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Le dernier vivant

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Je ne sais plus quelle transition Olympe employa pour arriver aux souvenirs de notre adolescence, ce que je puis dire, c'est que l'exquise mesure de ses prévenances mit le comble à mon irritation.

Chacun de ses regards, chacune de ses paroles étaient empreints d'un charme inexprimable, et c'était ce charme odieux qui me jetait hors de moi-même.

N'étais-je pas là, moi, depuis une demi-heure, m'efforçant avec désespoir et cherchant des mots introuvables pour aborder le sujet extravagant de ma démarche?

Déjà dix fois, j'avais eu envie de me précipiter à ses genoux et de briser mon arme, en implorant sa pitié.

Qu'aurait-elle fait si j'eusse capitulé ainsi?

C'est à toi que je le demande, Geoffroy; moi, je l'ignore.

Il y a une brutalité dans la poltronnerie. Ceux qui tremblent sont durs. Je me souviens que dans un moment où Olympe me rappelait les lettres enfantines que nous échangions pendant que je faisais ma rhétorique à Paris, je lui coupai la parole et lui dis, tressaillant moi-même au son méchant de ma propre voix:

—Madame, je ne suis pas venu pour parler de cela.

Elle pâlit. Crois-tu que je me repentis? Non, je fus content d'avoir frappé fort.

Et je ne laissai pas le temps de naître au sourire que sa vaillance rappelait sur ses lèvres.

Je continuai tout de suite.

—Madame, je vous prie de m'écouter. Je suis très malheureux, ce qui me donne le droit d'être très pressant. J'aime Mlle Jeanne Péry, votre cousine....

—Et c'est à moi que vous venez la demander en mariage, Lucien? interrompit-elle d'un ton douloureux qu'elle essayait de rendre sarcastique.

Je ne répondis pas immédiatement.

Cette question me frappait, et c'est la preuve de l'étrange sang-froid dont je te parlais tout à l'heure: je voulais voir quel avantage on en pouvait tirer dans ma situation. J'ai beau être faible de caractère et sans doute aussi d'esprit, l'habitude d'instruire les affaires et d'interroger méthodiquement m'a rompu aux feintes de la parole; sans l'avoir étudiée, je connais l'escrime du langage. Je répliquai après un court silence:

—Ce n'est pas tout à fait cela, Madame, ou du moins je ne m'étais pas dit, en entrant ici, que je vous demanderais la main de votre cousine, mais, en définitive, cette marche me paraît régulière et je vous remercie de me l'avoir indiquée.

—Ne me remerciez pas, Lucien, prononça-t-elle tout bas. Vous ne pouviez vous adresser plus mal. Mlle Péry de Marannes est en effet ma cousine, du côté de M. de Chambray; mais je ne la fréquente pas plus que je ne fréquentais son père ni sa mère, et je vous prie de croire que je n'ai aucun droit,—aucun désir non plus, assurément, de me mêler de ses affaires.

Elle fit un geste qui ajouta au dédain exprimé par cette phrase. Le rouge me monta au front, mais je me contins et je poursuivis:

—Mme la marquise, notre entretien s'égarerait dans cette voie. Ce n'est pas à vous que je demande la main de votre cousine, mais c'est sur vous que je compte pour l'obtenir.... Permettez! je ne refuse pas de m'expliquer, et veuillez croire que mon envie est de ne pas m'écarter un seul instant du respect qui vous est dû. Mlle Jeanne Péry se trouve dans une situation....

—Et que m'importe la situation de cette fille! s'écria Olympe avec une violence soudaine. Je la connais mieux que vous, sa situation! je lui ai déjà fait l'aumône! Et c'est pure pitié de ma part si je ménage votre folie en ne vous disant point ce que je sais sur le compte de Mlle Jeanne Péry!

Ses yeux brûlaient d'un feu sombre et ses lèvres blêmes tremblaient.

Moi, j'écoutais encore, quoiqu'elle eût déjà cessé de parler.

En écoutant, j'avais laissé mon regard monter jusqu'au portrait de feu M. le marquis. Il souriait, à ce que je crus.

Ne crains rien, ce n'était pas encore ma folie qui me prenait.

J'écoutais parce que j'étais l'ennemi mortel de cette femme. Que pouvait-elle inventer contre ma Jeanne? J'aurais eu plaisir à voir l'éclat superbe de cette bouche, terni par la calomnie.

Cependant, comme elle se taisait, je repris encore:

—Mme la marquise, il ne me convient pas de vous interroger. Je connais Jeanne comme je connais l'âme qui anime mon propre corps. Ce qui pourrait être allégué contre Jeanne ne me causerait aucun chagrin parce que je n'y croirais pas.

Je comprends bien que ma bonne mère et aussi mes sœurs soient chagrines à cause de moi et s'efforcent de me faire contracter ce qu'elles appellent une union avantageuse. Je voudrais sincèrement leur donner cette joie, mais c'est impossible. En ce monde, il n'y a pour moi, et jamais il n'y aura qu'une femme.

D'autres peuvent être plus brillantes, plus belles, même; d'autres sont aussi riches qu'elle est pauvre. Je ne vois rien de tout cela, je ne vois qu'elle.

Vous souriez, Madame? Après la mort de sa mère.... Oh! ne souriez plus. Quand je prononce le nom de celle-là, je suis tenté de m'agenouiller, car c'était une sainte. Depuis la mort de sa mère, des personnes dont ce n'est pas ici le lieu de juger les intentions, se sont approchées de ma petite Jeanne, soit pour la secourir, soit pour la persécuter. Je ne connais pas, et que m'importe? La situation à laquelle vous faisiez allusion tout à l'heure, mais la situation dont je vous parle, moi, est celle-ci: J'ai pu retirer Jeanne des mains de ses ennemis. Elle est chez moi....

—Chez vous! fit-elle en bondissant sur son siège. Vous avez dit chez vous?

—J'ai dit chez moi, Madame.

—Ici, en ville!

—Ici, en ville, dans ma propre chambre.

—Mais votre mère! mais vos sœurs! Elle ose souiller leur toit....

—Madame, interrompis-je avec un calme surprenant, vous ne pouvez ni me blesser, ni l'insulter. Il est en mon pouvoir de vous réduire au silence comme par magie.

Elle me regarda fixement.

Je ne puis dire tout ce qu'il y avait d'étonnement et de courroux dans ce regard. Je repris:

—Mme la marquise, il n'entre point dans mon dessein de vous menacer sans nécessité. Je serai trop heureux si nous tombons d'accord en restant dans les termes de la bienveillance, ou du moins de la courtoisie. Tout à l'heure, quand vous m'avez interrompu, j'allais vous dire que le pauvre asile de ma Jeanne est respecté par moi à l'égal du plus saint des temples, mais à quoi bon! cela ne vous intéresserait pas.

Revenons à ce qui est surtout notre affaire. Il est utile, Madame, il est indispensable que je vous expose ma situation après vous avoir exposé celle de Jeanne.

Je n'ai pas de courage contre ma mère. Je consentirais à vivre malheureux le restant de mon existence pour écarter de moi la malédiction dont elle m'a menacé. Mais, à part cette malédiction, je suis prêt à tout braver pour conquérir mon bonheur, qui est celui de ma Jeanne.

Vous seule, en ceci, Madame, pouvez venir à mon aide. Et si je suis ici, c'est que j'ai compté sur vous. Elle m'avait écouté sans m'interrompre. Je m'arrêtai de moi-même. Elle se renversa dans son fauteuil en balbutiant:

—Sur moi! vous avez compté sur moi!

Dès longtemps une crainte s'était éveillée en elle. Je la voyais pâlir. Mais cela ne m'inspirait aucune pitié. Je me disais: Voilà que les choses changent bien! c'est à son tour de souffrir.

Et j'étais content. À chaque minute qui s'écoulait, je me sentais plus impitoyable. Mon amour était en moi comme une férocité.

Olympe n'ajouta rien. Ce fut moi qui repris la parole.

J'expliquai en termes nets et modérés l'engouement sans bornes qui entraînait ma mère et mes sœurs vers Mme la marquise de Chambray. Je ne dis point quel était à mes yeux le principal motif de cet entraînement. Je ne voulais plus blesser, je voulais vaincre.

J'appuyai sur la confiance qu'on avait en Mme la marquise, sur le culte à la fois frivole et sérieux dont on l'entourait. On avait fait un rêve féerique, on m'avait vu, moi, Lucien, dans une sorte d'apothéose, aborder le firmament où brillait l'étoile. On m'avait vu fiancé, puis époux.

Mais que fallait-il pour faire évanouir ce rêve?

Un mot, un seul mot de Mme la marquise....

Ici, je m'arrêtai encore. Olympe resta muette.

Elle ne protestait pas. Ma vaillance s'en accrut. Je poursuivis:

—Ce mot, vous le prononcerez, j'en suis sûr, Madame. Vous le devez. Vous devez davantage et je n'ai pas tout dit.

Le fol espoir de ce mariage était le grand obstacle à mon union avec Jeanne. Nous venons de supprimer cet obstacle.

Mais l'espoir mort, l'espoir qui attirait à vous, restent les craintes qui éloignent de Jeanne. On lui reproche sa pauvreté, son isolement, son néant. Vous avez tout ce qu'elle n'a pas, Madame. Vous êtes riche, vous êtes entourée, vous êtes reine dans ce monde qui la dédaigne parce qu'il ne la connaît pas.

Elle est votre parente. Rien ne sera plus simple que de lui prêter votre appui.

Qui donc s'étonnera si vous lui tendez la main, fut-ce un peu tardivement? Il est toujours temps d'accomplir un devoir. Vous prendrez l'orpheline sous votre aile. Vous la présenterez, et de votre main le monde l'acceptera....

Pour la troisième fois, je m'arrêtai.

Je n'avais pas conscience de mon audace, non, j'avais parlé comme si j'eusse soutenu la plus simple des thèses.

Olympe avait les yeux baissés maintenant. Elle se tut encore.

Et moi—Geoffroy, vas-tu le croire?—je repris:

—Vous serez sa sœur aînée, Madame, presque sa mère, puisqu'elle n'en a plus. Mais je n'ai pas exprimé toute ma pensée. À l'instant, je vous disais: vous êtes riche. Vous savez que ma mère tient à la fortune....

—Ah! ah! fit Olympe qui releva la tête.

Elle semblait n'en pas croire ses oreilles.

De fait, M. Louaisot lui-même, au moment où il me vendait son talisman, n'avait certes pas deviné jusqu'où j'en pousserais l'usage. Je te répète que les paroles me venaient comme cela. Je discutais en homme qui use d'un incontestable droit.

Mes souvenirs sont précis comme l'était mon argumentation. Je puis noter ce détail que je rapprochai familièrement mon fauteuil pour répondre à l'exclamation de Mme la marquise.

—Ne vous méprenez pas, dis-je en souriant. Vous me connaissez. Ai-je besoin de spécifier qu'il n'y a ici aucune question d'intérêt matériel?

—Bah! fit-elle. Alors je ne comprends pas.

—Ce que je veux, Madame....

—C'est une donation entre vifs, n'est-ce pas?

—Fi donc! Je n'ai jamais pensé....

—Qu'à mon testament, fait en faveur de Mlle Jeanne? C'est encore bien de la bonté de votre part!

—Madame, repris-je sévèrement, je n'ai pensé à rien, à rien qui puisse motiver vos sarcasmes. Il ne s'agit que d'une apparence. En mon nom comme en celui de Jeanne, je vous déclare que nous n'accepterions rien de vous. Mais il faut que ma mère consente, et pour qu'elle consente il faut qu'elle croie Jeanne votre héritière, au moins pour une part.

—Pour une bonne part? demanda-t-elle les lèvres serrées. Je répondis:

—Pour une part convenable.

Sur ce mot elle éclata de rire si brusquement et d'une façon si provocante, que j'en serais resté décontenancé en tout autre moment. Mais à cette heure, j'étais d'acier.

—Il le faut! dis-je tout uniment.

Et je reculai mon fauteuil à sa première place.

Elle riait toujours, mais cela ne sonnait déjà plus franchement. Dans sa méprisante gaieté on aurait pu voir l'inquiétude qui renaissait. Moi, j'attendais, tranquille, les mains croisées sur mes genoux. Quand elle fut lasse de rire, elle me demanda, gardant avec peine son accent de moquerie:

—Et pourquoi le faut-il, cher M. Thibaut?

—Parce que je le veux, répondis-je.

Je ne dis pas autre chose. Ce qu'il y avait dans mes yeux, je n'en sais rien, mais son regard se déroba sous le mien.

—Ah! fit-elle avec lenteur, vous le voulez!... Alors vous croyez avoir les moyens de me contraindre?

—Je le crois, répondis-je.

Il est vrai que j'ajoutai un instant après:

—J'en suis sûr.

La contenance d'Olympe avait peu changé jusqu'à ce moment. Son effroi, si réellement elle en éprouvait, se dissimulant derrière un redoublement de hauteur.

Elle me dit en relevant les yeux sur moi d'un air de froid défi:

—Voyons vos moyens, M. Thibaut.

—Je n'en ai qu'un, Mme la marquise, répondis-je, mais il est bon: je sais votre secret.

Elle fit effort pour garder son sourire.

—Vous êtes plus avancé que moi, alors, prononça-t-elle, d'un ton léger qui n'était plus qu'un reste de fanfaronnade: je ne me connais pas de secret.

J'avais sur les lèvres les paroles cabalistiques que M. Louaisot de Méricourt m'avait vendues au prix de 3.000 francs, mais quelque chose me retenait de les laisser tomber.

Ce n'était pas défiance du talisman: depuis que j'avais parlé de secret, Mme la marquise de Chambray vibrait sous ma main comme une feuille au vent.

Je sentais le tremblement de sa conscience.

Oh! certes, cette femme avait un secret, peut-être plusieurs. Les plus mauvais soupçons que j'avais pu concevoir autrefois d'une façon passagère, revenaient et prenaient racine en moi.

Non, ce n'était pas défiance, c'était plutôt excès de confiance en l'efficacité du levier que j'avais dans ma main.

L'arme était trop lourde, l'instinct de ma profession me le disait. J'avais pudeur d'en écraser une femme....

Geoffroy, je viens de faire allusion à mon état de juge. Ce mot me fait mal à écrire. Je ne me souviens pas d'avoir commis une autre mauvaise action en toute ma vie. Ceci était une mauvaise action.

Plus mauvaise parce que j'étais un juge.

Ma profession affilait dans ma main l'arme à moi livrée par l'homme de la rue Vivienne.

Si j'eusse été dans l'exercice public de ma fonction je n'aurais pas hésité. Dans l'intérêt social qui lui est confié, un magistrat a droit d'agir autrement qu'un simple citoyen. L'utilité de tous, opposée au désastre mérité d'un seul est l'éternelle excuse de certains agissements judiciaires.

Comment n'aurait-il pas le champ libre, les coudées franches, la conscience débridée celui qui cherche la vérité pour le compte de tous les honnêtes gens, à l'encontre d'un seul malfaiteur?

Et pourtant, bien des fois, dans l'exercice public de mes fonctions, la répugnance m'a saisi au collet.

Bien des fois je me suis dit: Ce sont là d'adultères accommodements. Le Mal est toujours le Mal, même quand on l'emploie comme outil pour produire le Bien.

Ici, toute excuse professionnelle me manquait. J'agissais pour moi, pour mon amour qui était moi-même.

J'hésitai. Ma conscience me criait: «Arrête!» Mais ma passion, parlant plus haut encore, me montrait l'avenir sous son voile de deuil.

C'était ici une occasion unique. Si je reculais, tout était perdu.

Et là-bas, dans ce pauvre réduit où chaque minute pouvait la dénoncer et la déshonorer, je vis ma petite adorée qui me regardait à travers ses larmes souriantes, et qui me disait: «Je n'ai plus que toi pour défenseur.»

Qu'aurais-tu fait, toi, Geoffroy?

J'avais à proférer un mensonge, car le talisman était vide, comme ces pistolets non chargés qui effraient les voleurs de nuit.

J'avais à dire: je sais, et je ne savais rien.

Geoffroy! est-ce que tu aurais laissé mourir ta Jeanne?...

Voici ce qui arriva:

Depuis que je ne parlais plus, Olympe me guettait de ses grands yeux avides. Elle voyait bien comme je souffrais; elle pouvait compter les gouttes de la sueur froide qui baignait mon front.

Elle crut que je m'étais avancé au hasard.

—Lucien, fit-elle tout bas et presque tendrement, n'est-ce qu'un jeu? un jeu cruel? Avez-vous tendu à votre amie d'enfance le piège qui vous sert, à vous autres juges, pour prendre les criminels? Lucien, répondez-moi, je peux encore vous pardonner.

Elle avança la main. De son propre mouchoir, elle essuya l'eau glacée qui coulait sur mes tempes.

Cela me redressa comme si une main d'homme m'eût sanglé un soufflet au visage.

—C'est un duel entre vous deux! m'écriai-je, saisi par une exaltation soudaine, un duel à mort entre celle que j'aime et celle que je hais! Vous êtes la plus forte, dix fois, cent fois la plus forte! Vous avez tout ce que prodigue l'enfer: l'or, la beauté, la science de la vie, et le monde imbécile vous grandit encore de son respect. Elle n'a rien, elle est seule, le mépris de ce même monde va l'accabler en face de vous, elle est brisée d'avance! Elle ne saurait se défendre contre vous, puisqu'elle est la faiblesse et que vous êtes la force. Pourquoi donc ne me mettrais-je pas au-devant d'elle pour empêcher un assassinat? Pourquoi ne vous arrêterais-je pas comme un bouclier? Et si ce n'est pas assez, comme une épée?

—Lucien, Lucien! fit-elle on va vous entendre.

Je la repoussai, car elle s'était levée et venait vers moi plutôt étonnée qu'effrayée, et comme on s'approche d'un enfant pour le calmer.

Je venais de tomber dans ce qui ne fait jamais peur: la déclamation.

La rage me mordit: la grande, celle qui est froide.

Rien qu'au son changé de ma voix, je vis Olympe redevenir pâle quand je répliquai:

—Vous avez raison, Madame, il faut parler bas. Si tout le monde était dans le secret, je ne pourrais plus vous le vendre.

—Le vendre! Et c'est vous qui parlez ainsi! murmura-t-elle, cherchant éperdument une arme pour parer ce coup qu'elle voyait suspendu dans mes yeux. Elle crut l'avoir trouvée, car elle ajouta:

—C'est affreux! Si j'en usais comme vous, si je vous dénonçais au président Ferrand, votre chef et mon ami....

Ce fut à mon tour de rire. Le nom du président Ferrand venait mal.

—Écrivez-lui cela, interrompis-je, écrivez-le lui de la main gauche.

Elle recula jusqu'à chanceler contre son fauteuil.

Cela ne m'arrêta pas, j'achevai:

Et dites-lui dans votre lettre: destituez bien vite M. Lucien Thibaut, car il sait l'histoire du codicille... J'aurais voulu continuer que je n'aurais pas pu. As-tu vu bondir une bête fauve?

Elle se jeta sur moi comme une lionne et ses deux mains pesèrent sur ma bouche.

Et jamais de ma vie je n'oublierai ce regard,—le regard qu'elle lança, tout en me bâillonnant, au portrait de feu M. le marquis de Chambray, dont le visage sévère et pâle pendait à la muraille au-dessus de nous....

J'ai dû reprendre haleine, Geoffroy, comme un lutteur épuisé.

Geoffroy, je fis cela. J'ai cru que je ne parviendrais pas à te le dire.

Juge-moi comme tu voudras, mais n'abandonne pas Jeanne. Elle ignorait tout. Elle n'est pas ma complice.

Geoffroy, Geoffroy, je sentais contre mes lèvres les mains de cette femme, plus froides que celles d'une morte.

Elle tremblait si fort que j'en étais secoué de la tête jusqu'aux pieds.

Et ses yeux, convulsés par un strabisme effrayant, semblaient cloués au portrait de son mari décédé.

Je la regardais avec une indicible épouvante. Deux cercles se creusaient sous ses paupières. Ce n'était pas blême qu'elle devenait, c'était verte.

Et toujours belle—à la façon des tragédiennes qui expirent savamment.

J'eus peur, en conscience j'eus peur de la voir mourir là, devant mes yeux.

Il me sembla un instant que ma raison vacillait dans mon cerveau, mais je n'eus pas d'absence mentale.

Au contraire, je restai dur comme un marbre.

Geoffroy, j'ai été un magistrat. Toi, tu as jeté sur la vie humaine le regard doublement espion du diplomate et du romancier.

À nous deux, saurions-nous répondre à cette question: Qu'y a-t-il dans la conscience de Mme la marquise de Chambray?

Si elle avait pu me tuer en ce moment, je serais au fond d'un cercueil.

Ses yeux quittèrent enfin le portrait et revinrent me frapper comme deux poignards.

Elle était belle, toujours plus belle! Comment avoir pitié?

Oh! je ne me repentais pas! Jeanne bien aimée, je t'avais sacrifié la fierté de mon âme. Tu ne savais même pas l'étendue de mon sacrifice. Tu pouvais encore sourire.

J'avais envie de revoir Jeanne, maintenant que ma tâche était accomplie....

On sonna à la porte extérieure.

Olympe se rejeta en arrière et passa la main dans ses cheveux pour refaire sa coiffure.

Puis elle appela Louette d'une voix que je ne connaissais pas. Elle dit:

—Je n'y suis pour personne.

—C'est que, objecta Louette qui nous dévisageait tous deux, c'est la mère.... Mme Thibaut.

—Pour personne! répéta Olympe.

—C'est différent, dit Louette, qui se retira, non sans marquer sa surprise. Je n'avais ni parlé ni bougé.

Quand Louette fut sortie, Olympe essaya quelques pas. D'abord elle chancelait, puis elle se raffermit. J'épiais ses yeux. Ils ne se dirigèrent plus une seule fois vers le portrait. Après deux tours de salon, elle regagna son siège où elle s'installa avec une apparente tranquillité. L'effort qu'elle faisait sur elle-même ne se voyait presque plus. Elle disposa les plis de sa robe avec la grâce qui lui était ordinaire et me dit très doucement.

—Lucien, vous m'avez fait beaucoup de mal.

—Je l'ai vu, répondis-je.

—Refuseriez-vous de m'apprendre qui vous a dit cela?

—Mon Dieu non... commençai-je.

Et le nom de Louaisot me vint à la bouche.

Mais je me ravisai à temps pour achever tout naturellement:

—C'est tout le monde et ce n'est personne. Au palais, nous savons ainsi beaucoup de choses.

Le mensonge entraîne, c'est certain. Compromettre ma robe en tout ceci était encore un acte coupable. Mais ma réponse porta coup. Olympe fut frappée presque aussi violemment que la première fois. Seulement, elle garda mieux les apparences.

—Pensez-vous, me demanda-t-elle, que M. le président soit aussi instruit que vous?

—Je n'en sais rien, répliquai-je.

Elle garda un instant le silence, puis elle reprit:

—M. Thibaut, vous avez été ma première et peut-être ma seule affection. Répondez-moi sans irritation ni forfanterie. Vous croyez avoir une arme dans la main. Feriez-vous usage de cette arme contre moi?

Je répliquai:

—Je vous réponds avec calme, Madame. J'userai de cette arme si vous ne faites pas ce que je veux. Les paroles étaient dures, mais ma voix tremblait. J'étais à bout d'énergie.

Olympe le vit bien. Elle se leva aussi digne, aussi tranquille que si elle eût été importunée par l'impuissante menace d'un mendiant.

—Vous êtes un lâche, M. Thibaut, me dit-elle. Au palais dont vous parlez, ils ont un mot pour flétrir le genre de vol que vous essayez de commettre chez moi. Votre arme ne vaut rien, vous en serez pour votre honte. C'est uniquement en considération de votre mère que je ne vous fais pas chasser par mes valets. Sortez d'ici et n'y rentrez jamais!

Son geste impérieux me désignait la porte.

J'obéis sans répondre un seul mot.

Dans la rue, ma bonne mère me guettait en faisant mine de se promener avec mes deux sœurs.

Elles m'entourèrent aussitôt, et ma mère s'écria:

—Eh bien! Innocent des innocents, était-ce donc si difficile?

Mes sœurs ajoutèrent en passant leurs bras sous le mien:

—Beau fiancé, quand vous êtes là, on barricade les portes. À quand la noce?

Pièce numéro 44

(Billet écrit par la marquise de Chambray, non signé.)

23 juillet, onze heures du soir.

À M. Louaisot de Méricourt à Paris.

Prenez le train express, toute affaire cessante. Je vous attends demain. Pas d'excuse.

Pièce numéro 45

(Dépêche télégraphique. 23 juillet, onze heures et demie du soir.)

M. Louaisot, rue Vivienne n°... Paris.

Recevrez demain billet, non avenu. Restez.

Olympe.

Pièce numéro 46

(Écriture de Lucien, mais pénible et difficile à lire. Sans signature. Sans date ni adresse.)

M. Geoffroy de Rœux a toute raison de s'étonner, mais il est prié de considérer: 1° que M. Lucien T. n'est pas dans un état de santé normal; 2° que l'homme de la rue Vivienne avait donné à entendre au même L. T. que Mme la marquise de C. avait pu faire, de manière ou d'autre, un tort considérable à Mlle Jeanne.

On croit pouvoir dire que ce tort, en tant que matériel, avait trait à la succession de M. le marquis. Mlle Jeanne était héritière au degré utile.

La carrière judiciaire de M. L. Thibaut a été de tout point honorable.

Sa vie privée est également sans reproche.

Quant à l'affection cérébrale dont il est atteint, elle n'est pas très bien définie par la faculté. Quelques médecins la désignent sous le nom de métapsychie.

Ce n'est pas du tout un genre de folie, mais cela diminue la responsabilité du sujet dans une certaine mesure.

Le fait assurément condamnable qui est confessé ci-dessus par M. L. T. lui-même, avec une entière franchise, ne doit peut-être pas être jugé selon la rigueur de la morale ordinaire.

On n'excuse pas ici l'action, qui est mauvaise, on met M. Geoffroy de Rœux en garde contre l'erreur d'une sévérité absolue.

Il est constant, en effet, que dans les moments de forte émotion les métapsychiques n'ont pas l'entier usage de leur raison.

D'autre part, la supercherie que M. L. T. s'est laissé entraîner à employer, s'entoure de circonstances atténuantes que M. Geoffroy de Rœux saura grouper de lui-même sans qu'on prolonge ici cette plaidoirie.

M. L. T. a été bien cruellement éprouvé depuis lors. On espère que M. Geoffroy de Rœux ne lui retirera pas son estime.

Note de Geoffroy.—Cette pièce si singulière arrêta un instant ma lecture. Il était quatre heures du matin, et le sommeil rôdait autour de mes paupières.

Lucien devait être en état de «métapsychie» quand il avait écrit cela.

Il y parlait de lui-même à la troisième personne, avec la compassion qu'on éprouve pour un tiers, plus malheureux que coupable.

Après avoir lu cette note, je laissai errer ma pensée en arrière, rappelant à ma mémoire des faits et des impressions oubliés depuis longtemps.

Je revis, mieux que je ne l'avais fait encore, le Lucien de notre enfance, si bon, si naïf, si généreux!

Parmi nos autres compagnons d'étude et de plaisir y en avait-il un seul capable de plaider avec tant de timidité une cause gagnée?

Non, il fallait être mon pauvre, mon cher Lucien Thibaut pour s'accuser ainsi amèrement et humblement, d'avoir usé du droit de légitime défense.

Frapper une femme répugne toujours, mais c'était pour défendre une jeune fille.

Ce que pouvait être cette jeune fille importait peu puisque sa pureté, pour Lucien, égalait celle des anges.

Je lui donnai mon absolution de bon cœur. S'il faut le dire, même, cette aventure qu'il avait menée grand train, en définitive, ajouta singulièrement à mon affection pour lui.

Je l'en aimai mieux à la fois pour ses remords et pour son crime.

Les remords prouvaient l'exquise délicatesse de son cœur, mais la bataille avait été rondement livrée—et gagnée, malgré ce dernier geste de Mme la marquise, cachant sa détresse sous l'insolence et mettant à la porte son vainqueur.

Je n'étais pas plus sorcier que Lucien par rapport au cas de cette adorable dame: que diable pouvait-il y avoir dans son passé?

Je m'accuse d'avoir un peu bâillé en songeant ainsi. Morphée était le plus fort, décidément: et quand je tournai la page, je ne m'en donnais pas pour un quart d'heure avant de me laisser aller dans ses bras.

Je continuai pourtant:

Pièce numéro 47

(Écriture de M. Louaisot, non déguisée, sans signature, sans date ni adresse.)

Bien touché, agneau! Au milieu du rond! Vous allez recevoir des nouvelles de la dame de pique.

Je parie un franc qu'on fera quelque chose de vous. Tenez-vous ferme!

Pièce numéro 48

(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)

Yvetot, 25 juillet 1865.

À M. Lucien Thibaut, en ville.

Je vous prie, mon cher M. Lucien, de vouloir bien m'accorder une entrevue. J'espère encore qu'elle peut être amicale.

J'aurais quelques explications à vous demander avant d'entamer ce procès qui pourrait avoir pour vous de si graves conséquences. (Les deux mots ce procès remplaçaient les deux autres mots cette guerre qu'on avait raturés avec soin.) Veuillez agréer tous mes compliments empressés.

Mention écrite de la main de Lucien au bas de la lettre: «Sans réponse».

Pièce numéro 49

(Écrite et signée par la marquise de Chambray.)

27 juillet,

Mon cher Lucien,

Cette lettre vous sera remise en mains propres par Louette. Vous voudrez bien au moins m'en accuser réception.

J'ai eu vis-à-vis de vous un mouvement de vivacité que je regrette. Nous aurions mieux fait l'un et l'autre de discuter froidement.

Mais vous me rendrez cette justice que je n'ai pas abusé de votre confidence. Mme Thibaut ignore toujours ce que vous cachez dans votre cabinet de toilette.

Tenez, Lucien, vous avez été le meilleur ami de mon enfance. Je ne puis m'habituer à vous regarder comme un adversaire (ce dernier mot remplaçant ennemi, raturé).

Je ne me refuse pas du tout à faire quelque chose pour cette malheureuse enfant à qui, vous ne l'ignorez pas, j'ai déjà témoigné de la bienveillance.

Venez me voir. Votre mère ne sait rien, pas même notre brouille.

Au bas de la lettre, de la main de Lucien: «Sans réponse».

Pièce numéro 50

(Écrite et signée par Lucien.)

À Mme Rouxel, fermière au Bois-Biot, près Yvetot.

27 juillet 1865.

Ma bonne dame, Mlle Jeanne Péry, qui a déjà demeuré chez vous avec sa mère, désire passer quelques jours dans la petite maison qui est pour elle si pleine de souvenirs. Préparez, je vous prie, son ancienne chambre. Je vous la conduirai demain. Mlle Péry est en grand deuil et comptera sur vous pour lui épargner les visites importunes.

Pièce numéro 51

(Écrite par la marquise de Chambray, mais non signée.)

À M. Louaisot de Méricourt. Paris.

27 juillet 1865.

Sachez au plus vite si votre ancien petit clerc J.-B. Martroy a reparu en France. Il m'arrive une chose si extraordinaire que j'en perds la tête. Je ne peux pas vous expliquer cela par écrit.

Répondez, s'il se peut, courrier pour courrier au sujet de Martroy. Il n'y avait que lui—et vous....

Vous, je ne peux vous soupçonner, puisque votre intérêt....

Mais, brisons là. Il faudrait que vous fussiez atteint de folie. Répondez.

P. S.—Où en est l'instruction pour l'affaire du Point-du-Jour? J'ai peur maintenant d'en être réduite à frapper le grand coup.

Pièce numéro 52

(Écrite et signée par Lucien.)

À M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne, à Paris.

Yvetot, 27 juillet 1865.

Monsieur,

Vous m'en avez trop dit, ou vous ne m'en avez pas dit assez. Je suis sans autre fortune que le petit bien de feu mon père, mais je peux prendre hypothèque et me procurer une somme assez ronde.

Faites-moi savoir, je vous prie, quel prix vous exigeriez pour me fournir un renseignement complet au sujet des paroles qui ont produit un si grand effet sur Mme la marquise O. de C.

J'ai l'honneur de vous saluer.

Pièce numéro 53

(Écriture ronde de copiste. Pas de signature. Timbrée à Paris, place de la Bourse, levée de six heures, soir, 28 juillet.)

À M. L. Thibaut.

Mon joli juge, le reste du renseignement vous coûterait dans les trois ou quatre millions, au bas mot, et ça vaut bien ça.

Le petit bien du défunt papa serait trop court, même au prix où est le beurre.

Dame, je ne dis pas, c'est une histoire bien curieuse, allez, et qui vous divertirait comme un bossu. Quand vous serez en possession de vos moulins, de vos étangs, de vos châteaux, polisson de grand propriétaire-sans-le-savoir, on pourra voir à vous vendre le dénouement de l'anecdote en question.

Pour le présent, on vous a dit juste ce qu'on voulait vous dire, rien de plus, rien de moins, et ça suffit.

Vous voyez bien que ça suffit, puisque la princesse de Navarre met les pouces.

J'ai quelqu'un pour la corbeille de noces. Quand vous en serez là, n'oubliez pas que je réclame la préférence.

Est-ce que vous n'avez jamais songé à vous faire assurer sur la vie? Ça dédommage une pauvre petite veuve.—Mais peut-être que ce sera un veuf qu'il y aura consoler.

L'affaire engraisse. Elle a trois mentons. Ah! Quelles marionnettes nous sommes entre les mains du hasard! Surtout quand quelqu'un de moins idiot que ce vieux clampin de Destin prend la peine de tirer nos ficelles!

Je vous salue d'amitié.

Pièce numéro 54

(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)

Yvetot, 29 juillet.

À Mlle Jeanne Péry, au Bois-Biot.

Mademoiselle et chère cousine,

J'apprends que vous habitez tout auprès de nous et je m'en félicite de bien bon cœur, puisque cela me donne l'occasion d'entrer en rapport avec vous.

Des circonstances qui ne provenaient ni de mon fait, ni du vôtre, nous ont séparées du vivant de vos parents, néanmoins je n'ai jamais cessé d'avoir pour vous une vive et sincère sympathie.

Je crois vous en avoir donné une preuve aussitôt après la mort de votre chère mère. C'était peu de chose, il est vrai, mais cela suffisait dans le premier moment de votre deuil, et par la suite je comptais faire davantage.

J'apprends aujourd'hui seulement le motif qui vous a portée à quitter la maison de mes respectables amies, les dames de la Sainte-Espérance. Vous avez voulu vous rapprocher de l'homme que vous aimez et qui vous a promis mariage.

Je ne suis point de celles qui croient devoir prendre des gants pour parler de ces choses, Mademoiselle et chère cousine. Je suis du parti de l'amour quand il est honorable et légitime. J'imite en cela Notre-Seigneur qui protège l'amour pur et le bénit.

Celui qui a su toucher votre cœur est une noble et belle âme: je le connais depuis plus longtemps que vous. Cela me donne le droit d'entrer dans vos affaires à tous les deux plus intimement que s'il ne s'agissait que de vous.

Car vous ne m'avez rien confié, tandis qu'il m'a rendue dépositaire de son secret, qui est aussi le vôtre.

Malheureusement, entre vous deux, un obstacle se dresse: la volonté, ou plutôt le préjugé d'une excellente mère, et l'asile que vous avez choisi au Bois-Biot, pour attendre des jours plus favorables ne convient, ce me semble, ni à vous, ni à M. Lucien Thibaut.

Il s'est adressé à moi—et faut-il tout dire, lorsqu'il l'a fait, vous étiez encore plus mal logée qu'au Bois-Biot;—il s'est adressé à moi, la compagne de son enfance, et il m'a dit: «Venez à notre secours.»

Quoi de plus simple? Je l'eusse fait pour Lucien tout seul, ma chère cousine—laissez-moi parler avec cette familiarité qui grandira entre nous, je l'espère,—car j'ai pour lui une véritable affection, mais je le ferai plus volontiers encore pour vous,—et surtout pour moi.

Pour moi qui, seule ici-bas désormais, ai si grand besoin d'une amie, d'une sœur!

Je suis votre aînée, j'essaierai de vous guider dans le monde où est votre place; le hasard m'a mise à la tête d'une fortune assez considérable, nous la partagerons; enfin, je crois avoir sur la famille de Lucien une assez grande influence: je la consacrerai tout entière à vous concilier l'amitié de sa mère et de ses sœurs.

Je ne pense pas que vous puissiez repousser des offres si naturelles, faites si cordialement et avec tant de plaisir.

Venez donc quand vous voudrez, et le plus tôt sera le mieux, ma bien chère petite cousine. L'hôtel de Chambray vous est tout grand ouvert.

Préférez-vous que j'aille vous chercher?

On travaille depuis ce matin à disposer les pièces qui seront votre appartement.

À bientôt. Je vous espère avec impatience, et en attendant le plaisir de vous recevoir, je vous prie d'accepter mon baiser de grande sœur.

Pièce numéro 55

(Anonyme. Écriture déguisée, la même que celle de plusieurs numéros anonymes ci-dessus. Sans date.)

À M. Louaisot, à Paris.

Je vous avais demandé si Martroy, votre ancien clerc, était de retour en France. Vous ne m'avez même pas répondu.

Serait-ce donc vous qui m'avez porté ce coup, homme terrible, être inexplicable? C'est vous, ce doit être vous. Quelqu'un mourra de cela.

J'ai du feu plein le cœur. Je crois que je l'aimais. Est-ce possible? non. Mais cela est. Je l'aime. Il m'a frappée, savez-vous, avec vigueur et sans miséricorde. Il est homme, il est fort. Il aime admirablement.

Aussitôt cette lettre reçue, vous ferez le nécessaire auprès du juge qui tient l'instruction de l'affaire Rochecotte. Que justice se fasse! Plus de pitié criminelle! Cette fille m'a vaincue et perdue. Je la veux morte.

Pièce numéro 56

(Écriture de Louaisot, sans signature. Pas d'adresse.) Ce vendredi.

Douce madone,

J'ai bien reçu vos deux honorées à leur date, et j'en ai pris bonne note.

Ça chauffe donc? Vous voilà mordue? Je plains l'agneau qui a eu le bonheur de vous plaire. Voilà un métier!

Où diable voulez-vous que je pêche mon Martroy? Je l'ai cherché plus d'une fois dans les souterrains de Paris, car il avait son utilité—et son danger, mais je n'ai jamais trouvé trace de lui.

L'absinthe a dû le régler depuis longtemps.

Quant à vos insinuations sous forme d'invectives, je plane au-dessus de tout ça. Quel est le fond de la profession? La conscience. Qu'est-ce qui en fait l'ornement? La minutie dans la délicatesse.

C'est vrai, je nourris l'affaire, mais à qui la faute? J'avais proposé une association loyale. On m'a laissé à mes pièces. Je travaille.

J'ai mis un ruban rose autour du cou de l'affaire et je la mène paître comme un beau petit mouton.

Quant à l'instruction du Point-du-Jour, c'est fait. Vous êtes obéie, ô belle reine!

Mais il ne faut pas aller là-dedans comme une corneille qui abat des noix. Le terrain des cours (d'assises) est glissant. J'ai trouvé quelque chose de plus important que feu Martroy.

Elles avaient vendu la boîte à ouvrage, pendant la dernière maladie de la mère. Alors, vous comprenez, le détail des ciseaux tombait dans l'eau et se noyait comme un plomb.

Mais, pensez-vous, souveraine princesse, que j'aie chez moi, dans mes écuries, une mule pour ne rien traîner! Pendant que la minette était à la maison, Pélagie l'a confessée. Nous avons eu le nom du brocanteur qui avait acheté l'objet. Alors, pas et démarches d'abord infructueux, puis couronnés de succès.

J'ai la boîte à ouvrage depuis hier. Je l'ai bien reconnue: fabrique anglaise, jolis petits estampages gravés, marque de la manufactory: un petit chien entre les deux initiales S. W.—Birmingham.

Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage. La boîte voyagera en même temps que ma lettre.

Qu'est-ce qu'on offrira à papa pour une attention si mignonne?

Allons, soyez tranquille, superbe lionne, aimez, détestez, caressez, écorchez et dormez sur les deux oreilles. Fiez-vous à moi. La petiote n'assassinera plus personne, pas même vous.

P. S.—Vous êtes priée d'envoyer le nerf de la guerre, s.v.p. Confiez trois ou quatre chiffons à la poste, en attendant que je fasse le compte de mes frais. Chargez votre lettre pour qu'elle ne passe pas au bureau des détournements. Admirons la poste comme institution, mais ne nous fions jamais à ses pontifes.

Pièce numéro 57

(Écrite et signée par la marquise de Chambray.) Yvetot, 1er août 65.

À M. L. Thibaut,

Lucien, je ne sais pas pourquoi j'ai mieux aimé capituler devant cette enfant que devant vous.

Avec elle je n'ai pas eu de peine. Il n'y a rien de sa faute. Sait-elle seulement le mal qu'elle m'a fait?

Et vous, Lucien, et vous, saurez-vous jamais à quel point vous m'avez méconnue?

On n'est pas frappée deux fois ainsi. Du premier coup vous m'avez brisée. Hier encore je vivais par l'ambition, par l'amour, partout ce qui fait vivre, aujourd'hui, je suis morte.

Ambitieuse, ai-je dit? C'est vrai, mais non pas pour moi: ambitieuse pour un autre.

À cet autre j'avais lié en rêve mon avenir. Nous sommes des folles, oui, toutes, même les plus sages. À cet autre j'avais sacrifié ma jeunesse. Pour lui, pour lui seul je m'étais vendue, presque enfant que j'étais, à l'homme respectable que j'ai servi, soigné, aimé comme un père.

Cet autre-là, en effet, je le voulais riche, brillant, heureux, le plus riche, le plus brillant, le plus heureux—tout cela par moi.

On ne doit jamais se vendre. Je suis punie justement. Mais était-ce par vous que je devais être punie?

Lucien, ceci est ma dernière plainte. Ne craignez plus rien de moi, pas même un reproche. Je suis morte—morte. Vous avez brisé tout ce qui était en moi, espoir ou désir. J'ai l'âme broyée, Lucien. Je n'y saurais même plus trouver de haine.

Ne vous défiez pas de mes offres à cette enfant. C'est à vous que je les fais, et c'est de l'obéissance. J'agis selon que vous avez ordonné. Et je n'ai pas de peine à cela. J'abdique mon restant de jeunesse, ma fortune qui m'a coûté si cher, ce qu'on appelle mes succès du monde, je renonce à tout cela, Lucien, en renonçant à ma dernière espérance.

Il n'y avait que cette espérance en moi. Le reste n'est rien, je le donne.

Non pas en apparence comme vous le souhaitiez pour fléchir la résistance de votre chère mère, je le donne en réalité.

C'est elle—je n'ai pas encore pu écrire son nom—c'est elle qui me succédera, non pas après ma mort, mais de mon vivant.

Votre mère l'acceptera, je me charge de cette tâche.

En échange de ce que je vais souffrir, je ne vous demande qu'une seule chose: Lucien, connaissez-moi enfin.

Regardez ce qu'il y avait pour vous dans mon cœur!

Pièce numéro 58

(Écrite et signée par M. Amyntas Pivert, substitut.)

Cabinet du procureur impérial.

Yvetot, 1er août 1865.

À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la Seine, Paris.

Cher Maître,

Je vous ai minuté ce matin la réponse officielle de notre petit parquet à l'espèce de mission rogatoire dont Vos Hautes Puissances parisiennes avaient daigné nous investir, pour l'affaire Fanchette. J'y ajoute quelques lignes moins graves pour me rafraîchir un peu le sang.

Toujours la bienveillance même, notre cher président! Pensez-vous qu'il ait eu vingt ans, à l'époque? Il a la distinction de la momie. Au reçu de votre seconde lettre, qui réclamait un supplément d'enquête, il a dit:

—Voilà un petit Cressonneau qui va bien! mazette! Il veut gagner un galon dans cette instruction-là. Tâchez de lui lever son gibier, Pivert.

Il a regardé ensuite la carte photographique, jointe au dossier et il a ajouté:

—Quelle drôle de petite bonne femme! Ça ne ressemble pourtant ni à Lacenaire, ni à Papavoine. Les temps sont durs, Messieurs! si ces demoiselles se mettent à percer leurs Arthurs comme des écumoires avec leurs ciseaux, le Pays latin ne sera plus tenable. Est-elle assez gentille, au moins, cette perruche!

Il vous dit ces choses-là du ton de Cicéron embêtant Catilina. C'est un original. Nous le verrons sous peu à la cour d'appel.

Mais le fait est qu'elle est à croquer, dites-donc, Cressonneau, cette petite chacalo! Quand vous l'aurez trouvée, n'allez pas vous laisser empaumer!

Foi de gentilhomme! comme nous disions jadis en sortant de la Porte-Saint-Martin, les soirs de Mélingue, je n'avais pas besoin de la permission du patron pour tâcher de vous être agréable. J'ai fait ce que j'ai pu. Le ban et l'arrière-ban de nos observateurs invalides ont été mis sur pied. J'ai armé en guerre toute notre police—pauvre régiment, le Royal-Bancroche! J'ai lâché jusqu'aux gardes-champêtres!

Néant! Royal-Bancroche est rentré bredouille et tout essoufflé. Nous n'avons pas ici une jeune personne, sédentaire ou voyageuse, qui ressemble de près ou de loin à la photographie.

Désolé, cher Maître, de n'avoir pu mieux faire. Je ne veux pas du moins vous leurrer, et je vous dis franchement: il faut chercher ailleurs. Fanchette n'est pas chez nous.

Je suis d'autant plus triste d'avoir si mal réussi—remarquez l'habileté de la transition—que j'avais un service à vous demander.

Voyons! soyez clément, heureux Cressonneau, vous qui fleurissez sous les rayons du soleil, et songez combien il y a loin de notre misérable petit parquet au ministère de la Justice.

Il s'agit de mon pauvre avancement. Je voudrais «gagner un galon» comme dit le président Ferrand en parlant de vous.

L'occasion y est.

Hélas! je ne demande pas encore à me rapprocher de Paris, cœur et cerveau du monde. Mon ambition ne va qu'à gonfler sur place.

J'expose:

Nous avons ici un juge—celui justement qui aurait dû s'occuper de votre affaire, mais qui, depuis des mois et des mois, ne s'occupe plus de rien,—un juge, dis-je, M. Thibaut—Lucien,—assez bon garçon, fort instruit, galant camarade, ayant, dit-on, des protections convenables et suffisamment bien vu de notre président.

Vous allez croire qu'un pareil gaillard est en passe de me laisser son siège en grimpant un échelon?

Pas du tout. Au contraire.

Ce que je viens de vous dire doit être mis au passé. Il était tout cela, il ne l'est plus. Pour le présent, il a reçu sur la tête je ne sais quel coup de mailloche qui le rend propre à s'en aller, et voilà tout.

On peut dire que notre président le soutient ici à bout de bras, car il est brûlé au palais de la tête aux pieds.

Vous me demanderez quel est son crime? Il n'y a pas de crime. Ce qu'il a fait, enfin? Je n'en sais rien, ou plutôt je le sais mal.

Vous n'êtes pas sans connaître, roué que vous êtes, le danger d'avoir mis sa jeunesse dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.

Tel est d'abord le cas du pauvre diable. Jusqu'à l'âge de vingt-huit ans, il a vécu comme un ermite. Encore, les ermites commencent-ils à baisser dans l'opinion, mais le collègue Thibaut était un ermite du bon temps et de la bonne sorte.

Première qualité d'ermite!

C'est gandilleux, vous savez? Un beau jour saint Antoine est tenté, ça ne manque jamais.

Ça débuta comme un roman champêtre. On se rencontra derrière une haie. Il y eut des chèvrefeuilles de cueillis, et l'ermite Thibaut, prenant le mors aux dents, jeta tout à coup son capuchon par-dessus les moulins.

Le modèle de toutes les vertus se mit en goût subit de cabrioles, laissa de côté sa besogne, planta là son métier et fit des fugues jusqu'à Paris pour suivre sa bucolique.

Or, il y a une Mme veuve Thibaut qui voudrait bien marier ce grand fils-là pour le ranger; et il y a une marquise Olympe de Chambray—ne rions plus, Cressonneau. Celle-là est une vraie merveille et marquerait même à Paris,—qui ne demanderait pas mieux que de ranger le même grand gars.

On dit cela et ce doit être vrai, car c'est étonnant comme ces innocents ont toujours les mains pleines d'atouts!

Mais rien n'y fait, l'ancien ermite ne veut absolument pas entendre raison. Il se cramponne à la bucolique qui jouit d'une réputation détestable, et on dit: Voilà le nœud—en latin infandum ou chose qui peut provoquer la retraite forcée d'un inamovible,—on dit qu'il a pris avec lui la bucolique et qu'il la cache à tous les yeux dans le grenier de son domicile légal.

Je n'y ai pas été voir, et je dois même ajouter que personne n'a vu la bucolique.

Mais ce bruit court, on ne parle que de cela dans Yvetot. Mme veuve Thibaut est peut-être la seule qui n'en sache rien.

Cher Maître, vous croyez bien, je suppose, que je ne suis pas capable d'une dénonciation. Je vous répète, à vous qui êtes mon camarade et mon ami, des choses vraies ou fausses, qui sont littéralement la fable de la ville....

J'ai été interrompu par l'arrivée d'un renseignement. La bucolique, qui s'appelle Mlle Jeanne Péry, a quitté le domicile de M. Thibaut pour se retirer dans une ferme des environs—où elle est, en quelque sorte, cloîtrée.

M. Thibaut seul est admis à la voir.

Vous voyez qu'il est difficile de se compromettre plus maladroitement.

Arrivons à la conclusion de cette longue lettre qui vous dira au moins le fond de ma pensée: je n'ai aucun sentiment d'inimitié contre M. L. Thibaut; je me regarderais comme le dernier des drôles si je faisais la moindre des choses, fût-ce un simple nutus pour l'aider à glisser hors de son siège.

Mais enfin, si les événements tournaient contre lui, comme il y a apparence, s'il était forcé de donner sa démission ou même simplement de quitter le ressort....

Je vous rappellerais notre vieille amitié dans un billet courtois et bien senti, en vous disant: «Cher maître, l'heure est venue. Vous qui êtes sur les lieux, donnez-moi un coup d'épaule.»

Pièce numéro 59

(Écrite et signée par Mlle Agathe Desrosier.)

À Mlle Maria Mignet, aux bains de mer d'Étretat (Seine-inférieure).

Yvetot, le 24 août 1865.

Ma chère Mariquita,

Je vous remercie bien des détails que vous me donnez sur ce paradis aquatique dont vous devez être le plus joli ange. Je vous vois d'ici sur votre grève, avec votre capot rouge et votre lorgnon pince-nez, posé à la crâne—sur l'oreille. Les Parisiens doivent en devenir fous et les Parisiennes en mourir de rage.

Figurez-vous que M. Pivert, le substitut précieux qui vous déplaît parce qu'il s'appelle Amyntas, de son petit nom, nous répète tous les soirs à la promenade qu'Étretat n'est qu'un petit tas de macadam, pris entre deux pierres percées.

Vous allez le détester bien davantage.

Il dit que la grève, ou plutôt le galet a été jeté là, après avoir servi pendant des siècles à l'Opéra-Comique.

Il ajoute que le Casino est une masure et qu'on est obligé de mettre des sabots pour descendre se baigner.

Enfin, selon lui, faut écrire à Paris quand on veut manger des crevettes fraîches.

Quant à la société, le même précieux M. Pivert (Amyntas) affirme qu'elle est poivre et sel, moitié biches, moitié bonnetières.

Quelle mauvaise langue! Il n'est pas sot. J'aime bien mieux vous croire, ma chère, puisque vous avez dansé avec un duc.

Mais pour mon compte, si j'avais à me baigner, je préférerais Trouville. Au moins, les journaux publient le nom des ducs qui y dansent.

Nous avons dansé aussi dans notre humble Yvetot, si désert et si terne, depuis que vous autres élégantes l'avez abandonné. Il y a eu un, deux, trois bals pour le mariage de Dorothée. Je ne vous parlerai que du troisième, donné par la vicomtesse.

C'était tout uniment superbe: orchestre complet, tous les orangers dans l'escalier, on avait loué jusqu'à des lustres. Et des glaces à gogo! j'en avais le cœur affadi.

Quand on en mange trop, ce n'est plus bon du tout.

Dorothée avait l'air d'une corbeille. La toilette ne lui va pas.

Son mari n'est pas trop mal pour un blond fade, mais il a les oreilles désourlées.

Sidonie était en rose passé, avec son matelas de cheveux crépus. Elle est plus longue que jamais. Elle faisait horreur. M. Pivert a dit qu'elle avait l'air d'un peuplier qui a un nid de pie. Il est méchant.

La sous-préfète avait sa garniture de point d'Angleterre. L'une portant l'autre, elles ont beaucoup servi toutes les deux, la garniture et la sous-préfète.

Les trois Thibaut, mère et filles—je vais vous reparler tout à l'heure de la famille, ma chère,—s'étaient fagotées de leur mieux. La bonne femme avait son fameux velours épinglé d'avant la première révolution. Célestine portait la parure omnibus en petites pierres violettes: c'était son tour. Julie avait un paquet de myosotis qui criait à tous les messieurs: pensez à moi, pensez à moi, sur l'air des lampions!

Quand je songe qu'elles se donnaient les gants de nous fiancer toutes les deux, vous et moi, à leur grand nigaud de frère!

Joli parti! parlons-en! C'est bon pour une perle fine comme Mme la marquise de Chambray.

Croyez-vous que je plaisante? à moitié tout au plus. Je veux bien rayer perle, mais fine, ah! ma chère, demandez plutôt aux héritiers de feu son bonhomme de mari!

Elle était là dans toute sa gloire. C'est bien étonnant tout de même qu'une pareille femme ait eu quelque chose pour ce flandrin de Lucien. Elle avait ses bracelets, son diadème, sa rivière et ses aigrettes. Fermez les yeux. Sa toilette était arrivée le matin même de Paris. Il y en a qui n'ont pas besoin de tant d'embarras pour être passables.

Mme la marquise n'était pas seule, elle avait amené avec elle sa nouvelle amie, habillée aussi par Würtz.

Je vous entends, bonne chérie, vous ne savez plus où nous en sommes. De qui parle-t-on là? qui est cette nouvelle amie? Écoutez donc, il y a une histoire. Je l'amène tout doucement.

Nous ne sommes pas à Étretat, nous autres, nous restons chez nous tout l'été comme des malheureux,—mais nous avons des aventures!

Mariquita, ne faites pas la petite bouche. Je vous préviens que c'est extraordinairement curieux....

Encore plus curieux que cela, ma chère, surtout pour nous deux qu'on a mariées tour à tour à ce dadais de juge.

Voyons! laissez là pour un quart d'heure le Casino, revenez en idée à votre humble pays d'Yvetot, et tâchez de vous bien rappeler l'état de la question Thibaut au moment de votre départ.

Faut-il vous aider un peu? soit. Quand vous vous êtes envolée, la mère du plus beau des juges à marier avait déjà tourné casaque à vous, à moi et à l'interminable Sidonie. Célestine, qui était chargée de me monter l'imagination, avait fui comme une ombre, la romanesque Julie, qui avait mission de vous enflammer, était rentrée dans son nuage. Tous les efforts de la famille s'étaient tournés contre l'opulente Olympe.

Sous quel prétexte? D'où leur venait l'espoir d'escalader cette cime avec leurs courtes jambes? Était-ce tout simplement la folie particulière aux mamans enragées?

Non. Il y avait folie, mais ce n'était pas dans la maison Thibaut. La maison Thibaut a trop grand faim et trop grand soif pour être folle. La folie était chez cette femme, qui est la plus riche du pays, sans conteste, et qui attend, par-dessus le marché un héritage comme il n'y en a pas ailleurs que dans les contes de fées.

Celle-là qui pourrait prétendre à je ne sais quoi et se faire faire un mari sur commande s'est amourachée de qui? Du nigaud dont nous n'avons pas voulu, vous ni moi, chérie; elle nourrit, selon le bruit public, depuis sa première communion, une passion mystérieuse et irrésistible pour ce dadais de Lucien.

Voilà ce que vous pouviez savoir comme moi.

Mais ce que vous ignorez probablement, c'est que pendant cela, le dadais nourrissait de son côté, sans faire semblant de rien, une passion irrésistible et mystérieuse pour une petite personne que maman Thibaut appelait franchement «une coquine, fille de coquin et de coquine».

C'était sa phrase. Vous savez qu'elle a le parler gras.

Vous étiez au fait? Bon! Je ne me déconcerte pas pour si peu. Il m'en reste assez à vous apprendre. Vous allez voir qu'une lettre d'Yvetot peut être aussi bourrée d'événements qu'un courrier d'Étretat.

Patience! Je suis certaine au moins que vous étiez partie bien avant les cancans qui coururent touchant le séjour de la petite coquine dans la propre maison du sage Lucien, où demeuraient justement alors sa mère et ses sœurs.

Vous dressez l'oreille, pour le coup? Cela fit un scandale pitoyable. Un magistrat! chez lui! Moi, d'abord, je ne voulais pas y croire.

En ville, c'est déjà bien honnête, mais chez soi, ma chère, chez soi!

Eh bien! c'était vrai! allez donc donner le bon Dieu sans confession à ces saints-n'y-touche! Il lui avait fait un dodo devinez où? Dans son cabinet de toilette.

M. Pivert a vu le dodo.

Soyez juste, on ne devine pas des inconvenances pareilles, d'autant mieux qu'une belle après-midi toute la ville sut que M. Lucien Thibaut s'était rendu en habit noir et en cravate blanche à l'hôtel de Chambray, où il resta deux heures d'horloge, plutôt plus que moins.—Et les trois dames Thibaut l'attendaient dans la rue.

Il aurait fallu avoir tué père et mère, n'est-ce pas, pour ne pas conclure de là que M. Lucien, cédant aux larmes de sa famille, et pour se faire pardonner ses récents déportements, avait enfin demandé la main de l'amoureuse Olympe.

Ma foi, pendant vingt-quatre heures, la ville d'Yvetot, un peu à court de potins—c'est le mot nouveau de cette année, M. Pivert l'a rapporté de Paris—se raconta cette anecdote à elle-même.

On en parla à tous les étages de toutes les maisons, et le dodo de la petite coquine fut relégué au rang des fables....

Mais huit jours après, la nouvelle amie et cousine de Mme la marquise faisait son entrée à l'hôtel de Chambray, ma chère!

Ma chère, une entrée solennelle!!!

Et puis?... Pourquoi ces trois points d'exclamation?

Voilà. J'ajoute un mot et vous sautez au plafond:

La nouvelle amie et cousine de Mme la marquise s'appelle Jeanne Péry.

Comprenez-vous? La demoiselle au dodo, la petite coquine, fille de coquin et de coquine, selon l'évangile de Mme Thibaut?

Attention à retomber sur vos chers petits pieds, Mariquita, ma belle, en revenant du plafond! Est-ce assez drôlet? N'aurais-je pas pu en mettre six au lieu de trois, des points d'exclamation?

Mais ce n'est rien encore. Nous sommes chez Nicolet.

Cette Mlle Jeanne, tombant des nues, ou du second étage de la maison Thibaut chez sa cousine, pensez-vous qu'elle y soit en visite? Erreur. La demoiselle Jeanne est installée à chaux et à sable; elle ne s'en ira jamais, jamais, jamais.

C'est un pacte, une société, quelque chose comme une adoption.

Mme la marquise est la maman, Mlle Jeanne est le bijou de fille unique. On s'adore, on ne se quitte pas d'un instant, et il y a déjà dans la tenue de la superbe Olympe une petite idée de cette majesté, de cette résignation aussi,—et même de cette mauvaise humeur qui distingue certaines physionomies de mamans.

Les mamans qui regrettent.

Enfin, je vais écrire un mot qui sera le point sur l'i.

Madame la marquise ne danse plus.

Elle regarde danser Mlle Jeanne.

Qui danse avec M. Lucien!

Ouf! maintenant, je vais me relire, car j'ai peur d'avoir raté mon effet, comme dit M. Pivert. Il n'a pas toujours très bon ton.

Et figurez-vous qu'il est aux cent coups, ces jours-ci. Le parquet de Paris l'accable de besogne. C'est au point qu'il n'a pas encore vu la fameuse cousine et amie. Il en sèche....

J'ai relu, Mariquita. Je ne suis pas mécontente de ma chronique. Seulement, elle demande à être complétée.

Voilà un grand mois que tout cela dure. Mlle Jeanne règne et gouverne à l'hôtel de Chambray où M. Lucien Thibaut lui fait la cour ostensiblement, officiellement, au su et vu de toute la ville, avec l'approbation des autorités et de maman Thibaut qui ne l'appelle plus coquine.

On a vu des marquises de cinquante ans qui prenaient chez elle des héritières. Ça sert de chaufferette.

Mais une marquise de vingt-huit ans! mais la belle des belles, Olympe de Chambray! s'embarrasser d'un semblable outil! Réchauffer dans son giron une petite couleuvre qui hérite d'elle dès maintenant, qui lui prend tout—entre vifs,—tout! même son grand bêta de Lucien! Dame!...

Ma chère, il y a quelque chose là-dessous.

Le côté gai, ce sont les trois Thibaudes.

Les premiers jours, elles ne savaient pas du tout si c'était du lard ou du cochon. Elles flairaient au vent, étonnées, déroutées et très froides.

Mais cela a changé lestement. Mme la marquise a imposé son amie et cousine, et peu à peu, la maman, les deux sœurs, tout l'élément Thibaut enfin, a fait avec ensemble un quart de conversion.

C'est réglé désormais, Mlle Jeanne est l'idole. Mère Thibaut, Célestine Thibaut, Julie Thibaut, la caressent, l'adorent comme elles caressaient, comme elles adoraient autrefois la marquise elle-même.

Celle-ci s'est enfoncée d'un cran.

Tout le monde s'y prête, elle la première!

Vous seriez battue comme plâtre si vous parliez dodo ou coquine devant ces dames. Jour de Dieu! maman Thibaut vous laisserait plutôt tutoyer Olympe elle-même!

Vous croyez que j'exagère? Vous ne les connaissez pas, ces Thibaut! la bonne dame à déjà levé le pied à moitié hauteur de son ancien fétiche. Fiez-vous à elle, son pied fera le reste du chemin et passera par-dessus la tête de l'idole démissionnaire.

Et, en définitive, Mariquita, pourquoi Mme la marquise se laisse-t-elle faire? moi, j'ai déjà jeté vingt fois ma langue aux chiens. Nous ne sommes pas dans le pays des Mille et une nuits. Chez nous, ce qui est a sa raison d'être.

On s'y perd, surtout ceux qui connaissaient, comme nous, l'ancien caractère d'Olympe.

Cette petite Jeanne a-t-elle de la corde de pendu? Ou bien la conscience de Mme la marquise?... hein?

M. Pivert ne veut pas donner son avis là-dessus.

Il n'est pas content, ce pauvre précieux substitut. Le parfait Lucien branlait dans le manche. Le dodo semblait devoir l'achever et M. Pivert espérait sa place. Peut-être même qu'il l'avait demandée.

Mais maintenant, voilà que tout est régularisé. On parle très sérieusement de la noce, et Mme la marquise doit faire des avantages au contrat. Ce n'est pas avoir de la chance, j'entends pour ce pauvre Pivert.

Cherchez donc un peu, chère Mariquita, vous qui avez tant d'esprit pour deviner les rébus. Moi, de mon côté, je vous promets de me creuser la cervelle. S'il y avait un drame!...

Celle qui trouvera la première instruira l'autre. Je vous tiendrai au courant des événements.

Tous mes respects à M. le duc. À vous du meilleur de mon cœur.

P. S.—Est-ce qu'on meurt de bonheur? Le dadais garde la chambre. Les actions Pivert remontent.

Pièce numéro 60

(Écrite et signée par Olympe de Chambray.)

29 août.

À M. L. Thibaut.

J'apprends avec plaisir que le docteur vous a permis de vous lever demain.

Je vous envoie une lettre de notre Jeanne. La chère enfant ne pouvant plus vous voir a voulu vous écrire.

Êtes-vous content, Lucien? J'ai fait de mon mieux.

S'il n'y a pas d'indiscrétion, je voudrais voir le passage de la lettre de Jeanne où elle vous parle de moi. Je pense qu'elle doit vous parler de moi.

Ce n'est pas par curiosité. J'ai besoin de récompense.

Pièce numéro 60 bis

(Incluse dans la précédente. Écrite et signée par Jeanne Péry. Même date et même adresse.)

Cher Lucien,

Je suis si heureuse qu'il me vient des terreurs. Tout m'effraie. Quand j'ai appris, avant-hier, que vous étiez souffrant et alité, une crainte égoïste m'a saisie. Je me suis dit: Si j'allais rester seule!

C'est que je ne comprends rien à mon bonheur. Il y a des moments où je n'y crois pas, Olympe est pour moi plus qu'une sœur. Il me semble que ma mère elle-même ne m'entourait pas de si exquises tendresses.

J'avais été élevée à penser qu'elle nous méprisait pour notre infortune. Comme c'était injuste! Combien pauvre maman se trompait! Oh! si elle l'avait mieux connue, l'aurait-elle assez aimée!

Lucien, nous serions bien ingrats si nous ne lui donnions pas la première place dans notre cœur.

Mais qu'a-t-elle donc à tant souffrir, le savez-vous? Hier, je l'ai trouvée au jardin. C'était dans un endroit obscur et solitaire. Elle ne pouvait s'attendre à m'y rencontrer. Elle était assise sur un banc, elle avait la tête entre ses mains. Ce que je voyais de son visage me laissait dans le doute et je n'aurais pas pu dire si elle était courroucée ou désespérée.

Au bruit de mes pas, elle a retiré ses mains et j'ai vu qu'elle avait pleuré.

Elle a voulu sourire et me dire que j'étais folle, mais j'en suis bien sûre, Lucien, ses pauvres beaux grands yeux étaient rouges de larmes.

Elle! Olympe! la marquise de Chambray! si belle! si noble! si enviée! pleurer!

Que je voudrais avoir le moyen de guérir sa peine! Savez-vous qui cause son chagrin? Il ne se peut pas qu'elle ait des ennemis.

Nous parlons de vous sans cesse, elle sait qu'aucun autre sujet ne me plaît. Dimanche, elle me disait: «Je l'aime à cause de vous.»

Est ce vrai? Non. Elle veut dire peut-être qu'elle vous aime encore davantage; car elle vous aimait auparavant, puisqu'elle vous connaissait bien avant de me connaître.

Quelquefois aussi, elle amène la conversation sur ma mère. Elle m'écoute parler de ma chère morte.

Je l'aime tous les jours davantage. Je souffre à la voir triste, triste jusqu'au découragement. Et que puis-je pour la consoler, ne connaissant point son mal?

L'idée m'est venue que peut-être elle aime. Mais, en ce cas, serait-il possible qu'elle ne fût point aimée?

Lucien, mon Lucien, guérissez-vous bien vite et ne restez pas éloigné de moi. Dès que je ne vous vois plus, je crois faire un rêve. Est-ce bien croyable, en effet, Lucien? Vais-je être votre femme?

Nous nous sommes aimés dès le premier regard. Mais que d'obstacles il y avait entre nous! Pauvre maman qui vous aimait pourtant presque aussi bien que moi, me défendait toujours d'espérer. Nous voit-elle, Lucien?

Si elle nous voit, elle doit être heureuse.

Elle nous voit. Il me semble que je l'entends prier longtemps et ardemment pour Olympe.

Oh! priez, mère chérie, portez votre prière jusqu'aux pieds de Dieu. J'ai beau regarder en arrière, je ne vois qu'Olympe qui m'ait été secourable. Priez, ma mère, payez la dette de votre fille!

C'est si vrai, Lucien! Sans elle, nous serions encore tout au fond de notre misère.

Aussi, dès que je suis seule, une foule de questions se posent au-dedans de moi-même. La nuit, je les écoute comme des refrains:

Comment ai-je pu mériter de sa part cet intérêt si subit et si profond? Cette amitié précieuse qui me relève à mes propres yeux et surtout aux yeux des autres? Pourquoi ai-je souffert si longtemps loin d'elle? Pourquoi est-elle venue si soudainement à mon secours?

Je vous ai interrogé déjà bien des fois, jamais vous ne m'avez répondu.

Je croyais lire pourtant dans vos yeux que vous auriez pu me répondre....

Mais je cause, je cause et j'oublie le principal objet de ma lettre. Hier, votre chère maman est venue me voir avec vos sœurs.

Je dis me voir, car c'est moi qu'elles ont demandée.

Cela a fait sourire Olympe, qui n'en a témoigné aucun déplaisir.

Moi, j'en ai été un peu blessée.

Votre bonne mère a été charmante, oh! charmante. Et vos sœurs, donc! moi qui avais tant souhaité avoir une amie; m'en voici deux. Et quelles amies! Les sœurs de mon Lucien—mes sœurs!

Je vous le dis encore: je suis trop heureuse, cela m'épouvante. Je voudrais un petit chagrin pour désarmer la destinée, mais j'ai beau faire, de quelque côté que je retourne mon regard, partout, partout du bonheur! À bientôt, mon Lucien. Demain, n'est-ce pas?

Note de Geoffroy.—Cette lettre avait été lue et relue mille fois. Elle était presque effacée par les larmes.

Elle portait, au bas, cette mention de la main de Lucien: «Communiquée à Olympe selon son désir.»

Et en marge, également de l'écriture de Lucien, mais plus récente, cette autre mention: «Geoffroy est prié d'en avoir bien soin. J'ai eu de la peine à m'en séparer.»

Pièce numéro 61

(Écriture de la marquise. Sans date ni adresse.)

Je vous renvoie la jolie chère lettre de notre Jeanne. Merci, je suis récompensée, mais prenez garde à sa curiosité d'enfant.

Pièce numéro 62

(Écriture inconnue.)

Paris, 29 août 65.

À M. L. Thibaut, juge, etc.

En envoyant un bon de dix louis sur la poste à l'adresse indiquée, M. L. Thibaut recevra par le retour du courrier un renseignement qui vaut pour lui plus de dix mille francs. M. J.-B. Martroy, rentier, poste restante, à Paris.

Pièce numéro 63

(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)

29 août 1865.

Mlle Jeanne Péry de Marannes, à l'hôtel de Chambray en ville.

Quelle chère petite enchanteresse êtes-vous donc, Mademoiselle, pour m'avoir retournée comme cela, comme un gant? C'est que je ne passe pas pour être trop facile à retourner, au moins! Feu M. Thibaut m'appelait bien souvent entêtée. Et demandez à notre Lucien—car il est à nous deux, maintenant, bien plus à vous qu'à moi,—il vous dira si j'ai mon idée dans ma poche.

Ça se comprend. Quand on est restée veuve de bonne heure avec trois enfants, une position à soutenir et pas plus de rentes qu'il ne faut, on apprend à se défendre. Ah! mais oui, ma pauvre belle, j'ai été à rude école après le décès du papa! Mais ce n'est pas tout ça que je veux vous dire: nous sommes folles de vous, j'entends moi, Célestine et Julie, mais folles!

Voilà le mot lâché, faites-en ce que vous voudrez; je suis prête à en témoigner même en justice.

On s'instruit à tout âge, vous le savez, et la preuve c'est que j'avais d'affreux préjugés contre vous. Je suis si impressionnable! Je ne dis pas une pincée de préjugés, non, ni même une poignée, mais un plein panier.

Ils m'en avaient dit, ah! ils m'en avaient dit sur votre papa, sur votre maman, sur vous, est-ce que je sais, moi? la société est si mauvaise langue! Quant au papa et à la maman, le malheur est qu'on ne peut plus les fréquenter pour les mieux connaître. Je parie qu'il en faut bien rabattre! un quart, un tiers? Bah! la moitié, même les trois-quarts, et, peut-être le tout. La société... tiens! J'allais redire que la société est si mauvaise langue!

Mais, pour ce qui est de vous, ma petite, je mets ma main au feu qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tous ces cancans. Pas un traître mot! Si ça avait été vrai, est-ce que mon garçon aurait couché dans le jardin, à la fraîche, quand vous étiez dans le cabinet de toilette, pour ne pas vous effaroucher la pudeur? Il faut qu'une jeune personne inspire bien de la considération pour qu'on risque ainsi des rhumatismes, sans parler des catarrhes et fluxions de poitrine. Il l'a délicate.

J'ai dit tout de suite: on ne fait pas de ces choses-là pour la première venue. Et ces demoiselles aussi: j'entends Célestine et Julie. Et puis d'ailleurs, vos manières! Les manières, moi, c'est mon thermomètre pour savoir le temps qu'il fait sous la camisole d'une jeunesse. Je suis gaie. Je ne pèse pas mes mots chez l'épicier en passant. Avec des manières comme vous, pas d'inquiétude pour la conduite!

Je le disais aux minettes, j'entends Célestine et Julie: ces manières-là ça donnerait envie d'avoir un petit vicomte à lui offrir. Je ne plaisante pas, je le disais. Mais les vicomtes ne valent pas mieux que les autres, et nous sommes de la bonne bourgeoisie.

De la vraie, de la vieille. Si nous n'avons pas été aux croisades, c'est que nous étions libéraux un petit brin déjà dans ce temps-là. Pas des rouges, mais le drapeau de Voltaire et Louis-Philippe.

Voilà l'authenticité: Les Thibaut étaient échevins de Lillebonne sous Duguesclin. Mon mari en avait vu les titres chez son grand-père; malheureusement, la Révolution a tout brûlé sous la Terreur.

Je suis, de mon côté, une Pervanchois, de Bléré, près Tours, le jardin de la France: j'entends la Touraine. Pourquoi M. Thibaut avait été se marier si loin, c'est que la magistrature voyage et que je lui avais donné dans l'œil.

D'ailleurs, le garçon est juge. De là à conseiller il n'y a que le saut d'une puce. Et alors, on est décoré aussi forcément que si on en avait apporté la maladie en naissant. Ça vaudra bien la situation de vos comtesses et marquises au tas. Quoique je ne méprise pas la noblesse.

Il en faut dans un département.

Voilà donc pour la généalogie.

Quant à la fortune, outre que le garçon est le plus joli cavalier du ressort, quand il veut s'en donner la peine, nous n'avons jamais rien demandé à personne. Et pourtant ces demoiselles n'ont pas pour un sou de coton dans leurs corsets, preuve qu'on les a nourries. Je plaisante, parce que je suis gaie, mais c'est vrai tout de même. On vit bien à la maison, et rien à crédit.

Eh bien! quand Dieu me rappellera, vous partagerez, c'est la nature qui l'exige.

Sans compter les appointements du garçon qui augmentent d'année en année, par suite de son avancement régulier, au choix ou à l'ancienneté. Et une conduite! On s'en moque de lui, tant il est étonnant pour la conduite!

J'y vas carrément, comme vous voyez; je ne connais qu'une chose dans les affaires, c'est d'aller droit.

On vous racontera que j'ai essayé de marier le garçon. Je parie ma tête à coiffer qu'on vous a déjà parlé de Mlle Sidonie, de Mlle Maria, de Mlle Agathe, et peut-être d'une autre....

C'est bien entendu que ma lettre est pour vous, pas vrai, trésor? pour vous seule? pas d'enfantillages! Je m'épanche et je ne voudrais pas qu'on lût ma correspondance au prône.

C'est-à-dire, ma petite, qu'elles étaient toutes autour de lui comme des tigres. Nous ne savions à laquelle entendre. Moi. Célestine et Julie, nous ne pouvions plus mettre le pied dehors sans risquer d'être dévorées. Mais je t'en souhaite! Les héritières avaient beau se jeter à la tête du garçon, il n'y entendait d'aucune oreille. Méchante! vous savez bien pourquoi. L'aviez-vous coiffé assez serré du premier coup!

Il en a passé pour imbécile, ma petite. Et il y a un Pivert substitut, qui a demandé sa place pour le jour où on le mettra à la maison des écervelés. Il est joli, le Pivert, on l'empaillera.

N'écoutez pas les cancans. On me donne bien la migraine à moi, à force de propos. Ils sont là tous qui me chantent: prenez garde! renseignez-vous! réfléchissez! et surtout ne lâchez pas votre consentement avant de savoir au juste ce que la cousine—j'entends Mme de Chambray—fera au contrat.

Mais, dites donc, trésor, on ne traite pas quelqu'un comme elle vous traite pour la marier toute nue, pas vrai? Vous ai-je dit qu'il fallait garder ma lettre pour vous toute seule? Quand je veux qu'Olympe me lise, c'est à elle que j'écris. Nous causons de mère à fille, personne n'a à fourrer son nez là-dedans.

Olympe a du bon, c'est certain. Je défie bien qu'on me trouve quelqu'un pour rapporter que j'aie jamais dit un mot contre elle. Au contraire, je soutenais Olympe, les minettes aussi; nous disions au garçon: tu n'as qu'à te baisser pour la prendre. As-tu donc les deux yeux crevés pour ne pas voir ça? Vas-tu passer auprès de soixante mille livres de rentes—et elle a mieux!—sans seulement leur ôter ton chapeau?

Mais le garçon est plus fin que nous, avec son air chérubin. Dame! on n'est pas magistrat, on n'a pas l'estime de ses chefs les plus forts en droit pour ne pas voir plus clair que trois pauvres femmes.

J'étais coiffée d'Olympe, j'aime mieux vous l'avouer en grand. Et ces demoiselles, donc! Ça faisait pitié. À la maison, les murs parlaient d'Olympe. Je lui ai dit une fois—au garçon: Épouse Olympe, ou je meurs de chagrin sous tes yeux!

C'était à ce point-là.

Eh bien! pas de ça. Lisette! Le coquin m'aurait laissé mourir si j'avais été assez bête pour tenir ma parole. Il refusa mordicus. Il avait son trésor de petite Jeanne; Olympe ne pouvait qu'avoir tort. Vous voyez qu'il ne faut pas laisser traîner la lettre.

Quoique j'aie bien le droit de dire ma façon de penser, c'est le privilège d'un cœur de mère.

Alors donc, ma petite, en un mot comme en mille, je donne mon consentement des deux mains, risquant le tout pour le tout, dans l'espérance que votre cousine sera raisonnable. J'entends au contrat.

Il faut bien me comprendre: si je parle intérêt, c'est pour vous, car moi, il ne m'en reviendra ni froid ni chaud. Ça saute aux yeux.

Et je dois ajouter, parce que c'est mon opinion, que dans le cas où elle vous doterait convenablement—j'entends Olympe—ce ne serait pas encore une raison pour vous traîner à ses genoux dans des témoignages de reconnaissance ridicule.

La place de Mme Lucien Thibaut est de se tenir droite devant n'importe qui.

Allez! même devant la reine, s'il y en avait. C'est ce que j'appelle garder son quant à soi.

On accepte, mais on ne s'humilie pas.

Ah ça! ma belle, est-ce que vous croyez qu'Olympe est née d'hier? Elle en sait long! Quand elle fait quelque chose, ce n'est pas pour le roi de Prusse.

Vous me direz qu'un grand merci ne déshonore pas. D'accord, mais j'ai mon idée: la chandelle que vous lui devez n'est peut-être pas si longue.... Enfin, je m'entends.

Offrez-lui mes plus tendres compliments, mais brûlez la lettre.

Je ne l'aurais pas écrite, si elle n'était pas là toujours en tiers entre nous, car j'aime mieux parler la bouche ouverte que de barbouiller du papier. Mais elle ne vous quitte pas plus que votre ombre. C'en est insupportable. On dirait qu'elle veut empêcher les gens de vous approcher.

Enfin, qui vivra verra. Après la noce, nous aurons le temps de causer nous deux.

La noce! quel beau jour! J'arrange déjà dans ma tête les toilettes de ces demoiselles. Moi, je serai très simple, mais de bon goût. Cher petit ange! tenez, il n'y a pas à dire, c'est plus fort que moi: cinq nuits dans le cabinet de toilette, et le garçon sous la tonnelle! Et dans l'escalier, la fois qu'il fit de la pluie! Quel agneau! si je vous tenais, je vous mangerais de baisers.

Votre future mère qui vous aime bien, bien, bien.

P. S.—J'ai l'habitude de laisser une petite place pour Célestine et Julie. Aujourd'hui, j'ai pris presque tout le papier: elles se serreront.

Encore un gros baiser, mon amour de petite fille!

Pièce numéro 63 bis

(Mot de Mlle Célestine.)

Ma chère... Écrirai-je sœur?

C'est mon vœu le plus doux. Je n'ai jamais éprouvé pour personne une si tendre sympathie. Je vous brode un tour de cou, et je vous aime.

Pièce numéro 63 ter

(Mot de Mlle Julie.)

Ma chère sœur,

Moi, je l'écris tout couramment parce que je le souhaite ardemment. Si mon frère bien-aimé eût donné son cœur à telle jeune personne que je pourrais nommer, quel deuil pour mon âme! mais il a choisi celle vers qui d'avance toute ma tendresse s'élançait. Ô Jeanne, soyez la plus heureuse des femmes comme vous étiez la plus jolie, la plus suave des jeunes filles! Je vous fais des manches au crochet. Il ne me reste que la place d'un baiser, je l'y dépose.

Pièce numéro 64

(Anonyme.—Écriture inconnue. Sans date.)

À M. Thibaut,

Vous êtes bien près du précipice, allez-vous y tomber? Ce ne sera pas faute d'avoir été averti.

Une dernière fois, prenez garde. Ce mariage sera votre perte.

Il est temps encore.

Ne vous plongez pas vous-même au fond d'un horrible malheur.

Pièce numéro 65

(Anonyme.—Écriture de copiste.)

Paris, 29 août.

À M. L. Thibaut, juge, etc., etc.

Mon prince, veillez au gain! Je ne m'appartiens pas, j'appartiens au nourrissage de l'affaire. L'engraissage de l'affaire exige que je vous tourne casaque pour aller un peu du côté de la dame de pique. C'est une gaillarde, Mylord, et vous avez mis un jour votre pied sur sa gorge. Veillez au grain!

Pièce numéro 66

(Écriture de Lucien Thibaut.)

5 septembre 1865.

À Geoffroy.

Je devrais écrire plutôt «à moi-même», car c'est à moi que je parle.

Je me marie demain. C'est demain que je serai le plus heureux des hommes. Dire comment je l'aime est impossible. Jamais femme ne fut adorée ainsi. Je crois qu'elle m'aime également du plus profond de son cœur. Elle a peur, et moi je tremble.

Nous sommes fous. À moins que l'excès de la félicité ne ressemble à la souffrance.

Olympe est là, devenant tous les jours plus pâle. Ses yeux ont étonnamment grandi. Elle est belle à inspirer de la terreur.

Ma mère... quelle étrange chose! peut-on être à la fois bon et méchant? ma mère a écrit à Jeanne une lettre qui l'a troublée. Jeanne me l'a communiquée. Elle ne me cache rien. En lisant cette lettre, j'avais le rouge au front.

Qu'est-ce que Jeanne doit penser de ma mère?

Mais voilà ce qui me frappe le plus dans cette lettre:

Ma mère semble avoir entrevu quelque chose de la situation où nous sommes vis-à-vis l'un de l'autre, Olympe et moi.

Comment? Je n'en sais rien et ne puis le savoir. Ma mère a l'air de connaître, à tout le moins vaguement, l'oppression que je fais peser sur Olympe.

Elle était l'esclave d'Olympe. Le mois dernier encore, il n'y avait pour elle qu'Olympe. Maintenant tout cela est changé du blanc au noir. Elle abandonne Olympe ouvertement, cruellement, Olympe vaincue ne lui inspire ni sympathie ni pitié.

Pour un peu, elle l'accablerait.

Loin de s'étonner des bontés peut-être excessives qu'Olympe témoigne à Jeanne, ma mère trouve qu'il en faudrait davantage. Elle est insatiable et impitoyable. Elle ne s'en cache pas, elle s'en vante.

Hier, c'était la signature du contrat. Olympe, accomplissant à la lettre, ou plutôt bien au-delà de la lettre les conditions dictées par moi dans notre fameuse entrevue, a déclaré ses intentions par-devant notaire.

Elle a assuré à Jeanne des avantages que je ne veux même pas énumérer.

Je fais serment devant Dieu que jamais un centime de cet argent n'entrera chez nous. Ma femme mangera mon pain et ne mangera que mon pain.

Pendant que le notaire écrivait, ne réussissant pas toujours à cacher sa surprise, la sueur froide baignait mes cheveux, et dix fois, j'ai cru que j'allais me trouver mal.

Eh bien! ma pauvre bonne mère regardait non seulement comme tout simple qu'Olympe se dépouillât ainsi de son vivant, mais elle aurait voulu davantage.

Elle ne prenait point souci de le dissimuler. Les signes de son désappointement étaient visibles.

Elle aurait voulu l'hôtel de Chambray, le jugeant commode et très bien situé. Nous y eussions demeuré tous ensemble. Je crois que Célestine et Julie avaient déjà choisi leurs chambres.

Elle aurait voulu le château à la porte de Dieppe. L'été prochain, ces demoiselles auraient été toutes portées pour prendre les bains de mer.

Est-ce là simplement de l'aberration? ou bien savent-elles ce que j'ignore moi-même?

En sortant, j'ai dit à ma mère, qui se plaignait tout haut et fort amèrement:

—Mais enfin, Mme la marquise ne doit rien à sa cousine!

Elle m'a regardé entre les deux yeux. Sa figure était à peindre; mais je ne saurais dire ce qu'elle exprimait. Mes deux sœurs hochaient la tête en se pinçant les lèvres. Ma mère a enfin répondu sèchement:

—Ne vous faites pas encore plus innocent que vous ne l'êtes. Mme la marquise a l'âge de raison, je suppose? Si elle ne devait rien, pourquoi paierait-elle? Payer! Geoffroy, on me paye! Et moi, du moins, je sais qu'on ne me doit pas!

La nuit, j'ai rêvé que je voyais mon père et qu'il détournait de moi son visage. Mon père était un honnête homme.

Et vous aussi, Geoffroy, je vous ai vu. Vous êtes venu dans mon rêve. Je vous ai reconnu d'abord souriant et heureux, comme vous vous présentez toujours à ma pensée.—Mais bientôt vos traits se sont rembrunis et vous vous éloigniez de moi avec une méprisante compassion. J'avais beau vous crier: «Tout cela n'est qu'une feinte!» Je vivrai avec mon traitement comme devant. Nous ne garderons pas une parcelle du bien d'Olympe.... Vous ne m'écoutiez pas!

Mes mains jointes se tendaient vers vous; je disais encore: «Il fallait bien arracher le consentement de ma mère...»

Votre dédaigneux silence m'écrasait....

Oh! Geoffroy, il y a un mot dégradant que nous connaissons bien, nous autres magistrats, et qui désigne au palais le plus lâche des crimes.

Dans mon rêve des voix murmuraient ce mot ignominieux autour de mon oreille.

Faut-il le prononcer?... Chantage.... Moi! un juge!

Et de quel droit ai-je pesé sur cette femme? Tous les malheurs sont-ils donc criminels? Cette femme a un secret qui n'est peut-être pas coupable. Il y a des infortunes que l'on cache. Les lépreux marchaient sous un voile.

Et je suis venu vers elle qui a joué avec moi enfant, qui m'a aimé jeune fille, qui, femme, m'aime encore et davantage, je suis venu—j'ai posé mon doigt sur son malheur, sensible comme une plaie, j'ai appuyé—j'ai appuyé sans précaution ni mesure, comme les bourreaux du temps passé donnaient la question à leurs victimes, jusqu'à ce qu'elle m'ait dit: «Je suis vaincue! Ce que vous exigez, je le ferai!»

Geoffroy, aurais-je donc mieux fait de laisser mourir ma pauvre petite Jeanne?... car elle se mourait, croyez-moi, lentement et misérablement.

Si vous pouviez la voir relevée, rafraîchie, ressuscitée, on peut le dire, comme une fleur expirante à qui le Ciel a versé une goutte de sa rosée!

Elle est joyeuse, elle est heureuse, malgré les pressentiments qui rôdent autour d'elle et qu'elle traite de chimères.

Seigneur mon Dieu! s'il faut un châtiment, qu'il soit pour moi, pour moi tout seul!

Elle n'a rien fait, elle n'a rien su, mon Dieu! Mon Dieu! elle est l'innocence même....

Ce matin, Olympe m'a demandé encore: «Lucien, êtes-vous content?»

Ah! comme elle est changée! Comme ses yeux approfondis évitent de se fixer sur moi!

Elle a ajouté: «C'est demain, Lucien...»

J'avais envie de tomber à ses genoux pour implorer mon pardon.

Ma mère est entrée. Elle m'a remis une lettre que le facteur venait d'apporter.

Il m'en vient comme cela tous les jours, des lettres qui menacent et ne sont pas signées.

Je les cache, quand je ne les détruis pas.

En les lisant, je pense à Olympe—et à cet homme de Paris, celui qui me vendit l'arme mystérieuse avec laquelle j'ai frappé.

J'ai menacé, je suis menacé: c'est justice.

Mais Jeanne, Jeanne!...

Ils l'avaient attaquée. Elle n'avait pas de protecteur: je l'ai défendue. Hormis cette action que la nécessité commandait, ma vie a été celle d'un enfant solitaire. J'ai beau interroger ma conscience, je n'y trouve rien; jamais je n'ai fait le mal.

Et elle! Depuis que je la connais, je passe mes jours à sonder la limpidité de son âme. Elle, c'est le Bien. Elle est faite de candeur, de bonté, de franchise. À toute heure, elle me laisse regarder au travers de son passé, transparent comme l'histoire d'un ange. Elles mentent les lettres anonymes puisqu'elles me crient de m'arrêter comme si j'avais le pied au bord d'un précipice.... Demain, c'est demain. Le vin de ma félicité est versé, je tiens la coupe pleine. Le proverbe est-il vrai, Geoffroy? Y a-t-il si loin de la coupe aux lèvres?...

Pièce numéro 67

(Écrite et signée par Mlle Maria Mignet.)

Étretat. 5 septembre 1867.

À Mlle Agathe Desrosier, à Yvetot.

Ma chère Guéguette,

J'ai supérieurement bien compris vos adorables plaisanteries sachant par cœur, depuis le couvent, les fables de La Fontaine, et entre autres le Renard et les raisins.

Étretat est trop vert, bonne petite, voilà tout.

Je me sens incapable de vous exprimer à quel point je déteste votre précieux substitut. Il s'appelle Pivert: Dieu m'a vengée.

Il n'y a rien de grandiose au monde comme les deux portes, percées par la tempête dans les falaises d'Étretat. Honni soit qui mal y pense: la société y est charmante. Pas un seul Pivert; c'est à peine si on y trouve trois ou quatre journalistes, dont un est mon duc, je dois bien l'avouer.

C'est un duc littéraire de la Revue des Deux-Mondes.

Il a cinq ou six oncles à l'Académie française, trois au sénat et un à la Caisse d'épargne,—directeur.

Il ne ressemble en rien à un substitut, espionnant ses collègues pour passer juge.

Vous trouvez-vous suffisamment payée de votre grève en macadam et des crevettes pêchées chez Chevet? Moi, cela m'enchante de vous battre sur le dos du Pivert.

Quant aux biches, Mlle Agathe, il y a des mots que vous connaissez et que j'ignore. Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire. Passons à des sujets plus décents, s'il vous plaît.

Tous mes compliments, chère amie, mais cette fois de bon cœur: votre histoire du beau Thibaut, de Mme la marquise de Chambray et de Mlle Jeanne Péry est intéressante au suprême degré. Je l'ai lue d'un bout à l'autre à ces dames, et M. le duc a voulu l'entendre.

Il a applaudi des deux mains. Vous voilà en pied à la Revue, si vous voulez.

Le fait est que vous racontez de main de maître. À l'unanimité, Étretat vous a pardonné Pivert et vos impertinences.

C'est un succès. J'attendais impatiemment de nouveaux détails, car il est impossible que le drame n'ait point marché depuis le temps.

Sont-ils mariés? La magnifique Olympe a-t-elle piqué une tête dans un monastère? Piquer une tête n'est pas de mauvais ton ici, à cause des bains de mer.

Je parie que Mlle Célestine et Mlle Julie ont écrit à la petite les deux fameuses lettres qui commencent l'une par: «Ma chère... oserai-je tracer le mot sœur?» Et la seconde par: «Ma chère sœur, moi, j'écris le mot couramment, parce que je désire la chose ardemment.»

Quelle jolie paire de pestes! quand je pense qu'elles ont failli nous monter la tête à toutes les deux—et à toutes deux ensemble encore!

Mais comme les choses se rencontrent, ma chère! Pendant que j'attendais ici la suite de l'histoire au prochain numéro, l'histoire elle-même arrivait en tilbury à Étretat, ou du moins un aboutissant de l'histoire.

Si vous n'aviez pas été franche comme l'or avec moi, au sujet des ruses, mines et souterrains de l'ambitieux Amyntas, je vous aurais tout uniment foudroyée.

Figurez-vous que nous avons à Étretat un ami, ou plutôt un protecteur du cher substitut, si soigneux de son petit avenir, un Parisien, juge d'instruction, je crois, M. Cressonneau aîné.

Ce M. Cressonneau qui n'est pas trop mal appartient à la jeune école judiciaire. Il protège les arts, et s'empresse beaucoup autour de M. le duc, à cause de la Revue. La Revue, en effet, peut être utile à sa santé—il a pris vacance pour sa santé—qui s'appelle Mlle Spiegelmeyer, première chanteuse du théâtre royal de quelque part.

C'est une jolie blonde, très bien élevée, qui ne fume pas devant le monde. Elle voudrait un engagement au grand Opéra de Paris.

Vous concevez que M. Cressonneau traite le Pivert terriblement par-dessous la jambe, mais il a l'air de lui vouloir du bien au fond. Il dit qu'Amyntas n'est pas plus bête qu'un autre idiot de sa force.

Il ne sait rien, bien entendu, des aventures de Mlle Jeanne dans le cabinet de toilette ni à l'hôtel de Chambray, mais il nous a parlé en grand détail de l'autre affaire: celle pour laquelle le parquet de Paris s'était mis en rapport avec le parquet d'Yvetot.

Ma chère, voilà un drame! C'est à faire dresser les cheveux! N'envoyez jamais vos garçons étudier le droit ou la médecine à Paris, si vous en avez dans vingt ans d'ici. C'est trop dangereux. Quelle ville abominable!

Vous souvenez-vous de ce beau danseur dont on disait qu'il avait les mines du Pérou en expectative, M. Albert de Rochecotte? Vous n'avez pu l'oublier, il vous trouvait jolie. Il vint, la dernière fois, passer quinze jours justement chez Olympe. Il cousinait avec elle.

Que son exemple lamentable serve de leçon à tous les messieurs qui n'ont pas honte de fréquenter des couturières!

Oh! Guéguette, ma bonne petite, j'essaye de plaisanter, mais ma main tremble. Il a été assassiné, chez un traiteur, en dînant, assassiné avec une paire de ciseaux! Ça va faire une cause célèbre.

Dire que nos frères et nos... oserais-je écrire fiancés—style Célestine Thibaut—ne rougissent pas de se promener et même de prendre leur nourriture en cabinet particulier avec ces petites guenons-là! Quel goût! Les hommes sont vraiment trop pervers!

L'histoire de M. de Rochecotte en corrigera-t-elle au moins quelques-uns? On devrait lui donner une énorme publicité dans l'intérêt des familles.

Il parait que dans tout cela l'ambitieux Pivert n'avait pas montré un coup d'œil comparable à celui du lynx. On avait eu le tort de lui donner une mission de confiance et il n'a fait que des sottises.

M. Cressonneau dit que l'instruction a marché sans lui, malgré lui, car cette horreur de fille est cachée quelque part chez vous, on en est à peu près certain maintenant, et ce Pivert avait affirmé dans sa réponse au parquet de Paris qu'aucune jeune personne, ni à Yvetot, ni dans les environs, ne répondait au signalement envoyé.

C'était même mieux qu'un signalement, c'était une photographie de Nadar.

Sans s'expliquer catégoriquement, car les juges doivent garder une grande réserve dans ces sortes d'affaires, M. Cressonneau nous a laissé entrevoir que l'instruction était mûre, et que, sous peu, notre ville d'Yvetot serait témoin de l'arrestation de cette épouvantable créature.

Ainsi, my dear, vous allez encore avoir une histoire à raconter.

Vous avez raison de le dire: ce n'est vraiment plus la peine de courir le monde pour se procurer des émotions, puisque le hasard vous les sert à domicile.

En grâce, chérie, écrivez-moi, dès qu'il y aura la moindre des choses. Tenez-moi surtout au courant de l'arrestation de Mlle Fanchette—c'est le vrai nom de la tigresse qui se cacherait chez vous, dit-on, sous une autre étiquette.

Peut-être que vous la connaissez. Elle vous aura peut-être taillé un corsage ou donné de l'eau bénite à l'église. Non, tenez, ça fait frémir!

Et ne lâchez pas pour cela le drame Thibaut-Péry. La tournure que prend là-dedans l'incomparable Olympe est tout à fait incompréhensible. Est-ce qu'elle se serait aussi servie de ses ciseaux, une fois ou l'autre? Lucien est juge. Ces messieurs savent tant de choses!

Écrivez-moi beaucoup, beaucoup, sans négliger de bien danser à la noce. Un mot bien senti sur les toilettes qu'il y aura, s'il vous plaît.

P. S.—On m'apprend à l'instant que M. Cressonneau part pour Paris, mandé par dépêche télégraphique. Ça brûle.

Pièce numéro 68

(Extrait du journal Le Moustique, «courrier de la politique, de la littérature, du commerce, des arts et des tribunaux». Imprimé. Signé Midas.)

...Et voilà pourquoi l'administration française et généralement tous nos services publics inspirent une pitié pleine d'admiration à l'Europe entière!

Rien ne va, rien ne se fait. Nos bureaux sont si pleins d'employés inutiles qu'on n'y peut plus bouger.

Dès qu'on donne un ordre, vingt messieurs plus ou moins décorés se mettent en mouvement, non pas du tout pour exécuter cet ordre, mais pour trouver un moyen administratifs de charger l'exécution comme un paquet sur les épaules d'un collègue.

Ledit collègue, aussitôt chargé, cherche un voisin sur qui déposer son sac.

Et ainsi de suite.

Je connais, et vous aussi, un homme de lettres qui a fait le mois dernier quarante-sept employés, dix-neuf bureaux, seize escaliers et onze corridors au ministère des Finances, pour arriver à savoir qu'il ne saurait rien.

Mais, de temps en temps, nos organes officiels prennent la peine d'élever leur grande voix pour enseigner au monde cet Évangile: c'est à savoir que nos administrations sont parfaites, et que tout va pour le mieux dans le meilleur des gouvernements possibles!

Ces réflexions nous sont suggérées par le mécontentement public qui commence à se faire jour par rapport aux lenteurs inexplicables de la justice dans l'instruction du crime du Point-du-Jour: l'Affaire des ciseaux, comme on la nomme dans le peuple.

Voilà des mois et des mois que cette instruction dure. Au parquet, on ne parait pas être beaucoup plus avancé que le premier jour.

Ah! s'il s'agissait d'un procès de presse! à la bonne heure!

En Angleterre dont la mode est de blâmer le système judiciaire, il y a longtemps que ce serait fini,—mais on croirait en vérité que nos magistrats prolongent à plaisir l'émotion malsaine résultant de certains drames criminels.

Cela amuse le tapis! disent MM. les profonds politiques.

Voulez-vous savoir comment les choses eussent marché en Angleterre? Le coroner aurait fait la constatation du meurtre et l'enquête, ici:—un jour.

L'intendant de police, fonctionnaire responsable, aurait institué trois agents, quatre au plus,—responsables aussi—avec charge spéciale de mettre la main sur l'accusée, ci:—un jour.

Les agents spéciaux se seraient mis en campagne et la prochaine session du comté aurait vu le jury en face d'une coupable ou d'une innocente.

Voilà.

Mais c'est que, à Londres, ils n'ont pas ce congrès de vieilles perruques immorales qui dorment sur leurs sièges et ne s'éveillent que chez Mabile.

Vous souriez? Il n'y a pas de quoi. Vous doutez? Allez y voir. Hier, chez ledit Mabile, Mlle Freluche parlait vert entre deux simarres en bourgeois.

C'est que, à Londres, ils n'ont pas cette nuée de petits jurisprudents au biberon qui cotillonnent l'hiver et buvottent, l'été, les eaux de toutes les fontaines mal fréquentées.

Les juges restent chez eux, en Angleterre, chez nous, les plages d'Étretat, de Trouville, de Cabourg sont sablées avec l'argent du budget.

En Angleterre, il y a un homme pour une besogne, en France, il y a une besogne pour cent paresseux.

Lequel est le plus grand du scandale ou du ridicule?

Et qu'on ne nous taxe pas de malveillance. Notre indignation déborde, voilà tout.

Vendredi dernier—nous sommes au mercredi—un de nos collaborateurs qui n'est pourtant ni substitut, ni juge d'instruction, ni même officier de paix, a parié qu'avant huit jours, par lui-même et avec ses propres ressources, il verrait le fond de cet insondable mystère: le meurtre du Point-du-Jour.

Notre collaborateur a gagné son pari. Et il lui restait vingt-quatre heures de marge.

Avis à MM. du parquet. En trois jours, ni plus, ni moins, Le Moustique a trouvé tout seul ce que les armées combinées de la justice et de la police françaises cherchent en vain depuis une année.

Pièce numéro 69

(Communication du parquet de Paris.)

5 septembre 1865.

À M. le procureur impérial près le tribunal de première instance d'Yvetot.

Monsieur et cher collègue,

J'ai l'honneur de vous recommander très expressément cette affaire, qui doit être conduite avec énergie, mais aussi avec discrétion et discernement.

C'est la seconde fois qu'elle vient à votre ressort par délégation. Elle y avait d'abord été confiée à M. le substitut A. Pivert, dont les recherches n'eurent pas de résultat.

J'ai le regret de vous dire que ce jeune magistrat nous parait être la cause du non succès dont les journaux mal pensants abusent aujourd'hui si cruellement contre nous.

Sa réponse négative à toutes nos questions a, en effet, dérouté nos recherches, et la mauvaise presse tout entière, trouvant là une occasion d'assouvir sa haine, a produit un concert d'aboiements contre nous.

La réponse, dis-je, de M. le substitut A. Pivert, a tourné nos efforts d'un côté où ils devaient être infructueux. Il nous avait affirmé péremptoirement que la nommée Fanchette n'était pas et n'avait jamais paru dans votre arrondissement.

C'est une erreur que je n'hésite pas à qualifier de funeste. L'accusée est bien réellement chez vous. (Voir les dénonciations et avis ci-joints.)

Néanmoins, et malgré ce qui précède, le soin de l'affaire doit être laissé provisoirement à M. A. Pivert, attendu qu'il a eu entre les mains, et qu'il est probablement le seul, chez vous, pour avoir eu entre les mains le portrait photographié de l'accusée Fanchette, portrait unique au dossier, et dont l'instruction a dû disposer dans une autre direction.

Le portrait ne pourrait, par conséquent, pour le moment, être renvoyé à Yvetot. Ce détail est d'une grande importance.

Vous penserez comme moi, Monsieur et cher collègue, qu'il est urgent de mettre un terme aux attaques de plus en plus subversives des journaux. La fâcheuse erreur déjà mentionnée, leur a malheureusement donné prise en causant tout ce retard. Prenez bien vos mesures, je vous prie, en conformité des renseignements ci-annexés, et veuillez réfléchir que cette fois, la responsabilité d'une fausse manœuvre retomberait publiquement sur le parquet d'Yvetot. Je joins le mandat d'arrêt et les deux pièces dont il est question plus haut.

Agréez, etc.

Pièce numéro 70

(Copie du mandat d'arrêt, décerné, le 4 septembre, par le parquet de Paris contre la nommée Fanchette Hulot, accusée de meurtre sur la personne du sieur Albert de Rochecotte.)

Pièce numéro 70 bis

(Première pièce annexée au mandat. Anonyme. Écriture ronde de copiste. Sans date.)

À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la Seine, chargé de l'instruction dans l'affaire dite des Ciseaux.

Le Moustique vous a drôlement éreinté confrère.

J'éprouve un sentiment d'honorable compassion pour vos embarras.

Désirant y mettre un terme je vous fournis un renseignement assez précieux que je me trouve posséder par hasard. Voilà la chose:

La nommée Fanchette Hulot, ancienne maîtresse de feu M. A. de Rochecotte, s'est réfugiée à Yvetot (Seine-Inférieure).

Elle n'a pas quitté cette résidence depuis la fin de juillet, présente année.

Qu'on la cherche bien, dans la ville même, on l'y trouvera, j'en réponds.

Elle y est trop avantageusement occupée pour s'en aller ailleurs.

Pièce numéro 70 ter

(Deuxième pièce annexée. Anonyme.—Écriture inconnue.—Sans date.)

À M. le procureur impérial près le tribunal de la Seine.

Monsieur,

Un ami du malheureux jeune homme, assassiné dans un restaurant du Point-du-Jour, M. Albert de Rochecotte, passant par-dessus la répugnance qu'éprouve tout galant homme à dénoncer un être humain—surtout une jeune et jolie femme—vous fait savoir que la fille Fanchette Hulot, se trouve présentement à Yvetot, sous un nom qui n'est pas le sien.

Envoyez sur-le-champ quelqu'un qui la connaisse de vue ou qui soit nanti de son portrait.

Que ce quelqu'un ait de bons yeux,—et qu'il passe tout uniment en revue les personnes qui assisteront au mariage de M. le juge Lucien Thibaut avec Mlle Jeanne Péry de Marannes.

Ledit mariage est fixé au 6 septembre courant.

Je vous signe mon billet que votre délégué ne sortira pas de l'église les mains vides.

Pièce numéro 71

(Billet écrit et signé par M. Cressonneau aîné.)

Paris, 5 septembre, matin.

M. A. Pivert, à Yvetot.

Voici une occasion de vous réhabiliter, saisissez-la aux cheveux, ou vous êtes un homme démoli à tout jamais, ma vieille.

Ici, on voulait envoyer un agent à Yvetot. J'ai répondu de vous corps pour corps.

N'allez pas me faire mentir!

En suivant les instructions de la seconde lettre anonyme, c'est plus simple que bonjour. De l'œil! et tenez le mandat tout dégainé.

Pièce numéro 72

(Écrite et signée par Mlle Agathe Desrosier.)

Yvetot, le 6 septembre 1865.

À Mlle Maria Mignet, à Étretat.

Mariquita, ma chère, je tremble comme la feuille. Voyez comme j'écris, c'est à peine si je peux tenir ma plume.

Oh! quelle incroyable aventure! Qui aurait jamais pu s'attendre à cela!

Nous cherchions le mot du rébus, nous aurions bien pu chercher cent ans, mille ans aussi, sans le trouver... mais procédons par ordre:

C'est aujourd'hui, aujourd'hui même qu'a eu lieu la noce de M. Thibaut et de la cousine et amie.

Peut-on dire d'abord qu'elle a eu lieu?

Oui et non, ma chère.

Il serait impossible de prétendre qu'elle n'a pas eu lieu, vous allez voir.

Tout Yvetot était sous les armes. L'église était comble, jamais je ne l'avais vue si pleine, même un jour de Pâques, et ceux qui n'avaient pu entrer inondaient la place.

Nous autres, nous avions notre banc réservé, mais nous étions bien forcées d'attendre l'entrée de la noce pour nous glisser derrière elle dans l'église.

On se battait sur le parvis.

Était-ce sympathie pour les mariés, tout cet empressement? Nous n'aimons pas beaucoup les étrangers à Yvetot, et la petite est étrangère. Quant à M. Thibaut, c'est un garçon si sage! On ne s'intéresse pas à ceux qui ont trop bonne conduite. Non, ce n'était pas sympathie.

D'ailleurs on ne peut pas souffrir les trois Thibaudes.

C'était plutôt curiosité. Tenez, il y avait quelque chose dans l'air. Un temps superbe pourtant, mais est-ce que je sais, moi? ce beau soleil était à l'orage.

Certes, nul ne pouvait prévoir ni de près ni de loin ce qui est arrivé. Quant à moi, je ne me déguiserai pas en prophétesse; je n'en avais pas la plus légère idée, mais il courait dans la foule des frémissements et des pressentiments.

J'en ai eu. Et froid dans le dos, malgré la chaleur.

On dit que les Parisiens devinent l'émeute, il se peut que les provinciaux flairent le scandale.

Vous avez remarqué, chérie, que, chez nous, le chemin est court de la mairie à l'église[1]. Les deux monuments se touchent presque, il n'y a que la place à traverser.

Comme le ciel était radieux, toute la société d'Yvetot faisait comme nous et stationnait sur la place, en attendant que les nouveaux époux eussent fini de passer leur examen à la mairie.

On savait que le mariage religieux aurait lieu immédiatement après le mariage civil.

M. Pivert,—et si je vous parle souvent de lui, ce n'est pas ce que vous croyez, au moins, quoi qu'il y ait des noms beaucoup plus ridicules que le sien, c'est qu'il a un rôle, un très grand rôle dans l'histoire.

M. Pivert, donc, était avec nous par hasard.

Je l'aurais cru très curieux de voir la mariée, car les circonstances avaient fait jusque-là qu'il ne s'était jamais rencontré avec elle, mais il ne songeait pas du tout à la mariée, ni à rien de tout ce qui nous mettait en fièvre.

Il avait sa préoccupation à lui tout seul. Il était distrait, malheureux: sur des épines!

Il faut bien pourtant que je vous dise pourquoi. C'est toujours la fameuse affaire: l'affaire du Point-du-Jour ou des Ciseaux, comme vous voudrez l'appeler.

Ah! j'ai beau vous mettre sur la voie, ne cherchez pas à deviner, Mariquita, ma chère. Moi qui ai vu, vu de mes yeux, je suis tentée de ne pas croire.

Il y a donc que, ce matin même, par la première levée, M. Pivert avait reçu de votre Cressonneau, retour d'Étretat, un gros paquet officiel.

Le paquet contenait d'abord une verte semonce d'un des chefs du parquet de Paris, puis des pièces prouvant la présence de Fanchette Hulot à Yvetot, puis encore un mandat d'arrêt avec la manière de s'en servir, puis enfin quelque chose de poli et de précis qui disait à ce malheureux Pivert que s'il manquait son coup, cette fois, il serait mis à pied.

Vous jugez s'il était à la noce! Je méprise le jeu de mots qui pourrait jaillir de ce rapprochement.

Dans une des pièces que je viens d'énumérer, il y avait cette indication un peu bien mystérieuse: «Fanchette Hulot, qui se cache à Yvetot depuis deux mois sous un nom d'emprunt, assistera au mariage de M. Lucien Thibaut.»

C'était dit sous une forme encore plus affirmative, s'il est possible.

Or, ils n'étaient que deux ici pour avoir vu le fameux portrait photographié de Fanchette Hulot, envoyé dans le temps par le parquet de Paris—trois en comptant M. le président, mais celui-là reste dans son nuage. Il y avait M. Pivert et le commissaire de police.

Le commissaire de police a eu de l'avancement. Il est à Macon, à plus de cent cinquante lieues d'ici; impossible de le faire venir à temps pour la cérémonie.

Donc, toute la responsabilité pesait sur ce pauvre M. Pivert. Lui seul était chargé de regarder sous le nez toutes les demoiselles présentes à la fête, pour les comparer à quoi? à un souvenir.

On ne lui avait point réexpédié la photographie.

Ma chère, les substituts ne sont pas inamovibles!

Avec l'imagination que vous avez vous pouvez vous figurer l'état violent d'Amyntas.

Désormais, loin de marcher à la conquête du siège occupé par M. Thibaut, il sentait chanceler le sien sous lui.

Vraiment, il n'était pas sur un lit de roses et vous comprendrez désormais que peu lui importaient la figure et la toilette de la mariée.

Il regardait à tous les points de l'horizon, il entrait dans l'église, attrapant des bordées de malédictions, il en ressortait de même; il nous suppliait à mains jointes de le prévenir si nous apercevions une figure étrangère, une tournure qui n'appartint pas notoirement à la localité, un jupon, un caraco, un chignon....

Moi, vous savez, je suis bonne fille, je cherchais comme pour du pain, j'ai failli faire arrêter Sidonie, parce qu'elle n'avait pas son chignon de tous les jours.

Néant, ma chère. Il n'y avait absolument rien de suspect.

Yvetot tout entier était là; c'est vrai, mais il n'y avait qu'Yvetot. La France et l'étranger n'ayant point été prévenus, n'avaient pu envoyer chez nous leurs populations empressées.

M. Pivert suait littéralement sang et eau. J'avais envie de lui prêter mon mouchoir de poche. De temps en temps le malheureux murmurait à mon oreille, du ton que devait avoir Vatel au moment de se percer le sein: «Je suis perdu, Mlle Agathe! Je suis déshonoré!»

Mais tout à coup la foule ondule et s'agite sur la place, comme la mer entre les deux grandioses portes-fenêtres d'Étretat. (Votre lettre est dure, Mariette, nous en recauserons.) C'est la mairie qui s'ouvre, c'est la noce qui parait. Immense effet de curiosité. M. Pivert seul reste plongé dans son désespoir ahuri.

Décidément, cette Jeanne Péry est une bien jolie fille! Toute gracieuse de la tête aux pieds. Je voudrais trouver un terme de comparaison parmi nous autres, mais il n'y en a pas. Elle a les traits d'une délicatesse infinie et d'admirables cheveux blonds. Je crois qu'ils sont à elle.

Vous voulez savoir si elle est mieux que vous? curieuse! Si je vous disais la vérité, vous croiriez que je veux me venger.

Son costume de mariée lui allait à ravir. Elle a eu un succès.

Vous connaissez notre ancien Thibaut à nous deux, je n'ai pas besoin de vous le décrire. Il avait l'air un peu d'un lycéen qui a bu trop d'anisette pour la première fois de sa vie, mais on ne peut pas nier qu'il soit charmant garçon.

C'est un beau couple. Il n'y avait qu'un avis sur la place.

Au second rang venait la superbe Olympe. Superbe, c'est le mot, mais triste, mais accablée, mais vaincue. Je n'aurais pas cru qu'une femme pût être si pâle avant d'être morte.

Ses regrets sautaient aux yeux, ma chère. Elle aurait aussi bien pu prendre le deuil. Comment peut-on se donner ainsi en spectacle!

Au troisième rang arrivaient les trois Thibaudes....

Mais attendez! à la manière dont je m'exprime, vous pourriez penser que les mariés étaient ensemble et se donnaient le bras. C'eût été contre toutes les règles. La mariée avait un père d'occasion. Devinez qui?

M. le président Ferrand en propre original, avec sa figure de porcelaine. Ah! Monseigneur, quel honneur! Était-elle assez relevée, cette petite? Tout Yvetot a pu voir cela. Et le président avait l'air très aimable. Quel âge peut avoir un homme comme ça? Il épouserait encore qui il voudrait, vous savez?

Mme la marquise avait le bras du marié, bien entendu, puisqu'elle prend les rôles de mère. C'était le moins qu'on pût faire pour elle.

Où en étais-je? Aux trois Thibaudes, la mère et les filles. Vertuchoux, ces trois-là n'étaient pas pâles! Elles éclataient en rouge comme une pivoine entre deux coquelicots et leur insolent coloris faisait ressortir la blême beauté de cette pauvre Ariane, la marquise Olympe qu'un destin cruel condamnait à orner le triomphe de sa rivale.

Je ne plaisante pas, Mariquita, Olympe me faisait de la peine. Il me semblait qu'elle allait s'affaisser sous le poids de son gros chagrin. Pauvre chatte!

La Thibaudaille ne s'occupait aucunement de ce détail. On leur avait trouvé à chacune un bras de cousin campagnard. Vous eussiez dit qu'elles se mariaient aussi toutes les trois, tant il leur poussait de rayons autour du corps.

Vais-je oublier M. Pivert? C'était ici son suprême espoir: la noce! Il avait déjà fouillé, criblé et dévisagé l'assistance plutôt dix fois qu'une. Il ne lui restait plus à passer au sas que les deux ou trois parentes et amies dont la famille Thibaut s'était nantie pour la circonstance.

Car, du côté de la mariée, il va sans dire que personne n'était venu. Il parait que son papa et sa maman n'avaient laissé derrière eux rien qui ressemblât à une connaissance tolérable.

Je n'ai pas honte de mon bon cœur. J'avoue franchement que je m'employais de mon mieux à renforcer la surveillance du pauvre substitut. Ce n'était pas que j'eusse la moindre envie de contribuer à l'arrestation de cette Fanchette Hulot, non, mais je n'aurais pas été trop fâchée qu'il y eût quelque anicroche à cette noce-là.

À cause des Thibaudes: une bonne averse pour éteindre leurs rayons.

Je cherchais donc. Eh bien! en conscience, j'aurais fermé les deux yeux et mis mes poings dessus si j'avais pu prévoir... mais nous arrivons à la grande surprise!

J'avais remarqué sur la place, tout en furetant pour le compte d'autrui, un robuste monsieur, étranger au pays, porteur de lunettes d'or et qui semblait attiré là comme tout le monde par l'attrait du spectacle.

Sa tournure était celle d'un avoué, oui, il était vraiment moins mal qu'un huissier, mais cela n'allait pas jusqu'à le pouvoir prendre pour un avocat.

Ceci n'est pas fabriqué après coup; je fus frappée dès l'abord par l'aspect de cet inconnu. Le soleil brillait singulièrement dans les verres de ses lunettes, et une fois qu'il se tourna vers nous par hasard, son regard aigu et coupant comme la lame d'un couteau neuf me creva les yeux.

Il était assez bien couvert, quoiqu'il eût un pardessus noisette, malgré la chaleur, mais je le trouvais mal chaussé et son pantalon noir gardait de la crotte jusqu'au dessus de la cheville.

En vérité, je ne saurais vous dire au juste pourquoi je faisais tant d'attention à ce brave homme. Il est certain que, pendant tout le mariage à la mairie, il m'aida à tuer le temps.

Je me demandais d'où il pouvait sortir, ce qu'il venait faire là, et une fois... non, je ne le pris pas tout à fait pour Fanchette Hulot, mais enfin, je le mêlai dans mon esprit de manière ou d'autre à toute cette histoire-là.

Aussi ne fus-je pas étonnée quand je le vis faire un pas en avant au moment où la noce descendait le perron de la municipalité.

Il se campa bien en évidence au milieu de la place et toussa par deux fois d'un creux retentissant.

C'était un rôle qui entrait en scène: un rôle mystérieux et à effet.

Plusieurs personnes se retournèrent pour le regarder, entre autres la marquise Olympe.

Certes, celle-là ne pouvait plus pâlir.

Mais ses traits eurent une contraction quand son regard rencontra les lunettes d'or de l'inconnu.

Ce fut l'affaire d'une seconde. Les yeux de Mme la marquise se détournèrent tout de suite.

Il me parut pourtant qu'elle avait eu un mouvement de paupières, signe presque imperceptible d'intelligence ou tout au moins de connaissance.—Mais cela, je ne saurais l'affirmer.

Toujours est-il que la mèche prit feu à ce moment: la mèche qui allait faire sauter la mine.

L'étincelle fut-elle communiquée par Mme la marquise? Je laisse la question irrésolue.

Elle avait dû terriblement souffrir pour être si pâle!

L'inconnu fit demi-tour à gauche, fendit la foule délibérément et marcha droit sur nous.

Si droit que je crus qu'il voulait me parler.

Mais ce n'était pas cela.

Il aborda notre cavalier, M. le substitut Pivert, de côté, en lui lançant tout bonnement un coup de coude, puis il toucha du bout du doigt le bord de son chapeau, et demanda sans plus de façon:

—Comment vous va, jeunesse?

Vous savez, chère, que M. Pivert est un jeune homme à façons et même un peu cérémonieux. Il se retourna tout scandalisé pour toiser le quidam qui l'accostait ainsi.

Mais à peine son regard eut-il rencontré les lunettes flamboyantes de l'inconnu qu'il changea de contenance, balbutiant un bonjour timide, et un nom qui me parut être Loiseau ou quelque chose d'approchant.

En définitive, ce brave monsieur aux lunettes d'or, malgré ses souliers-bateaux et son pantalon crotté, pouvait bien être plus qu'un avoué ou même qu'un avocat. On dit qu'il y a à Paris, parmi les gros bonnets de la police, des gaillards bien étonnants.

Toujours est-il que M. Pivert ôta son chapeau et fit son plus joli salut.

M. Loiseau—prenons que c'est Loiseau—se mit à rire et lui donna un second coup de coude dans les côtes, mieux appliqué que le premier.

—Est-ce que nous jetons notre langue aux toutous? demanda-t-il.

C'était juste la voix de Levasseur, de l'Opéra, qui vint en tournée à Rouen dans l'hiver de 64.

La noce, pendant cela, descendait les marches et commençait à traverser la place pour gagner le portail de l'église.

Je ne sais pas quelle piteuse réponse M. Pivert fit à la question de M. Loiseau, mais celui-ci se mit à rire en haussant les épaules.

—La poudre est inventée, dit-il, depuis déjà du temps. On n'a plus besoin de vous pour ça. Vous rappelez-vous bien comme il faut la photographie? Jetez-moi un coup d'œil sur ceci.

Il mit sous le nez de M. Pivert quelque chose que je ne vis pas.

—Ce n'est pas là l'embarras, murmura notre substitut, j'avais la mémoire parfaitement présente.

—Alors, par le flanc droit, jeunesse! et contemplez-moi cet amour de petite dame qui vient sur vous au bras de votre vénérable président.

M. Pivert leva les yeux machinalement. Il fit un grand haut-le-corps, et ses jambes flageolèrent sous lui comme s'il voulait tomber à la renverse.

—La mariée! fit-il d'une voix qui s'étranglait dans sa gorge: La mariée! c'est elle!

Mes jambes se mirent à trembler aussi quand j'entendis cela.

Je ne veux pas dire que je comprenais tout à fait, mais je sentais bien qu'il y avait là quelque chose de terrible.

Je me reculai d'instinct parce que l'homme aux lunettes d'or me donnait le frisson comme si c'eût été le bourreau.

Écoutez-moi, Maria, elle était jolie comme un cœur, en ce moment, il n'y a pas à dire non. Un peu de sa tristesse passée restait autour de son bonheur, comme ces brumes légères que le soleil du matin achève de dissiper.

Elle est plutôt petite, mais si adorablement gracieuse! Et sa taille a des harmonies si exquises, des flexibilités si douces! mon regard ne pouvait pas se détacher d'elle. Le vent soulevait légèrement son grand voile, sous lequel ses cheveux blonds ondulaient, étoiles des fleurs d'orangers.

Elle ne m'a fait aucun mal à moi, cette enfant.

Heureuse, elle m'eût paru peut-être trop belle....

Sans les trois Thibaudes, je crois que je la plaindrais.

Mais Marie, Marie, est-ce bien possible que, derrière ce sourire, encadré de boucles d'or il y ait l'âme d'un assassin?

Car c'est elle, Marie, ma chère, vous l'avez deviné de reste, c'est elle: Fanchette Hulot, la sinistre héroïne de l'Affaire des ciseaux, c'est elle qui a assassiné son amant à petit feu, presque à coups d'épingle!

Du moins, on l'accuse de cela, on l'a arrêtée pour cela, elle est en prison pour cela.

Oh! Marie! ce que j'en pense, moi? Il y a des monstres, c'est certain.

Mais on dit qu'elle aime M. Thibaut ardemment et presque autant qu'elle est aimée par lui.

Que s'est-il passé en elle au seuil de cette église où l'autel tout paré l'attendait, où sa félicité allait être consacrée? Que s'est-il passé en elle quand la main de l'homme de police l'a éveillée de son rêve en la touchant brutalement, quand elle a entendu, au milieu de toute cette foule qui écoutait et qui regardait, l'homme de police lui dire: «Je vous arrête au nom de la loi!»...

Il faut pourtant que je reprenne mon récit, quoique je l'aie gâté en laissant voir le dénouement trop vite. Je n'ai pas pu me retenir, Marie. Mon cœur me faisait mal.

Pauvre, pauvre créature!

Le commissaire était là tout près et tout prêt. Comme de raison, M. Pivert l'avait requis d'avance à tout événement.

Il ne fallut qu'un signe pour le faire arriver, et M. Pivert ne lui dit qu'un mot en désignant du doigt la mariée.

Le brave M. Loiseau avait disparu déjà avec ses lunettes d'or. On ne l'a plus revu.

La marquise Olympe était toujours là. Pas un muscle de sa figure n'a bougé.

M. le président, lui, a laissé quelque petit changement s'opérer dans sa figure de stuc. Un peu d'étonnement a passé dans ses yeux. Il avait l'air d'être surpris d'une façon peu agréable. Mais tout cela très modéré. On parle d'avancement pour lui.

Dans la ville, beaucoup de gens ont blâmé cette arrestation à grand spectacle, à la porte même d'une église, quand il était si aisé d'exécuter le mandat à domicile. M. le président s'en lave ostensiblement les mains. L'ordre venait de Paris.

Mais la ville en parle bien à son aise! M. Pivert, Dieu merci, était payé pour avoir peur de manquer son coup. Il eut exécuté dans la sacristie!

Que puis-je vous dire encore, Mariquita? J'étais à deux pas d'elle quand on lui a mis la main sur l'épaule. Elle a rougi un peu, puis pâli, pas beaucoup.

Ce qui dominait en elle, c'était l'étonnement....

Mais Lucien!... je ne vous ai pas parlé de Lucien. Un lion, ma chère! Il a rugi, cet ancien mouton! Il a saisi le commissaire de police à la gorge; j'ai vu le moment où il allait l'étrangler.

Il a fallu que le président Ferrand lui-même vint au secours du commissaire, prenant M. Thibaut par les deux bras et répétant:

—Du calme, mon jeune collègue et ami, du calme! cela s'expliquera, cela s'arrangera. Vous êtes magistrat, vous devez donner l'exemple du respect aux agents de l'autorité.

Je pense bien que M. Thibaut ne comprenait pas. Vous savez qu'il a le cerveau entamé. Le docteur prétend qu'il est trois quarts et demi fou.

Il s'est laissé aller dans les bras du président en pleurant comme un enfant.

Mais ce qui était à peindre, c'était la Thibaudaille! On leur arrachait le pain de la bouche à celles-là! J'ai cru que la maman allait rosser l'autorité, le public, Olympe, son fils et surtout sa bru, qu'elle a appelée tout de suite intrigante, coquine et le reste.

La Célestine et la Julie secouaient l'habit de noces de leur lamentable frère en criant comme des possédées: «Tu déshonores ta famille!»

Le fait est que ça ne poussera pas à leur établissement. Les voilà bel et bien emmagasinées dans la cave où moisissent les vieilles filles. Attrape!

Mme la marquise de Chambray, splendidement froide—en voilà une commère!—les a fait monter dans sa voiture et les a emmenées toujours hurlant.

M. Thibaut, que le président Ferrand n'a pas abandonné, a suivi sa femme à la prison.

Je dis sa femme, vous m'entendez bien, car il est marié de pied en cap, ma chère. L'église n'est que du luxe, c'est la mairie qui fait tout l'ouvrage aux yeux de la loi.

Moi, je ne pouvais pas le croire, je pensais qu'un pareil événement cassait tout, mais pas le moins du monde.

C'est fort, un mariage.

M. Pivert, rendu à la vie par son succès, nous a expliqué que ce mariage-ci était tout aussi bon teint qu'un autre.

Et pour que ce pauvre Lucien Thibaut recouvre sa liberté, il faudra que la Fanchette soit guillotinée....


Récit intermédiaire de Geoffroy

Je restai sur ce mot guillotinée. Il y avait déjà du temps que ma pendule avait sonné six heures du matin et que j'avais éteint ma lampe, car il faisait grand jour.

Depuis une heure, au moins, la passion de savoir luttait en moi contre le sommeil irrésistible. Dans ce combat, le sommeil n'était pas sans remporter quelques avantages et la péripétie, contenue dans la lettre de Mlle Agathe, m'arrivait un peu comme en rêve.

Pour excuse, je puis alléguer que je la connaissais d'avance.

Je dois ajouter qu'éveillé ou rêvant, j'étais de plus en plus frappé.

C'était peut-être une jeune personne très recommandable que cette demoiselle Agathe, mais sa lettre m'avait beaucoup irrité. Elle avait des prétentions à l'effet épistolaire qui me mettaient hors de moi dans des circonstances si graves.

Cela n'empêchait pas le drame d'exister. J'y assistais avec un profond serrement de cœur.

Le drame, pour moi—à ce point de ma lecture, du moins, car j'avais changé déjà plusieurs fois d'opinions, et plusieurs fois encore j'en devais changer peut-être—le drame, c'était la lutte trop aisément victorieuse, engagée par Mme la marquise de Chambray contre Lucien Thibaut et Jeanne Péry.

Ou contre Jeanne Péry et Lucien: peu m'importait l'ordre de bataille.

J'ai confessé déjà que j'avais mis au jour un roman dont la publication avait été couronnée de quelque réussite. J'ajoute que la pratique de certains métiers modifie considérablement notre façon de voir les choses.

Je ne crois pas du tout que tel romancier du genre «inducteur», en le supposant même très habile, pût faire un remarquable agent de police. Il se complairait fatalement dans le côté curieux de sa recherche. Il mettrait l'algèbre fantastique des probabilités à la place de l'observation simple qui est le résultat combiné de l'instinct et du bon sens. Il embrouillerait la piste.

Dans la chasse ordinaire, souvenons-nous qu'il y a le chien à côté du chasseur: l'instinct brutal, corrigeant sans cesse les écarts de la science qui déraisonne.

J'avais une défiance instinctive de mes calculs d'écrivain. Le peu, le très peu que je sais en diplomatie m'avait rendu partisan de ce système abandonné et méprisé qui consiste à marcher droit devant soi.

De parti pris, je me dirigeais vers ce qui était tout bêtement plausible.

Il y avait ici deux plausibilités: l'une qui résultait du drame apparent, au point où j'en étais de la représentation, l'autre qui devait surgir peut-être d'éclaircissements ultérieurs, mais qui n'était pas encore née.

Je ne négligeais pas la seconde, je l'ajournais: elle avait trait à l'argent. Elle se résumait dans le fait d'un immense et mystérieux héritage, dont les miasmes corrupteurs viciaient l'air autour de moi. Pour moi, l'Affaire des ciseaux avait odeur d'or encore plus que de sang.

Je m'arrêtais à la première apparence, à celle qui jaillissait de l'action même, des intérêts excités ou froissés, des passions mises en jeu, des événements enfin et de leurs mobiles.

C'était Olympe, il n'y avait qu'Olympe au premier plan. Derrière elle, les lunettes de Louaisot flambaient. Derrière encore apparaissait très vaguement ce visage de marbre: M. le conseiller Ferrand.

Notez que je partais d'un point sujet à erreur: l'innocence de Jeanne. Je voulais Jeanne innocente. Quoique j'en eusse, je restais l'avocat du pauvre Lucien.

Olympe était donc devant moi, belle, ardente, forte,—ayant un secret qui la domptait,—amoureuse, vindicative, provoquée imprudemment—et, en fin de compte, poussée à bout par l'injure odieuse de ce mariage entre sa rivale et son amant, dont on l'avait fait la complice....

Je ne dormais pas puisque j'interrogeais ainsi ma pensée, puisque je calculais, puisque je m'efforçais.

Les feuilles du dossier de Lucien s'étaient éparpillées hors de ma main. Le jour grandissait derrière mes rideaux. J'écoutais les heures s'écouler dans ce silence étrange qui remplit les matinées du centre de Paris.

J'embrassais, je m'en souviens, avec une lucidité extraordinaire les détails aussi bien que l'ensemble de ma lecture. Ceux des personnages de la pièce qui m'étaient connus venaient s'asseoir à mon chevet; j'inventais ceux qui m'étaient inconnus.

Tous, même les comparses.

Je me souviens que je créais, par exemple, un petit substitut Pivert si abominablement frappant qu'il s'accouplait de lui-même avec Mlle Agathe, la Sévigné d'Yvetot, formant à eux deux une sandwiche matrimoniale, beurrée par dix mille livres de rentes, plus les espérances du cimetière.

Ce beau, ce joyeux enfant, c'était mon ami Albert de Rochecotte, riant à l'idée qu'on aime Fanchette à la folie, mais qu'on ne l'épouse pas....

Fanchette!—Jeanne! Là était le mystère. Il y avait la photographie, témoin en apparence irrécusable, et qui déposait contre Jeanne....

Et l'image de M. Louaisot de Méricourt s'asseyait dans ma ruelle, demandant familièrement à Pélagie une tranche de rôti à manger sous le pouce.

Celui-là seul aurait pu me dire ce que j'avais besoin de savoir: Quel était le secret de la marquise Olympe.

Je l'entendais murmurer la bouche pleine:

«Quel secret, Monsieur et cher client? car la céleste créature en a plusieurs...»

J'en demande bien pardon au lecteur, mais je n'ai pas tout dit encore sur l'incompatibilité des métiers de romancier et de juge d'instruction.

De même qu'en physique il y a deux puissances opposées, gardant l'équilibre de notre monde matériel: la force centripète ou attraction, et la force centrifuge ou vitesse acquise, de même, dans la cage à écureuils où tournent les conteurs, il y a deux éléments contraires: la vraisemblance qui attache, l'incroyable qui entraîne.

Ce sont là les deux sources éternelles de l'intérêt dans un récit.

Et comme l'intérêt est identique à la vérité, il doit y avoir, par conséquent, pour arriver à la vérité ou a l'intérêt, deux routes dont l'une correspond à la vraisemblance et l'autre à l'imprévu.

Dans notre cas, la vraisemblance condamnait Olympe énergiquement et sans appel.

Mais l'imprévu plaidait pour elle avec un égal succès.

En admettant purement et simplement qu'Olympe était le mauvais génie planant au-dessus de tous ces malheurs, la chose allait trop droit.

Ceci n'implique aucune contradiction avec le principe posé par moi tout à l'heure.

Les deux routes, en effet, ne se côtoient jamais jusqu'au moment où elles touchent ensemble le même but....

Le vrai sommeil me prit au milieu de ces méditations flottantes comme des rêves.

Quand vinrent les véritables rêves, fruits de mes agitations et de mon effort mental, ils furent en quelque sorte plus précis que mes réflexions.

Je me souviens que je vis Lucien et Jeanne—ensemble.

Ils étaient dans un endroit où il y avait du gazon et des fleurs.

Quelque part, à l'entour d'eux, un tumulte se faisait, qui avait trait au meurtre de Rochecotte. On allait, on venait, on criait. La fenêtre du restaurant s'ouvrait demi-cachée par les branches d'arbres. J'entrevoyais la forme d'un mort sur un sopha, auprès d'une table, chargée de liqueurs et de fruits.

La marquise Olympe se tenait debout, au seuil, et regardait impassible, comme dans la lettre de Mlle Agathe.

Mais tout cela était lointain et confus.

Ce qui était tout près de moi, c'était le couple doux et souriant: Lucien tenant la main de Jeanne et me le montrant comme pour me dire:

«Tu n'as qu'à la bien regarder, tu sauras tout.»

Et je la contemplais en effet de tous mes yeux, de toute mon âme.

J'avais conscience de l'avoir déjà vue, la photographie animée.

C'était elle, la femme voilée qui m'était apparue sous l'auvent de l'Opéra, et dont j'avais distingué les traits au moment où elle descendait les marches.

Certes, c'était bien elle....

Les rêves sont ainsi. La forme de Lucien s'effaça. Jeanne resta seule auprès de moi, ses jolies mains croisées sur sa poitrine, comme une âme d'Ary Scheffer.

Je me mis à lui parler comme si je l'avais toujours connue.

Je lui demandai tout franchement si elle aimait Lucien Thibaut comme il croyait être aimé—et si elle était encore digne de la profonde, de l'admirable tendresse que Lucien Thibaut lui avait vouée.

Elle me regardait en silence avec ses grands yeux bleus, tristes et souriants tout à la fois.

Ses yeux me disaient:

«Ami, vous ne savez pas assez, étudiez encore. Le mystère vous échappe parce que vous ne me connaissez pas. Le mystère, c'est moi-même. Je vaux la peine d'être devinée.»

J'aurais peine à exprimer le charme douloureux de ce rêve où j'aimais Jeanne non plus à cause de Lucien, mais pour elle-même et comme une chère petite sœur.

Quand je m'éveillai, ma chambre était inondée par le soleil de midi.

Je me sentais las et même un peu malade. Ma tête lourde me brûlait.

Mais ma curiosité, éveillée en même temps que moi et bien plus fortement que la veille, me remit en main les pages du dossier, encore éparses sur mon lit.

Mon domestique était entré pendant mon sommeil, et il y avait longtemps, sans doute, car mon chocolat, placé sur ma table de nuit ne fumait plus.

Dans le plateau se trouvaient mes journaux et plusieurs lettres.

Je laissai mon chocolat, bien que je le prenne froid, d'habitude. Ceci n'était pas un sacrifice puisque l'appétit me manquait, mais ce qui peut être regardé comme un symptôme majeur d'excitation, c'est que mon premier mouvement fut de négliger tout net mon courrier pour reprendre ma lecture.

Cependant, il est une chose qui attire invinciblement ceux qui touchent à la presse, ne fût-ce que par une imperceptible tangente. Mon œil ayant rencontré parmi mes journaux un titre nouveau, je tendis le bras d'instinct, et mes doigts déchirèrent la bande malgré moi.

Voilà ce que la bande arrachée me laissa lire:

«Le Pirate, courrier de la politique, du commerce, des arts, de la littérature et des tribunaux...»

Je suppose que vous aimez comme moi les journaux dits «d'esprit», qui plaisantent agréablement sur toutes choses sérieuses et préparent avec une douce gaieté le terrain où les révolutions glissent dans le sang.

Ces œuvres quotidiennes et légères sont assurément les plus jolies fleurs de notre jardin intellectuel.

Sans apprêt, sans prétention, sans études maussades, elles offrent, sous une forme aimable, tous les avantages d'une encyclopédie. On les voit en effet tour à tour apprendre l'éloquence à nos Bossuets, l'art de la scène à nos Talmas, la musique à Mozart et la langue française à l'Académie.

Ils ne doutent de rien et ils ont bien raison! Un jour, vous les voyez enseigner au parquet de Paris comment il faut instruire l'affaire Troppmann, et le lendemain, ils professent pour la Compagnie de Suez l'art de percer les isthmes. La science infuse bout sous les chapeaux de leurs articliers. Demandez-leur n'importe quoi et surtout ne vous gênez pas; soyez sûrs qu'ils n'ignorent pas plus ceci que cela. Ils sont uniformément en mesure de remontrer la politique à Guizot, la diplomatie à Talleyrand, la stratégie aux Prussiens et la pharmacie aux apothicaires.

Et ils ont de l'esprit, avec cela, beaucoup, tous les jours, et quelque temps qu'il fasse.

J'ouvris Le Pirate. Il en tomba un petit carré de papier imprimé, expliquant que Le Moustique, «courrier de la politique, du commerce, des beaux-arts, de la littérature et des tribunaux», étant obligé de disparaître par suite de nombreuses condamnations, l'idée avait germé de le remplacer par Le Pirate, pareillement «courrier de la politique, du commerce, des beaux-arts, etc.»

Ceux des anciens abonnés qui seraient assez rusés pour deviner que c'était exactement la même chose, étaient priés de ne pas le dire au gouvernement.

En tête du numéro, la liste des rédacteurs: tout le monde.

Le premier-Paris disait en très bons termes qu'en présence des rigueurs croissantes du pouvoir, on ne cesserait pas d'être scandaleux, mais qu'on le serait avec plus d'adresse.

Le second article écorchait vif quelqu'un. (On voit de ces écorchés qui s'abonnent.)

Le troisième, rédigé par un photographe de mes amis, élucidait la question du pouvoir temporel des papes.

Le quatrième.... Mais vous en savez aussi long que moi sur Le Pirate. Vous ne le respectez probablement pas beaucoup, mais vous le lirez jusqu'au dernier jour de votre vie.

J'allais le rejeter après l'avoir parcouru, quand mon regard tomba sur un Avis au lecteur, imprimé en caractères gras et placé bien en vue, au centre de la première page.

Il était ainsi conçu:

Dès son premier numéro, Le Pirate commence la publication d'une œuvre tout à fait hors ligne, due à la plume d'un jeune écrivain que son premier ouvrage a rendu tout d'un coup célèbre: M. Athanase Morin, auteur du Viol de la rue Castiglione.

Le Pirate, qui veut avoir accès dans les familles, aurait reculé devant ce titre trop significatif, mais M. Athanase Morin a bien voulu écrire spécialement pour nous un roman de la vie moderne, palpitant sans être dangereux et qui mettra le sceau à son illustration littéraire.

L'œuvre nouvelle de notre brillant romancier est intitulée: La Tontine des cinq fournisseurs.

C'est une histoire véritable, où les Parisiens de Paris pourront reconnaître sous leurs noms d'emprunt plusieurs personnages bien connus du boulevard.

Le récit est écrit sur renseignements authentiques et fournira des détails d'une vérité saisissante sur une affaire qui a récemment passionné la curiosité publique: un meurtre horrible, commis dans un restaurant des environs de Paris par une jeune fille sur la personne de son amant.

Voir à notre troisième page le premier chapitre ou introduction de ce remarquable ouvrage.

Je tournai la feuille précipitamment et avec une émotion que je ne saurais nier.

C'était une pièce nouvelle que le hasard glissait dans mon dossier.

J'allai tout de suite à la troisième page où, sous la rubrique Variétés, je lus ce qui va suivre.

Mais avant de transcrire la prose du Pirate, je dois dire qu'il y avait en marge de l'article variété ces mots écrits à la main:

«Bien le bonjour, Monsieur et cher client, voyez si ça peut vous servir.»


Extrait du journal «Le Pirate»


Introduction du roman

Il y avait une fois cinq fournisseurs qui étaient tous les cinq Normands du pays de Caux.

C'était à la fin du Premier Empire,—mais ils n'avaient pas toujours été fournisseurs.

Avant d'être fournisseurs, l'un était un gentillâtre ruiné, l'autre un mendiant à besace, le troisième un bedeau de paroisse, le quatrième un maquignon banqueroutier et le cinquième un soldat déserteur.

Vous voyez que MM. les fournisseurs du Premier Empire étaient déjà des industriels assez comme il faut. Depuis lors, on a fait mieux.

C'était en 1811, il s'agissait dès lors de monter, d'habiller, de chausser, d'équiper en un mot la Grande Armée qui devait geler en Russie.

Il y avait aux Tuileries des embarras de toute sorte qui formaient l'envers d'une immense gloire: entre autres des embarras d'argent.

Or, c'est la vraie fête des fournisseurs quand le pouvoir n'a pas d'argent.

Dans tous les coins de la France et même au fond des campagnes, les fournisseurs sortirent de terre. Ne croyez pas que notre quart de siècle ait inventé les cocottes-fournisseuses. Il y eut, en 1811, des demoiselles qui vendirent à l'État bien des chevaux fourbus et bien des culottes percées.

Ce fut au point que le bon pays de Caux lui-même voulut avoir sa part du gâteau. Le 12 juin 1811, dans un cabaret de Lillebonne, Jean Rochecotte-Bocourt, le gentillâtre, réduit au métier de facteur rural, Jean-Pierre Martin, bedeau de la paroisse, Vincent Malouais, ancien marchand de chevaux, et Simon Roux, qui se cachait sous le nom de Duchesne, en sa qualité de déserteur, signèrent, sur papier graisseux, un acte où ils s'associaient pour fournir au gouvernement tout ce dont le gouvernement aurait besoin.

Il fut convenu que Jean Rochecotte serait le directeur de la société et ferait les démarches, parce qu'il parlait et écrivait couramment. On se cotisa même pour lui fournir un habillement présentable qui fut acheté seize francs chez un revendeur d'Yvetot.

Avec ce bel habit, Rochecotte devait aller à l'intendance de Rouen et soumissionner n'importe quoi.

Seulement, l'habit payé, M. le directeur était, il est vrai, superbe, mais l'association n'avait plus un denier.

Or il fallait un boursicot, non pas pour payer la marchandise—quand on a la commande, le crédit arrive tout naturellement,—mais pour graisser la patte à quelqu'un et avoir ainsi la commande.

Bien entendu, nous ne plaçons pas ce quelqu'un-là dans les bureaux de l'intendance. Le plus souvent! Ça ne s'est jamais vu!

Ah! par exemple! un voleur dans les bureaux!...

Les quatre associés cauchois se réunirent de nouveau au cabaret de Lillebonne. Il y eut une délibération longue et animée dont le résultat fut qu'il fallait un banquier à l'association.

Où trouver ce banquier? À eux quatre, ils n'auraient certainement pas pu cueillir dans l'arrondissement ce qu'il faut de crédit pour emprunter une pièce de six liards.

Mais il y a un dieu spécial pour les Normands qui ont le goût de la fourniture. C'est connu.

Pendant qu'ils délibéraient, un de ces mendiants qui vont le long des grandes routes du pays de Caux, chantant: La chantais, si vous plaît, pour l'amour di bon Diais, entra dans l'auberge déposa sa besace sur la table et demanda la soupe.

Les associés ne le virent point, tant ils étaient occupés.

De sorte que le mendiant put entendre toutes les belles choses qui furent dites, touchant les bénéfices certains de l'affaire.

—Avec un billet de mille francs, dit enfin Rochecotte, je parie que nous aurions un million avant six mois!

Le mendiant était normand aussi, et la vocation des fournitures dormait au fond de son âme immortelle.

Il se leva et vint mettre sa besace sur la table de nos quatre associés tous surpris de cette intrusion.

Il dit:

—Je m'appelle Joseph Huroux. Il y a dans la poche de cuir de ma gibecière cent soixante-six pièces de six livres, plus un petit écu de trois livres et une pièce de vingt sous, total mille francs. Je veux bien les mettre dans votre affaire, pourvu que je sois le caissier de notre société.

Même quand ils se jettent par la fenêtre d'un cinquième étage, ces braves fils de Rollon n'abandonnent jamais la prudence originelle.

Vous jugez si les quatre associés firent la petite bouche!

Séance tenante, le premier papier graisseux fut déchiré et on en prit un second pour libeller un nouvel acte où les associés étaient cinq au lieu de quatre.

Le lendemain, Jean Rochecotte partit pour Rouen avec Joseph Huroux qui ne lâchait pas sa caisse.

Ce qu'ils firent dans les bureaux de l'intendance, ma foi, je n'en sais rien, mais ils revinrent sans les pièces de 6 livres et avec un petit morceau de fourniture, un rien, 50 ou 60.000 francs de chevaux à livrer.

Vincent Malouais, le maquignon, se mit aussitôt en campagne. Au bout de trois semaines, l'association avait fourni une centaine de rosses à l'État et gagné dessus cent pour cent.

Jean Rochecotte et Jean Huroux allèrent cette fois jusqu'à Paris. Toujours même ignorance sur ce qu'ils purent bien faire chez M. le ministre. Mais ils avaient emporté 25.000 francs et revinrent sans le sou avec un plein sac de marchés.

Marchés de salaisons, marchés de draps, marchés de chaussures.

Alors, tout le monde se mit à l'œuvre: le bedeau qui avait été savetier se chargea des souliers, le maquignon qui connaissait tout des chevaux, même la viande, prit à son compte les salaisons; le déserteur qui avait foulé la laine à Saint-Pierre-lès-Louviers, s'occupa des draps, et vogue la galère! On eut des domestiques, des commis, un bureau comme M. l'intendant lui-même.

Si bien que, non pas tout à fait au bout de six mois, mais après avoir comblé pendant deux ans l'armée française de souliers en papier mâché, de culottes et de vestes en amadou, de jambons de cheval malade et généralement de toutes autres espèces de friandises, nos cinq associés normands avaient leur joli million en belles monnaies sonnantes dans la caisse tenue par Joseph Huroux.

L'idée leur vint de partager. En apparence, ce n'était pas très difficile. Un million entre cinq donne à chacun deux cents mille francs.

Un petit enfant pourrait faire le calcul.

Mais deux Normands ne peuvent jamais partager quoi que ce soit, même une pomme de Chatigny sans l'homme de loi. Jugez quand ils sont cinq et qu'il s'agit de cinquante mille livres de rentes au denier vingt.

On alla chez le notaire.

Chez le notaire, on se disputa tant et si bien qu'on fut sur le point de se battre.

Il fallut bien se réconcilier. On ne se réconcilie pas sans boire. Il y eut un fort repas de corps chez l'aubergiste de Lillebonne, et on invita le notaire.

Je n'étais pas là, mais j'ai connue quelqu'un qui y était.

L'idée vint du notaire qui espérait avoir le dépôt des fonds.

L'idée de la tontine.

Nous voici donc enfin arrivés à cette tontine vaguement connue, et dont la mystérieuse célébrité trotte dans un si grand nombre d'imaginations!

Cette loterie au dernier vivant qui, en 1858, époque où trois de ses membres existaient encore, comportait déjà un capital de huit millions de francs!

Cet amas d'or autour duquel se sont ameutées depuis le temps tant de passions, dont le pied baigne dans une si profonde mare de sang, et qui a déjà coûté à l'humanité tant de crimes!

Car outre l'Affaire des ciseaux, dont je parlerai tout à l'heure, il est constant que quatre des associés sont morts ailleurs que dans leur lit.

Le cinquième existe encore....

(La suite à demain).


Suite du récit de Geoffroy

Mes yeux restaient fixés sur la signature de romancier qui terminait ce fragment. Je cherchais en vain à faire la lumière dans ma pensée. Il me semblait voir derrière cette signature une personnalité autre que celle du romancier lui-même.

Cela avait odeur d'attaque. Ce n'était pas seulement l'introduction d'un récit populaire. Je ne sais quoi de savant et de menaçant se cachait sous ce début de prologue, lestement troussé.

Contre qui allait être dirigée l'attaque? Rien ne pouvait encore le faire deviner, à moins que ce fût contre le dernier vivant de la tontine.

Mais quelque chose me disait que cette machine de guerre dont je ne pouvais encore mesurer ni la portée ni la puissance avait un autre objectif.

Ce ne pouvait être ni Lucien, ni Jeanne. Ils étaient trop complètement vaincus. Inutile assurément de pointer contre eux cette grosse artillerie.

L'idée me vint que c'était peut-être moi-même qui servait de cible....

Il fallait que le fragment m'eût bien vivement frappé, par ce qu'il disait, et surtout par ce qu'il promettait de dire, car je ne repris pas la lecture du dossier de Lucien. Je demeurai là, méditant, cherchant à deviner quel était le but de l'article, et surtout le but de la communication qui m'en était faite.

Il y avait trois lettres sur mon plateau: deux de forme ordinaire et une très grosse qui ne portait pas le timbre de la poste. Par manière d'acquis, je pris cette dernière et j'en rompis le cachet. Il s'en échappa des papiers d'imprimerie.

Je sais ce que c'est qu'une «épreuve» ayant corrigé celles de mon livre, mais je n'avais rien sous presse, et mon premier mouvement fut de croire que l'imprimeur s'était trompé en m'adressant ce paquet.

Cependant, comme il y avait deux lignes écrites à la main en tête de la première feuille volante, j'y jetai les yeux pour me bien assurer du fait.

C'était encore la même écriture: celle de la note trouvée par moi à la troisième page du journal Le Pirate.

Cette fois, M. Louaisot de Méricourt—car j'avais parfaitement reconnu mon attentionné correspondant—me disait:

«J'ai bien pensé, Monsieur et cher client, qu'il ne vous serait pas désagréable de devancer la publication du second numéro. Il a du talent, ce jeune homme-là, hé!»

Je me jetai aussitôt sur les épreuves comme sur une proie.


Épreuves du «Pirate»


Suite de l'introduction du roman

Le cinquième membre de la tontine, disions-nous, existe encore, si l'on peut appeler existence la misérable végétation de ce cadavre animé qui se meurt de soif et de faim auprès de sa montagne de richesses!

Mais revenons à l'auberge de Lillebonne où nos cinq fournisseurs fêtaient leur réconciliation par-devant notaire. Le cidre était bon, cette année-là, on en but beaucoup, et, après le cidre, vint le bourguignon, comme on dit là-bas.

Au dessert, ils étaient tous les cinq ronds comme des tonneaux.

Voilà que le notaire, au lieu de chanter des chansons, se met à remuer des chiffres. C'est bien plus amusant. Un million, ce n'est pas grand chose, mais, en composant l'intérêt, ça rapporte un autre million en quatorze ans,—quatre millions en vingt-huit ans,—huit millions en quarante-trois ans,—seize millions en cinquante-sept ans.

Or, le plus âgé des associés, qui était Jean Rochecotte, allait sur ses trente-cinq ans. Il pouvait donc voir cela haut la main, rien qu'en dépassant un peu ses 90 ans, et les autres encore mieux.

Seulement, pour produire ce miracle de la multiplication des millions, il ne fallait toucher ni au capital ni aux intérêts.

On prit le café, du café qui n'était pas très bon, mais dans lequel on mit beaucoup d'eau-de-vie.

Et puis, on poussa le café, on le surpoussa. La salle d'auberge était si pleine de millions qu'on marchait dessus. Le notaire les semait.

Jean Rochecotte, qui était un grand maigre, maladif et pris de la poitrine, dit au notaire en toussant creux:

—Expliquez-nous ça, la tontine, Me Louaisot.

Le notaire s'appelait Louaisot, et son étude était à Méricourt, auprès de Dieppe.

C'était un petit vieux qui en savait long. Il expliqua la tontine, et il versa de l'eau-de-vie dans les tasses.

Après l'explication de Me Louaisot, chacun comprit très bien que la tontine, c'était l'art de ne pas partager le million et de l'avoir à soi seul. Que dis-je un million! Deux, quatre, huit, seize millions.

Et pour cela, il ne s'agissait que de vivre; or, aujourd'hui, après tant de bouteilles vidées, chacun de nos cinq Normands était bien sûr de durer au moins cent sept ans.

Cependant, on hésitait encore. Se séparer de son argent! quel crève-cœur!

Me Louaisot se garda bien d'insister, mais il montra un bout de gazette qui représentait l'empereur comme fou de colère. On ne parlait de rien moins que de fouiller les fournisseurs!

Vous voyez que ce Me Louaisot n'était pas le premier venu, même en Normandie, où tout le monde a de l'esprit, jusqu'à Gribouille!

Est-ce régulier? moi, je ne suis pas notaire. Ce qui est sûr, c'est que ces messieurs ont toujours du bon papier timbré dans leur poche. L'acte fut libellé sur la table vineuse et daté de Méricourt, pour la due forme.

Puis les cinq ivrognes signèrent avant de glisser sous la table.

Le roman dont j'offre ici aux lecteurs du Pirate le prologue ou l'introduction, et qui commencera demain à cette place même, est l'histoire d'un million placé à intérêts composés pendant quarante-six années, car la tontine fut liquidée le 30 août 1859 par suite du décès de l'ancien mendiant Joseph Huroux, qui était l'avant-dernier vivant.

L'histoire de ce million comporte sa croissance, les dangers qu'il a pu courir, la course au clocher des passions enragées autour de lui, la série des bassesses, des vols, des meurtres dont il a été l'origine.

La cupidité n'est pas comme l'amour qui engendre le Bien et le Mal: notre million, dans sa longue vie, ne conseilla pas une bonne action.

C'est peut-être parce qu'il était le fruit du vol.

Fantaisie est venue au Pirate de se renseigner à cet égard, et nous avons pris des informations sur la biographie des autres millions de notre connaissance.

Les millions sont nos maîtres comme le gouvernement, ils cousinent avec le gouvernement, nous les respectons comme le gouvernement.

Nous ne dirons donc pas qu'ils sont tous plus ou moins le fruit du vol, comme le million qui est le héros de notre drame, mais nous affirmerons qu'après avoir interrogé séparément des douzaines et des douzaines de millions, nous n'en avons pas trouvé un seul qui eût un bel acte—gratuit—à se reprocher.

Pas une tache dans ce livre d'or!

—Ils ne donnent jamais et ils prennent toujours, disait le vieux maître Louaisot. On n'est million qu'à ce prix-là.

Pour aujourd'hui, il ne me reste qu'à effleurer très légèrement un sujet qui sera peut-être l'attrait principal de mon livre: je veux parler de l'Affaire des ciseaux.

Ayant mis mon respect très humble aux pieds de l'autorité, de l'intendance, de l'or et généralement de tout ce que j'ai rencontré de saint sur mon passage, vous pensez bien que je ne vais pas prendre la justice au collet pour lui dire maladroitement ses vérités.

Non, je vénère l'habileté, le savoir, le flair, l'infaillibilité et même les bonnes mœurs de la justice française presque autant que l'héroïsme des millions, mais cela ne peut m'empêcher de dire au lecteur que l'affaire du Point-du-Jour est très peu et très mal connue.

L'éminent et jeune magistrat, chargé de l'instruction préliminaire a paru ignorer, le célèbre avocat général qui a pris la parole aux débats n'a même pas mentionné un fait de l'importance la plus considérable et qui présente sous un nouvel aspect le crime de la malheureuse Fanchette Hulot.

Ce fait est à lui seul un témoignage excellent et une explication complète.

Comme il rattache étroitement la biographie du million à l'Affaire des ciseaux, nous allons le révéler d'avance au lecteur:

Fanchette Hulot, ou plutôt Jeanne Péry, femme Thibaut, était non seulement la maîtresse, mais encore la cousine du comte Albert de Rochecotte.

Le compte Albert était l'héritier légal de ce Jean Rochecotte,—l'ancien facteur rural de Lillebonne,—qui reste le dernier vivant des cinq fournisseurs.

Et à qui appartient par conséquent le montant énorme de la tontine!

En seconde ligne, après le comte Albert venait Jeanne Péry,—à qui la mort de son amant constituait ainsi une colossale fortune en expectative.

La justice française a condamné Jeanne Péry à mort, par contumace, sans faire mention de cela!

Que sait-elle donc, si elle ignore le fond même des causes qu'elle juge?

Après Jeanne, en troisième ligne, arrive...; mais pourquoi parler de cet héritier-là qui va probablement être le seul, le véritable héritier?

Nul n'accuse cette personne, placée dans une position très honorable.

Et il faudrait avoir la folie américaine d'Edgar Poe, pour imaginer ici une main de troisième héritier, tuant le premier par le second, et le second par la loi qui punit le meurtre du premier....

Ce troisième héritier est encore une femme.

(Fin de l'introduction)


Suite du récit de Geoffroy

Dans ce second article, la griffe de M. Louaisot de Méricourt ne se cachait plus.

Il entamait ici, ou poursuivait une véritable bataille. Je le reconnaissais derrière l'auteur comme si le terrible rayon de ses lunettes eût blessé mon regard.

Le nom de son père, car je supposais bien que le vieux Louaisot était son père, écrit en toutes lettres sans nécessité, proclamait sa volonté de se mettre en évidence.

Le second article confirmait pour moi le premier. J'avais bien deviné. Ce roman était une machine de guerre.

Dès les premières pages, cette machine tirait à tort et à travers, sur beaucoup de gens, des vivants et des morts.

Elle atteignait Jeanne rudement en la plaçant sous le coup de la fameuse maxime juridique: Reus is est cui prodest crimen (celui-là est le coupable à qui profite le crime).

Elle atteignait Lucien dans Jeanne, elle le frappait en outre en jetant son nom en pâture à la curiosité publique.

Mais ce n'était ni contre Lucien, ni contre Jeanne que l'artillerie de M. Louaisot était pointée. Elle ne les mitraillait qu'en passant.

On dit que la pensée d'une lettre est dans le post-scriptum.

La pensée de l'article était tout entière dans ses trois derniers alinéas.

La forteresse que l'on bombardait, c'était le troisième héritier,—qui était encore une femme!

M. Louaisot avait fait écrire l'introduction et peut-être le roman tout entier pour effrayer—ou pour tuer cette personne, dans une position très honorable «que nul n'accusait...» jusqu'à présent.

J'avoue que cela me troublait. Quoique je ne fusse pas au bout de ma lecture, j'avais chiffré déjà les bases d'un calcul de probabilités. Dans ce calcul, M. Louaisot et Mme la marquise de Chambray étaient des quantités de même nature et placées du même côté de l'équation.

Fallait-il bouleverser tous mes chiffres et changer complètement la position du problème, maintenant que M. Louaisot mettait si ouvertement en joue Mme la marquise de Chambray?

Je mis à part le journal Le Pirate et le paquet d'épreuves sous mon oreiller, pour les reprendre au besoin, et pendant que j'y étais, j'ouvris les deux lettres qui restaient sur le plateau.

La première dont l'enveloppe était bordée d'un large liseré noir, ne contenait que ce peu de mots:

Mme la baronne de Frénoy présente ses compliments à M. G. de Rœux, dont elle a appris le retour, et le prie de vouloir bien la favoriser d'une visite.

Ce nom n'éveilla en moi aucun souvenir.

L'autre lettre était aussi brève et presque semblable. Elle disait:

Monsieur,

Au nom de notre ami commun, M. Thibaut, je vous prie d'être assez bon pour m'accorder une prochaine entrevue.

Signé: O. de Chambray.

Ceci répondait à un désir qui était si vif en moi que je sautai hors de mon lit, éparpillant sur le parquet les pauvres pièces du dossier de Lucien.

Mon premier mouvement était de partir ainsi du pied gauche pour me précipiter chez la marquise.

La réflexion seule me suggéra l'idée qu'il était bon de passer au moins mon pantalon et de chausser mes bottes. Je sonnai.

J'ai un valet de chambre qui s'appelle Guzman. Ce n'est pas ma faute. J'ai peine à croire qu'il appartienne à l'illustre famille de celui qui ne connaissait pas d'obstacles. Il est né à Paris, rue Saint-Guillaume, faubourg Saint-Germain, chez mon père, qu'il servait avant moi. Je ne lui sais qu'un défaut, c'est de s'échapper un petit instant pour faire trente points au billard de la rue Taitbout.

Ces petits instants réunis forment à peu près les trois quarts de la journée.

À part cela, c'est un modèle. Et sincèrement fort à la poule.

Guzman était là par hasard. Mon coup de sonnette l'avait pris entre deux petits instants, à la minute précise où, ayant achevé trente points, il n'avait pas encore commencé les trente autres.

La conversation suivante s'engagea entre nous.

—Habillez-moi un peu vite, Guzman, dis-je.

—Oui, Monsieur, me répondit-il; ce n'est pas pour déjeuner en ville, car il est trois heures passées.

—Ces deux lettres sont-elles arrivées de bon matin?

—Distribution de dix heures.

—Et il n'est venu personne?

—Si fait, Monsieur. Il est venu un homme à lunettes qui savait que je fais volontiers mes trente points, car il m'a forcé d'en enfiler soixante quand il a vu que vous n'étiez pas levé. Monsieur prend du corps. Le sait-il? La ceinture de son pantalon tire.... Il joue bien.—les lunettes. Elles sont d'or, heureusement. Sans ça, je n'aurais pas été avec lui au café, rapport à son pantalon dont le bas n'est pas propre.

—Que me voulait-il?

—Rien. Il a déposé un paquet de papiers que Monsieur a dû trouver.

—Je l'ai trouvé. Après?

—J'ai gagné les trente premiers et lui les trente seconds.

—Personne autre?

—Nous n'avons pas fait la belle. Il est venu aussi la dame de compagnie de Mme la baronne de Frénoy.

—Connais pas.

—Par exemple! Monsieur a encore moins de mémoire qu'autrefois. Ce n'est pourtant pas l'âge.

—Ce sont peut-être les infirmités. Guzman. Que voulait la dame de compagnie?

—Réponse à la lettre de sa maîtresse.

—Qu'est-ce que c'est que sa maîtresse?

—Mme la baronne de Frénoy.

—Et qu'est-ce que c'est que Mme la baronne de Frénoy? fis-je avec impatience, cette fois.

Guzman, qui avait achevé de brosser mon chapeau, se mit à ramasser les feuilles du dossier de Lucien, semées sur le parquet. Il me répondit d'un ton de reproche:

—Monsieur a sorti plus d'une fois chez elle quand il était au lycée. C'est la mère de feu M. le comte de Rochecotte. Il m'était tout à fait sorti de l'esprit que la bonne dame avait épousé en secondes noces M. le baron de Frénoy.

—Elle est re-veuve, continua Guzman, et bien seule, depuis que M. Albert s'en est allé.

Au lieu de mettre ma redingote, je passai une robe de chambre et je m'assis à mon bureau.

J'écrivis à Mme la baronne pour lui dire que j'aurais l'honneur de me présenter à son hôtel le lendemain.

Et j'écrivis à Mme de Chambray pour la prier de m'attendre chez elle, le soir même, à neuf heures.

—Prenez une voiture. Guzman, et portez ces deux lettres: celle de Mme la marquise d'abord.

—Ça doit être la plus jeune, fit Guzman.

Je ne le donne pas pour un valet de chambre de la haute espèce.

Il ajouta en sortant:

—J'avais oublié de dire à Monsieur que les lunettes d'or reviendront demain.

—Pourquoi faire?

—Pour faire la belle.

La plus jeune! ce brave Guzman ne savait guère à quel point de pareilles pensées étaient loin de moi en ce moment.

Et pourtant, il est certain que l'idée de voir cette belle marquise m'agitait à un très vif degré.

Il était entré dans mes projets de tout faire pour obtenir une audience d'elle, mais je croyais y trouver des obstacles, et c'était elle qui venait au-devant de moi!

La pensée de la mère d'Albert passait aussi à travers mes préoccupations.

Que de choses, mon Dieu! moi, un oisif de la veille!

Et malgré l'énormité de la besogne qui allait s'amoncelant autour de moi, j'étais en ce moment comme un désœuvré, je ne savais que faire.

Depuis mon réveil j'étais en quelque sorte dans un autre drame, ou plutôt dans un autre acte du même drame.

Le dossier de Lucien ne m'intéressait plus autant. C'était désormais de l'histoire ancienne.

Je le repris pourtant, mais ce fut par devoir. Je le posai devant moi sur mon bureau, et j'en remis les diverses pièces en ordre.

À mesure que je rangeais les scènes éparses de cette étrange comédie qui, la veille, avait si profondément passionné mon attention, il arriva que je rentrai à mon insu dans la série de mes émotions un instant distraites.

Je ne saurais pas expliquer pourquoi le fait d'avoir un pied dans le passé, un pied dans le présent du drame doubla tout à coup l'intérêt que j'y prenais.

Ma curiosité, réveillée par les faits nouveaux qui facilitaient ou entravaient mes moyens de la satisfaire, se jeta plus avidement que jamais sur la pâture offerte par le dossier.

C'étaient là les éléments mêmes du problème. Pour en obtenir la solution, il était nécessaire de ne rien négliger.

Je repris ma lecture à la fin du n°72, qui était, on s'en souvient, la lettre où Mlle Agathe racontait le mariage et l'arrestation de Jeanne.


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