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Le dernier vivant

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Récit de Fanchette

Nota.—Ceux qui ont compris la scène invisible de la mort de Louaisot peuvent passer les pages suivantes.

J'ai cru devoir au lecteur l'explication complète de ce mystère, telle qu'elle nous fut donnée par l'une des habitantes de la grande écurie des fraudeurs, transformée en prison-salon.

C'est Fanchette qui parle.

Je n'étais pour rien assurément dans l'affreuse mort d'Albert de Rochecotte qui m'aurait très certainement épousée, et dont je possède une promesse écrite en tels termes qu'il n'aurait pu y mentir sans se déshonorer.

Or, Albert était la loyauté même.

Mais tout en n'ayant point contribué à la catastrophe qui termina sa vie, je ne pouvais manquer de comprendre que Jeanne Péry, ma sœur—je ne la connaissais pas encore, mais je l'aimais déjà—était accusée en mon lieu et place.

J'étais innocente, c'est vrai, mais c'était moi que la justice croyait tenir en fermant sur Jeanne les verrous d'une prison.

J'aurais dû me livrer peut-être. J'en eus le désir plus d'une fois, car le récit de l'arrestation de Jeanne au seuil de l'église, où le prêtre l'attendait pour bénir son bonheur, m'avait navrée,—mais j'écoutais alors les conseils d'un homme dont la profonde perversité m'était encore inconnue.

M. Louaisot me disait: «Vous vous perdrez sans la sauver», et je le croyais,—peut-être parce que mon intérêt égoïste était de le croire.

Il faut songera la jeunesse que j'ai eue. Jamais je n'ai connu ma mère. Elle m'avait assuré une petite fortune que mon père m'a dérobée. Je tais les enseignements plus que frivoles qu'il essaya de m'inculquer au temps où j'étais une petite marchande de plaisirs. Il trouvait cette position excellente comme point de départ. J'étais, me disait-il, mieux placée que Fanchon-la-Vielleuse ou que la célèbre marchande de violettes qui eût épousé, si elle l'eût voulu, le prince de Courtenay, cousin des rois de France.

Mais laissons cela. L'idée de l'évasion de Jeanne me fut suggérée par M. Louaisot. Je l'accueillis avec passion, comme un moyen d'apaiser mes remords, et j'en fis bientôt l'unique affaire de ma vie. Je ne pourrais, sans compromettre des personnes qui vivent de leur emploi, détailler le plan de cette évasion, mais je dois dire que M. le conseiller Ferrand, dont je reçus l'accueil le plus bienveillant à la recommandation de Mme la marquise de Chambray, ne fit rien, absolument rien qui sortit des bornes strictes de son devoir.

En ce temps je ne connaissais pas plus Mme la marquise de Chambray que Jeanne Péry elle-même.

La lettre par laquelle Mme la marquise m'introduisait auprès du président de la cour d'assises me fut donnée par M. Louaisot.

L'évasion réussit, et cela fut regardé comme un miracle par tous ceux qui connaissent l'organisation de la Conciergerie;—mais elle ne réussit pas au profit de cet excellent et cher jeune homme, M. Lucien Thibaut qui attendait sa femme dans une voiture au coin du quai de l'Horloge.

J'avais été jouée par M. Louaisot, et,—je l'ai cru longtemps,—par Mme de Chambray elle-même.

Ils avaient peur du résultat final de ce procès où la vérité pouvait jaillir du nuage même dans lequel on l'avait si savamment enveloppée.

J'ai à peine besoin de dire que j'ignorais complètement la part prise par Louaisot à l'assassinat de mon pauvre Albert.

Je n'avais rien vu dans cette nuit funeste, qui restait en moi comme le souvenir d'un épouvantable rêve.

Quant à cette autre nuit où Jeanne, que je venais d'arracher à ses geôliers, me fut enlevée sur le quai de l'Horloge, je fus plusieurs mois avant d'en comprendre le mystère.

Je savais une seule chose, c'est que j'avais été jouée par M. Louaisot, et ce fut à M. Louaisot que je m'en pris.

Mais M. Louaisot était plus fort que moi. On dit qu'un homme, luttant de ruse avec une femme, est toujours sûr d'être vaincu. Cela peut être vrai pour les autres hommes; M. Louaisot faisait exception à la règle.

Et pourtant c'est une ruse de femme qui l'a jeté mort sur la terre humide d'une cave, au moment où il allait moissonner son champ, engraissé par tant de crimes!

Le grand moyen employé vis-à-vis de moi par M. Louaisot était celui-ci: la marquise de Chambray, disait-il, avait tout fait; il n'était que son instrument ou plutôt son esclave.

Jeanne Péry était aux mains de la marquise et probablement hors de France.

La marquise avait un double intérêt à la faire disparaître.

Toute démarche qui inquiéterait la marquise aurait pour résultat de précipiter la catastrophe.

Car chez nous, en plein XIXe siècle, il y a des cas où la loi est aussi impuissante à vous protéger que si vous voyagiez dans les steppes de la Tartarie. On a beau se gendarmer contre cela: je mets n'importe qui, fût-ce le souverain sur son trône, au défi de me dire ce qu'on peut faire contre un scélérat qui pose la question ainsi:

«La personne qui vous est chère est en mon pouvoir, hors de l'atteinte de la loi; si vous appelez la loi à votre secours contre moi, je n'ai qu'un geste à faire pour supprimer la personne que vous voulez sauver.»

C'est clair, on peut passer outre, mais à quel prix?

Un beau jour, cependant, Louaisot eut peur de me voir passer outre, ou plutôt il se dit que, moi aussi, j'étais bonne à supprimer. Je le gênais.

Tout ce qui touchait à cette affaire du Point-du-Jour le gênait.

Il fit semblant de céder à mes désirs; on me conduisit enfin près de Jeanne.

Mais on m'enferma avec elle.

Jeanne n'était pas à l'étranger. Elle n'avait jamais quitté Paris, malgré les divers changes que Louaisot avait donnés à moi et à d'autres.

Cette nuit même où M. Louaisot m'avait assigné un rendez-vous à la sortie de l'opéra, je trouvai Jeanne dans la retraite étrange où nous avons vécu depuis lors ensemble.

Olympe y avait mis les meubles de son propre boudoir.

J'arrivai les yeux bandés, après une route assez longue faite hors de Paris. Je ne savais pas du tout où j'étais. Jeanne restait dans la même ignorance. À cet égard, nous ne fûmes instruites que par Olympe elle-même.

Il est temps que j'appelle ainsi familièrement par son nom, celle-là, qui est morte notre amie—notre sœur, et dont les derniers moments ont expié des fautes qui appartenaient encore plus à la fatalité qu'à son cœur.

J'ai été heureuse dans cette retraite où j'ai trouvé la caressante affection de ma sœur cadette, la noble, la vaillante tendresse de ma sœur aînée.

La mort nous menaçait, c'est vrai, mais nous nous aimions tant!

Et j'assistais à un beau spectacle: la renaissance d'une âme.

Au commencement, Louaisot regardait encore Olympe comme sa complice, non pas volontaire, assurément, mais forcée; il avait obtenu d'elle tant de choses à l'aide de son moyen, toujours le même, la menace!

La menace appropriée, choisie, la menace spéciale à chaque cas.

Ici la menace était l'enfant,—le jeune Lucien,—un splendide adolescent qui aimait Louaisot, son père, jusqu'à l'adoration.

Et je pense que Louaisot aussi l'aimait à sa manière. Dans un coin de son égoïsme il voyait peut-être ce beau jeune homme compléter sa gloire, élevé qu'il serait sur le piédestal d'une immense fortune.

Chaque fois qu'Olympe résistait, Louaisot disait comme Jean Bart brandissait la mèche allumée: «Je ferai sauter ce qui me reste de cœur; je tuerai l'enfant!»

L'a-t-il fait? Olympe est morte en croyant qu'elle le retrouverait au ciel....

Un jour, en effet, Olympe résista en face.

Louaisot lui avait posé son atroce ultimatum: le mariage avec lui, Louaisot, la mort de Jeanne et la mienne.

Ce jour-là, Olympe se donna à nous tout entière.

Elle nous dit toute sa vie si jalousée, mais si funeste. Ses larmes demandèrent pardon à Jeanne, qui la serrait contre son cœur.

Et ce jour-là aussi, elle fut prisonnière. La porte du souterrain se ferma sur elle comme sur nous.

En haut, dans la maison de ce vieil homme qu'on appelait le Dernier Vivant et qui se mourait, il n'y avait plus que M. Louaisot.

Et M. Louaisot avait peur. Il ne pouvait rien contre la vie d'Olympe. La vie d'Olympe, c'était l'héritage du vieil homme.

Il avait mis le pied sur ce front ardent et fort.

Mais il tremblait. L'arme qui l'avait rendu victorieux si longtemps était brisée dans ses mains.

On avait bravé sa menace.

De la menace que l'on brave il ne reste rien.

C'est un fourreau qui ne contient plus d'épée.

Il espérait encore pourtant, car il suivait sa route impitoyable, il se disait: les deux sœurs mortes, elle cédera. Ce sont elles qui contrebalancent le pouvoir de l'enfant....

Et nous fûmes condamnées.

L'instrument de notre supplice était là: l'outil, comme l'appelait Louaisot dans ses gaietés lugubres.

Un outil humain, vivant, une pauvre folle qu'il savait monter comme ces jouets qui ont à l'intérieur un ressort d'horlogerie,—et qui partent, quand on presse du doigt le ressort. Laura Cantù était dans le souterrain, Olympe le savait. Elle savait aussi l'histoire du restaurant des Tilleuls. Louaisot s'était vanté.

Olympe connaissait l'outil et comment il fallait s'y prendre pour que l'outil frappât. Elle vola l'outil.

Dans une niche, la folle travaillait à ses couronnes. C'est le symptôme de sa crise qui monte. Et sa crise montait dès que Louaisot le voulait.

Jeanne et moi nous avions bien entendu un bruit dans la grande galerie, mais comment aurions-nous deviné?... Olympe nous a tout épargné, jusqu'à la terreur.

Nous n'avons su la menace suspendue sur notre tête qu'à l'heure où nous étions déjà sauvées. Mais Olympe, elle, avait compris la signification de ce bruit. Elle avait fait son choix et son sacrifice. Comme nous lui demandions où elle allait, quand elle sortit de la tente, elle nous répondit avec un douloureux sourire:

—Je vais gagner le pardon de Lucien.

Elle chercha, elle trouva Laura Cantù qui tressait ses fleurs à la lueur du dehors filtrant par une fissure.

Il ne faisait pas encore tout à fait nuit.

Olympe s'assit auprès de la folle et lui parla de son enfant.

Elle resta là longtemps, bien plus de temps qu'il n'en fallait pour faire de Laura son esclave.

Et quand Louaisot descendit pour en finir avec nous, Olympe prononçant les paroles sacramentelles, dit à Laura:

—Le voilà! c'est lui qui a tué l'enfant! La folle s'élança tête baissée.

L'outil était retourné contre son maître. Louaisot tomba étranglé. Mais pourquoi Olympe fut-elle frappée à son tour? Parce qu'elle le voulut.

Louaisot expirant lui avait dit en parlant de Lucien: je l'ai appelé, il me vengera! Elle eut horreur de mourir par les mains de Lucien. On doit croire que sa raison chancelait.

Quand elle vit de loin, dans la perspective de la galerie les trois hommes s'avancer et qu'elle reconnut le visage de Lucien, sévère comme celui d'un juge,—c'est elle qui nous l'a dit: elle se sentit condamnée. Son fils, l'autre Lucien, l'appelait....

Elle dit à la folle, comme on approche de son sein, le poignard, rouge d'un autre sang: «Je t'ai trompée: c'est moi, c'est moi, qui ai tué...» C'était presser le ressort. Le ressort joua. Olympe sentit les doigts de Laura pénétrer dans sa chair, puis tordre son cou....


Dernier récit de Geoffroy

Un instant après qu'Olympe eut rendu son dernier soupir, nous entendîmes une voix qui appelait dans le lointain de la galerie: «Madame! Madame!»

Lucien et moi nous étions en train d'arranger un fauteuil en civière pour porter le corps de la marquise de Chambray dans sa maison.

La personne qui appelait était Stéphanie. Le vieux Jean Rochecotte était à l'article de la mort. Il demandait instamment sa nièce Olympe, ou, pour employer ses expressions, répétées par Stéphanie: «Quelqu'un de sa famille.»

Nous nous mîmes en marche. Stéphanie nous éclairait. Lucien et moi nous portions la civière.

M. Ferrand nous suivait de tout près, plié en deux et vieilli de vingt ans.

Derrière venaient Jeanne et Fanchette qui se tenaient par la main.

Stéphanie nous fit trouver, par une route plus courte, l'escalier qui montait à la maison neuve.

En chemin, nous entendîmes deux fois la voix douce de la folle qui disait sa chanson, perdue dans ces vastes ténèbres:

Mon petit enfant,
Où s'en est allée
Ton âme envolée?...

Quand nous arrivâmes au premier étage de la Maison neuve, le vieux Jean Rochecotte était couché dans une chambre richement meublée, mais sur son lit, autour duquel se drapaient des rideaux de lampas, il avait voulu ses haillons sordides.

Il y avait entre autres son petit manteau de chasseur de Vincennes qu'il ramenait jusqu'à sa face et que ses dernières convulsions semblaient caresser.

Nous entrâmes dans la chambre du vieil homme, nous n'étions plus que quatre: Lucien, les deux sœurs et moi.

M. Ferrand était resté auprès du lit où l'on avait étendu Olympe.

Il la contemplait, toujours à genoux, les mains jointes en cherchant dans sa mémoire des lambeaux de prières....

Les yeux vitreux du moribond se fixèrent sur nous. Il y avait déjà plusieurs heures que son agonie était commencée.

Et pourtant sa voix, qui venait par saccades lentement espacées, avait encore de la force. Il dit:

—Ah! Ah!... Vous voilà?... Je ne vous reconnais pas.... Je ne mourrai pas de sitôt.... C'est moi le Dernier Vivant!

En prononçant ce mot avec une orgueilleuse emphase, il souleva sa tête hâve.

Nous étions muets autour de lui.

Il dit encore:

—Où sont les autres?... Je ne vois pas Olympe.... Le notaire l'a-t-il tué, le notaire Louaisot?... Cet or-là a bu son pesant de sang!... L'or ne boit que cela.... Aussi comme on l'aime!... Je veux le notaire... mon ami Louaisot de Méricourt.... Celui-là n'a ni cœur ni âme.... Il saura se servir du tas d'or pour mal faire....

Sa tête se souleva davantage, pendant que ses doigts crispés s'accrochaient au drap du manteau.

Il était effrayant à voir.

Ses yeux semblaient grandir dans le blême hideux de son visage décharné.

À chacune des pauses que je figure par des traits de plume, un râle profond, mais sonore, jaillissait de sa poitrine.

Et sa tête montait toujours comme si elle eût été hissée par un mouvement mécanique.

Il reprit d'une voix plus forte:

—Celui-là saura se servir de mon bien.... Il m'a promis de nourrir les soldats... d'habiller les soldats... les soldats... les braves soldats!... Je suppose cinq cent mille soldats... prenez quarante sous à chacun... vous aurez un million!... quatre francs, deux millions... huit francs, quatre millions... et s'ils se plaignent... moi, j'en ai fait fusiller... qui se plaignaient!

Sa bouche se contracta en une grimace qui voulait être un rire.

Il était maintenant tout à fait droit sur son séant.

Sa face cadavéreuse semblait pendre à une hauteur énorme au-dessus du lit.

Son râle sortait violemment avec un bruit de crécelle.

—C'est moi le Dernier Vivant, prononça-t-il en plongeant dans le vide la morne fixité de son regard. C'est à moi, tout.... Pas un soldat ne m'échappera... si je veux!... Ils mangeront mon pain, et j'aurai de l'or... ils boiront mon vin, et j'aurai de l'or.... Ils deviendront maigres... faibles... lâches!... mais j'aurai de l'or!... de l'or pour le frisson qui passe à travers le drap de leur tunique... de l'or pour l'eau glacée qui noiera leurs pieds dans leurs souliers.... Moi je n'ai pas froid!... et je porte un manteau... du drap que j'ai fourni!... J'aime les soldats... les soldats sont à moi... affranchissez vos lettres... à Monsieur, M. Jean Rochecotte... fournisseur... fournisseur général... seul fournisseur... de tous les soldats du monde!... allez-vous-en... vous n'aurez rien.... Je ne veux pas mourir... je resterai le dernier... avec tout l'or de la terre... le dernier vivant!

Il tomba de son haut.

Et son râle fit silence. Il était mort.

Lucien prit la main de Jeanne et la porta à ses lèvres.

—Je mourrais s'il me fallait renoncer à toi maintenant, dit-il; mais je renoncerais à toi si l'héritage de cet homme devait entrer avec toi dans ma maison.

Jeanne lui jeta ses deux bras autour du cou en répondant:

—Oh! je te connais bien! Mais que je suis heureuse et que je t'aime!

Le lendemain, Lucien reçut de M. le conseiller Ferrand la lettre suivante:

«Monsieur—je n'ose plus dire ami,

J'ai cru, je jure que j'ai cru!

Mais je n'aurais pas dû croire. Pour nous, magistrats, l'erreur est un crime.

Jamais plus je ne m'assoierai sur le siège du juge.

Je vous dois l'explication de l'influence exercée sur moi par cette chère, par cette infortunée femme. Vous avez peut-être deviné. Peu importe.

J'avais vingt ans. J'étais un étudiant. M. Barnod n'était pas mon ami. Il ne m'avait pas confié sa femme....

Pour cette faute, j'ai été malheureux toute ma vie.

Et je n'ai même plus ma fille....

Adieu!»

En immeubles, titres, valeurs mobilières et argent comptant la succession de Jean Rochecotte fut évaluée judiciairement à 11.500.000 francs; mais avec la plus-value des terrains, on peut hardiment porter ce chiffre au double.

Lucien vécut pendant deux ans bien pauvre, avec le produit de son cabinet d'avocat.

Au bout de deux ans, Mme la baronne de Frenoy—la mère du comte Albert, celle-là même qui voulait guillotiner Jeanne,—mourut et institua Jeanne sa légataire universelle.

Ce livre, je l'ai dit dès le début, a été écrit pour répondre à une calomnie.

L'orateur éminent, le jurisconsulte respecté qui porte dans ces pages le nom de Lucien Thibaut a soulevé bien des jalousies par son glorieux succès.

On l'a accusé de devoir sa fortune à cette source impure: la succession du dernier vivant de la tontine des fournisseurs.

Moi qui m'honore si profondément d'être son ami, j'affirme sur l'honneur qu'à l'heure même de sa pauvreté, il a rejeté loin de lui cette fortune avec dégoût.

Et je déclare, les mains pleines de preuves, que le fruit du vol,—du vol le plus monstrueux qui se puisse punir ici-bas, le vol des fournisseurs, le vol qui dépouille et qui désarme nos soldats en face de l'ennemi, le vol, car c'est un vol pareil (et qu'il soit à jamais maudit!) qui nous coûte peut-être, à l'heure présente, deux provinces françaises et dix milliards,—je déclare, dis-je, que la succession de Jean Rochecotte, le dernier vivant des cinq fournisseurs a fait retour intégral à l'état, dès l'année 1866.

Il me reste à dire en peu de mots comment notre bien-aimée Jeanne fut réhabilitée.

Lucien, comme de raison, se hâta d'introduire une opposition à l'arrêt par défaut qui condamnait sa femme.

Le jour de l'audience, car il n'y eut qu'une audience et qui ne fut pas longue, deux avocats prirent place au banc de la défense.

Le premier était Lucien lui-même, le défenseur de sa femme, comme la sympathie du barreau tout entier l'avait déjà surnommé.

Le second était Me Ferrand, un débutant à cheveux gris, qui avait donné sa démission le 1er août, jour où le Moniteur Universel inscrivait sa nomination en qualité de président de chambre à la cour impériale de Paris.

Mais la tâche de Lucien et de M. Ferrand fut à peu près nulle.

Tout l'honneur de la journée revint à M. Cressonneau aîné, avocat général, qui occupait le siège du ministre public.

Bien entendu, l'accusée faisait de nouveau défaut.

M. Cressonneau aîné prit texte de cette absence pour effeuiller tout un bouquet de roses sur la place que l'accusée aurait dû occuper.

Il fut très éloquent, surtout quand il rappela que c'était lui, Cressonneau, qui avait établi la première instruction.

Il est, dit-il, de telles accumulations de preuves, écrasant de si hautes innocences qu'une ordonnance de non-lieu ne peut être regardée comme une suffisante réparation. Je voyais ce monstrueux amas d'apparences accusatrices avec l'œil de la justice, ce regard perçant auquel rien n'échappe. Je découvrais, ou du moins, je devinais, derrière ce mirage, la main habile qui le produisait....

Car, Messieurs, en vain les esprits routiniers se révoltent contre l'évidence; nos mœurs modernes ont tout perfectionné, même la science du Mal. Nous avons, dans les bas-fonds de notre société, des écoles spéciales de scélératesses, on y passe les examens d'un sinistre baccalauréat, on y reçoit des docteurs ès-crimes!...

Il m'est arrivé de le dire une fois—et il ne voulait pas me croire!—à l'avocat éminent qui s'est donné la mission la plus belle, la plus véritablement noble, qui puisse honorer un homme de cœur, à Me Lucien Thibaut, le défenseur de sa femme...»

Ici, le président fut obligé de réprimer les applaudissements.

Je supprime le reste de la tirade qui posa M. Cressonneau aîné sur un très joli piédestal et le mit décidément à la tête de la jeune école.

L'accusation fut abandonnée.

Lucien n'a plus jamais entendu parler de la métapsychie. La santé de sa belle intelligence est robuste et complète.

On paya néanmoins le mois commencé du Dr Chapart.

Jeanne est heureuse, et si belle! je suis l'oncle de ses deux chers enfants.

FIN

NOTES:

[1] Ces détails matériels se rapportent à une autre ville de Normandie. L'auteur ne connaît même pas Yvetot.

[2] Le râle.

[3] «Celui-là est le coupable à qui profite le crime.»

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