Le cycle mythologique irlandais et la mythologie celtique: Cours de littérature celtique, tome II
[1] Iar Samain sain, poème de Flann Manistrech, mort en 1056, Livre de Leinster, p. 11, col. 1, ligne 32. Cf. O'Curry, Lectures on the manuscript materials, p. 250.
[2] Glossaire de Cormac, au mot Nescoit. Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. 32; Sanas Chormaic, p. 123. Les mêmes détails se trouvent dans le récit de la seconde bataille de Mag-Tured, conservé par le manuscrit Harléien 5280 du British Museum. O'Curry, On the manners, t. II, p. 249. C'est une des raisons que nous avons pour faire remonter le récit de la seconde bataille de Mag-Tured beaucoup plus haut que l'écriture du manuscrit Harléien, qui ne date que du quinzième siècle.
§ 8.
L'espion Rûadan.
Bress, le roi détrôné d'Irlande, qui voulait recouvrer sa couronne, avait un fils, nommé Rûadan, qui aurait pu, presque au même titre, se placer dans les rangs de l'une où de l'autre des deux armées belligérantes: Brig[it], mère de Rûadan, était fille de Dagdé, l'un des chefs principaux des Tûatha Dê Danann, dont Bress, Fomôré de naissance, était le plus ardent ennemi[1].
Cette parenté n'a rien qui doive nous surprendre. Bress, Fomôré, est le gendre de Dagdé, l'un des chefs des Tûatha Dê Danann. Nous avons déjà vu que Lug, un autre des chefs des Tûatha Dê Danann, est, par sa mère, petit-fils de Balar, un des chefs des Fomôré. De même Brîan, Iuchar et Iucharba, trois personnages que des textes appellent les trois dieux du génie ou de Dana, trî dêi Dana, trî dêe Donand[2], c'est-à-dire les trois chefs principaux des Tûatha Dê Danann, sont fils du Fomôré Bress, et c'est seulement par leur mère Brigit, fille de Dagdé, qu'ils appartiennent aux Tûatha Dê Danann[3]. Ainsi, lorsque la mythologie grecque nous raconte le combat des dieux et des Titans, elle met à la tête de l'armée des dieux Zeus, dont le père, Kronos, marche à la tête des Titans, et doit être avec eux vaincu par son fils.
Rûadan, un des guerriers fomôré, était frère germain de Brîan, Iuchar et Iucharba, que la mythologie irlandaise classe parmi les Tûatha Dê Danann. Il était, par sa mère, petit-fils de Dagdé, que nous avons vu chargé avec Lug de l'organisation de l'armée des Tûatha Dê Danann. Envoyé par les Fomôré au camp des Tûatha Dê Danann, Rûadan fut bien accueilli par ces derniers, et en profita pour aller visiter la fabrique d'armes où travaillaient avec tant d'adresse Goibniu le forgeron, Luchtiné le charpentier, Creidné l'ouvrier en bronze. Il observa par quel procédé ces trois ouvriers confectionnaient les armes dont les Fomôré avaient senti pendant le combat le redoutable effet. Puis il sortit du camp des Tûatha Dê Danann, regagna celui des Fomôré, et leur raconta ce qu'il avait vu. Les Fomôré le renvoyèrent chez les Tûatha Dê Danann avec ordre de tuer Goibniu le forgeron, dans l'espérance qu'à la prochaine bataille les Tûatha Dê Danann ne pourraient remplacer les armes brisées ou perdues. Rûadan fut reçu comme la première fois dans le camp des Tûatha Dê Danann, et alla demander aux trois ouvriers une lance qu'ils lui donnèrent, après avoir fabriqué, Goibniu le fer, Creidné les rivets, Luchtiné la hampe. Une femme, dont le métier était d'aiguiser les armes quand elles sortaient des mains de ces habiles ouvriers, lui aiguisa sa lance, puis la lui livra. Aussitôt Rûadan retourna à la forge et frappa le forgeron de l'arme même que celui-ci lui avait donnée. Le forgeron fut blessé, mais eut assez de force pour saisir la lance et la retourner contre Rûadan; il le perça de part en part et le tua.
[1] O'Curry, On the manners, t. II, p. 250.
[2] Voir notre tome I, p. 283, note 2.
[3] Ibid., page 57, note 4.
§ 9.
Seconde bataille de Mag-Tured (suite). Blessures d'Ogmé
et de Nûadu.
La bataille recommença. Plusieurs guerriers de l'armée des Tûatha Dê Danann y reçurent des blessures que les textes du onzième siècle transforment en coups mortels. On cite surtout les exploits de deux guerriers fomôré dont nous avons déjà parlé. L'un était Indech, fils du dieu de Domna ou du roi des Fomôré; il frappa Ogmé[1], l'Ogmios gaulois de Lucien. L'autre, et le plus redoutable, était Balar aux coups vigoureux, Balcbeimnech; Balar atteignit Nuadu Argat-lâm «à la main d'argent,» roi des Tûatha Dê Danann, qui, si nous acceptons la forme moderne de la légende, avait perdu sa main naturelle vingt-sept ans plus tôt, à la première bataille de Mag-Tured, en combattant les Fir-Bolg. La légende, dans sa forme la plus ancienne, ne connaît qu'une seule bataille de Mag-Tured. Nûadu perdait sans doute la main au commencement de cette bataille, se la faisait remplacer, revenait se précipiter au milieu des bataillons ennemis, et là recevait une nouvelle blessure qui aurait été mortelle si un dieu avait pu mourir, et qui n'amena sa mort qu'aux temps chrétiens[2], quand la légende évhémériste abaissa au rang des hommes les merveilleux immortels adorés par les païens.
La blessure si grave qui atteignit Nûadu, lorsque, pour la seconde fois, il fut frappé, ne provenait ni d'un coup de lance ni d'un coup d'épée. Balar avait un mauvais œil. Il le tenait ordinairement fermé; mais quand il l'ouvrait, le regard de cet œil était mortel pour toute personne qu'il atteignait. Ce regard, c'est la foudre[3]. Balar, le Fomôré, jeta donc sur Nûadu, le roi des Tûatha Dê Danann, un regard de son mauvais œil, Nûadu fut terrassé, mis hors de combat; il mourut même, dit-on, autant qu'un dieu peut mourir, ce qui ne l'empêchait pas d'être un dieu vivant aux temps historiques, et de recevoir, sous l'empire romain, aux temps païens, les hommages de pieux fidèles dans un temple bâti sur les bords de la Severn[4].
Les dieux homériques, bien qu'immortels, ne sont pas invulnérables. Ce n'est pas impunément qu'Aphrodite et Arès, se mêlant aux troupes des Troyens, affrontent, sous les murs d'Ilion assiégée par les Grecs, la lance redoutable dont est armé Diomède, le dompteur de chevaux. Quoique fille de Zeus, dieu suprême, Aphrodite est blessée à la main, son sang coule; elle jette un grand cri, et, souffrant de violentes douleurs, elle s'enfuit vers l'Olympe, séjour des dieux[5]. La place de cette déesse n'était pas au milieu des combats, mais c'était bien le lot d'Arès, dieu de la guerre. Et cependant la lance de Diomède atteignit Arès à la ceinture; le dieu blessé jeta un cri comparable à celui qu'auraient poussé neuf ou dix mille hommes réunis, et, imitant la fuite de la déesse de l'amour, le dieu de la guerre se réfugia dans l'Olympe, où Zeus, juste et bon, après l'avoir sévèrement réprimandé, fit panser et guérir sa blessure[6].
Il y a donc, ici comme ailleurs, une grande ressemblance entre la mythologie irlandaise et la mythologie grecque. Mais revenons sur le champ de bataille de Mag-Tured, où les Tûatha Dê Danann et les Fomôré sont en présence, et où Nûadu, roi des Tûatha dê Danann, vient d'être frappé et mis hors de combat par Balar, dieu de la foudre, un des principaux chefs des Fomôré, c'est-à-dire des dieux de la mort et de la nuit[7].
[1] Lebar gabala, ou «Livre des conquêtes» dit aussi «des invasions,» dans le Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 3, 4, 9, 10. Poème de Flann Manistrech, p. 11, col. 1, ligne 33.
[2] Poème de Flann Manistrech, Livre de Leinster, p. 11, col. 1, lignes 31–32.
[3] Nous trouvons une doctrine identique chez M. J. Darmesteter, Ormazd et Ahriman, p. 122, 123. C'est le soleil qui est le bon œil.
[5] Iliade, livre V, vers 334 et suivants.
[6] Iliade, livre V, vers 855 et suivants.
[7] Le dieu celtique de la foudre n'est pas le dieu par excellence de la lumière comme dans la mythologie grecque, où la foudre est l'insigne caractéristique de Zeus. Il y a là une différence fondamentale entre la mythologie celtique et la mythologie grecque.
§ 10.
Seconde bataille de Mag-Tured (suite et fin). Mort de
Balar. Défaite des Fomôré. L'épée de Téthra tombe
entre les mains d'Ogmé.
Lug, voulant venger Nûadu, s'approcha de Balar, dont le mauvais œil s'était refermé. Balar, apercevant le nouvel adversaire qui s'avançait vers lui, commençait à soulever la paupière qui voilait l'œil redoutable; mais Lug fut plus prompt que lui: d'une pierre lancée par sa fronde il l'atteignit sur l'œil mauvais et lui traversa le crâne. Balar tomba mort au milieu de ses guerriers épouvantés. Nous avons déjà dit que Balar était le grand-père maternel de Lug son meurtrier[1].
Les Fomôré furent mis en déroute. L'épée même de Téthra, leur roi, fit partie du butin qui tomba entre les mains des vainqueurs: un des Tûatha Dê Danann, le héros Ogma, ou mieux Ogmé, s'en empara. Il la tira du fourreau[2] et la nettoya. Alors, prenant la parole, l'épée raconta les hauts faits que jusque-là elle avait accomplis, Dans ce temps-là, en effet, dit l'auteur inconnu du récit de la seconde bataille de Mag-Tured, les épées parlaient; et voilà pourquoi elles ont jusqu'à ce jour gardé une puissance magique. Elles parlaient, ou plutôt elles semblaient parler; car les voix qu'on entendait étaient, dit le conteur chrétien, celles de démons cachés dans ces armes. Les démons y habitaient, parce que, dans ce temps-là, les hommes adoraient les armes; et l'on considérait les armes comme des protecteurs surnaturels, ajoute l'écrivain épique irlandais[3].
Le culte de l'épée était aussi connu chez les Germains: c'était le symbole du dieu qui, en vieux Scandinave, s'appelle Tyr, et, en vieil allemand, Zio; son nom a la même racine que celui du Zeus des Grecs et du Jupiter des Romains; mais les attributs qu'il avait acquis chez les Germains l'ont fait considérer comme identique au Mars romain. Une épée le représentait, comme dans la Rome primitive une lance représentait Mars, auquel on n'avait pas encore élevé de statue[4].
L'épée de Téthra, dieu des Fomôré et des morts[5], offre une grande ressemblance avec celle du dieu de la guerre germain Zio ou Tyr, et avec la lance de Mars. Or, avons-nous dit, Ogmé s'empara de l'épée de Téthra. Ogmé, en Irlande, est le champion divin, le type par excellence de l'homme qui fait de la guerre sa profession. Nous savons, par Lucien, qu'il était honoré en Gaule, et que les Celtes l'appelaient Ogmios. Au deuxième siècle, époque où écrivait Lucien, on lui avait élevé des statues qui lui donnaient les insignes de l'Héraclès grec: la peau de lion, la massue, le carquois et l'arc. Mais ces statues se distinguaient de celles du demi-dieu hellénique en deux points: elles faisaient du dieu gaulois un vieillard, et lui attribuaient le don de l'éloquence, figuré par des chaînes qui, partant du bout de sa langue, traînaient à sa suite des auditeurs ravis[6].
Ces statues étaient l'œuvre d'artistes grecs. Si ces sculpteurs eussent moins subi l'influence des traditions de leur race et de la mythologie nationale des Hellènes, au lieu de l'arc et de la massue d'Héraclès ils auraient mis entre les mains d'Ogmios le gæsum, ou lance celtique, et l'épée de Téthra[7].
[1] Lebar gabala ou «Livre des conquêtes,» dans le Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 7 et 8. Sur cette partie de la seconde bataille de Mag-Tured, voyez O'Curry, On the manners, t. II, p. 251, 288.
[2] «Tofoslaic.» O'Curry, On the manners, t. II, p. 254, traduit ce mot par opened, «il ouvrit.» Dans les gloses de Milan et de Saint-Gall, deux verbes latins glosent le verbe irlandais tuaslaiciu: ce sont solvere et resolvere. Dans les textes de droit, ce verbe irlandais est employé pour désigner la rupture du lien de droit qui résulte d'un contrat; il exprime l'affranchissement du débiteur.
[3] Le texte dont notre traduction est plutôt un commentaire qu'une version littérale, a été publié par O'Curry, On the manners, t. II, p. 254. Une partie de la doctrine qu'il contient se trouve aussi dans un passage du Serglige Conculainn chez Windisch, Irische Texte, p. 206. Le même passage du Serglige Conculainn a été publié et traduit sans commentaire par O'Curry, Atlantis, t. I, p. 371; et il a été inséré par M. Whitley Stokes dans la Revue celtique, t. I, p. 260, 261; ce savant en a le premier signalé l'intérêt mythologique.
[4] Les textes d'Ammien Marcellin, XVII, 12, XXXI, 2, et d'Arnobe, VII, 12, relatifs à ce sujet, ont été étudiés par Grimm, Deutsche Mythologie, 3e édition, t. I, p. 185. Cf. Simrock, Handbuch der deutschen Mythologie, 5e édition, p. 272. Sur Zio, considéré comme dieu de la guerre, voyez Grimm, D. M., p. 178.
[5] Voir la légende de Connlé chez Windisch, Kurzgefasste irische Grammatik, p. 120, ligne 3.
[6] Lucien, Héraclès, édition Didot, p. 598, 599.
[7] L'arc ne paraît pas avoir été une arme celtique. Aucun dieu celtique n'a dû porter d'arc avant l'intervention des statuaires grecs. Il est aussi fort peu vraisemblable qu'un dieu celtique eût originairement pour insigne une peau de lion. Le lion n'est pas un animal des régions celtiques. C'est le sanglier qui, aux yeux du Celte, est le roi des animaux sauvages. Seul encore aujourd'hui dans nos forêts, il tient tête aux chasseurs et répond par des coups à leur attaque.
§ 11.
La harpe de Dagdé.
Les Fomôré se dédommagèrent de la perte de cette épée en s'emparant de la harpe de Dagdé. Lug, Dagdé et Ogmé se mirent à leur poursuite. Les chefs des Fomôré, se croyant assez loin du champ de bataille pour n'avoir plus rien à craindre, s'étaient arrêtés pour prendre leur repas. Ils s'étaient établis dans une salle et avaient accroché au mur la harpe de Dagdé. Lug, Dagdé et Ogmé entrèrent hardiment, et, avant que leurs ennemis surpris eussent eu le temps de se précipiter sur eux, Dagdé adressa la parole à sa harpe.—«Tiens,» lui cria-t-il. Aussitôt, l'instrument de musique, reconnaissant la voix de son maître, se détacha du mur, se précipita vers Dagdé avec tant de hâte, qu'au passage il tua neuf personnes; et il vint se placer entre les mains du dieu qui, le saisissant, en tira des sons merveilleux. Il y avait alors pour la harpe trois morceaux de musique principaux, dont l'exécution mettait en relief la supériorité des grands artistes. Le premier produisait le sommeil, le second le rire, le troisième les gémissements et les larmes. Dagdé joua d'abord le troisième morceau. Les femmes des Fomôré poussèrent des cris de douleur et versèrent des larmes. Il joua le second, les femmes et les jeunes gens éclatèrent de rire. Il joua le premier, les femmes, les enfants, les guerriers s'endormirent. Profitant de ce sommeil, Lug, Dagdé et Ogmé sortirent de la salle et retournèrent sains et saufs rejoindre le gros de leur armée sans que les Fomôré, qui voulaient les tuer, leur eussent fait une blessure ou même donné un coup[1].
[1] British Museum, manuscrit Harléien 5280, folio 59 recto; passage publié par O'Curry, On the manners, t. III, p. 214, note 296; traduit par le même, ibidem, p. 213–214.
§ 12.
Les Fomôré et Téthra dans l'île des Morts.
Les Fomôré avaient définitivement succombé. Ils abandonnèrent l'Irlande et retournèrent dans leur patrie, dans cette contrée mystérieuse située au delà de l'Océan et où les âmes des morts trouvent, avec un corps nouveau, une seconde patrie. C'est là que règne leur dieu Téthra, dont, à la bataille de Mag-Tured, l'épée est tombée entre les mains des Tûatha Dê Danann vainqueurs. Un des morceaux les plus anciens qui forment le second cycle de l'épopée héroïque irlandaise fait apparaître à nos yeux la jeune et jolie femme qui est la messagère celtique de la Mort, et qui conduit au séjour merveilleux des défunts les âmes des jeunes gens séduits par son irrésistible beauté. Elle s'adresse à Connlé, fils de Conn, roi suprême d'Irlande.—«Les immortels t'invitent,» lui dit-elle. «Tu vas être un des héros du peuple de Téthra. On t'y verra tous les jours, dans les assemblées de tes aïeux, au milieu de ceux qui te connaissent et qui t'aiment.» Et bientôt Conn, roi d'Irlande, en larmes, vit son fils s'élancer dans la barque de verre qui servait aux voyages de la terrible enchanteresse. La barque, fendant les flots de la mer, s'éloigna de plus en plus. Du rivage, le père la suivit quelque temps des yeux, puis il ne vit plus rien. Son fils n'est pas revenu, et on ne sait pas où il est allé[1], ou plutôt on ne le sait que trop: il habite le pays d'où le retour est impossible, l'empire de Téthra, roi des Fomôré qui est toujours maître de cette contrée lointaine, bien qu'à la bataille de Mag-Tured il ait abandonné son épée aux mains d'Ogmé vainqueur.
Une autre pièce, qui appartient au cycle de Conchobar et de Cûchulainn, nous fait assister à une joute littéraire entre Nédé, fils d'Adné, et Fercertné. Fercertné a été tout récemment élu ollam, c'est-à-dire chef des file d'Ulster. Le jeune Nédé, qui est allé terminer ses études en Alba, c'est-à-dire en Grande-Bretagne, sous la direction d'Eochaid Ech-bel ou «à la bouche de cheval,» a repassé la mer, est revenu en Irlande pour disputer à Fercertné la haute dignité dont ce dernier a été investi. Arrivant à l'improviste, il a revêtu la robe qui est l'insigne de l'ollam; il s'est assis dans la chaire réservée à ce personnage respecté. Fercertné entre furieux dans la salle, et, devant l'auditoire que la curiosité attire, il adresse au jeune prétendant une série de questions par lesquelles il veut mettre sa science à l'épreuve, espérant le convaincre d'ignorance et le réduire au silence. Nédé se tire avec succès de cet examen improvisé. Une des questions est celle-ci:—«Quel est, ô jeune savant, la chose que tu parcours en te hâtant?»—«La réponse est facile,» répondit Nédé: «c'est le champ de l'âge, c'est la montagne de la jeunesse, c'est la chasse des âges à la poursuite du roi dans la maison de terre et de pierres (c'est-à-dire dans ce monde terrestre), entre la chandelle et son bout, entre le combat et la haine du combat, [c'est-à-dire à la lumière et pendant les luttes de la vie jusqu'au terme de la vie et à la paix de la mort, cette paix qu'on trouve] au milieu des braves guerriers de Téthra.» Et Téthra, dit une glose de ce vieux morceau, est le nom du roi des Fomôré[2]. Cette glose paraît avoir existé déjà vers la fin du neuvième siècle ou le commencement du dixième, puisqu'on la trouve dans la plus ancienne récension du Glossaire de Cormac[3]. Téthra est un des plus anciens noms que les Irlandais aient donné au dieu de la mort.
[1] Echtra Connla, publié d'après le Leabhar na hUidhre, manuscrit de la fin du onzième siècle, par Windisch, Kurzgefasste irische Grammatik, p. 120.
[2] Livre de Leinster, p. 187, colonne 2, ligne 26. J'ai supprimé la plus grande partie de la glose dont ce vieux morceau est accompagné; l'auteur ou les auteurs de cette glose, sachant le sens de chaque mot, ne comprenaient pas l'ensemble du passage.
[3] Glossaire de Cormac, au mot Tethra, Whitley Stokes, Three irish glossaries. p. 42.
§ 13.
Le corbeau et la femme de Téthra.
La mythologie celtique prétendait donner à la mort des attraits bien supérieurs à ceux de la vie. Mais elle ne parvenait pas à supprimer un des plus vifs sentiments de la nature. Aussi la messagère de la mort n'a-t-elle pas toujours, dans la littérature irlandaise, les traits séduisants sous lesquels elle apparaît dans la légende de Connlé.
Quand les dieux se rendent visibles, la forme qu'ils revêtent est souvent celle d'oiseaux. Les oiseaux divins des Tûatha Dê Danann, c'est-à-dire des dieux de la lumière et de la vie, ont un joli plumage[1]; ils vont par couples, les deux têtes emplumées sont réunies par une chaîne ou un joug d'argent[2]. Lorsque Lug, le vainqueur de la bataille de Mag-Tured, veut donner le jour au célèbre héros Cûchulainn, sa venue est annoncée par l'apparition d'une troupe de ces oiseaux. Il y en a neuf fois vingt, en neuf groupes de vingt chacun, allant deux à deux; les uns portent des jougs d'argent, les autres des chaînes du même métal.
Mais tels ne sont pas les oiseaux qui annoncent la présence des Fomôré, dieux de la mort et de la nuit: ces oiseaux sont des corbeaux ou des corneilles. La femme de Téthra, c'est la femelle du corbeau ou de la corneille; c'est l'oiseau à plumage lugubre qu'on voit voltiger sur les champs de bataille et qui, après le combat, déchire de son bec sanglant la poitrine nue et livide des morts décapités et restés sans sépulture. Un manuscrit de la fin du onzième siècle nous a conservé un quatrain composé par un poète du neuvième siècle:
Ce que désire la femme de Téthra, c'est le feu du combat;
C'est le flanc des guerriers déchiré par le glaive,
C'est le sang, ce sont les cadavres sous les cadavres;
Yeux sans vie, têtes tranchées, voilà les mots qui lui plaisent.
Et un vieux grammairien irlandais écrivant, au plus tard vers la fin du onzième siècle, des gloses sur les mots obscurs de ce quatrain, a expliqué «femme de Téthra» par un substantif irlandais qui veut dire «corneille» ou «corbeau[3].»
[1] Serglige Conculainn, chez Windisch, Irische Texte, p. 206, lignes 10 et suiv.
[2] Compert Conculainn, chez Windisch, Irische Texte, p. 137, 138.
[3] Ce quatrain est attribué à Mac Lonan, par le Leabhar na hUidhre, p. 50. Il a été publié par M. Whitley Stokes, dans les Beiträge de Kuhn, t. VIII, p. 328; et dans la Revue celtique, t. II, p. 491.
CHAPITRE IX.
LA SECONDE BATAILLE DE MAG-TURED ET LA MYTHOLOGIE
GRECQUE.
§1.—Le Kronos grec et ses trois équivalents irlandais Téthra, Bress, Balar.—§2. Forme irlandaise de l'idée grecque de la race d'or. Tigernmas, doublet de Balar, de Bress et de Téthra.—§3. Balar et le mythe d'Argos ou Argus. Lug et Hermès.—§4. Io et Bûar-ainech. Balar et Poseidaôn.—§5. Lug, meurtrier de Balar et le héros grec Bellérophontès.—§6. Lug et le héros grec Persée.—§7. Le Balar populaire de l'Irlande. Balar et Acrisios. Ethné, fille de Balar, et Danaé, fille d'Acrisios. Les trois frères et le triple Géryon. Leur vache et le troupeau de Géryon ou de Cacus. Le fils de Gavida et Persée.—§8. Les trois ouvriers des Tûatha Dê Danann et les trois cyclopes de Zeus chez Hésiode.
§ 1.
Le Kronos grec et ses trois équivalents irlandais, Téthra, Bress, Balar.
Téthra, roi des Fomôré, qui à Mag-Tured prit la fuite, laissant son épée aux mains des Tûatha Dê Danann vainqueurs, et qui ensuite devint roi des morts, est identique au Kronos d'Hésiode et de Pindare. Celui-ci, vaincu et détrôné par Zeus, a obtenu un royaume nouveau dans le pays merveilleux où les héros défunts retrouvent, avec une seconde vie, les joies de la patrie absente[1].
Dans la fable grecque, Kronos, avant sa défaite, a été roi du ciel: le monde entier n'avait pas d'autre maître que lui au temps où la race d'or vivait sur la terre. On sait que la race d'or des Grecs n'est autre chose que les Tûatha Dê Danann de la mythologie irlandaise. Ainsi, une partie du mythe de Kronos se retrouve en Irlande dans la légende de Bress, roi fomôré qui régna sur les Tûatha Dê Danann. Nous avons dit comment, après la satire du file Corpré, une révolte des sujets de Bress fit tomber du trône ce prince mythique et enleva la souveraineté de l'Irlande aux Fomôré par une révolution que leur défaite à Mag-Tured rendit définitive. Bress est identique à Kronos, mais ce n'est qu'un Kronos incomplet; c'est le roi du monde au temps de la race d'or; ce n'est pas le roi des morts, et nous ne voyons pas qu'il ait combattu à la bataille de Mag-Tured, comme Kronos dans la bataille des dieux contre les Titans.
Balar, le principal des vaincus de Mag-Tured, nous offre une autre partie, un autre démembrement de la personnalité mythologique qui reste unique, sous le nom de Kronos, dans certains récits grecs. Ainsi, Balar est le grand-père de Lug, qui le tue à la bataille de Mag-Tured; de même Kronos, vaincu dans la guerre de Zeus et des dieux contre Kronos et les Titans, est le père de Zeus, vainqueur dans cette lutte mythique: la bataille de Mag-Tured entre les Tûatha Dê Danann et les Fomôré n'est autre chose, nous le savons déjà, que la bataille où, suivant la mythologie hésiodique, Zeus et les autres dieux triomphèrent de Kronos et des Titans.
[1] Les Travaux et les Jours, vers 169; Pindare, Olympiques, II vers 70, 76; édition Teubner-Schneudewin, t. I, p. 17.
§ 2.
Forme irlandaise, de l'idée grecque de la race d'or.
Tigernmas, doublet de Balar, de Bress et de Téthra.
L'association de l'or avec le règne de Kronos est, dans la mythologie grecque, une doctrine caractéristique. «La race d'or des hommes doués de parole fut,» dit Hésiode, «créée par les immortels habitants de l'Olympe. Ils vécurent sous Kronos, qui alors avait le ciel sous son empire. Ils ressemblaient à des dieux[1].» Ces mots par lesquels Hésiode commence sa peinture de ce que nous appelons l'âge d'or nous transportent dans le domaine de la mythologie irlandaise, au temps où les Tûatha Dê Danann habitaient l'Irlande, sous la domination des Fomôré. Or, un des noms du chef des Fomôré est Tigernmas. Tigernmas est, comme nous l'avons vu, un doublet de Balar; il est comme lui, par Ethné ou Ethniu, grand-père de Lug, l'Hermès celtique; il est aussi un doublet de Bress et de Téthra. Tigernmas est un des noms de Kronos dans la légende irlandaise.
Or, Tigernmas fut, raconte-t-on, autrefois roi d'Irlande, et, suivant un poète du onzième siècle, il eut le premier la gloire de faire fondre l'or tiré des mines de cette île[2]. Exploitation de mines d'or, telle est la forme que reçoit en Irlande l'idée grecque de la race d'or. Les bizarres travaux chronologiques des savants irlandais du onzième siècle ont eu pour effet de placer Tigernmas aux derniers temps de la période mythique dont nous faisons ici l'histoire. Ils ont fait de lui un personnage tout à fait distinct de Balar et chronologiquement séparé de lui par un long intervalle. Mais nous n'avons pas à nous préoccuper des combinaisons de la fausse science qui, transformant la mythologie irlandaise en annales, a si longtemps jeté le ridicule sur ces vieilles légendes celtiques[3].
[1] Les Travaux et les Jours, vers 109–112.
Leis roberbad, is blad bind,—
Mèin ôir ar-tus in hErind.
Par lui fut fondue,—il est renom sonore,—
Mine d'or premièrement en Irlande.
Poëme de Gilla Coemain, dans le Livre de Leinster, p. 16, col. 2, lignes 50, 51. Cf. Livre des conquêtes, ibid., ligne 23.
[3] Sur le règne de Tigernmas, au temps des descendants de Milé, voir, outre le Livre des conquêtes déjà cité, le grand poème chronologique de Gilla Coemain, Livre de Leinster, p. 127, col. 2, lignes 25 et 26; enfin, les p. 111–113 du présent volume.
§ 3.
Balar et le mythe d'Argos ou Argus. Lug et Hermès.
Le combat de Zeus et des dieux contre Kronos et les Titans n'est pas le seul récit mythologique grec où l'on voie apparaître la doctrine dualiste qui fait lutter les divinités bienfaisantes du jour, du beau temps et de la vie contre les puissances malfaisantes de la mort, de l'orage et de la nuit. Un des mythes les plus connus où l'imagination grecque nous offre cette doctrine est celui d'Argos aux cent yeux. Ces yeux sont les étoiles, et Argos est une personnification de la nuit étoilée. Hermès le tua d'un coup de pierre[1]. Ce mythe était déjà connu des Grecs quand Homère composa l'Iliade, c'est-à-dire environ huit siècles avant notre ère. Déjà, dans l'Iliade, Hermès porte le surnom de meurtrier d'Argos, Ἀργειφόντης; ou le titre de meurtrier d'Argos, Ἀργειφόντης, est employé comme synonyme d'Hermès[2]. Hermès est le crépuscule, et cette pierre qui lancée par Hermès, tue Argos ou la nuit, c'est le soleil qu'une main invisible jette tous les matins de l'Orient vers le haut des cieux[3]. Lug est l'Hermès celtique: comme l'Hermès grec, il personnifie le crépuscule; comme lui, au moyen d'une pierre il tue son adversaire. Il lance cette pierre avec une fronde, et d'un coup mortel il atteint à l'œil Balar, qui est l'Argos celtique, c'est-à-dire une personnification des puissances mauvaises dont la nuit est une des principales et parmi lesquelles le Celte comprend aussi la foudre et la mort.
[1] Apollodore, Bibliothèque, livre II, chapitre 1, section 3, § 4. Didot-Müller, Fragmenta historicorum grœcorum, tome I, page 126.
[2] Iliade, livre II, vers 103, 104, livre XXIV, vers 24, etc. Voyez aussi Odyssée, livre I, vers 84; Hymne à Histia, vers 7; Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 77. Apollodore, à qui nous devons la conservation de la fable qui explique le composé Ἀργειφόντης, écrivait au milieu du second siècle avant notre ère. La correction Ἀργειφάντης pour Ἀργειφόντης est une conception relativement moderne et nous paraît inadmissible, malgré l'autorité qui s'attache au nom des savants par lesquels elle a été acceptée de nos jours. Sur les représentations figurées, voir l'article Argus, dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de MM. Daremberg et Saglio.
[3] A. Kuhn, Ueber Entwicklungstufen des Mythenbildung, dans les Abhandlungen de l'Académie des sciences de Berlin pour 1873, p. 142.
§ 4.
Io et Bûar-ainech, Balar et Poseidaôn.
Chez le prince des tragiques d'Athènes, Argos ou Argus est le gardien d'Io, la vierge encornée[1], dont ailleurs Æschyle a aussi fait une vache[2], et dans laquelle les grammairiens grecs ont reconnu la personnification de la lune. La nuit, personnifiée dans Argos, est le garde vigilant au soin duquel la lune, vache errante, est confiée. La légende celtique, comme la légende grecque, a fait de la lune un personnage cornu: c'est un homme, ou plutôt un dieu au visage de vache ou de taureau: Bûar-ainech. Le dieu celtique au visage de vache ou de taureau est identique à Io, la vierge encornée de la poésie tragique des Grecs; comme Io, Bûar-ainech est la lune divinisée, mais il n'est pas, comme Io, remis à la garde du dieu qui personnifie la nuit, c'est-à-dire de Balar, qui, en Irlande, est identique à l'Argos ou Argus des Grecs. Au lieu d'être, comme Argos, le gardien de la divinité cornue, Balar est le fils de ce dieu bizarre. Du dieu lunaire au visage de vache ou de taureau, Bûar-ainech, est né Balar, dieu de la nuit, mis à mort d'un coup de la pierre solaire par Lug, dieu du crépuscule dans la mythologie celtique, comme Hermès dans la mythologie grecque. Bûar-ainech, le dieu fomôré à tête de taureau, ne doit pas être séparé des dieux à tête de chèvre, goborchind, qu'un document cité plus haut associe aux Fomôré.
Le texte qui nous apprend le nom de Bûar-ainech, père de Balar, nous dit que c'était Balar qui construisait les forts de Bress. On se rappelle ce que nous avons raconté de Bress, ce Fomôré, qui, après avoir été roi et tyran des Tûatha Dê Danann, c'est-à-dire des dieux solaires, fut plus tard détrôné par eux, et que Balar, cet autre ennemi des dieux solaires, chercha vainement à replacer sur le trône, puisque ce fut en combattant pour Bress que Balar perdit la vie[3]. Balar construisait les forts de Bress. Ainsi, dans la légende grecque, Poseidaôn, dieu de la mer,—ce dieu irrité dont l'implacable vengeance poursuit le dieu solaire Odusseus,—a bâti les murs de Troie, la ville ennemie[4].
[1] Βουκέρως παρθένος, Eschyle, Prométhée enchaîné, vers 588.
[2] Βοῦς, Eschyle, Les Suppliantes, vers 18, 275.
[3] «Balar, mac Buar-Ainic, rathoir Bressi.» Livre de Leinster, p. 50, col. 1, lignes 42, 43.
Ἤτοι ἐγὼ Τρώεσσι πόλιν πέρι τεῖχος ἔδειμα,
Εὐρύ τε καὶ μάλα καλὸν, ἵν᾽ ἄρρηκτος πόλις εἴη.
Iliade, XXI, 446–447. Dans l'Iliade, VII, 452, 453, Poseidaôn a pour associé Phoibos; mais, au livre XXI, Phoibos était pâtre du roi de Troie, tandis que Poseidaôn était maçon au service de ce prince.
§ 5.
Lug, meurtrier de Balar, et le héros grec Bellérophontès.
Le phénomène météorique du lever du soleil, un de ceux qui ont inspiré la légende celtique du combat heureux de Lug contre Balar, c'est-à-dire du crépuscule contre la nuit, est aussi ce que l'imagination grecque a voulu représenter quand elle s'est figuré Hermès tuant Argos. Hermès vainqueur est comme Lug le crépuscule, Argos comme Balar est la nuit. Mais il y a un phénomène analogue au crépuscule matinal et au lever du soleil et que la mythologie confond souvent avec eux: c'est le triomphe du soleil quand, après une tempête orageuse, cet astre perce le nuage et apparaît tout radieux dans le ciel. La légende de Bellérophon et de la Chimère nous offre une des formes mythologiques dont ce phénomène a été revêtu dans les monuments de l'art et de la littérature grecques.
La Chimère, à la fois lion, serpent et chèvre, est un de ces monstres qui personnifient la tempête, l'obscurité que l'orage produit, le mal. Elle est de race divine, et, avec l'aide des dieux, un héros la tue. En souvenir de cette victoire, ce héros porte le surnom de Βελλερο-φόντης, ou meurtrier de Belléros; c'est-à-dire que le monstre, outre le nom de Chimère, portait celui de Belléros. Belléros est le même mot que Balar, nom du dieu des Fomôré tué par Lug à la bataille de Mag-Tured. Belléros, en grec, est dérivé de la même racine que le verbe βάλλω, «je lance,» et que le substantif βέλος, «trait, javelot.»
Que lançait le monstre de la mythologie grecque, Chimère ou Belléros? Un jet terrible de feu ardent[1]. C'est la foudre. Dans le mythe irlandais, le regard que l'œil habituellement fermé de Balar jette sur ses ennemis, et qui les tue, est aussi la foudre. La foudre est un œil ordinairement fermé qui s'ouvre pendant l'orage et dont le regard précipite les hommes dans la nuit de la mort[2], tandis que le soleil est un œil ouvert tout le jour et qui répand la vie sur les êtres animés. Voilà comment, dans la légende irlandaise, Balar est dieu de la foudre en même temps que de la nuit. Les deux fables, l'une grecque, l'autre celtique, qui racontent l'une la mort de Balar tué par Lug, l'autre celle de la Chimère tuée par Βελλερο-φόντης , proviennent d'un fonds commun; et un hasard étrange a gardé, dans le récit irlandais, le nom de Balar identique à Belléros, que les poèmes d'Homère[3] et d'Hésiode[4] nous ont conservé dans le composé Βελλερο-φόντης , en français Bellérophon, «meurtrier de Belléros,» et qu'on retrouve sous cette forme dans beaucoup d'autres monuments de la littérature grecque[5].
[1] «Δεινὸν ἀποπνείουσα πυρὸς μένος αἰθομἐνοιο,» Iliade, livre VI, vers 182.
[2] Voyez James Darmesteter, Ormazd et Ahriman, p. 122.
[3] Sur Bellérophon et la Chimère, voyez Iliade, livre VI, vers 155–183.
[4] Hésiode, Théogonie, vers 325.
[5] Voyez, dans le Dictionnaire des antiquités de MM. Daremberg et Saglio, les articles Bellérophon et Chimæra.
§ 6.
Lug et le héros grec Persée.
C'est sur un thème identique qu'a été brodée la fable grecque de Persée et de Méduse. Persée, en grec Perseus, est un doublet de Bellérophon, en grec Bellérophontès. Il tue Méduse, comme Bellérophon tue la Chimère, ou tue Belléros; comme Lug tue Balar. Méduse elle-même est un doublet de la Chimère. La Chimère est un monstre, à la fois serpent, chèvre et lion; elle exhale un feu qui ôte la vie. Méduse est une femme ailée dont les cheveux sont des serpents; elle déteste les hommes; quiconque fixe les yeux sur elle expire à l'instant[1].
Le Prométhée enchaîné d'Eschyle, qui, sur la puissance redoutable de Méduse, nous donne ce détail terrible, a été représenté à Athènes pour la première fois vers le milieu du cinquième siècle avant notre ère. On ne pouvait, disait-on alors en Grèce, on ne pouvait regarder Méduse sans perdre la vie. Il y a là emploi de l'actif pour le passif: dans la doctrine primitive, c'était le regard de Méduse qui tuait, comme, dans la mythologie irlandaise, le regard de Balar, qui est une poétique image de la foudre.
Persée, qui tua Méduse, est déjà connu d'Homère et d'Hésiode[2]; mais pour trouver, le récit complet de sa légende, il faut consulter les mythographes postérieurs. Persée, qui devait un jour, comme Lug, mettre à mort son grand-père, est, par Danaé, petit-fils d'Acrisios, roi d'Argos. Un oracle a prévenu Acrisios que son petit-fils le tuera. Pour être sûr de n'avoir pas de petit-fils, le roi enferme Danaé, sa fille, dans une chambre souterraine dont les murailles sont reliées avec de l'airain.
Vains efforts! Danaé est rendue grosse par le mortel Proitos, suivant quelques-uns; par le grand dieu Zeus, disent les textes les plus anciens[3]. Elle accouche d'un enfant mâle, qui sera le héros Persée. Acrisios la fait enfermer avec son fils dans un coffre, que, sur son ordre, on jette à la mer. Les flots transportent le coffre à Sériphe, où Danaé et Persée arrivent vivants. Persée, parvenu à l'âge d'homme, accomplit de nombreux exploits, parmi lesquels on compte le meurtre de Méduse; puis la fatalité lui fait tuer Acrisios, son grand-père[4].
[1] Eschyle, Prométhée, vers 798–800, de l'édition Didot. Cf. Hésiode, Théogonie, vers 274–280.
[2] Iliade, livre XIV, vers 319, 320. Bouclier d'Héraclès, vers 223 et suivants.
[3] Iliade, livre XIV, vers 313–320. Hérodote, VII, 61. Voir aussi le passage de Sophocle cité plus bas.
[4] Apollodore, livre II, chap. iv. Cet auteur écrivait au second siècle avant notre ère. Mais il y a, sur certains détails, des témoignages plus anciens: tels sont les vers de Simonide sur le voyage de Danaé dans son coffre sur la mer. Bergk, Anthologia lyrica, editio altera, p. 444. Tel est aussi le passage de l'Antigone de Sophocle, vers 944–950, où il est question de la prison de Danaé et de la pluie d'or de Zeus qui l'avait rendue mère. Simonide, le premier de ces deux auteurs, mourut l'an 468 avant notre ère; Sophocle, le second, termina sa carrière en 406.
§ 7.
Le Balar populaire de l'Irlande, aujourd'hui Balor.
Balor et Acrisios; Ethné, fille de Balor, et Danaé,
fille d'Acrisios. Les trois frères irlandais et le triple
Géryon; leur vache et le troupeau de Géryon ou de
Cacus; le fils de Gavida et Persée.
Les traits fondamentaux de la légende de Persée se trouvent dans un conte irlandais, recueilli en ce siècle même de la bouche du peuple, et où le grand-père tué, comme Acrisios, par son petit-fils, est le dieu fomôré Balar.
Le nom de ce personnage, nous raconte O'Donovan, vit encore dans la tradition de toute l'Irlande; et dans certaines parties de cette île, ce nom, autrefois écrit Balar Balcbeimnech, «Balar aux coups puissants,» aujourd'hui Balor Bêimeann, «Balor des coups,» est la terreur des petits enfants. C'était un guerrier qui habitait l'île de Tory, anciennement Torinis. Cette île est située dans l'océan Atlantique, au nord-ouest, mais à peu de distance de l'Irlande. C'est là que les Irlandais évhéméristes ont autrefois placé la résidence des Fomôré adversaires de la race de Némed, et cette tour de Conann à la prise de laquelle cette race fut anéantie. Ainsi, comme le redoutable Conann des manuscrits épiques, le Balar ou plus exactement le Balor populaire demeurait à Tory.
Il avait un œil au milieu du front, un autre derrière la tête. Le regard de ce dernier œil donnait la mort. Balor le tenait constamment caché; il ne le découvrait que lorsqu'il voulait se débarrasser d'un ennemi. De là, en Irlande, l'expression toujours reçue d'«œil de Balor,» suil Baloir, pour dire ce que nous appelons en français «le mauvais œil.» C'est l'œil dont le regard, dans le récit de la bataille de Mag-Tured, frappe à mort Nûadu, roi des Tûatha Dê Danann.
Un druide avait prédit à Balor qu'il serait tué par son petit-fils. Ici, le druide joue le même rôle que l'oracle dans la légende grecque d'Acrisios et de Perseus. Balor, comme Acrisios, n'avait qu'une fille; elle s'appelait Ethné, ou, pour donner à ce mot son orthographe ancienne, Ethniu, au génitif Ethnenn. C'est le nom que porte, au onzième siècle, la fille de Balar, dans le Livre des Conquêtes. Nous voyons qu'il est resté vivant dans la tradition populaire. En Grèce, Ethné s'appelait Danaé.
Balor, voulant donner un démenti à la prédiction du druide, et n'être pas tué par son petit-fils, résolut de faire en sorte de n'avoir pas de petit-fils. Il enferma sa fille dans une tour imprenable, bâtie sur le sommet d'un rocher presque inaccessible, qui élève sa tête jusqu'aux nues, et qui a le pied battu par les flots, sur la côte orientale de l'île de Tory. On montre encore aujourd'hui ce rocher aux curieux, et on l'appelle la grande Tour, Tor môr. Ce fut là que Balor relégua la belle Ethné. Il lui donna pour compagnes et pour gardiennes douze femmes qui avaient mission de ne laisser aucun homme pénétrer près d'elle, et de faire en sorte qu'elle ne se doutât jamais qu'il existât des hommes en ce monde.
Ethné resta longtemps prisonnière. Elle devint une femme d'une beauté accomplie; et, fidèles à leur consigne, ses compagnes ne parlaient jamais d'hommes en sa présence. Cependant Ethné du haut de sa tour voyait souvent des bateaux passer. Elle remarquait que ces bateaux étaient conduits par des êtres humains qui n'avaient pas tout à fait le même aspect que les femmes, dont elle était entourée. Il y avait là pour elle un mystère dont elle demanda souvent l'explication. Mais ses discrètes compagnes refusèrent toujours de la lui donner.
Jusqu'ici la tradition populaire irlandaise est d'accord avec la légende grecque d'Acrisios et de Perseus et avec le récit que nous offre, au onzième siècle, la tradition savante irlandaise conservée par le Livre des conquêtes. La tour où, dit-on, Ethné fut enfermée par son père, sur les côtes d'Irlande, est identique aux salles dont les murailles étaient consolidées par des liens d'airain[1] et où, suivant le récit grec, le roi d'Argos retint prisonnière Danaé, sa fille. Mais au point où nous sommes arrivés, on trouve intercalé dans le conte que le peuple irlandais répète une légende originairement étrangère à ce conte; cette légende est celle qui a donné à la mythologie grecque le combat d'Héraclès contre Géryon au triple corps.
On sait que Géryon est un personnage à trois têtes[2] et même à trois corps[3], qui avait un troupeau de vaches. Il habitait avec ce troupeau dans une île au delà de l'Océan. Il tenait ses vaches enfermées dans une étable obscure. Héraclès le vainquit et emmena les vaches[4]. Héraclès est une personnification du soleil, les vaches sont les rayons de cet astre, gardés dans l'obscurité par le dieu de la nuit, et délivrés le matin par le dieu solaire, quand l'astre du jour, jusque-là momentanément privé de son éclat diurne, est sur le point de s'élever lumineux au-dessus de l'horizon[5]. La fable d'Héraclès et de Géryon appartient à la mythologie latine comme à la mythologie grecque, et dans la rédaction latine de cette fable Géryon s'appelle Cacus. Mais revenons à la légende irlandaise.
Dans le conte populaire irlandais, Balor a été jusqu'ici, conformément à la tradition antique, une personnification de la nuit; maintenant, par une de ces altérations fréquentes dans les littératures populaires modernes, il va pour quelque temps se confondre avec le dieu du jour, et jouer le rôle du dieu grec Héraclès.
Sur la côte d'Irlande, située en face de l'île, vivaient ensemble trois frères, Gavida, Mac-Samhthainn et Mac-Kineely, dont le premier était forgeron, et dont le troisième avait une vache qu'on appelait Glas Gaivlen[6], c'est-à-dire la vache «bleue du forgeron.» Son lait était si abondant que tous les voisins en étaient jaloux. On essaya nombre de fois de la voler, et sa garde exigeait une attention continuelle.
Nous n'avons pas de peine à reconnaître dans les trois frères le triple Géryon, dont les vaches sont ici réduites à une, mais par compensation elle produit une quantité de lait prodigieuse. Balor voulut s'emparer de cette vache merveilleuse; jusque-là il s'était illustré par de nombreux exploits, il avait pris beaucoup de vaisseaux, il avait jeté dans les chaînes bien des guerriers vaincus, ses expéditions en Irlande, sur la côte voisine de son île, lui avaient procuré un butin abondant. Mais un bonheur lui manquait: c'était de posséder la Glas Gaivlen, la vache bleue du forgeron.
Pour s'en emparer, il recourut à la ruse. Il se rendit à la forge dans un moment où la vache s'y trouvait sous la garde d'un des trois frères. Celui-ci eut l'imprudence de donner sa confiance à Balar, en laissant le licou de la précieuse vache entre les mains de cet ambitieux sans scrupule, qui, avec la rapidité de l'éclair, tirant la vache par la queue, regagna son île. Il y entra par le port qu'on appelle aujourd'hui Port na Glaise, «le port de la Bleue.» Il y a dans ce récit un trait qui appartient à la légende romaine de Cacus. Cacus, doublet de Géryon, tire les vaches d'Héraclès par la queue[7].
Mac Kineely, le propriétaire de la vache, voulut se venger de Balor. Guidé par les conseils d'un druide et d'une fée, il se déguisa en femme, et la fée le transporta sur les ailes de la tempête au delà du détroit qui séparait son habitation de l'île où résidait Balor. La fée s'arrêta avec lui sur le sommet du rocher où s'élevait la tour qui servait de prison à la fille de Balor, à la belle Ethné. Elle frappa à la porte.—«Je suis,» dit-elle, «accompagnée d'une noble dame, et je viens de l'arracher des mains d'un homme aussi cruel qu'audacieux qui l'avait enlevée à sa famille. Je viens vous demander asile pour elle.»—Les gardiennes d'Ethné n'osèrent rejeter la prière de la fée. Celle-ci entra dans la tour avec Mac Kineely, et fit tomber les douze matrones dans un sommeil magique. Quand elles se réveillèrent, la fée et sa prétendue compagne avaient disparu. La fée, s'enlevant dans les airs avec Mac Kineely, l'avait transporté hors de l'île, sur la côte opposée, par la route aérienne qui l'avait amenée. Ainsi les douze matrones, à leur réveil, trouvèrent Ethné seule; mais, comme Danaé, Ethné était grosse.
Ses gardiennes lui dirent que la visite de la fée et de sa compagne n'était qu'un rêve, et lui recommandèrent de n'en jamais parler à Balar. Mais en dépit de ces recommandations, la fin du neuvième mois arriva. Ethné accoucha; et, par un phénomène dont les exemples sont rares, elle eut trois fils. On ne put le cacher à Balar, qui s'empara des enfants, les fit envelopper tous les trois dans un drap attaché par une épingle, et les envoya jeter dans un gouffre de la mer. La personne à laquelle était confiée cette mission dut, pour atteindre le but de son voyage, traverser un petit golfe. Au moment où elle se trouvait sur ce golfe, l'épingle se détacha du drap et tomba dans l'eau avec un des enfants. Lorsque le porteur du fardeau arriva au gouffre, il n'y avait plus que deux enfants dans le drap. Il les noya et revint près de Balar, qui crut exécuté complètement l'ordre cruel qu'il avait donné.
Qu'était devenu l'enfant tombé dans le golfe? Avant de répondre à cette question, nous dirons qu'on montre encore aujourd'hui l'endroit où cet accident s'est, dit-on, produit, et qu'on l'appelle le «Port de l'Epingle,» Port-a-Deilg. Quand l'épingle s'était détachée et que l'enfant était tombé, la fée à laquelle il devait la naissance se trouvait là, invisible; elle prit l'enfant dans ses bras, elle s'éleva dans les airs, et, traversant le détroit, elle gagna la côte irlandaise et la demeure de Mac Kineel; elle lui remit le nouveau né en lui apprenant que c'était son fils. Mac Kineely le confia à son frère Gavida, le forgeron. Gavida l'éleva et lui apprit son métier.
Cependant Balor croyait avoir triomphé de la destinée; mais il n'avait pas pardonné l'injure faite à sa fille et qui rejaillissait sur lui. Il apprit de son druide le nom du coupable; il résolut de se venger. Un jour, il traversa le détroit avec une troupe de guerriers, et il surprit Mac Kineely. Il le saisit par les cheveux, tandis que d'autres guerriers saisissaient les pieds et les mains du malheureux sans défense. Mac Kineely, étendu sur une pierre blanche, eut la tête tranchée par Balor. Son sang coula sur la pierre et y traça des veines rouges qu'on montre aux curieux qui sont encore aujourd'hui, disent les paysans irlandais, d'irrécusables témoins de ce lugubre et antique événement. On l'appelle pierre de Neely, par abréviation pour pierre de Kineely. Elle donne son nom à deux paroisses, et, en 1794, un antiquaire du pays, sans la changer de place, l'a fait élever sur un pilier haut de seize pieds. Elle était à ses yeux un des plus respectables et des plus sérieux monuments de l'histoire irlandaise.
Mais revenons à Balor. La mort de Mac Kineely avait effacé de son esprit toute trace du chagrin causé par l'accouchement d'Ethné. Son bonheur était complet, ses espérances sans nuage. Gavida, frère du malheureux Mac Kineely, était devenu son forgeron. Balor ne savait pas qu'un des trois fils d'Ethné avait échappé à la mort, et que ce fils était le jeune ouvrier qui servait d'aide à Gavida. Il fallait bien que la prophétie du druide s'accomplît: c'était ce jeune homme qui devait la réaliser en ôtant la vie à son grand-père. Ce que Balor ignorait, le jeune homme le savait bien. Il savait qu'il était fils de Mac Kineely; il savait que Mac Kineely avait péri par la main de Balor. Souvent il allait se promener dans l'endroit où le meurtre avait été commis; il regardait la pierre teinte du sang de son père; il sentait couler des larmes, et ne rentrait à la maison qu'après avoir juré de le venger.
Un jour, Balor vint à la forge. Gavida était absent; le jeune ouvrier s'y trouvait seul. Balor se mit à causer avec lui. Il lui raconta ses exploits, sans oublier de mentionner le meurtre de Mac Kineely. Il se vanta de ce meurtre comme d'un des hauts faits dont il pouvait tirer le plus d'honneur. C'était le moment fixé pour la vengeance par les décrets du destin. Le jeune forgeron sentit le sang de son père bouillonner dans ses veines. Il était auprès de sa forge, où des barres de fer rougissaient, attendant le coup du marteau. Il en saisit une, et, frappant Balor par derrière, fit pénétrer le fer brûlant dans l'œil magique ordinairement fermé, qui ne pouvait s'ouvrir sans ôter la vie aux infortunés que son regard atteignait. Balor tomba; il était mort. Ainsi qu'en Grèce Persée avait tué Acrisios, son aïeul, le jeune forgeron irlandais avait tué son grand-père; l'événement avait justifié la prophétie du druide en Irlande; comme la prédiction de l'oracle en Grèce; et de plus, en Irlande, la justice était satisfaite: le crime commis par Balor en tuant Mac Kineely avait été puni d'un légitime châtiment[8].
La tradition qui a conservé ce conte a, comme on le voit, gardé deux des noms propres contenus dans les monuments du onzième siècle: ce sont les noms de Balar, aujourd'hui Balor, et de sa fille Ethniu, aujourd'hui Ethné. Mais il semble que les conteurs populaires ont oublié comment s'appelait le jeune meurtrier de Balor. Nous avons vu que ce meurtrier est Lug, l'Hermès grec, le Mercure gréco-romain, un des Tûatha Dê Danann.
[1] Χαλκοδέτοις αὐλαῖς. Sophocle, Antigone, vers 945.
[2] Τρικάρηνος. Hésiode, Théogonie, vers 287.
[3] Τρισώματος. Eschyle, Agamemnon, vers 870. Suivant Apollodore, Bibliothèque, livre II, chapitre v, section 10, § 2, ces corps auraient été réunis par le milieu et n'auraient eu à eux trois qu'un seul ventre. Fragmenta historicorum græcorum, tome I, p. 140.
[4] Hésiode, Théogonie, vers 287–294.
[5] Bréal, Mélanges de mythologie et de linguistique, p. 65 et suiv.
[6] Mieux Glas Goibhnenn.
«Cauda in speluncam tractos, versisque viarum
Indiciis raptos, saxo occultabat opaco.»
Enéide, livre VIII, vers 210–211.
[8] Ce récit légendaire a été recueilli par O'Donovan dans la tradition populaire, et il l'a donné en note dans son édition des Annales des Quatre Maîtres, 1851, tome I, p. 18–21.
§ 8.
Les trois ouvriers des Tûatha Dê Danann et les trois
Cyclopes de Zeus chez Hésiode.
Gavida le forgeron et ses deux frères forment une triade dont l'origine se trouve dans un détail de la seconde bataille de Mag-Tured. On se rappelle les trois ouvriers qui fabriquaient les armes des Tûatha Dê Danann et dont l'habileté fut une des causes de la défaite des Fomôré. Le premier était Goibniu, forgeron; son nom dérive du vieil irlandais goba (au génitif gobann), «forgeron,» qui se prononce aujourd'hui gava; de là le dérivé moderne Gavida de la légende populaire. Ces trois ouvriers associés à la victoire des dieux du jour et de la vie, en irlandais Tûatha Dê Danann, contre les dieux de la nuit et de la mort, en irlandais Fomôré, sont identiques aux trois Cyclopes, Brontès, Stéropès et Argès, au courage puissant, qui donnèrent à Zeus le tonnerre et qui fabriquèrent la foudre[1], c'est-à-dire les traits qui ont assuré la victoire du dieu solaire Zeus dans son combat contre les dieux de la mort et de la nuit, que les Grecs appellent Titans[2]. On n'a pas oublié par quels procédés merveilleux, pendant la bataille de Mag-Tured, Goibniu et ses deux compagnons fabriquaient les lances dont les Tûatha Dê Danann vainqueurs perçaient les Fomôré, leurs ennemis malheureux[3].
Dans le conte populaire, le forgeron Gavida et ses deux frères sont opposés à Balor ou Balar, le guerrier fomôré, et c'est de la forge de Gavida qu'est tirée la barre de fer rouge dont Balor est mortellement frappé. Il y a là un fonds de traditions communes et une théorie dualiste en général plus développée en Irlande qu'en Grèce. Quelquefois cependant le contraire a lieu: ainsi, nous ne retrouvons pas en Irlande le doublet grec des Cyclopes, c'est-à-dire que nous n'y rencontrons pas Kottos, Obriareôs et Gyès, ces trois guerriers aux cent bras, dont le concours contribue chez Hésiode à la victoire de Zeus contre les Titans[4].
[1] Hésiode, Théogonie, vers 139–141. Cf. ibidem, vers 504, 505.
[2] Le tonnerre et la foudre sont appelés les traits, κῆλα, de Zeus aux vers 707 et 708 de la Théogonie d'Hésiode, qui font partie du récit de la bataille livrée par Zeus aux Titans.
[4] Hésiode, Théogonie, vers 147–159, 618–628, 644–663, 669–675, 713–718, 734, 735, 815–819. Sur Obriareôs, aussi appelé Briareôs, voyez aussi l'Iliade, livre I, vers 401–407.
CHAPITRE X.
LA RACE DE MILÉ.
§1. Les chefs des Tûatha Dê Danann changés au onzième siècle en hommes et en rois. Chronologie de Gilla Coemain et des Quatre Maîtres.—§2. Milé et Bilé, ancêtres de la race celtique.—§3. La doctrine qui fait arriver les Irlandais d'Espagne et qui leur donne pour pays d'origine la Scythie et l'Egypte.—§4. Ith et la tour de Brégon.—§5. L'Espagne et l'île de Bretagne confondues avec le pays des morts.—§6. Expédition d'Ith en Irlande.—§7. La mythologie irlandaise et la mythologie grecque. Ith et Prométhée.
§ 1.
Les chefs des Tûatha Dê Danann changés au onzième
siècle en hommes et en rois. Chronologie de Gilla
Coemain et des Quatre Maîtres.
Si nous en croyons le poème chronologique composé vers le milieu du onzième siècle par Gilla Coemain, qui mourut en 1072, les Tûatha Dê Danann furent maîtres de l'Irlande, après la seconde bataille de Mag-Tured, pendant cent soixante neuf ans qui, suivant les calculs des Quatre Maîtres, savants irlandais du dix-septième siècle, commencent l'an 1869 et finissent l'an 1700 avant J.-C. Lug fut leur premier roi et régna quarante ans; Dagdé ensuite occupa le trône pendant quatre-vingts ans, puis Delbaeth dix ans, Fiachach Findgil, fils de Delbaeth, dix autres années. Enfin les trois petits-fils de Dagdé, savoir: Mac Cuill, Mac Cecht et Mac Grêné, s'étant partagé l'Irlande, possédèrent en même temps la royauté pendant vingt-neuf ans, jusqu'à l'arrivée des fils de Milé, qui les mirent à mort et firent la conquête de l'Irlande[1].
C'est probablement Gilla Coemain qui est l'auteur de cette chronologie. En tout cas, elle paraît avoir été inventée de son temps, et c'est elle que nous trouvons dans le Livre des conquêtes[2]. Elle est une conséquence logique de la thèse professée quelques années auparavant par le moine Flann Manistrech. Ce personnage, qui mourut abbé en 1056, écrivit en vers irlandais un poème didactique où il fait mourir, comme de simples humains, les Tûatha Dê Danann, immortels jusque-là.
Il y raconte, par exemple, par qui fut tué Lug[3]. Suivant lui aussi, Dagdé mourut des blessures qu'une femme nommée Cetnenn lui avait faites d'un coup de javelot à la bataille de Mag-Tured[4]. Il n'avait pas été question de Cetnenn avant que Flann Manistrech composât son poème: on avait seulement parlé de Lug, fils d'Ethniu, en vieil irlandais Lug macc Ethnenn; en vieil irlandais mac, fils, s'écrit avec deux c: macc. Ethnenn est le génitif d'Ethniu, nom de femme; et comme en vieil irlandais le composé syntactique macc Ethnenn s'écrivait sans diviser les deux mots, c'est d'une mauvaise division de ce composé qu'est résulté le nom propre Cetnen. On a lu mac-Cethnenn, au lieu de macc Ethnenn. De là l'origine de Cetnen qui aurait blessé mortellement Dagdé, si nous en croyons Flann Manistrech.
Flann Manistrech a, de même, raconté la mort de Delbaeth et celle de son fils[5]. Il avait changé en hommes tous ces personnages divins. Le plus ancien auteur qui paraisse les avoir chacun investi de la royauté pendant un temps déterminé est Gilla Coemain, qui mourut seize ans après Flann Manistrech. Par là Gilla Coemain a donné une base au système chronologique nouveau par lequel se conclut l'évolution progressive qui a transformé la mythologie irlandaise en un récit historique conforme aux méthodes monastiques du moyen âge. Cependant, à la fin du onzième siècle, ces doctrines, alors tout récemment mises au jour, n'étaient pas universellement admises par les érudits qu'abritaient les monastères irlandais, et une science plus saine y a fait alors entendre une protestation dont l'écho est arrivé jusqu'à nous.
Pour l'annaliste Tigernach, mort en 1088, c'est-à-dire seize ans après Gilla Coemain, les dates accumulées par ce fondateur de la chronologie préhistorique de l'Irlande étaient encore sans valeur; et il n'y avait pas de dates certaines dans l'histoire d'Irlande avant l'an 305 avant J.-C., où Cimbaed, fils de Fintan, devint roi d'Emain[6]. Nous sommes bien loin de l'année 1700 avant notre ère où aurait fini la domination des Tûatha Dê Danann. Les dates dont fourmillent les monuments de la mythologie irlandaise n'ont pas été puisées dans la tradition. Gilla Coemain est même vraisemblablement le premier qui ait imaginé une liste de rois de la race des Tûatha Dê Danann. Sa doctrine, sur ce point, est étrangère aux idées que les Irlandais païens se faisaient de leurs dieux. Les Irlandais païens considéraient leurs dieux comme immortels. Lug et Dagdé qui, suivant les calculs fondés par les Quatre Maîtres sur les chiffres de Gilla Coemain, seraient morts l'un 1830 ans l'autre 1750 ans avant J.-C., nous sont présentés par la littérature épique irlandaise comme des êtres surnaturels vivant encore au temps du héros Cûchulainn et du roi Conchobar; or, ces deux derniers personnages, suivant les calculs Tigernach, sont contemporains de Jésus-Christ, et les calculs de Tigernach ne semblent pas mal fondés.
[1] Livre de Leinster, p. 127, colonne 2, lignes 1–8.
[2] Ibid., p. 9, colonne 2.
[3] Ibid., p. 11, colonne 2, ligne 7.
[4] Ibid., p. 11, colonne 2, lignes 26, 27.
[5] Livre de Leinster, p. 11, colonne 2, lignes 28–31. Ici le fils de Delbaeth s'appelle Fiachna, comme dans le Livre des conquêtes (Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 44–45), et non Fiachach comme dans le poème de Gilla Coemain, Livre de Leinster, p. 127, colonne 2, ligne 6.
[6] Voici le texte de Tigernach d'après le fac-similé publié par M. Gilbert, part I, pl. XLIII: «In anno XVIII Ptolomei fuit initiatus regnare in Emain Cimbaed filius Fintain qui regnavit xxviii annis. Tunc Echu Buadach, pater Ugaine, in Temoria regnare ab aliis fertur, liquet prescripsimus olim Ugaine imperasse. Omnia monumenta Scottorum usque Cimbaeth incerta erant.» La dix-huitième année de Ptolémée Lagus dont il s'agit plus haut, et qui, suivant Tigernach, aurait régné quarante ans (323–283), est l'an 305 avant J.-C. Le manuscrit reproduit ici est conservé à la bibliothèque Bodléienne d'Oxford, sous la cote Rawlinson B 502. M. Gilbert a le premier donné ce passage exactement.
§ 2.
Milé et Bilé ancêtres de la race celtique.
Les Tûatha Dê Danann restèrent, dit-on, maîtres de l'Irlande jusqu'à l'arrivée des fils de Milé. Milé, au génitif Miled, ancêtre mythique des Irlandais, autrement dits Gôidels ou Scots, n'était pas inconnu des Celtes continentaux. On a trouvé dans la partie de la Hongrie qui, sous l'empire romain, était comprise dans la Pannonie inférieure, ancienne dépendance de l'empire gaulois, de nombreuses inscriptions gravées sur des monuments funéraires, qui couvrent les tombes d'hommes d'origine gauloise. Une de ces inscriptions a été écrite pour rappeler la mémoire de Quartio, fils de Miletumarus, par ordre de Derva, sa veuve[1]. Derva porte un nom gaulois qui veut dire «chêne;» Miletu-marus est composé de deux termes: le second, marus, en gaulois mâros, veut dire «grand;» quant au premier, miletu, il nous offre la forme que prenait dans les composés, quand il était premier terme, le thème consonantique gaulois milet, dont le nominatif devait être miles pour milets, en irlandais Milé[2]; et le génitif miletos, en irlandais Miled. Miletumarus veut dire «grand comme Milé.» Ainsi le personnage mythique qui est, en Irlande, l'ancêtre de la race celtique était connu sur les bords du Danube comme sur les côtes de l'Océan dans la plus occidentale des Iles Britanniques.
Milé était fils de Bilé. Bilé est, comme Balar, un des noms du dieu de la mort. La racine bel, «mourir,» change souvent son e radical en a quand la désinence contient un a: atbalat pour *ate-belant[3], «ils meurent;» Balar pour Belar nous offre l'exemple d'un phénomène identique. Quant, au contraire, la désinence contient un i, l'e radical de la racine bel se change en i: epil, «il meurt,» pour *ate-beli[4]. Dans Bile pour *Belios, le même phénomène s'est produit.
Milé fils de Bilé, a donc pour père le dieu de la mort, le dieu celtique que César a appelé Dis pater. Les Gaulois, dit-il, prétendent qu'ils descendent tous de Dis pater, dieu de la mort, ab Dite patre[5]. Dis paraît contracté pour dives, Dite pour divite[6]. Ce nom divin était celtique en même temps que romain: dîth est un des noms de la mort en vieil irlandais. On le trouve aussi écrit dîith avec deux i[7]; il paraît avoir perdu un v primitif entre ces deux voyelles, comme le latin dite pour divite; dîith s'écrit pour dîvit, et le nom gaulois Divitiacus, porté au temps de César par un druide éduen bien connu[8], avant ce temps par un roi des Suessions[9], paraît un dérivé de ce mot.
[1] Corpus inscriptionum latinarum, t. III, première partie, p. 438, nos 3404, 3405.
[2] On trouve quelquefois au nominatif Milid qui est en réalité l'accusatif. Le nominatif ne peut être que Mile ou Mili.
[3] Glose au vers 40 de l'hymne de Colman: Whitley Stokes, Goidelica, 2e édit., p. 124; Windisch, Irische Texte, p. 9, 377.
[4] Priscien de Saint-Gall, f° 30 a; et Saint-Paul de Wurzbourg, f° 30 d; Grammatica celtica, 2e édition, p. 60.
[5] De bello gallico, livre VI, chapitre 18, § 1.
[6] Cicéron, De natura deorum, lib. II, cap. xxvi, § 66; cf. Corssen, Ueber Aussprache, Vokalismus und Betonung der lateinischen Sprache, 2e édit., t. I, p. 316.
[7] Saint-Paul de Wurzbourg, f° 8 D; Grammatica celtica, 2e édition, p. 21; Zimmer, Glossæ hibernicæ, p. 50; cf. Windisch, Irische Texte, p. 484. Comparez le breton divez, «fin,» en gallois diwedd, et l'irlandais dead, même sens.
[8] Cicéron, De divinatione, livre I, chap. 41, § 90; César, De bello gallico, livre I, chap. 16, 18, 19, 20, 31, 32, 41; livre II, chap. 10, 13; livre VI, chap. 12.
[9] De bello gallico, livre II, chap. 4, § 7.
§ 3.
La doctrine qui fait arriver les Irlandais d'Espagne
et leur donne pour pays d'originé la Scythie et
l'Egypte.
Dès l'époque où a été dressée notre première liste de la littérature épique, l'évhémérisme faisait partir les fils de Milé, non du pays des morts, mais d'Espagne; et les croyances chrétiennes associées à des préoccupations étymologiques, avaient fait imaginer de longues pérégrinations antérieures que les ancêtres des Irlandais, sortis du berceau asiatique du genre humain, avaient, disait-on, interrompues par des séjours en divers lieux tels que l'Egypte et surtout la Scythie. Il semblait évident que Scots et Scythes, c'était tout un.
Nennius, au dixième ou même au neuvième siècle, a connu cette légende érudite et relativement moderne. Il dit la tenir des savants irlandais[1]. Voici comment il s'exprime. «Quand les fils d'Israël traversèrent la mer Rouge, les Egyptiens les suivirent, et ils furent noyés, comme on lit dans la Bible. Or il y avait alors chez les Egyptiens un homme noble de Scythie, avec une nombreuse famille. Il avait été précédemment détrôné en Scythie, et il était en Egypte quand les Egyptiens furent noyés; mais il n'était point allé poursuivre le peuple de Dieu. Les Egyptiens survivants, après délibération, le chassèrent de leur pays; ils craignaient qu'il ne voulût s'en rendre maître, en profitant de ce que les chefs de familles avaient péri dans la mer Rouge. Obligé de quitter l'Egypte, celui-ci voyagea en Afrique pendant quarante-deux ans, arriva avec sa famille aux autels des Philistins, traversa un lac salé, passa entre Rusicada et les montagnes de la Syrie, franchit le fleuve Malva, parcourut la Mauritanie, atteignit les colonnes d'Hercule, et enfin entra en Espagne où sa race habita un grand nombre d'années et se multiplia considérablement.»
Ce récit sommaire est un abrégé de celui qui, dans la plus ancienne liste des compositions épiques irlandaises est intitulé: «Emigration ou voyage de Milé, fils de Bilé, jusqu'en Espagne[2].» Des arrangements plus modernes de cette légende nous ont été conservés par le Chronicum Scotorum, annales d'Irlande, composées au douzième siècle[3]; par l'introduction du Livre des conquêtes, transcrite au douzième siècle dans le livre de Leinster[4]; enfin, dans une glose du Senchus Môr[5].
Les savants irlandais du moyen âge prétendaient être, par les femmes, d'origine égyptienne. Des trois noms de la race irlandaise, Fêne, Scôt, Gôidel, ils s'étaient fait trois ancêtres: 1° Fênius, roi de Scythie; 2° Scôta, fille de Pharaon, roi d'Egypte, et belle-fille de Fênius; 3° Gôidel, fils de Scôta. Il est probable que Scôta, fille de Pharaon, était déjà inventée dès la fin du huitième siècle, et que Clément, le grammairien irlandais de la cour de Charlemagne, avait parlé de cette Egyptienne, mère fantastique du peuple irlandais. Quand l'Anglo-Saxon Alcuin, condamné à la retraite par l'âge, se plaint à Charlemagne de l'influence de plus en plus prépondérante acquise par les Irlandais à l'école du palais, il les traite d'Egyptiens.—«En m'en allant,» dit-il, «j'avais laissé près de vous des Latins; je ne sais qui les a remplacés par des Egyptiens[6].»
[1] «Sic mihi periti Scottorum nuntiaverunt.» Appendix ad opera edita ab Angelo Maio, Romæ, mdccclxxi, p. 99.
[2] Tochomlod Mîled, maic Bile, co Espain. Livre de Leinster, p. 190, col. 1, ligne 60.
[3] Chronicum Scotorum, édition Hennessy, p. 10–13.
[4] Livre de Leinster, p. 2–4.
[5] Anciens laws of Ireland, I, p. 20, 22. Voir aussi Keating, livre I, partie II, chap. 1 à 5; édition de Haliday, pages 214 et suivantes.
[6] Lettre 82 d'Alcuin, chez Migne, Patrologia latina, tome 100, col. 266–267. Cf. Hauréau, Singularités historiques et littéraires, p. 26.
§ 4.
Ith et la tour de Brégon.
Nous ne parlerons pas davantage de ces légendes relativement modernes et dont l'origine n'a rien de populaire, mais qui sont le produit d'une fausse érudition. Arrivons à l'antique récit où l'on voit comment la race celtique sortit du pays des morts pour venir s'établir dans la terre qu'elle habite encore aujourd'hui[1].
La plus ancienne rédaction que nous ayons de cette légende date du onzième siècle. Elle nous a été conservée par le Livre des conquêtes. On y voit qu'un certain Brégon, père, ou plutôt grand-père de Milé[2], construisit une tour en Espagne, lisons: dans le pays des morts. On appela cette tour la tour de Brégon; c'est une seconde édition de la tour de Conann, chantée par Eochaid hûa Flainn au dixième siècle, et au siège de laquelle les descendants du mythique Némed, allant combattre le dieu des morts, furent d'abord vainqueurs, puis périrent au nombre des soixante mille. C'est la tour de Kronos, dieu des morts, dans l'île des Bienheureux, que Pindare chantait au cinquième siècle avant notre ère[3]. Brégon eut un fils qui s'appela Ith; et par une belle soirée d'hiver, Ith, contemplant l'horizon du haut de la forteresse paternelle, aperçut dans le lointain les côtes de l'Irlande[4]. Dès le onzième siècle, les savants irlandais avaient fait de Brégon une ville d'Espagne, l'antique Brigantia, aujourd'hui Bragance[5]. Pour voir de là l'Irlande, il fallait avoir une bonne vue; mais, comme nous l'avons dit, c'était par une belle soirée d'hiver, et, fait observer un auteur irlandais, «c'est le soir, en hiver, lorsque l'air est pur, que la vue de l'homme s'étend le plus loin[6].»
[1] «Tochomlod mac Miled a hEspain in hErinn,» Livre de Leinster, p. 190, col. I, lignes 60, 61.
Iar-sain rogenair Bregoin,
Athair Bili in balc-dremoin.
Livre de Leinster, p. 4, col. 1, lignes 34, 36.
Bregoin, mac Bratha blaith bil;
Is dô ro-bo mac Milid
Livre de Leinster, p. 4, col. 2, lignes 39, 40. Ces vers font partie d'un poème de Gilla Coemain. Ils peuvent se traduire ainsi:
Ensuite naquit Bregoin,
père de Bilé à la forte fureur....
Bregoin, fils de Brath au beau renom;
C'est de lui que Milé fut fils.
Au lieu de fils, lisez petit-fils: on sait que Milé fut fils de Bilé.
[4] «Ith mac Bregoin atchonnairc hErinn ar-tûs fescor gaimrid a-mulluch tuir Bregoin.» Livre de Leinster, p. 11, col. 2, lignes 50, 51; cf. Livre de Ballymote, folio 20 verso, col. 1, ligne 18.
[5] Poème de Gilla Coemain, dans le Livre de Leinster, p. 4, col. 1, ligne 39.
[6] «Is-ferr radarc duine glan-fhescor gaimrid.» Livre de Leinster, p. 12, col. 1, ligne 1.
§ 5.
L'Espagne et l'île de Bretagne confondues avec le pays
des morts.
Mais ce n'est pas de l'Espagne qu'il s'agit ici. Le mot d'Espagne a été introduit ici par l'évhémérisme des chrétiens irlandais. A la doctrine relativement moderne à laquelle on doit la présence du nom de l'Espagne dans les textes qui nous servent ici de base, on peut comparer celle qui, à une date bien plus ancienne, avait fait pénétrer le nom de la Bretagne dans la légende du pays des morts telle qu'on la racontait en Gaule dans les premiers temps de l'empire romain. Si l'on en croit un récit emprunté à un auteur inconnu par Plutarque, qui mourut vers l'an 120 de notre ère, et par Procope, qui écrivait au sixième siècle, le pays des morts est la partie occidentale de la Grande-Bretagne, séparée des régions orientales de cette île par un mur infranchissable. Il y a sur les côtes septentrionales de la Gaule, dit cette légende, une population de marins dont le métier est de conduire du continent les morts dans la partie de l'île de Bretagne qui est leur dernier séjour. Réveillés la nuit par les chuchotements d'une voix mystérieuse, ces marins se lèvent, se rendent au rivage, y trouvent des navires qui ne leur appartiennent point, remplis d'hommes invisibles dont le poids fait plonger les bâtiments autant qu'il est possible sans les faire submerger. Montant sur ces navires, ils arrivent au but d'un coup de rame, dit un texte; en une heure, dit un autre, quoique avec leurs navires à eux, même en s'aidant de voiles, il leur faille toujours au moins un jour et une nuit pour atteindre les côtes de l'île de Bretagne. Quand ils sont arrivés au rivage, leurs invisibles passagers débarquent; en même temps on voit les navires déchargés s'élever au-dessus des flots, et on entend la voix d'un personnage invisible proclamer les noms des nouveaux arrivants qui viennent augmenter le nombre des habitants du pays des morts[1].
Un coup de rame, une heure de navigation au plus, suffit pour exécuter le voyage nocturne qui du continent gaulois transporte les morts à leur dernier séjour. En effet, une loi mystérieuse rapproche pendant la nuit les longues distances qui, de jour, séparent le domaine de la vie du domaine de la mort. C'est la même loi qui, par une soirée claire, a permis à Ith d'apercevoir du haut de la tour de Brégon, dans le pays des morts, les côtes de l'Irlande séjour des vivants. Ce phénomène s'est produit en hiver; car l'hiver est une sorte de nuit, l'hiver, comme la nuit, abaisse les barrières qui s'interposent entre les régions de la mort et les régions de la vie; l'hiver, comme la nuit, donne à la vie l'apparence de la mort, supprime, pour ainsi dire, l'abîme redoutable creusé entre la vie et la mort par les lois de la nature. Voilà comment pendant une belle soirée d'hiver, Ith, du sommet de la tour de Brégon dans l'île des morts, vit à l'horizon les côtes de l'Irlande se dessiner devant lui.
[1] Fragment, conservé par Tzetzès, du commentaire de Plutarque sur Hésiode, chez Didot-Dübner, Œuvres de Plutarque, t. V, p. 20, 21. Procope, De bello gothico, livre IV, chap. 20; édition de Guillaume Dindorf, 1833, t. II, p. 565–569. Le texte de Procope est beaucoup plus complet que celui de Tzetzès.
§ 6.
Expédition d'Ith en Irlande.
Il s'embarqua avec trois fois trente guerriers et fit voile vers le pays inconnu dont sa vue pénétrante lui avait appris l'existence. Il l'atteignit heureusement, et prit terre sur le promontoire de Corco Duibné, à la pointe sud-ouest de l'Irlande. Cette île avait alors, dit-on, trois rois, petits-fils du grand dieu Dagdé: ils s'appelaient Mac Cuill, Mac Cecht et Mac Grêné; ils avaient partagé l'Irlande entre eux[1]. La femme de Mac Cuill s'appelait Banba; celle de Mac Cecht, Fotla; celle de Mac Grêné, Eriu[2]. Banba, Fotla et Eriu sont trois noms de l'Irlande, les deux premiers tombés en désuétude, le dernier encore usité de nos jours. Ces trois reines sont donc autant de personnifications d'un être unique que le goût des Celtes pour la triade a triplé. Les trois dieux époux de l'Irlande sont issus de l'unité par le même procédé, et la provenance de cette triple unité divine nous est donnée par le troisième des noms qu'elle porte: Mac Grêné, «fils du soleil.» Quand Ith débarqua en Irlande, un fils du soleil avait épousé cette île et y régnait: c'est une forme nouvelle à cette idée tant de fois exprimée que l'Irlande appartenait alors aux Tûatha Dê Danann, dieux du jour, de la vie, de la science. Au nom propre Mac Grêné, «fils du soleil,» comparez le surnom de Grîan-Ainech, «à la face solaire,» porté par Ogmé ou Ogmios, le champion divin, un autre des Tûatha dê Danann, c'est-à-dire des dieux solaires.
Mais Ith ne trouva personne sur le rivage. Il avança dans l'île et marcha longtemps vers le nord sans rencontrer qui que ce fût. Nêit, dieu de la guerre, venait d'être tué dans une bataille contre les Fomôré. Les trois rois des Tûatha dê Danann, c'est-à-dire Mac Cuill, Mac Cecht et Mac Grêné s'étaient réunis pour faire entre eux le partage de sa succession, et c'était dans la forteresse d'Ailech, fondée et habitée par le défunt, que les trois princes s'étaient rendus; leurs guerriers les avaient accompagnés en ce lieu. On montre encore aujourd'hui l'emplacement de la forteresse d'Ailech; elle est située dans le nord de l'Irlande au comté de Donegal, dans la baronnie de West-Inishowen, près de Londonderry. Ith, dans son voyage à travers l'Irlande, du sud au nord, atteignit enfin Ailech.
Les trois rois lui firent bon accueil et le prirent pour juge des difficultés auxquelles donnait lieu entre eux le partage de la succession de Nêit. Ith rendit une sentence arbitrale, qui termina toutes les contestations: «Agissez,» dit-il en terminant, «agissez selon les lois de la justice; car il est bon, le pays que vous habitez; il est abondant en fruits, en miel, en froment, en poisson; il est tempéré et quant à la chaleur et quant au froid.» De ces dernières paroles les trois rois conclurent que Ith voulait s'emparer de l'Irlande. Ils l'invitèrent à en sortir, et ils résolurent de le tuer. Ils mirent à exécution ce projet, à quelque distance, dans un endroit qui, dit la légende irlandaise, reçut en mémoire de cet événement le nom de «plaine d'Ith,» Mag Itha. Mais les compagnons d'Ith ne succombèrent pas avec lui. Emportant avec eux le cadavre de leur malheureux chef, ils se rembarquèrent et regagnèrent le pays d'où ils étaient venus. Les fils de Milé considérèrent le meurtre d'Ith comme une déclaration de guerre: envahissant l'Irlande, ils en firent la conquête sur les Tûatha Dê Danann, c'est-à-dire sur les dieux[3].
[1] Lebar gabala ou Livre des conquêtes, dans le Livre de Leinster, p. 9, col. 2, lignes 47–51.
[2] Id., ibid., p. 10, col. 1, lignes 37–39.
[3] Livre de Leinster. p. 12, col. 1.
§ 7.
La mythologie irlandaise et la mythologie grecque;
Ith et Promêtheus ou Prométhée.
La guerre des premiers hommes contre les dieux et la victoire des hommes sur les dieux,—une des données fondamentales de la mythologie celtique,—peuvent sembler étrange, et cependant cette légende s'accorde avec une doctrine mythologique des Grecs.
La lutte soutenue par Zeus contre les Titans nous offre la forme grecque de la bataille irlandaise de Mag-Tured, où les Tûatha Dê Danann et les Fomôré se disputent la victoire: les Fomôré sont les Titans irlandais; dans les Tûatha Dê Danann de l'Irlande, nous retrouvons Zeus et les auxiliaires que lui donne la mythologie grecque. A cette bataille, le succès est obtenu par Zeus et les Tûatha Dê Danann; les Titans et les Fomôré sont vaincus.
Mais de qui descendent les hommes dans un des systèmes mythologiques de la Grèce? C'est des Titans[1]. Le premier ancêtre de la race hellénique est Iapétos, issu de l'union de la Terre avec le Ciel son fils, qui est né de la Terre dès l'origine du monde[2]. Iapétos a été père de Promêtheus[3], puis celui-ci père[4] ou grand-père d'Hellên, ancêtre mythique de la race grecque[5]. Or, Iapétos, ce premier père des plus anciens aïeux auxquels les Grecs rattachent leur origine, est un Titan, Hésiode nous l'apprend: les fils que le Ciel a eus de la Terre sont des Titans[6]; Iapétos est un de ces fils: donc c'est un Titan, un de ces ennemis des dieux solaires, un de ces adversaires de Zeus, que Zeus vainqueur a un jour précipités dans le Tartare avec Kronos leur roi. Iapétos, nous dit l'Iliade, habite le Tartare avec Kronos: «Jamais,» s'écrie Zeus s'adressant à Héra sa vindicative épouse, «jamais je n'aurai raison de ta colère, quand même tu irais aux plus lointaines extrémités de la terre et de la mer, où Kronos et Iapétos sont assis, privés de la lumière du soleil qui parcourt les hautes régions du monde; le profond Tartare est autour d'eux[7].» Plus loin, le poète, revenant sur cette idée, ajoute que les dieux souterrains qui entourent Kronos s'appellent Titans[8].
Le Tartare est le séjour de Iapétos dans la mythologie de l'Iliade, qui remonte probablement au huitième siècle avant J.-C. Mais une doctrine postérieure donne pour domaine à Kronos et à ses compagnons, par conséquent à Iapétos, les îles ou l'île des Bienheureux, situées à l'extrême ouest, au delà de l'Océan. C'est la croyance admise dans les Travaux et les Jours d'Hésiode[9]. Au cinquième siècle avant notre ère, elle est chantée par Pindare[10]. Cette île est la nouvelle patrie où vivent les héros défunts, et par conséquent Iapétos, le primitif ancêtre de la race grecque. Cette île est identique au pays des morts, d'où les fils de Milé sont venus conquérir l'Irlande.
Ce n'est pas ici que s'arrête la ressemblance entre la fable grecque et la fable celtique. Dans la mythologie grecque, le Titan Iapétos a un fils qui s'appelle Promêtheus. Promêtheus est l'adversaire de Zeus; Zeus est en lutte avec ce fils d'un Titan comme il l'a été avec les Titans à une date antérieure. La seconde lutte est une continuation de la première. De même en Irlande, quand les Tûatha Dê Danann ont la guerre à soutenir contre les fils de Milé, cette guerre est en quelque sorte une suite de celle qu'ils ont précédemment soutenue contre les Fomôré; car c'est Bilé, personnification de la mort, en d'autres termes, c'est un des Fomôré qui est l'ancêtre des fils de Milé.
Quelques détails de la légende de Promêtheus présentent avec celle d'Ith une ressemblance singulière. Celui-ci est surtout frappant: Promêtheus est d'abord l'ami de Zeus[11]. La rupture entre eux est causée par l'intervention de Promêtheus dans un partage[12]. De même Ith, d'abord bien accueilli par les Tûatha Dê Danann, leur devient suspect par suite d'un partage dont il est chargé. Dans la légende grecque comme dans la légende irlandaise, c'est un partage qui change l'amitié en haine, et de cette haine la victime tragique est le juge qui a réglé le partage.
Promêtheus mit le comble à la colère de Zeus en prêtant aux hommes une aide inattendue. Zeus les privait de feu; Promêtheus ravit à Zeus et donna aux hommes «le feu indomptable dont la splendeur brille au loin[13];» les hommes lui doivent donc la lumière et le jour; ils lui doivent la science et les arts[14]. C'est le regard merveilleux d'Ith, qui, du haut de la tour de Brégon, a découvert l'Irlande: de la race de Milé, il est le premier qui ait pénétré dans cette île; c'est lui qui a enseigné la route de l'Irlande à la race de Milé aujourd'hui établie dans cette île; la population irlandaise lui doit presque autant que les Grecs devaient à Promêtheus.
Malgré les inappréciables services qu'il avait rendus aux hommes, Promêtheus, frappé par l'iniquité de Zeus, subit un épouvantable supplice: enchaîné à l'une des colonnes qui, à l'extrême Occident, supportent la voûte du ciel, il a les entrailles déchirées par un aigle au sombre plumage qui lui ronge le foie sans cesse renaissant[15]. Ainsi Ith innocent est massacré par les Tûatha Dê Danann.
Le supplice de Promêtheus ne sera pas éternel: Héraclès, pénétrant dans l'Aïdès, ténébreux séjour de la mort et de la nuit, délivrera un jour ce bienfaiteur de l'humanité, frappé d'une peine imméritée par l'impitoyable colère de Zeus[16]. Ith sera vengé: sa mort a été un crime et rien ne la justifiait; les Tûatha Dê Danann qui en ont été coupables perdront la domination de l'Irlande: ce sont les fils de Milé qui la leur enlèveront.
[2] Hésiode, Théogonie, vers 126, 127, 134.
[3] Id., ibid., vers 507–510, 528, 543, 565, 614. Les Travaux et les Jours, vers 50, 54. Apollodore, livre I, chap. 2, sections 2, 3; Didot-Müller, Fragmenta historicorum græcorum, I, p. 105.
[4] Hésiode, Catalogues, fragment XXI, édition Didot, p. 49.
[5] Apollodore, livre I, chap. 7, sect. 2; Didot-Müller, Fragmenta historicorum græcorum, t. I, p. 110–111. Thucydide, livre I, chap. 3. Hérodote, livre I, chap 56, §4.
[6] Théogonie, vers 207–210.
[7] Iliade, livre VIII, vers 478–481.
[8] Iliade, livre XIV, vers 273, 274, 278, 279.
[9] Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 165 et suivants.
[10] Pindare, Olympiques, II, vers 70 et suivants, édition Teubner Schneidewein, t. I, p. 17.
[11] Eschyle, Prométhée enchaîné, vers 199 et suivants.
[12] Hésiode, Théogonie, vers 535–560.
[13] Id., ibid., vers 561–569. Les Travaux et les Jours, vers 47–58.
[14] Eschyle, Prométhée enchaîné, vers 447 et suivants.
[15] Hésiode, Théogonie, vers 520–525. Prométhée enchaîné, vers 1021–1025.
[16] Eschyle, Prométhée enchaîné, vers 871–873, 1026–1029. Cf. Iliade, livre VIII, vers 360–369.
CHAPITRE XI.
CONQUÊTE DE L'IRLANDE PAR LES FILS DE MILÉ.
§1. Arrivée des fils de Milé en Irlande.—§2. Premier poème d'Amairgen. Doctrine panthéiste qu'il exprime. Comparaison avec un poème gallois attribué à Taliésin et avec le système philosophique de Jean Scot dit Eringène.—§3. Les deux autres poèmes d'Amairgen. Doctrine naturaliste qu'ils expriment.—§4. Première invasion des fils de Milé en Irlande.—§5. Jugement d'Amairgen.—§6. Retraite des fils de Milé.—§7. Seconde invasion des fils de Milé en Irlande. Ils font la conquête de cette île.—§8. Comparaison entre les traditions irlandaises et les traditions gauloises.—§9. Les Fir-Domnann, les Bretons et les Pictes en Irlande.
§ 1.
Arrivée des fils de Milé en Irlande.
Les compagnons d'Ith rapportèrent dans le pays des morts, ou, comme dit la rédaction chrétienne, en Espagne, le cadavre de leur chef. La race de Milé considéra le meurtre d'Ith comme une déclaration de guerre. Pour venger cet attentat, elle résolut d'émigrer en Irlande et de faire la conquête de cette île sur les assassins. Trente-six chefs, dont on donne les noms, commandaient la race de Milé.
Chacun d'eux eut son navire, où sa famille et ses hommes montèrent avec lui; mais tous les passagers n'arrivèrent pas au but. L'un des fils de Milé étant monté sur le haut d'un mât pour voir l'Irlande, se laissa tomber dans la mer et y périt. L'homme de lettres, le savant, le file de la flotte était Amairgen, surnommé Glûngel, «au genou blanc,» fils de Milé; sa femme mourut en route. La flotte atteignit la côte d'Irlande dans l'endroit où déjà Ith avait débarqué, à la pointe sud-ouest. On donna au lieu du débarquement le nom Inber Scêné[1]; Scêné était le nom de la femme d'Amairgen, qui fut enterrée dans cet endroit.
Le jour où arrivèrent les fils de Milé fut le 1er mai, un jeudi, dix-septième jour de la lune[2]. Partholon avait aussi débarqué en Irlande le 1er mai, bien qu'à un jour différent de la semaine et de la lune, c'est-à-dire le mardi, quatorzième jour de la lune; c'était aussi un premier jour de mai qu'avait commencé l'épidémie qui, en une semaine, avait détruit sa race. Le 1er mai était consacré à Belténé[3], un des noms du dieu de la mort, du dieu qui a donné aux hommes et qui leur reprend la vie. Ainsi, une fête de ce dieu est le jour où commença la conquête de l'Irlande par la race de Milé.
[1] Ce serait le nom autrefois porté par la rivière de Kenmare dans le comté de Kerry. Hennessy, Chronicum Scotorum, p. 389. C'est déjà là qu'on avait fait débarquer Nemed.
[2] Flathiusa hErend, dans le Livre de Leinster, p. 14, col. 2, lignes 50–51. Chronicum Scotorum, édition Hennessy, p. 14. D'après le document intitulé Flathiusa hErend, les fils de Milé seraient arrivés en Irlande au temps du roi David, c'est-à-dire au onzième siècle avant notre ère. Les Quatre Maîtres placent le même événement 1700 ans avant J.-C.
[3] Beltene ou Beltine est dérivé de l'infinitif *beltu, génitif *belten, datif *beltin, conservé en vieil irlandais dans le composé epeltu, «mort» = *ate-belatu. Grammatica celtica, 2e édition, p. 264.
§ 2.
Premier poème d'Amairgen. Doctrine panthéiste qu'il
exprime; comparaison avec un poème gallois attribué
à Taliésin et avec le système philosophique de
Jean Scot dit Eringène.
En mettant le pied droit sur la terre d'Irlande, le file Amairgen, fils de Milé, chanta un poème panthéiste en l'honneur de la science qui lui donnait une puissance supérieure à celle des dieux, dont elle tirait cependant son origine; il chanta la louange de cette science merveilleuse qui allait assurer aux fils de Milé la victoire sur les Tûatha Dê Danann. En effet, cette science divine pénétrant les secrets de la nature, en saisissant les lois, en connaissant les forces, était, suivant la prétention de la philosophie celtique, un être identique à ces forces elles-mêmes, au monde matériel et visible; et posséder cette science, c'était posséder la nature entière.
«Je suis,» dit Amairgen, «le vent qui souffle sur la mer;
Je suis la vague de l'océan;
Je suis le murmure des flots;
Je suis le bœuf aux sept combats;
Je suis le vautour sur le rocher;
Je suis une larme du soleil;
Je suis la plus belle des plantes;
Je suis sanglier par la bravoure;
Je suis saumon dans l'eau;
Je suis lac dans la plaine.
Je suis parole de science;
Je suis la pointe de lance qui livre les batailles;
Je suis le dieu qui crée ou forme dans la tête [de l'homme] le feu [de la pensée];
Qui est-ce qui jette la clarté dans l'assemblée sur la montagne? (Et ici une glose ajoute: Qui éclaira chaque question, sinon moi?)
Qui annonce les âges de la lune? (Et une glose ajoute: Qui vous raconte les âges de la lune, sinon moi?)
Qui enseigne l'endroit où se couche le soleil? (sinon le file, ajoute une glose)[1]»...
L'ordre manque dans ce morceau; les idées fondamentales et les idées secondaires s'enchevêtrent sans méthode; mais le sens ne fait pas de doute: le file est parole de science, il est le dieu qui donne à l'homme le feu de la pensée; et comme la science n'est pas distincte de son objet, comme Dieu ne fait qu'un avec la nature, l'être du file se confond avec le vent, avec les flots, avec les animaux sauvages, avec les armes du guerrier.
Un manuscrit gallois du quatorzième siècle nous a conservé une composition analogue. Elle est attribuée au barde Taliésin. Amairgen, le file irlandais, a dit: «Je suis une larme du soleil.» La pièce galloise met dans la bouche de Taliésin une assertion semblable: «J'ai été une larme dans l'air[2].» Voici d'autres formules parallèles:
Amairgen: «Je suis le vautour sur le rocher.»—Taliésin: «J'ai été un aigle[3].»
Amairgen: «Je suis la plus belle des plantes.»—Taliésin: «J'ai été arbre dans le bocage[4].»
Amairgen: «Je suis la pointe de la lance qui livre les batailles.»—Taliésin: «J'ai été une épée dans la main; j'ai été un bouclier dans le combat[5].»
Amairgen: «Je suis parole de science.»—Taliésin: «J'ai été parole en lettre[6].»
Le poème gallois altère le sens primitif de la formule, en mettant au passé le verbe qui est au présent dans le vieux texte irlandais. Il substitue la notion de métamorphoses successives à la puissante doctrine panthéiste qui est la gloire comme l'erreur de la philosophie irlandaise et probablement de la philosophie celtique. Le file est la personnification de la science, et la science est identique à son objet. La science est l'Etre même dont les forces de la nature et tous les êtres sensibles ne sont que les manifestations. C'est ainsi que le file chez qui la science se revêt d'une forme humaine n'est pas seulement homme, mais est aigle ou vautour, arbre ou plante, parole, épée ou javelot; voilà comment il est le vent de la mer, la vague de l'océan, le murmure des flots, le lac dans la plaine. Il est tout cela parce qu'il est l'être universel, ou, comme dit Amairgen, «le dieu qui crée dans la tête» de l'homme «le feu» de la pensée. Il est tout cela, parce que c'est lui qui détient le trésor de la science. «Je suis,» dit-il, «parole de science,» et plusieurs preuves attestent qu'il possède ce trésor: Amairgen a soin de le rappeler. Ainsi, lorsque les concitoyens du file, assemblés sur la montagne, sont embarrassés par une question difficile, le file leur en donne la solution. Ce n'est pas tout: il sait faire le calcul des lunaisons, qui est la base du calendrier; et, par conséquent, il détermine les dates où se tiennent les grandes assemblées populaires, fondement de la vie politique, commerciale et religieuse. L'astronomie n'a pas pour lui de secrets; il sait même quel est le lieu inconnu du reste des hommes où, chaque soir, le soleil, fatigué de sa course diurne, va prendre son repos jusqu'au lendemain; la science donc lui appartient; la science, c'est lui; or la science, c'est l'être unique dont le monde entier, avec tous les êtres secondaires qui le remplissent, n'est que la variable et multiple expression.
Cette doctrine est celle qu'au neuvième siècle l'irlandais Jean Scot a enseignée en France à la cour de Charles le Chauve en l'enveloppant des formes de la philosophie grecque. M. Hauréau résume la doctrine fondamentale du philosophe irlandais: en donnant de son grand ouvrage De la division de la nature les extraits suivants: «On est informé par tous les moyens de connaître que, sous l'apparente diversité des êtres, subsiste l'être unique qui est leur commun fondement[7].»
«Quand on nous dit que Dieu fait tout,» a écrit Jean Scot, «nous devons comprendre que Dieu est dans tout, qu'il est l'essence substantielle de toutes les choses. Seul, en effet, il possède en lui-même les conditions véritables de l'être; et seul il est en lui-même tout ce qui est au sein des choses auxquelles à bon droit on attribue l'existence. Rien de ce qui est n'est véritablement par soi-même; mais Dieu seul, qui seul est véritablement par lui-même, se partageant entre toutes les choses, leur communique ainsi tout ce qui répond en elles à la vraie notion de l'être[8].»
Et encore: «Ne vois-tu pas pourquoi le créateur de l'universalité des choses obtient le premier rang dans les catégories de la nature? Ce n'est pas sans raison, puisqu'il est le principe de toute chose; puisqu'il est inséparable de toute la diversité qu'il a créée; puisqu'il ne peut autrement subsister au titre de créateur. En lui sont en effet, toutes les choses invariablement et essentiellement; il est lui-même la division et la collection, et le genre et l'espèce, et le tout et la partie de l'universalité créée[9].»
Enfin, «qu'est-ce qu'une idée pure?» selon Jean Scot. «C'est, en propres termes, une théophanie, c'est-à-dire une manifestation de Dieu dans l'âme humaine.» Telle est, au neuvième siècle, la doctrine enseignée en France par l'irlandais Jean Scot[10]. C'est la doctrine que l'épopée mythologique irlandaise met dans la bouche d'Amairgen, quand elle lui fait dire: «Je suis le dieu qui met dans la tête [de l'homme] le feu [de la pensée], je suis la vague de l'Océan, je suis le murmure des flots, etc.» La file, le savant chez lequel la science, c'est-à-dire l'idée divine, s'est manifestée, et qui devient ainsi la personnification de cette idée, peut, sans orgueil, se proclamer identique à l'être unique et universel dont tous les êtres secondaires ne sont que les apparences ou les manifestations. Sa propre existence se confond avec celle de ces êtres secondaires.
Tel est le sens du vieux poème que la légende irlandaise met dans la bouche du file Amairgen au moment où ce représentant primitif de la science celtique, arrivant des régions mystérieuses de la mort, posa pour la première fois son pied droit sur le sol de l'Irlande.