Le dernier vivant
E terra magnum alterius spectare laborem.
Il est bon, il est doux, quand la tempête bouleverse la grande mer, de contempler, à l'abri, sur la grève, la grande détresse d'un autre...
L'autre, c'est le naufragé, luttant contre les flots.
Il n'y a pas au monde une pensée plus désespérément odieuse.
Mais elle est vraie, et nous le prouvons chaque jour, tous, tant que nous sommes, en courant à perte d'haleine, comme des chacals en chasse, après les émotions tragiques.
Oui, elle est vraie,—et je me complaisais dans le bien être de la vision qui me montrait mon propre supplice, supporté par un autre.
Tu verras plus tard, Geoffroy, où me conduisit l'étrange phénomène de dédoublement qui se produisit en moi pour la première fois, ce jour-là.
Aujourd'hui, j'ai tout dit. Je n'en puis plus. Il me semble que j'ai soulevé une montagne.
Pièce numéro 17
(Écriture de Lucien Thibaut.)
(Sans date, avec cette mention: Pour Geoffroy.)
Je l'ai vue pour la dernière fois. Elle est partie. Je suis seul.
Hier encore, je souffrais cruellement, c'est vrai, mais j'étais si heureux! Près d'elle, tout était oublié.
Je ne la verrai plus.
Te souviens-tu de notre haie où les chèvrefeuilles verdissaient déjà au-dessus des ronces quand je vis ma petite Jeanne pour la première fois?
La haie a fleuri, puis elle s'est dépouillée pour refleurir encore. C'était notre rendez-vous le plus cher. L'amour nous le consacrait, et le printemps et tout un essaim de jeunes souvenirs.
C'est là quelle m'avait dit: «Lucien», et que je lui avais répondu: «Jeanne».
Aucun autre aveu ne s'était échangé entre nous jamais, parce que nous aimions comme le cœur bat, tout naturellement. C'était notre existence. Nos âmes s'entendaient sans parler. Nous n'avions qu'une âme.
Ce matin, je me suis trouvé seul sous le grand châtaignier. Hier, elle m'avait dit: «On est bien qu'ici...»
J'ai attendu. Les branches parfumaient le vent, qui les balançait doucement. C'est bon d'attendre quand on sait que la bien aimée va venir.
Mais Jeanne ne venait pas et j'avais longtemps attendu. L'inquiétude m'a pris. Notre chère malade était si faible hier au soir!
J'ai franchi la haie.
De là on voit toute la route.
La route était déserte.
Oh! Jeanne! Jeanne! Mon anxiété, à peine née, allait déjà grandissant. Je me suis dirigé vers la petite maison. Les volets étaient fermés, la porte aussi. Que voulait dire cela?
Le souffle a manqué à ma poitrine.
J'ai frappé, pas de réponse.
Un paysan était à vanner du froment à cinquante pas de là, devant la porte de la métairie. Comme j'allais frapper encore, il m'a crié:
—Ce n'est pas la peine de cogner, il n'y a plus personne.
Je restai là tout étourdi.
C'était comme si j'eusse reçu un grand coup au-dedans de la poitrine.
La métayère, cependant, était sortie sur le pas de sa porte à la voix du vanneur. Elle m'appela, disant:
—La pauvre dame a laissé quelque chose pour vous en partant.
—Elles sont donc parties! m'écriai-je.
—Oui, comme ça, de grand matin, dans une carriole.
Et la dame était fièrement pâle.
—Parties pour quel endroit?
—Je ne sais pas. Voilà le paquet. Vous donnerez bien quelque chose pour la peine.
Je m'éloignai avant de rompre l'enveloppe. Je n'osais pas. J'attendis plusieurs minutes. Le hasard avait dirigé mes pas vers notre haie, dont le soleil chauffait maintenant les feuilles odorantes. Je m'assis ou plutôt je tombai en gémissant à la place même où j'avais vu ma petite Jeanne cueillir des primevères par ce beau soir de printemps....
Pièce numéro 18
(Lettre de M. Ferrand, président du tribunal de première instance d'Yvetot, écrite par un secrétaire, mais signée.)
Yvetot. 6 mai 1865.
À Mme Veuve Péry de Marannes.
Madame.
Je vous aurais évité un dérangement sans la multiplicité de mes occupations. Vous voudrez donc bien m'excuser si, dans l'impossibilité où je suis de vous rendre visite, je vous prie de passer à mon cabinet pour recevoir de moi une communication importante.
Cette communication aura un caractère tout officieux. Elle n'entraînera pour vous aucun désagrément. Il est, en effet, à espérer que vous céderez à des conseils que mon âge et l'intérêt que je porte à mon jeune collègue L. Thibaut m'autorisent à vous offrir.
Veuillez agréer, Madame, mes hommages empressés.
Pièce numéro 18 bis
(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)
Dieppe, 5 mai 1865 (par la poste).
À Mme veuve Péry de Marannes.
Madame.
Quoique n'ayant en aucune façon l'honneur de vous connaître personnellement, je prends la liberté de m'adresser à vous pour vous prier de mettre fin à une situation très pénible, et qui menace de devenir dangereuse.
Mon fils, M. L. Thibaut, juge au tribunal de première instance, n'a pas de fortune patrimoniale, mais sa position lui permet de viser à un mariage avantageux.
J'ajoute que, jusqu'à présent, sa conduite exemplaire doublait les chances qu'il peut avoir de s'établir honorablement.
Il m'est revenu que des relations se sont nouées, depuis assez longtemps déjà, entre mon fils et Mademoiselle votre fille, dont je ne veux dire ici aucun mal, mais que je ne consentirai jamais, je vous le déclare formellement, à accepter pour ma bru.
Veuillez bien croire, Madame, que je n'ai pas la plus légère intention de vous blesser; c'est pourquoi je me prive de toute espèce d'explication.
Notre respectable ami, M. le président Ferrand, dans un esprit de dévouement pour nous et de conciliation à votre égard, se charge d'éclaircir près de vous les points qui pourraient vous faire hésiter à suivre la ligne de conduite que vous devez adopter désormais vis-à-vis de mon fils.
Je suis mère, Madame, j'accomplis mon devoir de mère.
Indépendamment de ce fait, qu'une union entre deux jeunes gens également dépourvus d'aisance est une immoralité, je prétends choisir celle qui sera la sœur de mes filles.
À cet égard, mon parti est irrévocablement pris. Je ne reculerai devant rien pour sauvegarder l'avenir de mon fils, et s'il n'y avait pas d'autre moyen, tenez-vous certaine de ceci: c'est que je n'hésiterai pas à mettre ma malédiction entre lui et la folie qu'on le pousse à faire.
Veuillez agréer, Madame, mes salutations empressées.
Pièce numéro 19
(Écrite et signée par Mme veuve Péry. Aux soins de la fermière du Bois-Biot, pour remettre à M. L. Thibaut. Sans date. Ce devait être le 7 ou le 8 mai.)
Adieu, mon cher enfant, les deux lettres ci-jointes vous donneront les raisons de notre départ ou plutôt de notre fuite.
On aurait pu, je le crois, user de moyens moins cruels envers nous, mais n'oubliez pas ceci: la dureté apparente de Madame votre mère n'a d'autre origine que son affection pour vous. N'essayez pas de nous retrouver. Ce serait mal, et notre peine en serait aggravée. Entre vous et Jeanne ce n'était qu'une tendresse d'enfants. Vous oublierez. Adieu. Soyez bien heureux.
Note de Geoffroy.—Au-dessous de la signature qui suivait cette dernière ligne, il y avait encore une fois le mot: Adieu. Mais ce n'était pas la même écriture, et la pauvre petite main de Jeanne avait bien tremblé en le traçant.
Pièce numéro 20
(Écriture de Lucien Thibaut, très altéré, avec la mention: Pour Geoffroy. Sans date.)
Je viens d'être bien malade et pendant longtemps. Les médecins disent que c'est une fièvre nerveuse.
Cela fait souffrir beaucoup, mais les médecins se trompent. Ce ne sont pas les nerfs qui souffrent dans cette fièvre-là.
Jeanne! ma pauvre petite Jeanne! Voilà mon mal. Il est au cœur. Je souffre de ne plus la voir, de me sentir séparé d'elle à jamais.
Pas une lettre! pas un mot d'elle ni de sa mère! Je ne sais pas même où elles sont.
Sa mère disait: «Vous oublierez....» Si Jeanne allait m'oublier! Elle est si jeune! et il y en aura tant pour lui parler d'amour.
C'est pour le coup que je....
Note de Geoffroy.—Il y avait ici plusieurs lignes effacées, après lesquelles le même numéro continuait:
Se peut-il que ce bas monde contienne un homme si heureux que toi, Geoffroy? me voilà tout ragaillardi. Je viens de recevoir une lettre de toi. C'est de l'essence de gaieté. J'essaierai de la respirer quand je serai trop triste.
Autour de toi ce ne sont que sourires, joyeuses audaces, aimables aventures. Du haut de tes succès il faut vraiment que tu aies de l'affection pour moi puisque tu continues à m'écrire, à moi, obscur robin que tu dois croire engourdi dans l'assouplissement provincial.
Car tu ne sais même pas que je me sauve de l'engourdissement par le martyre.
Comme tu ris bien! de bon cœur et de tout!
Moi, je ne ris plus jamais, Geoffroy, et pourtant, dans ta lettre, il y a une chose qui m'a fait sourire, c'est le paragraphe où tu me reproches mon silence.
Mon silence! Je ne t'écris jamais, dis-tu? Malheureux! si tu recevais tout d'un coup toutes les mains de papier que j'ai barbouillées à ton intention! ce serait à submerger ta gaieté sous mes ennuis!
Te souviens-tu? j'étais fort pour tirer au mur à notre salle d'armes du collège. Je me confesse au mur en me confessant à toi, qui ne m'entends pas. Cela t'évite un chagrin, et pour moi, c'est peut-être plus commode....
Je suis chez ma mère à la campagne, sur la route d'Yvetot à Lillebonne. Mes deux sœurs se relaient auprès de mon chevet.
Tout le monde ici est très bon pour moi, mais le genre de bonté qu'on me témoigne implique un sentiment de protection. Dans ma famille, chacun me protège, mes sœurs aussi bien que ma mère, et les domestiques s'en mêlent à l'unanimité.
Notre vieille cuisinière met du sucre dans mes plats comme si j'étais un petit enfant.
J'ai dû très certainement, à la suite du coup de massue qui me terrassa à la ferme du Bois-Biot, donner quelques signes du mal mental auquel il a été fait allusion. Pendant plusieurs jours, je suis resté sans connaissance.
On me cache ces défaillances de mon cerveau, on me dit que j'ai eu le délire, mais j'ai conscience de m'être assis plusieurs fois moi-même à mon propre chevet, analysant avec une curiosité froide les symptômes de mon mal moral, me consolant, m'arraisonnant et me grondant.... Quittons ce sujet qui me donne le vertige.
On ne me cache pas tout, cependant. Ainsi, on me dit qu'en rentrant chez moi, après cette journée qui me broya le cœur, je trouvai ma mère qui m'attendait, et que je la maltraitai. Je n'en ai aucun souvenir, mais je m'en repens sur parole. On m'a pardonné.
On me dit aussi que j'envoyai des injures, avec un cartel en règle, à ce bon M. Ferrand, le président du tribunal, qui me l'a pardonné également.
Je lui sais gré de sa miséricorde, mais je ne me souviens ni du cartel ni des injures.
On me dit enfin que vers ce même temps, Olympe quitta Dieppe et le cercle brillant dont elle est la lumière pour me servir de garde-malade.
Le fait est que j'ai vaguement mémoire de l'avoir vue, plus belle que jamais, assise au pied de mon lit.
Il parait qu'elle a été bonne, empressée, ravissante de zèle charitable, et même....
Je peux bien être franc, puisque ma lettre ira où les autres sont allées: au mur.
Il parait même qu'Olympe a été mieux encore que cela.
Ma mère m'a avoué en grandissime confidence que Mme la marquise daignait se souvenir de nos enfantines amours.
Vois-tu cela?
De leur côté, mes sœurs échangent des regards attendris quand on parle d'Olympe. Célestine fait des allusions à la voiture de Mme la marquise qui est un huit-ressorts, s'il vous plaît. Julie lève les yeux au ciel et murmure des machines sentimentales. On ne me souffle plus jamais mot ni de la longue Sidonie, ni de Maria plus rose que les roses, ni d'Agathe, un peu déjetée, mais héritière. Si j'étais fat, je croirais qu'il dépend de moi, dès à présent, de remplacer M. le marquis de Chambray.
Jeanne, ma jolie petite Jeanne! mon cœur chéri! Olympe est bien belle et j'ai vu le temps où je ne plaçais rien au-dessus de la noblesse de son âme. Mais maintenant, je t'aime, Jeanne, et je n'aimerai jamais que toi!
Pièce numéro 21
(Note écrite au crayon par Lucien. Sans date.)
Olympe est revenue à Yvetot. Je ne pense pas qu'il y ait ici-bas une femme plus délicieusement belle.
Beauté de marquise ou plutôt beauté de reine. Mes sœurs ont l'air d'être ses sujettes.
Serait-il vrai qu'elle pût m'aimer? Que m'importe?
Maman me l'a dit positivement ce matin. Je n'y crois pas. Qu'y a-t-il de commun entre ce rayon et mon ombre?
Elle me parle peu. Je la trouve pâlie.
Mme Péry est sa parente. Si elle pouvait me procurer des nouvelles de Jeanne.
Je l'interrogerai le plus adroitement que je pourrai....
Pièce numéro 22
(Billet écrit et signé par M. le Dr Schontz. Tête de lettre imprimée portant le nom du docteur et cette mention: Spécialité pour les affections pulmonaires.)
Paris, le 24 juin 1865.
À M. L. Thibaut, juge, etc.
Monsieur,
J'ai confessé une pauvre mourante qui va laisser après elle sur la terre un ange abandonné. Je vous ai rencontré une fois à Paris, au temps où vous et moi nous étions des étudiants, chez M. le baron de Marannes. Il s'agit de sa veuve et de sa fille. On ne vous reproche rien, mais on souffre et on se meurt. Votre présence ne sauverait pas la malade, Monsieur, ma conscience, me force à l'avouer, mais la dernière heure serait adoucie. Faites selon les conseils de votre honneur et de votre cœur.
Pièce numéro 23
(Écriture de Mme la marquise de Chambray, hâtive et troublée, sans date ni signature.)
À M. Louaisot de Méricourt, agent d'affaires, rue Vivienne, à Paris.
Répondez courrier pour courrier.
Je suis dans la banlieue d'Yvetot, chez Mme veuve Thibaut, dont le fils très malade et peut-être fou, vient de s'enfuir.
Il doit être à Paris.
Je jurerais qu'il est à Paris.
Trouvez-le sur-le-champ.
Je dis: Coûte que coûte; trouvez-le, je le veux.
Pièce numéro 24
(Sans signature, mais écrit sur lettre à tête imprimée, ainsi conçue: Cabinet de M. Louaisot de Méricourt, consultations, démarches, renseignements, rue Vivienne, près du passage Colbert, Paris.)
Cinq heures moins le quart (pas d'autre date).
À Mme la marquise de Chambray, etc.
M. L. Thibaut, arrivé ce matin à Paris par train de onze heures.
Descendu chez Mme veuve Péry (baronne de Marannes), rue de Verneuil, 31, à midi moins dix.
Baronne décédée à quatre heures, soir.
Pièce numéro 25
(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)
Yvetot, 28 juin 1865.
À Mme la supérieure des dames de la Sainte-Espérance, à Paris.
Madame et chère mère,
Vous qui savez consoler tous les deuils, voici une bonne œuvre à accomplir.
Mlle Jeanne Péry de Marannes reste absolument seule après la mort de sa mère à qui j'ai pu faire quelque bien en son vivant. Elle n'a plus que moi de parente, et encore sommes-nous cousines si éloignées qu'il ne faut point chercher là l'origine de l'intérêt que je lui porte.
Vous m'avez appris, vénérable et chère mère, à secourir, autant qu'on le peut, tous ceux qui souffrent, indistinctement. Je voudrais que Mlle Péry pût trouver un asile et des consolations dans votre sainte maison, au moins pendant les premiers instants de sa douleur, et je vous prie d'être assez bonne pour envoyer une de vos respectables compagnes, rue de Verneuil. 31, au domicile de feu Mme Péry.
Vous donnerez à Mlle Jeanne une chambre convenable et la pension de 2e classe.
Il est bien entendu qu'elle ne devra recevoir aucune visite, sinon des personnes de notre sexe. Et encore, je m'en fie à votre discernement pour choisir les visiteuses.
Elle a le malheur d'être belle, et sa mère n'était pas une femme prudente.
Je m'engage à solder tous frais de quelque nature qu'ils soient, ayant trait à la mission que je vous donne, sur simple note remise par vous, et je vous prie bien d'agréer, Madame et chère mère, l'hommage de ma respectueuse affection.
Pièce numéro 26
(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut)
À M. Lucien Thibaut, etc., à Paris Yvetot,
3 juillet 65.
Que fais-tu donc là-bas, à Paris, mon pauvre garçon? As-tu envie de me faire mourir de chagrin! Ah! tu m'en as fait, tu m'en as fait depuis la mort de ton père qui ne s'en privait pas non plus! j'entends de me faire du chagrin.
Voyons, te crois-tu un collégien en vacances? à ton âge! Qu'est-ce que c'est que ces polissonneries-là? Tu vas perdre ta place, tout uniment, et par conséquent, ta carrière. Veux-tu me faire mourir de chagrin? Je l'ai déjà dit une fois. Tu me fais battre la breloque.
M. le président Ferrand est venu voir si tu étais de retour. Voilà ses propres paroles: «Si c'est comme ça que votre fils nous récompense de son avancement sur place! Nous avons remué ciel et terre pour qu'il monte juge, et il se comporte comme un paltoquet!»
Que veux-tu que je lui réponde, à cet homme-là? Il est bon comme le bon pain, mais on se lasse, à la fin des fins. Est-ce que je peux lui dire dans le tuyau de l'oreille: «Mon garçon a un coup de marteau?»....
Vois-tu, c'est tout bonnement terrible. Les mères sont trop malheureuses. Quand tu auras été mis à pied, de quoi vivras-tu? Je vendrai bien ma chemise pour toi, c'est sûr, mais on ne va pas loin avec ça.
Et M. Ferrand me le disait encore hier: «Qu'il ne se fie pas à l'inamovibilité. Ça peut craquer.» Tu es bien coupable!
Tes sœurs sont furieuses. Si tu n'avais pas notre Olympe pour te défendre envers et contre tous, même contre moi, ces demoiselles t'écriraient des lettres qui t'arracheraient les yeux de la tête.
Quel ange que cette femme-là! J'entends notre Olympe, car Célestine et Julie ne sont pas tout à fait des anges.
Écoute donc! Les partis ne se présentent pas pour elles aussi nombreux que les marguerites dans les prés. Et c'est toi qui en es la cause.
Si tu t'étais marié avantageusement comme on t'en a donné les moyens, leurs relations auraient doublé du coup, et leurs chances de se placer aussi. Dame! elles comptaient là-dessus, les pauvres biches. Sais-tu que Célestine va sur ses vingt-sept ans? ça commence à n'être plus si tendre que du poulet. Le matin, quand elle n'est pas encore pomponnée, on ne peut pas, avec la meilleure volonté du monde, la prendre pour un enfant.
Les mères sont bien malheureuses! Tant pis si je l'ai déjà dit.
Julie passera encore plus vite que sa sœur parce qu'elle a des idées romanesques. Ça ride, à la longue.
Voilà ou nous en sommes à cause de toi!
Mais il ne s'agit pas de nous, mon pauvre innocent, les femmes, c'est bon pour souffrir; il s'agit de toi, il ne s'agit que de toi. Quinze jours d'absence sans congé pour une petite savoyarde qui n'a pas même d'aisance!
Tu crois peut-être qu'on ne sait pas ton histoire? Raye ça de tes papiers.
Là, tiens, ce n'est pas propre. Ah! mais non!
Toi qui avais tant de conduite autrefois! M. Ferrand me le disait encore avant-hier: «Pour avoir inventé la poudre, non! mais il ne faisait jamais de grosses bévues, et quant à la conduite, un cœur!»
Ah ça! nigaud, tu n'as donc pas un œil de chaque côté de ton nez? Tu ne vois donc rien! Célestine et Julie s'en rongent le bout des doigts jusqu'au coude, et moi je dépéris, ma parole. Je sens que ça me conduit au tombeau.
Faudra-t-il qu'elle te fasse la cour? J'entends notre Olympe. Et chanter des sérénades sous ta croisée, avec accompagnement de guitare? Ou t'envoyer sa déclaration sur timbre par huissier?
Ah! godiche! godiche! un brin de sultane comme ça! je l'ai vue s'habiller l'autre soir, écoute... ma parole, tu me ferais dire des choses qui ne sont pas convenables!
Mais c'est aussi par trop fort de voir un grand benêt comme toi passer devant le bonheur, les yeux tout larges, et ne pas seulement se douter que la plus charmante femme du pays de Caux languit d'un penchant qu'elle a pour lui!
Je ne suis pas notaire, pas vrai, mais on peut évaluer, ça divertit toujours. À combien la comptes-tu? Soixante mille? Et le pouce! Je vas t'établir ça.
Elle a tout le bien du marquis, tout, tout, tout! à la barbe des collatéraux! Et je ne parle pas des millions du fournisseur dont on cause par-dessus les moulins. C'est du roman, ça, le solide me suffit.
Écris en haut cinquante mille. Et la plus-value des terres, encore: tu peux bien mettre cinquante-cinq.
Écris au-dessous dix mille pour ses biens à elle: ça fait déjà soixante-cinq.
Attends! la vieille cousine Bezuchon aurait bien pu se souvenir de moi, c'est sûr, eh bien! non. L'eau va toujours à la rivière. C'est Olympe qui a eu les œillets salants de la cousine au Croisie: douze mille à poser.
En plus, l'oncle de ton ami Albert, le vieux Rochecotte du Havre avait un faible pour Olympe—comme tout le monde parbleu! excepté toi—et il lui a laissé un tout petit cadeau de 50 actions de la Banque de France.
À 3.700 francs l'action, ça nous donne un capital de cent quatre-vingt mille.
Et les économies qu'elle doit faire tout en vivant comme une reine?
As-tu su qu'elle a refusé Albert de Rochecotte? Et pourquoi? Albert est un garçon de trente à quarante mille depuis la mort de son oncle. Julie le trouve joliment bien.
Imbécile! Voilà le mot lâché. Elle passe cent mille, j'en mettrais ma main au feu! Et toi, tu n'as que ta toque. Si j'étais homme, je te battrais comme plâtre. Tes sœurs, elles, n'y vont pas quatre chemins, elles veulent te flanquer sur la gazette, aux annonces, comme un chien perdu et te faire ramener par les gendarmes.
Voyons, sois gentil, mon petit, ton paquet n'est pas long à faire, reviens, je t'en prie. Ta créature ne peut pas être de moitié si jolie que notre séraphin d'Olympe.
Olympe! avec sa fortune! le ciel ouvert! et monsieur fait des façons!
Si je l'ai dit, c'est bon, je le radote: les mères sont bien malheureuses!
Pièce numéro 26 bis
(Écrite et signée par la supérieure des Dames de la Sainte-Espérance.)
Paris, ce 4 juillet 1865.
À Mme la marquise de Chambray, en son château, près et par Dieppe.
Ma chère fille,
J'ai le regret de vous apprendre que votre charitable intention au sujet de la demoiselle Jeanne Péry n'a pas eu le résultat qu'elle méritait et que vous désiriez.
Le nécessaire fut fait en temps pour prendre, rue de Verneuil, 31, et amener dans notre maison cette jeune personne à laquelle vous aviez la bonté de vous intéresser.
On lui donna une chambre commode et bien aérée, avec vue sur les arbres de l'enclos: elle eut la pension de deuxième classe à laquelle on ajouta quelques douceurs et toutes les consolations imaginables.
Je l'invitai même une fois, à cause de vous, chère fille, à ma modeste table privée, avec les grandes pensionnaires du premier degré.
Rien n'y a fait. Elle s'est tenue à l'écart pendant tout le temps de son séjour, rebutant nos mères par son silence boudeur qui ressemblait peu, en vérité, à la résignation chrétienne.
Puis, le matin du septième jour, elle a pris la clé des champs.
Elle était libre d'aller et de venir. Nous n'avions pas le droit de fermer sur elle la grille du cloître.
Je vous dirai, chère fille, qu'elle avait des lettres dans son tiroir. Nous avons cru devoir en parcourir une ou deux. Elles étaient signées de deux initiales L. T. et toutes remplies d'amour pur, de jeunes rêves, d'élans de l'âme et autres balivernes ridicules.
Sa fuite ne nous a donc causé aucune surprise.
Je vous rappelle les conditions de notre établissement: le mois commencé est dû en entier, plus le service et quelques suppléments tels que ports de lettres, visites de médecin, articles de pharmacie, bains, etc.
Notre mère-économe a pris la liberté de tirer sur vous et la présente vaut avis.
Je suis, en J. C, ma chère fille, etc.
P. S.—Nous sommes toujours en pourparlers avec le vieux millionnaire de la rue du Rocher, pour le terrain où doit être bâtie notre nouvelle maison. Il possède des hectares dans Paris! Et au prix où il veut vendre, nul ne saurait évaluer l'immensité de cette fortune.
On dit que vous êtes sa parente; ma chère fille, ne pourriez-vous lui écrire en notre faveur, faisant valoir avec votre tact précieux et votre brillante intelligence, que nous sommes un établissement de bienfaisance et que nos ressources sont bien bornées?
Je ne sais ce qu'il faut croire sur l'origine peu honorable des grands biens de ce vieillard, qui vit en dehors de l'Église, quoique séparé du monde.
Son nom est peu connu dans nos quartiers, bien qu'il y possède d'énormes immeubles, mais son sobriquet, «le Fournisseur», est populaire par l'envie et la haine qu'il inspire.
Avec un pied dans la tombe, qu'a-t-il besoin d'augmenter encore ses richesses? Parlez-lui pour nous. Ce qu'il lui faudrait ce sont des prières.
Vous, chère fille, vous sauriez sanctifier cette fortune si, comme on le dit encore, elle vous venait en tout ou en partie par voie d'héritage.
Pièce numéro 27
(Anonyme. Écriture inconnue. Main de copiste. Sans date ni lieu de départ.)
À M. L. Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot, Paris.
Ainsi finit l'histoire! La minette a sauté par la fenêtre de son couvent et rôtit le balai quelque part dans le pays latin ou ailleurs.
Naturellement, on vous accuse de l'avoir enlevée.
C'est bien fait. Tout n'est pas bénéfice dans le métier d'amoureux, vous verrez çà.
Est-ce que vous n'êtes pas l'ami du nouvel héritier, Albert de Rochecotte? Avertissez-le de faire attention aux petites pattes de sa Dulcinée.
Ces Fanchonnettes ont des griffes quelquefois.
Pièce numéro 28
(Écrite et signée par M. Louaisot de Méricourt, agent d'affaires.) Ce mercredi (sans autre date).
À M. Lucien Thibaut, juge, etc.
Monsieur et cher compatriote,
Je suis, comme vous, de cet excellent pays de Caux, qui peut passer pour le jardin de la Normandie.
Sans avoir l'honneur d'être personnellement connu de vous, j'ai nourri des relations que j'oserais dire assez intimes avec plusieurs membres de votre respectable famille.
À ces titres, j'ose vous prier de m'accorder un rendez-vous d'affaires, soit chez vous, soit à mon cabinet qui n'est pas sans jouir d'une certaine notoriété dans la capitale (rue Vivienne, près du passage Colbert, non loin du Palais-Royal).
J'aurais à vous communiquer de vive voix des particularités concernant deux personnes dont l'une s'intéresse à vous et dont l'autre vous intéresse.
Tout retard pourrait être fâcheux.
Pièce numéro 29
(Écriture de Lucien. Non signée et non datée.)
Je ne sais pas si je suis éveillé. Je crois plutôt que je rêve. Ce qui m'arrive est tellement étrange que je doute, même après avoir entendu et vu.
Geoffroy! Je suis bien sûr que tu te serais rendu, comme je l'ai fait, à l'appel de ce M. Louaisot de Méricourt. Son nom ne m'était pas inconnu. Il appartenait à une famille de notaires, établi à Méricourt, arrondissement de Dieppe. On a beau se raisonner, ces rendez-vous mystérieux, donnés par les gens d'affaires, ont quelque chose d'irrésistible.
Surtout quand le mystère est déjà entré dans notre vie par quelque porte que ce soit.
Or, le mystère m'enveloppe et déborde tout autour de moi.
On y va toujours à ces rendez-vous qui sont des promesses ou des menaces: J'y suis allé.
C'est au cinquième étage d'une grande maison de la rue Vivienne, dont les fenêtres, ouvertes sur le derrière, dominent le vitrage du passage Colbert.
J'ai été reçu par une grosse joufflue de servante, portant le costume de chez nous, un peu amendé à la parisienne. Elle m'a toisé d'un regard joyeusement effronté et m'a dit en balançant ses boucles d'oreilles d'or en girandoles:
—Comment vous va? C'est vous qu'êtes le gentil garçon de juge? Je vous reconnais bien comme ça du premier coup, quoique je ne vous aie encore jamais vu. Je n'aime pas beaucoup les juges, mais je raffole des amoureux. Censé, le patron est à déjeuner chez Véfour; mais entrez tout de même, vous l'attendrez dans sa chapelle.
En parlant ainsi avec le pur accent d'Yvetot, elle m'avait pris par le bras, sans façon, et me poussait à travers un salon, riche en poussière, dont les meubles étaient dérangés à la diable.
—C'est moi qui fais le ménage, reprit-elle avec son rire retentissant, ça se voit, pas vrai? Farceur!
Elle ouvrit une porte et m'en fit passer le seuil.
—Voilà, continua-t-elle, c'est l'atelier, la fabrique et la renommée. Voulez-vous un coup de sec? ou demi-sec? Vous aimez peut-être mieux le tout doux? Il y a toujours de quoi dans l'armoire, au goût des messieurs et des dames.
Cette coquine, un peu trop mûre pourtant, était brutalement jolie avec sa coiffe normande, surchargée de dentelles, et son jupon court. Elle tourna la clé d'un placard pour y prendre sans doute du sec ou du demi-sec, mais mon geste l'arrêta.
—Bah! s'écria-t-elle en riant plus fort, pas même ce qui plaît aux demoiselles? On nous avait bien dit que vous étiez un agneau. Alors asseyez-vous et gobez le marmot en pensant à votre bergère. À vous revoir.
Elle sortit, claquant la porte à tour de bras.
J'étais seul dans le cabinet de M. Louaisot de Méricourt; une grande pièce basse d'étage, avec châssis régnants, chargés de casiers. Des deux côtés de la cheminée qui supportait une vilaine pendule, il y avait deux magnifiques consoles, genre Boule, avec bouquets de fleurs et de fruits en pierres précieuses.
Mais je ne remarquai point cela dans le premier moment parce que mon attention fut tout de suite attirée vers un assez vaste bureau flanqué d'un fauteuil de cuir, forme grenouille, sur lequel un véritable fouillis de pièces de procédure et de dossiers s'éparpillait.
Un mouvement venait de se produire sur ce bureau. Le vent de la porte brusquement poussée par la Normande, avait soulevé une feuille de papier blanc posée sur le devant de la tablette.
Et la feuille, en s'envolant, avait découvert un agenda d'où sortait, en manière de signet, un portrait-carte photographié.
De la cheminée, près de laquelle j'étais, c'est à peine si on pouvait distinguer la nature de ce dernier objet; encore bien moins était-il possible de reconnaître la personne représentée.
Je déclare même que je n'aurais pas su dire, en m'appuyant sur le seul témoignage de mes yeux, si le portrait représentait un homme ou une femme.
Et cependant je m'élançai en avant avec un battement de cœur qui faillit me jeter foudroyé sur le plancher. Je saisis l'agenda, j'en arrachai la carte, et je reconnus, au travers d'un éblouissement, le sourire bien aimé de ma petite Jeanne.
Oui, de Jeanne que j'avais tourmentée tant de fois pour avoir son portrait, et qui jamais ne me l'avait donné!
L'instant d'auparavant j'aurais cru pouvoir affirmer que Jeanne n'avait jamais posé devant un photographe.
Mais c'était bien elle, vivante, on peut le dire, et parlante.
Au dos de la carte où le nom du photographe avait été effacé par un grattage, il y avait quelque chose d'écrit au crayon.
Textuellement ceci: En campagne, tout de suite! 3.000. C'est convenu.
Au moment où je déchiffrais ces mots bizarres il me semblait que l'écriture ne m'en était pas inconnue, et qu'un nom allait me monter aux lèvres.
Mais le nom ne vint pas et le souvenir qui voulait naître s'évanouit, chassé par le flot de pensées qui envahit tumultueusement mon cerveau.
Le portrait de ma Jeanne chez cet homme! Comment? Pourquoi?
Un signalement écrit peut s'obtenir sans le concours du modèle, mais un portrait photographié—debout—éveillé, souriant!
Je crus entendre un bruit de pas lointain encore, et je rouvris l'agenda pour y replacer la carte.
Involontairement, mes yeux tombèrent sur la dernière page à demi-remplie hier et attendant les notes d'aujourd'hui.
Mon nom écrit en toutes lettres arrêta mon regard.
Le fait en lui-même ne pouvait m'étonner que médiocrement puisque j'étais ici sur l'invitation du maître de l'agenda, mais mon nom était accolé à un substantif qui me parut inexplicable.
Il y avait, c'était la dernière ligne écrite: Lucien Thibaut.—Succession.
Et rien avant, rien après pour servir de clef à ce singulier rébus.
Certes, ma succession ne devait pas être opulente, je vivais surtout des émoluments de ma charge.
Mais telle qu'elle était, ma succession, je ne la voyais pas encore ouverte, et il pouvait m'étonner qu'on eût ainsi à s'en occuper chez les gens d'affaires.
Je n'ai pas besoin d'ajouter que cette surprise était bien loin de m'impressionner comme la découverte du portrait qui me laissait sous le coup d'un grand trouble.
Seulement, cette surprise m'avait empêché de reposer l'agenda à la place même où je l'avais pris et j'étais encore penché au-dessus du bureau lorsqu'un bruit de porte qu'on ouvrait me redressa en sursaut.
J'attendais ce bruit puisque je savais qu'on approchait, mais je l'attendais derrière moi et du côté par où j'étais entré moi-même.
Au contraire, il se produisait en face de moi, dans une lacune ménagée sous le dernier étage des casiers, et que je n'avais point remarquée.
Cette lacune servait au jeu d'une porte dérobée qui venait de rouler sur ses gonds.
En même temps, une voix de basse-taille fredonna sur un mode sentimental:
Ce qui cause mon tourment....
La chanson s'arrêta à ce deuxième vers, parce que le chanteur, dépassant la baie de la petite porte, venait de m'apercevoir en flagrant délit d'indiscrétion.
Ma main tenait encore l'agenda accusateur.
—Ah! ah! fit le nouvel arrivant, qui resta debout dans l'embrasure de la porte. Tiens, tiens! Allons! exact au rendez-vous, mon cher compatriote... car je suppose bien que vous êtes notre bon petit juge?
Je ne me souviens pas d'avoir été jamais plus désagréablement attaqué.
La voix de cet homme, qui était ronde pourtant et possédait un certain caractère de bonhomie, ou plutôt de vulgaire franchise, me frappa, me blessa comme un son connu et détesté.
Ma mémoire, rapidement interrogée, m'affirma que nous nous rencontrions pour la première fois. Je ne pouvais connaître ni sa voix, ni lui. Cette assurance cependant ne diminua en rien mon irritation, et je fis un pas en avant, la tête haute, pour demander avec sévérité:
—S'il vous plaît, d'où vous vient ce portrait?
Je pense que mon accent devait être plus que sévère, car le nouveau venu recula.
Mais ce fut l'affaire d'une seconde. L'instant d'après, il entra tout à fait et repoussa très délibérément la porte derrière lui.
—Allons, allons, me dit-il, en assurant d'un coup de doigt les lunettes d'or, qu'il avait sur le nez, je ne déteste pas les questions. Nous allons causer nous deux, mon prince, je vous ai fait venir pour cela; causer de tout un peu, et causer encore d'autres choses. Mon temps vaut cher, c'est vrai, mais vous le payerez son prix.... Dites donc, vous permettez qu'on se mette à l'aise chez vous?
Il appuya sur ce dernier mot avec une intention comique, mais sans méchanceté.
Moi, désormais, je gardais le silence, regrettant déjà mon apostrophe imprudente qui allait mettre obstacle peut-être à l'explication ardemment souhaitée.
M. Louaisot de Méricourt, sans attendre ma réponse, dépouilla le paletot noisette qu'il portait en surtout, malgré la chaleur, et m'apparut, vêtu d'un gilet à manches, en tartan marron, d'une cravate blanche mal nouée et d'un pantalon noir qui gardait de nombreuses traces de boue, en dépit du beau fixe.
Il avait sous ce pantalon de vastes bottes difformes, chaussant bien à l'aise les pieds qu'on rêve au Juif-Errant, devenu facteur de la poste: pieds montagneux, aux orteils pourvus de robustes oignons, les vrais pieds du fantassin éternel! Il remarqua sans doute l'attention que j'accordais à sa base, car il me dit en décrochant dans un coin une robe de chambre à ramages. Patience et longueur de temps! j'éclabousserai les autres, à mon tour. Je n'aime pas les brosses. Mon pantalon ne sera propre que quand il roulera cabriolet. Il endossa sa robe de chambre et revint vers moi en ajoutant:
—Saperlotte! pas si agneau! Vous savez, Monsieur et cher compatriote, je vous demandais tout à l'heure s'il était permis de se mettre à l'aise chez vous, parce que je vous surprenais travaillant comme chez vous, la main et le nez dans mes bibelots. Ce n'est pas un reproche. Je suis le meilleur enfant de la Terre. Mais au lieu d'être un peu déconcerté et de me dire avec politesse: «Pardonnez-moi, mon cher M. Louaisot de Méricourt, si je touche à vos chiffons, c'est le hasard ou la Providence, ou ci, ou ça», enfin un mot d'excuse, ah bien! ouiche! vous haussez votre tête à cinquante centimètres au-dessus de vos épaules, et vous me demandez malhonnêtement où j'ai volé ce qui est bien à moi.... Pas si agneau qu'on me l'avait annoncé, Mylord! Saperlotte, pas si agneau!
Je balbutiai je ne sais quoi. Il se plongea dans son fauteuil de cuir, et reprit bonnement:
—Mettons ça dans le coin, contre la muraille et n'en parlons plus. Moi, je n'ai rien à cacher. Je vous aurais montré de moi-même le petit portrait, avec tout plein de plaisir. Pauvre chatte! un joli brin! J'ai connu son papa. Quelle canaille! Ça vous rembrunit, mon juge? Dans le coin! Je n'ai qu'une envie, c'est de vous plaire.
Depuis qu'il était assis, je trouvais M. Louaisot de Méricourt tout exigu. C'était, en vérité, un drôle de bonhomme, tout en jambes, avec un buste court et replet, une tête qui hésitait entre l'épicier et le pitre.—mais des yeux d'aigle!
Ces yeux-là arrêtaient le rire que toute la personne de M. Louaisot provoquait au premier aspect. Ils regardaient d'autorité, et parfois, sous le verre de ses lunettes, on voyait fulgurer de véritables éclairs.
—Monsieur, lui dis-je, désirant éviter tout cas de guerre, c'est bien, en effet le hasard....
Il m'interrompit d'un coup sec de son couteau à papier dont il frappa ma manche.
Asseyez-vous, M. Thibaut, fit-il en changeant de ton, je vous tiens pour incapable d'espionner les gens qui vous ouvrent leur cabinet. Nous sommes destinés à nous entendre, c'est certain et nécessaire. Ce qui mène tout chez moi, je suis bien aise de vous le dire, c'est la conscience, jointe à la minutie dans la délicatesse. Je ne m'en vante pas: la profession l'exige. Faites-moi l'honneur de vous asseoir.
Je m'assis, il reprit:
—Vous grillez pour l'histoire du petit portrait? Je conçois ça. La jeunesse! J'en ai éprouvé, à l'âge voulu, les rêves et les douceurs. Mais ça n'empêche pas la conscience. Sans elle, dans notre état, on n'aurait pas de l'eau à boire. Authenticité des renseignements, minutie des informations, délicatesse des rapports. Je ne parle pas même de la discrétion: c'est l'air qu'on respire en ces lieux. Moi, j'appelle ça travailler en artiste.
Les avocats, mon cher Monsieur, les avoués, les notaires, c'est le vieux monde. Il en faut pour donner des positions à un tas de fainéants. D'ailleurs, en Angleterre, on a essayé de détruire les crapauds et il a fallu en faire revenir de pleines cargaisons du continent. Historique.
Ne détruisez rien de ce que la nature a créé: même les officiers ministériels, voilà le fond de ma religion.
Mais il ne faut pas non plus mettre les crapauds dans des cages, comme des jolis oiseaux. Ils ne sont pas institués pour ça. Si vous soumettez aux gens qui ont des diplômes, ou qui achètent leurs charges au marché une difficulté,—une vraie difficulté comme celle qui menace de vous étrangler, mon juge.—eh bien! autant vaudrait vous nouer un pavé à la cravate pour piquer une tête du haut du parapet du Pont-Neuf!
Ça nous ramène à nos moutons, j'ai le portrait de la belle enfant, là, sur ma table, au milieu d'une multitude d'autres objets, parce qu'il y a une personne, homme, femme, ou militaire, qui désire avoir son adresse, soit à Paris, soit à la campagne....
—Et qui vous offre 3.000 francs pour cela! m'écriai-je avec toute mon indignation revenue.
—Juste! 3.000 francs comptant, de la main à la main.
—Et vous l'avez cette adresse?
M. Louaisot de Méricourt m'envoya un signe de tête plein de bienveillance.
—Jeunesse! fit-il d'un air attendri, je t'ai connue à l'époque! Mon cabriolet, auquel il était fait allusion tout à l'heure, ne me rendra pas, quand je l'aurai, tes agréables enivrements!
Causons raison, voulez-vous? et ne lorgnez plus le portrait de la minette, ou bien je causerais tout seul.
Mon cher Monsieur, vous êtes, sans vous en douter, un de mes meilleurs clients, et je tiens à vous montrer le bonhomme—moi s'entend—sous ses aspects les plus flatteurs.
Fin de l'escarmouche préliminaire: j'entre dans le vif. Attention!
Prime, d'abord, M. Thibaut, je vous connais comme ma propre poche. C'est un point à considérer puisque ça va vous éviter une confession toujours pas mal ridicule.
Je vous savais par cœur dès le temps du baron de Marannes avec qui il m'est arrivé de faire, de ci, de là, quelque petite bricole d'affaire. Bon diable. Pas de tenue. Il a fini comme ça se devait: ni mieux, ni plus mal. Y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu des nouvelles de notre ami Rochecotte?...
Je répondis négativement.
—Je pense à lui, reprit M. Louaisot, parce qu'il était de la bande du baron, et aussi pour autre chose. Le voilà riche, ce bon grand Albert! Plus riche qu'il ne croit. Avez-vous su qu'il avait des vues sur Mme la marquise de Chambray? Oui? Et ça ne vous fait rien quand on chasse sur vos terres?... Bien, bien! ne nous fâchons jamais. C'est vous qui lui avez écrit une cocasse de lettre, l'année dernière, à ce bon Albert!
L'étonnement me fit sauter sur mon siège.
—La conscience, dit M. Louaisot, évidemment content de l'effet produit. Faites-moi penser à vous reparler de ce pauvre Rochecotte, avant la fin de notre conférence. Il lui est arrivé quelque chose.
Quant à votre lettre, j'en ai fait mention pour que vous pussiez voir à quel point je suis renseigné. Ah! Mylord, vous étiez déjà un jeune magistrat bien embarrassé! Et j'aurais pu, dès lors, vous offrir tout un bouquet d'informations. Mais regardez-moi. Est-ce que j'ai l'air de celui qui court après les pratiques?
Il se frotta les mains en clignant de l'œil à mon adresse. Je gardai le silence.
—Vous me direz, reprit-il: «Si vous ne courez pas après la pratique, mon cher M. Louaisot, pourquoi m'avez-vous écrit?» Ah! voilà! Ça fait partie d'une règle de conduite: je cueille les poires de mon jardin quand elles sont mûres.
Il se mit à rire. Le rire éclairait ses traits vulgaires d'une lueur qu'on pourrait qualifier d'ignoble.
Mais son bel œil flamboyait héroïquement derrière ses lunettes.
—Après la conscience, reprit-il d'un ton de professeur, ce qu'il faut dans notre état, c'est la décence. Pélagie vous aura scandalisé.—Pélagie, c'est mon clerc, vous savez, la Cauchoise?—Elle a une dégaine un peu folâtre, et je connais les divers sous-officiers qu'elle fréquente pour le mauvais motif. Mais vous aurez beau regarder dans une longue-vue, Monsieur, vous ne verrez rien si la lorgnette n'est pas à votre point. Pélagie fait partie de la règle de conduite; elle a sa raison d'être.... Je suis bête, moi! Je n'ai qu'à mettre un papier dessus, parbleu!
Il s'agissait de la photographie que je dévorais toujours des yeux, à ce qu'il parait.
M. Louaisot cacha ma pauvre petite Jeanne à l'aide d'une signification sur timbre à laquelle était encore joint le protêt.
Mon œil, arrêté dans cette direction, reconnut, ou crut reconnaître, au corps du billet, l'écriture de Mme Péry.
M. Louaisot de Méricourt cligna encore de l'œil et dit d'un air aimable:
—Comme vous voyez! profits et pertes! Sans me targuer d'être supérieur à Saint Vincent de Paul, je n'ai jamais rien refusé à la veuve et à l'orphelin, quand l'affaire offre quelques garanties. J'avais confusément l'idée que vous feriez les fonds à l'échéance, mais Mme Péry refusa mordicus de s'adresser à vous. C'était une nature insuffisante, sans aucune initiative.... Ne vous apitoyez pas sur mon sort. L'effet est de 500 francs, sur lesquels j'ai fourni 75 francs écus et 425 francs d'eau de Contrexeville en cruchons vernis. Je puis vous affirmer qu'il sera soldé un jour ou l'autre, capital, intérêts et frais, plus un pourboire.... Pélagie!
La grosse gouvernante parut presque aussitôt, le nez et la coiffe au vent.
—Apporte-moi une croûte, lui dit M. Louaisot, et quelque chose avec, M. le juge permet. Regarde bien M. le juge. Pélagie, il est de la maison. Jamais, au grand jamais, entends-tu, tu ne lui refuseras ma porte,—à moins que nous n'ayons mieux à faire.
Pélagie exhiba ses trente-deux dents en un gros rire jovial et sortit.
J'avais toujours les yeux fixés sur le pauvre billet de la morte. Je me disais qu'on l'avait protesté peut-être au chevet de son agonie. Et il recouvrait maintenant l'adoré sourire de ma Jeanne, perdue pour moi peut-être à jamais.
Pélagie apporta une assiette sur laquelle il y avait un bon morceau de pain avec une tranche de rôti froid.
—On n'a donc pas bien déjeuné, ce matin, chez Véfour? demanda-t-elle d'un air effrontément candide.
—Va voir de l'autre côté si j'y suis, toi! répondit M. Louaisot, la bouche déjà pleine. Murons la vie privée, si nous ne voulons pas être flanquée dehors, M. le juge est un jeune homme comme il faut, et tu lui ferais croire que tu n'as pas été élevée aux Oiseaux!
Pélagie montra pour la seconde fois ses dents d'une blancheur insolente, et fourra ses mains dodues dans les poches de son tablier de soie. Ce fut sa seule réponse, mais elle en valait bien une autre. M. Louaisot de Méricourt, reprit quand elle fut sortie:
—Excusez-la, M. Thibaut, elle sort de chez un conseiller d'État. Je vous devais cette explication loyale. Où en étions-nous? Je vous disais que vous étiez mon client sans vous en douter. Farceur! je crois au contraire que vous vous en doutez supérieurement. Vous ne dites rien, mais la langue vous démange de m'interroger, parce que vous savez de science certaine que je peux vous apprendre un tas de machines. C'est ici le magasin.
Il s'interrompit pour prononcer d'un ton railleur cette phrase que j'avais lu la veille dans une lettre anonyme.
—Tout n'est pas rose dans le métier d'amoureux.
Cela me fit relever la tête. Il me regardait fixement. Le rayon aigu de sa prunelle m'entrait dans les yeux. Il reprit en baissant la voix:
—Avez-vous lu dans les journaux la mort de ce pauvre Albert de Rochecotte?
Je crus avoir mal entendu.
—Mort! Albert serait mort! m'écriai-je.
—Bien, bien. Ce triste événement m'a aussi donné un coup. Je vous avais dit que je vous reparlerais de lui avant de nous quitter, et peut-être que ce fait divers ne sera dans votre journal que demain. Voilà: il paraît que sa donzelle.... Comment l'appelez-vous?
Je me souvenais du nom de Fanchette qui revenait si souvent dans les lettres d'Albert.
Je le balbutiai. J'étais atterré.
M. Louaisot, tout en mangeant son rôti sous le pouce, tenait toujours fixé sur moi son regard tranchant qui me blessait et m'inquiétait.
Il me semblait deviner une menace dans ce regard.
—C'est ça! fit-il avec un singulier sourire, méchant et bonhomme à la fois, c'est parbleu bien ça! Fanchette!... Quoiqu'elle ait peut-être encore un autre nom. Il s'arrêta. Évidemment son regard me provoquait.
Je restai muet. J'étais frappé plus que je ne puis dire par l'annonce de cette mort prématurée, à laquelle ma raison refusait d'ajouter foi.
—Mais que nous importent les autres noms qu'elle peut avoir? poursuivit M. Louaisot sans perdre un coup de dents. Celui de Fanchette suffit amplement à caractériser la particulière. À bon entendeur, salut, M. Thibaut! Donc, Fanchette, puisque Fanchette il y a, se mêlait d'être jalouse. Ce n'est pas rare, et quand elles ne le sont pas elles font semblant, c'est leur état. Or, ce pauvre Rochecotte s'était mis en tête de faire une fin....
—On n'épouse pas Fanchette! murmurai-je involontairement, par souvenir de la dernière lettre du pauvre Rochecotte.
—Possible, me répondit M. Louaisot, mais alors Fanchette tue.
Ce mot me mit tout debout sur mes pieds. M. Louaisot, me voyant ainsi levé, me dit avec un geste courtois:
—Ne vous dérangez donc pas, cher Monsieur.
Mais je ne l'entendais pas. Je restais là tout étourdi.
Après toi, Geoffroy, Rochecotte était celui de vous tous que j'aimais le mieux.
M. Louaisot de Méricourt quitta son pain et son rôti pour prendre sur la table un paquet de lettres qu'il feuilleta avec son couteau à manger.
—Fanchette tue, répéta-t-il, tout comme la balle d'un fusil ou le boulet d'un canon. Il y a cent manières de tuer.... Est-ce que vous n'aviez pas cher M. Thibaut, quelque engagement de jeunesse avec Mme la marquise de Chambray?
Je dus me redresser très haut, car il enfila aussitôt toute une série de gestes qui valaient la plus éloquente apologie. Et cela ne l'empêcha pas d'ajouter:
—Vous comprenez bien qu'on me répond quand on veut. Je ne force personne. Règle de conduite: quand je me permets d'interroger, c'est toujours dans l'intérêt du client. Mettez, je vous prie, que je n'ai rien dit, mon cher M. Thibaut.... Voici le fait-Paris en question.
Il détacha une fiche de papier imprimé qu'on avait coupée dans un journal et collée, avec deux pains à cacheter, à l'intérieur d'une lettre. Il me la tendit au bout de son couteau.
Le journal disait:
Encore un assassinat! Hier soir, à dix heures, le pittoresque hameau du Point-du-Jour, si connu de tous les amateurs de plaisirs champêtres, a été effrayé par un tragique événement.
Dans un cabinet particulier du restaurant: les Tilleuls, où se réunissent d'ordinaire les joyeuses sociétés de promeneurs, un jeune homme et une jeune femme s'étaient fait servir à dîner.
Et tous deux, pendant le repas, au dire des garçons qui les ont servis, avaient fait preuve d'une gaieté folle.
Longtemps après qu'on leur eut monté le café, et quand le maître de l'établissement s'étonnait déjà de ne plus rien entendre dans leur cabinet, tout à l'heure si bruyant, une société qui occupait un salon voisin put saisir quelques sons plaintifs.
On essaya d'ouvrir la porte qui était fermée ou plutôt barricadée en dedans et force fut d'envoyer chercher un serrurier qui ouvrit enfin.
À l'intérieur, un spectacle horrible s'offrit aux yeux des assistants.
Le jeune homme—M. A. de R... reconnu par le maître de l'établissement pour un de ses clients habituels—était étendu sur le carreau et baigné dans son sang.
Il expira au bout de quelques secondes et ne put prononcer une seule parole de révélation ou d'accusation.
La jeune fille, elle, avait disparu; nul ne peut dire quand ni comment.
Le maître de l'établissement dont elle était également connue la désigne sous le nom de F....
On a trouvé parterre, auprès de la table—ceci n'est qu'un on-dit—un mouchoir souillé de sang, ayant appartenu à la fille F... et un petit étui ou paquet contenant une demi-douzaine de cartes photographiques qui seraient des portraits de la même fille F....
M. A. de R..., venait de faire un héritage. Il était sur le point de se marier. On attribue ce meurtre à la jalousie. La justice informe activement.»
C'était terriblement clair. J'allais pourtant exprimer un doute, fondé sur ce fait que le journal ne donnait que des initiales, lorsque M. Louaisot me tendit une seconde fiche plus étroite qu'il venait de découper délicatement avec des ciseaux dans le corps même de sa lettre.
Je lus ce qui suit:
...Vous avez déjà deviné: R. désigne Rochecotte et F. Fanchette. Je le sais d'une façon trop certaine.
Ce que le journal ne dit pas, c'est que cette malheureuse a été vue par un témoin sur le bord de la rivière, tout égarée et comme folle.
Elle tenait encore à la main une paire de ciseaux tout sanglants.—Ce serait avec des ciseaux que le meurtre aurait été commis!—Elle avait les mains souillées de taches rouges et des cheveux, arrachés dans la lutte, se collaient horriblement à ses doigts....
Les uns disent qu'elle s'est noyée entre le Point-du-Jour et le pont de Grenelle, les autres, qu'elle est parvenue à s'évader...»
Je restai muet de stupeur après cette lecture.
M. Louaisot ayant achevé de dépêcher sa prébende, quitta son fauteuil et alla ouvrir le placard contenant, au dire de Pélagie, ce qui plaît aux messieurs, aux dames et aux demoiselles. Il en retira une bouteille de vin entamée.
—Un petit coup pour vous remettre le cœur? demanda-t-il avec sa bonne humeur imperturbable. Sur mon geste de refus, il remplit un verre jusqu'au bord et le huma sans se presser.
Puis il vint se rasseoir vis-à-vis de moi et reprit en s'essuyant la bouche:
—Très malheureux, Monsieur et cher compatriote, je suis bien éloigné de dire le contraire. Un charmant garçon, riche dès aujourd'hui, et qui demain.... Mais bah! demain n'est à personne. Comprenez-vous maintenant la vérité de ce que je vous disais sur le métier d'amoureux?
Et se figure-t-on chose pareille? avec des ciseaux! Combien cette Fanchette a-t-elle dû frapper de coups? dix, vingt, trente?... Mais, après tout, des ciseaux, c'est une arme de pauvre fille. Les grandes dames tuent autrement. J'en ai connu qui se servaient d'une épingle et qui frappaient—plus de mille fois—droit au cœur!
La profession a ses chagrins, mais elle est curieuse pour un observateur.
Le truc, mon cher Monsieur, c'est de savoir tout utiliser. Et, tenez, ce vieux bébé de baron a tourné l'œil en me devant 176 fr. 20 c.; c'est de l'argent. Mais je lui pardonne, parce que, un beau jour de sa vie, ou peut-être une belle nuit, il a fait une besogne qui me vaudra mon cabriolet, et mon hôtel aussi, et mon château, et encore, vous allez rire, ma place au palais Bourbon, car j'ai des idées de politique. Je m'exprime élégamment, j'aime à discourir, et ça me chatouillerait assez d'être appelé «l'honorable préopinant».
Il s'arrêta et mit le poing sur la hanche pour ajouter:
—Dites-donc, vous! aussi honorable que bien d'autres! La profession est délicate, c'est sûr, mais louche-t-elle plus que le commerce à faux poids et l'industrie frelatée, qui remplissent la chambre d'usuriers et de faiseurs, gonflés, les uns et les autres, comme des sangsues après leur dîner rouge?... Et on se relève, chez nous par la conscience!
M. Louaisot enfla ses joues et fourra son pouce dans l'entournure de son gilet, pour me regarder du haut de sa grandeur.
En somme, où tendait tout cela?
J'écoutais sans trop d'impatience ce débordement de paroles bavardes, parce que j'y cherchais un sens qui n'était pas celui des mots prononcés.
Mon instinct me disait que, sous ces verbiages, se dissimulait un but très habilement poursuivi.
Dans toute la vérité du terme, je me sentais enveloppé par une menace vague qui allait se resserrant sans cesse autour de moi.
Une fois ou deux, la pensée me vint que j'avais affaire à un maniaque, mais ce soupçon ne tint pas contre l'évidence qui naissait de mon émotion même.
Geoffroy, il faut me lire comme j'écoutais: entre les lignes et hors du texte. C'est sérieux. Je dirai plus: c'est peut-être mortel.
Il y a déjà du sang dans le passé, il y aura encore du sang dans l'avenir.
—Mon cher M. Thibaut, reprit Louaisot après un court silence, je vous étonnerais si je vous disais depuis combien de temps j'ai l'avantage de m'occuper de vous. M. Scribe a fait plus de cent comédies, c'était un homme de talent, moi aussi,—et je n'en ai fait, qu'une. Jugez si elle doit être bonne!
Quand j'étais tout petit, là-bas, au pays, j'entendis raconter une fois l'histoire d'un brave homme qui n'était pas cordonnier et qui vendit 300.000 paires de savates au gouvernement de l'empereur Napoléon 1er, roi d'Italie et protecteur de la Confédération germanique.
Napoléon n'est pas mon fétiche, à moi, j'aime mieux Franconi.
Devine devinaille! Savez-vous pourquoi les gouvernements qui ont besoin de chaussures frappent toujours à la porte des boutiques où il n'y a ni cuir ni ligneul? Et de même pour le reste, achetant leur pain au boucher, leur viande chez l'horloger et l'avoine de leurs chevaux aux fabricants de corsets mécaniques?
Dans l'histoire dont je vous parle, on voyait un bedeau de paroisse et un facteur rural, qui vendirent au grand Napoléon trente-six charretées de fusils.
Le brave homme aux 300.000 paires de souliers était un maquignon de Lillebonne qui avait un neveu, brosseur chez un capitaine, lequel capitaine faisait la cour à une demoiselle qui connaissait une dame dont la sœur avait une cousine. Comprenez-vous? La cousine était précisément la tante d'un beau gars qui valsait bien. Et la femme de M. le secrétaire général du ministère de la Guerre était folle de la valse.
J'ai gazé l'anecdote à cause de vos mœurs.
Voilà comment les choses se font: Mme la secrétaire générale donna la fourniture au beau gars, qui la vendit à sa tante, qui la passa à la cousine et ainsi de suite jusqu'à l'oncle du brosseur.
Tout le long du chemin, la fourniture avait sué des pièces de cent sous. Elle était maigre, maigre quand elle arriva au maquignon de Lillebonne. S'il avait eu la bête d'idée de livrer des vrais souliers au gouvernement, il aurait fondu son dernier sou.
Mais c'était un fin finaud de Cauchois. Il se dit: Qu'est-ce que ça fait? c'est pour des soldats!
Et il acheta un plein magasin d'almanachs qu'il fourra dans les semelles.
Qui fut bien chaussé? ce fut le fournisseur. Quant aux soldats, ils allèrent sur leurs plantes, dans la boue, jusqu'à Vienne ou jusqu'à Moscou, je ne sais pas au juste. Et tout le monde fut content.
Ça vous est égal, mon histoire? vous croyez ça? Peut-être que vous vous trompez. Moi elle me donna la première idée de ma comédie.
Et j'y pioche depuis le temps.
De rien on ne peut rien faire, ça parait certain, mais il est également positif qu'avec presque rien on peut faire beaucoup. Voyez les almanachs, qui deviennent des semelles, portant les conquérants de l'Europe!
C'est affaire de soins, de peines, et la manière de s'en servir.
Mon histoire, telle que je vous l'ai contée, a tué le pauvre jeune M. de Rochecotte, à plus de soixante ans de distance.
Et la petite photographie qui est là.... Mais n'embrouillons rien. C'était pour réveiller votre attention, Monsieur et cher compatriote. C'est fait.
Nous en étions à ce qu'on peut tirer de presque rien. Dame! consultez la nature. Le coq est dans l'œuf, le chêne est dans le gland.
On couve l'œuf, on arrose le gland; l'affaire sort, on la nourrit, on l'engraisse.
Mais comment engraisser une affaire? Avec du foin? Non, avec de l'esprit, de l'adresse—et de la conscience.
J'en ai plein mes poches et encore au grenier.
Aussi, mon affaire se porte comme le Pont-Neuf, M. Scribe en serait jaloux....
Il reprit haleine. Je passai mon mouchoir sur mon front qui était baigné de sueur.
Pour tout autre ces choses eussent bourdonné à l'oreille comme un vain son. Moi, j'en souffrais comme la souris que le chat pelote.
J'aurais payé pour que la griffe jaillît enfin hors de cette patte de velours.
—Patience! fit M. Louaisot, avec son détestable sourire. Je ne dis rien d'inutile, et nous en verrons le bout. L'origine de ma brillante éducation fut donc l'anecdote des souliers militaires, fabriqués avec des almanachs. Ils étaient, dans notre pays de Caux, cinq fournisseurs de la même farine.... Mais vous transpirez trop, Monsieur et cher compatriote. J'abrège. Arrivons au fait et parlons de vous.
—Oui, parlons de moi, répétai-je machinalement, je vous en prie!
C'était de ma part, un véritable cri de détresse. M. Louaisot me jeta un regard de travers.
—Ma parole, fit-il non sans dépit, je ne suis pourtant pas ici pour m'amuser. Aviez-vous peur de me voir démonter pour vous toute ma mécanique? Non pas, non pas, diable!
Il ajouta en tirant sa montre:
—J'ai d'autres clients que vous, mon cher Monsieur, entre autres la personne qui offre trois mille francs pour la photographie. Elle paye bien, et comptant. Je la sers pour son argent, ric à rac. Mais quant à gâter le métier, jamais! Ce n'est pas mon tempérament.
D'ailleurs, qui sait? Peut-être que j'ai une vieille dent de lait contre cette personne-là. Et peut-être qu'au contraire je vous porte un intérêt hors ligne. Pourquoi? parce que....
Voyons! si vous étiez l'affaire?
—L'affaire? répétai-je encore, cherchant à lire dans le rayon qui flambait dans ses yeux.
—Oui, l'affaire! si vous étiez l'affaire, la propre affaire que je nourris et que j'engraisse pour la vendre de mon mieux à la foire prochaine? On a vu des choses plus étonnantes, Mylord!
En foi de quoi, ne faites plus l'endormi, et ouvrez vos deux oreilles toutes grandes....
Il changea de ton et poursuivit avec une emphase soudaine:
—M. Thibaut, vous allez entrer, non, vous êtes entré déjà et jusqu'au menton encore, dans une charade de tous les diables dont vous chercherez le mot longtemps, longtemps.
Quand vous trouverez le mot, si jamais vous mettez la main dessus, il sera peut-être trop tard.
En attendant, vous aurez des hauts et des bas, M. Thibaut. Au moment où vous vous croirez mort, je vous enverrai du secours, par suite de l'affection que vous avez su m'inspirer dans cette courte entrevue, ou bien pour nourrir l'affaire, arrangez cela comme vous voudrez.
Mais aussi, quand vous ouvrirez le bec pour crier victoire, boum! un coup de canon! C'est moi qui tirerai sur vous à boulet rouge.
L'affaire! Votre victoire tuerait l'affaire tout aussi bien que votre mort.
Pour le moment, vous êtes à la côte comme disent les marins, aussi je vous tends la corde. Que souhaitez-vous, cher M. Thibaut? Je gage que c'est la photographie. En vérité, ça n'en vaudrait pas la peine. Je ferai mieux, je veux vous rendre l'original du portrait....
Je joignis les mains comme s'il m'eût ouvert le ciel.
—Attendez donc! ajouta-t-il. Et ça se mêle d'être le collègue de M. Ferrand! Voilà un compagnon dont la peau n'est pas transparente! L'avez-vous regardé dans l'œil?... Attendez donc! Que feriez-vous du pauvre ange si les mêmes obstacles restaient dressés entre elle et vous? Je ne fais rien à demi. En vous rendant l'original en question, je prétends vous fournir les moyens de l'épouser bel et bien par-devant M. le curé et par-devant M. le maire.
Ma tête s'inclina sur ma poitrine. J'étais incapable de trouver une parole. Mais des paroles, il en avait pour deux.
—Vous croyez que je me moque de vous, jeunesse? reprit-il; vous avez tort. Je n'ai jamais le temps de me moquer. Je possède un moyen certain d'obtenir, par des voies de douceur, le consentement de cette farouche Mme Thibaut. Je suis prêt à mettre ce moyen à votre disposition, et ça ne vous coûtera que mille écus: juste le prix marqué par l'autre client sur la photographie.
—Je n'ai pas mille écus, murmurai-je.
—On vous fera crédit, mon prince, dit-il en souriant.
Puis il ajouta ces paroles étranges:
—Voyez-vous, il ne faut jurer de rien. Vous êtes peut-être un millionnaire, sans le savoir....
Pièce numéro 29 bis
(Écriture de Lucien. Suite du précédent.)
On est venu me demander pendant que j'écrivais. Il m'a été remis un pli jeté dans la boîte du concierge, et contenant une lettre ou plutôt un fragment de lettre qui ajoute un point d'interrogation à tant d'autres.
Tu le verras. Je continue tandis que j'ai la mémoire fraîche, désirant terminer aujourd'hui même le récit de mon entrevue avec M. Louaisot.
Cette phrase bizarre: Vous êtes peut-être un millionnaire sans le savoir, glissa sur mon entendement au milieu du flux des paroles dont j'étais littéralement inondé. M. Louaisot poursuivit après une pause, destinée sans doute à souligner son allusion à mes prétendus millions:
—Vous n'avez pas, Monsieur et cher compatriote, à vous occuper des réalités ou des rêves sur lesquels je pique mon hypothèque. Ça me regarde exclusivement: Je suis majeur. Je prendrai votre promesse pour bonne, voilà le fait. Pas d'écrit, pas de billet! à la normande! Tapez-moi seulement dans le creux de la main.
Il avança la sienne. Je la touchai du bout de mes doigts.
Je n'espérais pas beaucoup sans doute du moyen mystérieux que M. Louaisot mettait à ma disposition comme s'il eût été une bonne fée, mais j'éprouvais une curiosité d'enfant.
Je voudrais en vain le cacher, j'étais sous le coup de ce trouble qui porte à admettre le merveilleux.
Dans une certaine mesure, M. Louaisot, touchant le but qu'il visait, avait réussi à me fasciner.
—Tope! fit-il, marché conclu. Trois et trois font six, lié! c'est six mille francs que je gratte, ce matin. Passons au moyen dont je vais opérer loyalement la livraison. Vous n'avez pas plus de ruse qu'il ne faut dans votre sac, mon cher Monsieur, mais vous êtes juge; après tout, ça forme un jeune homme.
Vous avez vu et entendu, sur le banc des accusés, des gaillards qui ont le fil, sans compter les avocats: vous savez à peu près ce que parler veut dire.
Bon! Votre maman, qui est une respectable femme, veut faire votre fortune par un mariage. Les mères ne sortent pas de là. Pour elles, c'est le grand chemin. Et ici, la bonne dame est tout spécialement servie par le hasard. Après avoir jeté ses plombs sur des goujons de médiocre grosseur, Mlle Sidonie, Mlle Agathe, Mlle Maria... vous voilà tout ébahi de me voir connaître ces noms-là. Mettez-vous donc une bonne fois dans la tête que notre métier vit de conscience.
Nos prospectus chantent: «Je sais tout, je sais tout, je sais tout!» Ce serait donc manquer de conscience si la maison ignorait la moindre des choses.
Je reprends: La maman Thibaut, en lorgnant ce fretin, a cru voir tout d'un coup qu'un bien autre poisson rôdait autour de sa nasse.
Un superbe saumon, celui-là! saperlotte! le plus beau poisson du pays à vingt lieues à la ronde! Mme la marquise de Chambray, la reine de la localité, l'étoile de l'arrondissement, l'astre du département, et avec ça le miroir de toutes les vertus, un phénix, quoi, une perle, un trésor... je ne ris pas, au moins: c'est ma cliente. Me suivez-vous bien, jeune homme?...
Je fis un geste affirmatif.
—Et vous ne vous offensez pas du ton léger que je prends, hein? On ne peut pas toujours rester raides comme des bâtons. J'ai un fonds de gaieté dans le caractère. «Voulez-vous bien me dire maintenant ce que pouvait peser votre autre petite vis-à-vis de l'incomparable marquise? Je parle de Jeanne Péry, la pauvre fillette. Vous savez mieux que personne d'où elle sort. Et pour racheter sa naissance, elle n'a que les dettes laissées par ses lamentables père et mère.
—Mme Péry, voulus-je dire, était une femme....
—Parbleu! interrompit M. Louaisot, et M. Péry, un homme. Au point de vue physiologique, il faut cette variété dans les sexes pour constituer un ménage.
Mais quel homme! et quelle femme! Votre fantaisie de grand enfant pour l'héritière de ce couple, mon cher Monsieur, n'aurait pas même pu faire tort à Mlle Maria, ni à Mlle Agathe, ni à Mlle Sidonie. Jugez donc quand Mme votre maman l'a flanquée en balance avec la marquise Olympe!
Et encore, votre bonne mère avait à dire ceci: c'est que vous étiez moins godiche dans votre jeune âge. La susdite marquise Olympe avait été votre premier rêve. Ne rougissez pas: c'est un fait acquis à l'histoire générale de notre époque.
Bon! voici quelque chose de moins vraisemblable: de son côté, l'éblouissante Olympe en tenait pour vous, mon prince. Sous quel prétexte? Je n'explique pas, je constate. L'Amour a un bandeau dans la mythologie, et d'ailleurs, en dehors de l'innocence incurable qui fait le désespoir de vos proches, vous êtes diablement joli garçon!
Enfin n'importe, ça y était: Cupidon l'avait piquée de ses flèches. On pouvait donc chanter: affaire bâclée! et marchander la corbeille.
Ah! bien, ouiche! pas du tout. Obstination inopinée de l'ancien agneau qui tourne au bélier pour l'entêtement. L'agneau s'acharne après son second rêve, le mauvais rêve, celui qui n'a pas le sou!
Dame! maman se fâche, mais là, tout bleu! Les deux sœurs n'ont plus une goutte de sang qui ne soit vinaigre.... Qu'est-ce que c'est Pélagie?
La porte par où j'étais entré venait de s'ouvrir, et cette large fleur, Pélagie, s'épanouissait sur le seuil.
—C'est la dame, dit-elle.
—Quelle dame? demanda M. Louaisot avec impatience.
—Parbleu! répliqua Pélagie, la belle, donc! Celle du pays, et que vous avez dit d'aller lui chercher des gâteaux jusque chez Félix, si elle veut.
M. Louaisot de Méricourt sourit d'un air discret et fin.
—Emballe dans le boudoir, ma vieille, dit-il, donne le journal et prie d'attendre. Sois polie, sois même prévenante, mais non pas jusqu'à offrir l'absinthe. Et souviens-toi bien de ceci: le jeune seigneur ici présent doit être traité en toutes circonstances avec les mêmes ménagements. La dame et lui font la paire. Suppose que ma clientèle soit un panier, ils sont le dessus de ma clientèle. Va!
La Normande l'écoutait comme toujours d'un air moitié obéissant, moitié goguenard.
Quand elle eut refermé la porte, M. Louaisot reprit:
—Concis et précis, voilà désormais le mot d'ordre. Je supprime toute une série d'arguments intermédiaires, et je dis: nos prémisses étant posées comme ci-dessus, il est clair que la maman vous ferait rôtir sur le bûcher d'Abraham plutôt que de vous laisser convoler avec la photographie.
C'est certain, c'est net et plus évident que la lumière du jour. Et je l'approuve, cette mère de famille.
Mais si on démolissait les prémisses de fond en comble, de manière à n'en pas conserver une miette, qu'arriverait-il? Veuillez me répondre.
Je n'eus garde. Il continua:
—Monsieur et cher compatriote, j'ai rencontré plus d'un modèle d'ahurissement, mais d'aussi parfait que vous, jamais! J'ai peut-être en tort de vous parler la langue des artistes et gens du monde. En bon français d'Yvetot, voyons! Je suppose que Mme la marquise ne veuille plus de vous?
Je dus faire un mouvement, car il s'écria:
—N'est-ce pas que c'est une idée? J'en ai comme ça par hasard d'assez mignonnes. Il est manifeste que le refus de la belle Olympe arrangerait déjà beaucoup nos affaires. Le gros poisson étant parti, on recommencerait la pêche aux goujons.
Mais c'est que notre pauvre photographie n'est même pas un goujon, direz-vous?
Elle n'est rien. Elle est moins que rien.
Donc, le refus de la rayonnante Olympe n'aurait pour résultat immédiat que de nous ramener à Mlle Sidonie, à Mlle Agathe et à Mlle Maria. Est-ce que nous voulons? Non? Alors, creusons l'idée....
J'écoutais, pour le coup, de toutes mes oreilles. Cela mettait M. Louaisot en bonne humeur, il continua:
—Ma parole, il a l'air de comprendre, l'élève Thibaut! Je creuse: je suppose que la situation monétaire de Mlle Jeanne vienne à s'améliorer. Comment? Je vais vous étonner: par la resplendissante Olympe elle-même.
Vous faites la grimace, ça m'est égal. Quand on est en train de supposer, il ne faut jamais s'arrêter à moitié route. Les frais sont nuls.
Je suppose donc que cette même radieuse Olympe, comparable à la divinité, abaisse un regard plein de miséricorde sur la photographie—qui est sa parente, vous savez, et qui pouvait avoir quelques droits à l'héritage de feu le marquis. Eh! eh! pas si bête, ce M. de Méricourt! je suppose, dis-je, que la dite Olympe ait l'idée, spontanée ou suggérée, de prendre ladite photographie sous sa protection majestueuse, de la relever par son contact purificateur, de la présenter dans le monde....
—Assez! assez! balbutiai-je avec découragement.
—Comment, assez! non pas, saperlotte! ce n'est pas assez, mon cher Monsieur.
—Vous me leurrez d'espérances impossibles!
—Est-ce votre avis? Gardez-le pour vous. Personne ne vous a consulté, pas vrai? Loin que ce soit assez, il faut encore qu'Olympe, déjà plusieurs fois nommée, et image de la céleste Providence, après avoir nettoyé notre ange, fournisse une jolie petite dot par-dessus le marché.
Cette fois, je me levai indigné. M. Louaisot me saisit le poignet au moment où je me dirigeais vers la porte.
Cet homme a la force d'un bœuf. Je restai immobile comme si les deux moitiés d'un étau s'étaient refermées sur mon bras.
—Il le faut, il le faut, il le faut! répéta-t-il par trois fois. Non pas seulement pour vous, mais pour moi, pour nourrir l'affaire qui est en train de maigrir. Et d'ailleurs, croyez-moi, Mylord, l'auguste Olympe doit bien ça à sa pauvre petite cousinette. Ce ne sera qu'un à compte....
Mon regard l'interrogea. Il s'interrompit pour ajouter:
—Ne tâchez jamais d'en savoir plus long que je n'en veux dire. C'est inutile. Ne songez qu'à votre propre cas. Vous l'aimez ou vous ne l'aimez pas, cette pauvre petiote....
—Jeanne! m'écriai-je. Si j'aime Jeanne!...
—Bien, très bien! interrompit-il. Ça suffit, je n'en doute pas, et c'est pour cela que je vous dis sans ménager mes expressions: Votre hésitation est bête comme tout. Pendant que vous hésitez, qui sait si la pauvre petite chérie est étendue bien à son aise sur un canapé entièrement bourré de feuilles de roses?
Eh! Biribi! vous ne songiez plus à cela!...
Son terrible regard était sur moi. Il m'entra dans le cœur comme un couteau.
—Vous savez où elle est! prononçai-je avec effort.
Il me regardait toujours.
—Vous savez qu'elle souffre!...
Il haussa les épaules.
—Je sais tout, mon frère, prononça-t-il durement. La question n'est pas là. Voici la question: je vous vends moyennant trois mille francs, un moyen de forcer la marquise de Chambray....
—De forcer! répétai-je malgré moi.
—Dame! écoutez donc, je ne suis pas sorcier au point de tordre une volonté sans serrer un peu son poignet ou sa gorge.
—Pour forcer, il faut menacer....
—À tous le moins, oui. Quelquefois, on est obligé d'exécuter la menace.
—Pour menacer, il faut savoir....
—Ça parait plausible, M. Thibaut. Aussi, je comptais vous apprendre....
—Et vous croyez que je voudrais pénétrer dans la vie d'une femme! Acheter son secret!
Je parlais avec une telle véhémence que ma voix se brisa dans ma gorge.
M. Louaisot me contemplait avec un mépris qui allait jusqu'à l'admiration.
Il restait là devant moi sans parler.
Enfin, de lui quelque chose remua. Ce fut sa main qui souleva négligemment la pièce de procédure placée sur le portrait de Jeanne.
Et il se mit à jouer avec la photographie, la faisant tourner et retourner entre ses doigts.
—Je vois mon cher M. Thibaut, reprit-il après un assez long silence, que vous n'aimez pas cette enfant-là comme je le croyais. Ceci vous regarde, et je ne vois plus, en définitive, pourquoi vous ne finiriez pas par vous entendre avec Madame votre mère.
Quant à moi vous me jugez mal parce que vous ne me connaissez pas. Dans la profession, jamais on ne trahit un secret, c'est la règle de conduite,—surtout pour trois mille misérables francs!
Je puis avoir la fantaisie de vous servir. J'y puis avoir intérêt aussi. Je peux encore, suivant le penchant de ma nature espiègle, ne pas résister au plaisir de faire une niche à une belle dame qui m'a traité quelquefois peut-être du haut de sa grandeur. «Mais elle est ma cliente. Son secret, mon cher Monsieur, repose dans ma poitrine comme au fond d'un cercueil. «Elle a plusieurs secrets, la magnifique créature, un surtout, un gros. Vous le connaîtrez peut-être un jour, mais ce ne sera pas par moi.
Je nourris les affaires, je ne les étrangle pas.
Finissons: vous m'avez acheté pour trois mille francs de marchandise, reste à opérer la livraison. J'y procède.
Il prit sur son bureau une feuille de papier à lettre et y traça lestement une ligne,—une seule.
—Maintenant, poursuivit-il en me tendant la feuille pliée en quatre, vous ferez de ceci l'usage que bon vous semblera. Il vous est même loisible de le jeter au feu sans l'ouvrir; vous ne m'en devrez pas moins les trois mille francs convenus.... Je suis attendu par une dame, vous ne m'en voudrez pas si je vous quitte. Au plaisir de vous revoir, mon cher M. Thibaut.
Comme je n'avais pas avancé la main pour prendre la feuille de papier pliée en quatre, il la glissa sur mes genoux. Puis il me laissa seul.
Pièce numéro 30
(Écriture de Lucien, suite du précédent.)
J'ai dormi, cela ne m'a pas reposé. J'ai la fièvre.
Je devrais placer ici, dans mon dossier, des pièces, selon leur numéro d'ordre, car elles me sont parvenues hier, mais j'aime mieux achever mon récit sans le morceler.
Quand M. Louaisot me quitta ainsi brusquement, je ne répondis pas à son salut et ne songeai même point à me retirer.
Tout ce qui m'avait été dit depuis deux grandes heures tourbillonnait autour de ma cervelle. L'impression que me laissait l'ensemble de l'entretien était menaçante à un point que je ne peux exprimer.
Il me semblait que le regard affilé de cet homme pesait comme un couperet sur mon front. Il y laissait une sensation de plaie vive.
Je restais assis à la même place. J'avais encore sur mes genoux la feuille pliée en quatre qu'il y avait posée. L'agenda, le protêt et la photographie avaient disparu: M. Louaisot les avait serrés ensemble dans un tiroir fermant à clé.
Non seulement l'idée de prendre connaissance de l'écrit de M. Louaisot ne m'était pas venue, mais je ne l'avais ni touché ni même regardé.
Ce qui m'éveilla, ce fut la sonore chanson de la Normande qui avait entonné le Sire de Framboisy dans l'antichambre, en battant le par-dessus de son maître, à grand fracas.
Concurremment avec le chant de Pélagie, mon oreille perçut alors le murmure d'une conversation vive et animée, mais qui très certainement n'était pas une dispute.
Elle ne ressemblait guère à mon entretien avec M. Louaisot: les répliques allaient et venaient comme un feu croisé.
Cette conversation ne se tenait point dans la pièce voisine. Je devais être séparé des interlocuteurs par deux portes dont une restait entrouverte.
Je ne distinguais, bien entendu, aucune des paroles prononcées, mais le timbre des voix m'arrivait assez net.
Il y avait un homme et une femme.
Je savais que la femme était Olympe bien que son nom n'eût point été prononcé. La pensée d'Olympe me ramena au papier qui était sur mes genoux.
Je le pris. Je crois pouvoir affirmer que c'était pour le jeter au feu.
Il n'y avait pas de feu dans la cheminée.
En toute ma vie je n'avais jamais songé à Olympe sans éprouver un sentiment d'admiration et de respect, auquel se mêlait une part de sincère affection.
Je la considérais comme une créature charmante, hautement accomplie, bonne, spirituelle, heureuse autant qu'on peut l'être ici-bas et méritant tout ce bonheur.
Si quelque chose m'éloignait d'elle un peu c'était son incontestable supériorité sur moi. Je me sentais, en vérité, par trop au-dessous d'elle.
Tu sais bien, Geoffroy, j'étais un garçon honorable, et je le suis encore. Je crois que je le suis, malgré la conduite que je tins à dater précisément de cette heure qui commença ma misère.
Ma vraie misère, Geoffroy, car, avant cette heure, je ne faisais que souffrir.
Et depuis cette heure, le remords est dans ma souffrance.
Le remords! Et pourquoi! Quel mal pouvait-il y avoir à déplier ce papier?
Ce sont bien là ces lâches questions qui entament un caractère!
Je voudrais tout rejeter sur la maladie de mon cerveau; et peut-être en aurais-je le droit, selon le monde, mais au-dedans de moi un reproche s'élève que je ne puis pas étouffer.
Geoffroy, j'ai mal fait....
Je vais te dire: mon regard était fixé sur le bureau, à la place même où souriait naguère le portrait de ma pauvre petite Jeanne.
J'entendis rire M. Louaisot, et Olympe éleva la voix comme pour ordonner.
Je savais que c'était elle qui avait offert trois mille francs à M. Louaisot pour connaître la retraite de Jeanne.
Je le savais, je le sentais: elle était l'ennemie de Jeanne.
Après tout, ce n'était pas pour moi que je combattais. J'étais chargé de défendre Jeanne. Sa mère m'avait appelé à son lit de mort.
Et Jeanne avait-elle au monde un autre défenseur que moi?
Ah! Geoffroy, Geoffroy, je plaide ma cause. Comment me jugeras-tu?
Car j'ouvris le pli malgré mes mains qui tremblaient et malgré la voix qui disait au-dedans de moi: tu fais mal.
La ligne tracée par M. Louaisot était ainsi: Dites-lui seulement: je sais l'histoire du codicille....
À peine mon regard eut-il effleuré ces mots que le papier, froissé avec honte, puis déchiré en pièces, éparpillait ses morceaux sur le parquet. Il eût fallut agir ainsi quelques secondes auparavant. Maintenant, il était trop tard. On peut détruire la page dépositaire d'une pensée, on ne peut pas détruire la pensée.
J'avais lu. Les mots étaient imprimés dans mon souvenir.
Ces mots insignifiants, ces mots, jetés peut-être au hasard, ils vivaient désormais en moi, ineffaçables.
Je sais l'histoire du codicille! c'était bien la forme consacrée du talisman. Cela ressemblait au «Sésame, ouvre-toi» des contes arabes. Il y avait là un mystère qui était une menace, une clé, une arme.
La seule idée de me placer en face d'Olympe, l'amie de ma famille, la compagne de mon enfance, avec cette arme dans la main, fit monter le rouge de l'humiliation à mon front. Jamais, oh! certes, jamais je ne devais me servir de cette arme!
—Pardon, excuse, dit la haute et intelligible voix de Pélagie qui venait de pousser la porte d'entrée d'un bon coup de pied, si ça ne vous dérangeait pas dans vos patenôtres—car vous parlez tout seul et c'est drôle, à votre âge—je balaierais à fond le bureau du patron. C'est mon jour.
Je pris mon chapeau avec précipitation. Pélagie était debout sur le seuil, tenant son balai comme une lance. Elle s'effaça militairement pour me laisser passer et me dit:
—Alors, il n'y a rien pour le vent de la porte qui a dérangé le papier placé sur le portrait de la petiote?
Je m'arrêtai court, elle ajouta:
—La princesse qui est là dans le boudoir ne viendrait jamais sans cracher au bassinet. Ça se doit.
Elle baisa en riant la pièce de monnaie que je lui mis dans la main.
—Tenez, bel homme, me dit-elle, on s'intéresse à vous. Je mettrai ça de côté comme un sou percé, parce que l'argent de joli garçon, ça porte bonheur. Comme vous prendriez vos jambes à votre cou, si vous saviez ce qui vous attend à votre hôtel!
Pièce numéro 31
(Charmante petite écriture de fillette. Signée «Jeanne» tout court.)
À M. Thibaut, juge, etc., à Yvetot: «Prière de faire suivre en cas d'absence.»
(Sans indication du lieu de départ.)
7 juillet 1865.
Monsieur et bon ami.
J'espère que ma bien-aimée mère est heureuse aux pieds de Dieu, mais je suis bien seule depuis qu'elle m'a quittée, et ses conseils me manquent à ce point que je ne sais plus ni que dire, ni que faire.
Peut-être m'aurait-elle blâmée de vous écrire, et pourtant votre nom était sur ses lèvres, à l'heure où elle m'a dit au revoir pour un monde meilleur, et je suis bien sûre de l'avoir entendu dans son dernier baiser.
Elle vous aimait tant! Je crois bien qu'elle ne sera pas fâchée contre moi, si elle me voit. Elle avait confiance en vous et je ne peux guère m'adresser à un autre que vous.
Comment vais-je commencer, cependant? Je ne sais pas où je suis. Et quelles paroles employer, puisque j'ai à vous dire que vous êtes la cause bien innocente de ma captivité inexplicable!
Je suis maintenant à peu près certaine que la lettre n'était pas de vous: la lettre qui m'a mise hors du couvent de la Sainte-Espérance. De qui est-elle? Ma mère avait des ennemis, puisqu'elle recevait des lettres qui l'ont tuée.
Mais je ne connaissais aucun de ces ennemis.
Et la lettre ne peut être d'un ami, puisqu'elle n'est pas de vous. Je l'ai gardée, je vous la montrerai, si je dois avoir jamais le bonheur de vous revoir.
Assurément, je n'aurais pas dû ajouter foi à cette lettre, ni surtout obéir à ses prescriptions. Il y avait là-dedans trop de choses qui n'étaient pas vous.
Mais j'ai cru à ma joie, c'est ma joie qui m'a trompée. Ma joie m'avait rendue folle.
Est-ce qu'un pareil bonheur serait possible?
Il est au-dessus de mes forces de vous répéter ce qu'il y avait dans cette lettre, mais je dois vous dire, pour mon excuse, qu'elle me parlait de Mme Thibaut, votre mère....
C'est ce nom respecté qui m'a décidée.
Une fois décidée, j'ai accompli résolument tout ce que vous m'ordonniez... tout ce que la lettre, du moins, m'ordonnait de faire.
J'ai confiance en vous, Lucien, je ne crois qu'en vous ici-bas: comment aurais-je pu désobéir à un ordre qui me venait de vous?
Je ne me déplaisais pas tout à fait chez les Dames de la Sainte-Espérance. Ce sont des personnes calmes et douces, un peu froides, même un peu sévères, mais leur austérité convenait justement à ma mortelle tristesse.
Je ne me plaignais de rien, même au fond de mon cœur. Je vivais en moi-même. J'étais avec ma mère—et avec vous.
Je savais, on me l'avait dit tout de suite, que ma pension était payée par ma cousine Olympe. Cela m'inspirait beaucoup de reconnaissance, et peut-être aussi un peu de chagrin. Je ne pourrais expliquer ce dernier sentiment que je me reprochais à moi-même.
Maintenant, pour vous apprendre le reste, il faut bien que je fasse comme si la lettre était de vous. Pardonnez-moi. Vous êtes la bonté même et vous me jugerez sans rudesse.
En quittant le couvent, je me suis rendue tout de suite à l'endroit que vous m'aviez indiqué. Est-il besoin d'ajouter que vous n'y étiez pas?
Mais il y avait quelqu'un à m'attendre. Je fus reçue par une femme jeune encore, très forte de taille et d'un joyeux caractère qui se dit envoyée par vous.
Tout de suite, je me dis ce doit être une bonne fermière des environs d'Yvetot.
Elle portait le costume des Cauchoises.
Je fus attristée par votre absence, mais rien de vous ne peut me blesser. Je ne conservais encore aucun soupçon. Je pris mon repas avec cette femme. Nos métayères mangent et boivent bien quand elles ont l'occasion. Je ne m'étonnai ni de son appétit ni de sa soif. Après le dîner, sa gaieté avait redoublé. Elle se mit à chanter des chansons qui n'étaient pas toutes de Normandie.
Je fus un peu choquée par certaines de ces chansons et aussi par quelques plaisanteries. Elle le vit et me dit:
—On est habitué au cidre chez nous, et peut-être que le vin de par ici aura tapé sous ma coiffe.
La chambre d'auberge était à deux lits. Elle ronfla dans l'un, je veillai dans l'autre.
Et quand je m'endormis, à la fin, je fis de beaux rêves.
Le lendemain, en s'éveillant, elle mit sur mon lit des vêtements qui n'étaient pas les miens, donnant pour prétexte que je devais éviter d'être reconnue.
C'était plausible. Les vêtements me semblaient pourtant d'une élégance un peu trop parisienne.
Dès que je fus habillée, nous sortîmes. Je lui demandai où nous allions; elle me répondit:
—Chez Nadar. Quand ma pauvre mère se promenait encore, j'avais regardé souvent avec envie la devanture de ce palais, où travaille le célèbre photographe. Je me souvenais du désir que vous aviez de posséder mon portrait. Mais nous étions si pauvres!
Quoique je n'eusse manifesté aucune surprise, la métayère me dit en forme d'explication:
—C'est la maman à M. Thibaut qui veut comme ça qu'on lui envoie par la poste la frimousse de sa future belle-fille. Ma main a tremblé, Lucien, en traçant ce dernier mot.
La fermière l'avait prononcé avec un bon gros rire.
Je posai en souriant, car je pensais à vous. Le premier cliché réussit. Ce fut la fermière qui passa au bureau, et je n'entendis pas l'adresse qu'elle donna pour qu'on y envoyât les épreuves.
Je n'ai plus jamais entendu parler de cela.
En sortant de chez Nadar, nous prîmes une voiture sur le boulevard, et la métayère en ferma les stores, toujours par précaution, après avoir parlé bas au cocher.
Nous partîmes aussitôt et nous sortîmes de Paris. La voiture roula plusieurs heures sans s'arrêter. Nous dînâmes dans un village. Quand la fermière se fut «mis sa bouteille dans le coffre», comme elle disait, elle redevint aussi gaie que la veille et me dit:
—Tout ça finira joliment bien, vous verrez, mais M. Thibaut a des mesures à prendre. On agit dans votre intérêt. Dormez tranquille.
Et en effet, aussitôt remontée en voiture, je me sentis prise d'un assoupissement irrésistible. J'avais mangé très peu pourtant, et c'est à peine si le vin trempé d'eau de mon verre avait touché mes lèvres.
Je dormis jusqu'à la nuit tombée, où il me sembla que nous entrions dans une ville. Je voyais vaguement beaucoup de lumières et j'entendais les roues sonner sur le pavé.
À en juger par le temps qu'avait duré notre voyage, nous devions être déjà bien éloignées de Paris. Je songeai à Rouen, qui est sur la route de chez nous....
Je ne m'éveillai véritablement qu'après être sortie de la voiture.
On m'avait portée dans une allée qui n'était pas large. Je voyais beaucoup de clarté derrière moi: dans la rue, sans doute.
Le trouble de mes sens était si complet que ce moment m'a laissé de très vagues souvenirs.
Un homme, qui n'était pas le cocher, aida la fermière à me faire monter un escalier ciré et éclairé comme ceux de Paris.
Une porte était toute ouverte au haut de l'escalier. Nous entrâmes, la métayère, l'homme et moi.
L'homme disparut à l'intérieur de la maison. Dans mes souvenirs, il est vêtu d'une robe de chambre à ramages et porte des lunettes. Je ne l'ai plus revu.
Je fus tout de suite introduite par la métayère dans ma chambre actuelle, que je n'ai point quittée depuis lors.
C'est une cellule assez propre dont la petite fenêtre à jalousies ne voit rien, sinon un coin du ciel, par-dessus des toitures et des tuyaux de cheminée.
En montant sur une chaise pour me pencher au-dessus de la garde en treillage de fer qui coupe ma croisée à la hauteur de mon menton, j'ai pu apercevoir, non pas une cour, mais un passage vitré qui s'illumine le soir.
La poussière, qui est collée en couche épaisse sur les vitres, m'empêche de bien distinguer au travers, mais le soir, je vois passer des quantités de silhouettes, et il me semble que ce doit être une galerie comme celle des Panoramas.
Je suis là depuis cinq longs jours.
Il me serait impossible de vous indiquer où est située la maison; mais j'ai abandonné l'idée de Rouen. Les bruits durent jusqu'à deux heures du matin, et j'ai bien cru reconnaître le grand mouvement de Paris. Les voitures roulent sans relâche.
Une fois j'ai entendu de l'autre côté de ma porte la voix de basse taille de l'homme qui a aidé la métayère à me faire monter; mais il a passé sans entrer.
Je suis servie par la métayère elle-même, que j'appelle toujours ainsi, mais qui doit être une servante. Je ne vois qu'elle.
Elle me parle encore de vous quelquefois, comme par manière d'acquit. Je n'y crois plus.
Je ne suis pas mal traitée, mais je suis prisonnière. Ce ne peut être par votre ordre.
Ma lettre n'a pas d'autre but que de vous informer de cette situation extraordinaire. Si je parviens à vous la faire remettre, votre cœur vous dictera la conduite à tenir.
Mon moyen pour arriver là est bien chanceux.
Ma lettre doit subir un examen préalable auquel j'ai consenti; je ne puis rien vous dire de plus, sinon que je reste votre amie bien dévouée.
Note de Geoffroy.—Le papier gardait en plusieurs endroits des traces de larmes. À la signature qui ne portait que le nom de Jeanne, Lucien avait ajouté de sa main: «Péry».
Le numéro suivant avait cette mention, également de la main de Lucien: «La présente pièce, qui est ma prétendue lettre, ne me fut remise que plus tard et par Jeanne elle-même. C'est un faux.»
Pièce numéro 31 bis
(Écriture imitant assez habilement celle de L. Thibaut. Signature du même, également contrefaite.)
Paris, 1er juillet 1865.
À Mlle Jeanne Péry de Marannes, pensionnaire, au couvent de la Sainte-Espérance, en ville.
Mademoiselle,
Dans les termes où nous sommes ensemble, je me crois autorisé à vous écrire la présente. J'ai trop d'honnêteté pour saisir l'occasion de vous y glisser un mot de tendresse, et vous me tiendrez bon compte de cette réserve qui coûte à mon cœur.
Voici l'exposé sincère de la question: Nous n'étions séparés que par les préjugés de ma respectable mère, laquelle mettait obstacle à nos projets d'union dans l'intérêt de mon avenir.
Vous serez bien aise d'apprendre, Mademoiselle, que mes larmes et mes prières ont enfin fléchi l'entêtement de cette tendre mère qui consent à faire le bonheur de son fils.
Si donc, comme je l'espère, vous êtes toujours, dans les mêmes intentions qu'autrefois, Mademoiselle et chère fiancée, je vous prierais instamment, aussitôt la présente reçue, de quitter la maison où vous êtes pour le moment, et de venir me trouver à l'hôtel de Beauvais, rue Legendre, aux Batignolles, où je vous attendrai demain, sur la brune.
Une voiture vous conduira dans les bras de celle qui vous appellera bientôt sa fille.
Je ne vous en marque pas davantage pour le moment, car mon impatience paralyse ma plume, et je me borne à vous exprimer que mon sentiment et ma tendre affection ne font que croître naturellement par la circonstance.
Croyez-moi bien toujours, je vous prie.
Votre fiancé fidèle,
Lucien Thibaut.
P. S.—Veuillez ne pas vous étonner de quelques expressions échappées à mon ardeur, et quant à la précaution de quitter le couvent brusquement, sans rien dire à personne, croyez qu'elle est dans l'intérêt bien entendu de votre sécurité, comme cela vous sera expliqué au long, hôtel de Beauvais.
Ici, nouvelle mention de la main de Lucien:
Jeanne était alors une véritable enfant, une pauvre chère enfant sans défense ni expérience. Il n'y avait pas plus de quinze jours qu'elle avait perdu son abri: l'aile de sa mère. Et, pourtant, je ne peux pas le cacher: Au premier abord, je lui en voulus de s'être laissée prendre à un piège aussi grossier. D'autant que, pour tomber dans ce piège, il lui avait fallu me croire capable d'écrire une lettre pareille.
La personne qui avait imité ma signature, me regardant comme un idiot, avait cru faire preuve d'adresse en me prêtant ces platitudes. Mais Jeanne!...
Autre mention, également de Lucien:
Je place à cet ordre l'envoi que je reçus pendant que j'écrivais ma dernière lettre à Geoffroy. J'en avais reculé le classement pour ne point interrompre le récit de mon entrevue avec M. Louaisot de Méricourt.
Pièce numéro 32
(Anonyme, écriture assez courante, inconnue, et ne ressemblant point aux autres lettres sans signature. Seconde feuille d'une lettre pliée en deux—la première feuille manque; papier froissé et maculé, mais très beau. Aucune marque de lieu de départ, aucune adresse: un simple fragment commençant au beau milieu d'une phrase:)
...assez bien profité de vos leçons: J'écris maintenant aussi lestement de la main gauche que de la main droite.
Vous m'avez donné ce talent-là avec tous mes autres talents. Je vous hais. Sans vous, j'aurais été ignorante et bonne. Si le monde pouvait savoir que je possède, moi, et que vous m'avez donné, vous (!!!), des talents de faussaire!
Et tant d'autres habiletés redoutables!
Vous voulez vous arrêter maintenant, vous dites que je vous traite en esclave, vous parlez de mes exigences! Vous vous moquez, n'est-ce pas? ou vous êtes fou.
Vous arrêter! Avez-vous donc oublié l'histoire de cet homme qui avait une jeune fille à sa garde, qui était presque son père, tant elle le respectait pieusement, et qui entra une fois, la nuit, dans la chambre de l'enfant?...
Vous êtes le diable, mon bon. Vous n'aviez même pas d'amour!
Il est vrai que vous donnâtes en échange à la jeune fille la science de la vie magnifique et complète. Vous soulevâtes pour elle, vous déchirâtes le voile qui recouvre les hypocrisies humaines. Ah! vous ne gardâtes rien pour vous, j'en conviens. Ce fut à pleines mains que vous versâtes dans ce cœur enfant le précieux poison de votre cœur vieilli.
Avec la manière de l'employer, c'est encore vrai.
L'enfant fut convertie à votre religion des apparences et des convenances. Elle eut un sépulcre au-dedans de la poitrine, mais un sépulcre blanchi.
Et vous voulez vous arrêter! Pourquoi? un crime de plus, bien établi, combiné selon l'art des philosophes, gâte-t-il la convenance ou gêne-t-il l'apparence?
Il me déplaît d'être la première dans un trou. Je veux Paris, mais non pas pour y être la seconde.
Partout la première!
Combien faut-il pour payer cette place? Vous m'avez montré vous-même le chemin où sont les richesses entassées. J'irai, je le veux. Le prix qu'il faudra mettre, je le mettrai.
Je serai reine, je jouirai un jour. Je m'ennuierai le lendemain qu'importe!
Venez me voir, il est temps. Hier, j'ai cru que mon cœur allait ressusciter.
Où conduit votre dogme, prêtre de Satan convenable? Je mourrai, vous aussi, et après? Le néant? C'est vraisemblable, mais glacé. Je m'ennuie....
Oui, j'ai revu ce pauvre garçon, candeur splendide! Je ne sais pas si je l'aime; mais s'il m'aimait, je croirais en Dieu.
Je ne puis me sauver de Dieu qu'en marchant; ne me dites jamais de m'arrêter. Venez, je veux vous voir.
Il y a une besogne horrible à faire et des apparences à mettre dessus. Venez!
Note de Geoffroy.—À cette feuille était collé un petit carré de papier écolier, portant quelques lignes dont l'écriture rappelait celle de deux ou trois lettres anonymes déjà lues.
Il avait dû servir d'envoi à la pièce qui précède. Il était ainsi conçu:
Pièce numéro 32 bis
(Sans mention d'aucune sorte.)
Devine devinaille!
Le mignon morceau qui précède était adressé au plus vénéré des hommes par la plus respectée des femmes.
Et jolie, et propre, et gantée!
Où mettre le pied, dites donc, pour ne pas marcher sur les coquines et les coquins?
Devine devinaille!
Ce morceau friand a été trouvé à Yvetot (Seine-Inférieure), patrie du roi de ce nom, de M. Lucien Thibaut et d'autres personnages éminents, dans le petit vestiaire où MM. les membres du tribunal de première instance ont l'habitude de changer leur habit de ville contre la toge—et réciproquement.
Devine devinaille!
Les juges apprennent, à l'usé, l'art de mettre en perce les problèmes les plus impossibles. Vous êtes juge. Quel est celui de vos honorés collègues qui a pu perdre ce chiffon-là?
Allez-y, M. Thibaut.
Devine devinaille!
Pièce numéro 33
(Écrite et signée par M. Ferrand, président du tribunal civil d'Yvetot.)
À M. Lucien Thibaut, juge, etc., à Paris.
Yvetot, 8 juillet 65.
Mon cher et jeune collègue.
Un peu jeune, en effet, décidément, à ce qu'il paraît.
Que faites-vous à Paris? Rien de bon, répond votre chère mère. Vos aimables sœurs, rectifiant l'appréciation maternelle, prétendent que vous y faites beaucoup de mal, surtout à vous-même.
Notre profession exige une tout autre tenue. Les plus fous d'entre nous ont abandonné la vie de polichinelle en payant le dernier terme de leur chambre d'étudiant.
Notre esprit de corps est la gravité.
Certes, je ne demande pas qu'un jeune magistrat s'enveloppe jusqu'au cou dans un manteau de puritanisme, encore moins qu'il pousse l'affectation de la vertu jusqu'à l'hypocrisie.
Je hais l'hypocrisie.
Mais il y a un milieu, et mon devoir est de vous dire que tout ce qui porte la robe à Yvetot manifeste tout haut son étonnement de votre absence prolongée.
L'autre jour, M. Pivert, notre substitut—un garçon d'avenir, celui-là,—demandait si quelque loi nouvelle, à lui inconnue, autorisait ainsi les juges de première instance à faire l'école buissonnière.
Vous comprenez, je le suppose, mon jeune ami, que je prends avec vous ce ton léger pour rendre la leçon moins amère. Je suis à cent lieues d'avoir l'intention de vous désobliger.
Cela va même si loin que je m'abstiendrai de vous dire quels désagréments pourraient résulter pour vous d'une prolongation de séjour à Paris, et je vous serre la main sans diminution aucune de bienveillance ni d'amitié.
Pièce numéro 34
(Sur papier timbré. Extrait.)
Copie d'une requête, à fin de perquisition, adressée par M. Lucien Thibaut à MM. les président et juges du tribunal de première instance de la Seine, fondée sur l'articulation de ce fait que la demoiselle Jeanne-Marguerite-Marie Péry de Marannes, fille mineure, âgée de dix-huit ans, serait retenue en charte privée et contre sa volonté, au domicile du sieur Louaisot de Méricourt, agent d'affaires, tenant bureau de renseignements, rue Vivienne, passage Colbert, à Paris, lequel Louaisot n'est ni le parent, ni le tuteur, ni le mandataire des parents ou tuteur de ladite demoiselle Jeanne Péry.—Enregistré.
Pièce numéro 35
(Papier timbré. Extrait.)
Mandat de perquisition aux fins de la requête ci-dessus, délivré à M. le commissaire de police du quartier de la Bourse.
Pièce numéro 36
(Sur papier timbré. Extrait.)
Copie du procès-verbal de la perquisition opérée par M. Blondet, officier de paix, délégué par M. le commissaire de police du quartier de la Bourse, au domicile sus-indiqué, constatant que ledit M. Blondet n'a trouvé audit domicile ni la demoiselle Jeanne Péry, ni aucune trace de son séjour ou passage.
Pièce numéro 36 bis
(Annexé au précédent. Papier timbré. Extrait.)
Protestation du sieur Louaisot de Méricourt, déclarant qu'il ne connaît et n'a jamais connu la demoiselle Péry de Marannes (Jeanne-Marguerite-Marie) et subsidiairement qu'il entend se pourvoir par toutes voies de droit contre le requérant pour violation de domicile. Enregistré.
Pièce numéro 37
(Anonyme. Écriture déguisée. Sans date ni autre indication.)
À M. L. Thibaut, juge en rupture de ban, à Paris
Parenthèse de la main de Lucien:
Ce billet ne passa ni par les bureaux de la poste ni par la loge de mon concierge. Il fut glissé le soir, très tard, dans le trou de ma serrure.
Fichtre! fichtre! agneau que vous êtes, vous avez tapé joliment près du rond!
Il n'y avait pas un quart d'heure que la colombe était dénichée. J'en ai encore la chair de poule! Ah! fichtre, Monsieur, nous l'avons échappé belle!
Voilà pourtant comme les plus jolies combinaisons peuvent être déjouées par un coup de maladroit! Je ne me doutais pas que vous alliez vous fendre à fond, et si j'ai avancé le départ de la minette, c'est que je voulais aller dîner au Point-du-Jour, au restaurant de ce pauvre Rochecotte, et peut-être avec la même Fanchette, car elle court encore les champs.
J'ai la faiblesse de croire mon cuir trop dur pour que de simples ciseaux en puissent faire une écumoire.
Si, cependant, vous aviez pu mettre la main sur la colombe, l'affaire, vous savez, l'affaire, nourrie comme un bœuf gras, tombait du coup tête première dans la rivière.
Mais on ne vous en veut pas pour ça, jeunesse, bien au contraire, on est content de vous: vous avez montré plus de décision et plus de tête qu'on ne vous en supposait. Si vous alliez vous déboucher et devenir quelqu'un? que payeriez-vous?
Seulement, une autre fois, arrivez un quart d'heure plus tôt.
Pour l'instant, c'est un coup raté.
Voulez-vous un bon avis pour finir?
Pas de scrupule ni de vaine faiblesse, croyez-moi. À la guerre, ceux qui ne tuent pas sont tués.
En avant deux et bonne chance!
P. S.—Vous faut-il un petit mémento? Codicille! codicille! codicille! ce mot est fée.
Pièce numéro 38
(De la main d'un écrivain public et signée d'une croix par François Bochon, valet de chambre.)
Yvetot, 12 juillet 1865.
À M. Lucien Thibaut, etc.
Celle-ci est pour faire savoir à Monsieur que la maison est en bon état, et qu'il n'y a rien de nouveau, sinon que tout est sans dessus dessous par cause de la prise qu'on a faite, dans l'enclos du Bois-Biot, de l'assassine du pauvre M. de Rochecotte.
Censé, je ne suis pas bien sûr qu'on l'ait prise tout à fait, mais n'empêche, M. le président est malade d'une flexion qui le prit à jouer le boston à la sous-préfecture, pleine de courants d'air, et l'autre juge a sa dame prête d'accoucher, en mal d'enfants.
Ça fait qu'on attend Monsieur ici, pour commencer ric à rac l'instruction de l'assassine.
Elle fait clabauder pas mal, j'entends l'absence de Monsieur.
C'est jeune, j'entends l'assassine, et bien mignonne, à ce qu'on dit. Quel dommage! moi je ne l'ai pas vue. Elle a pincé le portefeuille de son jeune homme qui venait de toucher la succession de son oncle, un joli lopin, ils disent ça. Ce n'était donc pas désintéressé de sa part. Et puis en outre la mauvaise humeur qu'elle avait, qu'il allait se marier en ville, pas avec elle.
La chose s'est faite avec une paire de ciseaux, pas des grands ciseaux de couturière, des ciseaux de dame ou de demoiselle, comme dans les nécessaires, ça fait mal rien que d'y penser.
Mlle Célestine et Mlle Julie sont venues hier avec la bonne; qu'elles disaient ceci et ça au vis-à-vis de vous comme toujours, pas mal aigre, et que vous finiriez bien par finir comme M. de Rochecotte, avec votre démission comme déserteur, en plus sur le marché, n'ayant pas par-devers vous un congé réglementaire.
À part quoi, rien de nouveau, hormis la grosse cousine Pélagie Bochon qui est venue au pays, le soir même de l'assassine. Toujours reluisante et sur sa bouche. Elle est censé gouvernante ou autre à Paris, chez un monsieur seul, pas loin du Palais-Royal, qui tient boutique d'espionnages et cancans pour le commerce.
Il y en a des métiers dans ce Paris! Elle dit comme ça, la cousine, s'entend, que vous connaissez bien son maître et aussi l'assassine à M. de Rochecotte. Mais c'est une langue, faut voir! Et des couleurs!
En attendant le plaisir de revoir Monsieur....
Récit intermédiaire de Geoffroy
À ce point de ma lecture, je me redressai en sursaut pour écouter ma pendule qui grondait les douze coups de minuit.
Les débris de mon pain à thé avaient bien un peu amusé ma fringale, mais pour un instant seulement, et mon estomac recommençait à crier détresse. Je n'avais plus que le temps si je voulais trouver un restaurant ouvert.
Je repoussai donc brusquement mon dossier, car si j'avais eu le malheur de jeter les yeux sur le numéro suivant, j'étais perdu.
Je sentais cela.
Pour une raison ou pour une autre, la lecture de ces pièces excitait en moi une curiosité si vive et si pleine d'émotions, que je fus obligé de faire un véritable effort pour les emprisonner dans un tiroir dont je fermai la serrure à double tour.
L'appel timide et si fréquent, fait dans ces pages à une amitié d'enfance trop oubliée, m'avait plus d'une fois touché jusqu'à l'angoisse.
Mais à côté de cette impression virile où, Dieu merci, l'élément cordial dominait et dont la vivacité croissante consolait mes scrupules, il y avait la pure, la simple envie de savoir.
L'énigme était posée devant moi dans des conditions imprévues. Elle me provoquait hautement, brutalement.
Une préoccupation me prenait d'assaut. Un besoin qui n'existait pas hier forçait l'entrée de ma vie et y conquérait une place.
Une place considérable, peut-être énorme.
Je ne m'étais pas interrogé encore sur la question du temps que j'avais à donner, ni de la brèche que je pouvais faire à mes travaux professionnels, mais je sentais d'avance que ce devoir nouveau se plaçait lui-même et d'autorité en première ligne.
À quelque prix que ce fût, il me fallait faire honneur à la lettre de change que mon pauvre Lucien tirait sur moi.
Je suis de ceux qui n'ont pas des douzaines d'amis, ni même une demi-douzaine. J'admire les larges cœurs, capables de contenir des foules, mais je n'en voudrais pas pour amis. Cela sent l'auberge.
Faut-il pousser plus loin ma confession? Pourquoi non, puisque précisément je vais faire pénitence? Je n'avais jamais eu d'ami dans le sens admirable que j'attache à ce mot.
Eh bien! ce soir, j'avais un ami. Pour la première fois, mon cœur battait largement à une pensée qui n'était ni d'ambition ni d'amour.
C'est bien vrai, je me sentais vivre aujourd'hui autrement qu'hier. Toute mon âme, emportée par un élan inconnu, allait vers ce pauvre être, ce cher martyr, que j'avais laissé là-bas, à la maison de santé de Belleville, seul, triste, navré, défiant du monde entier et peut-être de moi-même.
J'avais devant moi sa pâle figure si douce, si belle aussi, mais marquée au coin d'une si terrible faiblesse, et d'où le malheur avait banni la fierté.
Je le voyais,—et je l'écoutais dans les lignes que je venais de lire. Cette tendresse timide dont il avait si obstinément entouré mon souvenir s'emparait de moi avec plus de puissance qu'une amitié hautement avouée.
Elle avait deviné en moi, cette tendresse, des qualités que je ne connaissais pas moi-même.
Lucien s'était-il trompé dans ce rêve non exprimé, mais qui perçait à chaque page de son récit: ce rêve d'un ami modèle—qui était moi—vaillant, dévoué, prêt à tout, ne devant reculer devant rien?
Hier, je ne sais pas. Aujourd'hui, non, Lucien ne s'était pas trompé.
—Je suis tout cela! m'écriai-je en moi-même, ou du moins, tout cela, je veux l'être, et je le serai!
Ainsi, songeais-je en descendant l'escalier de mon entresol.
Et en même temps tous les épisodes de mon étrange lecture passaient tumultueusement devant mes yeux.
Albert de Rochecotte avait été mon plus intime camarade. Au collège, assurément, j'étais bien plus lié avec lui qu'avec Lucien.
Je le revis jeune homme avec sa mine éveillée et si franche, sa petite moustache effrontée, son rire communicatif et les grosses boucles blondes qui dansaient sous sa casquette d'étudiant.
Je n'avais pas ignoré sa mort prématurée, ni ce fait qu'il avait été assassiné par sa maîtresse, mais je l'avais appris en Turquie, par une lettre de ma mère. On comprend que les détails manquaient.
Derrière la gaieté de Rochecotte, je revoyais aussi ce jeune, ce délicieux sourire de fillette: «la photographie».
Rochecotte n'avait pas connu Jeanne Péry. Ses lettres l'affirmaient. Pourquoi ma pensée associait-elle d'une façon confuse Jeanne Péry et Rochecotte?
Et cette femme si belle, si triste qui m'était apparue pendant le sommeil de Lucien, chez ce charlatan imbécile, le Dr Chapart?...
Mais tout s'effaçait pour moi devant le personnage dominant de cette comédie bourgeoise dont je n'avais vu représenter encore que les premières scènes: M. Louaisot de Méricourt.
Celui-là m'apparaissait comme une grosse araignée en embuscade au centre de sa toile.
Entre tous, celui-là irritait ma curiosité. Je le mettais même avant Mme la marquise Olympe de Chambray, sa mystérieuse cliente que certain fragment de lettre, adressée à je ne sais qui, et fournie au dossier par Louaisot lui-même essayait de poser en sœur de Méphistophélès.
Au sujet de celle-là je réservais complètement mon appréciation jusqu'au moment où je devais découvrir le diabolique professeur qui l'avait si bien éduquée.
D'ailleurs M. Louaisot de Méricourt avait des talents calligraphiques qui me rendaient suspectes les pièces apportées par lui au débat.
Mais lui-même, le nourrisseur d'affaires, je croyais le saisir parfaitement de pied en cap. Il était le côté original, énigmatique de ce prologue désordonné qui sollicitait ma pensée avec une âpreté inouïe.
Jamais roman, jamais drame n'avaient fouetté plus énergiquement mon imagination. Au fond, le motif en pouvait être bien simple: j'étais acteur dans la pièce.
L'émotion de mon entrée me tenait.
Je pris le boulevard pour gagner mon restaurant ordinaire, rue Lepelletier. Dans ce court chemin, je ne rencontrai personne de connaissance, quoique le trottoir fût encombré autant qu'en plein midi.
Arrivé à la porte de mon restaurant, comme j'avançais la main pour tourner le bouton, une voix de basse-taille dit auprès de moi.
—Tiens! tiens! le nouveau client! votre serviteur, Monsieur, j'espère que l'adresse fournie se sera trouvée exacte?
Je me retournai. M. Louaisot de Méricourt était auprès de moi, un peu en arrière, le chapeau à la main, en grande tenue de soirée et coiffé, ma foi, par le perruquier.
Quoique apprenti diplomate, j'avoue que mon premier mouvement fut de lui fausser compagnie. Les gens de son espèce sont beaucoup plus répugnants quand ils sont bien mis.
Mais je me ravisai aussitôt, et je répondis poliment:
—Très exacte, Monsieur, je vous remercie.
Mon entrée se faisait plus tôt que je ne l'avais pensé.
Précisément à cette heure je quittais la coulisse et j'étais en scène.
M. Louaisot reprit avec moins d'assurance:
—Si je croyais ne pas être indiscret... j'attends ici la sortie de l'Opéra, et l'idée m'était venue de m'offrir une bavaroise....
Mon regard se tourna pour la première fois vers la façade du théâtre où le gaz des grandes solennités ruisselait encore malgré l'heure tardive.
—C'est à cause de la représentation de Roger, me dit obligeamment M. Louaisot. Leurs Majestés y sont, et tout Paris. Il y en a qui sont revenus des bains de mer tout exprès. Vous avez manqué ça; je sais pourquoi. Moi, j'avais ma stalle, mais dame, c'est trop long. Vous savez, je ne peux pas tant m'amuser à la fois. Il y a 22.737 francs de recette. Je néglige les centimes. On ne finira pas avant deux heures du matin.
—Entrons donc, fis-je en m'effaçant.
Malgré sa belle tenue, il avait toujours ses grands souliers montueux, et le bas de son pantalon noir gardait d'importantes marques de crotte.
—Monsieur, répondit-il fort galamment, je n'en ferai rien. Veuillez passer le premier. La clientèle avant tout! J'obéis et j'allai m'asseoir à ma place habituelle, dans le premier salon, auprès de la fenêtre qui regarde le théâtre. M. Louaisot de Méricourt s'assit en face de moi, non sans m'en avoir demandé la permission.
Je fis le menu de mon souper en homme affamé et pressé. M. Louaisot le remarqua. Il me dit en pendant son chapeau à la patère.
—Ça me prouve que vous n'avez pas encore achevé.
—Achevé quoi? demandai-je.
Il eut un sourire bienveillant et me répondit:
—Monsieur, j'ai eu tout ça entre les mains avant vous.
Comme je le regardais avec étonnement, il ajouta:
—J'ai même fourni quelques papiers. Vous reconnaîtrez bien les pièces qui viennent de chez moi. Ce sont les moins insignifiantes.
—Mais les autres?
—Monsieur, la cachette du pauvre garçon était bien naïve. Le Dr Chapart est mon client quoique, moi, je me prive de ses bouteilles.
Il s'assit et passa ses grosses mains dans la pommade de ses cheveux, puis il dit encore:
—Je ne prétends pas qu'il n'y a point au monde une personne—et peut-être plusieurs—dont l'intérêt serait de détruire ce ramassis de papiers, mais moi, je n'aime pas détruire. Tout sert.... Garçon, ma bavaroise, quand vous aurez servi Monsieur, et mes trois petits pains. Il reprit en se penchant au travers de la table et sur le ton de la confidence la plus intime:
—Le temps est de l'argent, Monsieur. Les Anglais comprennent cet adage, et c'est ce qui place leur patrie à la tête des nations chrétiennes. Je suis obligé de prendre ma nourriture à bâtons rompus. Il m'arrive parfois de me comparer gaiement aux chevaux de fiacre, qui mangent l'avoine dans un sac, suspendu à leur cou. Ça ne m'empêchera pas d'avoir mon cabriolet, au contraire... je parie que vous avez trouvé dans le dossier plus d'une allusion à mon cabriolet?
—Plus d'une, répondis-je en souriant aussi bonnement que possible. Je dévorais déjà ma première aile de poulet froid.
Le garçon servit à M. Louaisot de Méricourt un large bol plein de chocolat où les trois petits pains furent émiettés avec un soin méthodique l'un après l'autre.
—Le pauvre cher jeune homme, reprit-il, se moque de moi de son mieux dans ces lettres qu'il accumule au lieu de les mettre à la poste. En avez-vous reçu assez aujourd'hui, Monsieur! Il n'écrit pas encore trop mal pour son état. Quant à moi, le fait est que mes pantalons sont doués d'un talent extraordinaire pour attirer la crotte. J'en ai vu de tout neufs qui arrivaient de chez le tailleur et qui se mouchetaient au mois d'août, après six semaines de sécheresse. On ne va pas contre la destinée. Hé! hé! mon cher Monsieur, vous voyez que je prends bien la plaisanterie, et jamais un client n'a pu m'accuser d'être mauvais coucheur. M. Lucien Thibaut est un client. Un bon!
Il avala une pleine cuillerée de sa soupe au chocolat avec une satisfaction évidente, et m'envoya par-dessus ses lunettes une de ces flambantes œillades qui donnaient à sa physionomie un caractère si particulier.
—Une drôle de macédoine, n'est-ce pas, reprit-il rondement, cette aventure-là! Et embrouillée! Une vache, comme on dit, n'y reconnaîtrait pas son veau. Eh bien, pas du tout! C'est clair, au fond, comme un petit verre de genièvre. Seulement, il y a manière de poser la question, et le pauvre diable n'est pas de première force aux dominos, quoiqu'il ait porté la robe. Si Mme la marquise, la belle Olympe, comme notre innocent l'appelle, se donnait la peine d'établir un petit résumé, ce serait autrement fabriqué, je vous en signe mon mandat à vue!
Il s'arrêta pour piquer ses lunettes d'un coup de doigt et ajouta en me regardant amicalement:
—Je parie que celle-là, vous ne seriez pas désolé du tout de faire sa connaissance? Je mis encore toute la bonne grâce possible à confesser qu'il avait deviné juste.
—J'aime les bons enfants! s'écria-t-il. On me gagne tout de suite quand on ne fait pas de manières. Où en êtes-vous?
—De mon dépouillement?
—Oui, répéta-t-il en ricanant, de votre dépouillement.
—J'en suis à la lettre de François Bochon, le domestique.
—Au n°38! fit-il. Allons, allons, ce n'est pas mal travaillé pour un seul soir. Et commencez-vous à comprendre un peu?
—Pas beaucoup.
—J'aime la franchise. Vous avez bien dit ça: «Pas beaucoup!» Eh bien, cher Monsieur, plus vous avancerez, moins ça se débrouillera.
—Vraiment?
—Oui, c'est comme j'ai l'honneur de vous le spécifier: ça va toujours en se brouillant.
—Alors, je ne comprendrai jamais?
—J'en ai peur... à moins, toutefois, que vous ne trouviez le dévidoir.
—Quel dévidoir? demandai-je en cessant de manger.
—Mon cher Monsieur, répliqua-t-il gravement, il n'y a pas d'écheveau saccagé par les chats qu'on ne puisse démêler quand on a un outil avec la manière de s'en servir.
—Et vous avez le bon outil, vous, M. Louaisot?
—C'est vraisemblable.
—Avec la manière de s'en servir?
—Peut-être. Il y a tant et tant de marchandises au fond de mes tiroirs! Je n'ai pas besoin de vous dire, car vous l'avez bien vu, que je suis un peu dans tout ça.... Pas comme vous le croyez! Non, non, non, non! jamais je ne laisserai mon meilleur ami fourrer sa patte dans un trou qui peut cacher une souricière. Et mon meilleur ami, c'est moi, Monsieur!
Il se redressa tout content de m'apprendre cette circonstance, et son regard sollicita mon approbation.
Je saluai. Il poursuivit:
—Règle générale et de conduite: je reste sur le sentier battu, bras-dessus bras-dessous avec ma conscience. Ne me cherchez jamais dans les broussailles. Nous causons, pas vrai? J'ai déjà eu l'avantage de vous dire que j'aurais pu jeter au feu tous ces papiers-là aussi facilement que j'avale la dernière cuillerée de ma bavaroise. Pas si bête! j'ajoute maintenant qu'ayant lu tout ce tohu-bohu depuis la première ligne jusqu'à la dernière—la profession le veut,—je savais parfaitement que le pauvre garçon vous appelait comme le Messie; j'aurais donc pu, au choix, vous cacher son adresse que vous n'aviez su découvrir nulle part, ou vous envoyer à Chaillot.... Est-ce vrai?
—C'est très vrai.
—Pourquoi faire? moi! gêner les clients! Allons donc! Vous me prenez pour un autre! J'ai été enchanté de nouer des relations avec vous. Et je vous dis du meilleur de mon cœur: donnez-vous la peine d'entrer dans l'embrouillamini, M. Geoffroy de Rœux, il y a place pour tout le monde. Vous êtes le bien venu. On vous attendait. Je vous ouvre les deux battants de la porte.
Il reprit haleine pour achever:
—Cher Monsieur, voilà comme je suis. Vous savez mon mot: ça nourrit l'affaire!
Tout en parlant, il avait trouvé moyen de dépêcher superbement sa pâtée, dont il ne restait plus trace au fond du bol.
Et il souriait, et il clignait tour à tour des deux yeux, et il tapait des petits coups triomphants sur ses lunettes d'or au travers desquelles ses yeux jaillissaient en gerbes d'étincelles. En vérité, cet homme-là ne pouvait être un gredin à la douzaine. Il grandissait l'intrigue.
Il attirait le regard vers le côté fantastique—le côté doré du drame.
Dans les nuages, en effet, tout au fond du mystère, j'avais déjà deviné la fatale influence de l'or qui est partout où il y a du sang. Et je me rappelais la phrase que M. Louaisot lui-même avait laissé échapper en parlant à Lucien: «Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir...» M. Louaisot, comme s'il eût deviné ma pensée, reprit la parole en ces termes:
—Mon cher Monsieur, il y a de l'argent, un argent énorme! Je ne vais pas vous mettre les points sur les i comme çà du premier coup, ni vous verser dans le creux de la main le fond de ma boutique, mais s'il n'y avait pas d'argent, est-ce que je serais là-dedans?
Vous me demanderez peut-être: où est-il, l'argent?
Ça, c'est de l'enfantillage, du moment que vous ne dites pas: «Je donne tant pour la consultation.»
L'argent est où il est, en dessus ou en dessous. Dans vos papiers, vous allez entendre parler de tontine, d'héritage, tout ça est vrai,—mais tout ça ne signifie rien.
L'argent se pioche, Milord, on ne le cueille pas comme les roses.
Ils m'amusent, ma parole! Et, tout en me laissant amuser, j'ai déjà pêché quelques bagatelles agréables. J'ai des appointements fixes. Payés par qui? Voilà. L'or qu'on attaque a bien le droit de se défendre. Les assiégeants financent aussi. C'est la guerre à coups de pourboire.
Mme la marquise a toujours la main au porte-monnaie. Quelle femme, instruite, artiste, jolie, elle a tout pour elle....
Ici, M. Louaisot se baisa le bout des doigts pour ponctuer sa phrase, et ses lunettes s'allumèrent.
—Et riche! poursuivit-il. Mais il faut me comprendre, cher Monsieur, la fortune que peut avoir celui-ci ou celle-là, ce n'est pas l'argent de l'affaire. L'affaire a son argent à elle comme chaque arbre a son fruit. La brave Mme Thibaut qui suppute l'avoir de chacun par livres, sous et deniers évalue, je crois, la belle Olympe à 80.000 francs de rentes. C'est aimable, mais il n'y a pas là de quoi donner des cabriolets à ses pages. Nous avons mieux.
J'ai eu aussi quelques émoluments de ce pauvre M. Thibaut; j'en ai pu recevoir même de la gentille photographie, indirectement. Ne dédaignons rien. Il n'y a pas jusqu'à vous, mon gentilhomme, qui ne m'ayez apporté en hommages six beaux écus de cinq francs, sans compter le picotin de ma mule.
Et, soyez tranquille, entre nous deux ce n'est pas fini: vous m'en apporterez bien d'autres!
Il s'arrêta parce qu'il avait vu la fin de la corbeille de gâteaux qu'on avait mise sur la table avec sa bavaroise.
—Garçon, commanda-t-il, ma paillasse!
—Mais pourquoi vous payerais-je un nouveau tribut? demandai-je.
—Pour savoir, cher Monsieur, me répondit-il.
Le garçon lui apporta «sa paillasse» qui consistait en un grand verre, à demi plein de curaçao tout versé et une carafe de thé froid.
—Pour savoir quoi? demandai-je encore.
—Il y en a qui ajoutent un peu d'extrait de menthe, dit-il, au lieu de me répondre, c'est la vraie mixture américaine: la menthe remplace le thé. Les membres de la Société Républicaine Nord et Sud contre l'usage des Spiritueux n'ont pas d'autre tisane, mais moi, comme je ne suis pas compagnon de la Tempérance, j'ai le droit de boire quelques gouttes d'eau de temps en temps.... Pour savoir quoi? disiez-vous. Parbleu, ceci ou ça: ce que vous aurez besoin d'apprendre. J'aurais écrit sur mon enseigne: résolveur de problèmes, si le mot était français. Conscience, mon cher Monsieur, minutie dans les détails, possibilité de répondre à toute question quelconque, tel est le prospectus d'une profession dans laquelle le résultat à atteindre, c'est d'acquérir un fil comparable à celui du meilleur rasoir anglais, sans jamais perdre la candeur du lys de la vallée.
Voici comme je m'exprimais l'autre soir en m'adressant à un fin finaud, obtus comme ma pantoufle qui laissait percer une velléité de se moquer de moi. C'était dans son intérêt, je lui disais:
—N'essayez jamais de m'englober, bonhomme, c'est au-dessus de vos moyens! Tempérament robuste, caractère gaillard, mouvements alertes, bon pied, bon œil, avancé, il est vrai, et même libéral en politique, mais sachant respecter le sergent de ville dans l'exercice de son sacerdoce, je suis l'image du Théâtre-Français, chantant ce beau vers, pour gagner sa subvention:
Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon sac!
Comptez sur vos doigts, mon neveu, je n'ai ni volé, ni dessiné de fausses signatures, ni frappé des pièces en étain,—encore moins assassiné. Fi donc! au dix-neuvième siècle! Bon pour le Moyen âge.
La loi, voilà ma passion. J'en dîne et j'en soupe, tant je l'aime!
La loi ne défend pas d'engraisser un dindon, Monsieur. Et une affaire? Pas davantage. Il faudrait aussi qu'elle fût toquée, la loi pour empêcher un citoyen français de se laisser conter des anecdotes attachantes. On m'en conte, je les collectionne, est-ce un attentat? Mais alors que devient la liberté, soit des croyances, soit même des entournures? Je me fais Patagon! Guerre aux tyrans! Pour un esclave est-il quelque danger? à bas le gouvernement! aux armes! on assassine nos bénéfices!... Ah! bigre, Monsieur, voilà le monde qui sort du spectacle.
M. Louaisot de Méricourt s'était sincèrement animé en parlant. Son nez gesticulait et sa petite bouche s'ouvrait, ronde comme le bec d'un oisillon qu'on pâte. L'idée de l'injustice atroce qu'on pourrait commettre en ruinant son industrie, l'avait transporté d'une pieuse fureur.
Mais il s'apaisa comme il s'était monté à la minute.
Sa paillasse était consommée, et le mouvement de sortie commençait sous le péristyle de l'Opéra.
—Une soupe au lait, Monsieur, dit-il en tapant la garniture de son porte-monnaie contre la table pour appeler le garçon; je ne connais pas d'autre image pour symboliser ma nature. Je m'enlève, je retombe, pas plus de fiel qu'un enfant. J'espère que vous me pardonnez?
—De tout mon cœur!
—J'ai l'honneur de vous remercier. Enchanté d'avoir passé quelques instants avec vous. Je vais avoir le regret de prendre congé parce que je dois reconduire une petite dame.
Je crus voir qu'il se rengorgeait un peu en prononçant ces derniers mots. Il paya le garçon et jeta un coup d'œil à la glace qui lui renvoya son sourire éminemment satisfait.
—Cher Monsieur, reprit-il, maintenant achevez votre lecture tout à votre aise. Après tout, ce fatras propose un rébus assez piquant pour un amateur. Quand vous aurez fini, si vous croyez avoir besoin de mon expérience, vous savez mon adresse. Ma collection de petites histoires est entièrement à votre service.
J'étais en train de le remercier poliment, lorsque la surprise m'arracha un cri qui le fit changer de couleur, deux fois dans une seconde.
—Je suis nerveux comme une douairière... balbutia-t-il en manière d'explication.
Mais je ne songeais guère à ses nerfs, ni à son trouble, quoiqu'il eût véritablement fait un saut de côté comme un homme à qui on aurait mis un revolver sous le nez.
Je venais d'apercevoir, par la fenêtre, au haut du perron de l'Opéra, cette jeune femme si belle et si triste que j'avais vue, le matin même dans la chambre de Lucien.
Celle qui guettait son sommeil pour entrouvrir une porte et glisser un regard; celle qui m'avait dit avec une si douloureuse mélancolie: «Il n'aurait pas de plaisir à me voir.»
Elle donnait le bras à un homme entre deux âges, grave d'apparence et portant haut. La figure de cet homme était régulière; le dessin de ses traits, nettement et finement sculptés avait de la noblesse et sa taille imposait quoiqu'elle ne fût pas beaucoup au-dessus du niveau ordinaire. Ses cheveux bouclés avaient ce gris uniforme et brillant qui est presque une parure.
Son habit noir, ample comme il convenait à l'âge qu'il montrait, me sauta aux yeux par sa remarquable élégance: élégance simple, presque austère et qui venait peut-être uniquement de la façon dont il était porté.
Sa boutonnière avait la rosette de la Légion d'honneur qui est la même en tenue de ville, pour les simples officiers, pour les commandeurs et pour les grands-officiers. Il y a d'ailleurs une foule de gens, décorés par le roi de Barataria, qui s'émaillent de fleurs à peu près semblables: Cela ne dit donc rien. Mais cela disait sur la poitrine de cet homme.
Évidemment, il aurait pu être le père de la femme charmante qui s'appuyait à son bras, et pourtant, l'idée ne venait point qu'il pût être son père. Il n'avait pas l'air d'un mari.
Cette dernière phrase peut sembler ridicule, mais elle dit mon impression.
Je me souviens que mon regard resta fixé sur ce visage blanc, mais d'une belle blancheur de marbre, dont l'expression me frappa comme un point d'interrogation. Je me demandai: est-ce un homme d'État? est-ce un penseur? Pour moi, ce ne pouvait être le premier venu, prince des affaires ou de la propriété. La lumière du gaz glissait sur ses traits pour éclairer en plein ceux de sa compagne, qui me parut plus splendidement belle encore que le matin. Ils étaient arrêtés, attendant sans doute leur voiture. Ils ne se parlaient pas.
M. Louaisot de Méricourt, cependant, s'était remis, parce que son regard ayant suivi la direction du mien, il avait découvert le motif de mon exclamation. J'avoue que je ne m'étonnais pas du tout d'avoir à le ranger dans la catégorie des gens qui ont comme cela des alertes. Il parlait si souvent de conscience!
—C'est bête, les nerfs, dit-il encore, les miens surtout, un rien les met en danse; ça vous étonne donc de la rencontrer ici?
—De qui parlez-vous? demandai-je.
—Mais... ah ça! vous ne la connaissez peut-être pas! Allez-vous jouer au fin avec ce bon M. Louaisot de Méricourt?
—Je l'ai entrevue, une seule fois....
—Où ça?
—Chez le Dr Chapart.
—C'est-à-dire chez M. Lucien Thibaut. Quelle drôle de tocade de la part d'une personne si bien! Mais il n'y a pas que l'amour pour mener le monde à la ronde. On peut avoir d'autres raisons.... Vous êtes en train de deviner son nom pas vrai?
—Serait-ce Mme la marquise de Chambray?
—En propre original. Est-elle assez superbe!
—Et... son cavalier? demandai-je.
—Ce n'est pas un cavalier, ni même un fantassin, c'est un homme assis. Devine devinaille!...
Il prononça ces deux mots du ton qu'on prend pour souligner une allusion.
Le tranchant de son regard était sur moi. Un nom vint à mes lèvres, mais je ne le prononçai pas.
—C'est ça, parbleu! me dit M. Louaisot, tout comme si j'eusse parlé, c'est bien ça! Et qui voudriez-vous que ce fût, sinon M. le président, son vieil ami, son ancien tuteur, presque son papa, quoi! Seulement, il a monté en grade. C'est maintenant M. le conseiller, depuis qu'il appartient à la cour impériale de Paris. M. le conseiller Ferrand et sa belle compagne avaient descendu le perron et gagné leur équipage.
—Voilà qui va donner du montant à votre lecture, mon cher Monsieur, reprit Louaisot en habillant ses grosses mains de gants tout neufs et mal faits.
—Et celle-ci! Et celle-ci! m'écriai-je encore au lieu de répondre.
À la place occupée naguère par Mme la marquise de Chambray en haut des marches, et sous le même jet de gaz, une très jeune personne se tenait debout maintenant et semblait chercher quelqu'un dans la foule.
Pour mieux regarder elle avait soulevé le voile-masque qui cachait ses traits.
J'aurais juré que je reconnaissais l'original du portrait-carte à moi montré par Lucien,—ce sourire animé qu'il avait nommé Jeanne Péry.
Seulement, ici, les traits seuls restaient, les traits mignons, jeunes, charmants: ils n'avaient plus de sourire.
Pouvais-je m'en étonner? Je ne connaissais pas encore l'histoire entière de cette malheureuse enfant, mais ce que j'en savais suffisait amplement à expliquer pourquoi le sourire avait disparu de ses yeux et de ses lèvres.
M. Louaisot n'eut point de tressaillement, cette fois; il regarda sous la marquise du théâtre et activa la mise en place de ses grands gants.
—Ah! ah! fit-il, celle-ci! Vous êtes diablement curieux, savez-vous? Allez-vous me demander comme ça l'extrait de baptême de toutes les dames et demoiselles qui vont sortir ce soir de l'Opéra? Mais je suis de bonne humeur, et j'en ai motif, vous allez bien le voir! Celle-ci, c'est... ma foi, oui, c'est cela: le mot de l'énigme en chair et en os, la clé du mystère, le nœud de l'intrigue. Pas davantage, Monsieur! Elle n'a pas la beauté de Mme la marquise, il en faut pour tout les goûts, mais comme elle est plus jolie, hein? Et un petit chic! Moi, elle me va... et quand à son nom, vous l'avez lu trente-deux fois cette nuit. J'ai l'honneur de vous présenter la «petite photographie». À vous revoir! Elle m'attend, le cher bijou! Je n'ai pas encore tout à fait renoncé à plaire, dites donc!
Il prit son chapeau d'un geste victorieux et ajouta:
—Finissez la lecture. Cassez-vous la tête. Il y a de l'argent en masse—et il reste des chiens à qui jeter votre langue, Monsieur et cher client. À l'avantage!
Au moment où il passait la porte, la jeune fille du péristyle descendait les marches avec son voile baissé, et je les perdis de vue derrière les voitures.
Dix minutes après, j'étais à l'ouvrage, bien commodément étendu entre mes draps, ma lampe sur ma table de nuit, mon paquet de papiers sur ma couverture.
Je ne lisais pas encore, mais, je le répète, j'étais au travail.
Pour une œuvre du genre de celle que j'avais entreprise, il faut non seulement rassembler les éléments, mais encore les retourner entre ses doigts, les rapprocher, les comparer, les briser même, parfois—pour voir ce qu'il y a dedans.
Lucien m'avait choisi parce que je suis un peu diplomate et un peu romancier.
Je lui devais de mettre en œuvre, autant que j'en ai le moyen, les procédés de l'un et l'autre métier.
Je fermai les yeux avant d'ouvrir le dossier.
Et je regardai en moi-même. J'avais besoin de classer mes souvenirs.
Il y avait d'abord et avant tout M. Louaisot de Méricourt.
Ce soir, en lisant l'entrevue de ce dernier avec mon pauvre Lucien, je m'étais étonné plus d'une fois de voir que Lucien n'opposait aucune barrière à la loquacité calculée de l'agent d'affaires.
Je m'étais dit: Si je le tenais, moi, ce Louaisot, il ne m'échapperait pas comme cela!
Je venais de le tenir, et il m'avait échappé.
Il m'avait échappé depuis la première parole jusqu'à la dernière.
Il avait, ce bonhomme, le singulier talent de parler non pas tout à fait pour ne rien dire, car il embrouillait, il inquiétait, il déroutait, mais pour ne jamais dire le mot qui éclaire.
Je fis comparaître M. Louaisot au tribunal de ma mémoire. Je lui demandai: qui es-tu? que veux-tu? qui sers-tu?
Et son ombre évoquée ne me répondit pas plus catégoriquement qu'il n'eût fait lui-même.
Il me sembla entendre encore cette phraséologie à la fois commune et bizarre, aiguisant à plaisir l'envie de savoir, comme certaines épices irritent le besoin de manger ou de boire.
Était-ce un homme fort ou seulement un bavard un peu plus adroit, un peu moins imprudent que les autres bavards?
Il y avait ce diabolique regard qui le rehaussait. Je ne peux dire à quel point les lunettes de ce bonhomme flambaient dans mon souvenir!
Leurs fantastiques rayons éclairaient deux figures de femmes; les deux héroïnes de la pièce: Mme la marquise Olympe de Chambray, Jeanne Péry.
Je venais de les voir en quelque sorte l'une à côté de l'autre.
Cette marquise avait, en vérité, grande tournure, à part même sa beauté sans rivale.
Il m'étonnait de plus en plus, qu'elle eût jeté son dévolu sur mon pauvre Lucien. Je ne concevais plus du tout, depuis que j'avais vu «l'incomparable Olympe» cette passion acharnée qui s'adressait justement au modeste juge du tribunal d'Yvetot.
Il y avait là une invraisemblance, presqu'une impossibilité.
Et l'invraisemblance devenait plus marquée, l'impossibilité plus flagrante par l'entrée en scène de cette hautaine figure: le conseiller Ferrand.
Celui-là, je ne me l'étais pas du tout représenté ainsi.
Au début de ma lecture, j'avais vu en lui un brave pasteur de petits magistrats, menant son tribunal comme une école maternelle.
Puis tout à coup,—devine devinaille,—certain écrit mystérieux me l'avait montré sous un aspect tout opposé, mais plus grand: j'avais frémi en me penchant au-dessus d'un abîme.
Rien de tout cela n'était dans le marbre poli—et propre—de cette tête énergique—mais modérée, élégante, intelligente—et sage.
Quant à Jeanne Péry, oh! elle était, celle là, ravissante de la tête aux pieds, mais tout autrement que la marquise. Ce n'était pas du tout une grande dame. C'était... mon Dieu oui, c'était trop le contraire d'une grande dame pour cadrer avec l'idée que je m'étais faite d'elle.
Selon moi, elle était bien plus l'héritière de notre vieux camarade de folies, le baron de Marannes, que la fille de cette chère sainte, si doucement noble dans son martyre, Mme veuve Péry.
Au premier coup d'œil, et sans hésiter, je l'avais reconnue, mais tout en la reconnaissant, je gardais comme un étonnement.
Je dirai plus: un désappointement.
Je la cherchais en vain telle que Lucien me l'avait fait rêver.
La photographie justifiait bien le nom de petit ange que Lucien appliquait si souvent à Jeanne. L'original passait à côté de ce nom.
Pour tout dire, j'éprouvais un chagrin mêlé de dépit à l'idée du culte si naïf et à la fois si profond que Lucien lui avait conservé.
Et j'éprouvais aussi une sorte d'indignation en songeant que je venais de la voir sortant de l'Opéra, en toilette d'opéra, elle que son mari cherchait si douloureusement, elle qui n'avait pas achevé le deuil de sa mère, elle qui devait être encore, j'avais sujet de le croire, sous le coup d'une mortelle accusation.
Du moment que Jeanne ne rejoignait pas son mari, il m'eut fallu Jeanne enlevée violemment ou prisonnière. La force majeure seule pouvait excuser pour moi l'abandon où elle laissait Lucien.
Et Jeanne était libre, et Jeanne attendait M. Louaisot de Méricourt au sortir d'un théâtre!
À mesure que je réfléchissais, une voix s'élevait en moi qui criait: «Ce n'est pas seulement odieux, c'est absurde et c'est impossible.»
La pensée que j'étais entouré d'invraisemblances m'apaisait et me rassurait. Sur le point de condamner Jeanne, je suspendais mon jugement.
M. Louaisot me l'avait dit: «Plus vous pénétrerez au cœur de l'énigme, plus la solution fuira devant vous...»
Il était deux heures du matin, environ, quand je repris mon travail de dépouillement.
J'en étais resté au n°38: lettre de François Bochon, dont je supprime la fin comme étant inutile à l'intelligence de l'histoire.
Suite du dossier de Lucien Thibaut
Pièce numéro 39
(Lettre écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)
Ce mercredi (sans autre désignation de date).
À Mme la marquise Olympe de Chambray, en son hôtel.
Bonjour bien aimée. Tout un bouquet de baisers, d'abord. Après? encore des baisers. Mais ça vous ennuie? Alors, assez.
Ah! chère divine, quand je pense au bonheur sans mélange qui pourrait embellir mon âge mûr, à cet océan de délices où nous nagerions, ces demoiselles et moi, si certain événement avait lieu, j'ai peur.
Ne me dites pas que j'ai la tête partie. Il y aurait bien de quoi, mais non, je raisonne. Cette félicité est si fort au-dessus de nos mérites! Et le Destin est un monsieur qui se gêne si peu pour railler les pauvres mères!
Les enfants, ma petite, les enfants! Il faudra pourtant bien que vous en ayez. Et je les dorloterai! Mais c'est horrible. Quand ils sont petits, encore passe, on leur donne le fouet. Les miens sont tous grands. Quelle responsabilité!
Si j'étais homme!... Voulez-vous savoir? Mon Lucien n'ose pas, voilà le vrai. Il n'y a que cela. Vous chercheriez cent dix ans sans trouver autre chose. Je vous l'affirme; il n'ose pas, le nigaud qu'il est!
Il voudrait bien, parbleu! mais comment s'y prendre? Les garçons timides comme lui vont tout droit aux femmes avec qui on ose. C'est la nature. On devrait la supprimer, ça donne trop de tracas aux mères.
Je ne peux pas en vouloir à Lucien, moi. Ça me fait rire, plutôt. On sait bien qu'il n'est pas une demoiselle. Il a rencontré ce petit chiffon-là dans un pré fleuri, un jour que le soleil était doux et qu'on entendait siffler les merles; ça peut arriver à tout le monde.
Et puis vlan! Voilà une passion, attrape! Bah! bah! une passion composée de primevères, d'aubépines et de coucous! Ça va et ça vient. Mais on a beau dire, c'est ennuyeux pour les mères.
La minette n'était pas imposante du tout. Ça lui a donné du courage pour pousser sa pointe. Pourquoi l'a-t-il poussée sa pointe? Chérie, vous avez été mariée, on peut vous parler entre dames. Il a poussé sa pointe par rage du véritable amour qu'il nourrit dans le fond de son âme, et dont le véritable objet lui fait peur.
Aussi, pourquoi avez-vous tant de noblesse, tant d'esprit, tant de beauté, tant de perfection? Pourquoi ressemblez-vous à une reine? Il n'ose pas, le cadet, je l'ai déjà dit, mais c'est exprès que je le répète, il n'ose pas, j'en mettrais ma main au feu.
M. Thibaut, son père, était comme ça. Il a fait un bon mari, ma chérie. Vous trouverez une larme sur le papier. C'est sa mémoire qui me la tire.
Mon pauvre Antoine! Pendant vingt-deux mois, quel sang il me fit faire! Mais ça vint à la fin! Assez là-dessus, sauf un mot: Quand ça fut venu, dame... ah! ma chère!
Il s'agit de Lucien. Est-ce que je ne le connais pas comme ma poche? Est-ce que je n'ai pas épié le premier éveil de son cœur? En ce temps-là l'enfant me faisait trembler comme la feuille quand je le voyais rêvasser à un diamant de votre eau. J'aurais autant aimé qu'il eût lorgné les étoiles du ciel.
Et c'est à moi la faute, peut-être. Combien de fois ne lui ai-je pas répété, le matin, le soir, à midi: malheureux! tu vas te brûler l'imagination à la chandelle. Ce trésor-là n'est pas pour ton pauvre nez!
J'aurais dû me couper la langue avec mes dents!
Car voilà ce qui arrive, bijou adoré, maintenant qu'il peut espérer et que nous nous tuons à le lui dire, ces demoiselles et moi, il ne peut pas croire à tant de bonheur. Moi, je conçois ça.
Vous êtes la divine des divines, Olympe, il n'y en a jamais eu comme vous. Vous ne voulez pas le croire, mais la chose crève les yeux de tout le monde. Je le dis tous les jours à Célestine et à Julie, qui ont la fureur de vous copier, je leur dis: «Écoutez, mes petites bonnes femmes, n'essayez pas, vous seriez tout uniment ridicules. On peut singer Mme Chose ou encore Mlle Machin, mais celle-là, je t'en ratisse!»
C'est sûr que je pourrais bien devenir un peu folle à la pensée d'avoir pour bru un ange du firmament comme vous. Le beau malheur! Je guérirais après la noce. Je donnerais trois doigts de chaque main pour y être, à la noce. Voilà comme je dissimule, moi! Tenez! si la santé de mon Lucien était attaquée, je vous le dirais tout de même, à la bonne franquette.
Sa tête? Sa tête est aussi saine qu'un gland, ma perle. Seulement, il a ses migraines et on dirait quelquefois qu'il s'absente. Pourquoi? Parce que son cœur d'agneau est travaillé, tiraillé, tenaillé, quoi! Vous allez comprendre. Il a osé avec cette Jeanneton qu'il n'aime pas, avec vous qu'il idolâtre il n'a pas osé. Ça fait qu'il est malheureux et que sa tête éclate. Voilà l'histoire.
Mais que fait-on pour les possédés? on prie le bon Dieu qui est plus fort que le diable. J'ai tant prié le bon Dieu que mon garçon se dépossède petit à petit. Écoutez ça un peu:
Hier, qui était le cinquième jour depuis son retour de Paris, il m'a dit—et c'était de lui-même, je ne lui ouvrais pas la bouche de vous: «Olympe est encore plus belle qu'autrefois.» Moi, j'ai répondu en faisant celle à qui c'est bien égal: «Trouves-tu, garçon?» Il a ajouté d'un air pensif: «Oh! oui, bien plus belle!»
Il a du goût, c'est certain.
Quelque chose le tenait, et je m'en apercevais bien, mais je ne voulais pas l'interroger. Pas si bête!
Il faut vous faire observer ici entre parenthèses que, depuis son retour de Paris, le gars n'a pas prononcé une seule fois le nom de son orpheline. Il n'y a donc qu'à faire mine de n'y plus penser du tout, et j'ai dans mon idée que ça s'en ira à la douce, comme c'est venu.
Il y a ma neuvaine, aussi, et le pèlerinage, ces demoiselles n'ont pas tiré la réussite une seule fois sans vous trouver ensemble: le jeune homme blond et la dame brune. Les cartes, c'est de la superstition, j'en conviens, mais le grand jeu ne m'a jamais trompée. Et je vous dis, moi, que c'est un agneau qui ne savait pas écouter son cœur. Il vous a toujours adorée, toujours, toujours, à la sournoise, comme un poltron qu'il est.
Il a donc repris, au bout d'un petit moment, sans avoir l'air d'y toucher.
—Est-ce que tu crois qu'Olympe serait contrariée de me voir?
—Pourquoi Olympe serait-elle contrariée de te voir? C'est moi qui ai répondu ça.
—Dame, a-t-il fait, il y a si longtemps... et puis....
—Et puis quoi?
—Les histoires....
J'avais bonne envie de rire, mais je gardai mon grand sérieux.
Allez dire partout que la bonne femme radote, si vous voulez, mais il n'ose pas. Je le répéterais sur l'échafaud!
Pendant ces derniers jours, il n'a pas quitté le palais. Je lui avais fait écrire avec de la bonne encre par M. le président. Mais, malgré le grand zèle que la semonce de son chef lui a donné, hier soir, il était à la maison dès quatre heures. Jusqu'au dîner il a passé son temps à se bichonner: eau chaude, pommade, pâte d'amande et tout. Monsieur a fait recirer trois fois ses bottes qui ne reluisaient pas assez. Il a essayé onze cols de chemises. Enfin de grands projets!
Devinez-vous, chérie?
Moi, je savais d'avance. Je l'avais entendu marmoter en se fâchant après le nœud de sa cravate:
—Il faut que je la voie! Il le faut absolument!
Vous savez, mon trésor, pas d'enfantillage! Quand il va se présenter chez vous, aidez-le un peu, je vous en prie. Souvenez-vous qu'il n'ose pas.
En voulez-vous une preuve? Après le dîner, il a recommencé sa toilette sur nouveaux frais. Cette fois, je n'ai pas pu résister: j'ai été le regarder par le trou de la serrure. Sa chambre était un pillage. Il houspillait ses chemises blanches pour en trouver une comme il n'y en a pas. J'aurais donné gros pour que vous fussiez-là.
Rien n'était assez beau. Il a ôté ses bottes pour mettre des chaussures vernies. Je ne vous en dis pas davantage.
Et puis, au moment de partir, après avoir passé un quart d'heure à peiner sur ses gants, qui ne voulaient pas entrer, et comme il brossait son chapeau neuf, patatras! tout son courage a tombé à plat.
Il a ôté ses gants, d'abord en soupirant comme un malheureux. Après ça, il s'est déshabillé et mis au lit sans crier gare.
Voilà comme il est. Je ne l'ai pas dit à ces demoiselles, elles l'auraient griffé!
Mais, aujourd'hui, il m'a reparlé. C'est sérieux. Je réponds que ce sera pour ce soir. Je ne plaisante pas, il a eu toute la journée la figure qu'il avait quand il passait ses examens de droit. Méfiez-vous.
Chérie, j'ai cru bon de vous en toucher un mot pour que vous soyez gentille et que vous vous gardiez surtout de le déconcerter.
Oh! bien aimée! oh! divine! ma perle, mon diamant, la plus chère de mes filles! Si j'apprenais ce soir, avant de me coucher, que Dieu a exaucé ma neuvaine! si vous étiez à nous enfin! si je m'éveillais demain matin la plus heureuse des femmes et des mères!
Je vous embrasse mille fois, mais pas comme je vous aime, ce serait à vous étouffer.
P. S.—Je n'ai pas dit un traître mot à ces demoiselles, bien entendu. C'est toujours notre cher mignon secret à nous deux. Célestine et Julie veulent vous embrasser au bas de ma lettre, je tourne la page; pas de danger qu'elles lisent. Elles sont la discrétion même et, d'ailleurs, je reste là pour les surveiller.
Pièce numéro 39 bis
Billet de Mlle Célestine.
Nous ne savons rien, rien de rien. Maman nous traite comme deux bébés. Il nous est défendu même de deviner.
On veut vous dire seulement, à la hâte, qu'on vous aime bien, bien, bien, et encore mieux.
Maman ne veut même pas que nous fassions nos nœuds de tour de cou comme vous. Ce n'était pourtant pas pour vous ressembler, c'est si impossible!
Mon frère ne bouge plus du palais. On jurerait qu'il n'a jamais été à Paris. Moi, je n'ai jamais cru à l'orpheline.
Des baisers, et laissez tomber quelque part une miette de votre grâce, j'irai la becqueter.
Pièce numéro 39 ter
Billet de Mlle Julie.
Ma sœur a tout dit, l'égoïste. Le droit d'aînesse est pourtant aboli. Elle veut jusqu'à la miette. Laissez-en tomber deux.
C'est vrai, pourtant, que nous ne savons rien. L'ignorance ouvre la porte aux rêves. Moi j'en fais de bien beaux, et vous y êtes toujours.
Quant à Lucien, je ne m'y suis jamais trompée. Des âmes ordinaires pouvaient concevoir des inquiétudes et se méprendre à cette erreur du jeune âge, mais moi, je savais quelle empreinte profonde restait gravée dans le cœur de mon frère. Vous êtes de celles qu'on ne peut oublier, Olympe, aussi ne craignez pas d'aimer.
Pièce numéro 40
(Écrite et signée par la marquise Olympe de Chambray.)
Yvetot, 23 juillet 1865.
À M. Ferrand, président, etc.
Cher et digne ami, pour ce qui me regarde, je vous prie en grâce de laisser en repos M. L. T.... Comme juge, il vous appartient, mais comme prétendant à ma main, je désire qu'on lui garde sa liberté tout entière. Je crains le ridicule. Cette excellente Mme T... est justement la femme qu'il faut pour noyer quelqu'un sous le ridicule. Au lieu de vous mettre ainsi contre moi, digne ami, venez à mon secours.
Et ne vous représentez pas votre Olympe sous les traits de Phèdre, brûlant comme un tison pour le bel Hippolyte qui la dédaigne.
Note de Geoffroy.—Ce billet m'arrêta et me fit rêver longuement. Je recherchai dans le dossier le fragment anonyme qui avait été adressé à Lucien par un correspondant également anonyme, lequel était M. Louaisot, je croyais le savoir désormais.
Je parle ici de cette demi-feuille où une inconnue—la marquise?—se confessait en un style froidement dépravé à un inconnu—le président Ferrand?—et qui était accompagnée de la fameuse légende: «Devine devinaille», etc.
Cette demi-feuille m'avait laissé une impression presque sinistre. J'y flairais le crime en une complicité qui épouvantait ma raison.
Je comparai minutieusement l'écriture du fragment avec celle du billet portant la signature de Mme la marquise.
C'était là un travail qui ne pouvait aboutir à rien de concluant, car le fragment contenait cette phrase: «J'écris maintenant aussi lestement de la main gauche que de la main droite.... Vous m'avez donné des talents de faussaire.»
Il n'y avait aucune espèce de rapport entre l'écriture du billet et l'écriture du fragment. Aucune.
Pièce numéro 40 bis
(Mention écrite de la main de Lucien.)
J'ai rapproché la pièce qui précède du n°32 (devine devinaille). Je repousse les pensées que fait naître ce fragment comme on se débarrasse d'un impur cauchemar. Je ne juge pas Mme de Chambray que j'ai tant aimée et respectée.
Mais je déclare en conscience que, pour moi, le président Ferrand est un honnête homme.
Pièce numéro 41
(Écriture de M. Louaisot, sans signature.)
Pas d'adresse. Paris, 23 juillet 65.
Je suis étonné de ne rien recevoir de vous. Est-ce que vous dormez? Le moment ne serait pas bien choisi.
Je n'ai aucun avis à vous donner, mais si par hasard vous reculez maintenant devant l'arrestation et ce qui s'ensuit, que faire de la petite?
Vous m'avez mis en avant, allez-vous me lâcher?
Après la visite domiciliaire, pas moyen de reprendre l'enfant à la maison.
La police et la justice pataugent, selon leur habitude. Ça fait plaisir, mais ça ne mène à rien. Il serait grand temps de leur fournir un point de départ raisonnable, sous main, s'entend, et de les prendre par la patte pour les conduire tout doucement sur le chemin de la vérité (ce dernier mot était souligné au crayon.)
Je vous prie de me répondre courrier pour courrier, ça en vaut la peine. Je suis très ennuyé de cette histoire, indépendamment même de la descente de police, qui a porté atteinte à la considération dont je jouis dans mon quartier. Vous aurez à m'en tenir compte.
Pièce numéro 42
(Écrite par la marquise de Chambray, non signée. Réponse à la précédente sans date ni adresse.)
Ne précipitez rien. Laissez les choses en l'état. J'éprouve un sentiment de pitié pour cette jeune fille.
Il paraît revenir à d'autres sentiments. On m'annonce sa visite pour ce soir même. Je veux attendre et voir.
Demain, je vous enverrai mes instructions.
Pièce numéro 43
(Écrite par Lucien Thibaut, non signée.)
Yvetot, 23 juillet 1865, 11 heures du soir.
Pour Geoffroy.
Tu vas recevoir de mes nouvelles. J'ai mis hier une lettre à la poste pour toi.
Cette lettre va franchir la mer et aller à Constantinople pour répondre à tes questions amicales sur ma famille et sur moi. Tu y verras notre intérieur, car nous demeurons momentanément ensemble, ma mère, mes sœurs et moi, depuis mon retour de Paris.
Ma lettre d'hier ne te portera aucun mensonge, mais combien elle est éloignée pourtant de la vérité!
Vas-tu deviner sous le calme de ma prose l'orage que je porte en moi?
Sur mon honneur, je n'avais jusqu'à aujourd'hui, aucune raison pour te rien cacher. Je me taisais par timidité ou mauvaise honte, mais derrière mon silence, il y avait l'ardent désir de t'ouvrir mon âme.
Mais il est bien certain que je ne suis pas complètement mon maître. Il m'arrive d'agir sous une impulsion qui n'est pas mienne, quoiqu'elle n'émane pas non plus d'une volonté étrangère.
Je t'ai déjà parlé de cela, et les faits vont expliquer malheureusement ce que ma parole peut avoir d'obscur.
Aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, j'ai commis une action dont je me repens. Il y a quelque chose entre moi et ma conscience. Ce que je n'osais pas t'écrire autrefois, j'oserais encore bien moins te le dire.
Et, cependant, il faut que je me confesse. C'est un impérieux besoin. J'ai défiance de moi.
Je sais, ou, du moins, je crois encore que ma raison est intacte; mais il y a autour de ma raison des murmures et des menaces. Je les entends. J'en suis troublé. Je voudrais chasser ces ombres qui m'importunent.
Il m'est arrivé d'agir sous la pression d'une force que j'appellerai impersonnelle. Ce n'est plus une crainte, c'est un remords que j'ai. L'acte est accompli.
Bien plus, il m'est arrivé d'écrire sous la dictée.... Je dis bien: sous la dictée d'un autre moi que moi.
Je reconnaissais mon écriture, je me voyais tracer les caractères, et les pensées fixées sur le papier par ma propre main ne m'appartenaient pas. Non! Elles allaient même contre les pensées qui m'appartenaient.
Cet autre moi vaut mieux que moi. Il est plus sévère que moi, et plus juste. Il sait des choses que j'ignore.
Aussi ai-je pris déjà depuis longtemps un biais pour assurer ma confession.
Il n'y a plus, j'en suis sûr, rien d'extravagant ni même de puéril dans ce fait de t'écrire journellement des lettres qui ne te sont pas envoyées. Je les garde toutes pour toi.
J'y joins certaines pièces authentiques et explicatives, recueillies par moi que je classe autant que possible selon leur ordre chronologique.
Cela forme déjà un dossier, pour employer le langage de ma profession.
Et le dossier est gros.
Avec ce dossier, tu instruiras un jour le procès de ma vie.
Je le veux. C'est mon espoir qui n'est pas sans mélange de crainte. Je t'ai choisi pour cela entre tous ceux que je connais. Tu ne me refuseras pas.
Jusqu'à cette heure, cependant, une lacune a existé dans la série de ces pages en apparence détachées, mais qui forment un tout suffisamment complet. J'ai supprimé, par un sentiment de pudeur—ou de douleur—les feuilles écrites par moi quand je ne suis plus moi.
L'idée de passer pour fou me faisait frayeur et honte.
À dater d'aujourd'hui, je ne détournerai plus rien.
Tu nous verras tous deux, moi et mon ombre....
Minuit.—Je me suis arrêté, mon pauvre Geoffroy. J'ai hésité, je tergiverse au moment même où je fais parade de ma sincérité future. C'est bien vrai: toute cette exposition solennelle a pour but d'apporter un retard au récit des événements de cette soirée.
Trêve de préliminaires! Je veux parler clairement et brièvement:
Depuis dimanche—nous sommes au jeudi soir,—je sais où est ma petite Jeanne. La façon dont je l'ai appris te semblera singulière.
J'étais arrivé l'avant-veille de Paris, où toutes mes recherches étaient restées vaines. Le matin du dimanche, au sortir de la messe, je trempais mes doigts dans le bénitier, suivant d'assez près ma mère et mes sœurs qui causaient sous le porche avec leurs amies, quand je me sentis coudoyer brusquement.
Je me retournai. Il y avait derrière moi, parmi nos autres Cauchoises, une paysanne encore mieux endimanchée que les autres et dont la figure écarlate resplendissait sous une immense coiffe, chargée de broderies.
J'avais reconnu d'un coup d'œil la florissante Hébé du Jupiter des renseignements, rue Vivienne, au coin du passage Colbert.
Elle me prit de l'eau bénite au doigt.
Au lieu de faire le signe de la croix, elle mit un doigt sur sa bouche et sortit de l'église.
Je la suivis de loin jusqu'au bout de la ville où elle prit un sentier à travers champs.
Elle s'arrêta derrière une haie, regarda tout autour d'elle, et, sans mot dire, me remit une lettre que j'ouvris précipitamment.
La pensée de Jeanne était en moi, comme toujours. Voici la lettre:
Pièce numéro 43 bis
(De la main de M. Louaisot, non signée. Sans date ni adresse.)
Ceci, cher Monsieur, est gratis et pro Deo, sauf le picotin de ma mule qui se trouve par hasard en promenade dans votre localité.
Ne vous évanouissez pas de joie en lisant les lignes suivantes. Votre tourterelle, à qui ne manque aucun membre et qui jouit même d'une santé parfaite, est en ce moment au village de Frémetot, site charmant, sur la route de Lillebonne, dans une maison où Pélagie vous conduira volontiers, si vous le lui demandez poliment.
Elle irait même, j'en suis certain, car elle est bien bonne fille, jusqu'à vous prêter la main pour un enlèvement. Est-ce gentil de sa part?
Soit dit sans vouloir vous effrayer, mon cher Monsieur, il ne faut pas vous amuser à réfléchir. Le cas est diablement grave. Un danger qu'il ne m'est pas permis de vous spécifier menace la pauvre enfant: un cruel danger.
Si vous n'avez pas fait usage encore du Sésame ouvre-toi, que j'ai eu l'honneur de vous céder à crédit, dépêchez-vous. Il n'est que temps, si vous voulez éviter la catastrophe.
Vous entendez: La catastrophe. Le mot n'est ni trop gros ni trop mince, il dit juste la chose.
Grâce au talisman que vous savez, la divine O... irait jusqu'à réfugier chez elle notre petite minette. J'en suis sûr.
Mémento: le codicille.
Pièce numéro 43 ter
(Suite de la lettre de Lucien.)
Pélagie s'était assise sans façon sur le talus, ses jupes relevées à l'économie. Elle me regardait lire d'un air bon enfant. Quand j'eus fini, elle me dit:
—Faut tout de même qu'on ne soit pas méchant pour être encore vos bienfaiteurs, après que vous nous avez flanqué le commissaire chez nous, rue Vivienne, dans une maison qui regorge de l'estime de son quartier. Et qu'on ne détenait l'enfant que pour son avantage, à seule fin de l'empêcher d'aller en prison tout à fait.
—En prison! m'écriai-je. Et pourquoi irait-elle en prison, grand Dieu!
Pélagie me fit un petit signe de tête caressant.
—Le patron vous appelle toujours comme ça: «l'agneau», dit-elle au lieu de répondre. Ça vous coiffe assez bien. Mais faut être juste, vous êtes fièrement joli garçon tout de même pour un juge! Voyez-vous, si j'ai parlé prison à propos de la petiote, c'est que tout le monde n'est pas bonnes gens comme nous. Il y a des traîtres et filous qui peuvent avoir censément l'idée de la persécuter dans leur propre intérêt pécuniaire.
—Est-elle du moins à l'abri, demandai-je, dans cette maison de la route de Lillebonne?
—Pour ça, pas déjà tant, répondit Pélagie: à l'abri comme qui dirait sous un chêne qu'a perdu ses feuilles, quand il fait de la pluie. J'entendais, mais j'avais peine à comprendre.
Pélagie reprit en tirant de sa poche un bon gros talon de pain, coupé en deux et farci moitié beurre, moitié fromage:
—On serait bien bête aussi de se laisser manquer, pas vrai, M. le juge? Désormais, je ne déjeunerai guère que dans une heure d'ici. Quant à la petite, je garantis bien les gens chez qui elle est, mais c'est sous le rapport qu'ils ne valent pas cher.... Oui, oui, pardienne, tout ça vous embarrasse, vous aimeriez que quelqu'un vous tirerait de cette ornière-là. En plus que si vous voulez emmener votre bergère, on ne peut pas fabriquer ça en plein jour, rapport aux mauvaises langues d'Yvetot, qui vous en ont, des yeux!
—C'est juste, répliquai-je, travaillant avec désespoir à combiner un plan qui eût le sens commun. Pouvez-vous me dire comment faire, vous, ma bonne fille? Pélagie aurait pu servir de modèle pour peindre l'appétit des consciences pures. Elle avalait sans effort ni douleur des bouchées véritablement formidables. Un instant, elle resta plantée devant moi à me regarder en silence. Elle riait bonnement: du beurre à un coin de sa bouche et du fromage à l'autre.
—Voilà donc ce que c'est, poursuivit-elle tout à coup, je ne peux pas laisser un jeune homme dans le pétrin, c'est plus fort que moi, risque à la risque, je vais me fendre! Vous savez bien, mon frère?
Jamais je n'avais ouï parler de son frère.
—Mon frère Nicolas? Il s'est laissé tombé au sort comme un imbécile, et il nous manque vingt pistoles, comme ils disent ici, pour l'empêcher de partir soldat. À Paris, ça fait deux cents francs. Si ça vous va d'obliger notre famille de cette petite somme là, ce soir, à la brune tombée, sans le moindre dérangement pour vous, je charroierai la petite à la porte de derrière de chez vous, et vous l'emballerez censé par le jardin, ni vu ni connu, ça vous chausse-t-il, mon joli magistrat?
J'acceptai avec empressement, et je lus dans les yeux de Pélagie combien elle regrettait de n'avoir pas demandé davantage.
—Vous payerez bien à souper en sus, pour moi et Nicolas? ajouta-t-elle, en me tapant dans la main à la Normande: marché fait! Vous en êtes quitte à bon compte. Espérez jusqu'à ce soir, huit heures, et préparez le dodo de l'enfant.
Elle s'éloigna en dévorant la dernière bouchée de son pain.
Moi, je restai planté comme un mai derrière ma haie.
C'était absurde, mon pauvre Geoffroy, cet arrangement-là, dix fois plus absurde encore que tu ne peux l'imaginer. Ma maison est toute petite: juste ce qu'il faut pour un ménage de garçon, et nous étions quatre là-dedans: ma mère, mes deux sœurs et moi.
Ces dames m'avaient fait l'amitié de s'établir chez moi momentanément, tu devines bien pourquoi. Après la fameuse escapade de Paris, on voulait me surveiller de près et pousser en même temps le grand projet de mon mariage.
Où mettre ma Jeanne dans cette maison-là, bon Dieu! Où la cacher seulement pendant une heure? C'était absurde—absurde! Je le sentais jusqu'à la détresse.
Mon pauvre petit ange! Ma Jeanne! Il me semblait que, du premier coup, elles allaient flairer sa présence comme une meute évente un gibier.
De toutes les créatures humaines respirant sur la surface du globe, Jeanne était, après Olympe, celle qui les préoccupait le plus.
Si Olympe était le but, Jeanne était l'obstacle. Pour elle il n'y avait pas de quartier à espérer.
Et mon étroit logis que ces trois amazones, armées en guerre, parcouraient en tous sens du matin au soir, n'avait ni cachette ni recoin.
Et pourtant, Geoffroy, sois juste, pouvais-je reculer? nécessité fait loi, il fallait prendre un parti.
Après avoir creusé ma misérable cervelle qui n'a jamais été bien fertile en expédients, voici tout ce que je trouvai:
Je m'enfermai sous prétexte de travail, et je travaillai en effet à arracher la moitié du contenu de ma paillasse. À l'aide de ces quelques poignées de paille, avec du linge, avec des habits avec tout ce qui me tomba sous la main, je fabriquai une manière de lit que je mis... ma foi, oui, écoute donc, je n'avais pas à choisir, je le mis dans mon cabinet de toilette.
Ce n'était pas convenable? à qui le dis-tu? Va, ce n'était pas trop commode non plus, mon pauvre ami, car le cabinet de toilette, ne valait guère mieux qu'une armoire.
Sans lit, on avait peine à s'y retourner; avec le lit... mais c'est égal, je fus tout fier de ma trouvaille, et bien heureux surtout.
Il me sembla que le plus fort était fait. J'attendis le soir avec moins d'inquiétude.
Mais avec plus d'impatience aussi. Car, tu le croiras, si tu peux, Geoffroy, j'étais heureux comme un roi.—comme un fou!
Huit heures sonnant, je descendis au jardin.
J'y étais déjà descendu dix fois, pressant, gourmandant la marche du temps.
J'avais bonne chance: ma mère et mes sœurs étaient à la neuvaine.
J'attendis un quart d'heure tout au plus. Il faisait encore jour quand on gratta à la porte, et je reçus ma Jeanne dans mes bras.
Pélagie fut contente de ce que je lui donnai, car elle baisa l'argent en me souhaitant du bonheur.
Du bonheur! ah! j'en avais! Ma petite Jeanne était là sur mon cœur.
Nous restâmes sous le berceau jusqu'à ce que la nuit fût tout à fait tombée. Je la trouvais un peu pâlie, mais beaucoup embellie.
Et comme son sourire plus triste était aussi plus délicieux!
Ce que nous disions, Geoffroy, sous la tonnelle? Ah! je ne sais. Elle est presque aussi timide que moi. Nous étions serrés l'un contre l'autre, et nos cœurs se parlaient. Nous nous aimions, vois-tu, jusqu'à ne plus savoir le dire. Et l'as-tu entendu le merveilleux cantique, chanté par le silence de deux cœurs!
Il n'y avait plus pour nous ni douleurs dans le passé, ni frayeurs pour l'avenir. La pure ivresse des jeunes amours nous enveloppait comme le nuage des enchantements dans la poésie d'Arioste. Nous nous aimions et Dieu nous regardait.
Je la menai à son petit réduit quand la nuit fut noire. Elle s'assit sur le lit, mais moi, ici, je restai debout devant elle.
Elle me dit en riant:
—C'est donc ici ma chambre?
Mon Dieu! comme je l'aimais! Et comme je l'aime! Y eut-il jamais au palais des Tuileries, à Schoenbrunn, à Windsor, fille d'impératrice ou de reine plus respectée, plus dévotement adorée que ne le fut ma chérie dans ce trou qui s'ouvrait sur la chambre d'un garçon?
J'ai dit qui s'ouvrait, car il ne se fermait point. Il n'avait ni verrou, ni serrure.
J'en conviens, il y avait là quelque chose de... le mot ne me viens pas, mais choquant ne dirait peut-être pas assez.
Oui, certes, je suis de cet avis. Et ce qui me blesse davantage, il y avait aussi quelque chose de ridicule.
Mais si vous étiez scandalisé, Geoffroy, ou s'il vous arrivait de railler, je ne vous pardonnerais de ma vie.
Je t'en prie, ne raille pas. Quant à te défier de moi, je n'ai pas peur. Tu le sais bien avant que je te le dise. Elle entra là, elle dormit là, pure comme un doux petit ange.
Le danger, elle ne le voyait pas: nous avions parlé de sa mère.
Elle avait confiance en moi comme en sa mère.
Si tu l'avais vue! comme elle était heureuse! Comme elle était jolie! comme elle me remerciait de la «chambre» que je lui donnais!
Il faut te dire qu'elle avait eu de grosses frayeurs. Une fois déjà, on l'avait trompée à l'aide de mon nom pour la conduire où je n'étais pas, dans un guet-apens, dans une prison. Aujourd'hui c'était donc avec défiance qu'elle avait suivi Pélagie.
Mais quand elle me vit, il n'y eut plus rien pour elle que sa joie.
—C'est donc bien vous cette fois! Lucien, Lucien, c'est donc vous!
Elle me regardait à travers les larmes qui baignaient ses pauvres yeux et dans lesquelles le sourire mettait des étincelles.
C'était moi, cela suffisait.
Elle resta là quatre jours et quatre nuits dans l'étrange réduit que je lui avais choisi, sans craindre rien, sans même s'étonner de rien. J'étais là. L'instinct de son cœur lui disait que je la protégeais contre tous et surtout contre moi-même.
Et tout ce que je lui disais, elle le croyait. Je n'étais pas coupable, puisque j'étais le premier à le croire. Je lui donnais des espoirs extravagants qu'elle prenait pour paroles d'évangile. Je lui disais que ma mère allait consentir à notre bonheur, que ma mère ne tarderait pas à la nommer sa fille....
Car c'était toujours de ma mère qu'il fallait lui parler. Après moi, elle ne songeait qu'à ma mère.
Mon Dieu! je ne te défends pas de sourire. Ma pauvre bonne mère s'acharnait à sa neuvaine. Mes sœurs étaient devenues de bonnes clientes pour la somnambule. Si quelqu'un leur eût dénoncé le cher petit serpent qui mordait la queue de leur rêve!...
J'ai quitté la plume un instant, Geoffroy pour essayer de me reposer. Je me suis étendu tout habillé sur mon lit, mais mes yeux n'ont pas voulu se fermer, il faut que j'achève.
Ce fut pourtant une bien dure prison que celle de ma Jeanne, pendant ces quatre jours et ces quatre nuits. C'est à peine si je pouvais la voir quelques instants à la dérobée. Je lui portais ses repas en cachette et quels repas! Comme tu le devines, ils ne valaient pas les peines énormes que j'avais à me les procurer.
Il fallait les voler d'abord, ensuite les dissimuler et les emporter. Quelles frayeurs j'avais d'être découvert, nanti de ma contrebande!
La nuit, nous étions libres; mais, je vais te dire, comme la porte du cabinet de toilette ne fermait pas, j'avais imaginé de quitter ma chambre tout doucement pour aller dormir sur un banc, au fond du jardin.
Elle ne s'en apercevait pas.
Il faisait beau. Je n'étais pas très mal sur mon banc, et je pensais à elle.
Seulement, la dernière nuit, il fit de la pluie tout le temps. Je me réfugiai dans l'escalier, où je fus bien.
Je pleure un peu en t'écrivant cela, parce que je n'ai pas eu quatre autres jours de bonheur en toute ma vie.
Pardonne-moi, c'est fini.
À la maison, personne ne s'aperçut de rien. Il est vrai que j'usai de ruse pour la première fois depuis ma naissance. Je fis semblant de m'occuper d'Olympe. Je fis si bien semblant que tout le monde y fut trompé.
Bien réellement, du reste, je m'occupais d'Olympe, tu ne vas que trop le voir, mais ce n'était pas tout à fait comme l'entendaient ma mère et mes sœurs.
Je commençai à parler d'elle le lundi avant dîner.
Toutes les oreilles aussitôt se dressèrent.
Je m'informai de ses habitudes. Je demandai comme par manière d'acquit si on pensait qu'il ne lui serait pas importun de me revoir.
Trois paires d'yeux se levèrent au ciel. Maman dit: «C'est la neuvaine...»
Célestine et Julie me semblèrent avoir plus de confiance dans la somnambule.
Le mardi, je rappelai en passant cette liaison d'enfance qui existait entre Olympe et moi. En revenant de chez la somnambule, Célestine et Julie me surprirent croisant sous les fenêtres de l'hôtel de Chambray.
Sous leurs voiles, elles triomphèrent, et maman, ce soir-là, me suivait dans tous les coins pour m'embrasser.
Le mercredi, après le dîner, je fis grande toilette pour rendre visite à Olympe, mais le cœur me manqua.
À l'heure où nous sommes, l'idée de ce que devait être cette visite et de ce qu'il me fallait oser, me fait encore froid dans les veines.
Oh! oui, je pensais à Olympe. Je pensais à elle la nuit, le jour, sans cesse: presque autant qu'à Jeanne elle-même!
Le jeudi enfin,—qui était hier,—après avoir passé une demi-heure agenouillé devant la paillasse de Jeanne, je pris mon courage à deux mains, et je partis pour l'hôtel de Chambray, ganté de frais, mais la mort dans l'âme.
Je n'ai jamais fait la guerre. Je pense qu'il en doit être ainsi quand on marche à l'ennemi sans espoir de vaincre.
Au moment où je soulevai le marteau du vieil hôtel, laissé par feu M. le marquis à sa veuve, ma poitrine était si serrée que j'avais peine à respirer.
Je ne sais pourquoi le souvenir du mari d'Olympe passa dans mon esprit. Je l'avais vu à peine trois ou quatre fois. C'était un homme grand et pâle, d'une santé maladive et qu'on disait très bon.
Le concierge m'accueillit avec un empressement remarquable.
Sa voix sonna comme une fanfare quand il appela sa femme pour garder la loge pendant qu'il m'accompagnait jusqu'au perron.
Là, je fus reçu par Louette, la femme de chambre qui me connaissait de longue date, car elle servait déjà Mme la marquise à l'époque où celle-ci était encore Mlle Barnod et demeurait avec sa mère.
Après la mort de Mme Barnod. Louette avait suivi Olympe dans la maison de son tuteur. Celui-là, je ne le connaissais pas. Je savais seulement qu'il demeurait aux environs de Dieppe, non loin du château de Chambray,—et qu'il avait contribué au mariage d'Olympe, ainsi que le président Ferrand, également membre du conseil de famille.
Un hasard m'a mis à même d'apprendre, il y a quelques jours à peine, que le tuteur d'Olympe était notaire à Méricourt et s'appelait Louaisot. Était-ce mon Louaisot de Paris? Il devait être bien jeune en ce temps-là.
Je suppose que c'était son père.
Louette écarta d'autorité le valet de chambre qui voulait se mêler de moi et s'écria joyeusement:
—On vous croyait mort, M. Lucien! Les uns descendent, les autres montent. Me voilà une vieille femme, moi. Vous et Mme la marquise, vous vous êtes épanouis comme des roses, ma parole! Savez-vous que voilà bien des années que c'est passé toutes ces choses-là?
Je pense qu'elle entendait, par «ces choses-là» les visites que je rendais autrefois à Olympe jeune fille. Elle m'avait toujours encouragé de son mieux, cette bonne Louette, et j'aurais été un ingrat si je ne me fusse souvenu de l'excellent visage qu'elle ne manquait jamais de me faire au temps dont je parle.
—C'est déjà bien loin de nous, en effet, Louette, répondis-je.
Et j'allais enfin demander si Mme la marquise était visible, quand mon ancienne protectrice m'interrompit impétueusement.
—Pas déjà si loin, dites donc! s'écria-t-elle. Et il ne faut pas avoir l'air de le regretter. Le temps fait du mal et du bien, c'est sûr. Qu'étiez-vous? Un marmouset dont on n'aurait su que faire. Et à présent vous voilà un amour d'homme, grave, soigné, un homme dans tout son beau, quoi!
Elle leva le flambeau qu'elle tenait à la main, pour me toiser mieux à son aise.
—Je n'adore pas les robes noires, quant à moi, reprit-elle: mais vous ne portez pas ce déguisement par les rues, ni surtout dans votre chambre à coucher, hé, hé, hé! M. Thibaut? D'ailleurs, je me dis ceci: quand on s'établit avantageusement, on donne sa démission. C'est le cas d'envoyer sa robe noire à la friperie, où d'autres vont l'acheter. Il faut bien commencer par quelque chose.
Ici seulement, elle se mit en marche pour me conduire au salon.
En route, elle acheva:
—De son côté, Mademoiselle—je l'appelle comme ça souvent, quand nous parlons du temps jadis,—Mademoiselle est devenue la plus belle femme de la Normandie, et même d'ailleurs. Ça lui va si bien d'être une richarde. Je passe par-dessus la noblesse qui ne rapporte rien. Et pour être une richarde, il fallait d'abord épouser un richard. Quitte à choisir après... hé! hé!
Son rire n'aurait pas plu à tous les moralistes, mais ce n'était, en somme, qu'une servante. Elle tourna le bouton du salon en annonçant:
—Une ancienne connaissance que Mme la marquise n'attend pas!
Ceci fut dit de ce ton emphatique qui souligne les contre-vérités. Puis Louette effaça son buste tout rond pour me livrer passage.
Olympe était seule dans un petit salon Louis XV que feu M. le marquis avait orné pour l'amour d'elle avec un soin tout particulier.
M. de Chambray était connu comme amateur. Avant son mariage il possédait déjà une riche et nombreuse collection d'objets d'art où il puisa généreusement pour le salon Louis XV.
Il fit en outre pour ce même salon des dépenses déclarées folles par les gens sages de l'arrondissement et dont il fut parlé jusqu'à satiété dans les familles.
La chose certaine, c'est que les étrangers de passage à Yvetot demandaient la permission de visiter les salons et la galerie de l'hôtel de Chambray.
Moi, je m'y connais peu, et j'étais d'ailleurs absorbé si profondément dans la pensée qui m'amenait chez Olympe que je ne fis aucune espèce d'attention aux merveilles du petit salon Louis XV.
Je ne vis qu'Olympe elle-même, et non loin d'elle, incliné, comme pour la contempler encore, le portrait de feu M. de Chambray, qui me parut extraordinairement ressemblant.
Olympe était assise à la place qui devait lui être habituelle, auprès du guéridon-bijou qui supportait son livre et sa broderie.
Je la vis au travers d'une douce lumière qui se colorait de toutes les nuances heureusement mêlées, de tous les reflets égarés savamment dans cette retraite gracieuse, dont l'atmosphère chatouillait les sens comme un velours fluide.
Louette venait de me dire qu'Olympe avait embelli. C'était vrai. Je la trouvais belle splendidement.
Et quelque chose en moi, dès le premier moment, se révolta contre cette splendeur de beauté.
Il me semblait qu'elle insultait ainsi à la détresse de Jeanne. Elle volait Jeanne. J'étais jaloux pour Jeanne.
Est-on assez fou, Geoffroy?
Jeanne, dans sa misère, restait pourtant victorieuse. Elle était au-dessus de cette femme, elle allait l'opprimer.
L'opprimer, tu entends bien, cette femme noble, heureuse, puissante, elle, ma pauvre petite Jeanne, du fond de son trou usurpé,—et l'opprimer terriblement jusqu'à arracher des pleurs de sang à ces grands yeux où brillait maintenant le calme sourire des reines!
Olympe se leva quand elle m'aperçut sur le seuil, et fit un mouvement comme pour tendre ses deux bras vers moi.
Je ne sais pourquoi, je cessai aussitôt de marcher.
Peut-être que je l'admirais avec sa taille svelte et hardie, avec les masses d'un brun opulent qui encadraient l'ovale exquis de sa joue, et d'où un rayon, glissant à travers le globe dépoli de la lampe tirait des lueurs fauves, discrètes comme les polis d'un bronze. À l'instant où je m'arrêtai, les bras d'Olympe retombèrent, mais elle continua de s'avancer vers moi.
—Il y a bien longtemps que je vous espérais, Lucien, me dit-elle de sa voix grave et douce, je vous remercie d'être enfin venu.
C'était tout simple, et même il ne se pouvait guère qu'elle me dit autre chose. Elle me l'avait écrit plusieurs fois.
Et pourtant je me sentis décontenancé comme si elle m'eût compromis ou qu'elle eût gagné un avantage sur moi. J'aurais voulu parler tout de suite dans le sens de la préoccupation qui avait déterminé ma visite. Les mots ne me vinrent pas.
Je pris la main qu'elle me tendait et je restai muet devant elle.
Ce n'était pas à elle que je pensais. J'étais malheureux jusqu'à l'impuissance. Je me disais: les intérêts de Jeanne sont en mauvaises mains. Je ne réussirai pas. Olympe sourit, me croyant seulement déconcerté. Peut-être y avait-il déjà pourtant de la souffrance dans son sourire. Et de la défiance aussi. Ce fut en me désignant un fauteuil qu'elle ajouta:
—Êtes-vous donc toujours aussi timide qu'autrefois?
Je m'assis et je répondis:
—Plus timide.
Il y eut une pause. Olympe aussi avait repris son siège.
C'est une chose singulière à dire, j'avais du sang froid dans mon trouble. Je choisissais ce moment inopportun pour réfléchir, songeant à tous les points que j'aurais dû régler avec moi-même avant la visite, et constatant que je m'étais trompé en croyant me préparer.
Je n'étais pas préparé du tout. Je n'avais pensé à rien de ce qu'il me fallait avoir et savoir.
Je me souvins à cette heure des soupçons qui m'avaient traversé l'esprit à Paris; je relus en moi-même le «fragment» écrit de la main gauche.
Mais j'eus beau essayer de croire à cela, je ne pus pas.
Le souvenir me revint aussi de ce qui m'avait été suggéré tant de fois par M. Louaisot, par ma mère, par mes sœurs; était-il possible que cette femme, si supérieure à moi sous tous les rapports, fut éprise de moi?
Et si cela était, que faisais-je chez elle?
Une autre idée se fit jour, honteusement et malgré moi, M. Louaisot m'avait dit une fois: «Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir!»
Olympe avait prouvé déjà qu'elle était ambitieuse....
Oh! que n'était-ce vrai? Que n'avais-je des millions, tous les millions de la terre à lui offrir pour prix du bizarre secours que je venais implorer d'elle!
En même temps que tout cela roulait dans ma tête, mon regard ne pouvait se détacher d'Olympe. Je la voyais, même quand mes yeux se baissaient ou se détournaient d'elle. Je subissais de plus en plus douloureusement l'empire de sa beauté.
Je dis douloureusement parce que, tout en admirant malgré moi et avec de puériles colères, je comparais ou plutôt je combattais.
L'image de Jeanne était là, plein mon cœur. Pauvre petite vaincue! Je la voyais entre Olympe et moi comme une cause de guerre implacable.
Jeanne était belle aussi, mille fois plus belle à mes yeux que cette orgueilleuse. C'était vrai, mais ce n'était vrai que pour moi.
J'avais conscience de ce fait qu'entre elles deux moi seul pouvais donner la préférence à Jeanne.
Tout le reste de l'univers, j'en étais sûr et je m'en indignais amèrement, eût décerné le prix à Olympe.
Je voudrais en vain expliquer comment je trouvais cela tout à la fois inique et naturel. Le contraire ne me tombait pas sous le sens, et ma rancune contre la victorieuse de cette lutte imaginaire grandissait—grandissait jusqu'à provoquer en moi un fougueux besoin de vengeance.
Ma pensée énumérait à plaisir les avantages d'Olympe, trônant au milieu de ce luxe et de ces élégances qui lui allaient si bien. Je les lui reprochais comme si elle eût tout volé à Jeanne.
À Jeanne, qui n'avait rien, pas même l'abri dont personne ne manque! À Jeanne qui se cachait comme un pauvre oiseau dans un trou!
Et sa présence dans ce trou, découverte par malheur, lui eût été comptée pour la dernière des hontes!
Je suis sûr de n'avoir jamais adoré mon cher petit ange si pieusement qu'à cette heure où je l'écrasais moi-même sous l'insolente victoire de sa rivale.
Tu vas voir tout à l'heure comme je l'aimais.
J'ai dit d'un coup ici tout ce qui s'agitait dans mon cœur et dans ma tête, mais il ne faut pas croire que nous fussions silencieux, Olympe et moi, en face l'un de l'autre pendant que je songeais.
Matériellement, la conversation ne languissait même pas trop, parce que sa science de femme usagée portait l'entretien vers des sujets qui m'étaient faciles. Elle parlait de ma mère, de mes sœurs, de leur affection pour moi, et je répondais à peu près comme il se devait.
Mais mon esprit était si manifestement ailleurs, qu'Olympe, malgré sa souveraine aisance, laissa percer plus d'une fois un symptôme de gêne.
Voyait-elle au travers de mon front?
Avant l'orage, un malaise court qui souvent a pesé sur mes tempes et oppressé ma poitrine.
Il y avait de l'électricité dans notre air.
Comme je tarde, Geoffroy! La plume me brûle. Tout à l'heure, je viens de repousser ma table et de marcher à grands pas comme pour fuir.
Mais ce calice est de ceux qu'on ne peut éloigner. Je veux que tu saches.