-Cecht laissa dans sa famille, afin que la santé vînt à ceux qu'il aidera[5].» Ainsi, les Irlandais chrétiens du huitième ou du neuvième siècle croyaient encore à Dîan-Cecht une puissance surnaturelle, et l'invoquaient dans leurs maladies.

[1] «Corand, cruittire sede do Dîan-Cecht, mac in Dagdai.» Dinn-senchus, en prose dans le Livre de Leinster, p. 165, col. 1, lignes 35, 36. Il n'y a, je crois, pas grand compte à tenir des généalogies réunies sur les premières lignes de la col. 1 de la page 10 du Livre de Leinster. Dîan-Cecht y est fait fils d'Erarc, lignes 3–4.

[2] Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 21–26.

[3] Voir plus haut, p. 154–177.

[4] Sur Dîan-Cecht, considéré comme dieu de la médecine, voyez Glossaire de Cormac, au mot Dîan-Cecht: Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. 16, et Sana Chormaic, p. 56. Consulter aussi, dans le présent volume, la p. 177.

[5] «Admuinur in-slânicid foracab Dîan-Cecht li-a-muntir, corop-slân ani for-sa-te.» Zimmer, Glossæ hibernicæ, p. 271. Cf. Verzeichniss der Handschriften der Stiftsbibliothek von St Gallen, 1875, p. 462, 463.


§ 9.
Goibniu le forgeron et son festin.

Nous avons vu Goibniu fabriquer les fers de lance des Tûatha Dê Danann à la bataille mythique de Mag-Tured[1]. Le manuscrit de Saint-Gall, que nous venons de citer, contient, sur la page déjà mentionnée, une incantation destinée à assurer la conservation du beurre; et, dans cette pièce, le nom de Goibniu est trois fois prononcé: «Science de Goibniu! du grand Goibniu! du très grand Goibniu![2]» Pourquoi cette triple invocation à propos de beurre?

Les Irlandais du huitième ou du neuvième siècle considéraient Goibniu comme une sorte de dieu de la cuisine; et, en effet, c'était le festin de Goibniu qui assurait aux Tûatha Dê Danann l'immortalité[3]. Ce festin consistait principalement en bière et cette bière présente en Irlande une frappante analogie avec le nectar associé à l'ambroisie chez les Grecs[4]. A quel propos Goibniu le forgeron divin, dont le nom dérive de goba, gobann, «forgeron,» était-il en Irlande chargé de préparer la merveilleuse boisson qui donnait l'immortalité aux dieux? Nous ne saurions le dire, mais il y a là un mythe fort ancien, et qui semble avoir appartenu à la race hellénique en même temps qu'à la race celtique, puisque, dans le premier chant de l'Iliade, Héphaistos, qui est forgeron comme Goibniu, sert à boire aux dieux[5].

Le clergé chrétien d'Irlande paraît avoir eu moins de confiance dans la science du forgeron Goibniu que le scribe inconnu auquel on doit la transcription du charme destiné à conserver le beurre comme nous venons de le dire. La prière que le Livre des hymnes attribue à saint Patrice demande le secours de Dieu «contre les sortilèges des femmes, des forgerons et des druides, contre toute science qui perd l'âme de l'homme[6];» et, dans cette science maudite, est comprise la «science» de Goibniu, invoquée par l'incantation de Saint-Gall au huitième ou au neuvième siècle, c'est-à-dire la science du forgeron divin qui conservait le beurre des humains ses adorateurs, et qui, par son festin, assurait aux dieux l'immortalité. C'est une science diabolique, et que le saint apôtre de l'Irlande considère comme ennemie.

[1] Voyez plus haut, p. 181.

[2] «Fiss Goibnen, aird Goibnenn, renaird Goibnenn.» Zimmer, Glossæ hibernicæ, p. 270.

[3] Voir plus haut, p. 277–278. O'Curry, dans l'Atlantis, t. III, p. 389, note, a réuni deux textes relatifs à cette croyance. L'expression que ces textes emploient est fled Goibnenn, «festin de Goibniu,» mais dans ce festin on n'était guère occupé qu'«à boire», ic ol; ce qu'on y prenait était une «boisson,» deoch; c'était cette boisson qui rendait immortel. Il s'agit donc ici de la bière, lind ou cuirm, dont il est question dans d'autres textes. Comparez p. 275, 317.

[4] Odyssée, livre V, vers 93, 199; livre IX, 359.

[5] Iliade, livre I, vers 597–600.

[6]

«Fri brichta ban ocus goband ocus druad,
Fri cech fiss arachuiliu anmain duini.»

Hymne de saint Patrice, vers 48, 49, chez Windisch, Irische Texte, p. 56. Comparez «Fiss Goibnenn», dans l'incantation citée p. 309.


CHAPITRE XIV.
LES TÛATHA DE DANANN APRÈS LA CONQUÊTE DE L'IRLANDE PAR LES FILS DE MILÉ.—TROISIÈME PARTIE: LES DIEUX MIDER ET MANANNAN MAC LIR.

§1. Le dieu Mider. Etâin, sa femme, est enlevée par Oengus, puis naît une seconde fois et devient fille d'Etair.—§2. Etâin est femme du roi suprême d'Irlande. Mider la courtise.—§3. La partie d'échecs.—§4. Mider fait de nouveau la cour à Etâin. Poème qu'il lui chante.—§5. Mider enlève Etâin.—§6. Manannân mac Lir et Bran, fils de Febal.—§7. Manannân mac Lir et le héros Cûchulainn.—§8. Manannân mac Lir et Cormac, fils d'Art. Première partie. Cormac échange contre une branche d'argent sa femme, son fils et sa fille.—§9. Manannân mac Lir et le roi Cormac, fils d'Art. Deuxième partie. Cormac retrouve sa femme, son fils et sa fille.—§10. Manannân mac Lir est père de Mongân, roi d'Ulster au commencement du sixième siècle de notre ère.—§11. Mongân, fils d'un dieu, est un être merveilleux.


§ 1.
Le dieu Mider. Etâin, sa femme, est enlevée par Oengus, puis naît une seconde fois, et devient fille d'Etair.

Nous allons maintenant parler de deux personnages divins qui ne jouent aucun rôle dans les événements que raconte le Livre des conquêtes, et que cette compilation ne mentionne qu'en passant: ce sont Mider et Manannân. Mider, dont le sîd, ou palais souterrain, s'appelait Bregleith, fut, nous l'avons vu, un des deux pères nourriciers d'Oengus, fils de Dagdé. Il eut deux femmes, appelées l'une Etâin[1], l'autre Fuamnach[2], toutes deux déesses ou sîde. Mais, de ces deux épouses, il perdit la première d'une façon qui lui fut pénible, et l'attachement invariable qu'il conserva pour elle amena une suite d'aventures étranges d'abord et finalement tragiques.

Un vieux récit, qui fait partie du cycle de Conchobar et de Cûchulainn, nous fait remonter à une époque où l'élève de Mider, Oengus, qui épousa, comme nous l'avons vu, Caer, fille d'Ethal Anbual, avait enlevé Etâin à son maître ou père nourricier.

Etâin, séparée de Mider, devint l'épouse d'Oengus, qui lui témoignait la plus vive tendresse, la logeait dans une chambre remplie de fleurs odoriférantes, et mettait son bonheur à passer avec elle les soirées et les nuits. Cependant, Mider n'oubliait pas Etâin, il la regrettait, désirait la reprendre, et Fuamnach, la femme qui lui restait, en ressentait une violente jalousie. Un jour, Fuamnach profita de l'absence d'Oengus, qu'elle avait eu l'adresse de faire sortir sous prétexte d'une entrevue avec Mider et d'un projet d'accommodement entre l'élève et le maître.

Un coup de vent, envoyé par elle, enleva Etâin de la chambre charmante que l'amour d'Oengus lui avait donnée pour logis. Le vent[3] déposa Etâin sur le toit d'une maison, où les grands seigneurs d'Ulster, accompagnés de leurs femmes, étaient réunis et buvaient. Du toit, par l'ouverture qui servait de cheminée, Etâin tomba dans une coupe d'or qui se trouvait sur la table, à côté d'une des femmes. Cette coupe contenait de la bière. En buvant cette bière, la femme avala Etâin, dont elle accoucha neuf mois après.

Celle qui devint ainsi mère d'Etâin avait un mari qui s'appelait Etair et qui passa pour le père de la jeune fille. «Jeune fille» ici peut sembler inexact, car Etâin était âgée de mille douze ans quand la femme d'Etair la mit au monde; mais les dieux ne vieillissent pas; et de plus, Etâin commençait une nouvelle vie[4].

[1] Tochmarch Etaine, chez Windisch, Irische Texte, p. 127, lignes 8, 24.

[2] Livre de Leinster, p. 11, col. 2, ligne 20. Le même passage nous apprend qu'elle était sœur de Siugmall; cf. Windisch, Irische Texte, p. 132, ligne 20, et Livre de Leinster, p. 23, col. 1, lignes 37–38.

[3] Dans l'Odyssée, livre VI, vers 20, la déesse Athéné, approchant du lit où dormait Nausicaa, fille du roi des Phéaciens, est comparée au souffle du vent.

[4] Leabhar na hUidhre, p. 129, fragment publié par Windisch, Irische Texte, p. 130–131.


§ 2.
Etâin est femme du roi suprême d'Irlande. Mider la courtise.

Quand Etâin fut grande elle devint la plus belle des filles d'Irlande et la femme du roi suprême Eochaid Airem, dont la capitale était Tara. Le règne d'Eochaid Airem, suivant Tigernach[1], aurait été contemporain de la toute-puissance de César, mort, comme on sait, en l'an 44 avant notre ère.

Un des textes qui nous racontent comment se fit le mariage d'Eochaid a soin de nous signaler l'accomplissement d'une des principales formalités juridiques par lesquelles se formait le lien conjugal dans le droit irlandais: Eochaid, avant le mariage, donna à Etâin un douaire de sept cumal, c'est-à-dire de sept femmes esclaves, ou d'une valeur équivalente. Et ce fut après cela qu'ils devinrent époux.

Mais Mider n'avait pas cessé d'aimer Etâin. Il profita d'une absence du roi pour venir rappeler à la jeune femme le temps où jadis, dans le monde des dieux, il était son mari. Il lui proposa de le suivre dans sa mystérieuse résidence de Bregleith. Etâin, respectant les liens nouveaux qu'elle avait formés, repoussa cette proposition. «Je n'échangerai pas,» dit-elle, «le roi suprême d'Irlande pour un mari comme toi, qui n'a pas de généalogie et auquel on ne connaît pas d'ancêtres[2].»—Mider ne se tint pas pour battu.

[1] O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores, t. II, 1re partie, p. 8.

[2] Windisch, Irische Texte, lignes 30–31. Ce passage est emprunté au Leabhar na hUidhre, manuscrit du onzième siècle. Rien n'établit plus catégoriquement la date récente des généalogies compliquées attribuées aux Tûatha Dê Danann par divers documents. Voyez, sur les ancêtres qu'on donne à Mider, Livre de Leinster, p. 11, col. 1, ligne 51, et p. 10, col. 1, lignes 2 et suiv. Comparez le tableau généalogique publié par O'Curry, Atlantis, t. III, en face de la p. 382.


§ 3.
La partie d'échecs.

Par une belle journée d'été, Eochaid Airem, roi suprême de l'Irlande et mari d'Etâin, de retour à Tara, regardait du haut de sa forteresse dans la plaine. Il admirait la campagne et ses tons harmonieux. Il vit s'approcher un guerrier inconnu. Cet étranger était vêtu d'une tunique de pourpre; ses cheveux étaient jaunes comme de l'or; son œil bleu brillait comme une chandelle. Il portait une lance à cinq pointes et un bouclier orné de perles d'or.

Eochaid lui souhaita la bienvenue, tout en lui disant qu'il ne le connaissait point.—«Je te connais bien, moi, et depuis longtemps,» dit le guerrier.—«Quel est ton nom?» demanda Eochaid.—«Il n'a rien d'illustre,» répondit l'étranger. «Je m'appelle Mider de Bregleith.»—«Quelle raison t'amène ici?» reprit Eochaid.—«Je viens,» dit l'inconnu, «jouer aux échecs avec toi.»—«Je suis fort aux échecs,» dit Eochaid, qui passait pour le premier joueur d'échecs d'Irlande. «Nous verrons ce qu'il en est,» reprit Mider.—«Mais,» répondit Eochaid, «la reine dort en ce moment, et c'est dans sa chambre qu'est mon jeu d'échecs[1].»—«Peu importe,» répliqua Mider, «j'ai avec moi un jeu qui n'est pas moins beau que le tien.»

Et il disait la vérité. L'échiquier qu'il apportait était d'argent, à chaque coin brillaient des pierres précieuses. D'un sac fait d'une brillante étoffe de fil de laiton, il tire les guerriers, c'est-à-dire les pièces, qui étaient d'or. Il dispose l'échiquier comme il fallait.

—«Joue,» dit-il au roi.—«Je ne jouerai pas sans enjeu,» répondit Eochaid.—«Quel sera l'enjeu?» dit Mider.—«Cela m'est égal,» reprit Eochaid.—«Quant à moi,» répliqua Mider, «si tu gagnes je te donnerai cinquante chevaux bruns à la poitrine large, aux pieds minces et agiles.»—«Et moi,» reprit le roi, comptant sur le succès, «si je perds, je te donnerai ce que tu voudras[2]

Mais, contre son attente, Eochaid fut battu par Mider. Et quand il demanda à son adversaire, selon les conventions préalables, ce que celui-ci désirait: «C'est ta femme,» répondit Mider, «c'est Etâin que je veux.» Le roi fit observer que, d'après les règles du jeu, celui qui perdait la première partie avait droit à la revanche, c'est-à-dire qu'il fallait une seconde partie perdue pour rendre définitif le résultat de la première. Et il proposa de renvoyer à un an cette partie nouvelle. Mider accepta le délai bien que de mauvaise grâce, et il disparut, laissant le roi et sa cour interdits.

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