Le dernier vivant
The Project Gutenberg eBook of Le dernier vivant
Title: Le dernier vivant
Author: Paul Féval
Release date: June 3, 2006 [eBook #18494]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com
Paul Féval
LE DERNIER VIVANT
(1871)
Au lecteur
J'ai reçu mission de livrer à la publicité le récit d'un événement auquel je pris dans le temps une part indirecte. Mon rôle, au milieu des singulières aventures qui vont être mises sous les yeux du lecteur, n'eut qu'une importance tardive, mais contribua quelque peu au dénouement inespéré du drame.
Le malheureux éclat donné par la dernière guerre aux agissements de certains hommes d'argent, patriotes au point de manger la patrie, a rappelé l'attention publique vers l'origine souvent peu honorable—et parfois infâme—des fortunes acquises dans les fournitures militaires.
Il ne faut point chercher ailleurs la raison d'être de ce livre, où la question d'argent tient en apparence peu de place, noyée qu'elle est dans un véritable océan d'aventures. Chacun a intérêt à bien établir qu'aucun argent volé n'est entré chez lui, soit anciennement, soit depuis peu, en un temps où les accusations pleuvent, remplaçant la grêle des balles et des obus.
Le cours des années, en éclaircissant les rangs des compagnons de ma jeunesse, avait laissé un cher, un excellent ami, seul juge de la question de savoir s'il fallait taire à tout jamais cette histoire, plus curieuse que la plupart des romans.
Mon ami a décidé que l'histoire devait être écrite et j'ai pris la plume.
Geoffroy de Rœux.
PS. Les noms des personnes et ceux des localités sont, comme de raison, déguisés.
PREMIÈRE PARTIE
Les ciseaux de l'accusée
Récit préliminaire
I
Comment je retrouvai Lucien—Bureau de M. de Méricourt
(Juillet 1866.) Je connaissais vaguement, par les journaux et aussi par nos amis communs—qui avaient autant de répugnance à parler que moi à interroger,—l'affreux malheur dont la vie de Lucien Thibaut était accablée. Jamais il ne m'en avait entretenu lui-même dans ses lettres, quoiqu'il m'écrivît assez souvent.
Cette réserve, qui pourrait paraître bizarre, car j'étais son meilleur camarade d'enfance, sera expliquée par les faits.
J'étais à Paris depuis plus d'une semaine, cherchant l'adresse de Lucien du matin au soir, et ne faisant pas autre chose. Je m'étais enquis partout, même à la préfecture de police.
Lucien restait pour moi introuvable, lorsqu'on m'indiqua le bureau de M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne.
Je ne fus pas sans demander ce qu'était ce M. Louaisot. On me répondit que le quartier Vivienne produisait une certaine quantité de spécialités ou providences. Il y a le théâtre du Palais-Royal et ses annexes pour les Anglais, Mme Sitt pour les cors aux pieds, le Coq-d'Or pour rassortir les morceaux de soie, etc.
M. Louaisot de Méricourt avait la spécialité des renseignements. Il était providence pour les gens qui cherchent.
Il demeurait au cinquième étage, dans une assez belle maison, dont les derrières donnaient sur la toiture vitrée du passage Colbert. Son nom était franchement écrit sur sa porte.
Je fus reçu par une cauchoise des Bouffes-Parisiens, douée d'un embonpoint remarquable et d'une fraîcheur vraiment triomphante. Elle portait robe de soie et coiffe de dentelles; chacun de ses pendants d'oreilles devait peser trois louis.
Elle avait l'air brusque, mais gai, d'une servante-maîtresse, et beaucoup d'accent.
—Bonjour, ça va bien? me dit-elle, sans me laisser le temps de parler. Pas mal, et vous? Le patron est là. Ceux du gouvernement ont du temps pour déjeuner à la fourchette et le billard; mais lui, toujours sur le pont. Est-ce pour affaire de commerce ou plus délicate?
Elle me coupa la parole au moment où j'allais répondre, et ajouta, en clignant de l'œil:
—Entrez toujours; on ne paye qu'en sortant. Ceux du gouvernement, j'entends les renseignements, sont censés gratis, mais vas-y voir! Rien sans pourboire, et des raides! Ici, au moins, on ne fait pas d'embarras.
Elle ouvrit une porte intérieure et cria à pleins poumons:
—Eh! patron! en voilà un nouveau qui n'est pas encore venu, faut-il le faire entrer?
Et sans attendre la réponse du «patron», elle me poussa au travers de la porte, qu'elle referma sur moi.
J'étais seul avec le patron: un vigoureux gaillard d'une quarantaine d'années, qui faisait assez bien la paire avec sa robuste normande.
Il portait une magnifique robe de chambre écossaise, dont les couleurs éclataient comme des cris d'incendie, par-dessus un pantalon de drap noir, abondamment crotté. Ses larges et forts souliers, non moins maculés de boue, étaient commodément posés auprès de lui sur une chaise, et il avait fourré ses gros pieds dans des pantoufles de drap écarlate, brodé d'or.
Une calotte turque, ornée d'une touffe gigantesque, reposait avec coquetterie sur ses cheveux très pommadés, mais mal peignés.
Je ne puis prétendre que le premier aspect avec de M. Louaisot de Méricourt fût tout à fait à son avantage. Je lui trouvai l'air par moitié d'un souteneur de libres penseuses, par moitié d'un notaire de campagne effronté, rusé, âpre à la mauvaise besogne et bravement filou.
Sa face volumineuse, presque aussi fraîche que celle de la cauchoise, son nez court, charnu, mais recourbé comme un bec de perroquet entre ses deux grosses joues, sa petite bouche sans lèvres qui restait volontiers toute ronde ouverte, comme pour remplir convenablement l'énorme espace que la brièveté du nez laissait au développement du menton, tout cela aurait poussé au comique ultra-bourgeois et même un peu à la caricature, sans le regard de deux yeux bien fendus, deux très beaux yeux, en vérité, qui vous faisaient subir un examen hardi, tranchant et plein d'autorité, quoi qu'ils fonctionnassent derrière une paire de lunettes.
Sans ses yeux, M. Louaisot de Méricourt aurait été un pur grotesque.
Avec ses yeux, ce pouvait être un charlatan très déterminé et même un dangereux coquin.
Assis dans son fauteuil de cuir aux formes ramassées, il paraissait plutôt petit, mais quand il se leva pour me recevoir, je vis qu'il était de bonne taille ordinaire, grâce à ses jambes qu'il avait démesurément longues.
—Vous permettez, n'est-ce pas? me dit-il, continuant de manger un morceau de veau rôti, sous le pouce, tout en feuilletant avec la pointe de son couteau un dossier assez compact qui était devant lui sur la table, chargée de paperasses en désordre. Si vos journées, à vous, ont plus de vingt-quatre heures, mes sincères compliments; moi, je n'ai pas même le temps de brouter en repos: je mange l'avoine dans mon sac comme les chevaux de citadine.... De la part de qui, s'il vous plaît?
Il me montra du doigt une chaise, et comme je ne comprenais pas sa question, il l'expliqua, disant:
—Je me fais l'honneur de vous demander quel est celui de mes honorables amis ou clients qui vous envoie vers moi. Je prononçai le nom de la personne qui m'avait indiqué sa maison.
Il prit aussitôt un petit carnet dont la tranche formait un escalier alphabétique, et l'ouvrit à la lettre voulue.
Pendant qu'il consultait ce livre d'or de sa clientèle, mon regard parcourut son bureau, qui était une chambre assez grande, mais basse d'étage, et dont les murailles, du plancher au plafond, se tapissaient de cartons.
Le mobilier, très simple, avait dû être acheté rue Beaubourg, sauf deux consoles, ébène et écaille, toutes fleuries de pierres précieuses qui semblaient fort étonnées de se trouver en pareille compagnie.
De même, parmi les estampes communes que les cartons reléguaient aux deux côtés de la cheminée, je vis, non sans surprise, deux Théodore Rousseau de la meilleure manière, et un véritable bijou signé Isabey.
—Fort bien, me dit-il quand il eut consulté son livre: c'est un client qui doit être content de moi. À qui ai-je l'avantage de parler?
—Je m'appelle Geoffroy de Rœux.
—Respectable noblesse! murmura M. Louaisot avec un signe de tête amateur. Comte, marquis, baron?...
—Simple chevalier-banneret, s'il vous plaît, interrompis-je un peu impatienté.
M. Louaisot de Méricourt avait ouvert son livre à la lettre R pour y inscrire mon nom, mais sa plume, chargée d'encre, resta suspendue au-dessus du papier, et il me dit avec quelque sévérité:
—Monsieur, la profession exige de la conscience! Je m'inclinai.
Sa plume grinça.
—Impérieusement, Monsieur! continua-t-il en écrivant.
Il referma le livre et reprit:
—Sans la conscience, la profession ressemblerait à n'importe quel métier. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?
—On m'a fait espérer, répondis-je, que vous me prêteriez votre aide pour trouver l'adresse d'un ami à moi que je cherche vainement.
—On a eu raison, répliqua M. Louaisot. Aucune personne vivante n'échappe à l'organisation de mes bureaux. Pour les personnes décédées, j'indique non seulement le cimetière, mais la position exacte du monument. Quel est le nom de votre ami?
—Lucien Thibaut, juge... peut-être ne l'est-il plus... mais très certainement ancien juge au tribunal de première instance d'Yvetot.
M. Louaisot de Méricourt avait fait un brusque mouvement qui était tombé juste sur le mot juge, et c'était là ce qui m'avait porté à me reprendre. J'eus lieu de penser plus tard que ce n'était pas le mot juge, mais bien le nom lui-même qui avait troublé un instant le calme olympien de sa physionomie, au moment même où il venait de me laisser entrevoir la toute-puissance de son organisation. Il s'agita sur son fauteuil, piqua du doigt l'armature de ses lunettes et fit mine de chercher quelque chose sur son bureau. Je ne sais s'il le trouva, mais sa tranquillité était revenue quand il ramena sur moi le regard clair et affilé de ses grands yeux en prononçant cette phrase laconique:
—Pas d'autres détails?
Je lui passai une note préparée à l'avance et qui contenait toutes les indications qu'il m'était possible de fournir.
Il dépensa un peu plus de temps que de raison à prendre connaissance de ma note.
Pendant qu'il lisait, je l'entendis fredonner très bas, de façon à ne point manquer aux convenances, la romance bien connue:
Ce qui cause mon tourment?
Ses paupières étaient à demi fermées et sa petite bouche s'arrondissait comme pour lancer un vigoureux coup de sifflet, mais c'était une pure apparence.
Il me remit le papier et demanda:
—Pourquoi voulez-vous connaître l'adresse de ce monsieur?
L'étonnement dut se peindre sur mes traits, car il s'empressa d'ajouter:
—Vous savez, la conscience! Sans la conscience, autant abandonner la profession pour se faire agent de change ou même préfet. Suivez bien mon raisonnement si vous avez eu tant de peine à trouver ce monsieur, depuis le temps, c'est qu'il se cache, hein? Toutes les probabilités portent à le croire. Or, en principe, il a le droit imprescriptible de se cacher. Parallèlement, vous avez le droit également indiscutable de le chercher. Ce sont les deux côtés de la question. Mais moi, placé entre ces deux droits....
J'interrompis cette argumentation qui vous paraîtra comme à moi reculer les bornes de la délicatesse, en lui tendant tout ouverte la dernière lettre de mon pauvre Lucien.
Elle était ainsi conçue:
«Mon cher Geoffroy.
J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens tout de suite ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrai te trouver. La chose presse malheureusement. Viens vite.»
II
Pourboire de Pélagie—Maison du Dr Chapart
M. Louaisot de Méricourt lut ces quatre lignes attentivement.
Il me dit en me rendant le papier:
—Il y a la conscience, Monsieur, et sans elle la profession serait ravalée indéfiniment. Je n'ai pas à vous faire subir d'interrogatoire; murons la vie privée, mais la lettre a sept semaines de date: pourquoi ce temps perdu?
Au moment où j'allais répondre, il m'arrêta par un de ces regards coupants qui modifiaient si étrangement l'expression débonnaire de sa physionomie et reprit:
—Je vous prie de vouloir bien m'excuser et surtout me comprendre. La conscience implique la minutie dans la délicatesse. C'est la profession qui demande cela. Ma question a pour but de savoir si je puis me mêler de cette histoire sans contrevenir aux lois de la délicatesse la plus exagérée. Je suis un assez drôle de corps, hein? Je me flanquerais à l'eau pour ma conscience: c'est la profession.
—Votre conscience, répondis-je, sans trop montrer l'impatience qui décidément me gagnait, n'a rien à voir en ceci et peut dormir tranquille. Quand j'ai reçu cette lettre, en Irlande, dans la campagne de Galway, elle avait déjà plus d'un mois de date: le temps de courir après moi par les chemins du Connaught, qui sont terriblement capricieux. Et il y a loin de mon entresol de la rue du Helder jusqu'aux bords du lac Corrib.
—Un pays bien frais, fit observer M. Louaisot de Méricourt que l'explication sembla satisfaire. Connu! J'ai eu occasion de pousser une petite pointe jusque dans la «verte Erin», comme dit Lamartine. Quel poète! ah! si j'avais sa lyre! J'ai suivi un banqueroutier frauduleux jusqu'au sommet du Mamturk. Jolie vue, ça m'avait essoufflé; mais mon homme fut pincé à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer: je possédais un mandat du lord chef-juge. Il y a aussi des antiquités celtiques en quantité; mais ce n'est pas un pays fortuné, par exemple, et des quantités de coqueluches.
Ici, M. Louaisot mangea une bonne bouchée de veau rôti en ébauchant à bas bruit la mélodie célèbre qui accompagne le second distique de la romance.
Me regarder d'un air tendre....
Puis il me remit ma lettre en disant avec beaucoup d'aménité:
—La conscience, Monsieur, sans laquelle je ne comprendrais même pas la profession, peut se contenter de vos explications; donc j'ai l'honneur de vous remercier. Déposez trente francs et revenez demain.
Je pris congé. À la moitié de l'escalier j'entendis encore le mot conscience, enveloppé dans le cinquième vers:
Peut-on vivre?...
Le lendemain, de bonne heure, j'étais au rendez-vous.
Je fus reçu par la cauchoise, qui avait déjà les joues écarlates et répandait à la ronde une bonne odeur de gloria.
Au lieu d'entrer chez M. Louaisot de Méricourt, elle ouvrit, dans l'antichambre, une porte latérale qui me montra un long bureau, où écrivaient quatre ou cinq pauvres diables. Au bout de deux minutes, tout au plus, elle revint avec un papier qu'elle tint à distance en disant:
—Savez-vous comment le patron m'appelle? sa mule. Il est drôle. Alors, il me faut mon picotin. C'est dix francs.
Je donnai le pourboire. Elle porta l'argent à ses lèvres, comme je l'ai vu faire aux mendiants des grandes routes en Normandie.
Le papier ne contenait que ces mots:
«Maison de santé du Dr Chapart, rue des Moulins, à Belleville.»
Une demi-heure après, un garçon à tournure d'infirmier m'ouvrait la chambre n°9, corridor du deuxième étage, dans la maison Chapart, où Lucien était pensionnaire.
Il y avait maintenant près de dix ans que je n'avais vu Lucien Thibaut. Ma famille était de Paris, la sienne habitait le pays de Caux, où son père avait occupé un emploi de magistrature. Sa mère, restée veuve avec deux filles, y jouissait d'une modeste aisance.
Nous avions fait nos études ensemble au lycée Bourbon. Lucien et moi, et nous nous étions quittés, fort émus de la séparation, mais nous promettant bien de nous revoir souvent, juste le dernier jour de sa vingtième année.
Je me souviens qu'il était tout fier de sa thèse passée, et le moins triste de nous deux.
Nous ne nous étions jamais rencontrés depuis lors, mais notre correspondance, quelquefois ralentie, n'avait point discontinué.
Il faut s'aimer beaucoup pour cela, c'est certain, et, en vérité, je ne saurais dire pourquoi je ne réalisai pas, au moins une fois, le projet si souvent caressé de l'aller voir soit à Yvetot, soit à sa maison de famille où il passait les vacances avec sa mère et ses deux sœurs.
Ma vie, il est vrai, n'avait pas été sédentaire comme la sienne, et dans ma carrière un peu vagabonde, je ne faisais guère que toucher barres à Paris.
Quoi qu'il en soit, nous étions liés, Lucien et moi, par une amitié paisible, mais sincère. Je ne puis dire que cette affection eût été mise jamais à de sérieuses épreuves, mais elle existait depuis les jours de notre enfance et, pour ma part, j'en sentais instinctivement la véritable profondeur.
Nous étions encore l'un et l'autre au préambule de la vie. Dès ce temps là, quand il me venait par hasard des bouffées de sagesse et que je songeais à «l'avenir», quel que fût mon rêve, Lucien y avait sa place.
Cela s'arrangeait tout naturellement; il ne me semblait pas possible de penser à moi sans penser à lui, et la première fois qu'il fut, pour lui, question de mariage, je me sentis vaguement jaloux.
L'instant d'après, je m'en souviens, je souriais à une blonde vision: de chers enfants sautaient en babillant sur mes genoux.
C'est assez ma vocation d'être oncle. Je suis vieux garçon de naissance, et comme je n'ai ni frère ni sœur, les enfants de Lucien étaient mes neveux prédestinés.
Ce mariage, du reste, dont il fut question très longtemps après notre séparation—vers 1863, je crois—ne se fit pas. Mon avis n'y avait point été favorable, quoiqu'il s'agît d'une amie d'enfance dont Lucien nous avait rebattu les oreilles dès le collège.
Je trouvais Lucien trop jeune pour épouser une veuve, surtout une veuve qui était son aînée, car Mme la marquise Olympe de Chambray avait quarante-huit heures de plus que lui.
«Belle comme un ange, spirituelle comme un diable—et ridiculement riche!»
Je souligne la phrase, textuellement prise dans une lettre de Lucien Thibaut, parce qu'elle me paraît caractériser tout à fait le genre de sentiment à lui inspiré par la charmante veuve.
Plus tard, quand ses lettres me parlèrent de Jeanne Péry, ce fut un autre style. Que d'efforts il faisait pour se contenir! Mais à travers sa réserve, dont le motif m'échappait, je devinais le grand, l'irrésistible amour.
Lucien Thibaut épousa Jeanne vers l'automne de 1865.
J'en reçus la nouvelle quinze jours d'avance, à Vienne, où j'étais apprenti diplomate. Lucien avait alors vingt-neuf ans et quelques mois.
Depuis lors, il m'avait écrit à peine une couple de fois, comme par manière d'acquit et sans me rien dire.
Du reste, il y avait du temps que les lettres de Lucien me disaient peu de chose. Je l'avais accusé bien souvent de n'avoir point confiance en moi.
Il me cachait son cœur.
Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M. Louaisot me fournit l'adresse de Lucien à la maison de santé du Dr Chapart.
III
Grand paysage—L'âme de Lucien
Quand le garçon à mine d'infirmier m'ouvrit la chambre du n°9, il pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la table à laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu'il était à regarder par la fenêtre.
Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu'on embrasse, par une belle matinée d'été, des vilaines petites croisées, ouvertes sur les derrières de la maison de santé du Dr Chapart. (Système Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe. On donne la brochure.)
Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je découvrais la ville immense, enveloppée d'une brume diaphane dans un lointain qui poudroyait de lumière. Les dômes et les clochers, les pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux ondes nacrées de gris, de rose et d'or tandis qu'à perte de vue, les campagnes de l'ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours, détachés sur l'azur laiteux de l'horizon.
Je n'eus qu'un coup d'œil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se retourna lentement vers moi.
Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au sentiment d'angoisse qui s'empara de moi à sa vue.
Angoisse? Pourquoi? Ce mot peint-il ma pensée? Dit-il trop ou ne dit-il pas assez?
Je retrouvais Lucien rajeuni, après ces dix années qui faisaient juste le tiers de notre âge à tous les deux.
L'homme de trente ans m'apparut sous un aspect plus juvénile que l'adolescent achevant sa vingtième année.
Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le cœur.
Ses traits avaient subi une sorte d'effacement; son teint était plus clair et presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme amoindri. Il y avait une insouciance d'enfant dans la souriante placidité de sa physionomie.
Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau d'entre nous, mais comme il faut, de toute nécessité, trouver quelque tache à toute œuvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la perfection même de sa beauté.
C'était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d'être joli à ce point-là n'appartient qu'à l'autre sexe.
Lucien avait la bravoure d'un lionceau. Il était magnifique quand il se ruait sur le tas des railleurs. Il châtiait surtout sévèrement ceux qui affectaient de le traiter en demoiselle. J'ai porté de ses marques.
Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De l'enfant le plus doux qui fût au monde, il était devenu ombrageux, querelleur, presque cruel.
Non seulement il n'avait aucune des coquetteries de son âge, mais sa trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de s'enlaidir.
Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne mine, il s'était fait, à l'école de droit, une tête de puritain farouche, ce qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le plus gai que j'aie rencontré en ma vie.
Mais il était content positivement quand on lui disait qu'il avait la touche d'un mauvais gars.
Aujourd'hui, toute préoccupation de ce genre avait évidemment pris fin. Il se laissait être joli.
Je ne dirai pas qu'il était redevenu lui-même, car l'expression de son regard s'était dérobée et comme éteinte, mais à part ce rayon généreux qui brillait autrefois si gaiement dans sa prunelle, tout en lui avait fait retour vers l'adolescence.
Rien de tout cela n'était précisément de nature à vous serrer le cœur. Et pourtant, quand il me regarda, j'éprouvai d'une façon très nette le contrecoup d'une douleur sourde, mais terrible.
J'eus froid.
Et j'eus peur.
Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille. Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.
—Te voilà, me dit-il, tu viens tard.
Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les lumières de son brouillard, il ajouta:
—Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l'embrasse d'un coup d'œil. C'est à la lettre, regarde plutôt! Il n'y a pas un autre endroit comme celui-ci: rien ne m'échappe. Je suis venu ici pour la chercher. Penses-tu que je la retrouverai?
Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas:
—Comment vas-tu ce matin?
Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des gens qui se rencontrent tous les jours. Je n'avais pas encore ouvert la bouche.
Malgré moi, j'interrogeais son visage et c'était là peut-être ce qui avait détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de maladie, car j'eusse presque désiré le retrouver malade.
Mais rien. Ses lèvres étaient fraîches; ses joues ne me paraissaient ni trop rouges, ni trop pâles; son front s'éclairait, à la fois poli et mat, comme celui d'une fillette. Il me dit encore:
—Tu as peut-être bien fait de rester garçon, toi, Geoffroy, avec ton caractère. Si tu voulais faire un choix, c'est le bon âge. Y songes-tu? moi, j'aurais eu des idées de mariage....
Il hésita, et son regard furtif revint vers moi.
—Oui, reprit-il, c'était dans mes goûts. J'aurais pensé à me marier sans l'exemple de ce pauvre Lucien.... Lucien Thibaut. Tu ne l'as pas oublié, je suppose? Il prononça ainsi son propre nom comme s'il eût parlé de quelque autre camarade à nous.
À part la furtive œillade qu'il venait de me lancer, toute sa physionomie peignait la sérénité et même l'indifférence.
Quant à moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis mon entrée, prit un corps. La pensée me vint qu'il était fou. Et, aussitôt né, ce soupçon prit les proportions d'une certitude. L'étonnement qui se peignait sans doute dans mes yeux le trompa. Il me demanda d'un ton de reproche affectueux:
—Est-ce que tu aurais oublié Lucien? Ce serait mal, Geoffroy, Lucien était notre meilleur ami.
—Non, certes, répondis-je, en faisant effort pour me remettre. Ce bon, ce cher Lucien! Je n'ai eu garde de l'oublier.
—À la bonne heure, à la bonne heure! fit-il par deux fois. C'est que tu as tant couru le monde! Ta vie a été bien heureuse, et les heureux, vois-tu....
Il n'acheva pas et reprit:
—Je suis content, très content que tu n'aies pas oublié Lucien. Il est dans l'embarras. Tu pourras nous être très utile et il avait compté sur toi.
Sa voix baissait peu à peu, arrivant au ton de la confidence.
—C'est, continua-t-il, une affaire assez malaisée. Beaucoup de circonstances un peu extraordinaires, Lucien s'y perd. Il n'en parle jamais et il ne faut pas même qu'il se doute....
Cette phrase resta inachevée.
Ses grands yeux de malade qui brillaient d'un fugitif éclair s'étaient fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris. J'essayai de suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien à la fois resplendissant et confus.
Après une minute de silence, Lucien secoua la tête avec lenteur en disant:
—Je crois parfois l'entrevoir là-bas....
Il s'arrêta encore pour me lancer ce même regard rapide et craintif.
—Je sais très bien, reprit-il un peu sèchement et comme pour repousser une objection inopportune, je sais parfaitement bien que c'est un enfantillage. D'abord il y a trop loin. Ensuite, ce brouillard gêne. Néanmoins, il ne faudrait pas prendre un ton tranchant pour dire: c'est impossible. Serais-je ici, si c'était impossible? Elle y est, voilà le fait certain. Je le sais, j'en suis sûr. Puisqu'elle y est, en cherchant bien, on peut la trouver.
Je me rapprochai de lui, tâchant de prendre un air de gaie rondeur qui était à mille lieues de moi.
—C'est clair, dis-je, on peut, on doit la trouver. Est-ce que je la connais?
—Au fait, répliqua-t-il en rougissant tu ne sais pas de qui je parle.
—J'allais te le demander.
Tout cela était pour cacher mon trouble, car je savais d'avance la réponse.
—Eh bien! fit-il très simplement, tu aurais pu le deviner. Je parle de Jeanne, la pauvre petite femme de Lucien, son âme plutôt. Quand tu verras Lucien, tu reconnaîtras cela d'un coup d'œil: il n'a plus d'âme.
Était-ce là l'explication de ce grand poids qui, depuis mon arrivée, m'oppressait le cœur si lourdement? Et fallait-il croire à cette définition que la folie donnait d'elle-même? Le malade poursuivit tranquillement.
—C'est là le mal de Lucien. Les médecins l'ont traité et le traitent encore pour ceci ou pour cela. Des misères! Moi, je ne suis pas médecin, mais j'ai la certitude que nous le guéririons en lui rendant son âme. Il eut son bon rire d'autrefois, dont la sonore douceur mouilla ma paupière.
Et il se mit à déclamer de sa voix pleine d'harmonie les strophes italiennes où Arioste raconte le voyage d'Astolphe dans la lune, à la recherche de l'âme de Roland.
—À présent, ajouta-t-il d'un ton dogmatique et en secouant la tête, ce n'est plus dans la lune que les âmes se cachent: les âmes, comme Jeanne, c'est là!
Son doigt tendu montrait Paris.
IV
Le cas de Lucien Thibaut
Au moment où mon pauvre malade me montrait ce Paris, qui cachait l'âme de Lucien, la porte s'ouvrit sans qu'on eût pris la peine de sonner ni de frapper.
Un vilain petit homme plus rond qu'une boule, entra dans la chambre en bourdonnant et en tournant comme une toupie.
Il avait un habit noir, dont son ventre relevait mollement les revers, il avait une cravate blanche sur laquelle son menton triple fluait comme une cascade de beurre fondu. Il avait un gilet de satin noir qui semblait une outre mal remplie, tant il ballottait drôlement; il avait enfin un pantalon de bébé, bien large, mais trop court, qui montrait l'embonpoint tremblant de ses jambes sans chevilles. Vous eussiez dit un poupart, sculpté dans de la gelée de viande, habillé pour un enterrement et monté en toton. Je ne trouve aucun mot pour exprimer combien ce petit homme était à la fois impatientant et joyeux. C'était le Dr Chapart, maître après Dieu de la maison Chapart, recommandée dans les articles. (Voir aux annonces.) Il me salua poliment de son chapeau qu'il tenait à la main, et tapa un coup égrillard sur sa cuisse en clignant de l'œil à mon adresse.
—Gaieté, santé, me dit-il d'une voix cuivrée de baryton qui lui allait à miracle. Ça rime, mon cher Monsieur. Jamais de mélancolie, si vous m'en croyez. Tout roule, ma poule. Treize centimes à la bourse: de hausse, s'entend. Je ne joue pas de peur de perdre mon argent, mais ça m'intéresse tout de même à cause des affaires. Donnez voir votre pouls, bijou. Ça rime.
D'une main il prit le poignet de Lucien, de l'autre il atteignit une belle montre à secondes qui paraissait tout heureuse de reposer sur un estomac si moelleux.
—Chronomètre à secondes détachées, poursuivit-il, 4.500 francs en fabrique. Avec ça on peut tâter le pouls sans cesser de causotter pour amuser le sujet. Ma position me permet un objet de ce prix-là. Ce n'est pas comme le meurt-de-faim d'en face, qui fait ses quatre visites à pied et qui n'a dans sa poche qu'un oignon de dix écus. Malheur!... quel temps des dieux! Beau fixe au baromètre. 28 degrés au thermo—idem! En Beauce, des blés superbes! des pommes en Normandie, des betteraves dans le Nord! J'ai vu des gens de Bourgogne: le raisin cuit... 62 pulsations, dites donc! ça rime. Est-ce assez gentil, cette circulation-là! Mais aussi quel air chez nous? ça embaume. Et quelle vue! ça ravigote. Votre bouteille de sirop-Chapart est bientôt à sec, vous savez? On va vous en monter une autre. Où trouveriez-vous un paradis comme ici, bibi? Je ne parle pas des soins, c'est moi qui les donne.
Il se tourna vers moi, clignant toujours de l'œil, je n'ai jamais su pourquoi.
—Mon cher Monsieur, poursuivit-il sans s'arrêter, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais nous avons eu une jolie séance à la Chambre: 102 voix de majorité, rien que cela, sur je ne sais plus quelle question. Ça ne fait rien. Attrape! 102 voix! Nous les écrasons, tout uniment. Avec ça, le prince Napoléon voyage. À vous revoir. Quand on a une clientèle comme la mienne, ce n'est pas le cas de prendre racine.
Il n'y avait eu, depuis le commencement de ce discours, ni un point, ni une virgule. Tout avait été dit d'une seule lampée.
Le Dr Chapart reprit ici haleine, agita son chapeau pour la seconde fois, fit la toupie en ronflant et en tournant, et se dirigea finalement vers la porte.
En passant près de moi, il me dit d'un air fin:
—Un parent? un ami? Parfait! Enchanté d'avoir fait votre connaissance! Va bien notre pensionnaire! Ah! le gaillard! Écoutez donc, soyons justes, le système Chapart en a ravaudé bien d'autres! Avec notre air, notre vue, avec un spécialiste comme votre serviteur et le sirop-Chapart à discrétion, il faudrait avoir tué père et mère pour résister. Seulement, dame....
Il se toqua ici le front d'un air encore plus fin.
—Vous comprenez, poursuivit-il, l'équilibre! Fouillez-moi plutôt! Où il n'y a rien le roi perd ses droits. Mais on vit des éternités avec ça, frais, gras et très bien portant. Jusqu'au plaisir de vous revoir. Vous me faites l'effet d'un charmant garçon, et j'espère cultiver votre connaissance.
Il me glissa un assez gros paquet d'adresses et sortit toujours ronflant.
Pendant tout le temps que le Dr Chapart avait été là, Lucien n'avait ni fait un mouvement, ni prononcé une parole.
Après le départ du docteur, il resta silencieux quelques minutes encore.
—La famille n'est pour rien là-dedans, dit-il enfin avec un embarras évident. Il ne faudrait pas s'en prendre à elle. C'est moi seul qui ai mis notre pauvre Lucien dans la maison de ce bonhomme. Tu l'as trouvé ridicule? On est assez bien chez lui, je t'assure.
—Tout m'y semble très bien, fis-je d'un ton pénétré.
—Mais oui, très bien... aussi bien que possible. La mère et les sœurs auraient peut-être choisi un autre établissement; mais j'avais mes raisons pour venir ici. Il fallait un endroit haut, d'où l'on pût tout voir....
Son doigt timide me montrait Paris, et il semblait solliciter mon approbation d'une façon presque suppliante.
—Tu as bien fait, déclarai-je aussitôt.
—N'est-ce pas! s'écria-t-il avidement. Nous avons la même opinion tous deux: c'est certain, il fallait voir!
Un instant, son regard se baigna dans la brume qui enveloppait Paris, puis il passa la main sur son front et rapprocha de moi son siège.
—Geoffroy, me dit-il d'une voix tremblante, Lucien n'est pas fou, je t'affirme cela sur mon honneur. Seulement écoute bien: Jeanne était son cœur, on le lui a arraché. J'ai promis de lui rendre son cœur, ai-je encore bien fait, Geoffroy?
Ses yeux, de plus en plus inquiets, étaient toujours fixés sur moi.
—Tu as parfaitement fait! répliquai-je avec chaleur.
—Aurais-tu fait comme moi?
—Certes, et de toute mon âme!
Il me saisit la main et la secoua fortement.
—Je suis bien auprès de toi, Geoffroy, dit-il, je voudrais que tu fusses là toujours. Il y a des choses que tu ne sais pas, et peut-être trouverais-je le courage de te les apprendre.
—Ah! ah! se reprit-il tout à coup en relevant la tête et d'un air presque fanfaron, j'ai quelquefois de bonnes pensées! le malheur, c'est que je n'ai pas confiance en moi-même.
—Tu as tort, prononçai-je au hasard.
—Ai-je tort? murmura-t-il.
—Pourquoi n'as-tu pas confiance en toi-même?
—Parce que... ne l'as-tu pas deviné?
Il s'arrêta. Sa joue était très pâle, et ses yeux se baissaient avec un redoublement de timidité. Cette fois, n'ayant aucune idée de ce qu'il voulait dire, je ne savais comment l'encourager. Il reprit bientôt de lui-même:
—Je crois que tu as raison, Geoffroy; c'est vrai, j'ai tort d'avoir défiance. Je ne suis pas encore mort. Puisque je pense, je puis agir... mais... mais.... Il s'interrompit de nouveau et finit par balbutier si bas que j'eus peine à l'entendre:
—Geoffroy, c'est que je ne sais pas bien qui je suis.
Je me mis à rire et je répliquai:
—Je vais te le dire, mon pauvre Lucien....
Il ne me laissa pas achever ce nom.
Ce fut avec une véritable violence qu'il sauta hors de son siège pour appuyer sur ma bouche sa main qui était glacée et qui tremblait.
—Tu mens! s'écria-t-il. Je ne suis pas celui-là!
Et il ajouta par trois fois, secoué par une émotion fiévreuse:
—Non! non! non! je ne suis pas celui-là! Celui-là a condamné une femme à mort. Si j'étais celui-là, il me faudrait donc tuer cette femme!
V
Sommeil—Apparition
Lucien parlait-il encore de Jeanne Péry? Et pourquoi Lucien aurait-il tué Jeanne Péry qui était son âme?
Je n'osais plus interroger parce que je le voyais en proie à une surexcitation croissante. Ses lèvres tremblaient et ses cheveux s'agitaient sur son crâne.
Tout à coup sa tête s'inclina si bas que ses deux mains croisées sur ses genoux furent inondées par les boucles de ses cheveux. Il dit d'un ton d'accablement:
—Condamner! tuer! une femme! Peut-être que Lucien Thibaut ne devrait pas se montrer si sévère. Il a eu des torts. Je sais qu'il a eu de grands torts. Êtes-vous encore là, Geoffroy?
Ma main toucha la sienne.
—Merci, prononça-t-il tout bas et sans se redresser. Je n'aurais pas été surpris si vous m'aviez abandonné. Écoutez-moi, Geoffroy: En un jour dans sa vie, un seul jour, il est vrai, et précisément à l'égard de cette femme la conduite de Lucien Thibaut ne fût pas celle d'un galant homme.
À ces derniers mots, il s'arrêta pour prêter l'oreille, puis il se redressa furieusement et me regarda en face, comme si l'accusation fût venue de moi et non pas de lui-même.
Sa colère était si violente que tout son corps frémissait. Sa main crispée s'agitait. Je crus qu'il allait me frapper au visage.
Mais il se contint par un effort puissant qui gonfla les veines de son front, et me dit avec amertume:
—Je n'ai pas à défendre Lucien Thibaut. Ce sont des choses fatales. Il est juge, il a jugé et il a condamné. Pensez de lui ce que vous voudrez, il doit la tuer, il la tuera! voilà.
Sa tête retomba lourdement et il ne bougea plus.
Je crus d'abord qu'il éprouvait un spasme ou même un évanouissement, car son immobilité ne cessait point, mais je m'aperçus bientôt qu'il dormait tout simplement. La force de son émotion l'avait brisé comme il arrive aux enfants de tomber dans le sommeil après la colère ou les larmes.
Tantôt son souffle était égal et doux, tantôt il subissait une oppression soudaine. Un rêve lui rendait peut-être, non pas seulement l'émoi qui venait de secouer sa faiblesse engourdie, mais d'autres commotions plus anciennes et plus douloureuses aussi. Une fois il laissa échapper des paroles confuses, entremêlées de sanglots. Je crus distinguer deux noms, deux noms de femme: Jeanne, Olympe.... Mme la marquise de Chambray s'appelait Olympe. Je savais cela dès le collège. Était-ce cette Olympe qu'il avait condamnée!
Il dormit longtemps. Je ne songeais ni à l'éveiller ni à me retirer. J'avais pris un livre que je tenais ouvert, mais je ne lisais pas.
À peine puis-je dire que je pensais. Quelque chose de lourd pesait sur mon cœur et sur mon intelligence.
Quand cette idée de me retirer me vint à la fin, je la repoussai comme une impossibilité.
Il me sembla que j'étais ici à mon devoir tout naturellement et que j'y devais rester jusqu'à ce qu'un événement quelconque vint me relever de ma faction.
Faction est bien le mot: je me sentais de garde.
Lucien m'avait appelé; je le trouvais malheureux et seul; car je ne sais si d'autres partagent ce sentiment: c'est surtout dans ces faux hospices, ouverts par la spéculation, que l'isolement semble navrant.
Je crois que Lucien m'eût parut moins abandonné dans un trou campagnard ou dans un grenier parisien.
Partout où le Dr Chapart, quel que soit son vrai nom, débite son sirop, il y a odeur de séquestration.
Depuis que j'avais passé le seuil de cette cellule, j'étais chargé de Lucien. Je l'entendais, je l'acceptais ainsi.
À la longue, pendant qu'il reposait, ses mains s'étaient écartées, et je voyais cette pauvre figure enfantine dans son cadre de cheveux bouclés, dont bien des femmes eussent envié la finesse et l'abondance.
Était-ce là un homme de trente ans? un homme que j'avais connu joyeux, intelligent et fort?
Quel pouvait être l'étrange mystère de cette décadence?
Je ne puis dire que mon envie de percer le mystère fût très vive en ce moment. J'étais beaucoup plus désolé que curieux.
Il y avait là une énigme, et toute énigme qui se pose porte avec soi son aiguillon; mais l'aiguillon ne m'avait pas encore piqué.
La preuve, c'est que je me souviens de l'instant précis où ma curiosité, soudainement éveillée, secoua les langueurs de ma tristesse.
Il pouvait y avoir une heure et demi que Lucien dormait. Le soleil de midi se cachait sous des nuées orageuses. Des bouffées de tièdes parfums montaient du parterre qui fleurissait sous la fenêtre.
La voix lointaine de Paris arrivait comme un sourd murmure dans la maison muette. La feuillée des grands arbres assombrissait encore le jour pâle et gris.
Je dis tout cela parce que tout cela me gênait et m'opprimait.
À force de regarder le sommeil de Lucien, j'avais fermé les yeux moi-même, rêvant confusément au mélancolique début de notre revoir.
J'étais ainsi, n'ayant plus qu'une conscience très vague des choses extérieures, lorsque je crus entendre un faible craquement dans la chambre même, à quelques pas de moi.
Je rouvris les yeux à demi. Une porte que je n'avais pas aperçue—ce n'était pas celle par où le Dr Chapart et moi nous étions entrés—roula lentement sur ses gonds.
Je regardai mieux, pensant que c'était l'œuvre du vent, car l'orage commençait à agiter les feuilles; mais je vis paraître au seuil une jeune femme d'une remarquable beauté, élégamment vêtue de noir et appartenant, selon les apparences, à ce qu'on appelle la classe distinguée.
Elle ne me vit point, d'abord, parce que son regard inquiet cherchait Lucien.
Inquiet ne dit certes pas tout ce qu'il y avait dans ce regard, et pourtant j'hésite à écrire le mot tendre.
Ce regard était aussi une charade, mais je puis affirmer qu'il partait des plus beaux yeux noirs que j'eusse vus de ma vie.
Quand la dame m'aperçut, elle recula avec un visible effroi.
Croyant la servir, je fis un mouvement pour éveiller Lucien, mais elle joignit aussitôt les mains d'un air suppliant.
Je me levai et j'allai vers elle.
—Laissez-le reposer, balbutia-t-elle, je ne lui veux rien, sinon le voir.
Ses paupières battaient comme pour contenir des larmes.
Elle dit encore:
—C'est l'heure où il sommeille. J'entre un instant, il ne me voit pas. S'il savait que je suis si près de lui....
Elle s'arrêta. L'accent de ses paroles était douloureusement résigné.
Elle ajouta pourtant avec encore plus de tristesse:
—Il n'aurait pas de plaisir à me voir. Sa maladie est de haïr ceux qu'il devrait aimer....
Lucien s'agita. Elle mit un doigt sur ses lèvres et disparut derrière la porte doucement refermée.
Lucien ne s'éveilla pas; mais il continuait de s'agiter.
Je restai, moi, sous le charme de cette vision, car l'inconnue était d'une beauté rare.
Je m'étais donc trompé: Lucien n'était pas abandonné.
Pourquoi n'éprouvais-je aucun plaisir à me dire cela?
Et qui était cette splendide créature? Une de ses sœurs? Non. Jeanne Péry? Oh! certes, on ne pouvait appeler celle-là «ma petite Jeanne.»
Lucien semblait se débattre contre un cauchemar.
Ses mains repoussaient un ennemi invisible, et de la voix étranglée des gens qui rêvent, il criait:
—Olympe! Olympe!
VI
Réveil—Mon roman
Je touchai Lucien, il ouvrit aussitôt les yeux et passa la main sur son front baigné de sueur.
J'hésitai ne sachant s'il fallait parler le premier.
Quand son regard tomba sur moi, il eût l'air profondément surpris.
—Geoffroy! prononça-t-il à voix basse, Geoffroy de Rœux! à Paris!
Sa physionomie, en ce moment, avait subi une transformation tout à fait extraordinaire. Il ne lui restait rien de cette joliesse enfantine et presque féminine, qui m'avait étonné naguère et surtout chagriné.
C'était un homme, à cette heure. Il avait l'air très souffrant, mais froid et ferme.
Il me tendit la main.
—Je n'espérais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous ai longtemps attendu.
Manifestement, il ne se souvenait pas de m'avoir vu tout à l'heure.
Ceci rentre dans l'ordre des faits admis scientifiquement.
Les médecins aliénistes professent, en effet, que les malades du cerveau ont deux mémoires. Aux heures lucides, ils ne se souviennent jamais de ce qui a eu lieu pendant la crise. Pendant la crise ils oublient profondément ce qui s'est passé dans les heures lucides.
Lucien continua en touchant ma main sans la serrer.
—Je ne devrais pas vous avouer cela: je vous attendais plut tôt. J'ai craint plus d'une fois, depuis ma lettre écrite, d'avoir trop compté sur une amitié de jeunesse qui, de votre part, Geoffroy, n'était sans doute qu'une simple camaraderie.
Au lieu de répondre, je lâchai sa main pour ouvrir mes deux bras, et je le pressai de bon cœur contre ma poitrine. Il parut content de cela, mais, comment dirai-je? content froidement. Et il mit une certaine réserve à me rendre mon étreinte.
—À la bonne heure! fit-il de ce ton bas qu'il gardait depuis son réveil, à la bonne heure, Geoffroy, mon cher Geoffroy. Après tout, nous étions à peu près des amis. Tout à fait, même, moins. Et je ne sais rien que je n'eusse fait pour vous au temps où j'avais encore du sang chaud dans les veines.
—Parbleu! Lucien m'écriai-je, on ne peut faire beaucoup plus que de se jeter à l'eau tête première quand on ne sait pas nager, et tu t'es rendu coupable, pour moi, de cette folie!
Il sourit. Ce fut comme si notre lointaine jeunesse s'éclairait. Je reconnus mon Lucien d'autrefois. Il ne protesta pas contre ce nom de Lucien qu'il avait si violemment répudié naguère.
Je ne suis pas un docteur, mais deux circonstances de ma vie, l'une et l'autre bien funestes, m'ont donné quelque expérience des affections mentales. Je fus moins étonné que ne l'eussent été les purs profanes à la vue du changement vraiment extraordinaire que deux heures de fiévreux sommeil avaient produit chez mon malheureux ami.
—Tu es encore tout jeune, me dit-il en parcourant ma personne d'un bon regard affectueux, car je vais te tutoyer, moi aussi, puisque tu as commencé. Moi, j'ai bien vieilli, n'est-ce pas!
—Toi, tu es un malade, répondis-je, et je compte bien te guérir.
Il sourit encore, mais moins franchement.
—Alors, Geoffroy, reprit-il comme s'il se fût repenti d'avoir engagé l'entretien dans cette voie, tu n'as pas oublié cette redoutable occurrence où je bravai les flots irrités du lac d'Enghien pour te tirer de l'eau? Il y avait bien quatre pieds de fond, au bas mot, et nous gagnâmes deux gros rhumes.... Je ne comprends pas pourquoi on ne m'a pas éveillé quand tu es entré. As-tu déjà vu le docteur? ou sa femme? ou leur fille? Réponds franc: lequel des trois s'est chargé de te dire que je suis fou?
Cette dernière question lâchée à brûle pourpoint, ne laissa pas de m'embarrasser beaucoup. Lucien vint lui-même à mon secours gaiement et avec une présence d'esprit pleine de finesse.
—Je vois qu'on ne t'a rien dit, reprit-il, je vais donc te renseigner moi-même. Ce sont d'assez braves gens, ici. Le docteur aime l'argent, sa femme adore l'argent, sa fille idolâtre l'argent: c'est une famille très unie. On me soigne juste pour mon argent et je n'en demande pas davantage. Je passe pour fou. C'est peut-être vrai. Peu importe, comme tu vas le voir. Il ne s'agit de moi que fort indirectement, abordons nos affaires.
J'avais essayé de l'interrompre quand il avait prononcé le mot fou, mais j'avais eu la bouche fermée par son geste net et péremptoire. Il voulait la parole, il la garda. Et ce fut pour me demander, les yeux dans les miens, avec une certaine brusquerie:
—Avais-tu entendu parler de ma femme, autrement que par moi, avant d'écrire ton roman?
Il ne faudrait pas que le lecteur prît cette question pour un nouveau symptôme d'aliénation mentale.
C'est ici le cas d'avouer que, tout en me livrant avec assiduité aux rudes travaux qui sillonnent avant l'âge le front des jeunes attachés d'ambassade, j'avais trouvé le temps d'écrire et de publier, sous un pseudonyme suffisamment transparent, un livre très étudié: tableau joliment réussi de nos mœurs modernes.
J'ajoute avec candeur que certain public de choix, le seul auquel j'aie souci de plaire, n'avait pas trop mal accueilli ma tentative.
Je ne me serais donc pas étonné outre mesure de me voir connu ici en qualité d'auteur, lors même que ma mémoire ne m'eût point rappelé à propos l'attention amicale que j'avais eue d'envoyer à Lucien Thibault un exemplaire de ma quatrième édition, avec portrait de l'auteur, photographié dans une pose agréable.
—Bah! fis-je du bout des lèvres et sans me priver de feindre l'indifférence voulue, t'es tu donné le tort de parcourir cette fredaine de jeunesse?
Il sourit pour la troisième fois, mais pour le coup, en vérité, en mélangeant la politesse avec la raillerie aussi correctement qu'eut put le faire un critique régulier du Figaro ou de Paris-Journal à pareille naïve question.
—Mon suffrage n'ajoutera pas beaucoup à ta gloire, répondit-il, mais j'ai lu en effet ton roman depuis la première page jusqu'à la dernière, et tu sauras bientôt, si tu les ignores, les raisons personnelles que j'avais pour trouver ton récit puissamment, cruellement attachant. Réponds à ma question, je te prie: Avant que ton livre fût composé, d'autres que moi t'avaient-ils parlé de Mme Lucien Thibaut?
—Non, jamais, répliquai-je.
Et j'ajoutai après réflexion:
—Je ne connais de ta femme que ce que tes lettres m'en ont dit.
—Je me souviens de mes lettres, fit Lucien qui baissa les yeux. Mes lettres ne disaient rien du tout... rien qui eût trait aux événements, du moins.
—Puisque tu me mets sur ce sujet, voulus-je dire, je me suis souvent plaint en moi-même du vide de tes lettres qui semblaient....
—Elles ne semblaient pas, c'était vrai. Je te cachais quelque chose. Mais ce n'était pas ce dont il est question. À l'époque où je t'écrivais ainsi, j'ignorais tout moi-même... car tu n'aurais pas cru, plus que moi, n'est-ce pas, à des dénonciations anonymes?
Il rapprocha son siège délibérément, en homme qui n'attend pas de réponse, et reprit en affermissant sa voix:
—Je te crois, tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir. Tu as mis au jour un récit de pure imagination. Si tu avais connu, ne fût-ce qu'une parcelle du mystère si terriblement curieux qui est entré dans ma vie, comme le ver pénètre la saine écorce d'un arbre condamné à mourir; si tu avais entrevu, ne fût-ce qu'un petit coin de ma misère inouïe, ton drame aurait pris tout aussitôt une réalité, une consistance, une passion.... Ne te fâche pas Geoffroy, ton livre est très bien tel qu'il est.
—Par exemple! protestai-je, moi! me fâcher! allons donc!
Il avait toujours ce diable de sourire des princes qui rendent compte dans les journaux.
—Je dis très bien, répéta-t-il, comme je le pense. L'histoire a de l'originalité. Tu l'as faite avec quelques réminiscences d'Edgar Poe....
—Je te jure... m'écriai-je.
—As-tu lu, par hasard, interrompit-il à son tour, un livre anglais qui laisse peut-être quelque chose à désirer sous le rapport de l'ordonnance et de la clarté, mais qui offre une des charpentes dramatiques les plus étonnantes qu'on ait assemblées de nos jours? La Woman in White de Wilkie Collins?
—La Femme en blanc?... répétai-je, non sans rougir un peu.
—Je ne t'accuse pas de plagiat, Geoffroy, ton livre ressemble encore à bien d'autres livres, mais tel qu'il est, il me suffit. Il me prouve que tu es mon homme.
Je relevai sur lui mon regard inquiet et plein de points d'interrogation, car je ne savais pas si j'allais recevoir encore quelques pierres dans mon pauvre jardin d'auteur.
—Je dis, répéta-t-il gravement, que tu es mon homme, si toutefois tu veux être mon homme, bien entendu. Ce que tu as fait une fois avec ton imagination toute seule, tu peux le refaire, aidé de renseignements, de pièces....
Tout en parlant, il avait reculé son fauteuil de façon à se mettre à portée d'un coffre qui était derrière lui, et dont il prit la clef dans un petit trou pratiqué sous un des pieds de sa table.
—Je suis entouré d'espions, me dit-il, en forme d'explication, et tous ces gens-là voudraient bien me voler mon roman!
La serrure du coffre fut ouverte sans bruit. Il en souleva le couvercle avec lenteur.
Il faut pourtant bien dire ce que j'éprouvais. Je croyais son accès revenu. L'idée d'accepter une besogne littéraire frivole dans cette chambre qui était comme le tombeau d'un charmant esprit et d'un noble cœur m'inspirait une répugnance dont aucun mot ne saurait rendre l'amertume.
—Mais, continua Lucien avec une fermeté solennelle, je veille. Ils ont beau faire. Je ne perds jamais de vue cette malle qui contient, il est vrai, toutes mes misères mais qui renferme aussi mon dernier espoir!
VII
Jeanne
Le coffre était plein de papiers en liasses. La main de Lucien s'y plongea avec une sorte de frémissement nerveux. Il poursuivit:
—Laisse-moi te dire ceci qui a son importance: le roman de Wilkie Collins m'a beaucoup frappé, frappé jusqu'à l'angoisse. Il y a dans son récit des lacunes qui me donnaient la chair de poule, parce que je les remplissais avec ce qui m'appartient de douleurs et de terreurs. Il y a aussi des invraisemblances si naïves qu'on les croirait préméditées pour prêter à la fiction une couleur entière de vérité. Je connais ces invraisemblances. Elles abondent dans ma propre histoire qui est vraie.
Il mit sur moi son regard fixe et demanda:
—As-tu rencontré de ces gens nerveux qui ne peuvent entendre parler d'une maladie sans en ressentir aussitôt les symptômes? Moi, je suis comme cela, non pas pour ma santé, mais pour mes aventures, on plutôt pour mon aventure, car je n'en ai eu qu'une seule en toute ma vie. J'y rapporte ce que je lis, ce que j'entends, ce que je vois, j'y rapporte tout. Il y a des moments où il me semble que mon aventure m'a poursuivi jusqu'au fond de ce refuge, et que j'y suis entouré par de misérables subalternes à la solde du démon en chef qui a joué le principal rôle dans la comédie de mon malheur. Ce M. Wilkie Collins n'a jamais entendu parler de moi, c'est certain; il ignore le premier mot de ma triste biographie, et pourtant, j'ai nourri souvent et longtemps la fantaisie de l'aller trouver en Angleterre, de l'interroger pour savoir si, derrière le travail de son imagination, il y a un fait, un tout petit morceau de mon fait à moi.... Veux-tu voir Jeanne?
Ces derniers mots me donnèrent un tressaillement.
Je ne sais pourquoi ils ramenèrent devant mes yeux l'image charmante de l'inconnue qui tout à l'heure s'était montrée au seuil de l'appartement voisin.
Je l'ai dit, je ne croyais pas que ce fût Jeanne, et pourtant ce nom, prononcé à l'improviste, me fit revoir le visage noble et triste de celle qui venait voir Lucien, mais qui ne voulait pas être vue.
Lucien me tendait un portrait, je le pris avec empressement. C'était une simple carte photographique, encadrée de papier verni.
Jamais je n'avais rien vu de si joli que la fillette qui me souriait dans ce pauvre cadre.
Celle-là était bien «la petite Jeanne.»
Et certes, elle n'avait rien de commun avec la belle dame inconnue.
Pourquoi le regard doux et profond de cette dernière restait-il entre moi et la gaieté enfantine du portrait?
Je fus longtemps à regarder Jeanne, détaillant avec un intérêt que je ne pouvais définir l'exquise délicatesse de ses traits. J'avais plaisir à admirer la bonté vraiment angélique de sa joyeuse figure. Chez Jeanne tout était bon, même sa petite pointe d'espièglerie.
La main de Lucien remuait les papiers du coffre, et il disait:
—C'est ce mois-ci qu'elle va avoir ses vingt ans.
Il ajouta d'un accent impatient:
—Dis donc au moins comment tu la trouves?
Le mot ne me vint pas, et je répondis:
—Comme on doit bien l'aimer!
Il fit mine d'activer sa recherche parmi les papiers.
Je ne pouvais voir l'émotion de son visage qu'il détournait avec une sorte de honte.
Sa voix trembla quand il reprit:
—Oui, on l'a bien aimée!
Il s'interrompit, puis ajouta:
—Trop aimée!... mais ce portrait ne dit rien. C'est du noir et du blanc. Qui pourrait deviner, en voyant cette chose muette et morte, la vie du regard, la grâce du mouvement, l'attrait du repos? et la voix? et l'accent? et l'ineffable harmonie de l'ensemble? qui pourrait deviner cela?
—Moi, murmurai-je involontairement, les yeux toujours fixés sur le portrait de Jeanne.
Certaines vues ont la faculté de produire, par l'intensité du regard, le phénomène stéréoscopique.
Je voyais la photographie s'arrondir et prendre des reliefs comme si un souffle mystérieux eût soulevé et gonflé les plans de la pauvre chère image. J'avais devant moi la ravissante enfant, et je ne mentais même pas en parlant de vie, de mouvement, d'harmonie, car il me semblait que ma volonté pouvait animer les divins contours de la statue. Lucien ne se tourna pas encore de mon côté, mais tout son corps avait des frémissements, et il balbutia d'un accent troublé:
—Toi! toi aussi, Geoffroy! Rends-moi ma petite Jeanne!
Puis, riant péniblement et, à ce que je crus, refoulant un sanglot, il ajouta:
—Non, garde-la. Je ne suis pas jaloux. Qui sait? Il y a peut-être de la terre dans ces cheveux blonds si doux, si parfumés, qui remuaient leurs boucles flexibles au moindre mot de sa bouche plus rose que les roses. Qui sait? Ses grands yeux bleus comme le ciel ont peut-être éteint la flamme adorée de leurs prunelles. Ma Jeanne! ma Jeanne! Oh! qui sait? Dieu ne veut rien me dire! Peut-être que son pauvre mignon petit corps est rongé par les vers au fond d'une tombe. Non, non, je ne suis pas jaloux. Je suis mort, si elle est morte!
Il avait quitté son siège pour s'agenouiller auprès du coffre sur lequel il se penchait.
Je croyais qu'il continuait sa recherche parmi les papiers, mais bientôt, je le vis immobile, puis tout à coup il chancela, et je n'eus que le temps de le prendre dans mes bras pour l'empêcher de s'affaisser sur le plancher.
C'était un fardeau, hélas! bien léger: tout au plus le poids d'une femme.
Quand je l'eus relevé, il resta un instant appuyé contre ma poitrine. Il respirait avec effort. Sa parole était celle d'un agonisant.
J'eus peur. J'avais vu mourir quelqu'un ainsi debout.
Mais, s'il est possible, quelque chose me frappait plus douloureusement encore que cette pâleur menaçante, c'était le vieillissement soudain, extraordinaire, je dirais volontiers magique, qui s'était opéré dans tout son être.
J'ai dû dire que, contre la coutume, les années avaient rajeuni mon malheureux camarade de collège jusqu'à lui donner presque la tournure d'un enfant. Tout en lui, au premier aspect, m'avait paru amoindri, effacé, réduit à ces apparences indécises qu'on retrouve parfois dans l'extrême vieillesse, mais qui sont surtout le propre de l'adolescence, luttant contre le travail de formation.
Maintenant il avait son âge.
Plus que son âge: c'était un homme mûr. La crise d'angoisse qui tendait chaque fibre de son être lui restituait la virilité et la fierté.
Ce n'était pas la force revenue qui le faisait homme, c'était la douleur.
Son aspect éveillait l'idée de cet héroïsme passif qui est la gloire des martyrs.
J'essayais de le réchauffer contre ma poitrine, car son contact me faisait froid et j'étais secoué par ses frissons.
Il me dit, et je n'oublierai jamais cela:
—C'est bon de s'appuyer sur un cœur.
Pauvre, pauvre Lucien! J'eus remords comme s'il m'eût reproché sa solitude.
Au bout d'un instant, ses paupières humides découvrirent le profond regard de ses yeux. Il essaya de sourire, et reprit doucement:
—Je ne mourrai pas encore de cette fois. Merci, Geoffroy. Je n'ai pas le droit de mourir. Tu peux me lâcher maintenant, je me tiendrai bien debout. En effet, il se mit sur ses pieds sans trop d'effort, après quoi il me serra la main en murmurant:
—Ce n'est pas gai un ami comme moi. Merci encore. Je veillerai à ne plus t'effrayer ainsi; car tu es tout blême, Geoffroy, mon bon Geoffroy.
Je pressai sa main entre les miennes sans répondre. Son sourire persistait. Il se figeait sur ses lèvres et faisait mal à voir.
—N'est-ce pas, demanda-t-il tout à coup en prenant un ton dégagé qui sonnait faux, n'est-ce pas qu'il est gentil mon cher petit portrait? C'est tout ce qui me reste d'elle. On ne devinerait guère que c'est le portrait d'un assassin.
Je crus avoir mal entendu.
Et pourtant, j'avais ouï dire... Était-ce donc vrai?
Des lèvres, plutôt que de la voix, je répétai ce mot: Assassin!
Lucien détourna la tête, ne pouvant plus garder son navrant sourire. L'effort qu'il faisait pour ne pas pleurer le brisait.
VIII
Assassin
—Voyons, dis-je, je suis là, moi, ce cœur où il est bon de s'appuyer.
—Merci, fit-il encore, merci! Ah! je ne me croyais pas si faible. C'est que j'étais bien heureux, vois-tu, Geoffroy, si heureux que le pressentiment de mon malheur tournait sans cesse autour de moi. On ne peut pas avoir tant de joie sur la terre.
Ses larmes enfin venues dégonflèrent sa poitrine.
—Mon Dieu! reprit-il en me laissant l'asseoir dans son fauteuil, mon pauvre Geoffroy, ce n'est pas que je sois tombé de bien haut: un juge de première instance, ce n'est certes pas le Pérou. Mais si on tient compte de l'allégresse bien aimée qui débordait de mon cœur, personne au monde, entends-tu: personne n'était au-dessus de moi.
Cette façon énigmatique d'exposer non pas même des faits, mais je ne sais quels résultats indirects d'une catastrophe encore inconnue, me faisait souffrir plus que je ne puis l'exprimer. Chacune des paroles de Lucien avait un arrière-goût de résignation si touchant et si terrible à la fois que l'esprit ne pouvait s'arrêter à la pensée d'un malheur ordinaire. Il y avait d'ailleurs ce mot assassin, appliqué à Jeanne.... Je n'osais pas interroger. Mon malaise était si intense que l'envie de fuir me venait.
—Patiente encore un peu, Geoffroy, me dit-il affectueusement comme s'il eût surpris ma conscience, tu mettras peut-être du temps avant de me retrouver dans l'état où je suis aujourd'hui. Il faut profiter. Ce n'est pas que j'aie précisément une maladie du cerveau, non, je ne le crois pas, mais il y a des moments où je m'éveille d'une sorte de rêve qui supprime pour moi des heures de la journée et même des jours de la semaine. Tel dimanche est pour moi le lendemain du jeudi. Comprends-tu cela? Pourtant, je suis bien sûr de n'avoir jamais dormi deux jours et deux nuits de suite.
—Je comprends, répondis-je, que dans l'état nerveux où tu es....
Il m'interrompit pour dire avec une ironie pleine de tristesse:
—Ah! oui, état nerveux, c'est bien cela. Les médecins emploient ces mots quand ils sont au bout de leur latin. Mais en tout cas, aujourd'hui, mon état nerveux fait relâche. Tout est clair dans ma tête. J'y vois. Je peux même établir nettement dans ma pensée de certaines distinctions très subtiles. Te souviens-tu comme j'étais un garçon studieux? Je n'ai pas fait beaucoup de folies dans ma jeunesse, tu pourrais en porter témoignage. Eh bien! en quittant les écoles, je restai le même, absolument. Je fis mon stage pour tout de bon, et, après avoir été un jeune avocat acharné au travail,—un piocheur.—je devins un jeune magistrat, pas bien fort, je le crains, mais solide à la besogne et d'une bonne volonté infatigable.
Mon amour même, le grand, l'unique amour qui décida de toute ma vie ne changea rien à tout cela. On me reprocha bien quelques voyages, deux absences... mais pouvais-je faire autrement? Et on était injuste; loin de me ralentir, quand je songeai à me marier, je fus pris d'ambition et je travaillai double, voyant déjà ma petite Jeanne honorée et renommée à cause de son mari....
Un soupir, ici, souleva sa poitrine. Ses yeux, tout à l'heure si francs, se détournèrent de moi, et il regarda le tapis à ses pieds.
Évidemment, une hésitation le prenait. Il avait crainte de quelque chose.
Cependant, sa voix resta calme et il continua:
—Je sens que cela vient. J'aurai juste le temps de te dire pourquoi je ne suis plus juge, mais ce sera tout. Ne m'interromps pas, je commence:
Pour le juge il y a deux sortes de certitude qui se combattent parfois l'une l'autre, et c'est la grande misère d'une conscience de magistrat.
Il y a la certitude personnelle qui naît de l'intelligence, celle en un mot qui est humaine, c'est-à-dire commune à tous les hommes.
Et il y a la certitude technique, particulière aux gens du métier, qui a son origine dans les instruments et agissements judiciaires.
Au palais on regarde cette dernière certitude comme la meilleure, ou plutôt comme la seule authentique.
Je ne saurais dire si on a raison ou tort.
Je donnai un jour ma démission de juge parce qu'une instruction criminelle conduite avec soin, minutieusement, selon les procédés mathématiques de notre science à nous autres magistrats avait fourni la certitude judiciaire de ce fait que Jeanne Péry, ma chère petite femme, avait commis un meurtre, je dis un meurtre prémédité, dans des circonstances qui faisaient d'elle a priori une fille perdue d'abord, ensuite une sorte de bête féroce.
Voilà pour la certitude technique: Jeanne était coupable et infâme.
Au contraire, ma certitude personnelle me criait: Jeanne est innocente et plus pure que les anges.
Il fallait choisir entre ces deux certitudes, dont l'une mentait.
Je crus à mon intelligence, à mon instinct, à mon cœur. Et j'aimai Jeanne cent fois, mille fois davantage.
Tout ceci fut dit avec une extrême simplicité. J'avais écouté, retenant ma respiration.
Ma poitrine était serrée si violemment que ma gorge restait incapable de livrer passage à un son. Lucien, attendait pourtant une parole. Il fronça le sourcil avec colère.
—Toi, Geoffroy, demanda-t-il, est-ce que tu aurais écouté la voix du métier plutôt que celle de ta conscience?
—Dis-moi, dis-moi, m'écriai-je, que tu parvins à la sauver!
Sa figure s'éclaira, pour se couvrir bientôt après d'un plus douloureux voile.
—Je fis de mon mieux, prononça-t-il d'une voix qui voulait être ferme, oui, un instant, j'ai cru que je sauverais ma Jeanne bien aimée et respectée. Mais je n'ai pas pu, et je suis devenu fou.
Son regard me provoquait en quelque sorte pendant qu'il accentuait cette dernière parole.
Mais en même temps sa figure pâlissait et les traits s'en effaçaient comme si une lumière intérieure se fût éteinte au-dedans de lui.
Il put dire encore de sa pauvre voix déjà changée:
—Geoffroy, tu ne m'as pas cru quand je t'ai dit: je ne suis pas fou. Tu savais que je mentais, je lisais cela dans tes yeux. Tu avais raison, je suis fou. Je ne puis plus rien pour elle....
Il se tut. C'était comme un charme rompu. Cette énergie virile dont j'avais admiré en lui la renaissance presque miraculeuse, s'affaissait d'un seul coup.
J'avais devant moi le malheureux enfant au sourire timide et sans pensée, dont l'aspect avait effrayé mon premier regard.
Je voulais réagir contre cette perclusion morale, je lui parlai, je l'encourageai, je touchai même à dessein et brutalement la plaie saignante de son âme, tout fut inutile.
Lucien Thibaut n'était plus là. J'avais affaire à son ombre.
Cela est vrai si rigoureusement, qu'au bout de quelques minutes il se reprit à parler de lui-même à la troisième personne et comme d'un absent.
—Te voilà revenu? me dit-il, M. Thibaut ne pourra pas te recevoir aujourd'hui, parce qu'il est indisposé; mais je le remplacerai.
—Quelle est son indisposition? demandai-je.
Il prit un air naïvement rusé pour me répondre:
—La migraine. J'espère que ce ne sera rien.
Son regard fit le tour de la chambre avec inquiétude.
—Le moment est bon, murmura-t-il. Je n'entends personne dans le corridor, mais on ne saurait prendre trop de précautions quand il s'agit d'affaires si graves.
Il alla jusqu'à la porte qu'il ouvrit pour regarder au dehors.
Puis, satisfait de cet examen, il revint vivement vers le coffre, qui restait ouvert.
Cette fois, sans chercher aucunement, il y prit un assez volumineux dossier, tout bourré de papiers, qu'il tint à la main d'un air indécis.
—Consentez-vous à vous charger de cela? me demanda-t-il, cessant de me tutoyer.
—Volontiers, répondis-je.
—C'est un dépôt, reprit-il. Promettez-moi de le défendre s'ils essayent de vous l'enlever.
—Je le promets, dis-je encore.
Il remit le dossier entre mes mains. Puis avec une politesse cérémonieuse:
—M. Thibaut vous fait bien tous ses compliments et ses excuses. Il aura l'honneur de vous écrire dès que sa santé le permettra. Il vous recommande ces papiers tout particulièrement, n'en ayant point de double. Tâchez de vous retrouver là-dedans, c'est difficile, mais votre roman était encore plus embrouillé. Il y a une dame qu'il faut tuer, vous savez, parce que la pauvre petite morte ne serait pas en sûreté sans cela. C'est malheureux, mais on ne pouvait les garder toutes les deux, M. Thibaut a dû choisir entre l'ange et le démon.
Il me salua profondément et de cette façon qui désigne la porte sans équivoque aucune.
Je sortis. Quelque chose me résista quand je poussai la porte, quelque chose qui obstruait le seuil.
C'était le Dr Chapart, auteur du sirop, qui venait d'arriver là aux écoutes et que le battant, en s'ouvrant, avait sévèrement souffleté. Je refermai aussitôt la porte pour que Lucien ne s'aperçût de rien et je demandai tout bas:
—Que faisiez-vous là, Monsieur?
IX
Ce qui me resta de l'entrevue
Le Dr Chapart ne fut pas déconcerté le moins du monde. Il me tendit la main comme un effronté gros petit homme qu'il était.
—Bien le bonsoir, me dit-il en portant l'autre main à sa joue, vous avez failli m'assommer. J'étais là pour ausculter, parbleu! pour ausculter la situation à travers le trou de la serrure. Allez-vous me reprocher mon trop de soins? Ça s'est vu: les clients sont si drôles!
Je fis un geste pour l'inviter à me livrer passage. Il tenait toute la largeur du corridor.
Mais il ne bougea pas. J'avais cru voir son regard piqué un instant sur le dossier que j'emportais sous ma redingote où je l'avais dissimulé de mon mieux pour plaire à Lucien. Le docteur poursuivit:
—Bien gentil garçon, dites donc, ce pauvre malheureux là! Et bien doux aussi, quoiqu'il ait l'idée de tuer une dame. Excusez, c'est sa marotte, chacun à la sienne. Ma femme et ma fille le dorlotent. Ça rime avec marotte. Son cas est drôle et incurable. C'est la manie métapsychique intermittente de ma nouvelle nomenclature. Connaissez-vous mon traité? non? vous devriez l'acheter. J'ai tâché d'amuser les gens du monde. Cas très curieux, très rare et qui m'appartient, M. Thibaut est mon second. Avant lui, j'en avais un autre, mais pas si beau, un major du train d'artillerie qui se battait lui-même comme plâtre parce qu'il se prenait pour sa propre femme. Est-ce assez cocasse? Vous pouvez venir souvent ou rarement, comme vous voudrez. Ici on est libre comme l'air. Je vous présenterai aux dames Chapart. Tiens, tiens....
Il fit comme s'il apercevait seulement mon dossier, et reprit:
—Nous emportons des paperasses entre cuir et chair? Ça vous regarde. Seulement, un bon conseil gratis, en usez-vous? Je vous l'offre: quand on n'est ni notaire, ni médecin, ni confesseur, le plus sage est de ne pas fourrer le nez dans les affaires des malades.
Après une autre poignée de main, il s'effaça pour me laisser passer, et je l'entendis s'éloigner avec son ronflement de toupie.
Quand j'arrivai dans la rue des Moulins, je m'arrêtai comme étourdi. Je ne sais comment expliquer cela, mais pendant mon énorme visite—elle avait duré plus d'une demi-journée.—c'est à peine si j'avais essayé de réfléchir.
En somme, j'avais été pris par surprise. Malgré le peu que je savais d'avance sur Lucien, je ne m'attendais à rien de ce que je venais de voir et d'entendre.
Tout au plus croyais-je retrouver un vieux camarade avec une blessure profonde, mais à demi cicatrisée déjà.
Et comme, en cas pareil, on essaye volontiers d'oublier, j'avais écarté le côté tragique, me disant que Lucien était sans doute dans quelqu'un de ces embarras auxquels chacun de nous est sujet et qu'on fait cesser soit par une démarche, soit par un prêt d'argent.
Le mot caractérisant ce que je croyais devoir à Lucien était: consolation plutôt que secours. On voit combien j'étais loin de compte.
Je m'étais vu tout à coup en face d'une pauvre créature ravagée par un mal mystérieux, d'un être diminué, ruiné, épuisé, et ce vieillard-enfant m'avait paru attaqué d'une folie douce, peu caractérisée et surtout inoffensive, sous laquelle avait percé inopinément une pensée de meurtre.
Mais cette pensée même s'était exprimée d'une façon si tranquille, si dépourvue de véhémence et de passion que je l'avais à peine prise au sérieux.
Puis, petit à petit, par une pente insensible, j'étais arrivé, sans secousse ni avertissement, au centre d'une situation tragique dont les détails me restaient inconnus et qui me laissait enveloppé dans un réseau de mystères.
Et il faut noter ceci: les vagues renseignements que je possédais à l'avance ne m'aidaient en rien à comprendre, mais ils me défendaient le doute.
Sans eux, j'aurais pu me réfugier dans l'idée que la folie de Lucien avait créé les menaces du drame.
Mais cela même ne m'était pas permis. Je connaissais l'existence de la tragédie.
Ma première sensation morale fut l'étonnement de reconnaître si tard en moi la présence d'une curiosité arrivée à l'état de fièvre, mais qui était restée comme assoupie tant que j'avais été en présence de Lucien.
C'est-à-dire tant que j'avais eu précisément sous la main le vivant moyen de satisfaire cette même curiosité.
Je ne me souvenais point, en effet, d'avoir éprouvé le besoin d'interroger Lucien pendant ces longues heures où il aurait pu assurément me répondre, puisqu'une éclaircie s'était faite en son cerveau.
Était-ce la répugnance involontaire que j'avais à pénétrer tout au fond de ce malheur sans issue?
J'avais écouté Lucien avec une pitié passive, sans arrêter ni presser ses aveux. Dans toute la rigueur du terme, j'avais laissé sa pensée libre d'aller où elle voulait. Pas une seule fois, je n'avais essayé de la diriger vers le nœud même du problème.
Maintenant qu'il n'était plus temps, je ressentais un regret tardif, mêlé de colère et peut-être de remords, car cette curiosité dont je parle, c'était bien plutôt de l'intérêt.
Comment servir Lucien, si je restais dans mon ignorance?
Et Lucien me l'avait dit lui-même quand il avait reconnu les symptômes avant-coureurs de sa crise qui revenait: un long intervalle de temps s'écoulerait peut-être avant que je pusse le retrouver en état de lucidité.
Et le soupçon me venait que sa phrase pouvait avoir une signification autre et plus grave, car j'avais conscience d'un danger qui le menaçait, d'une surveillance organisée autour de lui, d'une pression exercée sur lui.
Tout ce qui l'entourait me paraissait étrange; je voyais sa situation inexplicable. J'avais défiance du hasard ou de la cause, quelle qu'elle fût, qui l'avait poussé dans cette maison d'où je sortais la tête brûlante, le cœur glacé, et dont le maître me laissait un souvenir à la fois comique et mauvais.
J'ai peur des grotesques.
Je me demandais pourquoi Lucien, malade, était à Paris et non pas en Normandie: pourquoi il était seul, abandonné de sa famille et livré à des soins mercenaires?
Oui, certes, je pouvais le craindre: Sous la signification triste de la phrase de Lucien, peut-être y avait-il un sens caché plus triste encore.
Peut-être avait-il voulu dire: «Prends bien vite ce dépôt qu'une lueur de raison me porte à te confier aujourd'hui, car qui sait si demain il ne serait pas trop tard!»
Et mon imagination une fois partie allait, allait:
Me laisseraient-ils seulement pénétrer de nouveau jusqu'à lui?...
Ils qui? Est-ce que je savais!
Et sous quel prétexte me barrer la porte? Des prétextes! on en trouve ou en fait.
C'était absurde. Croyez-vous? J'ai vu tant de choses absurdes qui étaient des réalités.
Notre siècle lumineux qui affecte de mépriser le mélodrame est noir comme de l'encre, par places, et pavé de mélodrames.
D'ailleurs, j'étais en veine de sombres hypothèses. Sur ma poitrine il y avait un poids qui allait s'alourdissant.
Une fois, je me dis en tâtant mon dossier sous le drap de ma redingote: J'ai là de quoi éclaircir tous mes doutes.
Eh bien! non. Ceci va vous donner la mesure exacte de ma situation d'esprit: à l'avance, le dossier lui-même était tenu en suspicion par ma fantaisie, et je pensais: cet homme m'a vu emporter les papiers. Si les papiers contenaient quelque chose d'important, les aurait-il laissé passer?
En même temps le remords dont je parlais tout à l'heure s'aggravait jusqu'à me troubler cruellement, jusqu'à me faire honte.
Je me reprochais ma froideur à l'égard de Lucien. Notre entrevue entière passait devant mes yeux sans que j'y pusse découvrir un seul élan de grande affection, une seule promesse de dévouement complet exprimée avec une parcelle de la chaleur qui bouillait désormais en moi.
Il est bien vrai que j'avais dû écouter surtout; j'étais resté presque muet; la parole était à Lucien Thibaut, qui avait mené l'entretien en maître. Mais est-il besoin de parler beaucoup?
Il ne faut qu'un instant et qu'un mot pour montrer le fond d'un cœur: je n'avais pas montré le mien.
Mon malheureux camarade d'enfance pouvait croire que je ne lui avais rien apporté sinon le souvenir attiédi d'une vulgaire amitié.
Et, chose singulière, je ne pouvais pas rejeter cette crainte loin de moi comme chimérique en faisant appel à la réalité de mon affection, car cette affection, telle que je la ressentais à présent, était toute nouvelle.
Je ne l'éprouvais pas tout à l'heure, du moins à ce degré.
Elle venait de naître, cette grande affection; elle datait pour moi du moment où je m'étais recueilli en moi-même au sortir de cette maison qui se dressait sombre et morne derrière moi.
En mettant le pied dans la rue, je m'étais dit en toute sincérité: Je ferai pour Lucien comme s'il était mon frère.
Mais c'était la première fois que je me le disais.
Et Lucien était trop loin pour l'entendre.
Toutes ces pensées roulaient dans ma tête et y entretenaient une agitation qui allait jusqu'à la souffrance. Sans rien savoir, encore, je me souviens que j'étais prêt à tout; j'avais vaguement la notion d'un lourd devoir qui allait m'incomber, et je l'acceptais sans réserves.
Je pressentais mon courage comme si j'eusse entendu déjà les bruits prochains du combat.
Il faisait encore jour, mais l'orage qui menaçait depuis le matin amassait des nuées de plomb au-dessus de ma tête. Le ciel ne donnait qu'une lumière fauve et fausse qui bronzait le profil des maisons. La chaleur était étouffante. Le silence régnait dans la rue déserte où j'entendais mon pas sonner sur le pavé.
De loin et d'en bas le large murmure de la ville venait.
Quand je tournai l'angle de la Grande Rue de Paris, la scène changea.
Ce devait être une fête, je ne sais plus laquelle.
La solitude des rues transversales augmente, ces jours là, parce que tout ce qui fait foule s'ameute dans les grandes voies où sont les cabarets.
Tout en haut de Belleville, la joie des ivrognes titubait déjà sur les trottoirs. Les couples montaient et descendaient causant, clamant, chantant.
Un peu avant d'arriver au théâtre dont les lampions s'allumaient, je reconnus la grosse gouvernante normande de M. Louaisot de Méricourt qui riait à casser les vitres au bras d'un cent-gardes.
Elle faisait succès avec sa coiffe de dentelles et sa robe de soie, relevée par une immense crinoline. Tout le monde la regardait.
L'embonpoint est partout respecté. Les gamins criaient à son fier cavalier: «Oh hé! la livrée! Plus que ça de nourrice!»
Ils passaient, superbes tous deux, méprisant les blasphémateurs. La Cauchoise me parut plus fraîche encore qu'au bureau de la rue Vivienne. Les roses de sa joue tournaient énergiquement au ponceau.
Sans façon, elle me montra du doigt à son guerrier, et il me sembla entendre, parmi les paroles d'ailleurs bienveillantes qu'elle prononça à mon sujet le mot imbécile plusieurs fois répété.
Je crus devoir la saluer d'un demi-sourire qu'elle me rendit au centuple.
Quand je l'eus dépassée, elle me cria par-dessus son épaule:
—Ne dites pas au patron que vous m'avez rencontrée un huit-pouces, hé! là-bas! Il est jaloux comme un gros rat, quoi qu'il soit dans la haute, ce soir, en bambochade.
X
Bébelle—Pantalon crotté
Au moment où j'avais aperçu la Cauchoise, le souvenir de M. Louaisot de Méricourt traversait justement mon esprit.
Et ce n'était pas la première fois.
Pourquoi la pensée de cet homme me suivait-elle ainsi?
Je ne lui connaissais d'autre lien avec l'affaire Thibaut que le fait d'avoir pu me fournir l'adresse de ce dernier. C'était là précisément son métier, et j'étais entré chez lui comme dans la boutique où s'achètent les choses de cette sorte. M'aurait-il d'ailleurs fourni l'adresse pour quelques francs s'il avait eu un intérêt, même minime à séquestrer ou à cacher Lucien? Mais les pressentiments et les soupçons vont et viennent. Bien rarement saurait-on dire de quel nuage ils tombent. Je montai dans un coupé de louage, après avoir indiqué au cocher la rue du Helder et mon numéro.
Je voulais seulement déposer chez moi mon paquet de papiers avant de courir au restaurant voisin, car j'étais à demi mort de famine. Lucien avait déjeuné, mais moi je restais sur les quelques gouttes de thé, avalées à la hâte avant ma visite au bureau de M. Louaisot. Comme je rentrais, mon concierge me dit qu'il était venu un monsieur pour me voir.
Ceci était presque un événement. Personne ne savait mon retour à Paris, où je n'étais du reste qu'en passant. Je ne recevais aucune visite. Mon concierge ne connaissait pas le monsieur qui n'avait pas voulu laisser son nom, disant qu'il demeurait dans le quartier et qu'il repasserait. Je ne pus obtenir à son sujet que des renseignements très vagues, assez ressemblants à ces funestes portraits, supplice de la gendarmerie, que les employés municipaux dessinent à la plume au bas des passeports. Ces choses portent le nom menteur de signalement. Les signalements sont au nombre de quatre. Chacun d'eux s'adapte à un quart de l'humanité. Il y en a pourtant un cinquième pour les nègres, et c'est le seul qui soit reconnaissable.
Ils coûtent deux francs pour l'intérieur, dix francs pour l'étranger: savez-vous rien de plus lugubre que le comique administratif? Après avoir écouté la description de mon concierge, je n'en étais pas plus avancé. Aucune idée ne s'éveilla en moi par rapport au visiteur inconnu. Ce n'était personne et c'était tout le monde. Mais pendant que je montais l'escalier de mon entresol, une jolie petite voix clairette me cria d'en haut:
—Bonsoir, Monsieur, comment te portes-tu? Je suis sur le carré parce que papa et maman se tapent.
Je levai la tête et j'aperçus le sourire échevelé de Bébelle.
—Bonsoir. Bébelle!
Bébelle, mon amie, était un bijou de sept ans, héritière unique du cinquième, sur le derrière.
Son père, prote d'imprimerie, et sa mère, artiste en éventails, pouvaient passer pour des cœurs d'or, très vifs de caractère.
Deux tourtereaux hérissés.
Ils s'aimaient très sincèrement; mais de temps en temps ils se renfermaient pour s'expliquer à bras raccourcis, et alors Bébelle se réfugiait chez moi.
—As-tu vu le monsieur qui est venu me demander, Bébelle, ma chérie?
J'étais sûr de mon affaire, Bébelle voyait tout.
—Parbleu! me répondit-elle.
Elle ajouta:
—Puisque je revenais du lait, avec la boîte.
—Pourrais-tu me dire comment il est fait?
—Parbleu, il est mal fait... puisqu'il a les jambes si longues, si longues que j'ai eu envie de passer à travers, pendant qu'il se dandinait devant la loge... avec des lunettes d'or... et crottées, ses quilles, jusqu'en haut de sa culotte noire. Veux-tu que j'aille jouer chez toi, Monsieur, avec les images?
—Non, je vais dîner dehors.
—Alors, ça m'est égal, je suis bien sur le carré. D'ailleurs, c'est presque fini chez nous, car maman pleure.
Bébelle n'en donnait que cela.
Il y en a qui deviennent tout de même de chères créatures, mais je ne prends pas sous mon bonnet de recommander ce genre d'éducation aux familles.
J'entrai chez moi et je refermai ma porte. Croiriez-vous que j'avais presque oublié ce grand appétit qui me talonnait depuis Belleville?
Ces longues jambes vêtues de noir et que la boue tigrait du haut en bas, me ramenaient à mon idée fixe.
J'avais admiré le pantalon noir crotté de M. Louaisot de Méricourt et la longueur inusitée de ses jambes, pendant qu'il mangeait avec tant de plaisir son morceau de rôti sous le pouce.
Était-ce lui qui m'avait demandé? Dans quel but?
Je haussai les épaules en jetant le dossier sur la tablette de mon secrétaire.
Il n'y avait pas apparence que ce pût être lui.
Mais, au lieu de sortir, j'allumai ma lampe et j'ouvris le dossier.
Il pouvait être alors huit heures du soir. Douze heures me séparaient de mon thé du matin.
Quand minuit sonna, j'étais encore assis auprès de mon bureau et je lisais avec une avidité croissante les papiers à moi confiés par mon pauvre camarade Lucien Thibaut.
La majeure partie de ces papiers sera mise ici textuellement sous les yeux du lecteur, et j'analyserai les autres au cours de notre récit.
Le dossier de Lucien Thibaut
La première pièce sur laquelle je mis la main était enfermée dans une enveloppe qui avait pour étiquette: Lettres anonymes et autres.
Elle était ainsi conçue:
Pièce numéro 1
(Anonyme, écriture contrefaite.)
M. Lucien Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot.
10 septembre 1864.
Monsieur,
Généralement, on ne tient aucun compte des lettres qui n'ont point de signatures. C'est peut-être un tort.
Il y a deux sortes de lettres anonymes.
Il y a celles où un être dépourvu de dignité et de courage veut insulter ou calomnier sans danger.
Il y a celles où une personne faible et désarmée, n'ayant rien de ce qu'il faut pour braver des risques considérables, prétend néanmoins rendre service à un ami en le prémunissant contre des éventualités qui peuvent briser sa carrière et gâter sa vie.
Je vous supplie de bien croire que la présente communication appartient à la seconde catégorie.
Elle vous est adressée sans esprit de haine ni méchante intention par quelqu'un qui vous veut du bien et qui s'intéresse à votre honorable famille, mais qui désire ne point se compromettre.
Vous êtes, Monsieur, sur le point de faire une folie: une de ces folies qui ruinent tout un avenir.
La jeune personne à qui vous voulez donner votre nom n'est pas digne de vous.
Elle n'est digne d'aucun honnête homme.
Sans parler ici de sa famille, des aventures romanesques de Madame sa mère, ni des malheurs de Monsieur son père, il est certain que cette intéressante orpheline peut bien servir de passe-temps à quelque joyeux étourdi, mais qu'un homme sérieux ne saurait l'admettre à l'honneur de fonder sa maison.
Songez aux enfants que vous pourriez avoir et qui rougiraient de leur mère!
Ses amants ne se comptent plus, bien qu'elle sorte à peine de sa coquille.
Je n'aime pas les énumérations, je n'en citerai qu'un seul, auprès de qui vous pourrez vous renseigner si vous voulez, c'est votre ancien camarade de collège, M. Albert de Rochecotte.
Je n'ajoute qu'un mot:
Si la mère de la donzelle a essayé de vous monter la tête autrefois avec la fabuleuse succession du fournisseur, rayez cet espoir de vos papiers.
C'est une pure fable.
Il n'y a rien, rien, rien—qu'une demi-vertu qui veut faire une fin.
Je vous salue, regrettant le chagrin que je vous fais, mais avec la satisfaction d'avoir rempli mon devoir.
Pièce numéro 2
(Cette pièce était de l'écriture de Lucien Thibaut lui-même. Elle portait la mention suivante: Lettre non envoyée à son adresse.)
À M. Geoffroy de Rœux, attaché à l'ambassade française de Vienne (Autriche.)
28 septembre 1864.
Mon cher Geoffroy,
J'ai longtemps hésité avant de m'adresser à toi, ou plutôt je t'ai déjà écrit plus de vingt lettres qui, toutes, ont été jetées au feu après réflexion.
Celle-ci aura-t-elle le même sort? C'est vraisemblable.
J'écris par un besoin désespéré, comme les gens qui se noient appellent au secours, même quand il n'y a personne pour les entendre.
Nous étions liés très certainement, toi et moi; mais mon malheureux défaut d'expansion et la timidité de mon caractère m'ont fait craindre souvent de n'avoir jamais su inspirer à personne une véritable amitié.
Pas même à toi.
J'entends une amitié de frère.
C'est là le mot, tiens, il m'aurait fallu un frère. Je l'aurais regardé comme forcé par la nature à écouter mes pauvres plaintes, à entrer dans mes misérables douleurs, à me fournir enfin les conseils dont j'ai un si cruel besoin.
Tu étais moqueur autrefois. Tes lettres, que je lis avec bonheur—et laisse-moi te remercier de n'avoir jamais cessé de m'écrire—tes lettres te montrent à moi moins ami du sarcasme, mais je t'y vois lancé dans de grandes relations, tu vois le monde, tu connais la vie, pour employer le mot sacramentel.
Cela m'effraie. Moi je ne vois personne et je ne connais rien.
Moi.... Comment te faire la confession d'un triste sire, empêtré dans la plus plate et la plus bête—à ce qu'ils disent—de toutes les aventures réservées aux innocents qui ne savent pas le premier mot de la vie?
Je n'ai pas eu de jeunesse. Je commence à croire que c'est un grand malheur.
Je vivais avec vous là-bas à Paris; mais je ne vivais pas comme vous, et j'ai souvent pensé depuis que c'était là l'origine du défaut d'élan que je remarquais chez la plupart d'entre vous à mon égard.
Il y avait des heures où j'aurais tant souhaité votre affection! Je me sentais si bien capable de me dévouer pour vous, du moins pour quelques-uns d'entre vous.
Quand Albert et toi vous vous en alliez ensemble, j'étais jaloux comme un amoureux qu'on dédaigne.
J'ai entendu parler d'Albert ces jours derniers, et dans une circonstance triste pour moi. Mais tout ce qui m'entoure est triste. J'ai commencé une lettre pour lui; elle ne sera jamais achevée.
Que devient-il, ce cher Rochecotte, si doux, si généreux? Il m'avait dit une fois:
«Toi, Lucien, on ne te voit jamais que les jours où on ne fait pas de fredaines!»
C'était un gros reproche, je le comprends bien à présent.
Pour être aimé, il faut partager tout avec ses amis, même leurs défauts, si c'est un défaut que de faire des fredaines.
Je penche à croire que non, puisque je regrette amèrement d'avoir été sage au temps où les autres sont fous.
On paye cela. Je suis fou maintenant que les autres sont sans doute devenus sages.
Geoffroy, mon bon Geoffroy, ce n'est certes pas pour te conter ces balivernes que j'ai pris la plume, ce matin, avec un si terrible serrement de cœur.
Je m'étais résolu à te faire ma confession générale, et je la retarde tant que je peux.
Il me semble que tout ce bavardage est utile pour la préparer, et peut-être pour diminuer l'effort douloureux qu'elle me coûte.
Je sais que tu ne la désires pas, je m'excuserais presque d'oser une importunité pareille, s'il ne s'agissait pas de toi, et je bavarde pour ajourner d'autant notre peine à tous deux.
C'est bien vrai, Geoffroy, j'envie tout de toi: ta gaieté, ton insouciance, et jusqu'à tes péchés qui t'ont fait homme.
Tu sais ce qui n'est pas dans les livres, tu as vécu et non pas lu la vie. Tu as eu des aventures. Moi, faute d'en avoir eu jamais, je perds pied à ma première aventure. Je m'y noie.
Que tes lettres sont vivantes! Celle-ci est déjà plus longue que la plus longue parmi celles que tu m'as écrites, mais quelle différence! Il n'y a rien dans la mienne, et combien de choses les tiennes disent! Ceux qui, comme toi, agissent sans cesse peuvent raconter toujours. C'est intéressant, c'est jeune, c'est charmant. Tu as des centaines d'espoirs et le double de désirs.
Combien trouverait-on de jolis noms dans la collection de tes lettres que je garde et que je relis pour me faire honte à moi-même: honte de ma méprisable immobilité!
Ah! Geoffroy! l'oiseau qui a des ailes peut-il être l'ami du limaçon tardif, attelé péniblement à sa coque? L'un dévore l'espace en se jouant, l'autre vit et meurt au pied du même vieux mur.
Dès le pays latin, vous regorgiez de passions. Lovelaces que vous étiez. Albert, du fond de sa mansarde, visait la bonne duchesse dans son jardin de la rue Vanneau. Le jardin était beau, t'en souviens-tu? mais la duchesse avait le nez rouge. Et rappelle-toi l'horreur de ce pauvre Rochecotte le jour où elle oublia d'ôter ses besicles pour traverser le parterre!
Toi! tu comptais tes rêves par les contredanses que tu dansais, un soir au faubourg Saint-Germain, et le lendemain chez Bullier. On aurait pavoisé toute une rue avec la guirlande de tes amours.
L'as-tu oublié? J'avais aussi mon rêve. Il était unique. Je suis sûr que tu ne t'en souviens guère.
Ni moi non plus, du reste.
C'était un rêve décent que toute mère aurait pu souhaiter à sa fille: un rêve agrafé jusqu'au menton, un rêve sage comme une image.
Quand vous me parliez de vos divinités. Albert ou toi, je répondais en chantant les louanges de ma petite voisine d'Yvetot qui était un peu la parente de Rochecotte: Olympe—Mon Olympe, comme vous disiez en vous gaussant de moi.
Par le fait, mon rêve, Mlle Olympe Barnod, était, au dire de Rochecotte lui-même, beaucoup plus jolie que la plupart de vos déesses. Je n'ai connu au monde qu'une seule femme encore plus charmante qu'Olympe, et c'est d'elle que je vais enfin t'entretenir.
Du reste, je n'eus pas la peine d'être infidèle à mes adorations de bambin. Quand je revins au pays après ma thèse, Mlle Olympe, au lieu de m'attendre, s'était fort avantageusement mariée.
Elle s'appelait Mme la marquise de Chambray.
Voilà donc un pas de fait, Dieu merci: je t'ai laissé voir qu'il s'agissait d'amour.
Elle a nom Jeanne. Elle est de famille noble. Tu as beaucoup connu son père à Paris. Seulement, tu ne l'as pas connu sous le nom que Jeanne porte.
Nous l'appelions, tout le monde l'appelait le baron de Marannes, et c'était bien son nom, mais ce n'était pas tout son nom. En réalité, il se nommait M. Péry de Marannes.
Ce n'était pas avec moi qu'il était lié là-bas, c'était avec vous, les amis de la joie. À soixante ans qu'il avait, il était trop jeune pour moi.
Quand il mourut, sa veuve resta dans une situation si précaire qu'elle ne voulut rien garder de ce qui fait étalage, elle fut Mme Péry, tout court, sans titre. Jeanne est Mlle Péry.
Je t'entends d'ici, Geoffroy. Comment! le baron était marié, lui, le viveur imperturbable! le roi des vieux garçons! Se représente-t-on la femme du baron! Et sa fille! Où diable as-tu été pêcher la fille du baron?
Voilà ce que tu dis ou du moins ce que tu penses.
Vous l'aimiez assez, comme un drôle de corps qu'il était. Je me souviens de t'avoir reproché à toi personnellement cette accointance disproportionnée. Tu me répondis en riant: «C'est le plus jeune d'entre nous.»
Lui-même il disait cela, et c'était très vrai à un certain point de vue.
Plus tard, j'ai connu le baron de Marannes beaucoup plus et beaucoup mieux que vous ne pouviez le connaître vous-mêmes.
Cela ne m'a pas porté à l'en estimer davantage.
C'était un de ces vieux hommes qui restent verts parce qu'ils sont incapables de mûrir. Il y a de belles exceptions dans la nature. Celle-ci est laide, mais elle plaît jusqu'à un certain point.
On en rit d'ailleurs et cela désarme.
Ces vieux hommes, tout en étant des exceptions ne sont pas rares. On en trouve partout et partout ils sont les mêmes.
Le trait principal de leur physionomie est de ne pouvoir vivre avec ceux de leur âge.
Ils se font tutoyer successivement par cinq ou six générations de jeunes gens.
C'est leur gloire. Ils sont heureux et fiers quand les échappés de collège les appellent par leur petit nom.
Généralement on regarde cette manie comme assez innocente. Les uns pensent qu'elle est la marque d'un bon cœur, quelque peu banal et doublé d'une intelligence frivole.
D'autres, plus sévères, prétendent qu'il y a vice, ici, ou tout au moins faiblesse ridicule.
Le baron avait des mœurs peu régulières, ce n'est pas à toi qu'on peut cacher cela. Il n'était ni ridicule ni méchant. Le cœur, chez lui, battait à sa manière. Il se repentait souvent du mal qu'il avait fait, mais il recommençait toujours.
Mais ce qui dominait tout en lui, c'était l'implacable besoin de ne pas vieillir.
Te souviens-tu? Il se fit rare pendant notre dernière année d'école. Vous étiez devenus pour lui des oncles. Vous radotiez mes pauvres vieux!
Il passa à la fournée suivante, qui était plus de son âge. Il se fit tutoyer par les nouveaux, leur parlant de sa barbe grise avec ostentation, mais n'y croyant pas le moins du monde, et racontant à la tolérance de ses amis la centième édition de ses anecdotes, qui vraiment étaient assez drôlettes quand on ne les avait entendues que trois fois.
En s'éloignant de vous, voilà ce que tu ne sais pas, il se rapprocha de moi, non pas pour motif de jeune âge, mais parce que je passais déjà pour être assez fort en droit et que ses affaires l'amenaient fatalement du côté du palais.
Quelles affaires, bon Dieu! Et qu'il avait raison de ne pas fréquenter les sages! Ce pauvre homme était tombé en jeunesse comme d'autres dégringolent en enfance.
Ce n'est pas qu'il eût de bien grands vices, il en avait plutôt beaucoup. Il avait mangé sa fortune, mais il y avait mis le temps. C'était un prodigue peu généreux.
Veux-tu savoir le taux des charges laissées par l'innombrable série de ses bonnes fortunes? Cela se bornait à une pension de 600 francs qu'il payait—quand il pouvait—pour un enfant naturel qu'il avait eu avant son mariage et qui vivait quelque part.
Je crois que c'était à Paris.
À l'époque où il m'honora de sa confiance, il était en train de grignoter, toujours au même métier, la fortune de sa femme. Pour ce faire, il plaidait contre elle, tout en protestant à tout bout de champ qu'il ne lui en voulait pas le moins du monde.
C'était exact. Il n'avait ni rancune ni fiel contre sa femme qu'il ruinait de parti pris. Il n'en voulait qu'à l'argent.
La première fois qu'il me rencontra au Palais, j'endossais la robe pour la première fois aussi.
C'était à Yvetot; les biens de la baronne étaient dans le pays de Caux.
Si j'avais été moins novice, j'aurais su que tous nos avocats et avoués le fuyaient parce qu'il oubliait volontiers de solder les honoraires.
Mais je ne vis qu'une chose: un premier client!
Il tomba sur moi comme sur une proie, et je fus vraiment touché du plaisir qu'il avait à me revoir. C'était, me dit-il, pour moi, un coup de destinée. Il me choisissait entre tous; il me donnait l'occasion de me poser d'emblée.
Et pour commencer, séance tenante, il me fit l'historique de ses démêlés avec Mme la baronne, dont il parlait comme si c'eût été une octogénaire.
Elle avait environ trente ans de moins que lui.
Il faut bien que je l'avoue, j'eus le tort de croire aux contes qu'il me faisait. Quand il y avait un peu d'argent à pêcher, il trouvait les accents de la véritable éloquence.
C'était ma première cause. Il y a là quelque chose de l'aveuglement du premier amour. Le premier client vous fascine.
Je me représentai, selon son dire, Mme la baronne comme une vieille femme avare et méchante qui le laissait manquer du nécessaire. J'eus pitié, en vérité, de ce pauvre baron. Je lui donnai gratis quelques conseils qui, malheureusement, se trouvèrent trop bons et contribuèrent à sa triste victoire.
Car il en vint à ses fins et obtint l'administration des biens de la baronne.
Or, administrer, pour lui, c'était dévorer.
Les biens n'étaient pas lourds; ils durèrent aux environs de trois ans.
Quant à moi, je fus payé de mes peines et soins par la bonté qu'eut le baron de m'emprunter mon argent, et de l'administrer comme les biens de sa femme.
Que Dieu fasse paix à sa pauvre âme d'oiseau! Je lui dois mon bonheur puisqu'il est le père de Jeanne.
Il mourut un peu trop tard, perdu de dettes, et ne se doutant même pas qu'il avait mangé sa considération en même temps que ses rentes.
J'allai à l'enterrement, où j'étais à peu près seul.
J'y vis pourtant deux dames voilées de noir et dont je ne distinguai point les visages.
Toutes deux avaient l'air jeune: ni l'une ni l'autre ne pouvait être la baronne à qui je reprochai cette absence en moi-même.
D'ailleurs, leur mise était si modeste, pour ne pas dire si pauvre, que je les pris pour les dernières hôtesses de ce brave baron, qui n'enrichissait jamais les maisons où il logeait.
Je venais d'être nommé substitut du procureur impérial. Quelques mois aprés, il m'arriva de conclure à l'audience contre Mme veuve Péry de Marannes, qui avait frappé opposition sur un reliquat de rentes dont les arrérages étaient échus postérieurement à la mort du baron.
Les créanciers du défunt réclamaient naturellement la somme.
Mon avis exprimé était de droit strict. Je ne pouvais conclure autrement, mais j'éprouvai une impression très pénible au cours de la plaidoirie, en apprenant que la pauvre vieille veuve—elle n'avait pu rajeunir depuis le temps où le baron la chargeait d'années—était ruinée complètement. Le soir du jugement, Mme la marquise Olympe de Chambray, pour qui j'avais gardé une respectueuse admiration, après son mariage, me dit:
—Lucien, vous vous êtes fait aujourd'hui une ennemie mortelle d'une très jolie femme, ma cousine à la mode de Bretagne, Mme la baronne Péry de Marannes.
—Une jolie femme! m'écriai-je. Il y a cinquante ans, je ne dis pas!
Olympe se mit à rire.
—Le fait est qu'elle a une grande fille, répondit-elle. Mais il y a cinquante ans, et même quarante, je peux bien vous garantir que ma cousine n'était pas née.
Dans ces paroles, une chose me frappa plus encore que l'âge de la prétendue vieille, ce fut la mention d'une «grande fille».
Le baron ne m'avait jamais soufflé mot de sa fille. J'avais donc aidé cet homme à dépouiller deux êtres sans défense!
Deux femmes, appartenant précisément à cette catégorie que la profession d'avocat tient à si juste honneur de défendre envers et contre tous: héritière en ceci, le barreau s'en vante assez haut, et je suppose qu'il en a le droit, héritière, dis-je, des générosités mortes de la chevalerie! Moi, avocat, j'avais fait tort à la veuve et à l'orpheline. J'avais le cœur serré. Olympe qui ne remarquait point ma tristesse soudaine, poursuivit:
—Du reste, vous n'êtes pas plus exposé que jadis à les rencontrer dans le monde. Elles n'ont plus rien absolument rien, et vivent à la campagne, au fond d'un trou. La famille se cotise et leur fait une petite pension, à laquelle M. le marquis a la bonté de contribuer pour ma part. Je crois, en outre, qu'elles travaillent. Nous cousinons peu, très peu, Mme Péry de Marannes a gâté sa vie, et c'est à peine si je connais la petite.
Dans toute autre circonstance ces paroles m'eussent donné une piètre opinion de la baronne; car Mme la marquise Olympe de Chambray était pour moi une manière d'oracle. J'étais habitué, comme tout le monde et même un peu plus, à voir en elle une personne supérieure et tout à fait accomplie.
Le pays de Caux appartenait à Olympe; dans toute la rigueur du terme, elle y faisait la pluie et le beau temps. Sa fortune ne nuisait pas à son crédit, mais nous étions surtout les vassaux de son élégance toute parisienne, de son esprit, de sa beauté, de sa grâce.
Mais ce soir, ma contribution aidant, le froid dédain exprimé par Olympe ajouta au sentiment d'intérêt qui naissait en moi....
Est-ce vrai, ce que je dis là? Et ne fais-je pas effort plutôt pour donner une origine vraisemblable à ce qui vint de soi, par la seule volonté de Dieu?
Je n'en sais rien, Geoffroy. J'arrive au fait.
Tu sais que j'ai toujours été plus ou moins malade, et que ma vie entière peut passer pour une longue convalescence.
Je pense que c'était six semaines ou deux mois après ma conversation avec Olympe. Mon médecin m'avait conseillé les courses à pied.
Un samedi que notre audience avait tourné court, je pris un livre et je m'enfonçai dans la campagne....
Geoffroy, tu n'as rien à craindre: il n'y eut aucune rencontre dramatique. Je ne protégeai point de jeune fille assaillie par un taureau furieux, quoique les nôtres ici, soient magnifiques et très ombrageux. Nulle attaque de brigands ne me coucha sur un lit hospitalier pour y être soigné par la main des grâces.
Mon Dieu non. Je vis tout uniment au détour d'un sentier, dans un champ fleuri et charmant que je n'oublierai jamais, une petite demoiselle qui chantait en cueillant des primevères.
Elle en avait déjà un gros bouquet.
Je n'aurais pas su dire si elle était jolie, car sa figure disparaissait presque tout entière dans l'ombre de son chapeau de paille.
Au-dessus d'elle se courbait un châtaignier trapu dont les branches ne bourgeonnaient pas encore, mais la hâte dans laquelle ses petites mains adroites fouillaient en se jouant, étincelait de mille points brillants. L'épine noire boutonnait déjà et les pousses sveltes du chèvrefeuille étaient vertes parmi les ronces.
Les oiseaux habillaient, cachant dans les broussées le mystère de leur travail amoureux; la violette invisible exhalait son souffle dans l'air; le blé tout jeune ondulait sous les caresses de la brise.
Je m'arrêtai à regarder la fillette qui ne me voyait pas.
Elle avait une robe d'indienne grise dont le tissu commun me semblait plus doux que la soie. Un ruban noir serrait sa ceinture. Ses cheveux blonds jouaient en grosses boucles sur ses épaules d'enfant.
Ce n'était qu'une enfant.... Geoffroy, que je t'aimerais si ton cœur battait un peu!
Moi, je pliais sous le poids d'une émotion qui m'irritait parce que je n'y comprenais rien, mais qui me ravissait en extase.
Peut-être que je fis un mouvement, bien malgré moi, car je retenais mon souffle; peut-être que mon regard pesa sur la jeune fille. Elle se retourna comme si quelque chose l'importunait. Nos regards se croisèrent, ce fut moi qui rougis.
Elle? son mouvement venait de mettre ses traits en pleine lumière, et le soleil du printemps éclaira son sourire.
Car elle eut un sourire à la fois espiègle et ingénu, avant de bondir comme un jeune faon pour disparaître d'un saut de l'autre côté de la haie. Je ne la vis plus; il y avait une brèche derrière le gros châtaignier. Mais je l'entendis qui disait, dans l'autre champ:
—Maman, c'est notre ennemi!
Ce mot me terrassa.
Et pourtant il était prononcé d'un accent de moquerie caressante.
Notre ennemi! son ennemi à elle! l'ennemi de sa maman!
N'avais-je pas agi de manière à mériter ce nom?
Pour tous les trésors de l'univers, je n'aurais pas franchi la haie qui me séparait de la baronne et de sa fille, mes deux victimes. Je les avais en effet reconnues. J'étais sûr de n'avoir fait de mal qu'à elles en toute ma vie.
Et ce terrible mot notre ennemi me les désignait aussi clairement que si elles se fussent nommées.
Je revins sur mes pas, ou plutôt je m'enfuis en proie à un trouble que je n'essaierai même pas de décrire. Je tremblais comme un coupable. Je ne me souviens pas d'avoir été jamais si éperdument malheureux.
Il ne me venait même pas à l'esprit qu'elles pussent suivre le même chemin que moi de l'autre côté de la haie. Je hâtais le pas, pensant m'éloigner d'elles.
Au bout du champ, je les rencontrai face à face.
T'attendais-tu à cela, Geoffroy? J'ai beau être misérable jusqu'à souhaiter de mourir, mon cœur fond dans ma poitrine au souvenir de cette heure délicieuse, comme si un rayon de bonheur éclairait et réchauffait mon désespoir.
Va, je sais bien que je ne suis pas un homme fort comme vous autres. Qu'aurai-je de toi? Ta pitié? Elle me fait peur, je n'en veux pas.
Je ne t'enverrai pas ces pauvres pages. En les écrivant, je sais que je les écris en vain—comme tant d'autres pages, à l'aide desquelles j'ai trompé mon angoisse.
Cela me rassure de savoir que tu ne les liras pas, et j'y mets tout mon cœur comme si tu devais les lire.
Je m'y complais, c'est ma seule jouissance. Je les garde quelques jours. Je les relis plusieurs fois avant de les anéantir....
Elles étaient là devant moi, je n'avais plus aucun moyen de les éviter.
Au premier regard, Jeanne et sa maman me parurent comme deux sœurs.
Il y a des maladies qui amoindrissent et font l'effet d'un rajeunissement.
Quand je les vis ainsi tout près de moi, se tenant par la main et me regardant avec une douceur pareille, je fis un pas en arrière et je chancelai.
La jeune mère me dit:
—Nous ne vous cherchions pas, M. Thibaut, mais vous avez été bon pour le père de cette chère enfant, et nous sommes contentes de vous remercier.
J'avais vu mourir ma sœur aînée de la poitrine, vers ma dixième année. À cet âge-là on se souvient.
C'était ma sœur qui m'apprenait à lire. Il me sembla que j'entendais, après quinze ans, la douceur voilée de sa voix.
Et quelque chose aussi me rappelait la chère morte dans la suavité douloureuse de ces traits qui avaient une blancheur de cire.
J'ai oublié ce que je répondis.
Jeanne et sa mère me donnèrent la main....
Note. Il y avait ici une phrase effacée avec beaucoup de soin, puis les initiales de Lucien, avec son paraphe, le tout barré d'un simple trait de plume.
Pièce numéro 3
(Anonyme, écriture différente du n°1, mais également contrefaite.)
À M. L. Thibaut.
30 septembre 1864.
Mon cher Lucien,
Vous avez encore des amis, bien que vous viviez comme un loup. Mais vous savez, les loups ont beau se cacher au fond du bois, on les relance. Je viens vous relancer pour vous dire ce que vous paraissez ne pas savoir: les courtes folies sont les meilleures.
On ne vous demande rien pour cet adage ni pour cette conséquence qui en découle: la pire de toutes les folies est le mariage, parce que c'est celle qui dure le plus longtemps.
Tant que vous n'avez pas sauté le fossé, mon pauvre garçon, il y a de la ressource, et on peut, on doit essayer de vous arrêter, fût-ce par le collet. Un bon médecin ne s'occupe pas de savoir si le remède est agréable à prendre ou non.
Vous êtes entre les pattes de deux aventurières, on vous le dit tout net. Le proverbe chante: qui se ressemble s'assemble. Le papa et la maman de votre donzelle se ressemblaient, ils s'assemblèrent.
On parlait déjà dans ce temps-là, et même bien plus qu'à présent, de la tontine des cinq fournisseurs. Les millions volés à l'État avaient fait des petits, et la fortune du Dernier Vivant était évaluée à des sommes folles. Ce coquin idiot, le baron Péry, vint se brûler à la chandelle: il épousa sa femme parce qu'il la croyait héritière de je ne sais plus quelle portion du gâteau. La dame de son côté, croyait le baron propriétaire de châteaux, de moulins, de futaies, etc.
C'est une vieille histoire, mais qui est toujours amusante.
La dame n'avait rien qu'un assez gentil mobilier, conquis sur divers, et quant au baron, il avait beaucoup de dettes. Qu'arriva-t-il? Reproches de s'être mutuellement trompés, scandale, séparation et le reste. Vous connaissez tout cela mieux que moi, puisque vous avez été l'homme d'affaires du vieux drôle.
Ce que vous ignorez peut-être, c'est que d'une pierre vous recevez déjà deux coups, sans compter les autres, qui ne peuvent manquer de venir.
On vous accuse déjà d'avoir eu vent du fantastique héritage, et de faire une affaire d'argent, détestable, il est vrai, mais très honteuse aussi.
On vous accuse, en outre, de fermer volontairement les yeux sur le passé de la petite personne. Elle chasse de race, vous le savez puisque tout le monde le sait.
C'est comme la loi que nul n'est censé ignorer quand elle a été dûment affichée.
Vous arrivez après beaucoup d'autres, vous êtes censé le savoir.
Si par impossible vous ne le saviez vraiment pas, écrivez donc un mot à ce fou de Rochecotte. Sa réponse vous fixera, et je me déclarerai bien heureux si mon avertissement désintéressé peut vous empêcher de faire une pareille culbute.
Croyez-moi, écrivez à Rochecotte.
Pièces numéros 4, 5, 6, 7 & 8
Dates échelonnées du 4 au 15 octobre. Toutes lettres anonymes. Écritures diverses, mais contrefaites uniformément.
Note de Geoffroy.—Ces lettres ne contenaient aucun fait nouveau. Trois d'entre-elles faisaient allusion à l'héritage du dernier vivant et à la tontine des cinq fournisseurs. Les deux autres engageaient ironiquement Lucien Thibaut à se renseigner sur le compte de Jeanne auprès d'Albert de Rochecotte.
Pièce numéro 9
(Lettre écrite et signée par Lucien.)
À M. le comte Albert de Rochecotte, à Paris.
Yvetot, 15 octobre 1864.
Mon cher Albert.
Je te prie de me répondre courrier pour courrier. La question que je vais t'adresser te paraîtra singulière. Il m'en coûte beaucoup de te la faire, surtout par écrit, mais les circonstances me pressent et m'obligent. Je suis dans l'enfer en attendant ta réponse, qui va décider de mon sort. Connais-tu Mlle Jeanne Péry, fille de notre ancien compagnon, le baron Péry de Marannes? Je m'adresse à ta loyauté. Ton affirmation fera foi pour moi. Je t'embrasse.
Pièce numéro 10
(Écriture d'Albert de Rochecotte. Réponse à la précédente. Lettre signée et renfermant un billet anonyme qu'on trouvera sous le n°10 bis.)
Paris, le 17 octobre 1864.
Mon pauvre bon Lucien, je ne comprends rien à la lettre.
Ou plutôt, si fait, je comprends très bien que tu vas faire une sottise, comme me l'annonce le billet ci-joint, reçu dans le courant de la semaine et que je t'engage à lire attentivement avant d'achever ma prose....
Pièce numéro 10 bis
(Anonyme. Même écriture que le n°3. Sans date ni désignation de lieu de départ. Point de timbre postal.)
M. le comte de Rochecotte est prévenu que son ancien camarade et ami L. Thibaut est sur le point d'épouser une jeune personne peu digne de lui.
Les amis de M. L. Thibaut ont lieu de supposer que M. de Rochecotte connaît supérieurement ladite jeune personne, et la connaît sous des rapports qui lui permettront d'éclairer la situation d'un seul mot.
Pour tout dire, un desdits amis de M. L. Thibaut a rencontré à Paris, non pas une fois, mais plusieurs, ladite jeune personne au bras de Rochecotte lui-même, et cela dans des endroits où une honnête femme hésiterait à entrer.
Il est probable que M. L. Thibaut écrira à M. de Rochecotte pour lui demander des renseignements.
S'il ne le fait pas, il serait peut-être du devoir d'un galant homme de prendre les devants pour dire à ce malheureux ce qu'est ladite jeune personne.
La mère et les sœurs de M. L. Thibaut sont dans la consternation.
Suite du numéro 10
As-tu lu? bon! D'abord j'ai trouvé ce billet absolument impertinent. Je n'ai jamais été avec ma Fanchonnette que dans de très bons endroits.
Et il y a un temps immémorial que je n'ai été nulle part avec une autre que ma Fanchonnette.
La première idée qui m'est venue, c'est que tu voulais me l'épouser sous le nez, ce qui aurait été malhonnête de ta part.
Mais je me suis calmé en songeant que tu ne la connaissais seulement pas. J'ai jeté le chiffon anonyme et je n'y ai plus songé.
Hier soir, parlons désormais sérieusement, ta lettre est arrivée. Elle m'a expliqué un peu l'hébreu impertinent du billet.
D'après ta lettre «ladite jeune personne» est la fille de ce vieux Rodrigue de baron. Celui-là, j'ai bien le droit d'en faire les honneurs puisqu'il était un peu mon cousin par sa femme.
Tiens, justement au même degré, et même plus près, je crois, que la perfection des perfections, mon autre cousine, la divine Olympe. Tu l'as donc oubliée depuis qu'elle est marquise?
Mon père ne voyait pas la baronne Péry de Marannes. Ils s'étaient brouillés, je ne sais pourquoi. Ceci est pour répondre à ta question. La mère et la fille sont des étrangères pour moi. Je ne les connais ni d'Ève ni d'Adam, je l'affirme sur l'honneur.
Voilà qui est dit. À ce sujet, le billet anonyme se trompe absolument. Comment peut-il se tromper tant que cela et me radoter à moi-même qu'il m'a rencontré avec une personne que je n'ai jamais vue, je n'en sais rien et m'en bats l'œil. Je méprise les charades, ne sachant pas les deviner.
Mais, mon vieux Lucien, il y a autre chose, malheureusement. Je suis presque marri de ne pouvoir remplir les intentions charitables de l'anonyme, car tu vas te casser le cou, c'est clair. As-tu idée, entre parenthèses, de ce que peut être l'anonyme?
Les belles dames prennent souvent ce style de procureur quand elles vous lancent ainsi des gredineries non signées.
As-tu une belle dame à tes trousses?
Moi, j'ai songé à ta bonne mère. Je l'approuverais palsambleu! Ou à une de tes sœurs.
La chose sûre, c'est que la fille de mon honoré cousin, le seigneur de Marannes, ne doit pas valoir très cher.
Il est bien établi que le billet ment: je suis amoureux jusqu'au délire, et par continuation depuis les temps les plus fabuleux, de mon idole, de ma houri, de mon délicieux petit bijou, de ma Fanchette chérie, mon ange, mon diable, ma ruine, mon salut que tout Paris me connaît et m'envie, et qui me fait enrager en dansant avec tout Paris. Je me moque donc de toutes les Jeanne de l'univers et principalement de la tienne.
Mais, et sois assez perspicace pour remarquer que ce mot, prononcé pour la seconde fois, est écrit en lettres capitales, mais, dis-je, cela n'empêche pas du tout le billet anonyme de mériter considération. Quant à moi, il m'a beaucoup frappé.
Que diable! je ne suis pas le seul être au monde qui puisse se damner avec une Jeanne comme la tienne. Il y en a des quantités d'autres, je t'en donne ma parole d'honneur.
Or, mon brave Lucien, mon cher camarade, tu n'es pas du bois dont on fait des maris résignés. Non. L'autre mois nous causions encore de toi, Geoffroy et moi. En voilà un qui fait son chemin! Nous disions que tu étais la meilleure et la plus noble nature d'entre nous tous: capable, selon le sort, d'être heureux à titre larigot ou malheureux comme on ne l'est pas.
Si Geoffroy était à Paris, c'est lui qui filerait son nœud en deux temps pour courir à ton salut; mais la France, sa patrie et la nôtre, a besoin de lui dans les contrées étrangères. Allez! j'écrirais aussi bien qu'un autre, en beau style bête, si je voulais.
Je te dis, moi: réfléchis avant de piquer ta tête. C'est diablement grave. Ma parole, je regrette presque le renseignement fourni ci-dessus, tant j'ai le pressentiment que ton affaire n'est pas bonne.
Encore une fois, il était mon parent; je puis parler de lui la bouche ouverte; il faut avoir tué père et mère pour entrer comme cela volontairement dans la famille de cet imbécile coquin.
N'y entre pas, vieux Lucien, je t'en prie! Il doit y avoir quelque mauvaise histoire là-dedans.
Pour un peu, vois-tu, je te dirais que j'ai menti. Et, tiens, s'il faut cela pour te sauver, ça y est: je connais ta Jeanne, j'ai soupé avec elle plutôt dix fois qu'une; elle boit le Champagne comme un chérubin du ciel et lève l'une et l'autre jambe à hauteur de carabinier.
Parole sacrée. Porte-toi bien.
Post-scriptum.—Si tu connaissais ma Fanchonnette, tu comprendrais la vanité de pareils propos. Voilà une jeune personne! Mais, ventre de biche, je ne l'épouse pas.
Pièce numéro 11
(Lettre écrite et signée par Mme Thibaut.)
M. Lucien Thibaut, à Yvetot.
Dieppe. 20 octobre 1864.
Mon cher enfant.
Nous avons un automne magnifique ici et cette chère Olympe nous traite si bien que nous prolongeons un peu notre séjour. La richesse ne fait pas le bonheur, c'est vrai, ou du moins on le dit, mais il faut pourtant être à son aise pour avoir, comme notre Olympe, un château aux portes de la ville.
Tout ça me fait penser à toi, à ton établissement. Tu sais que mon plus ardent désir est de te voir marié. Tes sœurs et moi, Dieu merci, nous ne pensons pas à autre chose. Nous nous réveillons la nuit pour en parler.
Ce n'est pas que j'ajoute foi à ces bruits ridicules qui sont venus jusqu'à mon oreille, mais enfin, ces bruits-là, tout bêtes qu'ils sont, ne diminuent pas mon envie de voir ton sort assuré.
Notre Olympe est admirable pour nous. Ah! si la chance avait voulu... enfin, n'importe. Ce qui est certain, c'est que ta nomination t'a donné une valeur que tu n'avais pas: j'entends au point de vue matrimonial.
Aussi, tes sœurs et moi nous avons renoncé à la pauvre Ida Moreau que nous aimions de tout notre cœur, mais qui ferait un parti par trop ordinaire. Nous pouvons maintenant choisir.
Et puis son père et sa mère se portent comme des charmes. Ce qui lui reste à avoir, elle l'attendra longtemps.
Moi, les espérances, je ne les compte que pour mémoire. (Le mot espérance était souligné au crayon, sans doute de la main de Lucien.)
Il faut que j'en parle encore: oui j'avais fait un beau rêve autrefois, et je crois qu'il aurait été assez de ton goût, mon coquin! Notre Olympe était orpheline, elle avait dix mille livres de rentes en bon bien venu. Avec ça, jolie comme un cœur! Et des manières! Et une éducation! Et une conduite! Enfin tout, quoi! C'est le gros lot, celle-là.
Mais elle a fait mieux, on ne peut pas dire le contraire. Ce n'est pas que le marquis de Chambray fût un petit mari bien mignon, mais il avait son asthme et ses soixante-sept ans. J'appelle ça un placement en viager. Je suis drôle, pas vrai, mon chéri?
Eh bien! après? est-ce que nous ne sommes pas tous mortels? Notre Olympe a soigné son bonhomme mieux qu'une sœur de charité. Et une conduite! mais je l'ai déjà dit.
Il aurait été le dernier des misérables s'il ne lui avait pas tout donné à son décès, puisqu'il n'avait que des neveux à la bretonne.
Maintenant, elle est veuve. Elle a soixante mille livres de rentes, un château, un hôtel; elle est plus jeune et plus jolie que jamais.
Sais-tu qu'on parle d'éventualités, de succession possible, probable même? Tu n'es pas sans avoir eu vent de la tontine des cinq fournisseurs. Le début de l'histoire n'est pas très propre, mais on calomnie toujours l'argent par jalousie. C'est la fable du raisin qui est trop vert.
Il paraît que le marquis était neveu du dernier vivant de la tontine, le fournisseur, comme on l'appelle, qui se cache à Paris et qui vit comme un rat dans une cave. Il a près de cent ans et personne ne sait le compte absurde des millions qu'il ne pourra emporter dans l'autre monde.
Est-ce vrai? Moi je ne sais pas; Olympe hausse les épaules quand on veut lui toucher un mot de la chose. En tous cas, qu'est-ce que cela nous fait, puisque ce serait folie de songer encore à elle dans la position où elle est pour un morveux de petit magistrat comme toi? On ne se démarquise pas pour devenir Mme Thibaut, substitute. C'est dommage.
Mais sans aller chercher midi à quatorze heures, c'est-à-dire Mme la marquise de Chambray, tes sœurs et moi nous ne sommes pas au dépourvu. Nous avons battu les buissons dans tout le voisinage, et je te promets que nous ne sommes pas revenues sans gibier. On pourrait déjà t'offrir tout un panier de poulettes à choisir.
Mauvais sujet! vois-tu, ça me rend gaie de penser à tes noces. Tu es si tranquille! Tu rendras ta petite si heureuse! Seulement, attention à ne pas te laisser mettre le pied sur la tête. Un homme doit rester le maître chez lui. Ceux qui donnent leur démission ne sont jamais aimés. Nous recauserons de ça en temps et lieu.
Pour en revenir, tes sœurs et moi nous avons commencé par trier dans le bouquet pour ne pas trop t'ennuyer par l'embarras du choix.
Car nous sommes unanimes à ne point nous dissimuler qu'il faudra te marier à la cuiller, comme on donne la bouillie aux petits enfants.
Ah! je suis gaie quand ce sujet me tient. Je l'ai déjà dit, mais tant pis.
Il reste trois noms, après triage fait. Et avec quel soin! Célestine et Julie se sont disputées, il fallait voir! et moi aussi. Nous étions comme trois harpies. Elles t'aiment tant! Et moi donc!
Fifi, ne va pas nous chanter à présent que tu veux rester garçon, c'est bête, ni que tu as tes idées à toi comme les Moreau essayent d'en faire courir le bruit: une petite pécore sans position et dont la mère ne voit personne à Yvetot. Est-ce que je sais moi! j'ai grondé Julie et Célestine qui se faisaient du chagrin avec tous ces cancans. Je te connais, puisque je t'ai fait, pas vrai?
Tu es incapable de mal tourner.
Allons donc! mon Lucien! épouser une aventurière sans le sou!
Les Moreau ont fait des pertes dans le Crédit mobilier. Ça les aigrit. Ils voudraient voir des désagréments à tout le monde.
Je commence. Il y a donc d'abord Mlle Sidonie de la Saudraye, bien venu 3.700 francs de rentes, en chiffre rond. Espérances à peu près autant. Les parents ne sont plus très jeunes et la maman tousse.
Pas jolie de figure, mais taille superbe—elle est aussi grande que toi;—un peu maigrette et longuette, mais, avec du coton, ni vu ni connu; les cheveux un petit peu roux, mais les blondes sont à la mode, un petit peu jaune de teint, mais on aime les pâles à présent, et elle a une gentille pointe rouge au bout du nez qui la relève: bonne orthographe, gentille écriture, joli caractère, une voix agréable comme un flageolet, et bien pensante.
Tu sais? tu lui plairas du premier coup. Tout le monde lui plaît. Il faut penser à ta timidité. Sidonie est si bonne, si bonne, si bonne qu'on y entre comme dans du beurre, mais une conduite! Tu vois, je l'ai mise la première. C'est presque ma candidate.
Passons au n°2, qui est Mlle Maria Mignet, la fille du receveur: une simple pension de mille écus pour dot et l'héritage de son oncle en perspective. Ne fais pas la petite bouche, coco: il y a, dans le ventre du receveur, les moulins du Theil, les trois fermes de la Rivière et une part dans la forêt de Blené. Je ne lâcherais pas le tout pour deux cent mille francs, au bas mot. Hé?
Tu peux même mettre deux cent cinquante. Le receveur est veuf. Il a soixante-cinq ans et cinq mois. Sa goutte a déjà remonté l'année dernière.
Quant à Maria elle-même, vingt ans juste, toute rose, toute ronde, des dents de lait, des cheveux de soie, élevée au sacré-cœur de Rouen, jouant du piano mieux qu'une serinette, apprenant le catéchisme aux petits enfants du quartier, enfin un joli parti tout à fait.
Je ne parle même pas de la conduite.
C'est la protégée de Julie....
(Ici Mme Thibaut était arrivée au bout de ses quatre grandes feuilles de papier, mais, en femme de ressources, elle avait continué d'écrire en croisant les nouvelles lignes par-dessus les anciennes, ce qui est adroit, mais rend les lettres de ces dames aussi difficiles à déchiffrer qu'un manuscrit du quatorzième siècle.)
J'arrive à celle que porte ta sœur Célestine, le n°3 et dernier: Mlle Agathe Desrosiers, dix-huit ans, cent mille écus placés en 4½ pour cent et deux maisons à trois étages, en ville. Est-ce beau? Il y a un revers. Tu as connu son père qui était—hélas!—huissier, mais il est mort.
Radicalement orpheline. Tout ce bien là venu. Peu d'orthographe, des manières plus que simples, mais bonne enfant, de la conduite, et mignonnette, malgré un léger défaut dans la taille.
Mon coco, on ne peut pas tout avoir. Avec l'orthographe et sans la déviation, ce parti-là ne serait pas pour ton nez. Je l'évalue à 20.000 livres de rentes. Hein, garçon? Tu roulerais coupé, si tu voulais, et tu aurais ta campagne.
Voyons, mon Lucien, ne faisons pas l'enfant. Tu as l'âge de te placer comme il faut, crois-moi, ne te laisse pas rancir. Ces romans de jeunesse peuvent gâter une position pour toujours. C'est le coup de pouce sur la poire. Dans deux ans d'ici il faudra peut-être redégringoler jusqu'à Ida Moreau.
Réfléchis. On ne te met pas le pistolet sous la gorge. Nous te donnons huit jours pour peser et contrepeser les avantages des unions proposées.
Dès que tu m'auras répondu, je ferai la demande, et puis tu viendras voir la minette pour ne pas épouser chat en poche.
Et puis encore, six semaines ou deux mois.... Ah! quel agréable moment! Lucien, c'est le plus beau jour de la vie.
Je t'embrasse comme je t'aime; sois sage et décide-toi.
Ta mère, etc.
Pièce numéro 11 bis
(Petit mot de Mlle Célestine, écrit en travers et signé.)
Mon chéri de Lucien, c'était notre Olympe qui aurait été l'idéal. Quel cœur! Quand ses grands chevaux piaffent dans la cour, je deviens folle. Ne va pas croire que je sois si enchantée de cette petite Agathe. C'est une pensionnaire, et élevée dans une pension-peuple, encore! Je sais aussi bien que maman qu'elle a un corset mécanique, mais on en ferait ce qu'on voudrait. Elle nous regarde comme ses supérieures. Tu nous prêterais ta voiture pour les visites.
La grande Sidonie est insupportable. Maman ne t'a pas dit son âge: je sais qu'elle passe vingt-neuf ans; elle a moisi. Elle joue à l'ange, mais méfiance! Toutes ces longues filles fanées mettent la queue en trompette dès qu'un poil de barbe paraît à l'horizon!
Maria Mignet, encore passe: au moins elle n'est que ridicule.
Prends mon Agathe, va, c'est absolument ce qu'il nous faut, et tu me remercieras plus tard.
Pièce numéro 11 ter
(Petit mot de Mlle Julie, écrit comme le précédent et signé.)
Mais, du tout, Maria n'est pas ridicule, mon Lucien, seulement Célestine ne voit jamais que l'argent, les visites, les voitures. Il faut autre chose pour alimenter l'âme. Je connais Maria et je te connais. Vous vivrez tous deux par le cœur.
En tous cas, tu es libre; épouse cette bossue dorée d'Agathe, si tu veux; mais ne nous empoisonne pas de Sainte-Sidonie. Tu ne sauras jamais comme je pense à ton bonheur. S'il ne fallait que donner ma vie pour que tu eusses une Olympe... mais ce sont de vains rêves. Prends Maria.
Pièce numéro 12
(Billet écrit et signé par Mme la marquise de Chambray-)
Yvetot, ce mercredi (sans autre date).
Mon cher Lucien, vous vous faites de plus en plus rare. Votre chère mère et vos sœurs m'avaient chargée d'avoir de vos nouvelles. Comment puis-je leur en donnerai je ne vous vois pas?
Mme Thibaut est toujours chez moi, là-bas. J'espère aller l'y retrouver bientôt. Elle paraît préoccupée à votre endroit d'un désir et d'une crainte. Je ne puis ni la rassurer ni l'aider puisque vous vous éloignez de moi sans cesse davantage.
Je ne sais si j'ai pu faire quelque chose qui vous ait déplu. Je cherche en vain, je ne trouve pas. Du vivant de mon mari, j'avais mes devoirs, mais, depuis que je l'ai perdu, j'avoue que je sais gré à ceux de mes anciens amis qui n'abandonnent pas la pauvre veuve.
Avez-vous donc oublié tout à fait les jours qui suivirent notre enfance? Vous n'aviez pas de meilleure amie que moi et vous me disiez tous vos secrets.
Au milieu du monde qui m'entoure, allez, je suis bien seule. Si vous veniez me voir, je ne vous demanderais pas votre secret maintenant.
Note de Geoffroy.—C'était signé Olympe. Cette belle marquise avait une écriture anglaise un peu trop renversée, mais charmante.
Je ne sais pas pourquoi, après avoir lu son billet qui gardait encore, depuis le temps, un parfum pâle et doux, je feuilletai le dossier pour retrouver les lettres anonymes portant les nos 1.3 et suivants jusqu'à 8.
Je m'arrêtai aux deux premières.
Ces lettres n'étaient pas de la même main, cela sautait aux yeux.
Du moins, cela semblait sauter aux yeux.
L'une était tracée lourdement, sur fort papier, avec une grosse plume maladroite.
L'autre, sur papier Bath, très faible, pouvait passer pour une série d'écorchures lisibles. Mais, je l'ai mentionné déjà, les écritures de ces lettres étaient toutes les deux déguisées.
Et il y avait entre les deux corps d'écriture, en apparence si différents, un mystérieux lien de famille.
Étais-je déjà prévenu? Le même rapport me parut exister, rapport excessivement vague assurément et encore plus sujet à contestation, entre ces écritures si contrastantes et les déliés gracieux de Mme la marquise.
Remarquez que je ne me donne pas pour un expert juré,—mais je ne veux pas cacher non plus que je ne suis pas tout à fait un profane au point de vue de la calligraphie.
J'ai pratiqué un peu cette science—ou cette fantaisie—qui consiste à juger le caractère des gens d'après leur plume.
De ce travail d'examen—et de comparaison—qui interrompit un instant ma lecture, il me resta deux impressions:
L'une ayant trait à la ressemblance: très fugitive celle-là et que je n'oserais pas même appeler un soupçon.
L'autre se rapportant à l'examen technique de l'écriture de Mme de Chambray: cette impression beaucoup plus accentuée que la première.
Il y avait là, selon ma manière d'interroger la plume, une vigueur sous la grâce, une puissance sous l'abandon, une volonté intense et une hardiesse peu commune derrière la mignardise toute féminine d'une écriture à la mode.
Cette marquise me piquait, voilà le vrai. Elle m'effrayait aussi. Je la voyais dominer de toute la tête le niveau de ce drame, taillis confus où j'en étais encore à chercher ma route parmi les broussailles.
Au moment où je remettais en place les lettres anonymes, ma pendule sonna. Il était onze heures de nuit. Je lisais depuis trois heures. Mon estomac criait littéralement famine.
Cependant, au lieu de prendre mon chapeau pour descendre au boulevard où tant de restaurants m'offraient leurs tables hospitalières, mon œil d'affamé fit le tour de la chambre.
Il rencontra, sur un guéridon, quelques rogatons du pain à thé qui avait servi à mon déjeuner du matin.
Je poussai le cri des naufragés de la Méduse apercevant une voile à l'horizon. D'une main, je m'emparai des bribes desséchées, tandis que l'autre tournait déjà un nouveau feuillet, et je plongeai tête première dans mon investigation, dévorant avec une activité pareille mes croûtes et mes paperasses.
Pièce numéro 13
(Lettre écrite et signée par Albert de Rochecotte).
Paris, lundi soir (sans autre date).
Brave Lucien, où en est l'affaire Jeanne? L'affaire Fanchette périclite déplorablement. Mon oncle du Havre est mort. J'ai fait un héritage.
Est-ce que nous ramons toujours sur le fleuve de Tendre avec ma petite cousine Péry? J'en ai peur pour toi. Mon autre cousine, l'incomparable Olympe, m'a dit que ta maman avait tout plein de peine à te marier.
Tu as tort, il n'y a que le mariage, mon bon. J'ai toujours été de cet avis-là. Nous sommes ici-bas pour nous marier et pour mourir.
Au reçu de la présente, tu es sommé de te rendre à Lillebonne, au domicile politique et civil de mon notaire, maître Béat-et-son-collègue (Solange-Alceste), dépositaire de mes papiers de famille.
Ne rions jamais: je vais avoir un notaire à moi, un notaire pour de bon. Je serai un client. Le petit clerc m'honorera par-devant et me fera des cornes par-derrière. Oh! la vie!
Chez ce maître Béat, tu retireras mon acte de naissance, mon diplôme de vaccination et généralement toutes les pièces indispensables pour épouser quelqu'un, autre que ma Fanchonnette.
Ah! le cher cœur, le délicieux amour! Comme je l'épouserais plutôt cent fois qu'une si c'était seulement une chose possible! Mais c'est de la voltige, du cancan, de la marche au plafond. La postérité refuserait d'y croire. Que diable! on n'épouse pas Fanchette! (Ne le dis pas, elle a rempli jadis les fonctions de marchande de plaisirs.)
J'ai vainement cherché un exemple dans l'histoire, un précédent, une excuse. Il n'y a que les membres du haut parlement anglais, les rois de Bavière et mon bottier pour épouser Fanchette. Fanchette elle-même se moquerait de moi et ce ne serait pas la première fois. (Tu comprends: marchande de plaisirs, en tout bien tout honneur, diable!)
Si tu savais quels purs diamants il y a dans son sourire! Le monde est bête à tuer. Au fait, pourquoi n'épouse-t-on pas Fanchette?
Voilà. C'est qu'on en épouse une autre. Je suppose que cette raison-là te paraîtra péremptoire.
Comme je l'aimais! comme je l'adore! tu vas me demander: qui donc épouses-tu comme cela? Curieux!
Te divertirait-il de savoir que j'ai demandé Olympe? Tu t'y attendais. C'est ce qui tombe d'abord sous le sens. On épouse Olympe aussi fatalement qu'on n'épouse pas Fanchette. Mon pauvre bon oncle était encore chaud que j'avais déjà la main à la plume. Pas de réponse. J'ai pris la poste pour Dieppe. Olympe m'a ri au nez. Très bien. Je suis revenu à Paris.
Je crois qu'Olympe a un amour au cœur, comme dit ta sœur Julie que j'ai vue là-bas et qui vaut à elle seule tout un cabinet de lecture. Bonne fille, du reste. Célestine aussi. Mais des râpes dans la bouche.
Alors, Olympe m'ayant remis à ma place, je cherche comme un malheureux. Personne ne m'a dit: «Marie-toi», mais je sens qu'il faut me marier. Il le faut. C'est la loi.
Songe donc! non seulement je suis riche, comme peut l'être un bon bourgeois, par mon oncle; mais, par mon oncle encore, il me tombe un droit éventuel à la succession du fournisseur,—le dernier vivant de la tontine.
Tu dois bien connaître un peu cette chanson-là. Le bonhomme Jean Rochecotte était de chez vous, et tous ses héritiers demeurent autour d'Yvetot. Je prime tout le monde à ce qu'il paraît. Je suis sérieusement menacé de périr à la fleur de l'âge, étouffé sous une avalanche de millions.
Et sais-tu que, si je mourais, ton affaire, Jeanne, cesserait d'être une mauvaise plaisanterie?
Je ne pourrais pas te dire au juste en quel ordre elle vient, mais sa mère était cousine du fournisseur. Peut-être que Me Béat (Solange-Alceste) pourrait te renseigner. Vas-y voir.
Moi, je continue de chercher. Je me suis donné quinze jours pour trouver, car si la situation traînait jusqu'à trois semaines, je parie un franc que j'épouserais Fanchette.
Or, on ne l'épouse pas.
Donc mon cas est absurde et tu peux souder mon désespoir.
Dis-moi au juste, à l'occasion, comment se porte l'affaire Jeanne. Ça m'intéresse à cause de Fanchette.
Ma pauvre petite perle! Elle m'idolâtre, quoique je n'en croie rien. Figure-toi que jamais, au grand jamais, elle n'a été si jolie. Je vais la faire dîner deux fois par jour à la campagne jusqu'à la catastrophe.
Lucien, je le lui dois!
Hier, elle m'a promis sur la mémoire de sa mère qu'elle me tuerait si j'étais infidèle, dépêche-toi d'envoyer les pièces.
Pièce numéro 14
(De l'écriture de Lucien Thibaut. Non signé. Sans date.)
J'ai besoin de parler. J'en mourrais. Il y a au fond de moi une voix que j'étouffe et qui voudrait crier: «Je l'aime, je l'aime!»
Je l'aime comme on respire. Elle est le souffle de ma poitrine. Elle est ma vie. Oh! je l'aime! En écrivant cela toutes les fibres de mon être frémissent de volupté.
À qui fais-je mal en l'aimant plus que moi-même? Quels sont les ennemis inconnus qui s'acharnent à torturer mon bonheur?
Je demandais un frère autrefois. Un frère me dirait que je me perds, ou peut-être que je le déshonore. Qui sait? je ne veux pas de frère.
Je t'écris encore, Geoffroy, mais c'est parce que tu ne me répondras pas. Je n'aurai de toi ni conseils accablants, ni reproches amers.
Ce n'est pas à toi que vont mes plaintes, c'est à un Geoffroy que je crée et que tu ne connais pas, un Geoffroy amoureux et malheureux, capable de prêter l'oreille au chant délicieux de ma douleur....
Elles demeurent dans une toute petite maison qui dépend d'une ferme, à laquelle appartient le champ où je la rencontrai pour la première fois.
La ferme s'appelle le Bois-Biot.
La pauvre mère est bien malade, elle s'en va doucement. Jeanne s'accroche à elle et l'enveloppe d'une longue caresse qui s'efforce en vain de la retenir dans la vie.
J'ai dû te dire que Mme Péry avait l'air d'être encore toute jeune. Elle est très belle. Jamais elle ne parle de sa maladie, mais on sent si bien qu'elle voit sa fin prochaine! Je l'ai surprise mortellement triste, parce qu'elle ne se savait pas épiée, et j'ai deviné que l'image de sa Jeanne abandonnée passait alors devant ses grands yeux, qui n'ont même plus la consolation des pleurs.
Elle sourit dès qu'on la regarde, mais son sourire est plus triste que sa tristesse.
Est-ce à cause de Jeanne que je l'aime si profondément, cette douce mourante, belle comme la résignation?
Ou plutôt n'est-ce pas ma tendresse pour elle qui met le comble à l'amour infini que sa fille m'inspire?
Jamais je ne leur ai parlé de cet amour. Je sais qu'il s'exhale de tout mon être. À quoi serviraient les paroles? Je reste là entre elles deux comme si c'était ma place et mon droit.
Que n'est-ce mon devoir!
Hier, notre malade s'était endormie. Quand ses yeux se sont rouverts, elle a surpris ma main dans celle de Jeanne. Un peu de sang est revenu à ses joues. J'ai cru qu'elle allait sourire et nous unir dans sa bénédiction.
Je suis sûr qu'elle y songeait.
Mais le voile de ses longs cils s'est rabattu sur son regard attendri et plus triste.
Elle a demandé sa potion, quoique ce ne fût point l'heure. Jeanne nous a quittés aussitôt pour aller dans la chambre à coucher prendre la fiole.
Mme Péry et moi nous sommes restés seuls.
Elle a pris la main que Jeanne tenait tout à l'heure. Je croyais qu'elle allait parler. Pourquoi ne parlait-elle pas?
Le silence, entre nous, a duré si longtemps que déjà on entendait le pas de Jeanne, revenant sur la pointe du pied, quand la chère malade a dit tout bas:
—Lucien, est-ce que vous recevez aussi des lettres anonymes?
Je ne pouvais pas répondre non.
Au moment où Jeanne rouvrait la porte, Mme Péry m'a glissé dans la main une enveloppe qui semblait contenir plus d'une lettre, en murmurant:
—Mon cher Lucien, vous avez une mère....
Pièce numéro 15
(Anonyme, écriture inconnue.)
Paris. 13 octobre 1864 (sans timbre de la poste).
À Mme veuve Péry, à la ferme du Bois-Biot, près et par Yvetot.
Madame.
Vous jouez votre jeu, et personne ne peut vous en vouloir beaucoup pour cela. Vous n'avez pas de fortune, Mademoiselle votre fille est à marier, vous essayez de la placer au mieux de vos intérêts, c'est tout simple.
Pour ma part, moi, je suis très éloigné de vous blâmer.
Malheureusement—ce qui est bien naturel aussi.—vous avez pour adversaires la famille et les amis de l'innocent autour de qui vous tendez vos filets.
Ceux-là sont plus forts que vous, Madame, non seulement parce qu'ils sont plus riches, mieux posés, plus nombreux, mais encore parce que leur mobile est plus désintéressé que le vôtre. Vous entraînez un malheureux vers le fossé où l'on se casse le cou, ils l'arrêtent et le défendent.
Le monde est avec eux contre vous.
En conséquence, vous allez avoir beaucoup d'ennuis, vous allez vous donner beaucoup de mal, et vous ne réussirez pas.
Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe.
Madame, à votre place, moi, je lâcherais prise et j'irais marier ma fille ailleurs.
Pièce numéro 15 bis
(Anonyme, jointe à la précédente. Écriture rappelant celle du N°1.)
17 octobre 64 (sans lieu de départ ni timbre postal).
Madame,
Il y a deux sortes de lettres anonymes: celles qui sont lâches et celles qu'un motif généreux a dictées.
La présente appartient à la seconde catégorie, car elle vient d'une personne désintéressée. Elle ne vous dira point d'injures; elle vous donnera au contraire un bon conseil.
Vous êtes mal regardée dans le pays, vous y avez des dettes, la justice a dû déjà vous dire son mot à différentes reprises, et la mémoire de feu votre mari n'est pas de celles qui protègent une veuve.—au palais ni ailleurs.
Quel intérêt sérieux pouvez-vous avoir à rester chez nous dans une position si mauvaise?
On vous fait savoir, Madame, que si la salutaire pensée vous venait de quitter l'arrondissement d'Yvetot sans tambour ni trompette, toutes facilités vous seraient accordées pour cela.
Vos créanciers eux-mêmes n'y mettraient aucun obstacle.
Si, au contraire, Madame, il vous plaisait de rester où vous êtes, malgré le présent avertissement, la famille respectable que vous menacez dans ce qu'elle a de plus cher, se regarderait comme autorisée à prendre immédiatement toutes mesures pour vous empêcher de lui nuire.
Pièce numéro 16
(Note écrite et signée par Lucien Thibaut. Main tremblante, surtout au début.)
(Sans adresse ni date. Vraisemblablement du mois de novembre 1864.)
Jamais je n'avais rien ressenti qui pût me faire craindre une affection morbide du cerveau.
Je ne crois pas encore que je sois menacé de folie.
Il y a des accidents isolés que provoque, par exemple, une vive colère, ou qui viennent à la suite d'une émotion par trop douloureuse.
Il y a huit jours, un soir, chez moi, après avoir pris connaissance de deux lettres sans signatures, à moi remises par Mme veuve Péry, j'éprouvai des symptômes singuliers.
Un peu avant minuit, épuisé que j'étais par l'effort qui torturait ma pensée, car je mesurais, je comptais les obstacles entassés entre moi et le bonheur, j'éprouvai tout d'un coup une sensation de grand repos comme quelqu'un qu'on arracherait aux angoisses d'une lutte désespérée.
J'entends d'une lutte physique. La sensation avait lieu dans le corps. Elle était une détente des muscles et des nerfs.
Je ne dormais pas, j'en suis sûr, trop sûr, puisque semblable phénomène s'est reproduit à plusieurs reprises dans les huit jours qui viennent de s'écouler.
J'analyse ici mon état une fois pour toutes, désirant n'en plus parler jamais.
Je répète en outre à Geoffroy de Rœux, mon seul ami, entre les mains de qui cette déclaration ira tôt ou tard avec le reste des écrits dont l'ensemble formera mon histoire—ou mon testament,—je répète à Geoffroy que j'ai conscience absolue de n'être pas fou.
Le soir dont je parle, j'étais bien portant de corps.
Par comparaison avec la misérable fièvre qui m'avait tenu depuis que j'avais quitté Jeanne et sa mère, j'étais même très bien portant.
Mes idées étaient nettes, plus nettes assurément qu'à aucun autre instant de cette terrible soirée.
Seulement je ne souffrais plus. Je regardais sans colère personnelle les deux lettres anonymes qui étaient là sur ma table, et la pensée de Jeanne elle-même ne m'affectait plus que d'une manière indirecte.
Il en était de même pour la pensée de moi.
Me fais-je bien comprendre? J'ai peur que non. J'y mets sans doute trop de ménagements par la frayeur que j'ai de passer pour un homme en état de démence.
Et n'est-ce pas déjà folie, Geoffroy, que de compter à ce point sur une amitié que vous ne m'avez jamais jurée?
Amitié si douteuse, mon Dieu! à mes propres yeux, que je n'ai pas encore osé vous envoyer mes confessions, écrites pour vous, pour vous seul!
Ô Geoffroy! mon frère! mon espoir unique! si tu me manquais, tout me manquerait!
Si tu ne m'aimes pas encore comme il faut qu'on m'aime, tâche de m'aimer. Je mérite d'être aimé autrement que les autres, puisque je souffre plus que les autres. Je me dis: Il m'aimera quand il aura lu. Je le crois, je le sais, j'en suis sûr. C'est ma foi et c'est mon salut. Si tu venais vers moi! si je me réchauffais, serré contre ta poitrine!... Pour toi, donc, je m'explique entièrement, pauvre créature qui a honte d'elle-même.
La pensée de Jeanne ne me blessait plus le cœur, parce que j'avais un autre cœur. Je n'étais plus moi. J'étais un autre. Est-ce clair, à la fin?
Ah! je ne sais. Je désespère d'exprimer cela par des mots. Essaye de comprendre, Geoffroy, je t'en prie, car c'est bien cela: j'étais un autre. Un autre qui? Un autre moi. Je me sentais ému froidement, comme si on m'eût raconté l'histoire d'autrui.
Écoute bien: j'arrive à peindre exactement mon état. Au lieu de souffrir au premier degré, je n'avais plus qu'un reflet de souffrance.
Ce reflet s'appelle la pitié. Eh bien, j'avais pitié, dans la mesure ordinaire des âmes compatissantes, de deux pauvres enfants écrasés par le malheur et qui s'aimaient saintement dans leur détresse. Le jeune homme s'appelait Lucien, la jeune fille Jeanne. J'aurais voulu de tout mon cœur les secourir.
Mais en voyant ce Lucien aux prises avec l'agonie d'amour, j'éprouvais—et c'est là le repos dont je te parlais tout à l'heure,—oui j'éprouvais quelque chose de ce sentiment inhumain avoué par Lucrèce, le poète des égoïsmes païens: