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Le dernier vivant

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Au bout de dix minutes à peine, les premiers valets arrivèrent effarés, inquiets—surtout curieux.

Les larmes de la marquise faisaient bien. Louaisot avait brusqué la fin de son réveillon.

Il se tenait debout au chevet de son malade. Les bonnes gens le regardaient avec une superstitieuse terreur. Louette leur avait dit: «Vous verrez un médecin de Paris!»

Valets et servantes faisaient le signe de la croix en entrant. Quant aux gens de la ferme ils s'agenouillèrent sur le plancher. Et de tout ce monde qui allait sans cesse augmentant, car on avait prévenu les voisins comme pour une fête, un murmure sourd se dégageait disant:

—Il est comme s'il était déjà un défunt!

Le célèbre médecin de Paris se pencha et demanda d'une voix basse, mais intelligible:

—M. le marquis, sentez-vous l'effet de votre potion?

Le marquis ne répondit pas, mais sa tête remua si ostensiblement que la foule des serviteurs et des fermiers ondula. Il y eut une paysanne qui dit:

—Ça a l'air d'un bon sorcier tout de même, ce vieux-là.

Me Pouleux arriva, suivi de son clerc et d'une fournée de paysans qu'on avait réveillés en route.

Dans la campagne normande, l'agonie d'un être humain est un irrésistible attrait. Ces braves gens, hommes et femmes, étaient tous reconnaissants du service qu'on leur avait rendu en les amenant.

Me Pouleux avait sa grosse face couleur de chandelle toute bouffie de sommeil. Il traversa la foule des assistants avec l'air d'importance que lui donnait sa position sociale et vint s'aplatir devant le fauteuil de la marquise, qui avait sa tête entre ses mains et ne le voyait pas.

—C'est donc bien pressé? demanda-t-il.

Olympe le regarda d'un œil égaré et resta muette. Me Pouleux se retourna du côté du lit et dit:

—Eh bien! M. le marquis, vous voilà qui avez meilleure mine....

Il s'arrêta bouche béante parce qu'il venait de rencontrer l'œil vitreux du cadavre.

Les notaires sont comme les prêtres et les médecins: ils connaissent intimement la mort.

—Mais... mais... mais... fit-il par trois fois.

Les paysans comprirent. Il y en eut qui dirent.

—Oh! allez, il bouge encore bien!

Le médecin de Paris s'était incliné jusqu'à mettre son oreille sur la bouche du mort. En se relevant il dit:

—M. le marquis demande qu'on éloigne un peu les lumières. Et la tête de M. le marquis remua en signe d'assentiment.

—Ma foi, oui, ma foi oui, dit Pouleux, il bouge encore bien.

La voix du célèbre médecin ne ressemblait pas à celle de M. Louaisot. Il la prenait je ne sais où dans sa tête. C'était la voix que les ténors ont en parlant. Me Pouleux appela son clerc qui portait sous le bras une serviette de cuir.

—Alors, Madame, dit-il, M. le marquis a manifesté le désir de me voir?

—Me Pouleux! appela en ce moment le marquis.

Ce fut un son très faible, mais on l'entendit de toutes les extrémités de la chambre. Dans mon trou, je reconnus la voix du mort.

Le notaire s'était vivement retourné.

Le marquis ne parlait plus, mais sa main droite, qui était sur le devant du lit, fit un mouvement comme pour désigner le docteur de Paris.

Celui-ci prit aussitôt la parole.

—Mme la marquise, dit-il depuis mon arrivée, est dans un état de prostration qui doit inquiéter. Quand on m'a montré pour la première fois le malade, j'ai cru qu'il était trop tard, mais le spasme a cédé à une médication énergique.

—Puis-je demander le nom de M. le docteur? interrogea timidement Pouleux.

—Chapart, Dr Chapart, directeur de la maison Chapart, rue des Moulins à Belleville. C'est un établissement qui jouit de quelque notoriété.

—J'en ai beaucoup entendu parler, dit Pouleux qui salua d'un air aimable.

Le médecin de Paris rendit le salut et reprit.

—Au lieu et place de Mme la marquise, dont la santé personnelle va nécessiter tout à l'heure de grands soins, puis-je rendre compte de ce qui a nécessité l'envoi d'un message à M. le notaire? Est-ce légal?

—Mais parfaitement, mais parfaitement, répondit Pouleux. Ah! je crois bien! Pourquoi pas?

—D'ailleurs poursuivit le médecin, Mme la marquise pourra me rectifier si ma mémoire s'égare. Et il y avait en outre ici une servante... je ne la vois plus.

—Si fait présent! dit Louette en masculin.

—Très bien. Voici donc les faits: Aussitôt que M. le marquis de Chambray a repris connaissance, c'était il y a une heure environ, il a regardé tout autour de lui, disant—si on peut appeler cela dire,—murmurant plutôt:

—Ai-je rêvé que j'ai fait mon testament?

Je ne pouvais pas répondre, puisque je l'ignorais. D'un autre côté, Mme la marquise restait muette et insensible, comme vous la voyez. C'est la servante qui a répondu:

—Vous n'avez pas rêvé M. le marquis; vous avez fait votre testament.

Je serais bien aise que la servante déclarât si mon souvenir est fidèle.

—Ça y est! fit Louette.

—Merci, ma fille. Mon rôle ici est délicat. Je me mêle de choses qui ne me regardent absolument pas, mais je le fais dans le pur intérêt de la vérité.

—Quant à ça, c'est certain, dit-on de toute part. Il ne lui en reviendra ni froid ni chaud à ce vieux bonhomme-là! Avant de poursuivre, le médecin tâta le pouls du malade,—c'est-à-dire mon propre pouls, à moi, J.-B-. M. Calvaire.

—Il y a des moments dit-il à Pouleux, où la circulation est presque normale. Voyez! On ne voyait qu'un coin de mon poignet, ma main était sous la couverture.

Pouleux me tâta le pouls d'un air entendu.

—Quel pauvre poignet maigre! chuchotait l'assistance. Lui qui était si bien en point quand il venait fureter pour les bahuts ou les vieux plats.

—Ma parole, ma parole! s'écria Pouleux, ça bat encore assez raide!

—Parlez moins haut, je vous prie, continua le docteur. Où en étais-je? à la réponse de la servante. Bien. Cette idée d'avoir fait un testament paraissait préoccuper M. le marquis excessivement; je dirai presque jusqu'à l'angoisse. Cela ne valait rien. Il fallait le calmer. Je lui demandai s'il voulait du papier, une plume et de l'encre. Il secoua la tête. Alors je songeai au notaire....

—Il faut toujours en venir là! dit Pouleux. Pensez-vous qu'on puisse adresser une question au malade?

—Attendez!

Le docteur prit dans sa poche une petite fiole et un pinceau.

Il trempa le pinceau dans la fiole après l'avoir secoué énergiquement et promena les poils de blaireau ainsi humectés sur les lèvres du malade.

Dans la chambre tous les yeux étaient ronds à force de s'écarquiller.

Pouleux cligna de l'œil en regardant l'assistance.

Toute sa physionomie disait:

—Les docteurs de Paris sont comme ça!

—Interrogez! dit alors le médecin.

En même temps, il se pencha pour mettre ses deux mains en bandeau sur le front du marquis, dont la figure fut ainsi plongée dans l'ombre.

—Voilà le notaire demandé, dit aussitôt Pouleux. J'ai le testament avec moi. M. le marquis voudrait-il y ajouter ou en retrancher quelque chose? Le mot codicille partit comme une explosion faible et sourde. On voyait que ce pauvre homme de marquis avait fait grand effort pour le prononcer. Olympe se leva. Tout le monde crut qu'elle allait parler.

Mais le docteur parisien se tourna vers elle, et Olympe retomba sur son fauteuil.

Il y a des mots qui chantent dans l'oreille des notaires. Du moment que le mot codicille eût été prononcé, Me Pouleux ne vit plus rien et n'entendit plus rien. Son clerc et lui étaient déjà à la besogne. Le testament fut ouvert. Le clerc se mit à une table et trempa sa plume dans l'écritoire.

—Permettez! dit le médecin de Paris, Mme la marquise vient de faire un mouvement qui pourrait être interprété comme une protestation. Je marche ici à l'aveugle. Je suis arrivé de cette nuit. Peut-être le testament qu'il est question de changer était-il en faveur de Mme la marquise....

—Mais du tout! mais du tout! interrompit Pouleux. Au contraire! y sommes-nous?

Le docteur renouvela la scène du pinceau. L'assistance était positivement aux anges. Chacun retenait son souffle pour écouter mieux. De mémoire de Normand méricourtin, jamais personne n'avait pénétré dans la chambre d'un marquis à l'heure où il testait. Et ici tout le monde y était. Liesse!

—Parlez, Monsieur dit le médecin qui imposa les mains de nouveau, remettant ainsi tout naturellement le visage du malade dans l'ombre. Il y eut un silence.

—Il ne peut pas! Il ne peut pas! disaient les bons Cauchois dont le cœur battait.

—La paix! fit le notaire. Eh bien! M. le marquis... un peu de courage!

—Je donne... et lègue, prononça faiblement, mais nettement le malade, tout... tout... à ma femme... et à mon fils. Un immense soupir souleva les poitrines.

—La paix, bonnes gens, répéta le notaire, on va rédiger.

La plume du clerc grinça sur le papier et il lut d'une petite voix aigrelette qu'il avait, la formule qui précède le codicille, puis le codicille lui-même, ainsi conçu: «.... A déclaré donner et léguer par le présent à la dame Olympe-Marguerite-Émilie Barnod, marquise de Chambray et audit mineur légitimé Lucien de Chambray, la totalité de ses biens meubles et immeubles.»

—Est-ce bien cela? demanda Pouleux.

M. de Chambray ne répondit pas.

—Diable! fit le notaire, s'il est parti, ce sera comme on dit, de la bouillie pour les chats!

—Est-ce cela que vous voulez, M. le marquis? demanda le docteur à son tour.

Et il se pencha pour approcher son oreille de cette bouche immobile qui était froide déjà depuis longtemps. Il écouta faisant signe à tous de retenir leur respiration,—et tous obéirent.

La partie que jouait ce Louaisot était audacieuse à un degré qui dépasse la raison. Il eût suffi d'une main qui eût frôlé le cadavre par hasard pour faire écrouler tout l'échafaudage de ses supercheries.... Oui, nous pouvons croire cela.—Mais je parie bien qu'à cette botte-là ou à toute autre, ce démon de Louaisot aurait eu la parade. Quoi qu'il en soit, il dit en se relevant, et au milieu du silence absolu qui régnait dans la chambre:

—M. le marquis est las. Il demande qu'on ajoute après «biens, meubles et immeubles» les mots «présents et à venir».

Pouleux sourit finement.

—Ça n'a pas grand sens grommela-t-il, mais je sais bien ce qu'il veut dire.... C'est la Tontine... et, de fait, ils ne sont plus que deux. Vincent Malouais est décédé hier.... On va mettre la chose puisqu'il le désire. Mais pourra-t-il signer, seulement?

—Je l'espère, répondit le médecin.

Ce galant homme avait tressailli visiblement à l'annonce du décès de Malouais, mais ce mouvement avait passé inaperçu.

Il demanda, en se penchant au-dessus du malade:

—M. le marquis, voulez-vous signer?

M. le marquis remua la tête affirmativement.

Il n'y eut pas dans la salle une seule paire d'yeux qui ne le vit.

Le clerc se leva de son tabouret.

C'était ici l'instant critique.

L'assistance n'était plus agenouillée. Elle se tenait au contraire sur ses pointes. Tout le monde voulait voir la main de «notre monsieur» qui devait être si maigre!

Jamais les cœurs simples qui étaient là rassemblés ne s'étaient tant amusés que cette nuit. Il y en avait pour longtemps à raconter aux veillées.

C'était le cas ou jamais de faire usage du pinceau et du petit flaconnet que les cœurs simples appelaient déjà «la bouteille à la malice».

Toutes les ménagères, toutes les jeunesses à bonnet de coton auraient donné un péché mortel pour voir de près ce brimborion-là.

Et pour savoir au juste ce que ça coûtait d'argent pour faire venir de Paris un médecin pareil!

Le célèbre docteur arrêta le clerc d'un geste et opéra sa mise en scène du blaireau avec un redoublement de gravité.

Dès que les lèvres du malade furent imbibées, sa main remua.

Tout le monde aurait bien pu en jurer au tribunal: la main remua comme si elle allait sortir de dessous la couverture.

Néanmoins le docteur fut obligé d'aider un peu.

On la vit enfin, cette main. Elle était très suffisamment maigre, car en ce temps-là comme aujourd'hui, je n'avais que la peau et les os.

—Elle est déjà grise! dit-on tout bas. Lui qui l'avait si blanchette!

Presque tout le monde avait vu cette main-là de près, car M. le marquis allait souvent dans les fermes marchander un coucou du temps de Louis XIII, un bahut à personnages ou quelque saladier de vieux-croyant. Ils la trouvaient rapetissée. Ils disaient:

—Ce que c'est que la fin d'un quelqu'un!

Telle qu'elle était, cette main-là fut tirée tout doucement hors du lit et on lui mit entre les doigts la plume trempée dans l'encre.

Le clerc fit à haute voix la lecture du codicille.

Puis le papier timbré fut étendu sur la chemise de cuir que le clerc agenouillé tint juste sous le poignet du malade.

Vous eussiez entendu une mouche voler et même marcher au plafond! Toutes les respirations étaient arrêtées, tous les yeux s'écarquillaient.

La main se «mit en mouvance» pour employer l'expression d'une ménagère qui n'aurait pas donné sa place au spectacle pour dix potées de cidre.

J'étais plus mort que vif au fond de mon trou; mais quand le docteur eût dit: «Signez, M. le marquis», je fis aller mes doigts du mieux que je pus,—puis ma main retomba, comme épuisée par ce suprême effort, et je laissai aller la plume.

Pour le coup, il fut impossible de retenir la curiosité générale: on rompit les rangs, et tout le monde se précipita pour voir.

Pour voir cette signature qui venait presque de l'autre monde!

Il n'y avait pas à espérer qu'elle ressemblât beaucoup à celle du marquis en bonne santé. Il avait écrit son nom à tâtons, puisque sa tête n'avait pu quitter l'oreiller.

Elle ne ressemblait pas, en effet, au seing large et hardi du vieux gentilhomme, elle ne ressemblait même à rien du tout, sinon à la maculature que laisserait sur un papier blanc la griffe noircie d'un chat.

Et pourtant, il se trouva là, nombre de gens pour la reconnaître, surtout ceux qui ne savaient pas lire, et Me Pouleux lui-même, essuyant ses bésicles en amateur, déclara qu'il y avait «quelque chose».

Mais le savant médecin de Paris fut plus sévère.

—Puisque je me suis mêlé de cette affaire-là, dit-il, je veux qu'elle soit bien faite. Nous avons ici les témoins et le notaire. Je désire, et ce sera l'opinion de M. le marquis, qu'un acte de notoriété soit dressé pour appuyer cette informe signature. Ces braves gens ne refuseront pas d'affirmer par écrit ce qu'ils ont vu.

—Ah! dame non! firent trente voix empressées, pour quant à ça, je sons des vrais témoins pour du coup! Me Pouleux ne put faire d'objection, c'était un article de plus à ajouter à son mémoire.

Le clerc se remit à sa place et bâcla un acte à joindre au testament qui était une sorte de procès-verbal et certifiait véritable la signature hiéroglyphique de M. le marquis de Chambray. Après lecture, tous ceux qui savaient signer signèrent. Les autres firent leur croix. Seule, Mme la marquise repoussa l'acte en détournant la tête.

—Êtes-vous satisfait, M. le marquis? demanda le célèbre docteur.

M. de Chambray remua la tête.

Puis on vit son corps verser lentement sur le côté gauche, tournant son visage vers la ruelle, comme s'il eût donné congé à tous ceux qui étaient là. La foule s'écoula lentement et silencieusement, mais elle retrouva la voix dans l'escalier qui retentit d'exclamations normandes. Ah! dame! Ah! dame! on n'espérait pas se divertir davantage, même à l'enterrement de «Notre Monsieur!»

Pouleux et son clerc se retirèrent à leur tour, après avoir souhaité meilleure santé à M. le marquis et témoigné au célèbre médecin le plaisir qu'ils avaient eu à faire sa connaissance.

Nous restâmes seuls, Mme la marquise, Louaisot, Louette et moi.

J'étais sorti de mon trou aux trois quarts asphyxié et complètement abêti par l'excès de ma terreur.

Ce que je viens de raconter vient surtout de Stéphanie ma femme, qui était parmi les assistants.

Pendant toute la cérémonie—qui avait duré trois heures d'horloge!—Mme la marquise était restée morne comme une pierre. Louette avait les joues défaites et les yeux creux comme après un mois de maladie.

Pour n'avoir point changé, il n'y avait que le patron et le mort. M. Louaisot était frais comme une rose.

—Mes petits enfants, dit-il, voilà une histoire qui a joliment marché! J'avais peur que notre chère belle Olympe ne commît quelque inconséquence, mais quand je la regardais, je mettais quelque chose dans mon œil qui disait: «Amour, vous tenez dans vos jolies mains la vie et la mort de votre Lucien!» Le jeune, s'entend, car le grand dadais du même nom vient d'être nommé substitut à Yvetot, et je ne l'ai pas si complètement sous ma coupe..., mais il y viendra.... Dites donc, je grignoterais bien quelque chose, vous autres!

Louette sortit.

Le patron me prit l'oreille amicalement.

—Toi, petiot, me dit-il, tu as été superbe! On fera quelque chose de toi. Seulement, tu as mis trop de force quand tu as retourné le pauvre monsieur dans la ruelle. Un gaillard qui se relève comme ça tout seul aurait pu s'asseoir sur son séant et signer quatre douzaines de codicilles. Mais une autre fois mieux.

Quand Louette fut revenue, M. Louaisot recommença son éternel repas. Rien ne diminuait jamais son implacable appétit.

—Mes enfants, reprit-il la bouche pleine, nous allons régler nos comptes. Je vous ai promis beaucoup, mais je ne vous dois rien parce que désormais vous êtes mes complices et que vous ne pouvez rien contre moi sans vous casser les reins à vous-mêmes; j'ai mis un très grand soin à tout cela: je suis l'homme qui ne néglige aucun détail. Un clou mal attaché peut faire tomber toute une charpente.

Il alla vers le secrétaire de M. de Chambray. La clef était à la serrure. Il ouvrit en disant:

—Ce soir, on mettra les scellés. Il y a un mineur. Chère Madame, vous n'êtes donc pas contente de voir ce bébé-là un des héritiers les plus calés du département Je ne sais pas pourquoi ces gens-là trouvent toujours le tiroir où est l'argent.

—Chère Madame, continua-t-il, je prends cinq mille francs pour moi, pas un centime de plus. J'ai un peu négligé nos tontiniers depuis quelque temps pour m'occuper de vos intérêts plus prochains, mais ces braves-là y vont trop bon jeu, trop bon argent! Peste! Vincent Malouais mort, il n'en reste plus que deux. Il ne faut pas que ce gueux de Joseph Huroux nous mange notre oncle Jean, dites donc! Nous ne sommes pas les héritiers de Joseph Huroux!

Il fit sonner des pièces d'or dans le creux de sa main.

—Avance! me dit-il.

J'étais incapable de lui désobéir en face. Je m'approchai.

—Je t'avais promis trois mille livres de rentes, poursuivit-il, ce qui au denier vingt doit nous donner un capital de soixante mille francs. Je te rachète ça pour cinq louis, et une augmentation d'appointements de cinq francs par mois.... Tiens donc!

Il frappa du pied parce que j'hésitais. Je pris les cinq louis, et je les mis dans ma poche.

—Est-ce que vous comptez vous moquer de moi de la même manière? demanda Louette qui mit les deux poings sur ses hanches.

Louaisot referma le secrétaire.

—Toi, dit-il, tu es une bonne fille et une madrée commère. Je te promets que si les huit millions nous viennent, tu auras un bureau de tabac. Louette l'appela coquin. Il éleva un billet de mille francs au-dessus de sa tête et Louette sauta comme une levrette pour l'avoir. Puis il revint vers la marquise Olympe dont il prit la main.

—Chère Madame, dit-il d'un ton sec, si vous êtes bien sage, dans quarante-huit heures, je vous amènerai notre Lucien. Je me nomme moi-même son subrogé-tuteur, arrangez-vous pour que ce soit ratifié par le conseil de famille. Je ne vous fatigue pas de la peinture de mes sentiments pour vous, mais vous voilà veuve....

Il porta la main d'Olympe jusqu'à un pouce de ses lèvres.

Elle ne leva point les yeux sur lui, mais il me semblait que je voyais sourdre le feu sombre de ses prunelles à travers ses paupières baissées.

S'il serre trop fort, la lionne le mordra, un jour ou l'autre....

Nous sortîmes du château, M. Louaisot et moi, une demi-heure avant le jour, mais il arriva tout seul à la maison de la bonne femme.

En chemin je m'enfuis et jamais depuis lors, il ne m'a revu.

Mais j'ai le privilège de ceux qui sont tout petits: il m'arrive parfois de voir ceux qui ne me voient pas.

Moi, j'ai revu M. Louaisot.


Sixième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire

La nourriture de l'affaire

Avant de passer à la dernière série de ces récits où je n'avais plus le patron sous la main, mais où je le suivais toujours comme un espion honoraire, aidé dans ma tâche par Stéphanie, qui resta encore un peu de temps chez la bonne femme Louaisot, je veux rassembler ici quelques faits et quelques observations utiles.

J'ai toujours idée que ceci servira soit à M. L. Thibaut, soit à Jeanne Péry, les deux principales victimes vivantes de ce merveilleux scélérat.

Je suis à peu près sûr que la mort des trois premiers membres de la tontine, Jean-Pierre Martin, Simon Roux dit Duchesne et Vincent Malouais, lui est étrangère.

Vincent Malouais décéda, du reste, dans un lit de l'hôpital général de Rouen. Son cas fut regardé comme curieux par les professeurs:

Il avait la morve du cheval.

En sa qualité d'ancien maquignon, devenu vagabond et presque mendiant, il couchait souvent dans des écuries de village.

Mais lors de la visite du corps, on trouva deux petites cicatrices, une derrière chacune de ses oreilles. Toutes les deux étaient noires et environnées d'un cercle gangréneux.

Ce pouvaient être des piqûres de mouches à cheval.

Un interne de l'hôpital fit observer néanmoins que les deux plaies originaires, très petites, étaient en long et avaient des lèvres comme celles que produit la lancette du médecin qui vaccine....

Joseph Huroux commençait à se former, et le patron avait raison de craindre pour son vieux Jean Rochecotte.

D'autant mieux que, du côté du vieux Jean, le patron était dès lors parfaitement en règle.

Le codicille établissait à chaux et à sable la position de Mme la marquise et de son fils.

Or, dans l'idée de Louaisot, il était chef prédestiné de cette famille, composée de lui-même, d'Olympe et du petit Lucien.

Et je suis bien loin de dire qu'il n'en arrivera pas à réaliser ce plan.

Il a exécuté, Dieu merci! des tours de force bien plus difficiles.

Il est l'Encyclopédie vivante de la science scélérate.

C'est le docteur, le grand docteur polytechnique du crime!

L'affaire du codicille produisit sur moi un effet de terreur que je suis incapable d'exprimer. Je me demandai en moi-même à quelles besognes cet homme-là que rien n'arrêtait ne pouvait pas me destiner, et je trouvai le courage de fuir.

Il restait entre M. Louaisot et les millions de la tontine d'abord Joseph Huroux, scélérat comme lui, et qui pouvait, soit d'un coup de couteau, soit à l'aide d'une pilule, déchirer sa toile d'araignée en envoyant le vieux Rochecotte dans l'autre monde.

Jean Huroux aurait été alors le dernier vivant, et adieu paniers! la vendange était faite.

Il y avait ensuite Jean Rochecotte lui-même qu'il fallait garder précieusement, mais dont, en somme, dans un temps donné, il fallait hériter.

En troisième lieu, entre le vieux Jean et M. Louaisot, il y avait:

1° La famille des comtes de Rochecotte, représentée par le jeune M. Albert qui venait de perdre son père.

2° La famille Péry de Marannes, représentée par trois têtes: le baron, la baronne et Jeanne.

Le baron achevait sa vie dans l'ornière où il l'avait versée. La baronne, attaquée de la poitrine, et minée par le chagrin, ne devait pas, selon l'apparence, fournir une bien longue carrière.—Mais Jeanne était toute brillante de jeunesse et de santé.

Il y avait enfin, toujours entre le patron et le trésor, objet de sa passion, deux personnes qu'il faut bien faire entrer en ligne de compte pour éclairer le jeu extraordinaire de cet homme:

La marquise Olympe qu'il tenait par l'enfant, mais dont la fière nature était susceptible de révolte, et M. Lucien Thibaut pour qui la même Olympe conservait au fond de son cœur un amour entêté et—selon M. Louaisot—absolument inexplicable.

Moi, telle n'est pas mon opinion. Je comprends très bien l'obstination d'une sympathie enfantine qui a pour objet un homme remarquablement beau, noble d'intelligence, grand de cœur et n'ayant contre lui qu'une candeur de caractère qui peut inspirer de la pitié à M. Louaisot mais caresser au contraire ce qu'il y a de tendre dans l'imagination d'une femme.

Je raisonne, moi aussi, et Stéphanie m'aide: Mme la marquise de Chambray, étant donnés le secret de son adolescence, les douleurs, les dangers de sa jeunesse, devait laisser précisément son cœur aller vers ce rêve d'amour pur qui, pour elle, s'appelait Lucien Thibaut....

Quoi qu'il en soit, M. Thibaut, à son insu, était dans l'affaire.

Son nom se trouvait couché sur la liste des obstacles vivants qui gênaient la mécanique de M. Louaisot.

Mais en même temps, comme le fils d'Olympe lui-même, il pouvait être utile en qualité de mors à fourrer dans la bouche de la belle révoltée.

Aussi Louaisot, donnant les cartes d'une main sûre, a servi parfois des atouts à ce pauvre M. Thibaut, qui jouait à l'aveuglette.

Et maintenant que penser d'Olympe, ce miraculeux trésor de beauté? Faut-il la plaindre comme une martyre? Faut-il l'exécrer comme la principale complice du bourreau?

Voilà qui passe un peu ma philosophie.

Il y a de ceci et de cela dans son fait.

Louaisot reçut un jour des mains de Mme Barnod mourante, cette enfant chez qui toutes les généreuses passions étaient en germe.

Il fit évidemment plus que la flétrir. Il la perdit.

J'ai surpris dans ce temps-là des lambeaux de leur correspondance.

Louaisot était le maître, Olympe était l'élève.

Élève qui combattait, c'est vrai, les tendances empoisonnées de son professeur, mais qui ne refusait pas d'apprendre de lui cette escrime dont on se sert pour parer les coups du monde.

Du monde qu'on lui avait représenté comme une immense caverne de brigands.

Olympe possédait des talents qui salissent. Je n'en citerai qu'un: Olympe avait plusieurs écritures; j'ai vu de ses lettres tracées de la main gauche....

Cette éducation diabolique devait porter ses fruits.

Un jour, poussée par la jalousie qui devenait torture, Olympe, pour tuer sa rivale, profita d'un crime commis et commit un autre crime, plus grand peut-être: elle favorisa l'erreur des juges dans une cause où il s'agissait de vie ou de mort.

Oui, ce crime-là est, à mes yeux, plus grand même que le brutal assassinat!

S'arrête-t-on dans cette voie?

On essaye quelquefois. Olympe a eu de cruels remords.

Mais elle ne s'est pas encore arrêtée.

Il me reste à parler du fils d'Olympe, le petit Lucien, et de Fanchette, avant de reprendre ces récits dramatiques qui ne sont autre chose que le procès-verbal de faits accomplis.

Deux mots seulement:

L'enfant de la nuit de Noël grandit. Il marche vers l'adolescence. C'est une charmante et douce créature qui aime son père jusqu'à l'adoration.

Son père, c'est Louaisot.

Quant à Fanchette, la sœur aînée de Jeanne Péry, femme Thibaut, la main du patron doit être là-dedans pour beaucoup ou pour peu.

Elle devint jeune fille. Elle avait 600 francs de pension qui lui étaient servis, Dieu sait comme, par le baron Péry, son père.

Le baron l'aimait énormément, à ce qu'il disait, et l'abandonnait du meilleur de son cœur. Il la faisait dîner quelquefois au restaurant et je ne pense pas qu'il l'inondât de morale au dessert.

Fanchette était toujours marchande de plaisirs. C'était une intelligence assez remarquable. Elle s'était fait toute seule une manière d'éducation. Beaucoup plus tard, je l'ai vue dame un instant.

Et par l'apparence c'était une vraie dame.

M. Albert de Rochecotte avait tort quand il disait, comme cela a été rapporté dans l'acte d'accusation:

«On n'épouse pas Fanchette.»

Si fait vraiment. Il y a des Fanchette qu'il faut relever et épouser. Quand on meurt pour avoir payé avec une moquerie la tendresse d'une jeune fille, c'est bien fait, M. le comte! Je ne vous plains pas.

Fanchette était encore marchande de plaisirs quand Albert de Rochecotte la vit et l'aima.

La rencontra-t-il par hasard, ou par les soins de M. Louaisot, qui prenait les mécaniques de loin, nous le savons, ou bien par l'imprudence de ce vieil étourneau de baron? Je l'ignore....


Septième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire

Du sang et des fleurs


Avant-propos

Ce titre-là a l'air prétentieux, mais il est encore bien loin de dire tout ce qu'il y aura dessous. C'est ici comme chez Nicolet, toujours de plus carabiné en plus carabiné! Le mérite n'en est pas à moi, mais aux événements dont je suis le fidèle rapporteur.

Je n'ai rien contre les romanciers, mais je ne peux m'empêcher de dire ceci: les histoires inventées par le hasard sont autrement originales que les rengaines prétendues habiles qu'on pipe en fouillant cette hotte creuse que ces messieurs appellent leur imagination. Attrape!


I

La Couronne

J'ai omis à dessein de parler d'une visite que le patron fit à la Salpêtrière, quartier des folles, pendant notre premier voyage de Paris. Je désirais ne mentionner cette circonstance qu'au moment voulu, crainte qu'elle ne fût oubliée par le lecteur.

On sait que M. Louaisot affichait la prétention de tout connaître et d'être plus savant que les almanachs. Je pense bien qu'ici il avait son idée. Il cherchait un rouage pour sa mécanique, ou plutôt un outil: l'outil qui tue.

Le diable sema un instrument sur son chemin, et vous pensez que M. Louaisot ne le laissa pas traîner.

Il y avait à la Salpêtrière une folle nommée Laura Cantù. Elle était née à Paris, malgré son nom italien, mais ses parents venaient de Catane en Sicile.

Son père et sa mère étaient morts.

On l'appelait la Couronne. Voici pourquoi: elle s'évadait très souvent, malgré la surveillance spéciale dont on l'entourait, on peut même dire qu'elle s'évadait quand elle voulait, par suite d'un merveilleux don d'agilité qu'elle avait. On prétendait qu'elle était veuve d'un saltimbanque et ancienne danseuse de corde elle-même.

Dès qu'elle était libre elle volait. Cela lui était d'autant plus facile qu'elle avait une physionomie douce et remarquablement honnête.

Avec le produit de ses vols, elle achetait des fleurs qu'elle arrangeait en couronnes pour les porter au cimetière,—non point sur une tombe aimée ou tout au moins connue d'avance, mais sur n'importe quelle tombe, pourvu que le gazon d'alentour recouvrit le corps d'un enfant.

C'était là sa folie. Elle disait qu'on lui avait pris son petit enfant pour le mettre dans la terre, et elle voulait couvrir la terre de fleurs.

Laura Cantù ou la Couronne pouvait avoir vingt-cinq ans. Elle était assez grande et trop mince, à cause de sa maigreur, mais vous n'avez pas vu souvent de taille plus gracieuse que la sienne. Elle prenait tout naturellement des poses charmantes et la souplesse inouïe de son corps donnait à ses mouvements une harmonie singulière.

Elle avait dû être jolie tout à fait. Ses traits pâlis et flétris retrouvaient encore de la beauté dans le sourire. Je l'ai vue plus d'une fois dans sa pose indolente et qu'un peintre eût voulu saisir, bercer le vent dans ses bras vides, tandis que ses grands cheveux noirs tombaient comme un voile sur son visage reposé dans un rêve.

C'était son rêve qu'elle berçait en chantant sur un air lent et triste une chanson interminable qui commençait ainsi:

Le petit enfant
Sourit, dans ses langes,
C'est qu'il voit les anges.—
Le soleil couchant
À des yeux étranges....
Le petit enfant
Se plaît sur la terre
Auprès de sa mère.—
J'ai pleuré souvent
La nuit tout entière....

II

Une pièce de la mécanique Louaisot

M. Louaisot, en ce temps-là, étudiait surtout la phrénologie. Que n'étudiait-il pas? Il disait que lui, M. Louaisot, avait toutes les bosses du fameux diplomate M. de Talleyrand-Périgord, et que moi je n'étais pas beaucoup mieux monté qu'un singe ouistiti.

La phrénologie, toujours selon lui, était pour beaucoup dans sa visite à la Salpêtrière. Il me parla de la Couronne pendant toute une semaine et finit par me la mener voir.

Je la trouvai telle que je l'ai décrite, assise sur l'herbe, dans le bosquet.

Quand nous lui parlâmes, elle ne nous répondit point.

Son regard, qui passait à travers les boucles ruisselantes de ses cheveux, avait une douceur infinie. Elle se laissa palper le derrière de la tête. M. Louaisot me montra, vers la nuque, la bosse qui était cause de son amour passionné pour les enfants, et derrière les oreilles, deux autres bosses qui la prédisposaient fatalement à tuer.

Elle se mit à bercer et à chanter pendant cela:

Le petit enfant
Aimait sa demeure,
Dans le ciel il pleure.—
L'écho lentement
A murmuré l'heure....

Tuer! Cette pauvre créature! Sa voix me remuait le cœur.

Une gardienne nous dit:

—Elle est bien tranquille aujourd'hui, mais hier elle a sauté de cette branche que vous voyez là-haut dans le grand marronnier. Heureusement qu'elle a manqué son élan et qu'elle est retombée de ce côté-ci du mur, car elle aurait porté l'argent des voisins au cimetière!

—Est-elle méchante? demanda Louaisot.

—Des fois, mais pas souvent. Elle dit qu'on voulait faire danser son petit sur la corde quand il était encore trop jeune. Plus on les fait danser petits, plus ça attire la foule. Alors, il tomba et se cassa. Elle cherche toujours l'homme qui fit ce coup-là et si elle le trouve jamais, gare à lui! Vous ne savez pas comme elle est forte!

La Couronne berçait le vide et chantait:

Le petit enfant
À la tête ronde,
Souriante et blonde.—
L'eau coule en chantant
Sa chanson profonde....

Cette chose-là une fois écrite ne sonne plus. Il aurait fallu entendre la Couronne elle-même.

—Il n'y a pas bien longtemps, reprit la gardienne, il vint un visiteur qui déplut à une de nos vieilles, je ne sais pas pourquoi. Elles ont de la malice comme des démons. La vieille alla trouver la Couronne qui était à bêcher son petit cimetière là-bas au bout du bosquet et lui montra le visiteur en disant:

—Le voilà! celui qui a tué l'enfant!

La Couronne ne fit qu'une demi-douzaine de bonds pour traverser tout cet espace que vous voyez. Elle tomba sur le malheureux monsieur comme une tigresse. Ah! Ah! vous ne l'auriez pas reconnue! Le diable était dans ses yeux! Ses cheveux se hérissaient. On entendait ce qui râle dans la gorge des bêtes féroces. Le pauvre monsieur ne mourut pas sur le coup, mais les médecins disent qu'il n'en relèvera pas....

Le patron cligna de l'œil en me regardant. Simple histoire d'avoir raison en phrénologie.

—Elle a donc un petit cimetière à elle? demanda-t-il.

—Si vous voulez lui payer quelques fleurs, vous allez bien voir.

La gardienne vendait des fleurs, à cause de la folle, comme elle aurait vendu des petits pains si elle eût gardé, de l'autre côté du boulevard, les ours du jardin des Plantes. Le patron acheta un bouquet qu'il jeta sur les genoux de Laura.

Celle-ci ne leva même pas les yeux. Elle se mit tout de suite, avec une activité incroyable, à fabriquer une couronne qui fut achevée en un clin d'œil. En travaillant, elle égrenait les couplets de sa chanson.

Dès que la couronne fut achevée, elle se leva, et sans nous accorder la moindre attention, elle se dirigea, de son pas indolent et gracieux, vers l'une des extrémités du bosquet. La gardienne nous dit:

—Elle ne remercie jamais. Dans son idée, c'est le bon Dieu qui lui envoie les fleurs. Elle va remercier le bon Dieu là-bas.

Nous la suivîmes. La gardienne continuait.

—Ce n'est pas qu'elle aime le bon Dieu, il lui a pris son enfant; mais elle le craint parce qu'il a son enfant.

La Couronne s'arrêta tout au bout du bosquet devant un petit tertre gazonné qu'elle avait dû élever elle-même. Il y avait une pierre plate et une croix.

Elle mit la guirlande au bras de la croix qui avait déjà des fleurs, puis elle s'agenouilla et colla ses lèvres contre la terre.

J'avais le cœur plein.

En rentrant chez nous, le patron me dit:

—Tout peut se placer, même cette bonne femme-là: la mécanique a une pièce de plus.


III

La petite Pologne

Quelques semaines après, je fus l'homme le plus étonné du monde en voyant arriver chez nous Laura Cantù en costume très décent et l'air aussi posé qu'une dame de charité.

Le patron était absent. Je la fis asseoir dans le bureau. Elle me dit avec beaucoup de calme qu'elle était la Couronne, une folle de la Salpêtrière et qu'elle s'était évadée tout exprès pour venir trouver M. Louaisot de Méricourt qui devait lui vendre des renseignements sur l'homme qui avait tué son pauvre petit enfant.

Louaisot avait dû la travailler déjà depuis notre visite.

Laura Cantù me raconta quelques bribes de sa mélancolique histoire. Il y avait en elle une poésie douce qui charmait. Je fus obligé de la quitter pour aller à un autre client.

Elle fit, pendant mon absence, deux couronnes avec les fleurs qui étaient dans les vases de la cheminée.

Et quand je revins, elle me dit qu'elle allait avoir une grosse brassée de roses avec deux louis qu'elle avait volés dans une maison de l'avenue d'Italie. Elle comptait bien prendre le temps de porter ses fleurs au Père-Lachaise avant de rentrer à la Salpêtrière.

Car elle ne s'échappait pas pour autre chose que pour visiter les cimetières. Elle rentrait toujours.

Franchissons maintenant les mois et les années. Arrivons au moment où séparé de M. Louaisot déjà depuis longtemps, je continuais néanmoins d'éclairer sa conduite, poussé par un sentiment de curiosité irrésistible.

On n'assiste pas au prologue d'un tel drame sans rester mordu par le besoin d'en connaître le dénouement.

Jean Rochecotte-Bocourt, l'un des deux survivants de l'association tontinière établie plus de quarante ans en ça entre les cinq fournisseurs du pays de Caux, était maintenant un vieillard souffreteux, tout tremblant de corps et d'esprit qui végétait dans un état de perpétuelle terreur.

Il avait quitté la Normandie quelques mois après la mort du troisième tontinier, et je suppose que M. Louaisot n'était pas étranger à cette fuite.

Car, en s'expatriant, le vieux Jean fuyait positivement le terrible voisinage de Joseph Huroux.

L'étude Pouleux était toujours dépositaire des fonds de la tontine, qui dépassaient désormais de beaucoup quatre millions, puisque la troisième période de quinze années était entamée.

Me Pouleux n'avait pas les mêmes raisons que Louaisot pour tenir la dragée haute à Joseph Huroux qui avait maintenant une chance sur deux d'entrer en possession du trésor: une très grosse chance contre une très petite, car il était bien portant, malgré ses excès, et le vieux Jean ne tenait plus sur ses jambes.

En outre, Joseph Huroux passait pour avoir un moyen à lui d'amender les tables de mortalité, et le vieux Jean, à cet égard, n'était plus capable de lui rendre la monnaie de sa pièce.

Aussi Me Pouleux s'était-il fait sans scrupule aucun le banquier de l'ancien mendiant qui ne gueusait plus et courait les foires et assemblées, aussi cossu que pas un marchand de bœufs.

Plus Joseph Huroux vieillissait, et mieux il buvait. Quand il avait bu, il se posait en gros capitaliste, comme si déjà la clef de la caisse tontinière eût été dans la poche de côté de sa peau de bique.

Seulement, il avait la fanfaronnade normande, et ne disait jamais rien qui pût compromettre ni le passé ni l'avenir.

Le vieux Jean, pauvre et malade, n'aurait pas duré beaucoup en face de ce robuste matador qui avait déjà de terribles ressources au temps de sa misère, et qui aujourd'hui faisait sonner des poignées de pièces de cent sous dans son sac.

Mais, aux faibles, il reste la Providence. Ici, la Providence eut la bizarre idée de marcher dans les grands souliers crottés de M. Louaisot, qui donna au pauvre vieux Jean les moyens de venir à Paris.

M. Louaisot l'aurait mis bien volontiers dans sa propre maison, mais le vieux Jean avait défiance. Les gens de campagne se croient plus en sûreté dans la solitude qu'auprès d'un chrétien de certaine espèce.

Je partage un peu leur avis.

On chercha donc tout bonnement un trou pour bien cacher le vieux Jean.

Dans la rue du Rocher, à quelques centaines de pas de la barrière Monceaux, il y avait alors une petite allée humide et tortueuse, qui courait entre deux grands murs et rejoignait d'immenses terrains vagues, où le quartier de Laborde a été bâti depuis.

Cela confinait à la Petite-Pologne, forêt de Bondy parisienne, aussi célèbre jadis que le furent plus tard les Carrières d'Amérique.

Ce lieu s'appelait la plaine Bochet. Bien peu de gens savaient son nom.

Au bout de la ruelle, il y avait une masure en complet désarroi, entourée, comme une tombe, d'un terrain de deux mètres en tous sens. Elle avait appartenu à un rétameur qui travaillait en ville et ne venait là que pour dormir.

On y installa le bonhomme Jean Rochecotte.

De prix d'achat, ce palais coûta cinq cents francs, et le vieux vécut là au milieu de son futur domaine, car il devait acquérir bien peu de temps après tous les terrains et toutes les maisons qui entouraient sa misère.

Ce ne fut pas moi qui le cherchai. Vous allez voir que ce fut lui qui vint à moi, car je nichais dans une hutte encore plus misérable que la sienne, faite avec une douzaine de planches pourries et de vieux volets, dont la location me coûtait quatorze sous par semaine, payables dix centimes chaque soir.

Je succédais à un tueur de rats qui avait fait banqueroute.

Moi, dans ma hutte, je n'avais même pas d'entourage comme au cimetière, et quand mes pieds s'allongeaient en dormant, ils passaient à travers mes murs.

Ce fut là que je commençai la rédaction de mes œuvres littéraires.

J'avais vu M. Louaisot venir plusieurs fois dans le taudis du vieux Jean qui m'inspirait une certaine envie par le confortable dont il jouissait. On lui avait installé un poêle de fonte et il faisait sa soupe en plein air, vêtu d'un manteau de chasseur d'Afrique qui m'aurait été comme un gant.

Avec ce même petit manteau gris d'ardoise, dont les déchirures étaient très bien recousues de fil blanc, il allait, le matin, chercher son sou de lait dans la rue du Rocher sous une porte cochère. Pour tout dire enfin, il prenait son café le soir avec une larme d'eau-de-vie.

Auprès de moi, c'était un gros bourgeois.

On pense si je guettais M. Louaisot! Je l'avais reconnu dès sa première visite. Mais on devine en même temps quelles précautions je prenais pour n'être point vu de lui.

En vérité, ce n'était pas difficile. Les pentes des Montagnes Rocheuses ne peuvent pas être plus sauvages ni plus accidentées que ne l'étaient les abords de mon domaine.

C'étaient partout des décombres, d'immenses tas de plâtras, des steppes de cette grande vilaine herbe bleuâtre qui croit sans culture, dans tous les terrains vagues de Paris.

On aurait mis là-dedans du chevreuil! Et j'avais arrangé—car mon goût pour la poésie a résisté à tous mes malheurs—un petit jardinet entre trois pans de mur en ruines, où je cultivais des chrysanthèmes arrachés sur les talus des fortifications, des pissenlits, deux pieds de digitale et même un lilas, ramassé dans les rebuts du marché aux fleurs. Il était devenu superbe, mon lilas,—comme ces condamnés de la médecine qui ont le tort de reprendre et d'engraisser à la barbe de la faculté.

Un jour que j'étais à mon travail d'auteur, je vis M. Louaisot déboucher de l'allée avec une jeune femme, et du premier coup d'œil je reconnus la folle de la Salpêtrière: Laura Cantù, dite la Couronne.

Elle allait derrière lui, ou plutôt autour de lui comme un enfant qui joue en marchant. Elle cueillait des herbes et quelques pauvres vilaines fleurs.

Parfois, d'un bond de chamois, elle franchissait un décombre—ou bien grimpait sur une ruine—pour voir de plus loin.

D'où j'étais, je la trouvais toute jeune: l'air d'une fillette.

Le bonhomme Jean prenait le soleil sur le pas de sa porte.

Dès que Laura l'aperçut, elle courut à lui. Il se trouvait que la pauvre créature aimait les vieillards presque autant que les enfants.

Elle bondit sur les genoux de Jean Rochecotte et s'y blottit, caressante comme si elle eût trouvé là le sein de son père.


IV

L'outil est-il bon?

Je ne sais pas ce que se dirent le vieux Jean et le patron. J'étais bien trop loin pour les entendre causer mais il fut évident pour moi que M. Louaisot apportait une communication à la fois importante et fâcheuse, car le vieux se prit bientôt à trembler de tous ses membres.

Il n'y aura pas beaucoup de dialogue dans le drame qui va suivre, puisque mes oreilles m'étaient inutiles. J'espère cependant rendre les scènes aussi claires pour le lecteur qu'elles le furent pour moi qui assistai, toute cette journée durant, à une véritable pantomime.

Louaisot ne resta pas plus d'un quart d'heure. En s'en allant, il laissa Laura endormie aux pieds du vieillard qui la regardait avec un espoir mêlé de terreur.

Je traduisais déjà l'expression de cette physionomie ravagée. Elle me semblait dire:

«Est-ce bien vrai que cette pauvre fille soit en état de me porter secours?»

Mais le véritable mot de l'énigme me fut donné une heure environ après le départ de Louaisot.

Le bonhomme s'était assoupi à son tour. C'était vraiment une misérable créature, sa tête pendait sur sa poitrine creuse, laissant saillir les os de sa nuque, dentée comme une scie.

Un coup de poing aurait brisé cela comme verre.

Tout d'un coup, je vis paraître au bout de la ruelle une peau de bique, un brûle-gueule et un nez couleur de tomate.

Jamais je n'avais vu Joseph Huroux. J'ignorais même qu'il fût en état de se payer une toilette aussi étoffée.

Et pourtant je le reconnus tout de suite, comme si quelqu'un l'eût nommé derrière moi.

Ma pensée marcha aussitôt. Je ne dis pas mon imagination, j'en manque absolument; je dis ma pensée: ce qui chez nous devine et déduit par le calcul.

Que venait faire là l'ancien mendiant, si véhémentement soupçonné d'avoir guéri de leur misère les trois premiers membres de la tontine?

Ceci n'était pas même une question pour moi.

Joseph Huroux venait rendre au vieux Jean le même service qu'il avait déjà rendu successivement à Jean-Pierre Martin, le bedeau, à Simon Roux, dit Duchêne le déserteur, et à Vincent Malouais, le maquignon.

Mauvaise figure, du reste, ce Joseph Huroux, et qui disait assez bien son dessein.

Mais comment était-il là? Le trou du bonhomme ne pouvait, en vérité, passer pour une cachette facile à découvrir.

Le vieux Jean ne sortait jamais, sinon dans un petit périmètre de cent cinquante mètres au plus pour se procurer ses aliments et son tabac. Son chauffage, il le ramassait dans le désert qui environnait nos deux huttes, la sienne et la mienne.

Et même, quand une de mes planches laissait tomber ses coins moisis, il ramassait le bois pour le brûler.

Un limier de Paris, un vrai limier serait venu ici peut-être tout justement parce que personne n'y venait, mais un bouledogue campagnard!

Non. Ce devait être M. Louaisot qui avait attiré là Joseph Huroux par son industrie.

La présence de Laura,—l'outil,—donnait pour moi à cette supposition le caractère de l'évidence.

M. Louaisot avait pris les devants, parce que l'homme à la peau de bique l'inquiétait. Ce n'était pas, après tout, un adversaire méprisable. Il avait fait trois fois ses preuves.

Un coup d'heureuse chance pouvait lui fournir beau jeu pour la partie suprême. Avec beau jeu, il devait gagner. Et alors, le plan de M. Louaisot, qui avait déjà coûté si cher, était ruiné à jamais.

Il n'était pas dans la nature du patron de s'en rapporter au sort. Lui qui trichait toujours, pourquoi aurait-il mené loyalement cette partie d'où dépendait tout son avenir?

Il avait, comme à l'ordinaire, voulu choisir son terrain, son heure et ses armes.

Il avait amené Joseph Huroux ici—lui-même.

Ici, où le piège était tendu.

J'allais voir la lutte, moi, la plume derrière l'oreille et commodément assis sur la bûche qui me servait de fauteuil à la Voltaire.

Je ne sais pas si mon admiration pour ce roi des coquins me rend partial, mais je suis bien forcé d'avouer qu'ici encore sa combinaison me paraît mériter les plus grands éloges.

Rien que le choix de l'outil trahit la main d'un maître.

Voici un scélérat campagnard qu'on a été pêcher dans son cabaret d'habitude, là-bas, au fond du pays de Caux pour lui dire:

«L'homme que tu cherches et qui vaut pour toi une demi-douzaine de millions est à Paris.»

Ce n'est pas mal, mais cela rentre dans les moyens vulgaires.

Le rustre part. À Paris, il cherche et ne trouve pas. On le prend par la main et on le conduit au seuil de la cachette.

Ça devient plus original. Il y a en effet, là, une difficulté.

Pour tendre une embuscade à l'ennemi, il faut des soldats. Et l'ennemi, quand il s'appelle Joseph Huroux, ancien mendiant à besace du pays cauchois, a un flair capable de dépister le gendarme à trois lieues à la ronde.

D'ailleurs, dans notre cas spécial le gendarme n'est bon que pour arrêter, empêcher, il ne tranche pas la question de survivance, qui est la principale.

Tout est donc dans le choix du soldat qui va garder ce vieil homme, inhabile à se garder lui-même.

Tout est dans le choix de l'outil.

Or voici un outil qu'on ne voit pas, une arme qui n'a pas l'air d'une arme: une gracieuse jeune femme dont l'indolence ne peut qu'ajouter aux embarras du vieillard.

Le rustre peut approcher sans défiance. Tout au plus lui en coûtera-t-il deux coups au lieu d'un, et il n'est pas à cela près.

Ah! certes, la trappe est bien tendue. C'est une arme invisible, celle-là.—Reste à savoir si elle est assez fortement trempée pour remplacer les armes qui se voient.

C'est à peine si Joseph Huroux se montra au bout du mur qui fermait l'extrémité de la ruelle, débouchant dans la plaine Bochet.

Je dis fermait parce que la ruelle venait sur nous de biais. Pour se cacher il suffisait de faire un pas en arrière.

Joseph Huroux avait un chapeau de cuir rabattu jusque sur ses yeux. Il tenait à la main une monstrueuse cravache dont le cuir était tout pelé, mais qui devait avoir dans sa pomme une balle pesant au moins une once.

Il regarda le vieux et je vis ses grosses lèvres sourire.

La vue de Laura endormie parut l'enchanter beaucoup moins. Je devinai sur sa bouche une question qui devait être celle-ci:

—Où diable la vieille bête a-t-il volé cela?

Il réfléchit pendant la moitié d'une minute, puis il disparut.

J'étais sûr qu'il ne s'en était pas allé bien loin.


V

Ce que valait l'outil

Le dimanche, dans ces halliers parisiens plus sauvages que les solitudes de la Sonora et d'une laideur désolée à laquelle rien au monde ne se peut comparer, quelques Pawnies de la rue Saint-Lazare, quelques O-jibbewas de la barrière Monceaux venaient quelquefois vaguer.

On voyait là de pauvres honnêtes familles si peu habituées au vert qu'elles prenaient les souillures du sol pour de l'herbe, et nos cahutes pour des chaumières,—on voyait aussi quelques couples prodigieux, don Juan de retour du bagne et sa dona Anna fourrageant dans cette misère et essayant de ruiner les ruines.

Mais les jours de semaine, personne! jamais!

On arrivait pourtant dans ce Sahara de deux hectares par trois différents côtés, la ruelle d'abord, un couloir descendant du boulevard extérieur ensuite, enfin une sorte de boyau tortueux qui montait de la rue de Laborde.

Mais excepté le dimanche, où Paris descendrait à la cave plutôt que de ne pas sortir de chez lui, ces trois défilés semblaient des barrières infranchissables entre notre barbarie et la civilisation indigente des alentours.

Le lieu était véritablement propice pour un mauvais coup. Point de fenêtres donnant sur les terrains. Entre la rue du Rocher, qui était la plus voisine de nous et nos huttes il y avait toute la longueur de la ruelle, occupée par deux grands jardins dont les murs avaient vingt pieds de hauteur.

Je ne crois pas qu'il se fût jamais commis là beaucoup de crimes, mais c'était parce que personne n'y venait qui valût la peine d'être assommé.

Un soir de dimanche, j'y ai entendu deux philosophes dont l'un disait à l'autre avec mélancolie:

—S'il venait seulement quelqu'un de trois francs!...

Mais l'autre ne répondit seulement pas à la hardiesse de cette hypothèse.

Une heure se passa. La Couronne s'éveilla la première. Elle secoua doucement la main du vieillard qui ouvrit les yeux en sursaut. Il avait dormi tranquille parce qu'il se sentait gardé, on comprenait cela à la terreur soudaine que le réveil amenait.

La Couronne demanda à manger, car le vieux entra dans sa maison et en ressortit avec une tartine de pain et une pomme.

Laura se mit aussitôt à faire son repas.

Il n'y avait pas à s'y tromper, elle était là en sentinelle. Louaisot avait obtenu d'elle promesse d'y rester un temps donné. Et d'autre part, il s'était arrangé de façon que Joseph Huroux arrivât pendant qu'elle faisait faction.

Le patron excellait à ces arrangements presque puérils et fournissant des conséquences tragiques.

Dès que la Couronne eut achevé son repas qu'elle prit, accroupie, mangeant tour à tour une petite bouchée de pain et une petite bouchée de pomme, elle sauta sur les genoux du vieux Jean et l'embrassa à plusieurs reprises.

Elle était gaie, elle riait si bruyamment que l'écho de sa joie venait jusqu'à moi par les trous de mes planches.

Puis elle prit tout à coup sa course à travers les herbes desséchées, fouillant les maigres broussailles et cherchant je ne sais quoi.

Tantôt elle parlait toute seule, tantôt elle chantait sa chanson.

Je guettais l'embouchure de la ruelle.

Joseph Huroux n'avait point reparu.

Le soleil s'était couché derrière les maisons lointaines de la rue de la Bienfaisance dont les derrières bordaient le terrain du côté de l'ouest.

Le brun de nuit approchait.

Laura se mit à bercer le cher petit fantôme que son rêve mettait entre ses bras si souvent. Aux lueurs du crépuscule vous eussiez dit la jeune mère heureuse qui presse contre son sein l'espoir bien aimé de sa vie.

Elle était belle et douce comme l'amour des madones.

En berçant, elle chantait. Elle vint si près de ma hutte que j'entendais sa mélodie plaintive:

Le petit enfant
Était dans sa cage
L'oiseau de passage.—
La lune à présent
Est sous le nuage....

Elle s'interrompit à dix pas de moi pour cueillir un liseron fané.

Et la nature du pacte conclu entre elle et Louaisot me fut catégoriquement expliquée, car elle dit:

—Il m'a promis de me donner tout ce que je pourrais porter de fleurs!

Voilà pourquoi elle gardait fidèlement sa faction. Pour récompense, elle aurait de pleines brassées de fleurs; de quoi fleurir beaucoup, beaucoup de petites tombes.

Elle passa derrière ma cahute:

Mon petit enfant,
Où s'en est allée
Ton âme envolée?—
J'écoute le vent
Qui suit la vallée....

Ce fut le dernier couplet que j'entendis: Laura s'était perdue dans les décombres.

Le vieux Jean avait repassé le seuil de sa maison.

Mon regard, qui avait quitté un instant l'extrémité de la ruelle, y revint. Je vis quelque chose de sombre au coin du grand mur.

Cela remuait—et avançait.

La brune était tombée tout à fait, mais je n'avais pas besoin d'y voir. Je savais quel était cet objet sombre qui semblait glisser vers la cabane du vieux Jean.

Celui-ci était en train d'allumer sa chandelle. Je venais d'apercevoir cette lueur rapide qui suit l'explosion d'une allumette chimique.

Il ne devait pas être sur ses gardes.

Tout cela ne me concernait point, et pourtant j'avais la poitrine serrée.

Ce n'était pas pour les millions. Ces deux vieux hommes jouaient une partie dont l'enjeu aurait couvert d'or les trois quarts de la plaine Bochet, mais que m'importait cet enjeu, dont, en aucun cas, je ne devais avoir ma part?

Ma poitrine se serrait parce que je devinais un couteau sous la peau de bique de l'ancien mendiant, et parce que ce vieillard tremblotant, qui ne saurait point se défendre, était mon voisin, mon seul voisin depuis plusieurs semaines.

Et puis qu'allait faire la Couronne?

Elle était loin. On ne la voyait plus. L'écho de son chant n'arrivait même pas jusqu'à moi.

Joseph Huroux avançait toujours.

Il était arrivé à un pli de terrain où les herbes avaient eu plus d'humidité et s'étaient multipliées.

Il avait désormais de quoi masquer son approche.

Je n'aurai jamais honte de ma sensibilité. Cédant à un mouvement généreux, je soulevai la planche qui me servait de porte et je sortis.

Je pouvais prévenir le vieux sans trop de danger parce que sa cahute avait une manière de fenêtre qui donnait juste en face de moi et qui se trouvait ouverte.

Mais je n'eus pas le temps d'accomplir mon dessein.

L'événement marcha comme la foudre.

Au moment où je sortais en prenant les précautions dictées par la prudence, le vieux Jean qui ne se doutait encore de rien, mais qui voulait clore sa devanture à l'heure ordinaire, passa sa tête à la fenêtre, ouverte de mon côté et cria de sa voix chevrotante:

—Hé! là-bas! ma bonne fille, il faut rentrer.

Elle entendit, car son pas remua les herbes à une centaine de mètres derrière moi. Mais Jean Huroux entendit aussi. Il avait avancé bien plus que je ne croyais à l'abri de la coulée. Je le vis se dresser à vingt mètres tout au plus de la porte du vieux Jean.

Celui-ci l'aperçut en même temps que moi. Il était debout au seuil de sa porte et tenait la barre à la main. Je suppose qu'il reconnut son mortel ennemi, car il jeta la barre dont il n'avait plus le temps de se servir et, faisant le tour de sa cabane, il s'enfuit vers ma hutte. On entendait le râle de terreur qui s'échappait de sa gorge. Pourtant, il n'avait pas perdu son sang-froid, car en courant, il criait:

—Laura, ma fille! c'est lui! au secours!

C'était encore un rude gaillard que ce Joseph Huroux.

Il avait dépouillé sa peau de bique pour mieux aller et il faisait des enjambées de loup.

Moi, j'avais laissé retomber ma planche. Mon taudis avait bien assez de trous sans cela.

La Couronne venait, mais elle ne se pressait pas. Le vieux n'avait pas encore prononcé le mot sacramentel.

Et il faillit bien ne pas le prononcer, car Joseph Huroux gagnait terriblement.

Au risque de radoter, je répète qu'on était ici aussi loin de tout secours, quoique dans Paris, et aussi à l'aise pour commettre un meurtre que si une forêt vierge vous eût entouré à dix lieues à la ronde. Huroux atteignit Jean au moment où celui-ci passait devant ma hutte. Jean venait de butter et de tomber.

Ce fut ce qui le sauva, car en tombant et probablement sans le savoir, il prononça le mot-talisman.

—Viens! s'écria-t-il avec détresse, voilà l'homme! celui qui a tué le petit enfant!

Quelque chose de plus rapide qu'un cerf au plus fort de sa course passa devant ma hutte. À travers les planches, je sentis le vent de ce projectile humain. C'était la Couronne qui bondissait.

Jean Huroux, saisi à la gorge, poussa une clameur étranglée.

Il y eut une lutte courte, pendant laquelle je vis la folle s'enlacer comme un serpent autour de ce gros corps aux formes athlétiques. Puis la folle se mit à gambader de ci de là, tandis que Joseph Huroux gisait la face contre terre. L'outil était bon.

Le vieux Jean se releva péniblement. Quand il fut debout, il redressa ses reins que toujours j'avais vus courbés, et d'une voix que je n'avais jamais entendue, il dit:

Je suis le dernier vivant!

J'attendais le patron.

Le patron vint avec sa charge de fleurs que la Couronne emporta en triomphe.

Celle-là n'était pas embarrassée pour entrer au cimetière après la fermeture des grilles. La hauteur des murailles ne l'inquiétait point.

M. Louaisot voulut prendre avec le vieux Jean son ton ordinaire, mais celui-ci ne le permit point.

—Mon brave M. Louaisot, lui dit-il, gardons nos distances, s'il vous plaît. Je ne refuse pas de vous prendre pour mon homme d'affaires: vous savez votre métier, vous ferez les diligences voulues pour que les fonds de la tontine me soient immédiatement délivrés. En attendant, quoique je sois bien innocent du meurtre de cette bête brute, on pourrait m'en accuser, à cause du grand intérêt que j'y avais. Si vous voulez traîner le cadavre jusqu'au bout de la ruelle qui va place Laborde, il y a là un cabaret mal famé dont le voisinage expliquera au besoin la fin violente de Joseph Huroux. Attendez, si vous voulez, que la nuit soit plus noire. Ici, nous n'avons pas à craindre la curiosité des passants, et mon voisin, mon seul voisin—il parlait de moi,—ne rentre guère que vers dix heures. S'il s'était trouvé là, malheureusement, nous aurions été obligés de nous occuper de lui.

—Vous êtes sûr qu'il n'y est pas? demanda Louaisot. On juge si j'étais sur un lit de roses!

J'avais une sortie de derrière, ou plutôt chaque planche de mon taudis pouvait être poussée et servir de porte.

Je n'attendis même pas la réponse du vieux Jean. Je fourrai mes papiers sous ma pèlerine, et je me glissai dehors.

Il était temps. Le vieux Jean répondit:

—On peut toujours voir.

Et, sans plus de façon, le patron entra chez moi en poussant ma porte d'un coup de pied.

Je m'étais blotti dehors dans une brousse qui avait prospéré à l'abri du mur, et je ne bougeais pas plus qu'un lapin dans son terrier.

Il n'y est pas, dit le patron, mais....

—Il s'interrompit pour respirer fortement et acheva:

—Oui, de par le diable! Je connais cette odeur-là: c'est du gibier à moi!

Je ne sais pas si j'ai noté parmi les qualités naturelles de M. Louaisot le flair qu'il avait: un flair qui valait celui d'un limier. Je l'ai vu dix fois, à Méricourt, me dire le nom du client qui l'avait attendu en fumant sa pipe dans la cuisine. Et cela sans jamais se tromper.

—Comment s'appelle votre voisin, puissant et respectable millionnaire? demanda-t-il au vieux Jean.

—Est-ce que je sais le nom d'une pareille espèce! répondit le bonhomme, prenant pour sérieuse la formule ironique du patron.

—L'avez-vous vu, au moins, noble capitaliste?

—Deux ou trois fois, oui.

—Est-il grand ou petit?

—Il est haut comme ma botte.

—C'est bien cela. Je vais passer la nuit chez vous, tant pour porter ce qui reste de Joseph Huroux à une distance convenable que pour établir une souricière où se prendra votre avorton de voisin. J'ai un compte personnel à régler avec ce moucheron-là.

Mais le compte ne fut pas réglé. Pendant que M. Louaisot allait chercher de la lumière dans la cahute du vieux, je gagnai au large en rampant comme un sauvage. Du coup, je perdis mon mobilier, car je ne suis jamais rentré depuis dans mon domicile de la plaine Bochet.


Neuvième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire

Le dessous des cartes dans l'Affaire des ciseaux

Cette affaire-là, je la connais comme ma poche. Je ne vais pas m'amuser à repasser tout ce que les journaux ont dit, mais il y a beaucoup de choses que personne n'a pu dire, parce que tout le monde les ignore, excepté le patron et moi.

Et encore une belle dame à qui je puis donner un nom, grâce à mon système de pseudonymes raisonnés analogiques: la marquise Ida de Salonay (Olympe de Chambray).

Quand un outil est bon, c'est le cas de ne pas le jeter de côté après s'en être servi une fois. Louaisot avait une besogne encore plus importante que l'exécution de Joseph Huroux. En définitive, il y avait vingt moyens d'éloigner l'ancien mendiant de son chemin.

Le genre de vie de Huroux rendait explicables tous les genres de mort violente.

Il n'en était pas de même du jeune comte Albert de Rochecotte et de Jeanne Péry. Tous les deux devaient disparaître puisque tous les deux barraient la route, mais ici, un double meurtre, accompli dans des circonstances ordinaires, aurait donné naissance à de trop faciles soupçons.

Car on commençait à parler du dernier vivant de la tontine normande et de ses héritiers présomptifs. Bien des gens savaient l'ordre légal dans lequel venaient les têtes aptes à succéder: Rochecotte premier, Péry de Marannes second, marquise de Chambray troisième. (Celle-ci du chef du jeune marquis Lucien de Chambray, son fils mineur.)

Il s'agissait d'apporter ici des raffinements tout particuliers. La mort devait jouer un jeu savant.

La maxime: reus is est cui prodest crimen[3] qui, dans le cas d'une double disparition, devait peser si lourdement sur la marquise Olympe, pouvait-elle être retournée à son avantage? la couvrir, en quelque sorte comme une irrécusable preuve d'innocence?

Déjà de mon temps, le patron travaillait à résoudre ce problème de haute algèbre-coquine.

Il avait trouvé cette formule mathématique: détruire la première tête par la seconde et la seconde par la loi qui aurait à châtier le meurtre de la première.

Cartouche et Mandrin étaient en vérité de bien naïfs scélérats à côté de nos calculateurs modernes.

Car ce problème étant proprement résolu, la troisième ligne devenait première et pouvait se laver les mains de l'accident qui fauchait les deux autres.

On dira tout ce qu'on voudra, le patron avait du talent.

Le lecteur peut se souvenir d'une double rencontre que nous fîmes, M. Louaisot et moi, dans le jardin du Palais-Royal: la petite Jeanne Péry d'un côté, conduite par sa mère, et de l'autre la petite Fanchette, plus âgée d'un an, émancipée par l'abandon et la misère, et faisant toute seule son métier de revendeuse de plaisirs.

M. Louaisot n'avait alors que faire de Jeanne ni de Mme Péry, mais il s'était donné le soin d'acheter des plaisirs à Fanchette.

Et en le voyant causer avec l'enfant, je m'étais dit tout de suite: Ce n'est pas pour le roi de Prusse que le patron gaspille ainsi dix sous et dix minutes!

Cette Fanchette était vraiment une jolie petite fille, résolue et gaie, qui prenait son sort en joyeuse part.

M. Louaisot, depuis ce jour-là, s'arrangea de manière à ne la plus perdre de vue, et même quand elle eut monté—ou descendu—en grade, quand elle fut devenue la maîtresse de cet Albert de Rochecotte dont la devise était «on n'épouse pas Fanchette», M. Louaisot l'accostait encore partout où il la rencontrait pour lui donner ou lui demander des nouvelles du pays.

Ils se traitaient tous deux en amis. Louaisot avait raconté à la jeune fille qu'il l'avait embrassée autrefois toute petite enfant chez les bons fermiers des environs de Dieppe.

Il savait leur nom pour avoir eu lui-même affaire à eux—pour le petit Lucien, le fils d'Olympe. Il rappelait la grande écuelle du père Hulot, toujours pleine de fort cidre, et les aiguilles à tricoter qui hérissaient du soir au matin la coiffe de la maman Hulot.

Bref, il prenait juste le diapason qu'il fallait pour avoir le droit d'appeler Fanchette:

«Ma jolie payse».

À Paris, on a des connaissances comme cela et des amis du même numéro. Ce sont des familiarités de rencontre qui ne mènent à rien, mais les gens qui ont une grande quantité de ces relations savent tout.

Le patron était homme à cultiver avec soin un pareil commerce pour s'en servir à l'occasion, ne fût-ce qu'une seule fois.

Fanchette n'était pas pour lui un outil de premier ordre comme la Couronne, c'était un de ces objets qu'on use d'un coup: une allumette, un timbre, un cigare.

Ces choses on les porte quelquefois longtemps sans y toucher. Puis vient l'heure et on les consomme.

Ce fut Fanchette qui donna au patron, l'heure étant venue, le moyen de préparer la mise en scène du drame.

Pour cela, cette pauvre Fanchette ne se mit pas en frais. Elle répondit à une question banale par une parole insignifiante.

Et tout fut dit. Le patron se paya de ses cinq ou six ans d'attente.

Voici la demande de Louaisot et la réponse de Fanchette:

—Est-ce que vous allez demain à la première du Gymnase?

—Non, je dîne à la campagne.

Louaisot était prêt. Il cherchait son terrain pour livrer la bataille. La veille, il avait appris que Jeanne était au couvent de la Sainte-Espérance. Le matin il avait trouvé un moyen de l'en faire sortir.

Depuis huit jours il portait dans sa poche la paire de ciseaux de fabrique anglaise, aux initiales S. W., qu'une main exercée avait soustraite dans la boîte à ouvrage de Jeanne. Ses canons étaient en batterie. Il dressa l'oreille à ce mot campagne.

—On ne dîne plus bien à la grille de Ville-d'Avray, dit-il au hasard. Si rien n'avait mordu à l'hameçon il en aurait jeté un autre.

Mais quelque chose mordit, Fanchette répartit:

—Oh! nous n'allons pas à Ville-d'Avray. C'est un anniversaire. Nous fêtons, Albert et moi, le souvenir de notre premier tête à tête, et il faut bien choisir pour cela le restaurant où le dîner eut lieu.

—Le nom du temple, s'il vous plaît? demanda Louaisot en riant.

—Nous n'étions pas riches alors. Nous dînâmes aux Tilleuls, au Point-du-Jour. C'est devenu depuis un restaurant très convenable.

—Bon appétit, ma jolie payse!

Si fort qu'on soit, il est impossible de tout faire par soi-même. Louaisot avait des aides peu nombreux, mais éprouvés, qu'il employait le plus rarement possible. Je ne lui en ai jamais connu que deux, et c'est à peine si je les ai vus deux ou trois fois en besogne. L'un de ces aides était un mauvais sujet du nom de François Riant, ancien garçon de café. Louaisot rentra chez lui raide comme balle. François Riant fut appelé, Louaisot lui demanda:

—Connais-tu des garçons aux Tilleuls, du Point-du-Jour?

—Berthoud, Laurent et Nicolas, répliqua Riant. Il n'y en a pas des masses.

—Si tu veux gagner cinquante louis... tu m'entends? cinquante, tu remplaceras demain de trois heures de l'après-midi à dix heures Nicolas, Laurent ou Berthoud.

—Lequel?

—Celui qui sert les cabinets.

—Il y en a deux.

—Celui qui sert les meilleurs cabinets.

—C'est Laurent... mais comment faire?

—Laurent a-t-il encore sa mère?

—Oui, la brave femme.

—Où demeure-t-elle?

—À l'Isle-Adam.

—Tu vas partir tout de suite pour l'Isle-Adam.

—Ça se peut. Après?

—À la poste de l'Isle-Adam tu jetteras à la boîte une lettre ainsi conçue ou à peu près: «Mon cher frère....» Il a des sœurs?

—Trois.

—«Mon cher frère, si tu veux arriver à temps pour voir et embrasser notre mère...»

—Compris, mais après?

—Après, tu calculeras l'heure où la lettre devra être distribuée, et tu iras demain, au Point-du-Jour, juste à cette même heure... un peu avant pour que ta demande soit faite quand la lettre arrivera.

—Demande d'emploi?

—Parbleu! on te refuse d'abord....

—Et puis, on me rappellera quand Laurent aura lu sa lettre. C'est possible.

—C'est certain. Qu'en dis-tu?

—Je ne dis pas non. Et aux Tilleuls, quelle besogne?

—Demain, quand tu seras revenu, avant de partir pour le Point-du-Jour, tu viendras me voir.

La dernière escapade de la Couronne avait fait grand scandale à la Salpêtrière. Elle avait passé dehors la nuit tout entière. On l'avait mise en prison, et la surveillance s'était resserrée autour d'elle.

Mais il y avait déjà bien du temps que cela était passé, et depuis son aventure de la plaine Bochet, la Couronne avait pris une folie plus tranquille. L'avis du médecin en chef était que si on pouvait lui éviter toute excitation, elle serait bientôt en voie de guérison.

Le patron savait cela. Car il continuait de faire à sa protégée des visites sobres et rares. Les médecins causaient volontiers avec lui. Ils voyaient en lui un philanthrope et un homme du monde désireux de s'instruire.

Bien entendu, personne à l'hôpital ne se doutait de la lugubre aventure qui avait marqué la dernière fugue de Laura Cantù. Le corps de Joseph Huroux avait été relevé en un lieu où de pareilles épaves ne sont pas rares. On avait fait autour de lui cette enquête décente et résignée qui semble conclure toujours ainsi: «Où trouverait-on des pommes, sinon sous les pommiers?»

Et comme il avait ses papiers sur lui, on l'avait régulièrement mis en terre.

Au moment où nous sommes arrivés, nul ne se souvenait de cela, et Laura Cantù moins que personne.

J'ai dit que les batteries de M. Louaisot étaient prêtes. Depuis quelques semaines en effet, il avait recommencé à agir sur la pauvre imagination de la Couronne. Il lui parlait à mots couverts d'une rumeur bizarre qui courait dans Paris: il y avait un démon, ennemi des jeunes mères, un Vampire qui avait deux existences et qu'il faudrait tuer deux fois.

La Couronne écoutait cela. Son cerveau travaillait.

Elle gardait le secret comme un conspirateur à qui on a confié l'espoir de la lutte prochaine....

Dès que François Riant fut parti pour l'Isle-Adam, M. Louaisot se rendit à la Salpêtrière. Il causa un quart d'heure avec Laura qui était ce jour-là très calme, avant sa venue.

En la quittant, il lui serra la main et lui dit:

—Voici bien longtemps que le petit enfant n'a eu de fleurs....

Laura s'échappa le soir même par-dessus le mur du préau.

Elle alla droit au logis de la rue Vivienne. Pélagie lui fit un lit dans sa chambre. Elles parlèrent du Vampire.

Pélagie n'était pas absolument rassurée, mais elle avait ses ordres.

Le lendemain, dès le matin, M. Louaisot mena Laura au cimetière. En vérité, ce n'était plus une folle: elle savait très bien que son enfant n'était pas là.

Il ne restait qu'un coin malade dans son cerveau, mais dans ce coin vivait la manie terrible et sanguinaire.

Ce fut le long des allées qui vont et viennent dans le champ des morts que le patron lui redit, avec plus de détails, la légende du Vampire. Chacun sait bien que ces monstres à visage humain habitent la campagne hongroise entre Szeged et Belgrade, mais qu'ils s'échappent parfois pour franchir le Danube et porter l'effroi dans le centre de l'Europe.

Il y en a qui boivent la vie des jeunes filles, d'autres qui cherchent ces petits lits blancs où dort la joie des mères.

Il faut leur ôter deux fois l'existence.

Pendant que le patron parlait, la Couronne était suspendue à ses lèvres. Elle dit: «Je le tuerai deux fois!»

Dès que Louaisot la vit résolue à tenter la lutte, il lui expliqua comment il faudrait combattre. On devait la conduire jusqu'au lieu où elle trouverait le vampire endormi, ivre de son hideux festin.

Il faudrait d'abord l'étrangler dans son sommeil, sans hésitation ni pitié, car s'il s'éveillait tout serait perdu.

Ensuite, il était nécessaire de lui porter un grand nombre de coups avec la seule arme qui eût le pouvoir de percer sa chair maudite: une paire de ciseaux enchantée qu'une pauvre mère en deuil avait fait bénir par le saint archevêque de Grant, primat de Hongrie....

Or, racontez donc de pareilles faridondaine à des juges en robes noires ou rouges! Ils aiment bien mieux croire aux vraisemblances que M. Louaisot leur sert toutes hachées dans une assiette avec du persil par-dessus.

Les juges qui ont sous leur bonnet carré une tradition vieille de tant de siècles, une expérience perfectionnée à travers tous les âges du monde, ne savent pas encore que les virtuoses du mal n'ont qu'un but: abriter leurs actes derrière l'impossible.

Les docteurs ès-crime ne se servent jamais de la vraisemblance que pour mentir.

Et l'entêtement des gens raisonnables, des esprits droits, des imaginations correctes, de tous les hommes comme il faut, enfin, attachés à cette routine qu'ils ont l'obligeance d'appeler le bon sens, font, hélas! souvent la partie trop belle aux malfaiteurs bien appris....

Vénérés maîtres, en fait de chasse, il y a aussi deux bons sens: le bon sens de M. le vicomte dont le gibier court encore quoique ce gentilhomme ait des culottes de chez Geiger, et le bon sens de Gros Pierre, l'affûteur de nuit, qui n'a pas de culottes, mais qui tue le gibier.

La Couronne écoutait ce que lui disait Louaisot avec une curiosité avide. Elle baisa les ciseaux bénis et les glissa sous les plis de son corsage.

François Riant était de retour de son voyage quand Laura et le patron revinrent à la maison. Riant avait mis sa lettre à la poste de l'Isle-Adam. La lettre devait arriver au bureau d'Auteuil à neuf heures. Le patron s'enferma avec Riant.

Pour gagner ses cinquante louis. Riant devait glisser une préparation opiacée, que le patron lui donna, dans le chambertin, débouché au dessert pour le comte Albert de Rochecotte et Fanchette sa maîtresse. La préparation était dans un flacon portant l'étiquette du pharmacien. Ce n'était pas du poison. Riant s'y connaissait. Il demanda selon sa coutume.

—Et après?

Le patron lui remit un mouchoir et un étui contenant six cartes photographiques qui devaient être jetés, le mouchoir sous la table, et l'étui sur la nappe. Riant demanda encore:

—Et après?

—Tu ouvriras la fenêtre, répondit le patron, et tu les laisseras dormir.

Ils partirent tous les trois, mais non pas ensemble, pour le Point-du-Jour. Riant alla par les omnibus. La Couronne et le patron prirent une voiture de place.

Quand Riant arriva. Laurent, le garçon qui avait sa mère à l'Isle-Adam, venait de recevoir la lettre. Il était en train de demander un congé.

Riant fut reçu comme une providence. Il prit tout de suite le veston et la serviette. Les déjeuners commençaient. Le maître du restaurant surveilla Riant pendant une demi-heure; puis, voyant que le nouveau garçon était au fait du service, il rentra dans son comptoir.

Le restaurant des Tilleuls est situé à mi-côte, à l'angle des chemins qui remontent en tournant vers Auteuil.

On a beaucoup bâti depuis lors. En ce temps-là, le chemin de ceinture n'avait pas encore jeté sur la Seine le pont viaduc qui change tout l'aspect du pays. La devanture du restaurant regardait la rivière par-dessus la grande route, et ses derrières donnaient sur une façon de petit parc qu'on était en train de dépecer en lots pour le vendre au détail.

Le terrain du parc allait en montant; il était planté de beaux arbres. Le mur qui le séparait du restaurant était bas et tapissé de lierre, de sorte que, de ce côté, les cabinets avaient une jolie vue de campagne.

En dedans du mur et tout près de la maison, il y avait deux grands tilleuls qui avaient donné leur nom à l'établissement.

Louaisot et sa compagne étaient arrivés au Point-du-Jour presque en même temps que François Riant. En longeant la grande route, M. Louaisot put assister au départ de Laurent et à l'installation de François, son remplaçant.

Il était près de midi. Désormais le train le plus prochain, dépassant Pontoise, était à trois heures. Quoi qu'il arrivât, Laurent ne pouvait revenir que le lendemain matin, ou tout au plus tôt par le dernier convoi de nuit.

On avait à soi la soirée tout entière.

Pélagie avait procuré à Laura une toilette simple et décente qu'elle portait à merveille. En elle il n'y avait rien absolument qui dénotât son état mental. Pour quiconque ne la connaissait point, c'était une jolie personne, ayant passé la première jeunesse et portant sur son visage la trace d'une souffrance physique ou d'un chagrin.

Aujourd'hui, il y avait en elle quelque chose de grave et de recueilli. Elle était un peu comme les anciens chevaliers à la veille des armes.

Louaisot avait remué les cendres de sa folie qui couvait, prête à s'éteindre peut-être. Le feu prenait de nouveau à sa pensée. Une solennelle obligation pesait sur elle.

En chemin, elle avait dit plusieurs fois:

—Je voudrais prier dans une église.

Louaisot n'était pas à la noce, comme on dit, et cette journée devait lui sembler longue. Il lui fallait, en effet, soutenir son rôle jusqu'à la nuit et ne pas laisser refroidir un seul instant le mystique enthousiasme de la Couronne.

Mais nous savons bien qu'il avait le diable au corps: le diable de patience et de ruse. Il causait vampires, petites tombes violées et autres lugubres farces de la même espèce, comme s'il eût été payé à l'heure. Et il disait de temps en temps avec un accent de profonde conviction:

—Ma fille, Dieu vous a choisie pour une sainte tâche!

La malheureuse créature répondait:

—Dieu me donnera la force de l'accomplir.

En arrivant, Louaisot fit d'abord le tour du restaurant et entra dans le terrain, comme s'il eût voulu acheter quelqu'un des lots qui étaient en vente. Il se plaça vis-à-vis de l'arrière-façade du restaurant et examina les lieux avec soin.

Plusieurs cabinets ouvraient leurs fenêtres sur une petite terrasse dont la balustrade touchait presque les branches des deux grands tilleuls.

De l'endroit où Louaisot se tenait et qui était une sorte de tertre, on voyait parfaitement l'intérieur du cabinet du milieu, l'espace compris, entre les deux tilleuls laissant une échappée au regard. Laura demanda:

—Ne me conduirez-vous point à une église?

—Si fait, répondit Louaisot, vous aurez tout le temps de prier, ma fille.

Puis il demanda à son tour:

—Ce mur qui est là devant nous est-il trop haut pour que vous puissiez le franchir?

La Couronne eut un sourire dédaigneux.

—Les murailles de l'hôpital ont le double de hauteur, répliqua-t-elle. Je franchirais le rempart d'une forteresse, s'il se dressait entre moi et l'agent du démon!

Louaisot lui serra la main doucement.

—Vous êtes la vengeresse prédestinée! prononça-t-il tout bas avec emphase.

Puis il ajouta, revenant à sa nature:

—Mais il faut soutenir le corps pour que l'âme garde toutes ses forces. Nous allons entrer là-dedans et commander un léger repas.

—Mangez, si vous avez faim, dit-elle. Pour moi, c'est jour de jeune.

Louaisot revint à la grande route et entra au restaurant par la grille. François Riant vint lui-même à sa rencontre, et Louaisot demanda le cabinet qui voyait la campagne entre les deux tilleuls. On le lui donna. Il mangea comme un loup affamé, tout en débitant de nuageuses tirades. La Couronne ne voulut rien accepter, pas même une bouchée de pain. Vers la fin du déjeuner, Louaisot lui montra celui des deux tilleuls qui était planté à gauche de la croisée. Ses branches pendaient sur la terrasse.

—Est-ce que vous monteriez bien par là, s'il le fallait? demanda-t-il.

La Couronne eut encore son orgueilleux sourire. Elle ne daigna même pas répondre. En sortant, Louaisot dit à François Riant:

—Quand les deux jeunes gens vont venir, vous donnerez ce cabinet et non pas un autre, je le veux.

—Et vous n'avez rien autre à m'ordonner?

—Rien, sinon ce que j'ai dit déjà: le flacon, le mouchoir, les photographies, et ne pas oublier d'ouvrir la fenêtre pour qu'ils respirent à l'aise.

Il était deux heures. Le patron et sa compagne remontèrent le chemin d'Auteuil.

Laura devenait agitée, la fièvre la prenait.

Louaisot était un peu à bout de légendes, mais le transport qui montait lentement et sûrement au cerveau de la pauvre folle rendait sa besogne aisée.

Il aurait aussi bien pu se taire désormais. Ce que Laura voulait, c'était prier. Louaisot la conduisit à l'église d'Auteuil.

—Moi, dit-il, je vais battre le pays et fouiller les profondeurs du bois pour savoir où se cache le vampire, après quoi je reviendrai vous chercher. Laura entra dans l'église solitaire. Elle y chercha un coin bien sombre et s'y prosterna, la face contre les dalles.

Louaisot alla à l'estaminet fumer une pipe, boire une chope et lire le Siècle, car il avait des opinions éclairées.

Vers six heures du soir, sous le beau soleil d'été qui allait s'inclinant déjà parmi les nuées roses, vers les coteaux de Meudon, un nuage de poussière arriva du côté de Paris.

C'était une calèche attelée de deux fringants chevaux qui s'arrêta devant la porte des Tilleuls.

Le maître du restaurant quitta son comptoir et vint faire accueil à M. le comte Albert de Rochecotte qui était un client de choix. Albert portait le deuil. Fanchette, sa maîtresse, avait une toilette ravissante de fraîcheur. Elle était jolie à miracle. François Riant leur offrit le cabinet que nous savons.

—Où donc est passé Laurent? demanda Albert.

Mais comme cela lui était égal, il n'attendit pas la réponse et se mit à combiner le plan d'un petit dîner transcendant. Fanchette donnait son avis. C'était une luronne. Son charmant visage pétillait d'esprit et de gaieté.

François Riant, car je tiens de lui une partie de ces détails, disait que M. le comte avait encore l'air fort amoureux. Fanchette et lui dînèrent bien et longtemps. Entre eux tout était sympathique même l'appétit.

En allant et en venant. François Riant entendait quelques bribes de leur entretien. Une fois, M. le comte dit en montrant le terrain voisin:

—Si je t'achetais un de ces lots pour y bâtir le chalet de tes rêves?

—Viendrais-tu y demeurer avec moi? demanda Fanchette.

—Et le décorum, ma chère!

—Alors, ça aurait l'air d'un cadeau de congé. Je n'en veux pas.

Une autre fois, François n'avait pas entendu la demande de M. le comte, mais la réplique de Fanchette fut:

—Je veux bien que tu ne m'épouses pas, mais si tu en épouses une autre, je ne te prends pas en traître, tu mourras étranglé.

Et c'étaient des rires!...

Vers huit heures, comme le vent du soir fraîchissait, François fut prié de fermer la croisée. Il venait justement de servir la bouteille de Clos Vougeot, préparé à l'aide du petit flacon et selon la formule du patron.

Une demi-heure après, on servit le café et on se retira discrètement.

Une demi-heure après encore, et toujours discrètement, François mit son œil à la serrure.

M. le comte dormait profondément. Son cigare en tombant avait mis le feu à la nappe qui fumait. Fanchette avait renversé sa jolie tête dans ses cheveux et sommeillait aussi.

François entra sans bruit. Il éteignit la lampe, jeta sous la table le mouchoir avec l'étui à photographies qui contenait tout uniment six portraits de Mlle Fanchette—et rouvrit la fenêtre.

Un des châssis craqua.

M. le comte, qui avait probablement bu la meilleure part de la bouteille, ne broncha pas, mais Fanchette s'agita et un murmure passa entre ses lèvres roses.

Elle ne devait pas être difficile à éveiller....

François s'enfuit sur la pointe des pieds et referma la porte.

C'était jour de semaine. Il y avait peu de monde aux Tilleuls et le Point-du-Jour était à peu près désert déjà.

Certes, les rares passants qui descendaient le chemin d'Auteuil n'auraient point soupçonné qu'il restât des promeneurs dans l'ancien parc dont les terrains étaient à vendre par lots. Il en restait deux pourtant.

M. Louaisot et la Couronne étaient assis sur l'herbe au sommet du tertre.

Entre eux le silence régnait. Louaisot avait beau se creuser la cervelle, il ne trouvait plus rien à dire. Laura songeait et souffrait. Elle avait quitté l'église seulement quand le bedeau était venu fermer les portes. Sa pauvre cervelle s'était exaltée dans la solitude bien autrement que par l'éloquence du patron. Sa tête brûlait, son corps grelottait. Elle tremblait la fièvre.

Quand François Riant ouvrit la fenêtre, Laura n'y prit pas garde tant elle était absorbée. Mais il n'en pouvait être de même du patron, qui guettait depuis longtemps ce signal.

Aussitôt après l'ouverture de la croisée, son regard plongea dans le cabinet, dont l'intérieur était vivement éclairé.

Il vit ce qu'avait vu François Riant: au second plan, Fanchette, gracieusement renversée sur le dos de son fauteuil; au premier, M. le comte Albert de Rochecotte la tête penchée en avant et plongé dans un profond sommeil. Ce qu'il ne put voir, ce fut l'œil de François, qui, intrigué au plus haut degré, regardait tant qu'il pouvait par le trou de la serrure. Le patron saisit le bras de la Couronne et le serra fortement:

—L'heure est sonnée! dit-il.

La malheureuse femme frémit de la tête aux pieds, mais elle se leva:

—Êtes-vous prête, ma fille? demanda Louaisot.

—Je suis prête, répondit-elle?

Ses jambes chancelaient sous le poids de son corps. Louaisot dit encore:

—Aurez-vous la force d'accomplir votre devoir? La tête de Laura se redressa.

—J'aurai la force, répliqua-t-elle. Montrez-moi mon devoir.

Alors. Louaisot tendit le doigt vers la fenêtre éclairée du cabinet. Le regard de la folle suivit la direction indiquée par ce mouvement. Elle frissonna de nouveau, mais non point de la même façon que la première fois. C'était le transport qui montait. Elle venait d'apercevoir le comte Albert. Sa main se glissa dans son sein et y chercha l'arme enchantée: les ciseaux bénis par l'archevêque primat de Grant.

—Est-ce lui? prononça-t-elle à voix basse.

Et déjà sa figure transformée était terrible à voir.

—C'est lui, répondit M. Louaisot.

Elle resta un instant immobile, suffoquée par un spasme.

—Lui! répéta Louaisot, le vampire qui boit le sang des petits enfants!

Un rauquement s'échappa de la gorge de Laura. Elle bondit. En trois sauts, elle atteignit le mur au-dessus duquel sa silhouette noire se profila un moment.

Puis les feuilles du tilleul omirent.

Puis encore la silhouette reparut sur l'appui de la croisée, se dessinant en sombre au-devant de la lumière.

La Couronne était dans le cabinet. Elle ne vit même pas Fanchette. Ses deux mains se nouèrent autour du cou du jeune comte, étouffant ainsi son premier cri.

Elle avait, aux heures de sa folie, cette science instinctive d'étrangler qui appartient à toutes les bêtes féroces.

Son entrée, son effort, la lutte n'avaient produit aucun bruit. François, l'œil au trou de la serrure, croyait être en proie à un rêve.

Quand elle lâcha la gorge du comte Albert, la tête de celui-ci, qu'elle avait relevée, pendit de côté sur le dos de son siège.

S'il n'était pas mort encore, il avait perdu tout sentiment.

La Couronne prit alors les ciseaux qu'elle porta pieusement à ses lèvres.

Et elle frappa: d'abord au cœur, puis en vingt endroits, car le délire du sang s'était emparé d'elle....

Enfin, jetant son arme sanglante, elle poussa un cri de triomphe et sauta dans le jardin sans même s'aider des branches de tilleul.

Ce fut ce cri qui réveilla Fanchette dont les yeux troublés aperçurent en s'ouvrant cette forme noire qui sembla disparaître comme un énorme oiseau dans l'espace.

Son second regard découvrit le cadavre de son amant. Elle voulut crier, sa voix s'étouffa dans sa gorge.

Elle se jeta sur le comte Albert, croyant le ranimer ou trouver en lui un signe de vie: le contact de ce cadavre tout sanglant la fit reculer épouvantée.

Et la glace lui renvoya son image: une femme folle dont la fraîche toilette était toute souillée de rouge....

Alors, l'épouvante la prit, écrasant sa douleur. Elle se dit: c'est moi qui vais être accusée!

Et enveloppée de son burnous d'été qui cachait au moins les taches rouges, elle s'enfuit le long des corridors où personne ne lui barra le passage.

Voilà ce qui est vrai sur le meurtre du Point-du-Jour.

Ce que les journaux ont radoté à l'envi les uns des autres est, comme à l'ordinaire, invention ou erreur.

Quant aux juges, ils se sont trompés, je ne répéterai pas, comme à l'ordinaire, mais du moins comme cela leur arrive beaucoup trop souvent.

J'ai dit que je tenais une partie de ces détails de François Riant qui subit un interrogatoire et fut même incarcéré dans le premier moment.

Les autres détails me viennent d'une source plus sûre encore: je les ai eus par Laura Cantù elle-même.

Laura n'a jamais été inquiétée. Elle a quitté la Salpêtrière. Elle est notre voisine aux Prés-Saint-Gervais.

Ma Stéphanie l'a prise en affection; elles travaillent ensemble et Laura ne manque pas de pain quand il y en a chez nous.

Elle n'est plus folle.

Mais elle redeviendra folle dès que M. Louaisot le voudra.

Et M. Louaisot le voudra dès qu'il aura besoin de sa folie.

L'outil est trop excellent pour qu'on y renonce.

La Couronne a tué, elle tuera.


Annexe aux œuvres de J.-B. Martroy

L'évasion de l'accusée—Les deux sœurs

(détails incomplets)

Ici finissent les œuvres proprement dites de J.-B.-M. (Calvaire), romancier sans imagination.

Ce qui me reste à dire n'est pas un roman vrai, comme mes autres récits, ni même une nouvelle authentique. Je n'écris pas cela pour les journaux, mais bien pour M. Thibaut, l'ancien juge d'Yvetot, qui ne sera peut-être pas toujours assez simple pour repousser mes services.

On dirait que d'avoir été magistrat ça suffit pour boucher l'œil d'un homme.

Je ne sais rien sur le rôdeur qui fut assassiné la nuit de l'évasion, devant la boutique Le Rebours, mais je n'ai pas de peine à deviner qu'il était un des hommes apostés par Louaisot pour couper l'herbe sous le pied de M. Thibaut.

La marquise Olympe était là-dedans, jusqu'au cou. Elle avait commencé à travailler avec Louaisot après l'Affaire des ciseaux, ou du moins elle avait profité sans scrupule de l'affreuse position où se trouvait sa rivale pour l'écraser.

Lors du scandale cruel qui eut lieu à la porte de l'église d'Yvetot, l'arrestation de Jeanne Péry, la marquise était complice, sinon mieux encore. Elle avait une blessure cuisante à venger.

Lors de l'évasion elle était à la tête du complot. L'avis de Louaisot était qu'il fallait laisser aller les choses. Il tenait par amour-propre d'auteur à ce chef-d'œuvre du genre: le réseau d'apparences et de preuves qui enlaçait Jeanne et la jetait d'avance, ficelée comme un colis, dans le tombereau de la guillotine.

La marquise ne voulait pas que Jeanne mourût.

Aussi ai-je pu affirmer à mon cher bienfaiteur, que la marquise a menti quand elle a dit: «Jeanne est morte».

Seulement, il y a deux genres de mort, au point de vue des successions qui s'ouvrent: la mort naturelle et la mort civile. L'une vaut l'autre devant la loi.

La marquise Olympe qui ne pouvait pas tuer Jeanne dans le sens naturel du mot, voulait la tuer civilement.

Or, pour cela, il suffisait de laisser à l'arrêt par défaut qui frappe Jeanne le temps de devenir définitif.

Voilà pourquoi Jeanne a disparu.

Je ne crois pas que, désormais, les mouvements de Mme la marquise soient guidés par l'amour ni même par la jalousie. Je ne sais si l'amour est mort, mais je suis sûr que l'espoir est perdu.

Mme la marquise a tourné sa passion d'un autre côté.

Cette fière Sicambre adore ce qu'elle avait dédaigné si longtemps: d'amoureuse, elle s'est faite ambitieuse.

J'ai dit une fois qu'après avoir été ange, elle était devenue démon. Ce sont des mots qui viennent sous la plume des auteurs. D'abord, je n'ai aucune raison de penser qu'elle ait jamais été ange, ensuite, est-elle démon? je n'en sais rien.

Elle est malheureuse, bien malheureuse, je vais bientôt expliquer pourquoi.

C'est bien plutôt une damnée qu'une diablesse, car le démon, le vrai démon la tourmente.

Maintenant pourquoi ai-je dit que la marquise Olympe ne pouvait pas tuer Jeanne Péry? C'est que Jeanne Péry est la sœur de Fanchette.

Et que Fanchette est la sœur de Mme la marquise.

La sœur tendrement et sincèrement aimée.

J'en dirais bien plus long, mais quelque chose me manque. Je n'ai pas deviné tout à fait.

Ce que je pourrais dire a trait au pauvre M. Barnod qui chassait déjà aux petits cailloux, dès le temps de la naissance d'Olympe. Ça refroidit un ménage.

Ma confiance en cette bonne Mme Barnod n'est pas aveugle; j'ai des raisons pour penser que M. le baron Péry n'était pas le premier... enfin, suffit!

Si quelqu'un trouve que mes suppositions sont risquées, je ferai observer que Mme Barnod avait une excuse comme les criminels de la tragédie antique: la fatalité.

Elle venait de Genève où l'austérité indigène lève la jambe trois fois plus haut que l'étourderie des autres pays.

La marquise Olympe et Fanchette s'étaient rapprochées un peu avant l'évasion et peut-être même à l'occasion de l'évasion. Depuis lors, elles ne se quittent plus.

C'est par Mme la marquise que Fanchette eut accès auprès de M. le conseiller Ferrand. (Encore un mystère, celui-là, mais pas bien gros, et à son égard je jette ma langue aux chiens.)

Fanchette, du reste, n'est plus la fille des Tilleuls. Vous la prendriez elle-même pour une marquise et le pauvre Rochecotte l'épouserait des deux mains.

Ai-je besoin de dire pourquoi Fanchette voulait sauver Jeanne?

Jeanne est sa sœur, d'abord.

Ensuite Jeanne expie, non pas le crime de Fanchette, il est vrai, mais un crime dont Fanchette devrait être accusée.

Jeanne paye pour Fanchette; les yeux de lynx de la justice prennent la sœur cadette pour la sœur aînée.

Je vais finir maintenant par le plus important, au point de vue de l'avenir: la guerre déclarée entre M. Louaisot de Méricourt et son ancienne pupille, Olympe.

Cette guerre a pour origine l'implacable obstination du patron qui veut les millions de la tontine, et qui ne peut les avoir légitimement qu'en devenant l'époux de Mme la marquise.

Celle-ci lui a dit non une fois. Elle n'est pas de celles qui reviennent.

Alors le patron s'est remis à travailler sur de nouveaux frais. Voilà un homme laborieux et que rien ne décourage!

Il a filé, il a tissé, il a tendu une seconde toile d'araignée pour y prendre la marquise elle-même.

Ceci explique plusieurs de ses démarches qui ont pu paraître au moins singulières. Après avoir été l'homme lige de Mme de Chambray, il l'attaque sournoisement souvent, parfois ouvertement. C'est un siège en règle.

Le feuilleton—est-ce assez mauvais!—du journal Le Pirate fait partie de l'artillerie de siège.

Je termine ici cette espèce de chronique à laquelle je viens d'ajouter quelques paragraphes, expressément pour M. Geoffroy de Rœux.

Je dois lui porter mes œuvres aujourd'hui même, sans cela et si l'heure ne me talonnait pas, j'ajouterais tout ce que je sais sur la position prise par Mme de Chambray dans la maison du pauvre vieux Jean Rochecotte, le dernier vivant qui est plus qu'aux trois quarts mort.

Elle l'a fait interdire pour parer à toute idée de testament. Et son avocat a eu beau jeu. Il a prouvé que le bonhomme se laissait littéralement mourir de faim.

Mme la marquise peut se donner les gants d'un acte d'humanité, car elle force le vieux à manger deux soupes tous les jours.

Mais quelle malédiction, Monsieur, sur tous ces hommes qui avaient volé la patrie et spéculé sur la santé, sur le bien-être, sur la vie même de pauvres soldats qui étaient leurs frères!

Il n'y a pas eu un centime de cet argent mal acquis dépensé par eux et pour eux!

Les quatre premiers sont morts misérablement; le cinquième, le dernier vivant.—cette momie,—dès qu'il a eu les millions de la tontine, a supprimé jusqu'à son sou de lait!

Je l'ai rencontré, le soir, cherchant sa vie comme les rats dans les monceaux d'ordure.

Et il a acheté toute la plaine Bochet, et vingt maisons, et....

Mais je bavarde, au risque d'être en retard avec vous; à une autre fois le reste. Nous sommes, Dieu merci, gens de revue.

(Fin des œuvres de J.-B.-M. Calvaire)


Récit de Geoffroy

Je mis deux jours entiers à lire le manuscrit de Martroy, que j'ai du reste abrégé considérablement.

Je m'étais reporté bien souvent pendant cette lecture aux passages correspondants du dossier de Lucien.

Ces deux recueils pouvaient mutuellement se servir de clef. L'un complétait l'autre.

Cette comparaison, qui aboutissait presque toujours pour moi à une clarté complète, m'avait fourni l'occasion de prendre des notes nombreuses et assez étendues.

J'avais maintenant un troisième dossier: le mien.

Je l'épargnerai au lecteur, qui a dû se former, comme moi et sans mon aide, une certitude bien près d'être absolue.

Le travail de Martroy m'a paru si important et si concluant que je n'ai point voulu en scinder l'intérêt.

Nous serons donc obligés de revenir sur nos pas un instant pour dépouiller la partie de ma correspondance, reçue pendant ces deux jours et ayant trait à notre histoire.


CORRESPONDANCE

N°1

Mme la baronne de Frénoy à M. Geoffroy de Rœux

Paris 29 juillet 1866.

Mon cher M. Geoffroy,

Je n'aurais pas été fâchée de vous revoir. Mon pauvre Albert avait de l'amitié pour vous et vous n'étiez pas du tout le plus mauvais parmi les godelureaux qu'il fréquentait. Je vous réitère que je pars en vendanges et qu'à mon retour je causerai sérieusement avec vous. Il faut que cette fille se retrouve et qu'elle soit guillotinée; je n'ai pas de haine, mais je songe à la tranquillité des familles. Je m'y suis du reste engagée auprès de toutes mes connaissances.

J'écris à M. Ferrand et à M. Cressonneau qui est nommé avocat général de ce matin. Il marche, ce gamin-là!

Le but de la présente est de vous dire que je ferais volontiers un sacrifice, et que dans le cas où vos idées tourneraient au mariage—cela vaut mieux que d'aller se faire piquer comme un devant de chemise, aux Tilleuls ou ailleurs—mes relations me permettraient de vous donner un joli coup d'épaule. Justement, dans la maison où je vais en vendanges, il y a une jeune personne qui vous conviendrait sous tous les rapports.

À vous revoir après les vendanges.

N°2

Mme veuve Thibaut à M. G. de Rœux Paris, 29 juillet 1866.

Monsieur,

J'apprends par l'excellent Dr Chapart, dont les soins ont eu une influence si favorable sur l'état de mon malheureux fils que vous êtes allé le voir et qu'il vous a confié la collection de papiers qu'il appelle son dossier. Pauvre enfant! Je n'ai jamais eu l'avantage de me rencontrer avec vous, mais Julie, ma fille cadette, a eu un de vos ouvrages qui lui a laissé dans le cœur et dans l'esprit des sensations profondes; on ne se repent jamais de nouer des relations avec les hommes de talent et même de génie. D'ailleurs, je sais que vous êtes sincèrement l'ami de mon Lucien.

Eh bien! Monsieur, c'est le cas de lui rendre service. Sa santé ne va pas trop mal. La dernière fois que nous l'avons vu, sa pauvre tête ne nous a pas paru vraiment beaucoup plus détraquée qu'au temps où il était juge. Vous savez qu'il n'a jamais été fou; seulement il battait la campagne. Quel malheur! Après les sacrifices qu'on s'était imposés pour son éducation! Monsieur, les mères sont bien à plaindre.

Voici ce que nous attendrions de vous; car mes deux filles, Célestine et Julie, qui sont pour Lucien, non pas des sœurs, mais des anges, approuvent complètement la démarche que je fais. Mais d'abord je dois vous dire que notre admirable et chère amie, Mme la marquise de Chambray, vient d'avoir enfin la récompense de ses vertus en recevant du ciel une position vraiment royale. Ce n'est pas encore fait, puisque l'oncle est en vie et qu'elle le soigne comme une providence du bon Dieu; mais enfin il est déjà interdit judiciairement, et son âge, joint à sa santé, ne permet pas d'espérer qu'il aille loin. Je parle de la personne dont elle hérite.

Quand cette circonstance, que je ne désigne pas autrement, aura lieu, notre Olympe pourra compter parmi les plus grandes fortunes de France, tout uniment.

Ce n'est pas ce qui nous guide, Monsieur, mais elle a tant de qualités! Et une conduite! Enfin, renseigné comme vous l'êtes, vous ne pouvez pas ignorer que mon Lucien a fait son malheur en s'attachant à une personne dont je ne veux même pas prononcer le nom. Oui, Monsieur, si cet enfant-là avait voulu, il serait maintenant dans le cas d'attendre d'heure en heure la catastrophe qui doit apporter le Pactole—on dit huit à dix millions au moins—au modèle de beauté qu'il aurait conduit à l'autel!

Quand je songe à cela, j'ai de fortes migraines, sans compter que ça a pris sur le caractère de Célestine et de Julie, comme vous pouvez penser. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes radotages maternels.

Revenons à l'affaire du service que je prends la liberté de vous demander. Vous avez, Monsieur, de grandes relations dans les cours étrangères, par suite de la carrière diplomatique où vous êtes engagé brillamment. En France, on nous a dépouillées du divorce, et qui m'aurait dit que je me rangerais un jour parmi les partisans de cette loi qui n'est pas généralement soutenue par les gens bien pensants?

Mais je ne tiendrais pas à ce que le divorce fût rétabli en général, j'en reconnais l'immoralité. Seulement, dans notre cas spécial, il est nécessaire.

Or, le divorce existe dans les pays voisins. Je désirerais savoir de vous, Monsieur, la marche à suivre pour nous en appliquer les bénéfices. Nous ferions volontiers les frais d'un voyage en Belgique: j'ai une cousine issue de germains, établie à Namur. J'attends de votre bonne obligeance une réponse qui me dise si l'affaire peut être traitée par correspondance, s'il est d'usage de faire des cadeaux là-bas comme ici, et généralement sur quelle dépense à peu près il faudrait compter pour rendre notre Lucien apte à contracter valablement avec la plus riche héritière de France!

Je suis, en attendant le plaisir de vous lire, etc.

N°3

Le Dr Chapart à M. de Rœux

Établissement Chapart, rue des Moulins, à Belleville Paris. Sirop Chapart recommandé par tous les spécialistes dont l'intérêt n'oblitère pas la bonne foi. Douches Chapart. Thé Chapart (médicinal). Librairie: Œuvres choisies du Dr Chapart. Remise aux courtiers. 29 juillet 1860.

Honoré Monsieur,

Mme et Mlle Chapart, gardant un souvenir distingué de la visite que vous avez bien voulu nous faire, m'ont suggéré l'idée de m'adresser à vous pour obtenir satisfaction de nos diverses créances sur la personne de M. L. Thibaut, votre estimable ami qui a quitté notre maison en me restant redevable d'un mois de pension et de diverses fournitures dont la note est ci-jointe.

Ma sympathie pour un ancien client et pour un nouvel ami—c'est à vous, Monsieur, que je me permets de faire allusion en ces termes—m'a conduit tout naturellement à porter les objets aux plus doux prix qui se puissent demander sans y mettre du sien.

Je suis, Monsieur, espérant la persistance d'une relation qui m'honore, etc.

N°4

Lucien à Geoffroy

29 juillet.

Ne m'attends pas encore aujourd'hui. Mon cerveau est dans un état de lucidité splendide. Je comprends tout, je sais tout. Je suis au centre même de cette machination inouïe. Sois prêt quand j'arriverai.

N°5

M. Louaisot de Méricourt à M. G. de Paris, 29 juillet 1866

Mon cher Monsieur,

Je vous envoie sous ce pli une lettre adressée par moi à M. Lucien Thibaut. J'ai fait en vain tous mes efforts, et vous savez que j'ai mes petits talents en ce genre, pour trouver un moyen de joindre M. L. Thibaut. Je n'ai pas réussi.

J'ai tout lieu de penser que vous serez plus heureux que moi.

La communication contenue dans la lettre ci-incluse est d'une telle importance que je vous prie d'employer tous vos soins à la faire remettre.

J'ajoute que si, dans vingt-quatre heures, vous n'avez pas réussi à placer ma missive sous les yeux de M. L. Thibaut, votre devoir sera de rompre vous-même le cachet et de faire comme il eut fait.

Vous comprendrez la signification de cette dernière phrase quand vous aurez pris connaissance de la lettre incluse.

N'attendez pas plus tard que demain.

Du reste, un mémento vivant viendra, en cas de besoin, rafraîchir votre mémoire.

Cher Monsieur, les événements ont marché à la vapeur. L'affaire, trop bien nourrie peut-être, a pris le mors aux dents et s'est précipitée comme une folle. Gare la culbute! je suis positivement très inquiet.

Les choses en sont à ce point qu'il faut, de nécessité, jouer le tout pour le tout. Ce n'est pas mon caractère, qui penche naturellement vers la douceur: mais il le faut.

Désormais le dénouement de cet imbroglio où les amateurs reconnaîtront qu'il avait été prodigué beaucoup d'intelligence et beaucoup d'art, ne peut pas se faire attendre plus de vingt-quatre heures.

Peut-être, cher Monsieur, ne nous reverrons-nous jamais. J'en suis fâché, car les courtes relations que j'ai eu l'honneur d'entretenir avec vous, m'avaient donné très bonne idée de votre esprit et de votre caractère.

Je crois que si je vous avais eu en face de moi dès le début, au lieu de ce pauvre M. L. Thibaut, les choses auraient marché plus droit et versé moins court.

Le dédain absolu où je tenais mon adversaire a pu endormir plus d'une fois mon énergie. Je sens cela maintenant qu'il n'est plus temps d'y remédier.

Mais j'ai encore les mains pleines d'atouts, et ma dernière partie, du moins, sera menée en beau joueur, je vous en réponds.

Souvenez-vous que la lettre doit être ouverte demain matin, au plus tard par L. Thibaut—ou par vous.

Et à demain—ou à jamais!

N°6

J.-B.-M. Calvaire à M. Geoffroy de Rœux Prés-Saint-Gervais, 29 juillet

Cher bienfaiteur,

Car je vous dois tout, depuis mes pieds chaussés de vos souliers, jusqu'à ma tête qui est encore, grâce à vous, sur mes épaules.

Je l'ai véritablement échappé belle. Nous avions bien raison; le patron m'avait reconnu. Quel homme! Supposez des sens pareils et un instinct semblable à Napoléon 1er, il est certain que la coalition européenne était tordue! Et alors, nous n'avions pas l'invasion!

Je passe les autres conséquences qui sont incalculables.

Figurez-vous que le ban et l'arrière-ban étaient sur pied. François Riant avait son poste devant Tortore. Il m'a regardé sous le nez, mais sans me reconnaître.

Ma taille est contre moi, je ne suis pas si sûr de n'avoir pas été remis par mon ancien voisin de bureau, rue Vivienne. Il m'a suivi depuis le passage de l'Opéra jusqu'au Gymnase.

Je n'osais pas prendre les rues, de peur d'être accosté.

Au coin du faubourg du Temple où j'ai tourné, je me suis trouvé nez à nez avec Pélagie. Elle serait bonne chienne de chasse sans les militaires. Heureusement qu'elle en avait trouvé un, dont le képi tout entier disparaissait à l'ombre de sa coiffe.

Enfin, je suis arrivé sain et sauf à la maison, sans autre accident qu'une peur affreuse que j'ai eue à l'endroit dit: la Carrière, en avant du village de l'Avenir. Je vous ai déjà parlé de ce coupe-gorge.

C'est un vilain trou et qui a mauvaise renommée. C'est là que je suis obligé de quitter la grande route pour gagner mon pauvre gîte, et pendant un demi-quart de lieue, je longe des fouilles de sable dont la mine n'est pas rassurante. Il y est plus d'une fois arrivé malheur.

Je m'en allais en rasant la haie du côté opposé au trou, et ne faisant pas plus de bruit qu'une belette, quand j'ai entendu causer dans la carrière.

La voix m'a sauté à l'oreille. C'était le patron qui parlait!

Je me suis couché dans le chemin, mettant ma tête au bord du talus. Entre deux tas de gravats, j'ai vu un homme et une femme qui causaient, abrités par la rampe taillée à pic.

Il faisait noir. Si je n'avais pas entendu sa voix, je n'aurais pu reconnaître M. Louaisot; quant à la femme, elle n'a pas prononcé une parole tout le temps que j'étais là, mais je suis sûr que c'était Laura Cantù—la Couronne.

Je ne suis pas resté longtemps: je serais mort de peur.

Voici ce que j'ai entendu, le temps que j'ai écouté; c'était le patron qui parlait:

—.... Il y en avait une des deux qui était endormie auprès du vampire, le jour où vous avez fait justice, au Point-du-Jour. Elles sont la femelle du monstre. Je dis elles au pluriel et la au singulier, parce que, par un infernal mystère, elles sont deux, et ne font qu'une. Vous les reconnaîtrez à ceci que leurs deux corps n'ont qu'un visage....

Comme je vous le disais, La Couronne n'a pas répondu.

Le patron s'est mis à marcher. Je me suis relevé et j'ai pris la fuite.

Au moment où je m'éloignais, j'ai encore entendu:

—.... Mais auparavant, et sans sortir d'ici, il faut....

Le patron et la Couronne ont tourné le tas de sable.

Que «faut-il?» et «sans sortir d'ici»?

Je suis bien sûr que la Couronne ne voudrait pas me frapper. Elle me connaît trop bien. Elle a eu du pain de moi....

Un bonheur ne vient jamais seul, dit-on. En rentrant à la maison, je trouvai ma femme tout heureuse. Elle venait d'être gagée comme bonne à tout faire chez le bonhomme Jean Rochecotte par Mme la marquise de Chambray.

Là-bas, ils ignorent, tout aussi bien que M. Louaisot lui-même, que Stéphanie et moi nous sommes mariés.

En apparence, et vous comprenez bien pourquoi, j'avais rompu toutes relations avec Stéphanie en quittant le service de M. Louaisot.

Ça va être une séparation bien pénible, c'est vrai. Je n'aurais plus près de moi la compagne chérie qui mit tant de consolation dans ma misère, mais d'un autre côté, la misère a disparu. Je pourrai me donner des douceurs qui diminueront l'amertume de l'absence.

Et d'ailleurs il y a une raison qui m'a déterminé tout d'un coup à accepter cette situation nouvelle: ça pourra vous être utile.

Très utile. Pendant quelques heures, passées par ma Stéphanie dans le grand Capharnaüm de la rue du Rocher, elle a déjà levé bien des lièvres. Quoique légèrement contrefaite, elle est souple comme une anguille. Elle se glisse dans des fentes où d'autres ne pourraient pas entrer le doigt.

Je vais vous marquer ici ce que je sais par elle. Ce n'est pas encore grand chose, mais ça ouvre des percées et on y mettra l'œil.

D'abord, vous souvenez-vous de la topographie de la plaine Bochet, tracée par moi dans celui de mes romans vrais qui porte ce titre saisissant: Du sang et des fleurs? (Voir mes œuvres complètes.)

Depuis ce temps-là, la plaine Bochet a bien changé. Elle appartient dans toute son étendue, et beaucoup d'autres choses avec, au dernier vivant de la tontine qui a fait là une spéculation à quintupler son capital en quelques années.

Il a eu ces immenses terrains pour un morceau de pain. Je suis sûr que ses huit millions sont presque intacts,—s'ils ne se sont pas augmentés.

Il y avait, vous le savez, la ruelle qui passait entre deux murs. Le mur du nord, celui derrière lequel Joseph Huroux s'était caché pour guetter la cahute du vieux Jean, le jour où la Couronne travailla, enfermait une vaste propriété dont le jardin ressemblait à une forêt vierge, et, dans le jardin, il y avait un immeuble connu sous le nom de: la Grande Maison.

C'était, par moitié, un château ou du moins un très vieil hôtel, par moitié une fabrique plus moderne, mais qui datait pourtant d'avant la première révolution.

Il ne reste plus guère de la Grande Maison aujourd'hui que des pans de muraille qu'on va démolir et des caves immenses qui vont être comblées.

Les pierres de la fabrique ont déjà servi à bâtir la maison neuve du Dernier Vivant dont Mme la marquise de Chambray a fait sa demeure depuis deux jours.

Notez ceci: depuis deux jours, et soyez sûr qu'on prépare du nouveau.

Le patron n'habite pas là, mais il y a une chambre et on l'y voit plusieurs fois par jour.

Il y est venu entre autres, aujourd'hui, avec un jeune homme remarquablement beau, qui ressemble à Mme la marquise.

Une entrevue a eu lieu entre Mme la marquise, Louaisot et ce jeune homme.

Puis le jeune homme s'est retiré avec Louaisot.

Les domestiques disent que Mme la marquise a pleuré.

Mais revenons aux caves. Ces caves ont pour moi une odeur de gibier. J'y sens une piste. Ne serait-ce pas là «qu'on cache la femelle du vampire», cet être bizarre qui n'a qu'une figure pour deux corps?...

C'est assez bien le signalement de Jeanne et de Fanchette, dites donc! ces Siamoises dont la ressemblance a déjà tant servi le patron....

Ce sont de véritables souterrains. Le château avait précédé la fabrique; avant le château peut-être y avait-il un monastère, je ne sais pas, moi, mais sous ces voûtes interminables on pourrait loger un drame en cinq actes et en douze tableaux, plus noir que les Mystères d'Udolphe.

Je les connais, en partie du moins. Du temps où je rôdais encore par-là et quand on a commencé à ravager le jardin de la Grand-Maison, je suis entré plus d'une fois par les brèches. Les ouvriers s'amusaient à chercher le bout de ces arceaux demi ruinés qui auraient pu contenir des provisions pour toute une ville assiégée.

J'y retournerai.

En attendant, je puis vous dire que, la nuit dernière, Mme la marquise de Chambray est descendue dans ces caves toute seule.

Voilà tout ce que Stéphanie m'a dit, et vous savez que je n'invente jamais rien.

Ici, cependant, la tentation serait forte. Quelles diableries l'imagination ne devine-t-elle pas derrière ce voile?

Le vieux Jean est superbe, il engraisse, mais il rage, parce qu'on le force à manger de bons morceaux qui coûtent cher. On l'a surpris dans le quartier cherchant à revendre son pain et sa viande qu'il emportait dans son mouchoir.

Mme la marquise a voulu lui faire quitter son vieux manteau de chasseur d'Afrique, mais elle a échoué complètement. Il a menacé de se tuer si on le forçait à mettre du linge propre.

Je rouvre ma lettre pour vous dire que la Couronne n'a pas couché dans son lit de cette nuit.

Il y a quelque chose en l'air, je vous en signe mon billet!

Stéphanie part pour son nouveau service. Elle emporte ma lettre.

À demain ce que j'aurai pu savoir.


Suite du récit de Geoffroy

J'étais singulièrement agité. Il y avait dans la lettre de Martroy, venant après celle de Louaisot, des choses qui m'effrayaient jusqu'à l'angoisse.

On ne pouvait plus en douter: le dénouement était là, tout près.

J'étais entré dans cette étrange histoire au moment précis de sa maturité.

Je sentais qu'il y avait quelque chose à faire, mais quoi?

Les doigts me démangeaient en touchant le pli adressé à Lucien, et qui ne pouvait être décacheté par moi que le lendemain.

Cent fois je me mis à la fenêtre pour voir si Lucien venait,—mais Lucien ne venait pas.

Une idée naquit enfin dans la fièvre de mon cerveau, fièvre intense, mais qui m'accablait au lieu de m'exalter. Je l'accueillis avec une véritable joie.

Je crois que je serais mort s'il m'avait fallu rester en place.

J'appelai Guzman et je lui ordonnai de garder la maison en mon absence, sans s'éloigner d'un pas, même pour faire ses trente points. Il me le promit.

Je lui donnai l'ordre aussi de faire attendre M. Lucien Thibaut, si celui-ci venait enfin, et de lui remettre la clé de mon secrétaire où le manuscrit de Martroy était cacheté sous bande, à son adresse.

Puis, je sortis, n'emportant rien des papiers à moi confiés, mais muni de toutes mes notes, prises au cours de ma lecture.

Je me fis conduire au domicile du nouvel avocat général près la cour impériale de Paris, M. Cressonneau aîné.

Il était chez lui et voulut bien mettre un gracieux empressement à me faire entrer, dès qu'on lui eut porté ma carte.

Je le trouvai dans un cabinet charmant, ah! charmant. Depuis que le pauvre Lucien lui avait fait visite, le luxe de M. Cressonneau aîné avait beaucoup augmenté,—surtout dans le sens artistique.

Ce n'étaient partout qu'objets rares, ou soi-disant tels, et tableaux qu'avec un peu de bonne volonté on pouvait attribuer à des maîtres.

Don Juan de troisième volée aurait respiré, non sans plaisir, l'air un peu trop chargé de glycérine qui embaumait ce gracieux séjour; il aurait lorgné avec sympathie les drôleries rococo et les galantines de duchesses qui ornaient le fumoir boudoir, ouvert à la suite du cabinet.

Moi, je ne vis à tout cela aucune espèce de mal. On ne peut pas toujours être jugé par d'austères perruques à la Molé ou à la d'Aguesseau. M. de Lamoignon est mort et bien mort.

—Est-ce que je serais assez heureux, s'écria M. Cressonneau aîné, avant même que j'eusse passé le seuil, pour pouvoir quelque chose qui vous fût agréable? Nous sommes croisés si souvent dans le monde! Et je regrettais de ne pas vous avoir été présenté. Je suis un de vos lecteurs, vous savez! La littérature me délasse énormément.

Il me montra d'un geste arrondi un coin de son bureau où la dernière pièce de Dumas fils caressait la dernière pièce de Sardou, assises toutes les deux sur le dernier roman d'Edmond About. Ces choses charmantes paraissaient être là un peu comme les autres bibelots: pour la montre.

—Mais, reprit-il, vous avez peut-être honte d'avoir écrit une des jolies pages de ces temps-ci? (Ce fut seulement ici que M. Cressonneau aîné me serra la main.) Vous auriez grand tort. Dans le roman, il y a beaucoup de diplomatie, et, dans la diplomatie, encore plus de roman.

Pour le coup, il respira, pensant avoir fait un mot.

Il était assez joli garçon, ce magistrat de la jeune école. Il avait bien un peu le verbe offensant de l'avocat, mais cela passait, tant il avait franchement envie de plaire et tant il sentait bon de loin. Je tirai mes notes de ma poche, mais il n'avait pas fini.

—Plaisanterie à part, continua-t-il comme si jusque-là il n'eût débité que des gaietés folles, votre roman m'a pincé tout à fait. Il y a là-dedans une étude extrajudiciaire extrêmement subtile. Nous autres de la jeune école, nous prenons nos renseignements où nous les trouvons. C'est original. On y apprend beaucoup.... Parbleu! je ne veux pas dire que vous n'ayez pas lu l'institutionnelle anglais Wilkie Collins,—et l'auteur d'Est Linné dont je ne me rappelle plus le nom,—et cette grosse bonne femme de miss Bradons,—et surtout ce fou qui est si intéressant quand il ne vous asphyxie pas sous l'ennui, l'Américain Edgard Phi, mais enfin je ne m'en dédis pas: c'est original, malgré la banalité de votre thèse: l'erreur judiciaire. Voulez-vous la vraie vérité? Vous la savez aussi bien que moi: il n'y a jamais eu d'erreur judiciaire. L'affaire Lesurques elle-même fut un «bien jugé»; à plus forte raison, les autres. Seulement cela sert à faire tous les ans beaucoup de drames et beaucoup de romans qui désennuient les oisifs. Et nous sommes tous des oisifs, cher M. de Rœux, aux heures où nous faisons des romans et où nous en lisons. J'ai vraiment hâte de savoir ce que vous allez m'ordonner.

J'avais plus de hâte que M. Cressonneau, car son éloquence me paraissait un peu prodigue.

—M. l'avocat général... dis-je.

—Ah! interrompit-il, très bien! vous me donnez une leçon à la Talleyrand. Pourquoi vais-je me frotter à un diplomate? J'ai compris: je redeviens avocat général des pieds à la tête!

Il prit une pleine poignée de papiers timbrés et en couvrit le coin du roman et de la comédie, après quoi il se frotta les mains.

Je n'ai jamais vu d'homme plus enchanté de ce qu'il faisait. Soit qu'il parlât, soit qu'il agit, tout en lui avait l'air de dire: Voilà comme nous sommes dans la nouvelle école!

—Je n'avais pas du tout l'intention de vous donner une leçon, dis-je, mais je venais justement vous parler de ce qui me parait être une erreur judiciaire.

—Oh! oh! fit-il sans perdre son sourire, vous vous occupez de cela autrement qu'en fictions! De quelle cause s'agit-il?

—De l'affaire Jeanne Péry.

Il frappa dans ses mains.

—C'est vrai! s'écria-t-il, je l'avais oublié: vous êtes l'ami de ce pauvre diable de Thibaut. Quel malheur! Avoir les reins cassés à trente ans! Il avait des protections, savez-vous? Et M. le conseiller Ferrand qui va passer président de chambre au 15 août lui porte encore un véritable intérêt. Mais voyons, cher M. de Rœux comment pourriez-vous connaître cette affaire-là mieux que moi qui l'ai instruite de fond en comble!

—Voulez-vous me faire l'honneur de m'écouter un instant?

—Deux instants... dix instants... toute une journée, si vous voulez. Mais pouvez-vous supprimer les ciseaux? et faire que Jeanne Péry ne fût pas l'héritière du comte Albert de Rochecotte? Répondez!

—Sans vous prendre au mot tout à fait, répliquai-je, je vous demande au moins une demi-heure d'attention, mais d'attention sérieuse, sans commentaires ni interruption.

J'avais parlé ainsi sans élever la voix, mais de cet accent qui coupe court aux divagations les plus obstinées. Il croisa ses mains sur ses genoux, et me regarda avec beaucoup de bienveillance.

—De tout mon cœur, répondit-il, vous n'allez pas vous fâcher! Je suis vraiment curieux de voir le roman que vous avez trouvé dans cette aventure si pleine de palpitant imprévu!

Je ne me fâchai pas, ou du moins je ne le laissais pas voir.

Au contraire, je pris la parole d'un air reconnaissant, et je la gardai juste trente minutes.

C'était suffisant pour résumer, vis-à-vis d'un homme qui avait étudié la question, toute la substance de la contre enquête contenue dans mes notes.

Je déclare que je parlai clairement à M. Cressonneau—et qu'il me comprit.

—J'admire, me dit-il quand j'eus achevé, quel avocat vous auriez fait. C'est un épisome admirable. Il y avait là de quoi plaider quatre heures durant sans éternuer ni cracher.... Eh bien, cher Monsieur, je suis forcé de vous dire que je savais cela tout aussi bien que vous. Le président des assises, M. Ferrand, connaît personnellement le docteur ès-crime dont vous parlez, et qui ferait fureur dans un livre comme Les Habits Noirs. Il le regarde comme un déterminé filou. Mais de là à perdre pied au bord d'une fable aussi invraisemblable, il y a loin, permettez-moi de vous le dire. Nous tenons les hommes pour ce qu'ils valent, mais nous prenons les faits pour ce qu'ils sont. Vous m'avez intéressé, mon cher Monsieur, mais vous ne m'avez pas converti.

Je rassemblai mes notes.

Pendant que je me livrais à ce travail, Me Cressonneau poursuivait:

—Vous n'êtes pas content, c'est clair. J'en suis sincèrement peiné. Mais si Jeanne Péry était innocente, pourquoi s'est-elle évadée?

—Tout le monde n'est pas comme vous, M. l'avocat général, répondis-je. Il y a des gens assez peu éclairés pour croire aux erreurs judiciaires.

—Bien riposté! mais voyons, maintenant que vous avez les mains pleines d'éléments nouveaux qui, selon vous, éclairent la question comme si un rayon de soleil passait au travers, pourquoi Jeanne Péry ne se présente-t-elle pas pour purger sa contumace?

—Ignorez-vous donc, Monsieur, demandai-je avec étonnement que Jeanne Péry a disparu, qu'elle n'est pas libre, et que, selon toute probabilité, elle est aux mains de ceux qui....

Il m'interrompit d'un geste amical.

—Les hommes d'imagination! fit-il. Cela réussit jusqu'à un certain point devant le jury, ces choses-là, parce que le jury est composé de bourgeois qui vont au théâtre. Voyons! nous sommes ici de bonne foi tous les deux, n'est-ce pas? et dans une situation toute amicale vis-à-vis l'un de l'autre. Je vous passe le docteur ès-crime, et j'accorderai, si vous voulez, qu'il a une salle à 150 pieds au-dessous du niveau de la Seine, où il fait dans Paris des cours de scélératesse au cachet; je vous passe aussi les ressemblances, je vous passerais presque la folle transformée en poignard mécanique, quoique on ne s'échappe pas comme cela à volonté de la Salpêtrière, et quoique les ciseaux, bénis par l'archevêque primat de Grant, me paraissent pendre à un cheveu gros comme un câble, mais raisonnons! vous avez des arguments de cette force-ci. Les preuves, dites-vous, sont trop abondantes et trop bien disposées: il y a excès de vraisemblance....

Excès de vraisemblance! mon cher Monsieur, permettez-moi de m'étonner qu'un homme de votre incontestable valeur puisse tomber dans de pareils solécismes de logique! Je ne me donne pas pour un très grand métaphysicien, et je m'occupe assez peu de ces formules surannées à l'aide desquelles les Allemands et les Écossais, résumés dans ce qu'on appelle la philosophie du brave M. Cousin, enfilent des pois chiches qu'ils vendent pour des perles, mais enfin j'ai passé, comme tout le monde, mon examen de bachelier, je sais qu'une abstraction est une abstraction, un absolu un absolu. Il peut y avoir plus ou moins de vraisemblances accumulées autour d'un fait, cela dépend du soin et j'ose le dire, de l'habileté du juge instructeur, mais jamais il ne peut y avoir trop de vraisemblance, car, alors, ce ne serait plus la vraisemblance.

—Je n'ai pas dit autre chose, M. l'avocat général....

Mais il m'interrompit parce qu'il tenait à placer sa tirade.

—Permettez! je vous ai laissé parler. Vous me répondrez si vous voulez. L'absolu est-il l'absolu? Changeons le substantif: oseriez-vous affirmer que beaucoup de vérités puissent produire trop de vérité? Ce sont, mon cher Monsieur, de vaines logomachies. Il suffit, pour répondre à cela, de distinguer entre le singulier et le pluriel: une multitude de biens c'est peut-être trop de biens, au pluriel, mais ce n'est pas assurément trop de bien, au singulier, parce que le bien est un absolu....

Je vous demande bien pardon d'avoir raison, cher Monsieur, et je suis sincèrement désolé de n'être pas de votre avis. Croyez-moi, la jeune école est sérieuse, très sérieuse, sous des apparences, je ne dirai pas frivoles, mais au moins dépourvues de toute pédanterie scolastique. Nous savons nos auteurs, en tapinois, et vous trouveriez au fond de notre sac jusqu'à des croûtons du latin de Cujas. Seulement, nous ne les mâchonnons point devant le monde, comme faisaient les vieux qui savaient trop peu pour s'aviser de cacher leur savoir....

Je m'étais levé.

Quand sa phrase fut finie, je saluai.

Il me reconduisit jusqu'à la porte de l'escalier avec une rare bienveillance, protestant qu'il se mettait tout entier à mon service et me demandant s'il n'aurait pas bientôt le plaisir de lire un nouveau roman de moi.

Moi, je ne le cache pas, j'aime un peu de gravité chez le juge, un peu de hâle sur la joue du soldat, comme il me faut un peu de modestie chez la jeune fille et un peu d'accord dans mon piano.

Mais je mentirais lâchement à ma conscience si je n'avouais pas que M. Cressonneau aîné était un joli avocat général et qu'il ne déparait point la jeune école.

Ma démarche se trouvait être si carrément inutile que je l'oubliai presque aussitôt que je fus dans la rue. Je me fis reconduire chez moi au galop. La nuit était tombée quand j'arrivai rue du Helder.

Je trouvai Lucien installé dans ma chambre à coucher et occupé à parcourir les œuvres de J. B. M. Martroy.

Mon premier regard le toisa de la tête aux pieds avec inquiétude, car, à cette heure de crise suprême, j'eusse bien mieux aimé agir seul que d'avoir près de moi un malade ou un fou.

Il était rasé de frais, coiffé avec soin, vêtu selon la plus rigoureuse élégance. On n'eût pas trouvé, le long du boulevard, à l'endroit propice, entre le café Foy et Tortoni, beaucoup de jeunes messieurs possédant au même degré que Lucien la tenue du vrai gentleman.

Il avait beau être un homme de loi d'Yvetot; dès qu'il voulait, Paris brillait en lui, et je ne pus m'empêcher de comparer cette fière élégance à la petite fashion de M. Cressonneau aîné.

Ce qui m'importait davantage encore, l'expression du visage de Lucien était mâle et tranquille.

—As-tu tout lu? me demanda-t-il après m'avoir serré la main plutôt froidement.

—J'ai tout lu, répondis-je.

—Ton opinion est-elle formée?

—Parfaitement, d'autant que tu tiens là un manuscrit qui explique et complète ton dossier.

—Oui, fit-il avec distraction, mais je n'aurai pas le temps de le lire.

Il me tendit tout ouverte la lettre contenue dans la missive que M. Louaisot m'avait adressée.

—Prends connaissance de ceci, ajouta-t-il.

Et il continua sa lecture.

Ce calme avait de la force. Je fus content.

La lettre de M Louaisot était ainsi conçue:

Cher M. Thibaut,

Ne connaissant pas votre nouvelle adresse, j'ai recours à M. G. de Rœux pour vous faire tenir cette communication qui, comme vous allez le voir, a son importance.

Je vous ai fait beaucoup de mal, mais ce n'est pas ma faute. Je n'avais rien personnellement contre vous.

Du reste, vous me l'avez rendu avec usure. Sans le vouloir et même sans le savoir, vous avez été le bâton qui sans cesse enrayait mes roues. Par vous peut-être va se trouver ruinée une combinaison admirable qui m'avait coûté vingt années de travail.

L'œuvre de toute ma vie, on peut le dire, et cela au moment où le succès allait couronner mes efforts.

Vous comprenez bien que je ne vous aime pas, cher Monsieur. Le contretemps le plus funeste qui puisse entraver la marche du génie, c'est d'avoir un imbécile à combattre. Mieux vaudrait toute une armée de gens d'esprit!

Donc, je vous déteste, ou plutôt vous m'irritez comme ferait un maladroit sans parti pris qui ravagerait du coude, sur l'échiquier, les calculs d'un joueur de première force.

Et, cependant, je m'adresse à vous, parce que vous êtes la seule personne au monde qui puisse me venger comme il faut.

Si, comme je commence à le craindre, j'ai besoin d'être vengé.

Vous n'allez guère au théâtre. Connaissez-vous La Tour de Nesle? Votre ami, M. de Rœux pourra vous expliquer ce que c'est que Buridan.

Buridan avait, comme vous et moi, affaire à une terrible coquine. Poursuivi par l'idée que cette coquine, qui est une reine, pourra lui faire tôt ou tard un mauvais parti, Buridan creuse et charge une mine qui doit faire explosion après sa mort.

Je suis dans la position de Buridan—ou de Carter, le dompteur, quand il entre dans la cage de sa lionne.

J'ai creusé, j'ai chargé ma mine. Je vous enverrai la mèche allumée. Et tout est arrangé pour que vous soyez forcé de mettre le feu si je meurs.

À l'instant où j'achève cette lettre j'entame une partie suprême. Nous sommes au 29 juillet, neuf heures du soir; si demain, 30 juillet, à neuf heures du soir, je n'ai pas réussi, c'est que je serai mort.

À cette heure donc, vous recevrez la mèche des mains d'une personne que vous connaissez bien. Je vous fais mon héritier, et mon héritage, c'est votre femme, qui valait pour moi huit millions.

À demain, neuf heures.

Je consultai ma montre, il était neuf heures et cinq minutes. Lucien vit mon mouvement et me dit:

—Il faut un quart d'heure pour venir ici de la rue Vivienne. Elle n'est pas en retard.

—Qui, elle?

—Pélagie, qui va m'apporter la mèche.

Il ferma le cahier qu'il était en train de lire et le jeta sur la table.

—Résume-moi en peu de mots ce qu'il y a là-dedans, dit-il.

Je fis aussitôt ce qu'il désirait; quand j'eus achevé, il me dit:

—J'aurais su tout cela que je n'aurais pas agi davantage. J'étais mort. Ma dernière lueur de vie était en toi. En venant, tu m'as ressuscité. Il me prit de nouveau la main qu'il serra, cette fois, avec chaleur.

Quoi que j'eusse pu faire, mon résumé avait pris du temps. La demie de neuf heures sonna à la pendule. Lucien sembla se recueillir.

—Si elle ne vient pas, prononça-t-il tout bas, nous allons tenter un effort par nous-mêmes.

—Quel effort?

—Je suis juge, répondit Lucien, dont l'œil devint sombre, non pas parce que l'empereur m'avait nommé, mais parce que ma conscience me crie: Tu es juge!

—Franc-juge, alors? fis-je en essayant de sourire. Il prononça plus bas encore:

—Cette femme a mérité de mourir! Je savais qu'il parlait d'Olympe.

En ce moment, nous entendîmes dans l'antichambre une voix pleurarde qui parlementait avec Guzman. Je m'élançai, j'ouvris la porte et la grande coiffe de Pélagie se montra, encadrant un visage qui, littéralement, était inondé de larmes.

—À quoi que ça rime, s'écria-t-elle, avant même d'avoir passé le seuil, de s'entêter à une idée de même!

Vouloir épouser quelqu'un de force! N'avait-il pas à la maison tout ce qu'il lui fallait? Et maintenant le voilà fini, le pauvre monsieur, car il m'avait bien dit: «Si tu ne reçois pas contrordre avant neuf heures, c'est qu'elle m'aura fait avaler ma langue, et alors porte la lettre rue du Helder!»

Les sanglots secouaient la richesse de sa vaste poitrine. Elle était sincèrement et profondément affligée.

—Donnez la lettre, dit Lucien.

—Je l'avais toujours bien prévenu! gémit-elle. Je lui avais dit: «Ne poussez pas celle-là à bout, ou bien il vous arrivera du chagrin! Je l'ai vue sur la place d'Yvetot le jour où on arrêta la mariée. J'ai peur des pâles! Prenez garde à elle!...» Mais il n'écoutait rien! Il se croyait si fort!

—Donnez la lettre, répéta Lucien.

—La voilà, mon brave Monsieur, et vengez-le bien comme il faut. Moi, je n'ai même pas la consolation de m'occuper de ça. L'adjudant m'attend en bas, et il n'est pas patient. Ce n'est pas au moment où j'en perds un que je vas risquer l'autre, n'est-ce pas?

Elle remit la lettre, bouchonna ses yeux avec son tablier et sortit en levant les bras vers le ciel. Dans l'antichambre, j'entendis Guzman qui lui disait:

—Ce n'est donc plus le maréchal des logis d'artillerie?

—J'ai de la mort plein le cœur, répondit Pélagie, et penser qu'il faut qu'on danse à la barrière! La lettre de M. Louaisot disait:

«M. Lucien Thibaut,

Mon métier a été de mentir. J'avais du talent dans cette partie-là. Je parle de moi au passé, parce que je suis mort.

Les morts ne mentent plus. Elle m'a tué parce que je voulais sauver votre femme.

Votre femme est prisonnière dans les caves de la Grande-Maison, rue du Rocher, n°9. Elle n'y est pas seule. Fanchette était pour Mme la marquise aussi dangereuse que Jeanne elle-même, car si la justice avait mis la main sur Fanchette, la condamnation de Jeanne tombait.

En cela, et pour la seconde fois, la justice se serait encore trompée, mais qu'importe, une fois de plus ou de moins.

En tenant Jeanne et Fanchette captives, nous rendions définitive la condamnation de la première, nous devenions héritiers, le bonhomme—le Dernier Vivant—s'éteignait doucement et tout était dit. Mais ça ne suffisait pas. Olympe a dit: «Il n'y a que les morts qui ne gênent jamais...»

Vengez-moi. Pour récompense, je vous rends votre femme.

Voici mes instructions pour arriver jusqu'à elle.

Prenez des hommes de police, si vous voulez, ce sera plus sûr. Munissez-vous de lanternes, car la route souterraine est longue.

Il ne s'agit pas d'entrer par la rue du Rocher et la maison du vieux: vous trouveriez là de bons obstacles, c'est moi qui les ai disposés.

Arrivez par la rue de Laborde, prenez le terrain où l'on bâtit: l'ancienne plaine Bochet: entrez dans le jardin de la Grande-Maison, il n'a plus de clôture.

À la droite du dernier acacia qui reste debout et à trente pas environ des ruines de la Grande-Maison, vous trouverez un pavillon dont il ne reste plus que les quatre murs.

Entrez, dérangez la paille qui est à gauche de la porte, vous verrez dessous une trappe et vous la lèverez par son anneau.

Sous la trappe, il y a un escalier, vous allumerez vos lanternes et vous descendrez.

Marchez alors droit devant vous.

Au bout de quarante pas, tournez à gauche.—puis faites douze pas et tournez à gauche encore.

Vous serez alors dans un cellier très vaste où vous verrez des foudres,—une vingtaine—qui s'alignent contre le mur.

Le dernier foudre, en allant toujours sur votre gauche, masque une porte voûtée dont la clé est pendue à un clou à l'intérieur du tonneau, immédiatement au-dessous de la bonde.

Ah! elle se croit bien gardée aussi de ce côté!

Vous ouvrez la porte, et vous êtes arrivé, car devant vous s'étend un couloir, large comme une route charretière, qui vous conduit tout droit à la cachette.

Seulement, le couloir est long, cinq cents pas au moins; je n'ai pas le temps de vous dire à quoi tout cela servait dans le temps. Allez, sauvez votre femme—et vengez-moi.»

Lucien avait lu cette étrange missive à haute voix.

—Est-ce que tu crois à cela? demandai-je.

—Viens, fit-il au lieu de répondre.

Il prit son chapeau.

—Le piège tendu par ce misérable est grossier, dis-je encore. Prends garde!

—Viens, répéta Lucien. Ce misérable ment, mais il n'y a pas de piège. Il est mort, Olympe vit, et je suis juge. Viens.

À mon tour, je pris mon chapeau.

J'avais l'idée qu'en le suivant je pourrais empêcher un malheur.

En passant, il demanda à Guzman des allumettes et un paquet de bougies.

—Ne prendras-tu pas au moins des hommes de police? demandai-je. Il me répondit:

—Non; j'aurai mieux que cela.

Nous montâmes en voiture devant le café anglais. Il donna au cocher une adresse que je connaissais: celle de M. le conseiller Ferrand.

Je voulus lui parler en route, mais il ne me répondit pas.

Quand la voiture s'arrêta il me dit:

—Reste à m'attendre, je ne serai pas longtemps.

Je lui demandai ce qu'il allait faire. Je n'eus point de réponse encore.

Il passa la porte cochère.

Mon rôle me pesait terriblement. Il me semblait que dans cette barque où j'étais, la responsabilité tout entière était sur moi qui ne tenais pourtant pas le gouvernail.

Dès le premier pas que je fis sur le trottoir, je vis venir à moi une femme pauvrement habillée qui boitait en marchant et qui tenait son mouchoir sur sa bouche.

Elle m'accosta tout essoufflée et fut quelque temps avant de pouvoir parler.

—Vous êtes M. de Rœux, me dit-elle enfin, je vous suis en courant depuis la rue de Helder. Je n'ai pas perdu de vue le fiacre. Ah! si vous saviez le malheur! Je vis alors seulement que ses yeux étaient tout sanglants de larmes.

Je ne comprenais pas encore pourtant. Elle reprit:

—Il est mort, Monsieur! Ils me l'ont tué! C'est la folle! La Couronne....

—Martroy! m'écriai-je.

Stéphanie, la pauvre créature, chancela et je la soutins dans mes bras.

—Sa dernière pensée a été pour son bienfaiteur, comme il vous appelait, dit-elle, il m'a dit: «Porte-lui ma lettre, je ne lui écrirai plus...» et pourtant, il a pu mettre encore un petit mot au bas avant de mourir. Voici la lettre... et je retourne là-bas, Monsieur, car mon vieux maître n'est pas un bon malade.

Elle me quitta en effet, courant par cahots et s'épongeant les yeux.

Je m'approchai d'un magasin, et je lus la lettre de Martroy à la lueur du gaz.

Elle commençait gaillardement; il ne se doutait pas de son sort.


Dernière lettre de Martroy

Cher bienfaiteur,

Voilà: je vous ai fourni dans ma dernière de faux renseignements sur la Grande-Maison, dont je viens à l'instant d'apprendre l'histoire par ma Stéphanie, qui est un trésor. Elle vous a une oreille, vous allez voir tout à l'heure.

La Grande-Maison n'est ni un ancien couvent, ni un ancien château, ni un ancien hôtel, c'est tout bonnement un ex-entrepôt de contrebande, monté sur un pied tout à fait monumental.

C'est là qu'on a dû faire tort à la Douane!

Non seulement, les caves sont immenses, comme je vous l'ai dit, mais il y a un chemin voûté, assez large pour donner passage à des charrettes attelées, et qui reliait le magasin principal à un second entrepôt, situé hors de la barrière.

Cet entrepôt occupait tous les derrières d'une des plus considérables maisons de la rue de Levis.

Tout cela était devenu inutile depuis qu'on a reculé le mur d'octroi jusqu'aux fortifications. Comme la bouche du souterrain se trouve maintenant à plus d'un quart de lieue de l'enceinte, l'administration ne s'est même pas souciée de le combler.

Hein? ce Paris! Et comme le vieux fournisseur qui a tant volé l'État est bien là dans ce logis de voleurs!

Il fallait que le métier fût bon pour payer les frais d'une pareille installation. Ce qu'il a dû passer d'alcool dans ce monstrueux siphon est incalculable. Et pendant ce temps, les hommes verts, institués pour empêcher un pauvre diable comme moi de faire entrer plus d'une chopine de vin bleu, veillaient!

Là-bas, quand nous étions auprès de Dieppe, j'ai connu un brave douanier qui racontait toujours l'histoire d'une caisse de porcelaine de Jersey qui fut prise par ses soins en 1820. Je lui demandai une fois pourquoi il radotait sans cesse la même anecdote, il me répondit:

—En quarante ans de service je n'ai jamais vu faire une autre prise!

La douane fait pourtant vivre un état-major bien dodu. On dit qu'elle est utile à la manière de ces matous paresseux qui ne prennent pas de souris, mais qui les éloignent par leur seule odeur.

Je suis tout gai aujourd'hui et je bavarde. Tous mes sinistres pressentiments d'hier sont partis. J'irai voir ce souterrain de contrebande, large comme une voie romaine qui laissait passer des foudres de vingt barriques sous la barrière où les préposés, brandissant la sonde municipale, arrêtaient vaillamment les demi litres.

Mais revenons à nos affaires. Le vieux est malade. Il lui est arrivé un accident. Depuis que la guerre entre l'Autriche et la Prusse est déclarée et qu'on parle de la possibilité d'une conflagration générale en Europe, le vieux a la fièvre. Il rêve fournitures.

Hier soir, il s'est échappé pour aller faire débauche ou plutôt pourvoir à fonder quelque bonne affaire de pillage administratif. Son cercle est de l'autre côté du boulevard extérieur, dans un cabaret plus que borgne où se réunissent les raccommodeurs de souliers ambulants.

Ce sont, vous le savez, de forts gaillards qui parcourent les bas quartiers et la banlieue la hotte sur le dos et ne ressemblent pas du tout aux savetiers en guérite.

Avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes, le Dernier Vivant ne faisait point tache dans cette assemblée sans prétention. Il y était connu. On l'appelait Papa-Turco.

Hier soir donc, ayant bu un gloria de deux sous, sa tête s'est montée. Il a rassemblé autour de lui les savetiers ambulants et leur a proposé une association pour fournir à toute l'armée française d'excellents souliers sur lesquels l'entreprise gagnerait cinq cents pour cent. Il ne s'agissait que de centraliser les cuirs des bêtes crevées pour l'empeigne, et les fonds de boutique de certains journaux, également morts de maladie, pour la semelle.

Les bonnes gens ont d'abord trouvé cela très drôle, on a beaucoup ri, mais le vieux s'est fâché tout rouge en jurant qu'il ne plaisantait pas: à l'appui de quoi il a eu l'imprudence de raconter quelques-uns des bons tours joués par l'association des cinq fournisseurs normands à l'administration de la guerre, sous le Premier Empire.

Bref, on l'a reconnu pour le vieux damné de la plaine Bochet. Il a été porté en triomphe et roué de coups. Ça pourrait bien être sa fin.

Et à ce propos, il y a eu une grande scène entre Louaisot et la marquise Olympe. Ce sera la partie importante de ma lettre. Stéphanie n'a pas tout entendu, mais ce qu'elle a surpris vaut bien la peine de vous être rapporté.

M. Louaisot et Mme la marquise étaient dans la chambre à coucher de cette dernière.

On avait parlé d'abord du petit jeune homme, Lucien, de Chambray, l'enfant dont M. Louaisot se sert depuis si longtemps comme d'un mors qu'il a introduit de force dans la bouche de la malheureuse mère.

Car elle a péché, c'est vrai, mais on peut dire que celle-là fait son purgatoire sur la Terre!

Stéphanie n'a commencé à entendre qu'au moment où la colère a élevé les voix.

—.... Vous m'appartenez! disait Louaisot. J'ai dépensé ma jeunesse entière et une partie de mon âge mûr à vous acheter. Vous serez ma femme ou vous serez une mère sans enfant.

—Je sais que vous êtes capable d'assassiner votre propre fils, a répondu Olympe, mais vous ne le ferez pas, car il vous sert de garrot pour me serrer la gorge.

—Madame, a reprit Louaisot, l'heure vient où serrer ne suffit plus. Pensez-vous que je veuille attendre le bien-être jusqu'à ma soixantième année? Je crois avoir temporisé suffisamment; je veux agir.

La voix d'Olympe, nette et froide, a prononcé ces mots:

—Jamais je ne serai votre femme.

Après cette réponse, il y a eu un silence, puis Louaisot a repris:

—C'est donc la guerre déclarée! Vous serez brisée, je vous en préviens. Je le regrette. Je vous aurais rendue heureuse. Vous êtes merveilleusement belle. Jeanne morte, il est impossible que M. Lucien Thibaut ne revienne pas à vous. C'est une affaire de temps.

La marquise a dit:

—Vous me faites horreur.

—Les mœurs modernes, continua Louaisot, admettent de plus en plus ce genre de compromis. Je ne vous gênerais pas, j'ai mes habitudes. Vous seriez entre l'ami de votre enfance et votre fils, à qui, d'avance, j'ai donné son nom....

—Vous me faites horreur! répéta la marquise Olympe.

—Moi, vous me faites pitié! s'écria Louaisot, se fâchant de nouveau. D'où sortons-nous donc, s'il vous plaît, ma pupille, pour afficher de semblables pruderies? Je croyais que nous avions été élevée à une école... oh! vous avez beau me foudroyer du regard, la patience a des bornes, et l'excellent M. Barnod savait à quoi s'en tenir sur les dames d'apparence sévère....

...Vous avez rompu la glace vous-même. Adieu va! Parlons en français: si je suis, comme vous me faites l'honneur de me le dire, le dernier degré de l'infamie, vous êtes, vous, le crime sans courage et la damnation sans grandeur. Au moins, moi, je me tiens droit, je marche droit, rien ne m'arrête. Vous, votre cœur et votre main tremblent toujours.

Vous avez fait subir à Jeanne Péry un supplice monstrueux, et vous hésitez quand il s'agit de terminer son martyre avec sa vie....

...Du danger? aucun. Elle est censée en fuite. Rien de plus aisé que de supprimer les personnes qui se cachent. On ne fait que continuer de les cacher dans la terre....

Stéphanie n'entendit pas ce que répondait la marquise. Stéphanie a pourtant l'oreille fine.

Mais Olympe dut parler, car Louaisot répliqua:

—Vos sœurs! Ah! vous les appelez vos sœurs! Osez-vous bien employer des mots pareils! Alors, donnez tout de suite le nom de famille à ce bouquet de fleurs cultivées dans le jardin de l'adultère!... Je vous l'ai dit, Olympe, et je vous le répète; vous m'appartenez, non pas seulement parce que je vous ai conquise, mais encore, mais surtout parce que vous êtes à mon niveau par vos actes et au-dessous de moi par votre origine. Ma mère était une honnête femme....

Ici, il y eut un silence.

Le dernier mot entendu fut celui-ci, prononcé par Olympe:

—Pourtant de sang répandu, vous n'aurez rien de l'héritage, car je n'aurai pas l'héritage. Est-ce que les morts héritent? Vous ne pouvez pas m'empêcher de me tuer.... Ainsi, le patron est au bout de son rouleau. Je le connais: il doit voir rouge à travers le feu d'artifice de ses lunettes.

La menace est une bonne chose, mais quand elle fait long feu, tout rate. J'aurais cru que la pensée de son fils aurait dompté la marquise. Du moment qu'elle ne cède pas, il faut que Louaisot frappe ou qu'il donne sa démission. Il ne donnera pas sa démission, donc il frappera. Il y a dans l'air que je respire ici une odeur de sang.

Je pars à l'instant même pour rôder autour de cette tragédie. Je veux voir ce curieux monument de l'industrie française: les caves de la Grande-Maison. Rien ne m'ôterait de l'idée que l'outil du patron,—Laura Cantù—est embusquée là-dedans quelque part....

Note de Geoffroy.—Il y avait au-dessous de cette dernière ligne une vingtaine de mots, tracés d'une main défaillante:

«Je me meurs. La folle m'a tué... l'outil! Hâtez-vous, elle en tuera d'autres. Ayez pitié de ma femme et de mon petit.»

Comme j'achevais, tout frissonnant, cette lecture, la porte cochère de la maison voisine s'ouvrit.

M. Ferrand sortit le premier, le visage couvert d'une mortelle pâleur.

Lucien, qui le suivait, le fit monter dans la voiture et m'appela.

Je suis obligé de dire ici, pour laisser de l'ordre dans les événements, ce qui s'était passé chez le conseiller.

M. Ferrand lui-même me fit ce récit à quelques jours de là.


Récit du conseiller Ferrand

Il y a bien longtemps que ma santé est profondément altérée. La souffrance morale a réagi sur moi physiquement. Je me sens fatigué. Je suis un vieillard.

Je venais de me mettre au lit, quoiqu'il ne fût pas plus de neuf heures du soir. Mon domestique m'annonça M. Lucien Thibaut. Je fis entrer tout de suite. J'ai beaucoup aimé Lucien, que je traitais autrefois en élève. Mon attachement pour lui avait encore un autre motif. Son malheur et sa maladie m'avaient causé une très sincère affliction.

Lucien entra et vint jusqu'à mon lit sans me saluer ni me demander des nouvelles de ma santé.

Il n'y avait rien en lui pourtant qui indiquât la volonté de me traiter avec violence.

Seulement, son regard était sombre et ses traits contractés.

—M. Ferrand, me dit-il presque à voix basse, vous êtes un honnête homme, je le sais maintenant, et je regrette de vous avoir calomnié dans ma pensée, mais vous allez, je vous prie, vous lèvera l'instant même et me suivre, car vous avez condamné une innocente, et il faut que la lumière se fasse en vous, je le veux.

Je fus blessé de ce dernier mot.

—M. Thibaut, répondis-je, vous voyez que je suis souffrant. Vous avez vos convictions, que je respecte, j'ai droit d'exiger que vous respectiez les miennes....

Il m'interrompit disant:

—Je n'ai pas le temps de discuter, levez-vous et partons.

—Mais, Monsieur, répliquai-je, je ne permets pas qu'on me parle comme vous le faites.

—Vous refusez?

—Je refuse.

—Vous me regardez comme un fou?

—Vous agissez comme un fou.

Il fit un pas en arrière.

—M. Ferrand, me dit-il, et son accent était glacial, je ne suis pas fou, je vous l'affirme. Je vous affirme également que si vous ne me suivez pas, je vais vous tuer.

Ses yeux étaient baissés. Son visage devenait blême. Moi aussi, je me sentais pâlir.

Les gens qui parlent ainsi ont, d'ordinaire, à la main, un pistolet, un couteau, une arme. Il avait, lui, les mains vides; des mains blanches et fines comme celles d'une femme. Je crois que je suis brave. Je n'aurais pas peur d'une arme. Ces mains vides et frémissantes menaçaient autrement qu'une arme. Et le regard de M. Thibaut me donna une sensation de frayeur. Il faudrait dire de terreur, car je me sentis trembler sous mes couvertures. Cependant, j'eus honte de céder.

—Est-ce donc ainsi que vous deviez finir, Lucien! m'écriai-je.

—Je ne finis pas, me répondit-il, je commence.

—Vous! un assassin!

—Un juge! je suis juge.

Il fit un pas vers moi, la tête haute, le regard noir et froid.

—Et je suis investi en outre, ajouta-t-il, de la mission la plus grande qui puisse sacrer le caractère d'un homme: je suis le défenseur de ma femme. Sa voix, sans s'élever, avait pris une emphase extraordinaire.

Dans sa bouche, ces mots: le défenseur de ma femme étaient grands comme les quelques paroles sublimes de la poésie ou de l'histoire qui ont traversé les siècles.

Mon cœur battait. Ce n'était déjà plus de frayeur.

J'ai aussi un amour en moi, un grand amour, n'est pas de la même nature; mais tous les amours comprennent.

Et pourtant, je résistais encore, car précisément la voix de cet amour me criait de ne pas aller là où Lucien voulait m'entraîner.

—Je vais appeler, dis-je. N'approchez pas davantage....

—Que votre sang retombe sur votre tête! murmura-t-il en faisant un pas de plus.

—Mais avec quoi me tuerez-vous, insensé! m'écriai-je, prêt à me défendre.

—Je ne sais pas... avec moi!

En même temps qu'il prononçait ce mot étrange dont l'accent faisait une menace véritablement mortelle, il me toucha le bras.

Ce fut si faible qu'on eût dit l'étreinte d'un enfant. Mais ce fut terrible.

Écoutez: terrible! je sentis que la vie défaillait dans ma poitrine.

Ma tête se renversa sur mon oreiller et malgré moi ces paroles passèrent entre mes lèvres:

—Si elle est innocente, qui donc est coupable?

Lucien prit cela pour une acceptation. Il lâcha mon bras et serra doucement ma main.

—Courage, me dit-il, M. Ferrand. Vous allez beaucoup souffrir. Je lui rendis son étreinte et je sortis de mon lit.

Il m'aida à m'habiller.

—Où allons-nous? lui demandai-je.

—Rue du Rocher. Je répétai:

—Rue du Rocher?

—Oui, dans la maison où habite maintenant Mme la marquise de Chambray. Je passai la main sur mon front. Il ajouta:

—C'est le devoir. Et je répétai:

—Peut-être que c'est le devoir.

—Marchez devant, me dit-il au moment où nous sortions, et souvenez-vous que je ne m'appartiens pas. Je défends ma femme. Si vous tentez de vous soustraire à votre tâche, vous êtes mort!


Récit de Geoffroy

Ce fut à la suite de cette scène que M. Ferrand et Lucien me rejoignirent. Ils montèrent dans le fiacre.

M. le conseiller Ferrand était seul, au fond du fiacre, affaissé dans une encoignure. Lucien s'était assis auprès de moi sur le devant.

Je lui communiquai à voix basse et sommairement le contenu de la lettre de Martroy.

—Tout cela, me dit-il, je le savais. Je suis ressuscité. Nous gardâmes ensuite le silence.

Pendant tout le trajet, M. Ferrand ne prononça pas une parole.

Quand nous passâmes devant la gare Saint-Lazare, le cadran marquait dix heures.

Au lieu de monter la rue du Rocher, nous tournâmes à gauche et notre fiacre s'arrêta au coin de la place Laborde.

Là, sous un réverbère, nous relûmes les instructions de M. Louaisot et nous nous engageâmes dans la ruelle qui conduisait encore au nouveau quartier qu'on était en train de construire sur l'ancien emplacement de la place Bochet.

La nuit était noire. Nous eûmes quelque peine à trouver notre chemin parmi les tas de sable, les trous à mortier et les moellons, mais enfin, nous franchîmes ce qui avait été le mur du grand jardin et nous découvrîmes aisément les quatre pans de maçonnerie toute nue, restes du pavillon.

C'était à une trentaine de pas à peine de la maison neuve, bâtie par le Dernier Vivant. À cinquante autres pas, sur la gauche, c'est-à-dire en allant vers Monceaux-Batignolles, on voyait un amas de décombres, qui étaient les ruines de la Grande-Maison.

Le tas de paille fut dérangé; nous ouvrîmes la trappe qui recouvrait l'escalier.

Chacun de nous alluma une bougie et nous descendîmes.

L'itinéraire tracé par M. Louaisot était bon. En le suivant exactement nous arrivâmes d'abord au cellier, grand comme une place de village, qui contenait encore les gigantesques tonneaux—puis à l'artère principale de cette ville souterraine: le chemin charretier conduisant jadis de l'entrepôt Bochet à l'entrepôt de la rue de Levis, situé alors extra muros.

Pendant que nous étions dans le passage allant du cellier au grand chemin souterrain, il nous sembla entendre un bruit soudain et violent, suivi de cris qui se mêlaient répercutés par les voûtes.

Nous pressâmes le pas, mais en arrivant au bout du couloir, nous écoutâmes en vain.

Le bruit avait cessé.

L'énorme galerie dont la voûte humide et sombre pendait maintenant sur nos têtes s'emplissait d'un morne silence.

Nous nous étions arrêtés pour prêter l'oreille et pour regarder. Dès que nous marchions, en effet, quoique le sol fût très doux, le bruit de nos pas faisait tapage.

D'abord nous ne vîmes rien, j'entends Lucien et moi, car M. Ferrand semblait littéralement anéanti. Il ne regardait même pas.

Puis, tout à coup, au moment où nous allions reprendre notre marche, une voix d'homme parla.

C'était à la fois lointain et tout proche. La voix venait à nous nettement comme dans un tuyau acoustique.

Elle était faible pourtant, mais si altérée qu'elle fût, je reconnus parfaitement la basse taille de M. Louaisot. Elle disait:

—Voilà! J'ai mon compte. L'outil était trop bon! Il n'y a pas eu faute: qui diable aurait pu croire qu'une mère sacrifiât son enfant? J'ai bien joué mon jeu, mais j'ai perdu. Bonsoir, les voisins!—Mais je suis vengé déjà une fois, ma pupille, vous n'avez plus de fils!—et je serai vengé deux fois, voici l'autre Lucien qui arrive: regardez là-bas!

Ces derniers mots nous parvinrent comme un chuchotement qu'on eût murmuré à notre oreille.

—Là-bas, c'est ici, me dit Lucien. Ils nous voient.

—Pas lui, répondis-je, car il est mort.

Une voix de femme s'éleva dans le silence:

Laura, disait-elle, je t'ai trompée ce n'est pas cet homme-là qui a tué le petit enfant.

M. Ferrand laissa tomber sa bougie et s'affaissa sur moi.

—Mon Dieu! dit-il, ayez pitié de moi! Éloignez de moi cet horrible rêve!

La voix qui avait parlé était celle de la marquise Olympe. Nous la connaissions bien tous les trois.

Une sorte de rauquement lui répondit dans la nuit.

Puis une autre voix, haletante, celle-là, et brisée, demanda:

—Qui donc a tué l'enfant? qui donc? La voix d'Olympe répondit:

C'est moi! Et tout aussitôt un grand cri de rage courut en s'enflant sous les voûtes.

Puis un gémissement d'agonie....

—Olympe! mon Olympe! gémit M. Ferrand d'un accent déchirant. Ce fut tout. Il resta inanimé entre mes bras.

L'instant d'après quelque chose de rapide comme le vol d'une flèche passa au milieu de nous. C'était Laura qui brandissait au-dessus de sa tête un gros bouquet de fleurs....

Nous entendîmes alors le bruit de quelqu'un qui se traînait sur le sable. On reconnaissait le frôlement de la soie. Je ne puis dire à quel point tous ces bruits étaient distincts.

—Elle n'est pas morte! balbutia M. Ferrand qui se redressa et se mit en marche le premier, plus chancelant qu'un homme ivre. Lucien et moi nous le soutenions de chaque côté.

Quand nous le suivîmes on n'entendait plus rien.

Nous marchâmes pendant deux longues minutes au moins, et à mesure que nous avancions, nous pressions le pas.

Nous arrivâmes ainsi à un carrefour où se croisaient deux routes: la nôtre et une beaucoup plus étroite.

À l'angle de cette dernière, à droite, c'est-à-dire en tournant vers la rue du Rocher, il y avait des débris de fleurs et de feuillage, sur lesquels un homme était étendu tout de son long sur le dos. Il portait un paletot noisette, et ses lunettes nous renvoyèrent dans l'ombre la flamme de nos bougies.

Nous nous approchâmes. C'était M. Louaisot, dont les souliers se dressaient à pic, sortant de son pantalon noir, moucheté de boue.

Il tenait à la main un long couteau tout neuf dont il n'avait pas eu le temps de se servir, car la lame était brillante et intacte.

Sa tête portait de côté. Il y avait à son cou les marques d'une pression si terrible qu'on aurait dit les traces laissées par les griffes d'un tigre.

Il était mort par la désarticulation de la colonne vertébrale.

Derrière lui, dans une cavité de la paroi, on voyait un véritable fouillis de fleurs, deux couronnes tressées et une autre qui était à moitié.

Lucien mit sa bougie sous le menton du mort et dit à M. Ferrand:

—Avant d'être poignardé, Albert de Rochecotte avait été étranglé. Voyez-vous clair?

M. Ferrand ne répondit que par un gémissement.

En cet instant où toutes nos bougies étaient dans le chemin de droite, le hasard me fit jeter un regard dans le lointain de la galerie principale et j'y crus apercevoir une lueur. Je la signalai aussitôt.

Nous éteignîmes nos bougies pour mieux voir.

La lueur existait réellement et semblait sortir d'une seconde percée, ouverte sur la droite aussi, à une cinquantaine de mètres plus loin.

—Portez-moi jusque-là! s'écria M. Ferrand. Elle est là!

Je le soutins de mon mieux. Lucien s'était déjà élancé en avant. Nous le vîmes entrer dans le champ lumineux et disparaître au coude de la route.

Quelques secondes plus tard, nous entrions dans la lueur et un spectacle étrange frappait nos regards.

La seconde voie transversale, parallèle à la première où nous avions trouvé le corps de M. Louaisot, aboutissait presque immédiatement à une salle de forme ronde où régnait, dans toute son étendue, un double cercle de mangeoires et de râteliers. C'avait dû être la grande écurie des fraudeurs.

Çà et là pendaient encore aux parois des harnais moisis.

Au centre se trouvait une sorte de tabernacle, ouvert de notre côté, et formé de rideaux de soie. Dans cette tente, éclairée par une grande lampe de salon à globe de verre dépoli, il y avait deux pauvres petites couchettes en fer, quelques fauteuils de velours brodé d'une rare élégance et un canapé dont la couverture en tapisserie des Gobelins éclatait des plus riches couleurs.

Sur le canapé, deux jeunes femmes, qui semblaient être deux épreuves tirées de la même beauté, entouraient de leurs bras une troisième femme prosternée et comme affaissée à leurs pieds.

Sur le guéridon en laque de Chine, qui supportait la lampe, il y avait des ouvrages d'aiguille.

À l'instant où nous tournions, M. Ferrand et moi, l'angle de la galerie, une des jeunes femmes du canapé se levait en poussant un cri et se pendait au cou de Lucien, foudroyé par la joie.

M. Ferrand me quitta et prit un élan suprême qui le porta jusqu'au centre de la tente, où il tomba brisé, portant à ses lèvres, de ses deux pauvres mains qui tremblaient, le vêtement de la femme prosternée.

Celle-ci ne prit même pas garde à lui.

Elle releva la tête pour regarder Lucien, rien que Lucien, et je reconnus l'admirable beauté de la marquise Olympe de Chambray.

Lucien détourna d'elle son regard.

La marquise Olympe pencha sa tête de nouveau, et je vis une larme au bord de sa paupière.

Dire à quel point elle était belle est au-dessus de mon pouvoir. Cette larme la transfigurait à mes yeux. Mon cœur s'élançait avec une inexprimable passion vers cette mourante que j'aurais voulu ressusciter au prix du bonheur de ma vie.

Elle portait au cou les mêmes traces que Louaisot.

Les mêmes traces qu'Albert de Rochecotte.

—Lucien, murmura-t-elle, d'une voix qui allait déjà s'éteignant, j'ai été bien malheureuse... et bien coupable.... Mais demandez-lui... demandez-leur!...

Elle montrait les deux jeunes femmes qui se ressemblaient.

Jeanne s'était arrachée déjà aux embrassements de son mari. Elle pressait les deux mains d'Olympe sur son cœur.

Toutes trois, elles formaient un groupe exquis dans sa mortelle tristesse.

Ensemble, Jeanne et Fanchette disaient:

—Ma sœur, ma sœur chérie, tu nous as défendues, tu nous as protégées, nous ne vivons que par toi!

—Lucien, reprit Olympe, en remerciant Jeanne du regard, j'avais un fils, je l'ai donné pour elle, c'est-à-dire pour vous!

Les jarrets de Lucien fléchirent, il entra dans le groupe en s'agenouillant.

Je restais seul debout, et j'étais peut-être le plus bas prosterné au fond de mon cœur.

—Lucien, dit-elle encore, voulez-vous me pardonner?

Il se pencha et mit un baiser sur son front.

La marquise Olympe mourut sous le contact de cette lèvre qui jamais n'avait touché la sienne, et la mort la fit plus divinement belle.... Personne ne prenait garde à M. Ferrand qui gisait inanimé, la tête dans les plis de la robe d'Olympe.


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