← Retour

Le cycle mythologique irlandais et la mythologie celtique: Cours de littérature celtique, tome II

16px
100%

[1] Côic gabala êm, ol se, rô-gabad Eriu [co-sind-amsir-si, ocus ni-r-gabad rian-]dilind, ocus nì-s-ragbad iar n-[d]ilind co-ro-chatêa dî blîadain dêc ar tri cêtaib.» Ce texte est celui du Leabhar na hUidhre, p. 115, col. 2, lignes 19–21, sauf les mots entre crochets, qui sont empruntés aux manuscrits Laud 610 et H. 3. 18. La leçon «mille deux ans,» da blíadain ar mile, est celle du manuscrit H. 3. 18.

[2] Cette ineptie est chez Hésiode le caractère distinctif de la race d'argent: Les Travaux et les Jours, vers 130–134.

[3] Si nous nous en rapportons au texte du Leabhar na hUidhre, p. 15, col. 2, ligne 37, et du manuscrit Laud 610, folio 102 verso, col. 1, Nemed aurait été frère du père de Tûan. Je crois qu'il y a là une faute de copie, et qu'on a écrit par erreur brâthair, qui est le nominatif, au lieu de brâthar, qui est le génitif.

[4] Le Leabhar na hUidhre, p. 15, col. 2, ligne 38, se sert de la première personne du singulier du présent de l'indicatif, atachim, qu'on trouve aussi écrit atacîîm dans le manuscrit H. 3. 18, p. 38, col. 1, ligne première. C'est une mauvaise transcription d'un plus ancien at-a-chînn, qui est le présent secondaire du verbe atchiu. On trouve attacin, par une seule n, dans le manuscrit Laud 610, folio 102 verso, col. 1.

[5] Dans le texte du Leabhar na hUidhre, p. 16, col. 1, les mots «is-and-sin ro-radius-[s]a na-briathra-sa sis» sont suivis d'un poème en six quatrains. Nous donnons la traduction des deux derniers.

[6] Si nous en croyons le Leabhar na hUidhre, p. 16, col. 1, ligne 21, et le manuscrit H. 3. 18, p. 38, col. 1, ce malheur leur serait arrivé dans la mer Caspienne; mais cette addition, relativement récente, ne se trouve pas dans le manuscrit Laud 610, folio 102 verso, col. 2, où le passage correspondant se lit à la première ligne. On sait que la géographie de Strabon fait communiquer la mer Caspienne avec l'Océan. Strabon, livre II, chap. V, § 18, édit. Didot-Müller et Deubner, p. 100, livre XI, chap. VII, § 1; même édit., p. 434.

[7] Nous reproduisons ici le texte du Leabhar na hUidhre, p. 16, col. 2, lignes 5–7. Le nom des Galiûin a été supprimé dans les manuscrits H. 3. 18, p. 38, col. 2, et Laud 610, folio 102 verso, col. 2. Ces manuscrits mettent le commencement des Galiûin plus tard.


§ 4.
La légende de Tûan et la chronologie. Modifications dues à l'influence chrétienne.

Combien de temps Tûan avait-il vécu sous ces différentes formes? On lui trouvait un total de trois cent vingt ans jusqu'au moment où commence sa seconde vie d'homme.

Voici comment on calculait:

Tûan a été homme la première fois pendant100 ans
Il a vécu sous forme de cerf80 ans
—    sous forme de porc20 ans
—    sous forme de vautour ou d'aigle100 ans
Métamorphosé en poisson, il a passé sous l'eau20 ans
Total320 ans

Le texte qui nous fournit ces chiffres arrête la nomenclature de ces indications arithmétiques au moment où Tûan, mangé par la reine, cessa d'être poisson. Tûan, ajoute-t-il, resta sous forme humaine jusqu'au temps de Finnên, fils de Ua Fiatach[1]. Ici, aucun chiffre. Pour savoir la durée totale de la vie de Tûan, il faudrait trouver combien de temps a duré la dernière période de son existence, quand, ayant forme humaine pour la seconde fois, il était fils, non plus de Starn, mais de Carell.

La réponse à cette question n'a pas toujours été la même. C'est à l'époque chrétienne qu'on a imaginé de faire vivre Tûan jusqu'au temps de saint Finnên, c'est-à-dire jusqu'au sixième siècle de notre ère. Ce sont les Irlandais chrétiens qui ont éprouvé le besoin de mettre l'authenticité de leurs traditions mythologiques sous le patronage de saint Finnên, de saint Columba et de saint Patrice. A l'époque païenne, il était inutile de faire vivre Tûan jusqu'à une date aussi rapprochée.

L'invention de ce personnage n'avait qu'un but: expliquer comment avait pu se transmettre aux Irlandais l'histoire de trois races qui avaient, dit-on, jadis occupé l'Irlande, qui avaient depuis disparu et desquelles ne descendaient pas les ancêtres de la population actuelle de l'île. Ces trois races étaient celle de Partholon, celle de Nemed et celle des Tûatha Dê Danann. Tûan pendant sa première vie d'homme avait été contemporain de la «famille» de Partholon et de l'arrivée de Nemed. Cerf il avait été témoin de la destruction de la race de Nemed. Aigle ou vautour, il avait vu les Tûatha dê Danann maîtres de l'Irlande.

Grâce à ses transformations, Tûan avait pu, sans violer les lois ordinaires de la durée de la vie, sans autre phénomène surnaturel que ses métamorphoses, assister à l'arrivée et à la disparition successives des trois races qui ont précédé les fils de Milé, des trois races qui ont occupé l'Irlande avant les habitants historiques de l'île. Il avait survécu à ces trois races. Redevenu homme au temps des fils de Milé, c'est-à-dire des aïeux de la race irlandaise moderne, il leur avait raconté l'histoire de ces populations primitives, il avait même pu leur donner des détails sur l'origine des Fir-bolg, des Fir Domnann, des Fir-Galioin leurs adversaires de l'époque héroïque, puisqu'il était sanglier à la date de l'arrivée de ces trois peuples.

Ces vieux récits, une fois connus de la race de Milé, s'étaient transmis père en fils et de file en file avec le trésor entier des traditions nationales. Dans la plus ancienne rédaction de la légende, la seconde vie humaine de Tûan avait duré ce que dure ordinairement une vie d'homme: la prolonger au delà des limites naturelles aurait été inutile et contraire aux données fondamentales de cette composition épique qui n'admet pas ce genre de prodige.

Mais quand, pour faire adopter par le clergé chrétien le merveilleux tout païen de la légende de Tûan, on imagina de le placer sous la protection des saints les plus célèbres et les plus respectés du christianisme irlandais, il fallut modifier les données primitives du récit et y introduire un élément surnaturel que ce récit n'avait pas contenu jusque-là. Dès lors il fut admis que Tûan, devenu homme pour la seconde fois, avait vécu sous cette forme un grand nombre de siècles.

«Nous lisons dans les histoires d'Irlande,» écrit Girauld de Cambrie, «que Tûan dépassa de beaucoup la longévité de tous les patriarches bibliques. Quelque incroyable et quelque contestable que cela puisse paraître, il atteignit l'âge de quinze cents ans[2].» Ce miracle d'une excessive longévité n'a été imaginé en Irlande que quand on y a connu la Genèse. Mathusalem, le plus vieux des patriarches, est mort âgé de neuf cent soixante-neuf ans, Tûan a vécu quatre cent trente et un an de plus. C'est un des points par où se manifeste la supériorité de l'Irlande sur le reste du monde. Or, ce détail de la légende de Tûan n'a pu être imaginé que par un auteur qui avait lu la Bible.

Mais les métamorphoses par lesquelles Tûan est, dit-on, passé ont une origine littéraire tout autre.

[1] «Tuan fuit in forma viri centum annis in Hêri[nn] iar Fintan; fiche bliadna in forma porci, LXXX anni[s] in forma cervi, centum anni[s] in forma aquilæ, XX bliadan fo-lind in forma pi[s]cis, iterum in forma hominis co-sentaith co haimsir Finnio mic hui Fhiatach.» Bibliothèque bodléienne d'Oxford, Laud 610, folio 103 recto, col. 2. Nous verrons plus loin l'explication des mots iar Fintan, après Fintan, qui se rapportent à la légende de Cessair.

[2] Giraldus Cambrensis, Topographia Hibernica, III, 2, dans Giraldi Cambrensis opera, édités par Dimock, t. V, p. 142. Au lieu de Tuanus, le nom du personnage est écrit Ruanus, fidèle reproduction d'une faute qui se trouve déjà dans les manuscrits de Girauld de Cambrie.


§ 5.
La légende de Tûan mac Cairill dans sa forme primitive est d'origine païenne.

La croyance à des métamorphoses qui expliqueraient la merveilleuse, science de certains hommes est une conception celtique que nous trouvons aussi dans le pays de Galles. Taliésin raconte qu'il a été aigle[1]. L'idée qu'une âme pouvait en ce monde revêtir successivement plusieurs formes physiques différentes était une conséquence naturelle d'une doctrine celtique bien connue dans l'antiquité. Cette doctrine est que les défunts qui ont laissé dans le tombeau leur corps privé de vie trouvent en échange un corps vivant dans la contrée mystérieuse qu'ils vont habiter sous le sceptre séduisant du roi puissant des morts[2].

C'est la foi à cette universelle métamorphose des humains qui a inspiré la croyance aux métamorphoses étranges de Tûan et de Taliésin. Ainsi la légende de Tûan a ses racines dans un des principes fondamentaux de la théologie des Celtes païens. Il n'est pas du reste le seul personnage dont l'âme ait en Irlande revêtu successivement deux corps d'homme et qui soit né deux fois. Mongân, roi d'Ulster au commencement du sixième siècle, était identique au célèbre Find, mort deux siècles avant la naissance de Mongân: l'âme de l'illustre défunt était revenue du pays des morts animer en ce monde un corps nouveau[3].

Ainsi la survivance de l'âme au corps et la possibilité que l'âme d'un mort prenne derechef un corps en ce monde sont des croyances celtiques, et ces croyances expliquent les transmigrations merveilleuses ou les métamorphoses qui sont un des plus curieux éléments de la légende de Tûan mac Cairill[4].

[1] «Bum eryr,» Kad Godeu, vers 13, chez Skene, The four ancient books of Wales, t. II, p. 137.

[2] «Imprimis hoc volunt persuadere [druides], non interire animas, sed ab aliis post mortem transire ad alios.» César, De bello gallico, livre VI, c. 14, § 5.

.... Vobis auctoribus umbræ
Non tacitas Erebi sedes Ditisque profundi
Pallida regna petunt: regit idem spiritus artus
Orbe alio.

Lucain, Pharsale, l. I, v. 454–457.

[3] On trouvera la légende de Mongân aux derniers paragraphes du chapitre XIV.

[4] C'est M. W. M. Hennessy qui a appelé mon attention sur ce document, et je dois à son amicale obligeance la solution d'une partie des difficultés de la traduction.


CHAPITRE IV.
CESSAIR, DOUBLET DE PARTHOLON.—FINTAN, DOUBLET DE TUAN MAC CAIRILL.

§1. Comparaison de la légende de Partholon et de Tûan avec celle de Cessair et de Fintan.—§2. Date où a été imaginée la légende de Cessair et de Fintan.—§3. Cessair chez Girauld de Cambrie et chez les savants irlandais du dix-septième siècle. Opinion de Thomas Moore.—§4. Pourquoi et comment Cessair vint s'établir en Irlande.—§5. Histoire de Cessair et de ses compagnons depuis leur arrivée en Irlande.—§6. Les poèmes de Fintan.—§7. Fintan: 1° au temps de la première bataille mythologique de Mag Tured; 2° sous le règne de Diarmait mac Cerbaill, sixième siècle de notre ère.—§8. Les trois doublets de Fintan. Saint Caillin, son élève: conclusion.


§ 1.
Comparaison de la légende de Partholon et de Tûan avec celle de Cessair et de Fintan.

Il y a dans l'épopée irlandaise telle qu'elle nous est parvenue un certain nombre de récits relativement modernes dont le thème a été emprunté à des légendes plus anciennes; en changeant les noms et en modifiant quelques accessoires, l'auteur a su donner à une composition antique, qui commençait à fatiguer les auditeurs, tout le charme de la nouveauté. C'est un procédé dont toutes les littératures, et notamment les littératures épiques, nous offrent de nombreux exemples.

La légende de Cessair, que les chronologistes irlandais placent au début de l'histoire d'Irlande, avant celle de Partholon, est une œuvre chrétienne imaginée probablement dans la seconde moitié du dixième siècle sous l'inspiration combinée de la Genèse et de la légende de Partholon. Cessair est une petite-fille de Noé; elle arriva en Irlande quarante jours avant le déluge: elle y périt submergée par les eaux avec tous ses compagnons. Un seul fit exception: ce fut Fintan, qui, par un miracle sans exemple, vécut plusieurs milliers d'années et fut, croyait-on, témoin dans un procès, au sixième siècle de notre ère.

Fintan est un doublet de Tûan; il le copie, mais lui est de tout point supérieur. Il n'a pas subi de métamorphoses déshonorantes; son âme n'a pas habité des corps d'animaux, et, tandis que Tûan a vécu quinze cents ans seulement, la vie de Fintan s'est prolongée pendant cinq mille ans. L'Irlande, fière de Tûan, peut à bon droit s'enorgueillir d'avoir été habitée par un homme aussi prodigieux que Fintan.

Quant à Cessair, elle a sur Partholon cette supériorité d'intérêt que les femmes ont toujours sur le sexe fort et laid dont elles embellissent la vie. A la date de sa naissance littéraire, Cessair a eu sur le vieux Partholon cette irrésistible suprématie de la nouveauté, qui est identique au charme de la jeunesse; en même temps, par une contradiction singulière, elle vieillissait de trois siècles les débuts de l'histoire d'Irlande, ajoutant par ce regain d'antiquité un titre de plus à l'orgueil national irlandais.

Cessair arriva, dit-on, en Irlande trois cents ans avant Partholon, quarante jours avant le déluge. Il n'y a guère de région du monde qui puisse faire remonter plus haut son histoire.


§ 2.
Date où a été imaginée la légende de Cessair et de Fintan.

Au commencement du dixième siècle Cessair n'était pas encore inventée. Nennius, qui écrivait son livre vers le milieu de ce siècle, n'avait pas entendu parler de Cessair. Le premier, dit-il, qui vint en Irlande fut Partholon[1]. C'est la doctrine exprimée dans la légende de Tûan mac Cairill. «Il y eut,» dit Tûan, «cinq invasions en Irlande jusqu'aujourd'hui. Personne n'occupa l'Irlande avant le déluge[2]

Enfin, par inattention, l'auteur du Lebar gabala, qui commence l'histoire d'Irlande par la légende de Cessair, a conservé en tête de sa seconde section, consacrée à Partholon, les mots par lesquels la légende de ce héros mythique débutait aux temps chrétiens, du sixième au dixième siècle de notre ère, avant que les aventures de Cessair ne fussent inventées. Ces mots sont: «Personne de la race d'Adam n'occupa l'Irlande avant le déluge[3].» Or le même auteur avait écrit quelques lignes plus haut: «Cessair, fille de Bith, fils de Noé, prit possession de l'Irlande quarante jours avant le déluge[4].» La contradiction lui a échappé.

L'auteur le plus ancien qui ait parlé de Cessair est Eochaid ûa Flainn, mort en 984[5]. Les vers de ce poète ont été insérés dans le Lebar gabala, dont le récit en prose contient divers détails qu'on ne trouve pas dans le poème.

La légende de Cessair, telle que nous la donnent Eochaid et le Lebar gabala, présente une grande ressemblance avec celle de Banba, dont il était question dans le Cin dromma snechta, manuscrit du onzième siècle, aujourd'hui perdu[6]. Banba, suivant ce récit, serait le nom d'une femme qui serait venue s'établir en Irlande avant le déluge. Or, Banba est un des noms de l'Irlande qui ordinairement, dans les vieux textes irlandais, s'appelle Eriu, au génitif Erenn ou Erend.

Ceci explique pourquoi l'auteur inconnu qui, vers le milieu du douzième siècle, a composé les annales irlandaises intitulées Chronicum Scotorum a écrit, dès la première page de son ouvrage, qu'en l'an du monde 1599 arriva en Hibernie une fille des Grecs qui s'appelait Eriu, Banba ou Cesar[7]. Mais, ajoute-t-il, les anciens historiens d'Irlande ne parlent point d'elle[8]. On voit qu'il avait sous les yeux des sources identiques ou analogues à celles où Nennius avait puisé: des auteurs antérieurs à Eochaid ûa Flainn et chez lesquels l'histoire d'Irlande commençait avec Partholon.

[1] «Primus autem venit Partholonus» Appendix ad opera edita ab Angelo Mario, Romæ, 1871, p. 98. Le traducteur irlandais de Nennius entend ce passage comme nous: «Ceid fear do gab Eirind i. Parrtalon.» «Le premier homme qui occupa l'Irlande, c'est-à-dire Parrtalon.» Todd, The irish version of the Historia Britonum of Nennius, p. 42.

[2] Les mots ni-r-gabad rîan dîlind, «elle ne fut pas occupée avant le déluge,» ont été passés par le copiste auquel nous devons le texte de cette légende conservé par le Leabhar na hUidhre, p. 15, col. 2; mais on les trouve dans le manuscrit de la bibliothèque bodleienne d'Oxford coté Laud 610, folio 102 verso, col. 1, et dans le manuscrit du Collège de la Trinité de Dublin coté H. 3. 18, p. 38, col. 1.

[3] «Ni ro gab nech tra do sîl Adaim Erind rîan dîlind.» Livre de Leinster, p. 5, col. 1, ligne 4.

[4] «Ro-s-gab iarum Cessair, ingen Betha maic Noe, ut prædiximus, cethorcha laa rian dilind.» Livre de Leinster, p. 4, col. 2, lignes 27 et 28. Le renvoi ut prædiximus se rapporte à la même page, col. 1, ligne 50: «Rogab em Cessair ingen Betha maic Noe cethorcha la rian dilind.» Ces derniers mots font partie de la préface du Lebar Gabala ou «Livre des conquêtes,» tandis que la première citation est extraite du texte même du Lebar Gabala.

[5] Livre de Leinster, p. 5, col. 2, lignes 6 et suiv.

[6] Livre de Ballymote, folio 12 A, cité par O'Curry, Lectures on the manuscript materials, p. 13; Keating, Histoire d'Irlande, édition de 1811, p. 148. Cin dromma snechta veut dire: «Cahier de parchemin au dos de neige,» c'est-à-dire couvert d'une peau blanche.

[7] Hennessy, Chronicum Scotorum, p. 2. L'édition écrit Berba pour Banba. Elle reproduit exactement la leçon du manuscrit qui lui sert de base; mais cette leçon est défectueuse.

[8] «Hoc non narrant antiquarii Scotorum.» Ibid.


§ 3.
Cessair chez Girauld de Cambrie et chez les savants irlandais du dix-septième siècle. Opinion de Thomas Moore.

A la fin du douzième siècle, le scepticisme critique dont avait fait preuve l'auteur du Chronicum Scotorum avait passé de mode. Girauld de Cambrie écrivait alors sa Topographia hibernica. Sa thèse est le contre-pied de celle qu'avait énoncée l'auteur du Chronicum Scotorum. «Selon les histoires les plus anciennes de l'Irlande, dit Girauld, Caesara, petite-fille de Noé, apprenant que le déluge allait arriver, résolut de prendre la mer et de se réfugier dans les îles de l'Occident les plus éloignées, que personne n'avait habitées encore; elle espérait qu'en un endroit où il n'avait pas encore été commis de péché, Dieu ne punirait pas le péché par le déluge[1].» Cependant cette colonisation antédiluvienne inspire certains doutes à Girauld de Cambrie. «Le déluge, dit-il, a presque tout détruit: comment le souvenir de Caesara et de ce qui lui est arrivé a-t-il pu se conserver? Il semble qu'il y a lieu de douter. Mais cela regarde ceux qui ont les premiers écrit ce récit. Ce que j'ai entrepris est de raconter l'histoire, et non de la démolir. Peut-être une inscription sur pierre, sur brique ou sur une autre matière aura-t-elle gardé le souvenir de ces antiques événements. Ainsi,» ajoute-t-il, «la musique, inventée avant le déluge par Jubal, fut conservée par deux inscriptions que Jubal lui-même écrivit l'une sur marbre, l'autre sur brique[2]

Girauld de Cambrie ignore ou affecte d'ignorer que Fintan, un des compagnons de Cessair, avait échappé au déluge, et grâce à une vie de cinq mille ans, avait pu encore, au cinquième et au sixième siècles de notre ère, attester l'authenticité des récits qui concernent l'histoire d'Irlande aux époques les plus reculées. Aussi les Quatre Maîtres, qui terminaient leur ouvrage, comme nous le savons, en 1636, ont-ils, sans hésitation, commencé l'histoire de leur patrie à l'arrivée de Ceasair en Irlande, quarante jours avant le déluge, qui aurait eu lieu, suivant eux, conformément à la chronologie de saint Jérôme, l'an du monde 2242, avant J.-G. 3451[3].

Keating est moins confiant. Après avoir raconté la légende de Cessair, il dit que, s'il l'a écrite, c'est qu'il l'a trouvée dans de vieux livres; mais qu'il ne comprend pas comment elle a pu être transmise aux populations qui sont venues habiter l'Irlande après le déluge. Deux explications, cependant, ajoute-t-il, seraient possibles. L'une serait que cette histoire aurait été racontée aux Irlandais par les démons-femmes, êtres aériens qu'on appelle fées, et qui étaient souvent leurs épouses au temps du paganisme[4]. Peut-être aussi cette histoire aura-t-elle été gravée sur des pierres et ces inscriptions auront-elles été lues après le déluge par les nouveaux habitants de l'Irlande. Quant au Fintan qui vécut après le déluge, nous ne pouvons, dit-il, admettre qu'il soit le même que celui qui aurait existé avant le déluge. L'Ecriture nous apprend que le genre humain périt tout entier dans le déluge, à l'exception de huit personnes dont elle nous donne la liste, et dans cette liste le nom de Fintan ne se trouve pas[5]. Keating a fait école, et le célèbre poète irlandais Thomas Moore, le plus connu des auteurs qui dans ce siècle ont écrit l'histoire d'Irlande, déclare qu'on est unanime aujourd'hui pour considérer Caesara ou Cessair comme un personnage fabuleux[6].

Le grand intérêt que présente cette légende est d'être à peu près rigoureusement datée. Elle a été imaginée dans la seconde moitié du onzième siècle; et en l'étudiant nous voyons comment, en Irlande, on s'y est pris pour développer et rajeunir la vieille légende celtique, en remplaçant par des données chrétiennes et bibliques ce qui, dans le vieux récit, était trop empreint des doctrines du paganisme celtique.

[1] Topographia hibernica, Dist. III, chap. I, dans Giraldi Cambrensis opera, édition Dimock, t. V, p. 139.

[2] Topographia hibernica, Dist. III, chap. 1, 13, dans Giraldi Cambrensis opera, édition Dimock, t. V, p. 140, 159.

[3] O'Donovan, Annals of the kingdom of Ireland by the four masters, 1851, t. I, p. 2.

[4] «Acht munab iad na deamhuin aerdha, do bhiodh i n-a leannanuibh sîthe aca, thug dhôibh iad re linn a bheith i n-a bpagânaighibh dhôibh.» «A moins que ce ne fussent les démons aériens, qui étaient avec eux sous forme de concubines fées, qui leur aient rapporté ces histoires, au temps où ils étaient païens.» Keating, Histoire d'Irlande, édition de 1811, p. 154.

[5] Keating, ibid.

[6] «Cesara is allowed on all hands to have been a purely fabulous personage.» The History of Ireland by Thomas Moore esq. Paris, 1835, vol. I, p. 77.


§ 4.
Pourquoi et comment Cessair vint s'établir en Irlande.

Cessair est fille de Bith; Bith est un des fils de Noé; Moïse, dans la Genèse, a oublié de parler de Bith et de Cessair. Noé construisait l'arche; Bith envoya un messager à Noé et le fit prier de lui réserver dans l'arche un appartement tant pour lui que pour sa fille Cessair. Noé refusa[1]. Partez, dit-il à Cessair; allez dans les régions les plus occidentales du monde; certainement le déluge ne les atteindra pas[2].

Si nous en croyons un récit moderne, Cessair avait abandonné le culte du vrai Dieu, du Dieu de Noé, pour le culte d'une idole; et ce fut cette idole qui lui donna le conseil de s'embarquer et d'aller au loin chercher un lieu où elle pût être à l'abri du déluge[3]. Cessair partit avec trois navires, et après une navigation de sept ans trois mois elle atteignit avec eux le rivage d'Irlande à Dûn nam-Barc, dans le territoire de Corco Duibne, aujourd'hui Corca Guiny[4]. Deux des navires firent naufrage et tous ceux qui s'y trouvaient périrent. Les passagers du troisième arrivèrent seuls à terre sains et saufs. C'étaient Cessair, Bith son père, deux autres hommes, savoir Ladru et Fintan; enfin, cinquante jeunes femmes.

[1] Keating, édition de 1811, p. 150.

[2] Lebar gabala, livre de Leinster, p. 4, col. 2, lignes 30, 31.

[3] Histoire d'Irlande, par Keating, édition de 1811, p. 150.

[4] Lebar gabala, dans le livre de Leinster, p. 4, col. 2, lignes 31–33. Suivant O'Donovan, Annals of the kingdom of Ireland by the Four masters, 1851, t. I, p. 3, note c, Dun na m-barc serait identique à Dunamarc en Corca Luighe, au comté de Cork, et non de Kerry. La durée de sept ans trois mois est attribuée au voyage par le récit de Keating, édition de 1811, p. 152.


§ 5.
Histoire de Cessair et de ses compagnons depuis leur arrivée en Irlande.

La première chose que firent les trois hommes fut de se partager les femmes. Fintan chanta cette opération en seize vers, où il donne les noms des femmes placées dans chacun des trois lots. Le sien comprit dix-huit femmes, plus Cessair; Bith et Ladru durent chacun se contenter de seize femmes[1].

Il y avait quarante jours qu'ils étaient arrivés en Irlande quand le déluge commença. Les eaux atteignirent successivement Ladru, à la montagne qui de son nom est appelée Ard Ladran; Bith, à la montagne qui reçut de lui le nom de Sliab Betha; et Cessair dans l'endroit qui, à cause d'elle, fut appelé Cuil Cesra[2]. Cessair mourut la dernière avec les cinquante jeunes femmes qui s'étaient réfugiées près d'elle[3]. Fintan, seul, échappa au fléau qui avait ôté la vie à ses deux compagnons et à ses cinquante et une compagnes. Il vécut, dit-on, jusqu'à la septième année du roi Diarmait mac Cerbaill[4], c'est-à-dire, si nous admettons la chronologie du Chronicum Scotorum, jusqu'à l'année 551 de notre ère.

[1] Ce poème se trouve dans le livre de Leinster, p. 4, col. 2, et p. 5, col. 1.

[2] La science d'O'Donovan lui a fait retrouver les endroits où périrent ces premiers habitants de l'Irlande. Ard Ladran était située sur la mer, dans la partie orientale du comté de Wexford, en Leinster; Sliab Betha, aujourd'hui Slieve Beagh, est une montagne située sur la limite des deux comtés de Fermanagh et de Monaghan, en Ulster; on montre encore sur cette montagne le carn ou monceau de pierres sous lequel Bith aurait été enterré. Cuil Cesra, le tombeau de Cessair, était sur les bords de la Boyne. O'Donovan, Annals of the kingdom of Ireland by the Four masters, 1851, t. I, p. 3, notes d, f, g; p. 4, note h.

[3] Un poème attribué à Fintan fait mourir Bith, Ladru et Cessair dans les eaux du déluge. Livre de Leinster, p. 4, col. 2, lignes 8, 9. Un récit plus récent, conservé par Keating (édit. de 1811, p. 154), les fait mourir tous trois avant le déluge.

[4] Lebar gabala, dans le livre de Leinster, p. 12, col. 1, lignes 37–39. Suivant ce texte, Fintan serait né sept ans seulement avant le déluge, en sorte qu'il aurait déjà eu dix-neuf femmes à cet âge si tendre. Peut-être faut-il lire dix-sept ans.


§ 6.
Les poèmes de Fintan.

Pendant ce long espace de temps, il fut témoin d'événements nombreux. On lui attribue des poèmes sur les faits les plus anciens de l'histoire irlandaise. Voici la traduction d'un des principaux:

«Si l'on m'interroge sur l'Irlande, je sais et je puis raconter avec plaisir toutes les conquêtes dont elle fut l'objet depuis l'origine du monde séduisant. D'Orient vint Cessair, une femme, fille de Bith, avec ses cinquante jeunes filles, avec ses trois hommes. Le déluge atteignit Bith sur sa montagne sans mystère; Ladru à Ard Ladrann; Cessair à Cul Cesra. Pour moi, pendant un an sous le déluge rapide dans l'élévation de l'onde puissante, j'ai joui d'un sommeil qui était très bon. Puis, en Irlande, ici, j'ai trouvé au-dessus de l'eau mon chemin jusqu'à ce que Partholon vînt d'Orient, de la terre des Grecs. Ensuite, en Irlande, ici, j'ai joui du repos; l'Irlande était vide jusqu'à ce qu'arriva le fils d'Agnoman, Némed, aux coutumes brillantes[1]. Les Fir-Bolg et les Fir-Galian vinrent longtemps après, et les Fir Domnann aussi; ils débarquèrent à Eris[2], à l'ouest. Ensuite arrivèrent les Tûatha Dê Danann dans leur capuchon de brouillard. J'ai longtemps vécu avec eux, quoique cette époque soit bien éloignée. Après cela, les fils de Milé vinrent d'Espagne et du sud. J'ai vécu avec eux; leurs combats étaient puissants. J'avais atteint un âge avancé, je ne le cache point, quand la foi pure me fut envoyée par le roi du ciel nuageux. C'est moi qui suis le beau Fintan, fils de Bochra; je le dis hautement. Depuis que le déluge est venu ici, je suis un haut personnage en Irlande[3]

On attribue aussi à Fintan des poèmes sur la division de l'Irlande en cinq grandes provinces[4]; sur les petites circonscriptions dites Triocha-ced[5], sur la question de savoir quelles sont les personnes qui ont, les premières, introduit en Irlande diverses espèces d'animaux[6], etc. Un des plus curieux raconte la conversation qu'un jour Fintan eut avec un vieil aigle de l'île d'Aicil sur la plus ancienne histoire de l'Irlande[7].

[1] Niamda a gnas, correction pour nimtha gnas, leçon du livre de Leinster.

[2] Eris, dans le comté de Mayo.

[3] Livre de Leinster, p. 4, col. 2, lignes 4–25; livre de Ballymote, folio 12 recto, col. 2; livre de Lecan, folio 271 verso, col. 1; livre de Fermoy, folio 4 recto, col. 2, d'après Todd, Proceedings of the Royal Irish Academy, Irish manuscripts series, vol. I, part I, 1870, p. 6. Une édition de ce document, accompagnée d'une traduction anglaise, a été publiée dans les Transactions of the Ossianic Society, t. V, p. 244–249. Malheureusement l'auteur ne s'est pas servi du meilleur manuscrit.

[4] Livre de Leinster, p. 8, col. 2, ligne 33.

[5] Trinity College de Dublin, manuscrit H. 3. 18, p. 45, lignes 14 et suiv.; Manuscrits Stowe, 16 et 31, chez O'Conor, Bibliotheca manuscripta Stowensis, p. 91, 146; O'Curry, Cath Mhuighe Leana, p. 106–109; British Museum, manuscrit Egerton 118, p. 110.

[6] British Museum, ms. Egerton 138, p. 99.

[7] British Museum, Egerton 1782, folio 47 recto; Livre de Fermoy folio 99 verso, col. 1, cité par Todd, Proceedings of the Royal irish Academy, Irish manuscripts series, vol I, part I, p. 43; Royal irish Academy, manuscrit coté 23. D. 5, autrefois 46. 4, p. 235.


§ 7.
Fintan: 1° au temps de la première bataille mythologique de Mag-Tured; 2° sous le règne de Diarmait mac Cerbaill (sixième siècle de notre ère).

La légende de Fintan était déjà créée quand a été imaginée la première des deux batailles de Mag-Tured, qui a été composée la seconde, et où les Tûatha Dê Danann auraient vaincu les Fir-Bolg. Avant la première bataille de Mag-Tured, les Fir-Bolg consultèrent Fintan, dont ils savaient apprécier la vieille expérience. Des fils de Fintan prirent part à cette bataille et y perdirent la vie[1].

Enfin, vers le milieu du sixième siècle de notre ère, Fintan eut à intervenir comme témoin dans un procès entre le roi Diarmait, fils de Cerball, et les descendants du roi Nîall Aux-neuf-otages, alors établis dans la petite province de Midé, qui forme aujourd'hui les deux comtés de Meath et de Westmeath. Ceux-ci se plaignaient de l'excessive étendue qu'avait prise depuis quelque temps, disaient-ils, à leur préjudice, le domaine royal de Tara, situé dans le comté de Meath. Le roi Diarmait leur demanda s'ils pouvaient prouver par témoins qu'autrefois le domaine royal de Tara fut moins considérable. Ils envoyèrent chercher les hommes les plus vieux et les plus intelligents du pays; on en trouva neuf, entre autres Cennfaelad, alors archevêque d'Armagh, et Tûan mac Cairill, le fameux compagnon de Partholon, seul survivant de la colonie que Partholon avait amenée. Cinq de ces vieux sages comparurent à la cour du roi, mais ils refusèrent de se prononcer sur la question en litige tant que leur doyen n'aurait pas été consulté, et ce doyen, c'était Fintan, fils de Bochra, le compagnon de l'antédiluvienne Cessair, de beaucoup leur supérieur à tous, et en âge et en science. On alla chercher Fintan, qui demeurait alors à Dun-Tulcha, dans le comté de Kerry. Fintan ne se fit pas prier. Il arriva au palais avec un nombreux cortège. Neuf groupes d'hommes le précédaient, autant le suivaient: c'étaient ses descendants. Le roi et son peuple l'accueillirent cordialement, et, après avoir pris un peu de repos, il leur raconta sa merveilleuse histoire et celle de Tara depuis sa fondation. Ses auditeurs lui demandèrent de leur démontrer, par un exemple, quelle confiance sa mémoire méritait.—«Volontiers,» répondit Fintan. «Je traversais un jour un bois dans le Munster occidental. J'en rapportai chez moi une baie rouge d'if; je la plantai dans le jardin de ma maison. La semence germa et produisit un if qui devint grand comme un homme. Alors, j'ôtai cet arbre du jardin et je le transplantai dans la prairie qui dépendait de mon habitation. Il devint assez grand pour abriter sous son feuillage cent guerriers et les protéger contre le vent, la pluie, le froid et la chaleur. Nous vécûmes côte à côte, l'if et moi, jusqu'à ce que, mort de vieillesse, cet arbre perdit toute ses feuilles. Pour ne pas le laisser perdre sans en tirer profit, je le coupai, et du bois de sa tige je fabriquai sept grandes cuves, sept cuves moyennes et sept petites cuves, sept barattes, sept grands pots, sept pots moyens et sept petits pots, soit quarante-neuf vases de sept dimensions différentes dont cet arbre me fournit tant le merrain que les cercles. Je me servis longtemps de tous ces vases d'if, mais enfin ils vieillirent tant que leurs cercles tombèrent. Je me remis au travail: des grandes cuves, je fis des cuves moyennes; des cuves moyennes, je fis de petites cuves; des petites cuves, je fis des barattes; des barattes, je fis de grands pots; des grands pots, je fis des pots moyens; des pots moyens, je fis de petits pots. Mais aujourd'hui; de tous ces vases il ne reste que de la poussière, et j'ignore même ce que cette poussière est devenue.»

De cette légende on n'a pas de manuscrit antérieur au quatorzième siècle[2]. Mais au moins, quant à ses traits fondamentaux, elle existait déjà trois siècles auparavant, car il en est question dans le Lebar gabala ou Livre des invasions, qui paraît remonter au onzième siècle[3].

[1] Manuscrit du Collège de la Trinité de Dublin, coté H. 3. 17, et cité chez O'Curry, On the manners, t. I, p. cccclviii, note; t. III, p. 59, 60.

[2] Le manuscrit principal paraît être celui qui est coté H. 2. 16 au Collège de la Trinité de Dublin. La pièce dont il s'agit se trouve aux col. 740–749. Elle commence par les mots Incipit do sui[diu]gadh tellaich Temra. O'Curry en a analysé certaines parties et traduit d'autres, On the manners, t. III, p. 59–62; il a donné un extrait du texte original dans le même volume, p. 242, note. Voir aussi, à la Bibliothèque bodléienne d'Oxford, le manuscrit Laud 610, f° 57 verso, et, dans la Bibliothèque de la Royal irish Academy, sous la cote 3. Q, autrefois 39. 6, la copie du Livre de Lismore, exécutée par Joseph O'Longan, folios 132–134. Enfin, il faut rapprocher de ces textes le fragment du Dinn-senchus concernant Tara, qui a été publié par Petrie, On the history and antiquities of Tara-hill, p. 129–132.

[3] Livre de Leinster, p. 12, col. 1, lignes 36–40. L'auteur de Lebar gabala s'appuie sur l'autorité de Fintan pour établir l'authenticité du récit où l'on trouve les noms des trente-six chefs qui auraient commandé les Gôidels à leur arrivée en Irlande; et il dit que Fintan vécut jusqu'à la septième année du règne de Diarmait. C'est l'époque où Fintan serait venu porter son témoignage à l'assemblée de Tara.


§ 8.
Les trois doublets de Fintan. Saint Caillin, son élève. Conclusion.

Les théologiens scrupuleux avaient peine à admettre comme authentique l'histoire de cet homme extraordinaire qui aurait échappé au déluge et qui cependant ne serait pas entré dans l'arche. Mais Fintan eut des partisans hardis qui soutinrent que cet Irlandais prodigieux n'avait pas seul eu cette bonne fortune.

Il y a, racontèrent-ils, quatre points cardinaux: l'est et l'ouest, le sud et le nord. Or, chacun d'eux a eu son homme. Il y a eu quatre hommes pour raconter les événement merveilleux et les vieilles histoires arrivées dans le monde. Deux sont nés avant le déluge et lui ont échappé: l'un est Fintan, fils de Bochra, fils de Lamech, qui a eu dans son lot les histoires d'Espagne et d'Irlande, c'est-à-dire de l'Occident, et qui a vécu 5550 ans, dont 50 avant le déluge et 5500 après; l'autre est Fors, fils d'Electra, fils de Seth, fils d'Adam. Celui-ci a eu pour mission d'observer les événements qui ont eu lieu en Orient; il vécut cinq mille ans et mourut à Jérusalem, sous l'empereur Auguste, l'année où naquit Jésus-Christ. Les deux autres sont: un petit-fils de Japhet et un arrière-petit-fils de Cham. L'un, qui avait le nord pour lot, mourut sur les bords de l'Araxe la quinzième année de l'empereur Tibère, après avoir vécu quatre mille ans. L'autre, chargé de la conservation des récits qui concernaient le Midi, mourut en Corse à l'époque où Cormac, fils d'Art, était roi suprême d'Irlande, c'est-à-dire au second siècle de notre ère. Cette légende audacieuse a été transcrite vers l'année 1100 dans le Leabhar na h-Uidhre[1].

Plus tard, un écrivain plus timide, sans rayer Fintan de la liste des hommes célèbres d'Irlande, sans effacer des annales d'Irlande la légende de Cessair, a fait de Fintan le maître de saint Caillin. Ce pieux personnage reçut pendant cent ans les leçons de Fintan. Sur les conseils de ce savant professeur, il alla compléter son éducation à Rome, où il passa deux siècles. Il revint en Irlande au temps de saint Patrice, et ce fut alors qu'un ange, envoyé par le Christ, lui révéla l'histoire d'Irlande depuis l'arrivée de Cessair. Caillin vécut jusqu'au temps de Diarmait, où, prophétisant, il fit connaître la liste des rois qui devaient régner en Irlande de la mort de Diarmait à la fin du monde et au dernier jugement de Dieu.

Cette composition étrange a été écrite vers la fin du xiiie siècle[2]. Elle nous offre la dernière évolution de la légende de Fintan. Cette légende, comme celle de Cessair, dont elle est un accessoire, n'appartient point à la mythologie celtique: ce sont des créations de l'Irlande chrétienne. Mais leur intérêt consiste en ce qu'elles ont été inspirées par la légende de Partholon et de Tûan mac Cairill, dans laquelle il y a un fond de mythologie celtique clairement apparent, malgré les ornements accessoires et les additions érudites par lesquelles l'imagination et la science irlandaise l'ont développée et altérée dans les temps chrétiens. Nous avons établi que, vraisemblablement, les aventures de Cessair et de Fintan ont été inventées vers la fin du dixième siècle. La date de cette composition nouvelle, qui se rapproche de la date où les Irlandais prennent définitivement le dessus dans les luttes avec leurs conquérants scandinaves, est aussi digne d'attention que les procédés à l'aide desquels ce récit, dont le point de départ est celtique, a pris naissance et s'est développé.

[1] Leabhar na h-Uidhre, p. 120, col. 2.

[2] The book of Fenagh in irish and english, originally compiled by St Caillin, archbishop, abbot, and founder of Fenagh, alias Dunbally of Moy-Reim, tempore sancti Patricii, with the contractions resolved and as far as possible the original text restored; the whole carefully revised, indexed and copiously annotated by W. M. Hennessy M. R. I. A. and done into english by D. H. Kelly M. I. R. A. Dublin, 1875.


CHAPITRE V.
ÉMIGRATION DE NÉMED ET MASSACRE DE LA TOUR DE CONANN.

§1. Origine de Némed; son arrivée en Irlande.—§2. Le règne de Némed en Irlande; ses premières relations avec les Fomôré.—§3. Ce que c'est que les Fomôré. Textes divers qui les concernent.—§4. L'équivalent des Fomôré dans la mythologie grecque et dans la mythologie védique.—§5. Combats de Némed contre les Fomôré.—§6. Domination tyrannique des Fomôré sur la race de Némed. Le tribut d'enfants. Comparaison avec le Minotaure.—§7. L'idole Cromm crûach ou Cenn crûach et les sacrifices d'enfants en Irlande. Les sacrifices humains en Gaule.—§8. Tigernmas, dieu de la mort, doublet de Cromm crûach.—§9. Le désastre de la tour de Conann d'après les documents irlandais.—§10. Le désastre de la tour de Conann suivant Nennius. Comparaison avec la mythologie grecque.


§ 1.
Origine de Némed. Son arrivée en Irlande.

Nennius, qui n'a entendu parler ni de Cessair ni de Fintan, commence l'histoire d'Irlande par la légende de Partholon, qu'il fait précéder de ces mots: «Les Scots vinrent d'Espagne en Irlande.» Partholon est, suivant lui, le premier de ces Scots arrivés d'Espagne en Irlande; et après avoir donné sur Partholon quelques détails dont il a été question plus haut, Nennius continue en ces termes: «Le second qui vint en Irlande fut Nimeth, fils d'un certain Agnomen qui, dit-on, navigua sur mer un an et demi, et qui ensuite, ayant fait naufrage, débarqua dans un port d'Irlande. Il y resta beaucoup d'années, puis, se réembarquant, il retourna en Espagne avec les siens.»

Dans ce texte, le mot Espagne est une traduction savante des mots irlandais mag môr, «grande plaine»[1], trag mâr, «grand rivage,» mag meld, «plaine agréable,» par lesquels les païens irlandais désignaient le pays des Morts, lieu d'origine et dernier asile des vivants. C'est l'évhémérisme chrétien qui a substitué le nom d'Espagne à ces expressions mythologiques, témoignage des croyances acceptées en des temps plus anciens. La légende de Tûan mac Cairill s'exprime d'une manière qui enlève tout doute: «Le nombre des compagnons de Némed finit par atteindre quatre mille trente hommes et quatre mille trente femmes. Alors ils moururent tous[2].» Ils moururent tous: voilà ce qu'une rédaction antique, aujourd'hui perdue, rendait par les mots: «Ils firent le voyage de la Grande Plaine, du Grand Rivage, ou de la Plaine agréable,» formule où Nennius voit l'indication d'un retour en Espagne.

Dans la plupart des textes irlandais, la légende de Némed est beaucoup plus développée que chez Nennius et que dans le bref résumé attribué à Tûan. Une des additions qu'elle reçoit est le résultat de ce qu'ordinairement on classait autrement que Nennius ne l'a fait un des vieux récits qui sont les éléments fondamentaux de la mythologie irlandaise. Nennius met un de ces récits à une place où nulle part ailleurs nous ne le trouvons. Nous voulons parler de la pièce intitulée Massacre de la tour de Conann[3]. Ce morceau est un des plus anciens dont se compose la littérature épique irlandaise, puisqu'il est compris dans la première de nos listes, qui paraît avoir été rédigée vers l'an 700. Or, Nennius en fait un épisode de l'histoire des fils de Milé. C'est probablement une erreur de sa part, car tous les documents irlandais sont d'accord pour placer cet événement légendaire dans l'histoire de la race de Némed.

La plupart des documents nous présentent cette histoire avec bien des détails ajoutés à diverses dates, toutes relativement récentes. Ainsi, ce n'est ni d'Espagne ni du pays des Morts que vient Némed. Il arrive d'une région de la Scythie habitée par les Grecs. Parti avec quarante-quatre navires, il en avait perdu quarante-trois en route et avait passé un an et demi dans la mer Caspienne; et ce fut avec un seul navire qu'il atteignit les côtes de l'Irlande. Voilà ce que nous raconte, à la fin du onzième siècle, le Livre des Invasions[4]. Au dixième siècle on savait,—Nennius nous l'apprend,—que Némed avait été un an et demi sur mer avant d'atteindre l'Irlande; au onzième siècle la science irlandaise s'était accrue d'une notion supplémentaire: on était en mesure de dire sur quelle mer cette longue navigation s'était accomplie. On avait découvert qu'il s'agissait de la mer Caspienne[5]. Au dix-septième siècle, ce voyage par mer de la mer Caspienne en Irlande parut inadmissible aux savants irlandais: à la mer Caspienne on substitua le Pont-Euxin. «Quand, dit Keating, Nemhed partit de Scythie pour se rendre en Irlande, il s'embarqua sur une petite mer qui tire ses eaux de l'Océan, et le nom par lequel on désigne cette petite mer est mare Euxinum.» Un traducteur moderne nous apprend que le Pont-Euxin s'appelle aujourd'hui mer Noire. «Toutefois,» ajoute-t-il, «il y a évidemment ici une erreur de Keating; c'est dans la mer Baltique que Nemhed s'est embarqué.» Mais Keating parle bien du Pont-Euxin: «C'est,» dit l'historien irlandais, «la limite entre la région nord-ouest de l'Asie et la région nord-est de l'Europe;» et, ajoute-t-il pour montrer qu'il a étudié sa géographie, «c'est dans la région nord-ouest de l'Asie que sont les monts Riphées. Selon Pomponius Méla, ils séparent de la petite mer, dont nous venons de parler, l'Océan septentrional. Nemhed laissa à main droite les monts Riphées, jusqu'à ce qu'il arriva à l'Océan qui est au nord, et il eut l'Europe à sa main gauche jusqu'à ce qu'il atteignit l'Irlande.» Un traducteur moderne fait observer que par les monts Riphées on doit entendre l'Oural[6].

Qu'était-ce qu'Agnomen, ou Agnoman, père de Némed? Nennius n'en dit rien. Suivant le Lebar gabala, c'est un Grec de Scythie[7]. Il le fait descendre de la race de Fênius Farsaid. Ce Fênius, arrière-petit-fils de Japhet par Gomer, d'autres disent par Magog[8], fut père de Nêl, qui épousa Scota, fille de Pharaon, roi d'Egypte; et de cette union naquit Gôidel Glas, ancêtre des Gôidels ou de la race irlandaise. De Gôidel Glas, suivant la préface du Lebar gabala, est issue une famille qui, à une date reculée, a fourni à la Scythie un dynastie royale[9],—les descendants de Scota, les Scots, étaient évidemment identiques aux Scythes,—et, de cette dynastie, un membre est Agnoman, qui, un jour condamné à l'exil, mourut dans une île de la mer Caspienne[10]. Agnoman est de la même famille que Partholon. Partholon est, comme Agnoman, un descendant de Fênius Farsaid et de Gôidel Glas: les diverses races qui ont successivement peuplé l'Irlande remontent à des ancêtres communs qui descendent de Magog ou de Gomer, fils de Japhet; en sorte qu'il y a parfait accord entre les traditions généalogiques irlandaises et les généalogies bibliques[11]. Il est vrai que l'authenticité des traditions généalogiques irlandaises fabriquées au onzième siècle reste à démontrer.

Un texte irlandais fixe à vingt-deux ans, la plupart fixent à trente ans la durée de l'intervalle qui s'écoula entre la semaine fatale où périrent les descendants de Partholon et le jour où Némed débarqua sur les côtes d'Irlande[12].

[1] Iar gnâis Maige Mâir, «suivant la coutume de la Grande Plaine,» chez Windisch, Irische Texte, p. 132, seconde partie, ligne 6; ingen Mag-môir, dans le Livre de Leinster, p. 8, col. 2, ligne 26; p. 9, col. 1, ligne 34; p. 200, col. 2, ligne 16; Mag-Mell, dans: Echtra Condla, chez Windisch, Kurzgefasste irische Grammatik, p. 119, ligne 10; Seirglige Conculainn, chez Windisch, Irische Texte, p. 214, note; Trag-Mâr, dans Echtra Condla, p. 120, ligne 9.

[2] «Roforbair a-sil-sium iar-sin ocus rochlannaigistâr cor-ra-batâr cethri mîli ar trichat lanamna and; atbathatar-side dana uli.» Leabhar na h-Uidhre, p. 16, col. 1, l. 23–25.

[3] Orgain tuir Conaind.

[4] Lebar gabala, dans le Livre de Leinster, p. 6, col. 1, lignes 11 et 12.

[5] Strabon fait communiquer la mer Caspienne avec l'Océan.

[6] Keating, Histoire d'Irlande, édition 1811, p. 176; traduction d'O'Mahony. New-York, 1866, p. 122.

[7] Livre de Leinster, p. 6, col. 1, ligne 13.

[8] Leabhar na h-Uidhre, p. 1, col. 1, lignes 2 et suivantes.

[9] Livre de Leinster, p. 2, fin de la colonne 2.

[10] Livre de Leinster, p. 2, col. 2, lignes 40 et suivantes; p. 3, col. 2, lignes 36 et suivantes.

[11] Partholon est fils de Sera, fils de Sru; Sru est fils d'Esru, fils lui-même de Gôidel Glas. Livre de Leinster, p. 2, ligne 23; p. 5, col. 1, lignes 6, 7; cf. Keating, édition de 1811, p. 162, 174.

[12] L'espace de vingt-deux ans est donnée par la légende de Tûan mac Cairill, plus haut, p. 5. Trente ans est le chiffre du Lebar gabala, dans le Livre de Leinster, p. 6, col. 1, ligne 11. Le Lebar gabala traduit par «pendant trente ans,» fri re XXX m-bliadan, le «six fois cinq ans,» sê choic m-bliadna, du poème qui commence par les mots «Heriu oll ordnit Gaedil:» Livre de Leinster, p. 6, col. 2, ligne 46.


§ 2.
Le règne de Némed en Irlande; ses premières relations avec les Fomôré.

Du temps de Némed, le sol de l'Irlande continua le travail commencé sous Partholon. Le nombre des lacs s'augmenta de quatre[1], et celui des plaines de douze[2]. Un de ces lacs eut une origine identique à celle d'un des lacs qui datent du temps de Partholon. Annenn, un des fils de Némed mourut; on creusa sa fosse, et du fond de la fosse jaillit une source; cette source fut assez abondante pour donner naissance à un lac, et du nom du mort, on appela cet amas d'eau Loch Anninn.

Le règne de Némed fut marqué par une innovation: on lui doit la fondation des deux premières de ces forteresses rondes, en irlandais râith, qu'habitaient les rois d'Irlande[3]. Les fossés de l'une d'elles furent creusés en une journée par quatre merveilleux ouvriers, qui étaient frères. Le lendemain matin, Némed les tua tous quatre[4]; leur habileté l'avait effrayé; il craignait de trouver en eux de trop puissants ennemis. C'étaient, dit-on, des Fomôré, et ce que Némed redoutait était qu'ils ne prissent trop facilement le fort qu'ils avaient construit. Il les enterra sur place[5]. Il n'avait pas tort de craindre cette race redoutable. En effet, il devait, comme Partholon avant lui, comme plus tard ses fils, et enfin comme les Tûatha Dê Danann, avoir une guerre terrible à soutenir contre les Fomôré.

[1] Sur ces lacs, voir le poème qui commence par les mots «Heriu oll ordnit Gaedil» (Livre de Leinster, p. 7, col. 1, lignes 5–7); le texte en prose du Lebar gabala (Livre de Leinster, p. 6, col. 1, lignes 19–24), et Girauld de Cambrie, distinction III, ch. 3, édition Dimock, p. 143.

[2] Sur les plaines, voir le poème Heriu oll ordnit Gaedil (Livre de Leinster, p. 7, col. 1, lignes 10–15), et le texte en prose du Lebar gabala (Livre de Leinster, p. 6, col. 1, lignes 33–38).

[3] Poème Heriu oll ordnit Gaedil, dans le Livre de Leinster, p. 7, col. 1, lignes 8, 9.

[4] Texte en prose du Lebar gabala, Livre de Leinster, p. 6, col. 1, lignes 26–32.

[5] Histoire d'Irlande, par Keating, édition de 1811, p. 178.


§ 3.
Ce que c'est que les Fomôré. Textes divers qui les concernent.

Nous avons déjà dit que les Fomôré sont les dieux de la Mort et de la Nuit. L'évhémérisme chrétien a fait d'eux des pirates qui ravageaient l'Irlande[1]. A propos de leurs guerres avec Partholon, nous avons donné sur eux quelques indications[2]. Nous avions précédemment parlé aussi d'eux dans notre premier chapitre[3]. Le moment est venu d'entrer dans des développements plus circonstanciés. Les érudits irlandais, qui avaient étudié la Bible, les faisaient descendre de Cham. Nous trouvons déjà cette généalogie, relativement moderne, dans le plus ancien des manuscrits littéraires irlandais.

L'auteur d'un traité des origines du genre humain[4], inséré dans le Leabhar na h-Uidhre, qui a été transcrit vers l'année 1100, a un chapitre intitulé: Histoire des monstres, c'est-à-dire des Fomôré et des nains. Il commence par raconter, d'après la Genèse, dans quelles circonstances Noé fut amené à maudire son fils Cham. «Voilà comment,» ajoute-t-il, «Cham fut le premier homme que, depuis le déluge, une malédiction ait frappé. C'est de lui que sont nés les nains, les Fomôré, les gens à tête de chèvre et tous les êtres difformes qui existent parmi les hommes. Voilà pourquoi les descendants de Cham furent exterminés, et leur pays donné aux enfants d'Israël: ce fut en conséquence de la malédiction prononcée contre leur père. Cham est le premier ancêtre des monstres. Ils ne descendent pas de Caïn, comme le disent les Gôidels; en effet, personne de la race de Caïn ne survécut au déluge, puisque le déluge arriva précisément pour noyer la race de Caïn[5].» Les textes les plus anciens ne connaissent rien de ces origines bibliques attribuées aux Fomôré par la science chrétienne d'Irlande[6]. Le Livre des Invasions dit simplement que les Fomôré étaient arrivés par mer[7].

Le document dont nous venons de donner la traduction est, du reste, fort important. Le titre annonce qu'il va être question de l'histoire des nains et des Fomôré. De là, on pourrait déjà conclure que les Fomôré sont des géants, et, en effet, Girauld de Cambrie, dans un passage de sa Topographia hibernica, rend par gigantibus le nom des Fomôré, au datif pluriel Fomôrchaib dans le passage correspondant du Livre des Invasions[8].

L'opinion des savants irlandais qui plaçaient les Fomôré soit dans la descendance de Caïn, soit dans celle de Cham, est inspirée par les passages de la Bible sur les géants antédiluviens[9] et sur ceux de la Palestine, peuplée originairement par les descendants de Chanaan, fils de Cham. Les espions juifs, venant de Palestine, disaient au peuple de Dieu, alors errant dans le désert: «Nous y avons vu des monstres de la race des géants; comparés à eux, nous ressemblions à des sauterelles[10]

On sait quelle place importante les nains et les géants tiennent dans la littérature mythologique de la race germanique[11] et dans les contes bretons modernes. Les nains, dont le nom irlandais est luchrupan, littéralement «petit corpuscule,» apparaissent rarement dans les textes irlandais. M. Whitley Stokes a cité, relativement à eux, un récit légendaire où on les voit enseigner à un roi irlandais l'art de plonger et de se promener avec eux sous les eaux. Ce conte a pénétré dans la glose d'un traité de droit, et cette glose nous l'a conservé[12]. La mention qu'il fait des nains peut être considérée comme une exception. Il est, au contraire, question très fréquemment des Fomôré, dans la littérature épique irlandaise. Ce sont des géants, avons-nous dit, avec Girauld de Cambrie; mais ils ne sont pas seulement cela: ce sont des démons, de vrais démons, à figure humaine, rapporte un chroniqueur irlandais du douzième siècle[13]. Il y avait parmi eux des monstres qui n'avaient qu'une main et qu'un pied, ajoute l'auteur du Livre des Invasions[14]. Enfin, la pièce dont nous venons de donner la traduction accole au nom des Fomôré celui des gens à tête de chèvre, gobor-chind, qui paraissent être une subdivision ou un doublet des Fomôré, puisqu'ils ne sont pas mentionnés dans le titre qui parle seulement des nains et des Fomôré[15].

[1] Girauld de Cambrie, Topographia hibernica, distinctio III, cap. 3, édition Dimock, p. 143.

[2] Voir plus haut, p. 32.

[3] Voir plus haut, p. 14–16.

[4] Ce document paraît être une composition analogue à celle qui, dans le Livre de Leinster, p. 1–4, sert d'introduction au Lebar gabala.

[5] Leabhar na h-Uidhre, p. 2, col. 1 et 2; Whitley Stokes, Revue celtique, t. I, p. 257. Cf. Keating, Histoire d'Irlande, édition de 1811, p. 178.

[6] Voyez ce que disent des Fomôré: 1° le poème Heriu oll ordnit Gaedil, dans le Livre de Leinster, p. 7, col. 1, ligne 16; 2° le poème Togail tuir Chonaind con gail, Livre de Leinster, p. 7, col. 2, ligne 16.

[7] Livre de Leinster, p. 6, col. 1, lignes 39, 40, 46, 47: «Fomôré idon loinsig na fairgge... Is inti bôi mor-longas na Fomôré.»

[8] Topographia hibernica, distinctio III, caput 2, édition Dimock, p. 141. Cf. Livre de Leinster, p. 5, col. 1, lignes 20–22. Girauld de Cambrie s'exprime ainsi: «Tandem vero in bello magno quod cum gigantibus gessit potitum [Bartholanum] victoria.» Dans le Livre de Leinster, on lit: «Cêt-chath Herend robriss Partholon i-slemnaib maige Itha for Cichol n-Gricenchos d-Fhomôrchaib.» Fomôré, qui est tantôt un thème en e = io-, tantôt un thème en ec, paraît composé de la particule fo-, «sous,» et d'un thème môrio- ou môrec, dérivé de môr, «grand.» La particule fo-, fu- n'a pas le sens de diminutif comme le français «sous-.» Ainsi, fo-lomm signifie «nu,» comme lomm, fu-domuin, «profond,» comme domuin.

[9] Genèse, chap. VI, verset 4.

[10] Nombres, chap. XIII, verset 34.

[11] Jacob Grimm a consacré aux nains le chapitre XVII, et aux géants le chapitre XVIII de sa Deutsche Mythologie (3e édition, p. 408 et suivantes, 485 et suivantes). Voir, sur le même sujet, Simrock, Handbuch der deutschen Mythologie, 5e édition, §§ 118 et suivants, 124 et suivants, p. 403 et suivantes, 423 et suivantes.

[12] Ancient laws of Ireland, t. I, p. 70, 72. Les nains y sont appelés luchorpan, luchorp et abac.

[13] «Cath robris Parrthalon for Fomorchaib, idon demna iar fir an-dealbhaibh daoinaibh. Chronicum Scotorum, édit. Hennessy, p. 6.

[14] En parlant de la bataille de Mag Itha, où Partholon battit les Fomôré, le Livre des Invasions s'exprime ainsi: «Fir con-oen-lâmaib ocus con-oen-chossaib rofhersat fris-sin-cath.» Livre de Leinster, p. 5, col. 1, lignes 22, 23. Comparez Chronicum Scotorum, édit Hennessy, p. 6, lignes 8, 9. Voyez aussi plus haut, p. 32.

[15] Si l'on accepte comme une autorité sérieuse l'article Gabur du Glossaire de Cormac (Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. 22), gobor-chind devrait se traduire par «gens à tête de cheval.» Gobur ou gobor signifierait «cheval,» et gabur ou gabor «chèvre.» Les deux mots se distingueraient par la voyelle de la première syllabe, a quand il s'agit de la chèvre, o quand il s'agit du cheval. Mais M. Windisch fait observer, avec raison, qu'il n'y a là qu'un seul mot avec deux variantes orthographiques qui n'ont étymologiquement aucune importance (Windisch, Irische Texte, p. 385). La comparaison avec les dialectes bretons, où le sens de «chèvre» est seul usité, nous donne le droit de considérer dans gobor-chenn le sens d' «homme ou dieu à tête de chèvre» comme préférable au sens d' «homme ou dieu à tête de cheval.» Pour gobur, ou gabur, aussi écrit gobor, le sens primitif est «chèvre,» et c'est par métaphore que les poètes ont employé ce mot pour désigner le cheval.


§ 4.
L'équivalent des Fomôré dans la mythologie grecque et dans la mythologie védique.

Ce qu'il y a de plus important dans la légende des Fomôré est leur guerre contre les dieux de la lumière solaire et de la vie, c'est-à-dire contre les Tûatha Dê Danann. Monstrueux par leur taille et leur forme, puisque certains d'entre eux ont une tête de chèvre, d'autres n'ont qu'un pied et qu'une main, ils sont l'expression celtique de conceptions identiques à celles qui, dans la mythologie grecque, ont donné naissance aux monstres qui combattent les dieux solaires. La mythologie grecque nous montre Zeus combattant les géants, dont il triomphe et qu'il enchaîne[1]. Les Lestrygons, dont le héros solaire Ulysse atteint le rivage après sept jours de navigation, et qui tuent et mangent une partie de ses compagnons sont encore des géants[2], en même temps que des ancêtres de l'ogre qui cause tant d'effroi aux jeunes auditeurs de quelques-uns de nos contes.

Mais les géants ne sont pas ce qu'il y a de plus monstrueux dans la mythologie grecque, parmi les adversaires des héros qui personnifient le soleil. La Chimère, qui apparaît déjà dans l'Iliade[3], et qu'Hésiode a connue[4], avait par-devant la forme d'un lion, par derrière celle d'un dragon, au milieu celle d'une chèvre[5]. On l'imagine aussi avec trois têtes: la première de lion, la seconde de chèvre, la troisième de serpent[6]. Les monuments figurés la représentent avec une queue de serpent qui se termine par une tête, et lui donnent, en outre, deux autres têtes, l'une de lion, à la place ordinaire, l'autre de chèvre, s'élevant au milieu du corps[7]. Personne ne pouvait vaincre la Chimère, et elle causa la mort de beaucoup d'hommes par le feu qu'elle exhalait[8]; Bellérophon la tua[9].

On doit considérer, comme un doublet de la Chimère, Typhaon, né, sans père, de Héra jalouse[10]. Typhaon, fléau du genre humain, s'appelle aussi Typhôeus. De ses épaules s'élèvent cent têtes de serpent qui, toutes, ont une voix: c'est tantôt le mugissement du taureau, tantôt le rugissement du lion, tantôt le cri d'un jeune chien. Zeus le frappa de la foudre et le précipita dans le Tartare[11].

A la même famille appartiennent Python, élève de Typhaon, dragon qui faisait beaucoup de mal aux hommes, et qu'Apollon tua de ses flèches[12]; l'hydre de Lerne, au corps énorme, aux neuf têtes, qui détruisait les troupeaux, et qu'Héraclès tua avec l'aide d'Iolaüs[13].

Enfin, parmi les monstres que vainquirent les héros solaires de la mythologie grecque, on doit aussi compter le Minotaure, homme à tête de taureau, qui dévorait tous les ans quatorze jeunes Athéniens, moitié garçons et moitié filles, et qui fut tué par Thésée. Nous aurons, plus bas, occasion de revenir sur ce monstre[14].

Tous ces êtres redoutables, aux formes étranges, qui tuent les hommes, mais qui sont impuissants contre les demi-dieux tels qu'Ulysse, et dont les dieux et les demi-dieux triomphent, comme Bellérophon, Zeus, Apollon, Héraclès, Thésée, nous offrent la forme grecque de la conception indo-européenne qui, dans l'Inde, a produit les monstres Vritra et Ahi[15], et qui, en Irlande, a donné naissance aux Fomôré. Les Fomôré ont, comme eux, des formes physiques contraires aux lois ordinaires de la nature. Leur taille est au-dessus de la stature humaine; certains d'entre eux ont des cornes de chèvre, et nous devons, ce semble, reconnaître en eux les dieux cornus honorés sur le continent par les Gaulois[16]; d'autres n'ont qu'un bras et qu'un pied. Ils sont le fléau des hommes, et les races diverses qui se sont succédé en Irlande ont eu à les combattre. Nous avons déjà parlé de la bataille que Partholon leur livra.

[1] Batrachomyomachie, vers 285; cf. vers 7, et Odyssée, VII, vers 58–60. Les géants ont les uns des ailes, les autres un corps terminé en forme de serpent dans le bas-relief du soubassement de l'autel de Pergame, chez Rayet, Monuments de l'art antique, quatrième livraison.

[2] Odyssée, X, vers 110–129.

[3] Iliade, VI, 179–183; XVI, 328, 329.

[4] Théogonie, 319–325.

[5] Iliade, VI, 181.

[6] Théogonie, vers 321, 322.

[7] Daremberg et Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, page 685, figures 811 et 813; et page 1103, figures 1364, 1365 et 1366.

[8] Iliade, VI, 182; XVI, 329.

[9] Iliade, VI, 183. Je ne crois pas à cette légende l'origine sémitique qu'en général on lui attribue. Voyez Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, t. III, p. 188.

[10] Hymne à Apollon, vers 305–309; 351, 352.

[11] Théogonie, vers 820–868. Typhôeus, chez Hésiode, est fils de la Terre et du Tartare, tandis que Typhaon est fils de Héra, chez Homère. Ce n'est pas une raison pour contester qu'il s'agisse ici du même personnage mythologique. Cf. Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, t. I, p. 374–375.

[12] Homère, Hymne à Apollon, vers 355 et suivants; Decharme, Mythologie de la Grèce antique, pages 99–102.

[13] Apollodore, livre II, chap. V, § 2, chez Didot-Müller, Fragmenta historicorum græcorum, t. I, p. 136. Cf. Hécatée, fragment 347, ibid., p. 27. Cf. Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, t. I, p. 136, 137.

[14] Voy. le § 6 de ce chapitre, p. 102, 103.

[15] Bréal, Mélanges de mythologie et de linguistique, pages 84 et suivantes. Le dragon Vritra ou Ahi est considéré comme une image du ciel obscurci soit par les nuages orageux, soit par la nuit: Kuhn, Ueber Entwickelungsstufen der Mythenbildung, dans Abhandlungen der königlichen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1873, p. 142. Voir enfin, sur Vritra ou Ahi, Bergaigne, Mythologie védique, t. II, p. 196–208.

[16] Al. Bertrand, L'autel de Saintes et les triades gauloises, extrait de la Revue archéologique de juin, juillet, août 1880. M. Mowat s'est aussi occupé tout récemment des dieux cornus de la Gaule dans une intéressante communication à la Société des antiquaires de France.


§ 5.
Combats de Némed contre les Fomôré.

Némed aussi fut en guerre avec les Fomôré; il leur livra quatre combats, dans chacun desquels il fut vainqueur. Dans la première bataille, qui paraît d'invention relativement récente, Némed vainquit et tua deux rois Fomôré qui s'appelaient Gend et Sengand[1]. Les trois autres batailles livrées par Némed aux Fomôré sont seules mentionnées dans un des poèmes qui sont les témoignages irlandais les plus anciens de cette vieille littérature. La première se livra en Ulster, la seconde en Connaught, la troisième en Leinster. Ce sont les batailles de Murbolg, de Badbgna et de Cnamros[2]. Il y a eu de cette guerre un récit détaillé. Les combats livrés par Némed aux Fomôré étaient le sujet d'une des histoires que les file racontaient, et le titre de cette histoire est inscrit dans le catalogue trop court que nous a conservé une des gloses du Senchus Môr[3]; le texte en est perdu.

Némed sortit vainqueur de ces trois redoutables épreuves; il mourut peu de temps après d'une maladie épidémique qui, avec lui, enleva deux mille personnes[4]. C'est alors que les textes irlandais placent la légende du massacre de la tour de Conann.

[1] Lebar gabala, dans le Livre de Leinster, p. 6, col. 1, lignes 25–27.

[2] Poème qui commence par les mots «Heriu oll ordnit Gaedil,» dans le Livre de Leinster, p. 7, col. 1, lignes 16, 17. Ces batailles sont rangées dans un ordre différent par le Livre des Invasions. Livre de Leinster, p. 6, col. 1, lignes 40, 41.

[3] Ancient laws of Ireland, t. I, p. 46.

[4] Keating, Histoire d'Irlande, édition de 1811, p. 178. Le Livre des Invasions dit seulement que Némed mourut d'une maladie épidémique (Livre de Leinster, p. 6, col. 1, ligne 42). Comparez le poème Heriu oll ordnit Gaedil (Livre de Leinster, p. 7, col. 1, lignes 18, 19).


§ 6.
Domination tyrannique des Fomôré sur la race de Némed. Le tribut d'enfants. Comparaison avec le Minotaure.

Les descendants de Némed, privés de chef, tombèrent sous le joug des Fomôré et furent victimes d'une épouvantable tyrannie. Les Fomôré avaient deux rois à leur tête: Morc, fils de Délé, et Conann, fils de Febar. Conann avait une forteresse qui, suivant une doctrine évhémériste déjà reçue en Irlande au onzième siècle, aurait été bâtie dans la petite île de Tory, située à la pointe nord-ouest de l'Irlande, en face des rivages du comté de Donegal. La tradition populaire a localisé dans cette île d'autres légendes relatives aux Fomôré que nous rapporterons plus tard en leur lieu. C'était là que les Fomôré avaient, dit-on, fondé leur principal établissement.

De là ils dominaient l'Irlande entière et exigeaient d'elle un impôt annuel excessif: deux tiers des enfants que les femmes avaient mis au monde, deux tiers du blé et du lait que les champs et les vaches avaient produits dans l'armée. La perception s'opérait la nuit du 1er novembre, c'est-à-dire de la fête de Samain, qui termine l'été et qui commence l'hiver, symbole de la mort. Le paiement de l'impôt se faisait dans le lieu appelé Mag cetne[1]. Mag cetne veut dire «la même plaine;» cette plaine, toujours identique, où va tout ce qui a vie, et où les dieux de la mort exercent leur puissance: c'est la mystérieuse contrée que vont habiter les hommes quand ils meurent. Keating croit que c'est une plaine d'Irlande et en indique la situation. Ne comprenant pas comment les Irlandais pouvaient, une fois par an, apporter à leurs tyrans les deux tiers du lait de l'année, il imagine que les Fomôré, au lieu de cet impôt bizarre, levaient sur chaque maison une redevance annuelle de trois mesures de crème, de froment fin et de beurre, et qu'ils avaient chargé de la perception une femme qui parcourait l'Irlande à cet effet[2].

Des impôts exigés par les Fomôré, le plus oppressif et en même temps le plus caractéristique est celui qui se payait en enfants. Nous avons ici une légende analogue à la légende attique de Thésée et du Minotaure. Le Minotaure est, comme quelques-uns des Fomôré, un personnage cornu; au lieu d'une tête de chèvre comme eux, il porte, sur un corps d'homme, une tête de taureau[3]. Comme les Fomôré, il habite une île; cette île, Tor-inis, dans le récit irlandais, est la Crète dans la fable athénienne. Sept garçons et sept jeunes filles sont le tribut annuel que le Minotaure exige; le génie grec, dans cette horrible légende, garde la mesure et la sagesse qui, en général, font la supériorité esthétique de ses conceptions; tandis que, dans le texte irlandais, les Fomôré se font livrer, tous les ans, les deux tiers des enfants nés dans l'année. Et cependant, nous allons le voir, il n'est pas inadmissible qu'à certaines époques les enfants nouveau-nés aient, en Irlande, payé ce tribut à la mort, les uns enlevés par une mort naturelle à l'amour de leurs parents, les autres immolés en sacrifice aux dieux de la mort par obéissance pour les enseignements d'une religion cruelle.

Les Fomoré sont les dieux de la mort, de la nuit et de l'orage, le premier en date des deux groupes divins entre lesquels se partagent les hommages de la race celtique. Les Tûatha Dê Danann, dieux de la vie, du jour et du soleil, constituent l'autre groupe, le moins ancien des deux, si nous en croyons le dogme des Celtes, car, suivant la théorie celtique, la nuit précède le jour.

Dans la conception des Fomôré, nous trouvons l'idée de la mort associée à celle de la nuit. César avait observé la même association chez les Gaulois au temps de la conquête. «Les Gaulois,» dit-il, «prétendent qu'ils descendent tous de Dis pater, c'est-à-dire du dieu de la Mort. Les druides, disent-ils, leur ont appris. Pour cette raison, ils comptent tout espace de temps, non par jours, mais par nuits, et quand ils calculent les dates de naissance, les commencements de mois et d'années, ils ont toujours soin de placer la nuit avant le jour[4].» Ainsi, dans la doctrine druidique, la mort précède la vie, la mort engendre la vie, et comme la mort est identique à la nuit, et la vie identique au jour, la nuit précède et engendre le jour. De même, dans le monde divin irlandais, les Fomôré, dieux de la nuit et de la mort, sont chronologiquement antérieurs aux Tûatha Dê Danann, dieux du jour et de la vie, que nous verrons apparaître plus tard dans la suite de notre exposition[5].

La reine de la nuit est la lune qui, parmi les astres, se distingue par la forme de croissant, sous laquelle elle se présente la plupart du temps à nos regards. Le dieu de la nuit se distingue donc des autres dieux par un croissant placé sur son front, et ce croissant se transforme en cornes de vache, de taureau ou de chèvre. De là, dans le Prométhée d'Eschyle, Io, la vierge encornée[6], devenue plus tard une génisse[7]; de là, dans la fable athénienne, la conception du Minotaure à tête de taureau; de là, dans la fable irlandaise, la conception des Fomôré à tête de chèvre, et sur le continent de la Gaule, les nombreux dieux cornus qui aujourd'hui ornent une salle du musée de Saint-Germain. Pour rendre à ces dieux de la mort le culte qu'ils exigent, il faut leur immoler des vies humaines.

[1] Poème d'Eochaid hûa Flainn, mort en 985. Livre de Leinster, p. 7, col. 1, lignes 23–25; cf. Livre des Invasions, ibidem, p. 6, col. 1, lignes 47–48.

[2] Keating, édition de 1811, p. 180.

[3] Voir deux représentations antiques du Minotaure chez Decharme, Mythologie de la Grèce antique, pages 519, 621.

[4] «Galli se omnes ab Dite patre prognatos prædicant idque ab druidibus proditum dicunt. Ob eam causam spatia omnis temporis non numero dierum, sed noctium finiunt; dies natales et mensium et annorum initia sic observant ut noctem dies subsequatur.» César, De bello gallico, l. VI, c. XVIII, §§ 1 et 2.

[5] Voy. plus bas, chap. VII.

[6] Τᾶς βούκερω παρθένου. Eschyle, Prométhée, vers 588.

[7] Eschyle, Les suppliantes, vers 17–18, 275.


§ 7.
L'idole Cromm Crûach ou Cenn Crûach et les sacrifices d'enfants en Irlande. Les sacrifices humains en Gaule.

Ce ne sont pas seulement les légendaires Fomôré qui, en Irlande, reçoivent un tribut d'enfants; un tribut identique fut, à une époque reculée, réclamé par un dieu dont la monumentale image paraît appartenir à l'histoire.

Les vies de saint Patrice parlent d'un dieu dont la statue de pierre était ornée d'or et d'argent et entourée de douze statues aux ornements de bronze: c'était la Tête sanglante, Cenn crûach. L'endroit où ce groupe divin, dressé en plein air sur le sol nu, recevait les hommages des fidèles, s'appelait «Champ de l'adoration,» Mag slechta[1]. Patrice se rendit au Champ de l'adoration, et de sa crosse menaça la grande idole qui était comme la reine de toutes les idoles d'Irlande. Celle-ci, dit la légende, se détourna pour éviter le coup, et dès lors cessa de regarder le Sud, comme elle avait fait jusque-là; et on voit encore, dit le vieux récit, la marque de la crosse du saint sur le côté gauche de la statue, bien que, chose merveilleuse, Patrice ne l'ait point frappée, et se soit borné à la menacer de loin. Les autres statues, au même moment, plongèrent en terre jusqu'au cou et, dit le récit hagiographique, c'est encore dans cet état qu'elles se trouvent aujourd'hui[2].

L'idole du Champ de l'adoration, la «Tête sanglante,» Cenn crûach, comme dit la légende de saint Patrice, la «Courbe sanglante,» le «Croissant ensanglanté,» Cromm crûach, comme s'expriment d'autres textes, était, à une époque reculée, l'objet d'un culte terrible. On immolait en son honneur des victimes humaines. Le tribut était le même que celui que jadis, suivant la légende, avaient reçu les Fomôré. Les vies de saint Patrice ne parlent point de ces sacrifices affreux. L'Irlande les avait abolis quand l'apostolat du missionnaire fameux vint lui apporter le christianisme; mais elle ne les avait pas oubliés. L'article du Dinn-senchus qui concerne le Champ de l'adoration atteste que ce souvenir était conservé quand fut rédigé ce traité de géographie, dont le plus ancien manuscrit date du douzième siècle, et dont on fait remonter la rédaction primitive au sixième.

«Ici était,» dit le vieux traité, «une grande idole ... qu'on appelait «Courbe sanglante ou Croissant ensanglanté,» Cromm crûach; elle donnait, dans chaque province, la puissance et la paix. Pitoyable malheur! les braves Gôidels l'adoraient; ils lui demandaient le beau temps, là, pour une partie du monde... Pour elle, sans gloire, ils tuaient leurs enfants premiers-nés[3] avec nombreux cris et nombreuses plaintes de leur mort, dans l'assemblée autour de Cromm Cruach. C'était du lait et du blé qu'ils lui demandaient en échange de leurs enfants. Combien étaient grands leur horreur et leurs gémissements! C'était devant cette idole que se prosternaient les Gôidels francs; c'est de son culte, célébré par tant de morts, que cet endroit a reçu le surnom de Mag slecht[a], ou «Champ de l'adoration...[4]

Ce texte est d'accord avec les vies de saint Patrice pour distinguer dans le monument de Mag Slechta deux catégories d'idoles. La principale, Cromm ou Cenn Crûach, ornée d'or et d'argent dans les vies de saint Patrice[5], est d'or dans le Dinn-senchus; les autres, ornées de bronze dans les vies de saint Patrice[6], sont de pierre dans le Dinn-senchus. Les vies de saint Patrice fixent le nombre de ces dernières à douze: Le Dinn-senchus ne parle que de «trois, rangées en ordre, trois idoles de pierre sur quatre; puis, pour » tromper amèrement les foules, venait l'image d'or de Cromm[7]

Les textes irlandais sur le sacrifice des enfants à l'idole de Crom Crûach et sur le tribut d'enfants payé aux Fomôré, mettent en mémoire les célèbres vers latins où Lucain, s'adressant aux druides, chante le culte cruel rendu par eux à trois divinités gauloises, au temps où César venait de terminer la conquête des Gaules, et où la guerre civile commençait entre le conquérant et Pompée son rival:

Et quibus immitis placatur sanguine diro
Teutates, horrensque feris altaribus Æsus,
Et Taranus[8] scythicæ non mitior ara Dianæ.

«Vous aussi, qui, par un sang cruellement versé, croyez apaiser l'impitoyable Teutatès, l'horrible Æsus aux autels sauvages, et Taranus, dont le culte n'est pas plus doux que celui de la Diane scythique.»

La Diane scythique avait jadis exigé qu'Agamemnon lui fît hommage de la vie de sa fille; il avait fallu lui sacrifier la vie d'Iphigénie pour calmer sa colère, et chez les Athéniens cette légende était assez populaire pour avoir fourni à un de leurs plus célèbres poètes, vers la fin du cinquième siècle avant notre ère, le sujet d'une tragédie qu'on admire encore[9]. Taranus avait les mêmes exigences que la Diane scythique. Tel est le sens du passage de Lucain, qui, sur les cérémonies de la religion celtique, complète les notions réunies dans les Commentaires de César. Après nous avoir parlé de ces immenses mannequins d'osier dans lesquels les druides gaulois de son temps brûlaient les hommes vivants, César ajoute que, suivant les mêmes druides, les voleurs, les brigands et les autres criminels étaient les victimes les plus agréables aux dieux, mais qu'à leur défaut on brûlait vifs des innocents[10]. Des vers de Lucain, on est en droit de conclure que ces innocents brûlés vifs étaient des enfants. Cette doctrine s'accorde avec le principe du droit celtique qui donne au père droit de vie et de mort sur ses enfants. Ce principe, énoncé par César[11], appartenait plus tard au droit du pays de Galles, où, dans le courant du sixième siècle, saint Teliavus sauve la vie à sept enfants que leur père, trop pauvre pour les nourrir, avait, les uns après les autres, jetés dans une rivière[12].

Le dieu gaulois Taranus, comparé, dans la Pharsale de Lucain, à la Diane de Scythie, à laquelle Agamemnon laissa immoler sa fille, est un dieu de la Foudre; il est compris dans le groupe des Fomôré, des dieux de la Mort et de la Nuit, comme le Cromm Crûach ou Cenn Crûach, le Croissant ensanglanté, la Courbe sanglante, ou la Tête sanglante d'Irlande.

[1] Mag Slechta était situé en Ulster, dans le comté de Cavan et dans la baronnie de Tullyhaw, près du village de Bally Magauran, O'Donovan, Annals of the kingdom of Ireland by the Four Masters, 1851, t. I, p. 43, note.

[2] Vie tripartite de saint Patrice, fragment publié d'après le manuscrit du British Museum, Egerton 93, par O'Curry, Lectures on the manuscript materials, p. 538, et d'après le manuscrit d'Oxford, Rawlinson B. 505, par M. Whitley Stokes, dans la Revue celtique, t. I, p. 259. Cf. Joscelin, Vie de saint Patrice, VI, 50, chez les Bollandistes, mars, t. II, p. 552, et auparavant par Colgan, Trias thaumaturga, p. 77, col. 2. Cette légende se lit déjà dans la quatrième vie de saint Patrice, qui aurait été écrite par Eleranus, mort en 664. Voir le § liii de cette vie, chez Colgan, Trias thaumaturga, p. 42, col. 1. La troisième vie, attribuée à saint Benignus et antérieure à 527 suivant Colgan, parle de l'idole de Mag Slechta, mais lui donne un autre nom, ne dit rien des douze petites idoles et raconte le miracle d'une façon différente: «Et orante Patricio imago ilia quem populi adorabant comminuta, et in pulverem redacta» (§ xlvi, Trias thaumaturga, p. 25, col. 1).

[3] Le texte du Livre de Leinster, p. 213, col. 2, ligne 45, porte toirsech, «triste;» il faut lire tôissich, «premiers.» Cette correction est exigée par la préface en prose qui manque dans le Livre de Leinster, mais qui a été publiée par O'Conor, Bibliotheca manuscripta Stowensis, pages 40, 41, d'après le manuscrit Stowe 1. Cette préface remplace l'adjectif que nous venons de citer par deux équivalents: cedgein et primhggen, qui veulent dire «premiers-nés.»

[4] Livre de Leinster, p. 213, col. 2, lignes 39 et suivantes.

[5] Troisième vie, § xlvi; quatrième vie, § liii; sixième vie, § lvi; septième vie, livre II, § 31; Colgan, Trias thaumaturga, p. 25, col. 1; p. 42, col. 1; p. 77, col. 2; p. 133, col. 2.

[6] Il n'est pas question des douze petites statues dans la troisième vie, qui s'exprime sur le miracle de saint Patrice dans des termes beaucoup plus brefs que les autres vies, et dit que l'idole a été réduite en poussière par le célèbre apôtre de l'Irlande. Le récit postérieur est beaucoup plus dramatique.

[7] Livre de Leinster, p. 213, col. 2, lignes 61, 62.

[8] M. Mowat paraît avoir prouvé qu'on doit lire Taranus, génitif singulier, et non Taranis.

[9] L'Iphigénie en Aulide d'Euripide a été pour la première fois représentée après la mort de l'auteur, qui cessa de vivre en 406. Sur les sacrifices humains en Grèce, principalement sur les sacrifices d'enfants dans ce pays aux époques les plus reculées de son histoire, voir Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, t. I, p. 184–187.

[10] De bello gallico, livre VI, chap. XVI, §§ 4 et 5.

[11] Ibid., chap. XIX, § 3.

[12] Liber landavensis, p. 120.


§ 8.
Tigernmas, doublet de Cromm Crûach, dieu de la Mort.

Cromm Crûach, la grande idole d'Irlande, honorée par le tribut cruel d'un sacrifice d'enfants, comme les Fomôré de la légende de Némed, paraît avoir été surtout un dieu de la mort. C'est la conclusion qu'on doit tirer de la légende de Tigernmas, dont le nom, Tigernmas pour Tigern Bais, veut dire «Seigneur de la Mort.» Dans la classification chronologique que les érudits irlandais ont faite de leurs légendes à l'époque chrétienne, Tigernmas devient un roi de la race d'Eremon, fils de Milé, établie dans le nord de l'Irlande. C'est une partie de la race irlandaise actuelle. Les Quatre Maîtres savent même exactement à quelle époque il régna: ce fut de l'an du monde 3580 à l'an 3656[1]. Mais ailleurs Tigernmas est identique à Balar, dieu de la Foudre et de la Mort, qui commande les Fomôré et périt à leur tête en combattant les Tûatha Dê Danann, à la seconde bataille de Mag-Tured[2]. Tigernmas, en moins d'un an, livra vingt-sept batailles aux descendants d'Eber, fils de Milé, qui occupaient l'Irlande méridionale. Un nombre considérable de ses adversaires perdit la vie dans ces combats, et peu s'en fallut que Tigernmas ne détruisît entièrement la race d'Eber. Enfin, après soixante-dix-sept ans de règne, il mourut au «Champ de l'Adoration,» à Mag Slechta, avec les trois quarts des habitants de l'Irlande, qui étaient venus avec lui adorer la grande idole de Cromm Crûach. C'était la nuit du 1er novembre ou de la fête de Samain; la date, précisément, où, suivant une autre légende, les descendants de Némed payaient aux Fomôré le dur tribut des deux tiers des enfants, des deux tiers du blé, des deux tiers du lait que l'année leur avait produit. Les Irlandais sujets de Tigernmas n'étaient venus à Mag Slechta que pour honorer Cromm Crûach, leur dieu, par des prosternations; mais ils accomplirent cette cérémonie avec tant de conscience et d'entrain, qu'ils y brisèrent le sommet de leurs fronts, la pointe de leur nez, le bout de leurs genoux, les extrémités de leurs coudes, et qu'enfin les trois quarts d'entre eux y perdirent la vie[3].

[1] Annals of the kingdom of Ireland by the Four Masters, édit. O'Donovan, 1851, t. I, p. 38–41.

[2] «Lug mac Edlend mic Tigernmais,» dans la pièce intitulée Baile an scail, British Museum, Harleien 5280, folio 60, publiée par O'Curry, Lectures on the manuscript materials, p. 619, ligne 15. «Lug, Eithne ingen Balair Bailc-beimnig a-mathair-side» Lebar gabala, dans le Livre de Leinster, p. 9, col. 1., lignes 44, 45. Ces deux textes font le dieu Lug fils d'Ethne, au génitif Ethnend, par corruption Edlend, qui est une fille de Balar, autrement dit Tigernmas; c'est par erreur que, dans le Baile in scail, Ethne change de sexe et devient un fils de Tigernmas.

[3] On peut consulter là-dessus: 1° la préface en prose du chapitre du Dinn-senchus consacré à Mag Slechta; elle a été publiée par O'Conor, Bibliotheca manuscripta Stowensis, p. 40–41, d'après le manuscrit Stowe 1; 2° le texte en vers du même chapitre du Dinn-senchus, dans le Livre de Leinster, p. 213, col. 2, lignes 51 et suivantes; 3° le Lebar gabala, dans le Livre de Leinster, p. 16, col. 2, lignes 19–21, 26–32; p. 17, col. 1, lignes 20, 21.


§ 9.
Le désastre de la tour de Conann d'après les documents irlandais.

Le mythe de Tigernmas, seigneur de la Mort, et de son règne désastreux sur les descendants de Miled, n'est qu'une variante ou une forme différente du récit où l'on trouve racontée la domination tyrannique exercée sur les fils de Némed par les Fomôré et par leur terrible roi Conann, fils de Febar, établi dans sa tour, la tour de Conann, tur Conaind ou Conainn, qui, suivant les évhéméristes irlandais, était située dans l'île de Tory, à la pointe nord-ouest de l'Irlande. L'excès de la tyrannie de Conann produisit la révolte. Conduits par trois chefs, Erglann, Semul et Fergus Leth-derg, les descendants de Némed allèrent, au nombre de soixante mille, attaquer les Fomôré. Une bataille se livra. Les descendants de Némed y furent d'abord vainqueurs: ils prirent la tour, et Conann, leur oppresseur, périt de la main de Fergus Leth-derg, le dernier de leurs trois chefs. Mais Morc, fils de Délé, ami de Conann, comme lui chef des Fomôré, arrivé trop tard pour sauver la vie à ce tyran, arracha la victoire aux fils de Némed, les mit en fuite, les poursuivit, et en fit un tel massacre que trente seulement, sur les soixante mille, échappèrent à la mort. Un poète irlandais, de la seconde moitié du dixième siècle, a chanté cette guerre dans des vers qu'un manuscrit du douzième siècle nous a conservés.

Assaut de la tour de Conann par combat
Contre Conann le Grand, fils de Fébar;
Les hommes d'Irlande allèrent là,
Trois chefs illustres avec eux.

L'auteur donne ensuite les noms de ces trois guerriers, puis continue ainsi:

Trois fois vingt mille aux exploits brillants
Et sur terre et sur eau;
Tel est le nombre qui vint du rivage,
—Race de Némed, à l'assaut.

Assaut de la tour de Conann par combat
Contre Conann le Grand, fils de Fébar;
Les hommes d'Irlande allèrent là,
Trois chefs illustres avec eux.

Torinis, île de la Tour,
Forteresse de Conann, fils de Fébar.
Par Fergus même, héros aux vingt exploits,
Fut tué Conann, fils de Fébar.

Morc, fils de Délé, arriva;
Il venait en aide à Conann;
Conann tomba mort devant lui;
More fit beaucoup de mal.

Trois fois vingt vaisseaux à travers la mer,
Nombre qu'amena Morc, fils de Délé;
Il les enveloppa avant qu'ils n'eussent gagné la terre,
Race de Némed à la force puissante!

Les hommes d'Irlande étaient tous au combat
Après la venue des Fomôré;
Tous les engloutit la mer,
Excepté seulement trois fois dix.

Suivent les noms des trente guerriers de la race de Némed qui échappèrent à ce désastre. Ils retournèrent s'établir en Irlande, que leurs trois chefs se partagèrent. Peu après, fuyant les impôts et une maladie épidémique qui avait ôté la vie à deux d'entre eux, ils quittèrent l'Irlande.

Trois fois dix en course jolie
Allèrent ensuite en Irlande;
Trois firent partage à l'ouest
Après l'assaut de la tour de Conann.

Assaut de la tour de Conann par combat
Contre Conann le Grand, fils de Fébar;
Les hommes d'Irlande allèrent là,
Trois chefs illustres avec eux.

Pour Bethach au renom glorieux, un tiers,
De Torinis à la Boyne;
C'est lui qui mourut dans l'île d'Irlande,
Deux ans après Britan.

Pour Semion, fils d'Erglan l'illustre, un tiers:
De la Boyne à Belach Conglas;
Pour Britan, raconte hua Flainn, un tiers;
De Belach à la tour de Conann.

Assaut de la tour de Conann par combat
Contre Conann le Grand, fils de Fébar;
Les hommes d'Irlande allèrent là,
Trois chefs illustres avec eux[1].....

La fin de ce poème a été composée sous l'influence d'idées modernes qui, rejetant le mythe celtique primitif, trouvent, dans la race de Némed, les ancêtres de la population des Iles Britanniques aux temps qui ont précédé la conquête saxonne. Suivant le Livre des Invasions, ceux des guerriers de la race de Némed qui échappèrent au désastre de la tour de Conann se réfugièrent d'abord en Irlande, puis quittèrent cette île pour aller habiter plus à l'orient. Ils formaient trois familles, dont l'une, celle de Britan, peupla plus tard la Grande-Bretagne et donna son nom aux Bretons; les deux autres revinrent en Irlande, la première sous le nom de Fir-Bolg, la seconde sous le nom de Tûatha Dê Danann.

Mais la croyance ancienne était que la race de Némed avait péri tout entière sans laisser de descendants. Némed et ses compagnons, une fois arrivés en Irlande, dit Tûan mac Cairill, eurent tant d'enfants et leur nombre augmenta tellement qu'ils atteignirent le chiffre de quatre mille trente hommes et quatre mille trente femmes; alors ils moururent tous[2].

Si nous en croyons Nennius, la race de Némed, venue d'Espagne, passa en Irlande beaucoup d'années, puis quitta cette île et retourna en Espagne. Le récit de Nennius exprime, sur la destinée finale de la race de Némed, la même doctrine que la légende de Tûan mac Cairill; car, dans les textes mythologiques irlandais du moyen âge, l'Espagne prend la place du pays des Morts. Le texte primitif du récit que Nennius avait sous les yeux transportait d'Irlande, non en Espagne, mais au pays des Morts, la race de Némed.

Chargement de la publicité...