Le dernier vivant
Te voilà bien avancé dans ta lecture. Tu touches aux dernières pages de mon dossier. As-tu jugé cet homme comme moi?
Je l'ai sincèrement aimé, et beaucoup estimé.
Tu as pu voir par les articles des journaux qu'il est soupçonné de n'avoir pas été étranger à l'évasion de Jeanne.
Ces choses me touchent peu. La magistrature qui mérite souvent d'être blâmée est constamment relevée et sauvée par la calomnie stupide.
Loin de poursuivre certaines feuilles, moi, je leur payerais une prime. Elles rehaussent si bien ce qu'elles croient outrager!
Tu verras d'ailleurs demain ou après qu'il y a deux choses dans l'évasion de Jeanne: un effort loyal et secourable d'abord, ensuite une trahison.
À supposer que M. Ferrand, à son insu, comme cela arrive, ait contribué à ouvrir une porte, à décrocher une serrure, il était du côté de Schontz et de la quêteuse, c'est-à-dire du parti loyal et généreux.
Mais je suis bien sûr qu'il n'a rien fait, sinon regarder avec faveur une jeune et jolie personne.
Comme beaucoup d'hommes graves, il a une façon dangereuse d'être galant.
Je te demandais comment tu le juges. Moi, je le juge ainsi, de ce seul mot: il est austère et regarde les femmes.
Il n'y a plus de mousquetaires. Pour eux, ce n'était pas péché de boire, de jouer, d'aimer. Leur vie était une chanson et un éclat de rire.
Mais les gens qui ne chantent pas, les gens graves, les magistrats, surtout, ces demi-prêtres, j'ai peur d'eux quand ils ont un roman d'amour.
M. le conseiller Ferrand a été l'esclave d'Olympe. Il l'est peut-être encore: je jurerais sur mon propre honneur qu'il est resté honnête homme dans le sens bourgeois du mot.
Quand je dis esclave, cela implique-t-il nécessairement amour? Il fut fait grand bruit de la passion d'Olympe pour moi, et M. Ferrand ne parut pas m'en vouloir à cause de cela.
Au contraire, il était partisan de mon mariage avec Olympe.
Tu comprends ces choses-là bien mieux que moi, qui te les explique.
Caprice inamovible, galanterie du XIXe siècle!
Nous ne sommes ni vertueux, ni poètes.
Aussi le Journal officiel est presque toujours aussi coquin que le journal insulteur. Il ment par l'admiration salariée comme l'autre ment par l'outrage qui rapporte.
Ni ces excès d'honneur ni cette indignité ne sont mérités par nos pères conscrits, qui sont parfois de très remarquables esprits, sans avoir droit par leur caractère, à la moindre statue.
Revenons à la visite que j'ai reçue.
Il y avait de la tendresse vraie dans le baiser théâtral que ma pauvre maman m'a donné en entrant. Mes sœurs étaient plutôt curieuses qu'émues. Elles n'ont pu s'empêcher de me dire qu'elles avaient renoncé au mariage à cause de moi.
Ma mère a mis ses deux mains sur mes épaules pour me regarder longuement.
—Ton éducation a pourtant coûté les yeux de la tête! a-t-elle fait entre haut et bas.
—Vas-tu revenir avec nous en Normandie, Lucien? m'a demandé Célestine.
Et Julie a ajouté:
—Tu pourrais trouver peut-être un emploi dans le commerce. M. Ferrand m'a donné la main comme si nous nous étions quittés de la veille.
La conversation aurait langui sans ma mère qui m'a raconté les événements d'Yvetot. Mlle Agathe a épousé M. Pivert, mon remplaçant. Elle a eu deux cachemires, et le meuble de sa chambre à coucher est lilas. Mlle Maria se marie la semaine prochaine avec un baigneur d'Étretat, pas le duc. Il n'y a que la longue Sidonie qui reste pendue au portemanteau.
—Et les deux pauvres minettes! a ajouté ma mère en étouffant un gros soupir à l'adresse de Célestine et de Julie qui m'ont tendu la main noblement.
Geoffroy, ce serait une amère tristesse pour moi si je me sentais cause de leur condamnation au célibat. Mais il n'y avait aucun mariage sur le tapis.
Je trouve un peu injuste la responsabilité dont on m'accable, et j'avoue que je supporte impatiemment la clémence de mes deux chères sœurs. Au moment où ma mère a fait mine de se lever, M. Ferrand l'a prévenue. Il m'a pris par la main et m'a conduit dans une embrasure.
—Mon cher Thibaut, m'a-t-il dit, nous avons été confrères, et j'espère que nous sommes toujours amis.
J'ai répondu:
—Du moins n'ai-je aucune haine contre vous, M. Ferrand, je l'affirme. Il a retiré sa main en murmurant:
—C'est peu dire.
Nous nous regardions en face. Je ne t'ai pas encore assez répété, Geoffroy, que je tiens M. Ferrand pour un homme d'honneur.
Cela implique-t-il qu'il soit un juge impeccable? Non. Il n'y a point de juge comme cela.
Nos convictions ne descendent pas du ciel, elles naissent sur la terre.
Tout ce qu'on peut demander à un homme juge ou non, c'est d'agir selon sa conviction.
M. Ferrand a repris:
—Je ne croyais pas qu'ayant été magistrat et me connaissant, vous pussiez garder contre moi de la rancune ou de la défiance. J'ai accompli un devoir.
—C'est ainsi que je l'entends, ai-je répondu. Seulement il doit m'être permis de déplorer que vous vous soyez trompé en accomplissant votre devoir.
Il a gardé un instant le silence.
J'entendais ma mère et mes sœurs qui discutaient tout bas, mais avec énergie, la question de savoir si on irait au sermon ou à la Porte-Saint-Martin.
Le père Lavigne prêchait, mais on jouait les Mousquetaires.
—Mon cher Thibaut, poursuivit M. Ferrand, il est superflu de vous dire que j'ai écouté ma conscience. Voici maintenant pourquoi j'ai voulu vous entretenir en particulier. J'ai le désir, le grand désir d'être ramené à un autre sentiment. La condamnation n'est pas définitive. Il se peut que, volontairement ou par suite des circonstances, l'accusée Jeanne Péry revienne devant nous. Savez-vous quelque chose de particulier qui puisse m'éclairer?
—Oui, répartis-je sans hésiter, je sais beaucoup de choses.
—Voulez-vous me les dire?
Nous nous touchions. Le grand jour nous enveloppait. Mes yeux étaient dans les siens.
J'aurais surpris dans son regard la plus fugitive des pensées.
Je n'y vis rien, sinon ce qui était exprimé par ces paroles: le loyal désir de savoir.
Et aussi, peut-être, car ses paroles impliquaient également cela: la certitude qu'il n'avait plus rien à apprendre.
—M. Ferrand, répliquai-je, je prends votre démarche comme elle doit être prise, en bonne part. Mais je refuse de vous dire ce que je sais jusqu'au moment où je jugerai utile ou nécessaire de rompre le silence. Vous avez raison, je puis vous l'affirmer: l'affaire n'est pas finie. Si Dieu me laisse l'existence et la faculté de penser, je m'engage à consacrer ce qui me reste de vie à la manifestation de la vérité.
Je devinai une question sur ses lèvres. Il ne la proféra pas.
—Au revoir donc, mon cher Thibaut, me dit-il en me tendant de nouveau sa main que je pris, je ne regrette pas ma démarche qui aurait pu être mieux accueillie. Quand vous jugerez à propos de venir à moi, souvenez-vous que ma porte—et ma main—vous seront ouvertes à toute heure.
Je remerciai et nous rejoignîmes ces dames.
Le sermon avait eu tort. On s'était décidé pour la Porte-Saint-Martin.
Mère m'embrassa de bon cœur et sans même m'appeler imbécile. Mes deux sœurs me concédèrent l'accolade chrétienne que le martyr doit à son bourreau.
Et je restai seul, brisé comme si je m'éveillais d'un cauchemar.
Pièce numéro 120
(Écriture de Lucien.)
18 février.
Je vais réellement beaucoup mieux, M. Chapart, mon docteur, a inventé un sirop. Il me vend de ce sirop qui n'est pas plus mauvais à boire que les autres sirops.
Il attribue ma cure à son sirop.
J'en jette un verre le matin et le soir par la fenêtre.
Cela consomme les bouteilles.
Hier, j'ai commencé le récit que je t'avais promis. Je n'ai pas pu. J'ai lancé au feu trois ou quatre pages.
Je recommence aujourd'hui. Si je ne réussis pas, je n'essaierai plus.
Nuit du 7 au 8 décembre: évasion de Jeanne
Récit fait par Lucien de ce qui se passa sur le Quai de l'Horloge
J'avais pris la même voiture que la veille. Le cocher était déjà habitué à la manœuvre. Je lui avais dit qu'il s'agissait d'un enlèvement et je le payais en conséquence. Depuis trois heures de l'après-midi jusqu'à onze heures de nuit, nous fîmes quatre stations en gardant notre distance de cinq ou six cents pas autour de la Conciergerie. Notre dernière station fut au coin du quai de l'Horloge et du Pont-Neuf, vis-à-vis de la maison Lerebours. Il faisait un temps froid et noir. La neige tombait par intervalles. Quoique ce fût dimanche, le pont était presque désert. Mon cocher me dit:
—C'est à ne pas jeter un étudiant dehors!
Moi, je remerciais le hasard. Pour nous, c'était un bon temps.
Vers minuit moins le quart, les voitures roulèrent. La sortie de l'Odéon mit une cinquantaine de groupes grelottants sur le pont, puis les autres théâtres vinrent en sens contraire.
Cela dura une demi-heure. Les cafés de la rue Dauphine et du quai de l'École s'étaient fermés. À minuit et demi, il ne passait pas une âme devant la statue.
Ce fut juste à ce moment, l'horloge des bains sonnait la demie de minuit, que cinq ou six jeunes gens qui me parurent être des étudiants ou des commis, ayant passé leur soirée du dimanche dans un lieu de plaisir, arrivèrent de la rue Dauphine, longèrent le pont et tournèrent l'angle de la maison Lerebours pour prendre le quai de l'Horloge.
Ils allaient le nez dans leurs collets relevés, et ne semblaient pas du tout d'une gaieté folle.
Ils passèrent. Un seul d'entre eux parut remarquer la voiture.
Moi, je remarquais tout. Je crus voir qu'ils s'arrêtaient le long d'une maison en réparation, située à égale distance de la rue Harlay-du-Palais et du magasin Lerebours.
Ils étaient entrés quelque part, peut-être, car j'eus beau écouter et regarder, je ne vis plus aucun mouvement, je n'entendis plus aucun bruit.
Dix minutes tout au plus s'écoulèrent.
Au bout de ce temps, et précisément à la hauteur de cette maison du quai de l'Horloge qui était en réparation, et où j'avais vu les jeunes gens disparaître, des cris de femmes retentirent.
Un homme s'élança hors de la place Dauphine, dit en passant près de la voiture: «Ce sont elles!» et disparut au détour du pont, dans la direction de la rue de la Monnaie.
Cet homme était enveloppé dans un manteau. Je ne suis pas sûr d'avoir reconnu le Dr Schontz.
Il n'avait pas fini de parler que j'étais déjà hors de la voiture.
Deux femmes, toutes deux vêtues de noir, arrivaient en courant, poursuivies de près par les six jeunes gens qui se donnaient maintenant des airs de gens ivres.
L'une des femmes était bien ma Jeanne, car sa pauvre chère voix, brisée par l'épouvante, criait:
—À moi, Lucien! au secours!
Je n'avais pas d'armes. Je n'ai jamais d'armes. Je méprise et je hais les armes.
J'aurais donné dix ans de vie, non pas pour tenir en main un pistolet, mais une massue.
L'autre femme ne criait pas. Elle était voilée. Je savais que c'était la quêteuse.
Je m'élançai en avant, la tête basse et les poings fermés.
Il me semblait simple et facile de tuer ces six jeunes gens avec mes mains.
La quêteuse était serrée d'un peu plus près que Jeanne. Son voile volait au vent derrière elle.
La main de celui qui la poursuivait put saisir la dentelle.
Il tira—mais la dentelle lui resta dans les doigts.
Et la figure de la quêteuse fut découverte.
Elle arrivait juste sous le réverbère.
C'était Jeanne!
Et pourtant, l'autre Jeanne qui venait de trébucher contre un tas de neige criait de sa pauvre douce voix en détresse:
—Lucien! au secours! au secours!
J'hésitai l'espace d'une seconde, ne sachant à laquelle aller.
Le son peut tromper.
Celle qui avait appelé entra à son tour dans la lueur du réverbère.
C'était Jeanne aussi!
Je les vis toutes deux pendant un instant.
Il y avait deux Jeanne!
Je me crus fou, mais cela ne m'arrêta pas.
Jamais je ne m'étais battu. Je pense que je ne me battrai plus jamais.
Je plantai ma tête dans la poitrine de celui qui avait arraché le voile. Il fut enlevé de terre et retomba en poussant un râle sourd.
Je me retournai sur celui qui allait atteindre l'autre Jeanne, et je le précipitai le front sur le pavé.
En ce moment, je me souviens bien que j'entendis la voix de la quêteuse qui disait, à moi, sans doute:
—Nous sommes trahis! c'est un guet-apens!
Je ne la vis plus après cela.
Je ne vis plus que ma petite Jeanne, entourée par trois hommes.
Le quatrième, car ils restaient quatre debout, me barrait le passage.
Je bondis à sa gorge comme un loup. Nous luttâmes. Il était fort. Il me mit dessous.
Pendant que nous luttions,—et que je ne voyais plus rien, car le corps de mon adversaire me couvrait,—j'entendais la voix de Jeanne qui s'éloignait, criant:
—Au secours, Lucien, au secours!
Mes doigts se crispaient autour de cette gorge que j'avais entre les mains. Je ne me défendais pas, j'essayais d'étrangler.—La gorge râla.
J'entendis le pavé qui sonnait sous les roues d'une voiture.
Les mains qui me garrottaient se lâchèrent et le corps devint plus lourd.
Je parvins à le soulever. Il retomba inerte....
Je me remis sur mes pieds.
—Jeanne! Jeanne! où es-tu?
Pas de réponse.
—Jeanne! Jeanne!...
Le silence.
Tout était désert autour de moi.
La voiture elle-même était partie et c'était elle sans doute qui avait servi à emmener Jeanne.
Il n'y avait plus là que l'homme mort—et moi dont le cerveau chancelait comme une ruine.
Ma dernière lueur de raison fut d'écouter attentivement pour saisir au loin le bruit des roues.
Mais je n'entendis rien, sinon ce murmure uniforme que rendent les quatre aires de vent dans les nuits de Paris.
Je retombai sur le pavé et je restai assis dans la neige à côté du mort.
Je ne tâtai pas si son cœur battait.
Je me souviens que j'entendais sonner les heures.
Quand le jour vint, j'étais encore là. Je vis la figure du mort.
Il me regardait.
Je m'enfuis pour éviter ce regard qui me blessait. Je marchai longtemps dans les rues,—et je vins tomber au seuil de ma porte où je m'évanouis.
Pièce numéro 121
(Écriture de Lucien.)
30 février.
Je ne reçois aucune nouvelle.
Le plus étrange pour moi, c'est que je n'ai plus entendu parler de cette femme: La quêteuse.—S'ils l'avaient tuée!
Tu comprends bien que j'ai méfiance de moi-même et que je ne crois pas complètement au témoignage de mes sens.
Je viens de relire ce récit qui a déjà deux semaines de date. Je n'avais pas espéré l'écrire si clair, mais ai-je vu réellement deux Jeanne?...
Geoffroy, la question qui va suivre, te l'es-tu adressée?
Si j'ai vu deux Jeanne, l'une d'elles est Fanchette.
L'une d'elles a poignardé Albert de Rochecotte, son amant.
L'une d'elles a réfugié son crime derrière l'innocence de l'autre!
À quoi croire? À qui se fier? Où porter son regard et sa pensée? Le cercle des menaces se resserre.
Je ne sais rien de plus mortel que de découvrir un ennemi sous l'apparence d'un bienfaiteur.
S'il y a du sang aux mains de la quêteuse, si elle est Fanchette, qu'a-t-elle fait de Jeanne?
Pièce numéro 122
(Même écriture que les deux billets anonymes, attribués à la quêteuse de Notre-Dame des Victoires. Sans signature.)
Londres, 30 février 1866.
À M. L. Thibaut.
Il se peut, il se doit même que vous ayez défiance de moi. Vous avez vu mes traits. C'est un très grand malheur pour vous,—et pour elle.
Vous en savez assez pour condamner. Vous ignorez trop pour juger.
J'avais accompli un acte très difficile, presque impossible, dans la nuit du 7 au 8 décembre. On m'a volée du résultat de mes efforts.
Ce qui avait été fait pour elle a tourné contre elle.
Je ne me suis pas découragée. Mon devoir reste le même: mon devoir impérieux.
J'arrive de New York. Une fausse indication m'avait dirigée sur l'Amérique où je croyais trouver Jeanne.
Jeanne n'a pas quitté la France, peut-être même n'a-t-elle pas quitté Paris. J'y retourne.
Ne craignez aucune catastrophe immédiate. Quelque chose protège Jeanne.
Et quelqu'un aussi.
N'avez-vous pas des amis? N'avez-vous pas au moins un ami? Personne n'est sans avoir un ami.
Appelez à votre aide. Tout n'est pas désespéré.
Il serait de la plus haute importance de trouver un homme du nom de J.-B. Martroy, qui doit être à Paris en ce moment.
J'ai lieu de croire qu'il se cache. Encore une fois, appelez à votre aide. Efforcez-vous.
La protection qui couvre Jeanne peut faiblir—ou disparaître.
Mention de la main de Lucien.—Cette lettre fut trouvée par moi à mon ancien logement, lors de ma première sortie. On m'y demandait si j'avais un ami, Geoffroy, je songeai à toi.
Pièce numéro 123
(Écrite et signée par Lucien.)
Belleville, rue des Moulins, maison de santé du Dr Chapart.
4 avril 1866.
À M. le chef du personnel au ministère des Affaires étrangères, à Paris.
Monsieur,
J'ai recours à votre obligeance pour connaître la résidence actuelle de M. Geoffroy de Rœux, récemment attaché à l'ambassade de Turquie.
J'aurais une communication importante à lui adresser. L'affaire est urgente.
Veuillez agréer, etc.
Pièce numéro 124
Du ministère des Affaires étrangères. Division du personnel (2e bureau).
Paris. 9 avril 1866.
M. L. Thibaut, avocat.
Monsieur,
En réponse à la demande que vous m'avez adressée, j'ai l'honneur de vous informer que M. Geoffroy de Rœux, attaché à la légation d'Italie, est rappelé à Paris, où il a reçu l'ordre de se tenir à la disposition de S. Exc. M. le ministre des Affaires étrangères. Veuillez agréer, etc.
Pièce numéro 125
(Écrite et signée par Lucien.)
Paris, 10 avril 1866.
À M. Geoffroy de Rœux, attaché à la légation d'Italie, rue du Helder, à Paris.
Mon cher Geoffroy,
J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens tout de suite ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrais te trouver. La chose presse, malheureusement. Viens vite.
Note de la main de Geoffroy.—Cette lettre, exactement semblable à celle que je reçus en Irlande et qui interrompit mes excursions autour du lac Corrib, ne fut pas envoyée, puisque je la retrouvais au dossier. Si elle eût été envoyée chez moi, elle m'eût rencontré lors de mon passage à Paris où je touchai barre en revenant de Turin, vers le 15 avril. Ce retard va être expliqué dans la suite de la correspondance.
Pièce numéro 126
(Écriture de Lucien.)
14 avril.
J'ai eu trois jours de crise. La crise va revenir. Elle n'est pas loin, je la sens, elle me guette.—Depuis quinze jours, j'en ai souvent.
Je n'étais pas assez misérablement impuissant! Il me faut ce surcroît.
Ta lettre est encore sur mon bureau: la lettre que je t'ai écrite.
Que vais-je te demander, si tu viens? que peux-tu faire? Tu as une carrière. Puis-je exiger de toi que tu me donnes ta vie?
Et sur quels indices te mettrais-je en campagne?
Un billet anonyme, écrit par cette femme qui m'a déjà trompé....
Je suis découragé jusqu'à l'agonie.
Ta lettre est là. Elle y reste....
Te souviens-tu? Ce Martroy dont parle la quêteuse s'est présenté à moi de lui-même au moins deux fois, peut-être trois fois....
Je viens de feuilleter tout le dossier: c'est trois fois.
La dernière fois, qui est assez récente, il prenait le nom de J.-B. Calvaire et me disait de lui écrire poste restante. C'était vers la fin de septembre.
J'ai écrit ce matin poste restante et j'ai mis un bon dans la lettre.
Mais de septembre en avril! sept mois! Il a dû se fatiguer d'aller au bureau de poste sans y jamais rien trouver.
J'ai remords de ma négligence. Que de fautes il y a dans mon malheur!
Et d'un autre côté, puis-je accorder confiance à un avis qui me vient de cette femme!
Que le bon Dieu ait pitié de moi!
Pièce numéro 127
(Écriture de Lucien.)
16 avril.
Je me suis levé avec l'idée d'aller chez toi, rue du Helder. Cela vaudrait bien mieux qu'une lettre. Pourquoi ne l'ai-je pas tenté plus tôt?
Ma détresse a quelque chose de misérable et de ridicule à cause de ma lâcheté. Je ne m'aide pas. Quand je pense que tu es peut-être à deux pas de moi, et que j'ai un si ardent désir de te voir!
J'ai demandé une voiture. M. le Dr Chapart est venu lui-même. Il m'a tâté le pouls. Défense de sortir. Double dose de sirop-Chapart. Calme absolu. Rien que des potages. Le fait est que je suis cruellement malade, Geoffroy. Je n'aurais pas pu aller, ma tête se brouille. Je n'ai pas reçu réponse de J.-B. Martroy.
Pièce numéro 128
(Écriture de Lucien.)
30 avril—Rien de ce Martroy. Plus rien de la quêteuse. La lettre à ton adresse est toujours là. Mes crises se rapprochent d'une façon effrayante.
Il me semble que je me sauverais moi-même si je pouvais travailler à la sauver.
Je ne peux pas. Je ne peux rien. J'ai toujours été un être faible. Même quand je tue un homme, cela ne sert à rien.
L'homme que j'ai tué, je le revois quelquefois dans la neige, avec sa face terreuse et presque noire. Il était tout jeune. Il avait les cheveux blonds. Les journaux ont dit que c'était un malfaiteur. Tant mieux. Je n'aurais pas eu de remords, même sans cela.
Voici juste vingt jours que ta lettre est là. Je n'ai plus l'idée de te l'adresser. À quoi bon?
Pièce numéro 129
(Écriture de Lucien.)
1er mai.
À quoi bon! Oh! tu es jeune, toi, tu es fort, tu connais la vie—et tu as des amis!
Je me déchirerais la poitrine avec mes ongles! À quoi bon? C'est moi qui ai écrit cela! Mais elle se meurt, peut-être!
Je suis dans mon lit. J'ai soif, je brûle. Je la vois si pâle! Où s'est envolé son sourire? Il y a de grosses larmes qui roulent lentement le long de ses joues. Je les vois.... De mon lit je vois Paris par ma fenêtre. Elle est là. Où? Il y a des moments où mon œil se dirige comme si une voix l'appelait. C'est qu'elle m'appelle, va, Geoffroy!
Vais-je mourir sans combattre! Ma force! Ma jeunesse! Moi, je ne me sers pas d'armes. Que Dieu me montre l'ennemi de Jeanne, j'irai à lui, fût-il Satan, et je l'étranglerai!
Pièce numéro 130
(Écriture de Lucien, mais pénible et altérée.)
17 mai.
Ces deux semaines ont été comme un rêve douloureux.
Ma mère est venue hier, toute seule. Elle a pleuré en me voyant. Je dois être bien changé. Elle m'a demandé si je répugnerais à voir un prêtre. J'ai écrit à Jeanne, comme je t'écris à toi, pour laisser mon cœur parler. Si nous devions nous retrouver dans l'autre vie....
Voilà maintenant dix-neuf jours que je ne me suis levé. Mes yeux faiblissent; je ne vois plus bien Paris.
Quand ma mère est partie, elle a parlé au docteur dans l'antichambre. J'ai entendu qu'il lui disait: «Ça peut durer un mois, deux mois, mais ça peut finir brusquement.» Il me semble que Jeanne est morte. J'ai hâte de mourir aussi.
Pièce numéro 131
(Écriture de Lucien.)
18 mai.
Je suis debout! je vois Paris! Jeanne y est. Jeanne m'a écrit, Jeanne m'a parlé. Bonté de Dieu! moi qui désespérais!
Ce matin, on a laissé entrer chez moi un beau jeune garçon de douze à treize ans. J'ai cru au premier aspect que c'était Olympe déguisée, tant il lui ressemble.
Il venait de la part de M. Louaisot de Méricourt, dont il est le neveu.
M. Louaisot m'envoyait des compliments, et désirait avoir de mes nouvelles.
Le beau jeune garçon n'est pas resté plus de deux minutes. J'étais à me demander pourquoi M. Louaisot me l'avait envoyé lorsque j'ai vu une petite enveloppe sur ma table de nuit. Je l'ai prise. Il n'y avait rien à l'extérieur.
J'ai déchiré le cachet. Tout ce qui me reste de sang s'est précipité vers mon cœur. J'avais reconnu l'écriture de ma Jeanne.
Rien que deux pauvres petites chères lignes:
Je ne peux pas te dire où je suis. Je me porte bien. Je t'aime de tout mon cœur. Je ne serais pas malheureuse, si je n'étais loin de toi....
Cette lettre ne peut avoir été apportée que par le jeune garçon!
Avant son arrivée je suis sûr qu'il n'y avait aucun papier sur ma table de nuit.
Olympe n'a pas de frère—ni de fils. Elle est d'ailleurs trop jeune pour avoir un enfant de cet âge-là.
Il lui ressemble étrangement!
A-t-il apporté cela de lui-même?
Est-ce un envoi de Louaisot qui voyait de loin que la lampe allait s'éteindre?...
Je crois être sûr qu'il a besoin de moi vivant—pour nourrir l'affaire.
Ce qui est certain, c'est que les deux lignes sont de Jeanne.
Je les défie bien de me tromper en contrefaisant son écriture? Je les ai baisées, ces deux lignes, cent fois, mille fois. Il reste quelque chose de son âme à mes lèvres.
Je suis ressuscité.
J'ai recopié ta lettre—ta lettre qui attendait là depuis trente-huit jours. Je te l'ai adressée.
Elle est à la poste. Tu l'as déjà peut-être.
Tu vas venir, je le devine, je le sens. Un bonheur n'arrive jamais seul.
Ma mère est revenue. J'étais si mal hier qu'elle avait peur de ne pas me retrouver vivant.
Quand elle m'a vu, elle a crié au miracle.
Le Dr Chapart a brandi la bouteille de médicament qui est toujours sur ma commode.
—Madame, s'est-il écrié, vous avez dit le mot: c'est un miracle. J'espère que vous répandrez parmi vos amis et connaissances qu'il est dû au sirop-Chapart!
C'est une effrontée boule de chair que ce gros petit homme! Il sait que son sirop me sert à arroser la plate-bande qui est sous ma fenêtre,—et qu'il n'y vient jamais rien....
Voilà midi. Tu as ma lettre. Je suis seul. Je veux préparer notre causerie de tantôt.
Car tu vas être ici vers deux heures. C'est si loin, Belleville! Je changerai de logement pour me rapprocher de toi, quand même je devrais perdre le sirop Chapart.
Je te disais l'autre jour que j'ignorais ce que tu pourrais faire pour moi. J'étais mort. Je suis vivant aujourd'hui. Je sais ce que tu feras.
Ou plutôt ce que nous ferons, car je veux travailler avec toi nuit et jour.
Il y a une Fanchette! Nous possédons un point de départ.
Mais d'abord, retrouvons Jeanne. C'est facile. Quand je tiens quelqu'un à la gorge, c'est un collier de fer. Louaisot sait où est Jeanne. Je le lui demanderai dans le langage que j'ai tenu à l'homme étranglé.
Tu verras le trésor de renseignements que j'ai amassé. Nous sommes dans les délais pour former opposition à l'arrêt du 2 décembre. Jeanne sera réhabilitée,—quand je devrais traîner Fanchette aux pieds de la Cour!
Et quand même rien de tout cela ne serait possible, quand notre dernière ressource serait la fuite, partout où elle sera, j'aurai ma patrie.
Deux heures qui sonnent! la route est longue et la grande rue monte. Je t'attends.
J'ai fermé ma fenêtre. L'air est froid. Ou bien, c'est moi peut-être qui ai des frissons....
Deux heures et demie! Aujourd'hui tu viendras trop tard, Geoffroy. Je sens l'autre moi qui pousse ma pensée hors de mon cerveau. Le voilà. Ma plume tombe....
Pièce numéro 132
(Écriture de Lucien.)
19 mai.
Tu n'es pas venu Geoffroy. Je fais ce que j'aurais dû faire dès hier: j'envoie chez toi.
Je suis bien, très bien. J'ai la lettre de Jeanne....
Ma crise d'hier a été longue, mais elle ne touchait que l'esprit. Le corps ne souffre plus.
Pourtant, je ne retrouve pas toute ma vaillance d'hier. Les ennemis que nous aurons à combattre toi et moi sont bien résolus et bien puissants....
Mon messager revient de chez toi. Tu n'es pas à Paris. Où ma lettre te trouvera-t-elle?
Ces gens sont de bien habiles faussaires. Il y a des moments où je me demande si ma chère lettre est bien de Jeanne....
Le temps est sombre. Ma crise vient à l'heure ordinaire.
Je crois que j'ai espéré pour la dernière fois.
Pièce numéro 133
(Écriture de Lucien.)
7 juin.
Je n'écris plus, même pour moi. Tu étais mon prétexte. Je te parlais....
Je n'aurais jamais cru que mon appel pût rester sans réponse. J'attends depuis trois semaines!
Pièce numéro 134
(Écriture de Lucien.)
29 juin.
Je n'attends plus.... Adieu!
Fin du dossier de Lucien.
Note de Geoffroy.—Ceci était la dernière feuille. Je m'endormis en la tenant dans mes mains. Il était cinq heures du matin, et c'était ma seconde nuit sans sommeil. Au moment où je perdais connaissance, je me souviens que je répétais en moi-même cette parole de Lucien ayant trait au fait qui m'avait le plus frappé dans ma lecture de cette nuit:—Elles sont deux Jeanne!
Récit de Geoffroy
Je m'éveillai avec la même pensée. En rassemblant les pièces du dossier, passablement en désordre, pour les remettre dans leur chemise, je me surpris à parler tout haut, disant:
—Elles sont deux, c'est certain....
—Parbleu! fit une voix de basse-taille qui partait de l'embrasure de ma fenêtre.
Je me retournai vivement et je reconnus avec surprise M. Louaisot, assis commodément à côté de la croisée, et dont les lunettes mettaient deux ronds de lumière sur le journal qu'il lisait.
—Je n'ai aucune espèce de droit à en user familièrement dans votre domicile, mon cher Monsieur, me dit-il d'un ton beaucoup plus «homme du monde» que je ne l'aurais attendu de lui. C'est à peine si je pourrais me vanter d'être au nombre de vos connaissances, mais comme votre valet de chambre était absent et que je vous apportais de la pâture....
Au lieu d'achever sa phrase, il allongea le bras et mit un paquet d'épreuves sur ma table de nuit.
J'avais tôt réprimé un mouvement de fierté blessée.
Ce n'est pas pour peu de chose que j'eusse consenti à me brouiller avec M. Louaisot!
Il reprit en se levant pour retourner son fauteuil.
—J'ose espérer que vous m'excuserez.
—Mais très volontiers.
—Je vous rends grâce.... Alors nous avons achevé notre lecture?
—Comme vous voyez.
—Et nous n'y avons rien compris du tout?
—Mais, si fait, M. Louaisot. Je crois pouvoir dire au contraire....
—Quant à cela, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez!
—Permettez....
—Je permets. Seulement vous n'y voyez goutte.
—Quand ce ne serait que ce fait de l'existence des deux sœurs?
—Elles sont trois, cher Monsieur.
—Comment, trois!
—Pas une de moins!
Je le regardais avec inquiétude, ne sachant s'il se moquait de moi.
—Trois, répéta-t-il, je dis trois sœurs: une, deux, trois! et toutes trois de beaux brins, quoi qu'il y en ait une qui n'ait plus ses dix-huit ans.... Et que pensez-vous de l'incident Ferrand? L'histoire de la quêteuse? et celle de ce douceâtre Dr Schontz?
—Je pense, répondis-je en le couvrant de mon regard fixe, car j'avais recouvré tout mon sang-froid, je pense que vous avez mis tous ces pauvres gens-là en avant, vous, M. Louaisot, et qu'ils ont tiré les marrons du feu pour vous.
Ses lunettes laissèrent passer un rayon de triomphante vanité.
Il ébaucha même le geste de se frotter les mains.
—Moi, M. Louaisot, répéta-t-il, surnommé de Méricourt, je n'aurais pas du tout honte de vendre des marrons, si ce métier-là était de ceux où l'on fait fortune. M. Louaisot croisa ses jambes l'une sur l'autre, en homme qui prend position définitive, et fredonna tout bas, non pas:
c'était bon pour chez lui, mais la romance sentimentale de Bérat:
C'est le pays qui m'a donné le jour.
Ce qu'il trouvait sans doute plus habillé.
C'était vraiment un scélérat de bien bonne humeur.
—Rien, rien, rien, cher Monsieur, reprit-il tout à coup, je vous dis que vous n'y comprenez rien! L'affaire est simple, voilà ce qui vous déroute au milieu de toutes les complications dont on l'a entourée. Ce pauvre bon garçon de Lucien a pourtant raison quand il dit qu'il y a un homme de talent là-dedans. Mais pourquoi le désigne-t-il sous le nom de docteur ès-crimes et autres appellations injurieuses? Pourquoi? Je vais avoir l'honneur de vous le dire. Les gens à courte vue détestent ce qu'ils ne conçoivent pas. Et ce cher excellent M. Thibaut, avant d'arriver à l'état de ramollissement où nous avons le chagrin de le voir réduit, n'avait pas inventé la poudre!
—Lucien, dis-je, n'est pas un adversaire aussi méprisable que vous le pensez.
—Il étrangle bien! dit M. Louaisot. Ah! saperlotte, quand je me suis permis de mettre mes lunettes dans son grimoire, j'ai distingué ce passage. Le gredin du quai de l'Horloge fut proprement étranglé; mais voilà: cela donne la mesure exacte de son intelligence. Il étrangle un détail et il laisse le fait principal passer son chemin.
—Quand vous êtes seul contre six, M. Louaisot, tout docteur que vous êtes....
—Jamais il ne faut être seul contre six!... Mais sur cette pente, notre discussion deviendrait un assaut de pensées philosophiques, et nous ne sommes ni l'un ni l'autre des fainéants.... Vous n'avez pas été en Russie?
—Non. Pourquoi?
—Parce que vous avez inspiré de l'intérêt à la plus jolie femme du monde, et qu'il manque un attaché à l'ambassade de Saint-Pétersbourg.
—Si on me nomme, je peux donner ma démission.
—Vous êtes nommé, mon cher Monsieur.
Je gardai le silence.
—Voulez-vous que je vous dise? s'écria M. Louaisot en haussant les épaules. Voilà de la guerre bêtement faite! La femme la plus intelligente est toujours un très petit homme. Vous n'avez pas cru à la mort de Jeanne Péry, j'en suis sûr. Quand vous jouez à l'écarté, marquez vos points, c'est la mode, mais il est d'autres jeux....
—M. Louaisot, interrompis-je, je voudrais avoir une affirmation ou une négation sur ce sujet: Jeanne est-elle morte?
Il piqua ce coup de doigt qu'il donnait à ses lunettes et il me regarda d'un air de franche supériorité.
—Quand vous réfléchiriez une fois en votre vie, cher Monsieur, dit-il, vous n'en mourriez pas. Selon vous, depuis déjà du temps, Jeanne est entre les mains du démon, n'est-il pas vrai? Eh bien, quand une pauvre colombe languit dans les griffes du vautour, la question de savoir si elle a été mangée hier ou si elle sera mangée demain est parfaitement oiseuse. Cela dépend du vautour.... Je vous dis, moi, que le brave Thibaut est beaucoup moins convaincu de nos scélératesses qu'il ne le croit. Nous sommes à Paris, que diable! La France est le pays de l'univers où il en coûte le moins pour raconter à la justice les bourdes les plus pitoyables. Suis-je un prince pour qu'on n'ose me dénoncer? Non. Il y a un fou, là-dedans, voyez-vous, et tout participe un peu de sa folie. Mme la marquise elle-même, à force d'aimer ce fou, est très gentiment un peu folle. Mais je suis sage, moi....
Ici, M. Louaisot s'arrêta et prêta l'oreille. On marchait dans mon antichambre.
J'arrive à raconter un fait qui paraîtra peut-être peu important et même trivial.
C'est alors que je n'aurai pas su le rendre, car il me frappa singulièrement.
Il y a des hommes-limiers. Je ne le savais pas, je le vis.
Juste au moment où M. Louaisot s'arrêtait, la porte s'ouvrit lentement et sans bruit aucun. La maigre figure de J.-B. Martroy se montra sur le seuil, humble et souriante.
Sur ses lèvres, on devinait qu'il allait dire:
—Mon bienfaiteur, vous voyez que je suis fidèle au rendez-vous!
Mais il ne parla point, parce que son regard rencontra, entre lui et moi, la titus touffue de M. Louaisot, qui lui tournait le dos.
Jamais je n'ai vu décomposition chimique plus rapide. Il n'y a pas de poison foudroyant qui puisse produire un semblable effet.
Instantanément, Martroy devint couleur de mort.
Il se retint au chambranle pour ne pas tomber, puis il disparut, fermant la porte sans bruit, comme il l'avait ouverte.
Louaisot s'était remis à parler en disant je ne sais quoi d'insignifiant.
Il avait, j'en étais sûr, entendu la porte s'ouvrir, puis se refermer.
Il ne s'était pas retourné. Aucune glace n'était posée de manière à lui montrer les objets placés derrière lui.
La physionomie d'un interlocuteur peut servir de miroir, mais j'étais sûr de n'avoir pas bronché.
Il cessa de nouveau de parler deux ou trois secondes après la fermeture de la porte,—juste le temps qu'il aurait fallu au fumet d'un animal,—d'un gibier pour arriver de l'antichambre jusqu'à lui. Ses yeux devinrent vagues derrière ses lunettes éteintes. Son nez ondula positivement, puis ses narines se gonflèrent avec force.
—C'est un fumeur, dit-il, et c'est un pauvre.
—Qui donc? demandai-je.
Sa figure avait déjà repris son aspect ordinaire. Il souriait.
—Je suis docteur, vous savez? fit-il avec bonhomie. Nos examens comprennent des quantités de matières, et votre baccalauréat n'est rien auprès du nôtre. Avez-vous remarqué que chaque pipe a son odeur?
—L'odeur d'une pipe, oui.
J'essayais de rire, mais ma poitrine se serrait.
—Je m'exprime mal à ce qu'il parait, reprit M. Louaisot. Je voulais dire qu'un homme qui fume la pipe est reconnaissable par l'odeur particulière de sa pipe comme il est reconnaissable par sa voix, par son pas, par son écriture, par toute chose enfin qui lui est propre. J'ai beaucoup étudié ces choses-là. Les sauvages d'Amérique ont des rocamboles encore plus subtiles.... Voilà longtemps que je n'avais senti cette pipe-là.
J'eus froid pour ce pauvre petit diable de Martroy.
—Guzman! appelai-je.
—Vous souhaitez quelque chose? me demanda M. Louaisot.
—Je voudrais voir si vous connaissez la pipe de mon valet de chambre.
—Ne prenez pas cette peine-là, dit-il en se levant. Guzman est un garçon bien nourri. Le tabac et la misère combinent un coquin de parfum qu'on n'oublie plus quand on l'a respiré.... Je vais avoir l'honneur de prendre congé, car l'estomac me tire. Je vous laisse mes épreuves; le roman va bien: nous allons faire une réputation à ce vieux cancre, le Dernier Vivant.... Résumons-nous: vous pataugez, mon cher Monsieur, parce que vous prenez les almanachs d'un homme qui barbotte. Vous voyez des démons où il n'y a que d'estimables industriels, et des victimes dans ceux ou celles qu'on essaye de sauver.
Et puis, je savais bien que j'avais quelque chose à vous dire! et puis, tout diplomate que vous êtes, vous conservez d'enfantins préjugés. Voltaire s'entendait quand il voulait inventer le bon Dieu. Vous, «vous croyez que c'est arrivé», comme dit le militaire de Pélagie.
Le titre de magistrat, de président, de conseiller vous fait quelque chose. Vous hésitez à vous dire tout franchement à vous-même: «Celui-là est une canaille!» Pardonnez-moi l'expression. Elle a le mérite de la simplicité.
Mon cher Monsieur, je ne donnerais pas dix centimes de vos dossiers, ni de toutes vos instructions pour rire.
Quand vous voudrez savoir le fin mot, j'en tiens boutique. Mais ça coûte bon. Au plaisir de vous revoir. Il me salua et prit la porte. J'entendis sa basse-taille dans l'antichambre qui chantait:
Et que l'hiver fuit loin de nous....
Toujours
Ma Normandie du feu Bérat.
Je restai sous l'impression d'un sentiment qui ressemblait à de la peur. M. Louaisot avait-il vraiment reconnu Martroy? J'appelai Guzman.
—M. Louaisot a-t-il parlé?
—Il m'a demandé si je voulais faire trente points en fumant ma pipe!
—Qu'as-tu répondu?
—Que j'en sortais, et que je ne fume que des petits bordeaux.
—Et l'autre, où est-il passé?
—Quel autre? Je n'ai vu personne.
L'habitude de faire trente points ne peut être rangée dans la catégorie des forfaits qui ne méritent pas de merci, mais elle empêche de bien garder une maison. Je renvoyai Guzman en lui recommandant de faire entrer Martroy aussitôt qu'il viendrait.
J'avais ressenti tout à l'heure une impression véritablement pénible et comparable à celle qu'on éprouverait à voir une bête féroce s'approcher d'un enfant endormi. Cela s'effaçait peu à peu. Je me taxais moi-même d'exagération. Et j'essayais de démêler, parmi les discours de Louaisot, le motif réel de sa visite.
Ce motif se cachait-il dans le post-scriptum de notre entrevue? Il en voulait beaucoup à M. Ferrand. Cela me rangeait à l'opinion de Lucien, qui déclarait ce galant magistrat homme d'honneur.
Je pris les épreuves du roman commencé dans Le Pirate: La Tontine des cinq fournisseurs. J'en avais maintenant trois gros paquets à lire.
Au moment où je mettais les feuillets en ordre sur ma couverture, Guzman introduisit Martroy.
Le pauvre petit homme gardait bien quelque chose de l'aspect effarouché d'une chouette qui vient d'échapper à l'épervier, mais sous son désordre, il y avait un naïf triomphe.
—Tout de même, me dit-il en entrant, M. Mouainot de Barthélémicourt n'y a vu que du feu! Est-ce qu'il vient souvent? Ça rendrait mes visites plus rares.
J'étais à m'interroger pour savoir s'il fallait l'avertir ou lui laisser sa sécurité.
—Où vous êtes-vous caché, Martroy? demandai-je. Êtes-vous bien sûr qu'il ne vous a point reconnu sous la porte cochère ou dans la rue?
Il cligna de l'œil d'un air malin.
—Quand on est costumé comme cela, répliqua-t-il en touchant sa pèlerine de toile cirée blanche, il ne faut pas se cacher à moitié. Le patron est le meilleur chien de chasse que je connaisse, mais je suis son élève et nous pouvons faire notre partie, tant qu'il ne m'a pas vu. Ce n'est pas avec lui qu'on se dissimule derrière un fiacre ou dans une allée.
—Comment avez-vous fait?
—Au lieu de descendre, j'ai monté. J'ai été m'asseoir dans le petit escalier du grenier, au sixième étage. Je n'étais pas sans inquiétude, car il a un nez de possédé. Mais heureusement, j'en ai été quitte pour la peur. Il s'en est allé tout droit et je l'ai vu par la lucarne qui tournait tranquillement le coin du boulevard. Il prit à la place ordinaire, sous sa toile cirée, entre sa chemise et son unique bretelle, un gros paquet de papiers, noués avec une faveur rose qu'il déposa sur mon lit.
—Tiens! fit-il en voyant les épreuves du Pirate, vous donnez là-dedans?
—Est-ce que vous connaissez cet ouvrage?
—C'est du Louaisot. Pas besoin de connaître. Une cuisine faite avec une miette de vérité, sautée dans un tas de mensonges!...
—Tandis que moi, poursuivit-il en pointant ses manuscrits du bout du doigt, rien que du vrai. Pas d'imagination pour un sou!
—Voulez-vous être payé tout de suite? demandai-je.
—Ça me flatterait, rapport à Stéphanie que je veux mettre sur un pied étonnant! Il y a du temps que je la vois en rêve avec des falbalas! Elle est toute fraîche relevée de ses couches. Elle voiturera le petit à la promenade dans une brouette à ressorts, avec une robe en mérinos tout laine et un tartan, tout laine aussi, rouge, vert, bleu et jaune, que j'ai lorgné au grand magasin de nouveautés du faubourg du Temple.
J'avais préparé d'avance la somme que je voulais lui allouer. Il prit sans compter. C'était une manière de petit gentilhomme. Et il m'appela son bienfaiteur.
De poche, il n'en avait point, mais il avait installé un nœud coulant à sa bretelle qui servait à tout. Il passa mes quatre billets de cent francs dans le nœud, donna un tour à la ficelle, et tout fut dit.
—C'est là, déclara-t-il, comme dans une sacoche de la Banque de France!
—Quant à ça, reprit-il en montrant les épreuves que j'étais en train de mettre de côté pour prendre ses papiers, c'est son fort, la tontine. Il la connaît comme personne. Il est né dedans. C'est son papa qui l'avait faite. Au lieu de lui conter des histoires de ma mère l'Oie, le bonhomme le berçait avec la tontine. La première fois qu'il a pensé, il a pensé à la tontine. La première fois qu'il a parlé, il a parlé de la tontine. C'est sa vie, quoi! Il appartient à ça, et ça lui appartient. S'il voulait dire la vérité... mais je t'en souhaite!
Il fit son geste favori, mettant sa main au-devant de sa bouche, pour bien marquer le caractère tout confidentiel de l'exclamation.
—Vous en verrez plus dans deux de mes pages, reprit-il, que dans tout le fatras qu'il a dicté ou commandé à cet écrivailleur du journal. Au moins, moi, je n'ai pas d'imagination.... Et j'ai été dans la tontine presque autant que lui, puisqu'il m'y tenait noyé jusque par-dessus la tête. C'est un homme habile, c'est un homme savant, c'est un homme terrible! Pas méchant, quand il ne s'agit pas de la tontine... mais capable de mettre le monde à feu et à sang pour la tontine. Il y en a là-dedans, du sang!
Son doigt pointait le manuscrit.
—Ah! fit-il en baissant la voix, c'était un joli ange que Mlle Olympe Barnod, la première fois que je la vis. Entre nous deux, on peut lâcher de côté les pseudonymes raisonnés. Mais M. Louaisot l'a choisie pour arriver à l'argent de la tontine, et l'ange est devenue une diablesse. Vous allez voir, vous allez voir! Je ne veux pas vous gâter la lecture de mes ouvrages en vous disant d'avance ce qu'il y a dedans. Et puis, je ne le cache pas, je suis pressé de porter à Stéphanie le bénéfice de ma littérature.
En l'écoutant, un scrupule me prenait.
J'avais d'abord pensé à ne point troubler sa joie, mais n'était-il pas plus dangereux de le laisser ainsi dans l'ignorance?
Le lecteur devine que je veux parler des théories de M. Louaisot de Méricourt touchant l'odeur de la pipe.
À supposer que j'eusse accordé trop d'importance à ce qui n'était peut-être qu'une fantaisie, Martroy devait être mis au fait. Il était le meilleur juge.
—Je crois devoir vous prévenir, commençai-je, d'un fait qui vient de se passer ici.
Le petit homme, qui avait déjà fait un pas vers la porte, revint tout tremblant.
—Vous n'avez pas prononcé mon nom devant lui! s'écria-t-il.
—Non certes.
—Ni mon pseudonyme analogique.... Il est si rusé!
—Non. Écoutez-moi.
Son regard faisait le tour de la chambre.
—Il n'y a pourtant pas de glace où il ait pu me voir! murmura-t-il, et le bois du lit ne mire pas.
Je lui racontai la chose exactement comme elle avait eu lieu. À mesure que je parlais, le sang abandonnait ses pauvres joues. Il devenait vert.
Quand j'eus fini, il dénoua la ficelle qui tenait ses billets.
—Vous enverrez ça à Stéphanie, me dit-il. Je suis un homme mort.
—Voyons, voyons, Martroy....
—Oh! fit-il, c'est réglé... à moins... avez-vous un coin de cave où me cacher?
—S'il le faut, certainement.
—Non, cela ne se peut pas. Stéphanie m'attend. Il était en proie à une agitation inexprimable.
—On avait loué notre grenier à d'autres, murmura-t-il. Je ne sais pas s'il y a beaucoup de malheureux pour avoir souffert comme nous. C'est vrai que j'avais commis des péchés.... Nous couchions dans la basse-cour depuis deux semaines. Hier, quand on m'avait vu de l'argent, on m'avait permis de mettre le lit sur le carré pour que Stéphanie soit un peu à l'abri. Je vous l'ai dit: elle n'est pas belle, c'est une estropiée, mais nous nous aimons bien.... Et maintenant elle allait revoir une chambre! J'étais riche!... Et voilà la mort!
—Voulez-vous rester ici, Martroy?
Il eut des larmes en me prenant les deux mains.
—Merci, mon bienfaiteur. Vous l'auriez fait comme vous le dites, mais ça ne se peut pas. Nous sommes les derniers des derniers. Nous n'avons rien, pas même notre conscience. Vous verrez dans ces papiers là que j'ai été un malheureux enfant... et coupable.... Mais que voulez-vous, on s'aime comme il faut... et on a beau trembler, on est brave tout de même, allez! Ce que je voudrais, si c'était un effet de votre bonté et que ça se pourrait, c'est quelques vieilles hardes pour me déguiser un petit peu.
Je sautai hors de mon lit. Je ne voulais pas mettre Guzman dans l'affaire. J'étais d'ailleurs à peu près sûr qu'il était à faire trente points quelque part. J'entrai dans ma garde-robe et j'en ressortis avec une brassée d'effets.
C'était quelque chose de touchant que de voir sur les traits du petit homme le combat de la détresse et de la joie. Il était, j'en suis sûr, bien plus coquet que Stéphanie.
Du reste, il n'y mit point de façon; il se dépouilla nu comme un ver et passa un de mes costumes, considérablement trop grand pour lui, mais dans lequel il se trouvait le supérieur d'Apollon. J'héritai du pantalon déguenillé, de la bretelle, de la toile cirée blanche et des bottes à la poulaine. En s'habillant et en acceptant mes soins de valet de chambre sans aucune espèce de cérémonie, il me disait:
—Si vous vous intéressez à M. Lucien Thibaut et à sa petite femme, c'est sûr que vous serez récompensé de votre bonne action, car il y a dans mes ouvrages de quoi tourner la face du procès sans dessus dessous.... Voilà une culotte qu'on dirait taillée pour moi si elle n'était pas si longue... et si large! Voyez-vous il ne mangera pas, lui qui est si gourmand, il ne dormira pas, lui qui aime tant son traversin, avant de m'avoir mis la main dessus! Ah! c'est un homme de talent! Il est là quelque part à me guetter. Pas tout seul: il a une demi-douzaine de bassets et sa mule qui est une rusée commère... ma meilleure chance c'est qu'il doit croire que j'ai pris mes jambes à mon cou après l'avoir vu ici: alors ils doivent me chercher entrant et non pas sortant. C'est un point à marquer de mon côté; mais il y en a tant à marquer du sien!
—Martroy, mon garçon, dis-je en admirant sa toilette achevée, le Diable ne vous reconnaîtrait pas!
—J'aimerais mieux avoir affaire au Diable qu'à lui, me répondit-il.
Pourtant, quand il se fut regardé dans la grande glace de ma psyché, qui le montra à lui-même du haut en bas, il ne put retenir l'expression de sa complète satisfaction.
—Voilà pourquoi on était laid, dit-il, c'est qu'on n'avait pas de toilette! Avant de lui poser un chapeau presque neuf sur l'oreille, je lui époussetai les joues avec de la poudre de riz.
—C'est la vie que vous me sauvez, mon bienfaiteur, reprit-il en se lorgnant toujours du coin de l'œil. Puis, avec un éclair de gaieté et en dessinant son geste confidentiel:
—Stéphanie ne va pas oser m'embrasser!
Je me plaçai à distance pour le dernier coup d'œil:
—Martroy, prononçai-je avec solennité, si vous marchez posément, les pieds en dehors et que vous ne ramassiez pas de bouts de cigare, je réponds de votre traversée!
Il prit ma main et la porta rapidement à ses lèvres.
—Puisque vous le dites, je le crois, répliqua-t-il. En tous cas, ils ne me feront rien aujourd'hui. Pas si bêtes! Ils me suivront, et, en passant, ils remarqueront le bon endroit....
Le bon endroit, c'est là-bas, à deux cents pas du village de l'Avenir... il y a un terrain qui s'appelle la Carrière....
Si vous voyez dans les journaux, demain ou après, qu'on a fait un mauvais coup par là, n'oubliez pas Stéphanie. Je lui donnai une bonne poignée de main. J'étais entièrement rassuré. J'affirme que je l'aurais croisé dix fois dans la rue sans le reconnaître.
Dès qu'il fut parti, je fermai ma porte à clé. J'étais vraiment curieux de parcourir son manuscrit. Je dénouai la faveur rose qui manquait peut-être au dernier bonnet de la pauvre Stéphanie et j'ouvris le premier cahier qui portait pour titre:
Œuvres de J.-B.-M. Calvaire
romancier sans imagination
Il y avait d'abord un préambule en forme d'avis au lecteur pour établir que les drames réels sont généralement bien supérieurs à ceux que les auteurs prennent la peine d'inventer.
Martroy partait de là pour jurer ses grands dieux qu'il n'y avait pas un seul fait dans «ces pages» qui ne fût de la plus plate exactitude.
Dans chaque scène, il avait été témoin ou acteur.
Il s'excusait en parlant du rôle assez peu recommandable qu'il jouait dans certaines parties de la pièce, alléguant sa misère, sa faiblesse et son esclavage.
Il n'avait jamais rien tant désiré en sa vie, prétendait-il, que d'être un honnête homme à son aise et vivant de ses rentes.
Bien entendu, il expliquait compendieusement son système de pseudonymes analogiques raisonnés, inventés par lui pour éviter des désagréments qu'il ne spécifiait point.
Tout cela était d'une belle écriture ronde de copiste, aussi facile à lire que de l'imprimé.
Pour faire, moi aussi, mon petit bout de préambule, j'annonce que je supprime le système des pseudonymes analogiques et que je modifie légèrement le style de J.-B. Martroy, dans l'intérêt raisonné du lecteur.
Et j'ajoute que nul poète, en le supposant même juge d'instruction, n'aurait pu résoudre d'une façon plus lumineuse les énigmes posées par le dossier de Lucien.
Cela dit, je donne son œuvre telle quelle.
Œuvres de J.-B.-M. Calvaire
I
Le Fils Jacques.
Avis pour M. de Rœux.—Vous êtes prié de commencer par le commencement, dans votre propre intérêt, quand même vous seriez alléché par quelque titre particulier, comme par exemple l'Aventure du codicille ou l'Histoire de l'enfant d'Olympe. Ça viendra à son tour, et vous y gagnerez de mieux comprendre.
Je suis natif des environs de Dieppe, dans le département de la Seine-Inférieure. Mon père était un vieil homme qui s'était marié sur le tard à une femme presque aussi âgée que lui. Mon père tenait l'emploi de clerc-expéditionnaire chez M. Louaisot l'ancien. Ma mère polissait des couteaux à papier d'ivoire en chambre.
Je ne leur en veux pas de ce qu'ils me firent chétif. On va selon ses moyens. Les voisins croyaient qu'ils ne m'auraient pas fait du tout, et ma naissance fut regardée comme un tour de force.
Voilà déjà où vous pouvez juger que je ne suis pas un charlatan de romancier ordinaire, puisque je ne me donne pas une taille de cinq pieds six pouces, sans souliers et la figure agréable d'un archange.
Le mariage ne réussit pas à mon père qui laissa là au bout d'un an son buvard et ses fausses manches pour s'en aller en terre. Je l'ai peu connu à vrai dire. J'avais trois mois quand il décéda; mais je respecte sa mémoire.
Ma mère, infirme, obtint un lit à l'hôpital et je fus mis dans un asile de petits pauvres. Ce début-là n'est pas gai, mais j'ai mangé mon pain encore plus dur par la suite, et plus sec aussi.
M. Louaisot l'ancien vint un fois à notre hospice chercher un petit saute-ruisseau «pour le pain» comme on dit à Dieppe. Je n'avais jamais vu d'homme si imposant que lui, quoiqu'il portât un bonnet de coton blanc par-dessous son chapeau et que ce bonnet ne fût pas propre.
On fit ranger les petits de huit à dix ans dans la cour et M. Louaisot l'ancien nous passa en revue. Quand il arriva à moi, il me donna un soufflet parce que je me mouchais avec ma manche.
—Comment s'appelle ce polisson-là?
—Jean-Baptiste Martroy.
—Martroy! J'ai été pendant quarante ans le bienfaiteur de ton père. Jean-Baptiste, à ton tour, je vais te donner une position. Veux-tu venir avec moi?
Ça m'était bien égal. Je ne pensais pas qu'on pût être plus mal quelque part qu'à l'asile. On me fourra dans la carriole de M. Louaisot l'ancien qui dormit pendant toute la route, parce qu'il avait déjeuné deux fois et dîné trois—chez des clients.
Moi, j'avais faim, aussi on m'envoya coucher sans souper.
M. Louaisot l'ancien était notaire royal au gros bourg de Méricourt-lès-Dieppe. J'entrai chez lui maigre comme un coucou et j'y devins étique. Il faisait de nombreuses affaires dans les campagnes. Il trouvait toujours que je mangeais trop et que je ne voyageais pas assez. J'étais en route depuis le point du jour jusqu'au soir. Cela ne me fit pas grandir à cause de mon ordinaire, qui était le jeûne.
Après avoir tiré la jambe toute la semaine, on me mettait le dimanche, pour me reposer, à «curer l'étable», comme le bonhomme appelait lui-même son étude.
Je suppose qu'il pensait aux écuries d'Augias, car il était facétieux et instruit, autant que pas un notaire de la campagne normande, où ils sont tous pétris d'esprit.
Le fils Jacques, héritier unique de M. Louaisot, était en ce temps-là au collège. C'était un grand et beau garçon d'une quinzaine d'années, très luron, très gai, très gourmand, très voleur, et que les clercs regardaient comme un demi-dieu.
Le bonhomme l'adorait. Je l'ai vu lui donner dix sous pour son dimanche!
Il lui donnait, mieux encore que cela: il le comblait de leçons dont le fils Jacques a bien profité depuis.
Je ne comprenais pas beaucoup ces leçons où l'on parlait d'honnêteté; mais, petit à petit, j'en vins à regarder l'honnêteté comme l'art d'être filou sans qu'il en résultat aucun désagrément.
Il y avait un nom qui revenait presque aussi souvent que le mot honnêteté dans les leçons du bonhomme: la Tontine.
Quand le fils Jacques eut fini ses humanités, vers ses dix-huit ou dix-neuf ans, il vint passer ses vacances à Méricourt, avant de partir pour l'école de droit, car il fallait qu'il fût reçu capax pour prendre l'étude de son père.
On causa de la Tontine depuis le matin jusqu'au soir.
Qui donc était cette Tontine dont les fonds étaient déposés chez M. Louaisot? Cela m'intriguait au plus haut point. Vingt fois, j'avais entendu le bonhomme dire au fils Jacques:
—Il faut que la Tontine fasse ta fortune.
Je pensais que ce devait être une vieille rentière, facile à paumer.
Le plus ancien de mes souvenirs date de cette époque. Je pouvais bien avoir douze ans. Le fils Jacques était en vacances depuis une quinzaine. La veille, son père lui avait dit:
—Trouve une combinaison, Fanfan, tu me la soumettras et je te la corrigerai. Ces mécaniques-là, c'est comme les versions et les thèmes.
Le fils Jacques avait répondu:
—Je chercherai.
Donc, ce soir-là, je venais de monter dans ma soupente, où j'étais à portée de la voix du vieux. Le vieux s'occupait à compter sa recette après souper. Tout à coup le fils Jacques fit irruption dans sa cabine en criant:
—Papa, je viens de trouver le joint!
Le bonhomme ferma sa caisse et rabattit son bonnet de coton sur ses oreilles en regardant son héritier du coin de l'œil.
—Si tu as vraiment inventé une mécanique, garçon, dit-il d'un ton encourageant, je n'y vas pas par quatre chemins: je te flanque trente sous pour ton dimanche! Le fils Jacques répondit avec fierté:
—Je veux trente francs!
Pour le coup, le vieux se mit à rire. Mais le fils Jacques frappa du pied, disant:
—Ça vaut un million comme un liard! deux millions! trois millions! et le reste!
—Alors, garçon, on t'écoute!
—Le saute-ruisseau dort-il dans son trou?
—Comme une marmotte. Cause, je te dis!
J'étais en effet bien près de m'endormir, mais quand je vis qu'ils craignaient d'être entendus, je me frottai les yeux et j'écoutai de toutes mes oreilles.
Le fils s'assit auprès de son père. C'était vraiment un joli gars. Il avait de la flamme dans les yeux.
Ce qu'il conta, je ne le comprenais pas bien alors, et pourtant je m'en souvins mot pour mot quand il fut temps pour moi de le comprendre.
—Papa, dit le fils Jacques, les jeunes ramassent ce que les vieux laissent tomber. Tu baisses et moi je monte.
—Prends garde de glisser, Fanfan, dans l'escalier!
—Allons donc! j'ai étudié l'affaire à fond et je la sais mieux que toi. Sur les cinq membres il n'y en a qu'un de commode pour mon idée. Le bedeau, le pauvre, le maquignon et le déserteur ont des familles auxquelles le diable ne connaîtrait goutte. Quand on aurait bien travaillé, quelque va nu-pieds de cousin ou quelque drôlesse de cousine sortirait de terre au moment où l'on s'y attendrait le moins, et adieu mon argent!
—Le fait est, Fanfan, que les familles des malheureux sont bien gênantes à cause de ça. On les croit seuls ici-bas. Dès qu'ils meurent, vous voyez tout un régiment autour de leur paillasse,—quand il y a quelque chose dedans.
—Au contraire, poursuivit Jacques, Jean Rochecotte, tout facteur rural qu'il a été, est sorti d'une maison de gentilhommerie. Ses parents sont connus. On les compte, et puis on se dit: «Voilà, c'est tout, il n'y en a pas d'autres.» Le vieux fit un signe de tête qui voulait dire: «Fanfan, tu m'étonnes par ta capacité.» Il demanda tout haut:
—Et combien en comptes-tu de parents au facteur rural?
—Rien que trois têtées. C'est avantageux.
—Tu trouves?
—Un marquis, un comte, un baron.
—C'est vrai, pourtant! grommela le vieux.
Le fils Jacques poursuivit:
—Première têtée, première ligne, le comte de Rochecotte, à Paris; seconde ligne et seconde têtée, le baron Péry de Marannes, à Lillebonne; troisième ligne, M. le marquis de Chambray, à la porte de chez nous.
—Juste, Fanfan, je vois le château de Chambray de ma fenêtre, quand il fait jour. Après!
—Ça tombe sous le sens, papa. Pour le bien de la combinaison, il faut que Jean-Pierre Martin, le bedeau; Vincent Malouais, le maquignon; Simon Roux, dit Duchêne, le déserteur; et Joseph Huroux, le mendiant, passent de vie à trépas avant Jean Rochecotte.
Le vieux se gratta l'oreille sous son bonnet de coton et dit:
—Diable! diable! tu en juges quatre d'un coup!
—C'est tout simple, papa, puisque Jean Rochecotte doit rester le dernier vivant.
—J'entends bien, mais....
—Il n'y a pas de mais: tout part de là.
—Soit. Voyons d'abord le thème tout entier, nous marquerons les fautes après.
—Il n'y a pas de fautes, papa.
—Et ensuite?
—Ensuite, il faut que j'hérite du dernier vivant.
—Vraiment!
—Dame! Sans ça, ce ne serait pas la peine de se creuser la cervelle!
—Et tu as un moyen d'hériter du dernier vivant?
—Parbleu!
—Quel moyen?
—Un mariage.
—Jean Rochecotte n'a pas de fille.
—Je sais bien, et c'est dommage. D'un autre côté, je ne peux pas épouser M. le comte de Rochecotte à Paris.
—Ça paraît clair, Fanfan. Sais-tu que tu m'amuses?
—Ni le baron Péry non plus.
—Ni le marquis de Chambray, je suppose?
—Celui-là, si fait, papa.
—Comment! s'écria le bonhomme qui se mit à rire.
—Ne riez pas, la langue m'a fourché. Ce n'est pas moi qui épouserai M. le marquis.
—À la bonne heure!
—Ce sera ma petite amie Olympe Barnod.
—Beaucoup plus tard, alors? Elle n'a que six ans.
—Oui, plus tard, papa. Le temps ne fait rien. Je suis jeune.
—Et puis encore?
—Le reste n'est pourtant pas bien difficile à deviner.
—Tu épouses Olympe Barnod, je parie?
—Parbleu!
—Mais il faut au moins qu'elle soit veuve!
—Ça tombe sous le sens, papa. Elle le sera.
Il y eut un silence pendant lequel ils se regardèrent fixement tous les deux. Le bonhomme baissa les yeux le premier.
—Mais, reprit-il, d'une voix que je trouvais singulièrement changée: Olympe Barnod ne sera pas héritière si elle devient veuve.
—Elle aura un enfant, repartit le fils Jacques sans hésiter.
—Si le bon Dieu le veut, oui, mais en ce cas-là même, il y aura toujours deux lignes entre elle et l'héritage du dernier vivant: la têtée Rochecotte et la têtée Péry de Marannes.
—Papa, répondit le fils Jacques, il suffira peut-être du temps pour éteindre ces deux lignes-là.
Le bonhomme, au lieu de répliquer, prit la lampe qui était sur sa table et monta l'escalier de ma soupente.
Heureusement que j'entendis son pas. Je me retournai le nez contre le mur. Cette position ne lui permit point de passer la lampe au-devant de mes yeux.
Il redescendit. Le fils Jacques sifflait auprès de la table. Le vieux se rassit. Il était tout pensif.
—Garçon, dit-il enfin, tu n'es pas de mon école.
—Non, papa, je suis de la mienne.
—J'ai pourtant assez bien mené ma barque, garçon!
—Dans votre mare, oui, papa, mais moi, je veux aller au large.
—Prends garde de te noyer! Tu as de l'intelligence, mais tu n'as pas de sens pratique.
—Qu'est-ce que c'est ça, papa, le sens pratique?
—Fanfan, c'est l'intelligence qui ne s'égare pas du côté de la cour d'assises.
—Tu sais où elle est, papa, la cour d'assises, répondit cet effronté fils Jacques. Alors, selon toi, ma combinaison ne vaut rien?
—Non.
—Moi, je la trouve bonne; qui vivra verra.
Le vieux lui prit la main et l'attira contre lui.
—Voyons, garçon, fit-il en essayant un peu d'attendrissement paternel. Je t'ai pourtant donné des principes. Tu m'affliges véritablement. Tu vas là, et du premier coup en dehors de l'honnêteté, qui est proverbiale dans notre profession! Le fils Jacques se mit à chanter:
—Réponds, au moins, garçon!
—Ah ça! papa, est-ce que vous avez la prétention d'être honnête, vous?
Le vieux se redressa.
—Fils Jacques, fit-il sévèrement, nous ne nous entendons plus tous deux. J'ai une prétention, en effet, c'est de mourir dans mon lit. Je ne suis pas un grand philosophe, moi. J'appelle honnête tout ce qui peut passer à côté d'un gendarme sans mettre un faux nez et des lunettes vertes. Tu finiras mal, fils Jacques. Je te souhaite de n'avoir rien de plus fâcheux en ta vie que les lunettes vertes et l'emplâtre sur l'œil.... Ne répliquez pas! Vous êtes un méchant blanc-bec, allez vous coucher!
II
Les revenus de la tontine.
Quand Louaisot l'ancien le prenait sur ce ton-là, il ne faisait pas bon continuer de rire. Le fils Jacques alla se coucher l'oreille basse.
Le fils Jacques est devenu avec le temps le grand M. Louaisot de Méricourt que nous voyons un peu tombé dans sa boutique de renseignements, mais qui a eu vraiment son jour,—un jour où il a pu croire que Louaisot l'ancien était une ganache.
Au pays, là-bas, il n'y avait pas beaucoup de gentilshommes qui eussent une posture meilleure que le jeune M. Louaisot, notaire, membre du conseil général, maire de Méricourt, tuteur de Mlle Olympe et oracle de toutes les familles à vingt lieues à la ronde.
Ce jour-là ne dura pas. Le pied de M. Louaisot glissa parce qu'il avait voulu grimper trop vite, mais il se raccrocha lestement aux branches.
Il ne tomba pas plus bas que mi-côte.
Et jusqu'à ce moment, la prophétie de Louaisot l'ancien ne s'est pas encore réalisée. Le fils Jacques a passé souvent auprès de la cour d'assises et n'y est pas entré.
Mais il continue sa route le long de cette haie dangereuse. Il n'a pas atteint son but. Il y marche sans que rien l'en puisse détourner.
Il se peut encore que Louaisot l'ancien se trouve avoir été bon prophète.
Cette combinaison, en apparence si folle, dont j'entendis l'exposé sans le comprendre, ce fut la première idée de M. Louaisot de Méricourt.
Il n'a jamais eu que cette idée-là en toute sa vie.
C'est ce qu'il appelle l'affaire par excellence.
Quand il parle «d'engraisser l'affaire», il s'agit de cette idée là.
Elle a déjà marché considérablement entre ses mains. Elle est parvenue, on peut le dire, aux trois quarts et demi de la route qui conduit au succès.
Mais le dernier demi-quart restant est toujours le plus difficile à faire.
Voyez au mât de cocagne! Combien dégringolent au moment même où ils avancent la main pour saisir la montre ou la timbale?
J'ai aidé—que pardonne au pauvre esclave!—j'ai aidé parfois à faire avancer l'idée de quelques pas, mais en ce moment je suis en train de lui passer la jambe, comme on dit dans les milieux vulgaires.
Ceci, j'espère, servira d'expiation à cela.
Je la connais sur le bout du doigt, l'affaire. Elle est loin d'être aussi absurde que Louaisot l'ancien le supposait. Elle est une dans sa complication et si le principal rouage de la mécanique—la femme—ne s'était pas montré rétif dans une certaine mesure, l'idée serait peut-être parvenue à exécution depuis longtemps.
Elle peut encore réussir. Si je n'étais pas là, moi que je désignerai—l'expression est assez heureuse—par le nom de vermisseau providentiel, je dirais qu'elle doit réussir.
En somme, n'exagérons rien: étant donnée la valeur intellectuelle de M. Louaisot, on pouvait trouver mieux comme idée.
Mais l'idée étant admise pour ce qu'elle vaut, tous ceux qui connaissent un peu la partie vous diront, s'ils sont de bonne foi, que M. Louaisot de Méricourt a dépensé pour la réaliser des trésors de patience, d'audace, d'activité et de scélératesse et même de génie. Vous allez voir.
Le fils Jacques partit pour l'École de droit sans se réconcilier avec son père. Son absence ne fit ni chaud ni froid à ma situation, qui était celle d'un petit noir dans les colonies, avant l'émancipation. Tout y était, même le fouet. Louaisot l'ancien aimait à donner le fouet quand sa digestion ne réussissait pas comme il voulait.
Je ne sais comment exprimer cela: je ne me déplaisais pas chez lui—à cause de la tontine.
La conversation entre le père et le fils m'avait ouvert l'esprit d'une façon singulière. Je ne prenais plus la tontine pour une vieille dame. Je savais que c'était un tas d'or qui allait grossissant incessamment—comme les boules de neige qu'on roule au dégel.
Elle valait déjà, la boule de neige, en l'année où nous étions alors—1843,—plus de quatre millions.
Avais-je, du fond de ma misère, une notion bien exacte de ce que pouvait être un million, je n'en sais rien, mais on peut affirmer que chez les enfants l'idée du million est plutôt au dessus qu'au-dessous de la réalité.
La première fois qu'on essaie de l'évaluer, on a peur que le monde ne contienne pas assez d'or pour parfaire cette énormité.
La tontine, quand je voulus la définir, fut donc pour moi une bourse de quatre millions, devant doubler dans une période de quinze années et qui avait cinq propriétaires.
Était-ce bien cela? Si c'eût été cela, les cinq propriétaires auraient pu partager. Or, les cinq propriétaires mouraient de faim en regardant au loin ce festin, gardé par une barrière magique et auquel leurs longues dents ne pouvaient atteindre.
Non, ce n'était pas cela. L'essence de la tontine est de n'appartenir qu'à un seul. Tant qu'ils étaient cinq ayant droit, elle n'appartenait donc à personne.
Ou plutôt elle appartenait à M. Louaisot l'ancien, dragon de ce trésor, qui avait mission de le garder captif sous une demi douzaine de clefs.
Mais j'ai déjà dit combien ce vieux Normand de notaire qui faisait entrer la cour d'assises dans la définition de l'honnêteté, était fanatique partisan du travail. Je ne me couchais jamais le soir sans être à moitié expirant de fatigue.
M. Louaisot usait du même système vis-à-vis de ses autres clercs. Pourquoi, faisant exception pour l'argent de la tontine, l'aurait-il laissé honteusement se reposer?
Comme il ne se mettait jamais en dehors d'une certaine régularité, rogue comme le puritanisme coquin, il faisait grand bruit de l'immaculée candeur de sa caisse. Je penche à croire que sa caisse était en état, mais il s'y faisait des affaires à la petite semaine sur une échelle vraiment imposante. On venait lui chercher des sous jusque de l'autre côté de Rouen.
Les paysans normands sont très fins, mais très nigauds. L'idée de posséder les affole; ils ne savent pas résister aux attraits d'un lopin de terre. Aussitôt qu'un paysan a emprunté vingt écus, il est pris. M. Louaisot le tient par la patte et ne le lâche plus. En Normandie, M. Louaisot l'ancien se nomme légion. Je ne veux même pas dire ce qu'une pièce de 5 francs peut rapporter au bout de l'an à ces monts-de-piété campagnards. On ne me croirait pas.
Mais, soit qu'on les nomme banques, études, agences, soit même qu'on les appelle cabarets, si le titulaire vend du cidre, échoppes s'il raccommode des savates ou s'il fait la barbe en foire, je puis bien constater que ces boutiques de liards pullulent à tel point chez nous qu'il faut compter au moins un bourreau pour chaque douzaine de victimes.
Aussi les bourreaux eux-mêmes commencent à maigrir. On rencontre de ces sangsues toutes plates et qui languissent. Le métier ne va plus.
Le métier allait toujours pour Louaisot l'ancien qui était le dieu de cette arithmétique rabougrie. Il faisait en grand. Banquiers, perruquiers, agents, rebouteurs, usuriers de tout poil et de toute engeance étaient ses tributaires. C'était moi qui faisais circuler les capitaux, et sous ma petite houppelande en guenilles, je portais une vieille sacoche où il y avait parfois plus que la recette d'un garçon de banque.
J'ai souvent galopé derrière la diligence en demandant un petit sou, avec des paquets de billets de banque entre ma houppelande et ma peau,—car Louaisot l'ancien disait que les chemises enrhument la jeunesse.
Quoique le principal du métier soit de prêter aux pauvres, les pauvres étant la seule espèce humaine qui puisse payer trois ou quatre cents pour cent d'intérêt par an. Louaisot l'ancien aussi prêtait aux riches. Je garantis que l'argent de la tontine ne moisissait pas.
Il y avait pourtant quatre gaillards de mauvaise mine à qui M. Louaisot ne prêtait jamais. Quand ils venaient, on les mettait à la porte, quoiqu'ils offrissent de donner vingt francs pour cent sous. Je fus du temps à apprendre leurs noms, parce que ma vie se passait par vaux et par chemins.
Mais je finis bien pourtant par savoir que ces quatre déshérités à qui Louaisot l'ancien ne voulait pas prêter—même à la demi-semaine—étaient Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, Vincent Malouais, le maquignon démissionnaire. Simon Roux, dit Duchesne, le soldat déserteur et Joseph Huroux, le seul des quatre qui eût gardé un état, car il tendait la main sur les routes:
C'est-à-dire quatre des ayant droit aux millions que M. Louaisot tenait sous son pressoir et dont il tirait tant de bon jus!
Le cinquième membre de la tontine. Jean Rochecotte, vivait heureux en comparaison des autres. Son cousin, le Rochecotte de Paris lui faisait une pension de sept francs par semaine, qui se payait chez nous. Aussi, à celui-là on avançait tout ce qu'il voulait, jusqu'à concurrence de 3 fr. 30 c, le reste étant pour l'intérêt.
On s'étonnera peut-être que, dans ce pays de tripotage, des héritiers présomptifs de plusieurs millions ne trouvassent pas à emprunter une pièce blanche. Il y avait plus d'une raison pour cela. D'abord Louaisot l'ancien leur tenait la tête sous l'eau tant qu'il pouvait, sachant bien que si la voix leur poussait une fois, ils hurleraient comme des diables autour de sa caisse; ensuite, ils avaient pris soin eux-mêmes d'épaissir un tel brouillard autour de leur association que les trois quarts et demi du monde regardaient la tontine comme une pure menterie.
Ils avaient eu si grande frayeur au début des poursuites du gouvernement! Et M. Louaisot avait exploité si savamment leur épouvante!
«Argent volé ne profite pas», dit le proverbe. Je ne sais pas si jamais on put en rencontrer preuve plus lamentable que celle qui était offerte par ces quatre malheureux.
Excepté Joseph Huroux qui savait son état de mendiant, les autres mouraient littéralement de misère. Quoiqu'on ne crût pas à la Tontine, le souvenir des méfaits qui avaient donné naissance à la rumeur courant depuis tant d'années, au sujet de cette même prétendue Tontine, s'était perpétué de père en fils dans la campagne cauchoise. Ces gens-là étaient, pour tous, des voleurs.
Et non pas des voleurs ordinaires, mais des voleurs sur l'autel!
Des fournisseurs!—chose qui accumule sur soi plus de mépris et plus de haine que toutes les autres infamies rassemblées en monceau!
Je n'en sais pas bien long. J'ignore si cette haine est méritée et si ce mépris est toujours équitable. Je suppose qu'il peut se trouver un honnête homme par ici, par là dans la partie.
Mais quand on songe que dans toutes nos guerres c'est la même farce! L'ennemi est bien nourri et bien couvert: ah ça! ils n'ont donc pas de fournisseurs, les Russes ou les Prussiens?
Nos soldats, eux, arrivent à la bataille sans souliers, sans culottes, l'estomac creux et souvent la giberne vide.
Et c'est bien rare qu'on entende dire qu'il y a eu un fournisseur écartelé à quatre chevaux. Je n'en ai jamais vu.
J'en connais un, un gros, qui passe pour avoir fourni la dysenterie à tout un corps d'armée avec de la viande, mort dans son lit. Eh bien! l'autre jour, il a condamné aux galères, comme juré, un méchant gars qui avait passé une brèche pour tirer un lièvre dans un bois réservé.
Bien sûr le méchant gars avait eu tort, mais le gros fournisseur! Peut-être qu'il n'y aura plus de révolutions le jour où on fera juger les fournisseurs par les braconniers.
Dame! et tenez, je rencontrai, moi, un jour Jean-Pierre Martin, le bedeau, qui dormait au coin d'un mur. Ce ne fut pas bien brave: je lui donnai mon pied quelque part.
Que voulez-vous! Quand je vois ces gens-là c'est comme si j'entendais crier les âmes des tourlourous qui sont morts de froid et de faim tout exprès pour leur fourrer du foin dans leurs bottes!
Il n'y avait pas que moi à taper sur les quatre fournisseurs.
Ordinairement, ces gens-là sont gardés par leur coquin d'argent. Ceux-ci n'avaient pas d'argent pour se garder, on les menait à coups de fourches.
Mais le plus drôle c'est qu'ils se battaient entre eux partout où ils pouvaient se rencontrer. Ils essayaient de s'entretuer, c'est sûr, et ça se conçoit puisqu'ils devaient hériter les uns des autres.
Ils se cherchaient quand ils avaient bu par hasard. C'était chez eux une idée fixe qu'un verre de cidre éveillait. Joseph Huroux qui buvait un peu plus souvent que les autres parce qu'il était bon mendiant, passa trois fois à la police correctionnelle d'Yvetot pour avoir essayé d'assommer avec ses sabots, savoir: Jean-Pierre Martin à deux reprises, et une fois Simon.
Il faut se rendre compte de ceci que la farce durait déjà depuis trente ans, en 1843.
Non seulement il n'y en avait pas un de mort, mais ils se portaient tous comme des charmes, excepté Jean Rochecotte qui s'en allait vieux et qui était tout malingre.
On aurait dit que leur misère les conservait comme du vinaigre.
C'est sûr qu'ils devaient être enragés.
III
Coup d'œil sur la belle société des environs de Méricourt
Voilà donc que le fils Jacques resta à Caen deux années au lieu d'une pour se faire recevoir capax. Il mena là une vie assez luronne, et le vieux se plaignait qu'il dépensait beaucoup d'argent.
Lors de son retour, c'était le plus beau gars que j'aie jamais vu de ma vie. Il ne faudrait pas le juger par ce qu'il est maintenant. Quand il quitta le pays, longtemps après, ce ne fut pas tout à fait de bon gré; il se cacha de ci de là pendant plusieurs années, et il se fit une tête qu'il a gardée.
Ce qu'il n'a pas pu changer, c'est son polisson de regard qui vous poignarde derrière ses lunettes. Quand il revint de Caen, tout son individu était comme ses yeux: brillant et tranchant.
Il portait moustache, s'il vous plaît, et ses cheveux bouclés tombaient sur ses épaules. Il y avait encore des romantiques en Normandie. Il fut chez nous l'élégant des élégants.
Mme Barnod, la mère de la petite Olympe, était une très jolie femme, sévère, dévote, mais qui aimait bien les beaux gars. Elle avait une des meilleures maisons de campagne du canton. Elle faisait de la musique et parlait littérature.
Elle attira chez elle le fils Jacques, qui avait grand goût pour les maisons de gentilhommerie. Le fils Jacques se rencontra là et se lia avec deux personnages que nous reverrons plus d'une fois: le baron Péry de Marannes et M. Ferrand, le juge.
Je pense bien que le bonhomme Barnod n'était pas encore défunt. Celui-là ne faisait pas grand bruit dans le monde. Il avait le goût de la minéralogie. Je me souviens de l'avoir rencontré souvent avec son sac et son marteau. Jamais il n'entrait au salon gêner sa femme. Il était de Genève et protestant. Mme Barnod parlait toujours de lui comme d'un grand savant, mais elle le laissait aller par les chemins sans chaussettes.
Il avait un ami, presque aussi original que lui, qui ne ramassait pas des pierres, mais bien des bahuts et de la faïence: M. le marquis de Chambray, l'homme riche du pays. Ils allaient parfois ensemble faire des courses énormes. M. de Chambray pouvait avoir alors la quarantaine bien sonnée. Il ne fréquentait pas le salon de Mme Barnod.
Le juge Ferrand avait dans les trente ans. C'était aussi un joli homme, mais pas romantique. Il passait pour avoir devant lui un brillant avenir.
Mais quelqu'un qui plaisait aux dames, surtout à Mme Barnod, c'était ce farceur de baron: M. le baron Péry de Marannes. Il devait bien friser la quarantaine, sinon la dépasser, c'est égal, c'était toujours un chérubin pour la gaieté et la folie. Il faisait la cour à tout le monde, même à Mme Louaisot—la propre femme de Louaisot l'ancien, dont je n'ai pas eu encore occasion de parler.
C'était celle-là qui me coupait mon pain bis et mon petit morceau de viande. Je ne me souviens pas d'avoir rencontré une plus vilaine bonne femme en toute ma vie. Le fils Jacques en fit pourtant un beau jour une manière de grande dame qui mettait de la dentelle sur ses sales cheveux gris, mais c'était le sorcier des sorciers. Nous verrons la chose en son lieu.
Pendant que je suis au pain bis et à la viande, je peux bien parler un peu de moi. Je courais entre quatorze et quinze ans, la deuxième année du retour du fils Jacques. Je n'avais pas grandi d'un demi-pouce ni grossi d'une demi-livre. Mon père et ma mère m'avaient peut-être fait ainsi étant par trop anciens: j'étais de la vieille étoffe. Mais il est sûr que dans la maison Louaisot on ne me donnait pas assez à manger. Par contre, ils me faisaient trop travailler. Il y avait des temps de presse où la bonne femme venait me réveiller la nuit.
Le vieux Louaisot et elle faisaient bon ménage. Elle le respectait beaucoup pour un motif qu'elle exprimait ainsi:
—Depuis trente ans que nous sommes mariés, M. Louaisot en est encore à lever la main sur moi!
Son air peignait sa reconnaissance profonde et solennelle quand elle disait cela. On voyait bien qu'elle pouvait vivre cent ans et qu'elle ne guérirait jamais de son étonnement.
Elle buvait du cidre avec plaisir, mais sans se déranger, se lavait les mains les jours où elle allait en ville, et obtenait quelquefois—pas souvent—des écus de cinq francs pour le fils Jacques qui la traitait par-dessous la jambe en toute occasion.
Si j'étais maigre comme un petit clou, je n'étais pas faible. J'accomplissais une somme de besogne qui eût découragé un homme fort. Outre mon état de petit clerc et mes fonctions de saute-ruisseau, j'étais le valet de chambre des deux Louaisot père et fils et la camériste de la bonne femme.
Faut-il l'avouer? Dès cet âge si tendre j'avais un talisman: l'amour. Stéphanie, jeune paysanne un peu plus âgée que moi et légèrement disloquée, qui raccommodait le linge et les vêtements tout en faisant la cuisine, avait su me plaire.
Je n'ai pas un tempérament à m'étendre sur les secrets de ma vie privée. Qu'il me suffise de dire qu'un cœur content fait passer par-dessus bien des désagréments matériels, et que Stéphanie, sans manquer à l'honneur, me donnait bien quelques rogatons et quelques caresses.
Le fils Jacques chantait très bien. Mme Barnod aimait à dire des morceaux d'opéra devant le baron de Marannes, qui l'écoutait religieusement en faisant des mines à la femme de chambre. Le fils Jacques s'insinua surtout en proposant ses services pour le duo de Guillaume Tell. Les choses suisses avaient une plus-value dans le salon Barnod.
Jacques fut en outre chargé d'apprendre le solfège à la petite Olympe, qui attrapait ses douze ans et qui était jolie comme les amours.
Je ne saurais pas trop dire comment elle était avec le fils Jacques. Des fois—c'était beaucoup plus tard, il est vrai,—j'ai cru qu'elle l'adorait. D'autres fois, il m'a semblé qu'elle le détestait comme la colique.
Elle avait, en ce temps-là, un petit ami de son âge, un vrai séraphin, qui s'appelait Lucien Thibaut. Je crois bien qu'ils s'aimaient comme deux enfants qu'ils étaient, si toutefois Mlle Olympe Barnod a jamais été un enfant.
Ce Lucien Thibaut est tombé par la suite des temps dans un trou de malheur qui semble sans fond. J'ai essayé de lui porter secours, moyennant rétribution, bien entendu, mais il ne me connaissait pas, il n'a pas voulu de mes services.
Il a eu grand tort.
Pour le moment, il ne s'agit pas de lui, ce que je veux raconter, c'est le mariage de ce polisson de baron, et je me souviens bien maintenant que le pauvre bonhomme Barnod n'était pas mort, car on se moquait assez de lui.
Le baron Péry de Marannes avait beau écouter chanter Mme Barnod, tout en faisant des signes à sa domestique, cela ne l'empêchait pas de courir encore ailleurs. C'était un séducteur n°1. Il m'a fait peur une fois au sujet de Stéphanie.
Pauvre ange, elle était bien au-dessus de cela!
Voilà donc que tout d'un coup Mme Barnod abandonna le duo de Guillaume Tell pour jaunir et maigrir que ça faisait peine à voir. Je rencontrais le fils Jacques qui riait sous cape, car il a toujours aimé plaies et bosses, et un jour, de ma soupente je l'entendis, qui disait à Louaisot l'ancien:
—Tu es bien heureux d'avoir épousé une honnête femme, toi, papa!
—Le fait est, répondit le bonhomme, que Mme Louaisot, ta mère, ne m'a jamais donné lieu de concevoir le moindre soupçon. Je suis d'un caractère vif, garçon, et je n'aurais pas toléré de certaines manières.
Ce gueux de fils Jacques avait grand peine à s'empêcher de rire.
Moi, l'idée ne m'était pas encore venue que Mme Louaisot eût été, en son temps, une personne du sexe capable d'avoir de certaines manières et d'inspirer de certaines inquiétudes. C'était pour moi Mme Louaisot: une laideur à la fois auguste et redoutable. Elle me suffisait comme cela.
—Papa, reprit le fils Jacques, aimes-tu les cancans?
—Je les ai toujours méprisés, Fanfan, mais, si tu en sais, dis-les moi.
Le fils Jacques se mit à rire.
—Je n'en ai qu'un, dit-il, mais il se porte bien! Tu sais, ma combinaison? Elle n'est pas cause si tu ne l'as pas comprise. Je la mûris depuis le temps et je te préviens qu'elle a déjà une certaine tournure. C'est pour ma combinaison que je fréquente la maison Barnod, et sans ma combinaison je t'aurais déjà dit de veiller à ta balance avec le baron Péry... mais tu n'as pas besoin de conseils, papa.... Il y a donc que Mme Barnod est partie ce matin pour Vichy.
—Avec M. Barnod?
—Ah! mais non!
—Serait-ce avec le baron de Marannes?
Louaisot l'ancien dit cela avec indignation. Il était filou mais chaste.
—Non plus, hélas! répondit le fils Jacques. Ce monstre de baron se marie.
—Qui épouse-t-il? demanda vivement l'ancien.
—Une jeune personne du pays, qui a une fort jolie fortune et qu'il rendra malheureuse comme les pierres.
L'ancien dit:
—Ça regarde la jeune personne. D'où est-elle?
—Du côté de Rouen, je crois.
—Et c'est avancé, le mariage?
—On les publie dimanche.
—Fanfan, fit observer M. Louaisot, je ne vois pas là de cancan.
—Ce n'est pas là non plus qu'est le cancan, papa. Il roule sur la route de Vichy.
—Voudrais-tu me donner à entendre?...
—Voilà. Si tu ne veux pas savoir, papa, il est encore temps de te boucher les oreilles.
Le bonhomme posa son bonnet de coton sur l'oreille et dit:
—Il est bon d'être au fait de toutes circonstances dans une localité. Cause mais sois bref. Ces faridondaines là ne valent pas la peine d'être délayées.
—Eh bien donc, papa, le cancan, c'est cet affreux baron! au moment où l'affaire de son mariage prenait tournure! Je crois même qu'il a dû emprunter deux ou trois centaines de louis dans la maison Barnod pour faire les beaux bras, auprès de sa nouvelle famille!
—Satané farceur! dit l'ancien d'un ton presque caressant. J'aimerais encore mieux être à la place de Mme Barnod qu'à la place de la pauvre petite qu'il épouse.
—On dit que c'est l'ange du bon Dieu!
—Raison de plus!
—Mais d'un autre côté, papa, cette pauvre Mme Barnod est bien empêchée, va! Il paraît que M. Barnod ne donne plus, depuis longtemps, aucun prétexte de supposer qu'il ait pu contribuer....
—Fanfan, je vous engage à ne pas entrer dans ces détails!
—Papa, c'est Louette, la bonne d'Olympe, qui me les a confiés sous le sceau du mystère le plus absolu. Tu comprends bien que Mme Barnod a été obligée d'emmener Olympe avec elle pour garder une contenance....
—Puisque c'est un fait accompli....
—Mais non, papa... j'ai cru pouvoir dire à Louette... je sais que tu aimes à rendre des services quand ça te procure une influence.... Notre maison est grande....
—Les points sur les i, s'il vous plaît, Fanfan! interrompit l'ancien. Qu'est-ce que Mme Barnod va faire à Vichy?
—Ses couches, papa, mais elle n'ira pas jusqu'à Vichy. Louette a trouvé un nid à deux heures de Dieppe.
—Et sous quelle couleur cette femme coupable dissimule-t-elle le projet de son voyage?
—Des coliques hépatiques, papa. Les eaux de Vichy font dégringoler les calculs biliaires....
—Elles en ont la réputation. Fanfan... et alors la fille Louette viendrait ici pendant ce temps là avec la petite?
—Si tu veux bien le permettre.
—Laisse-moi réfléchir jusqu'à demain, garçon.
—Bien, papa. Je vais les rejoindre au salon. J'ai fait préparer la chambre bleue, car elles ne peuvent pas coucher dehors... et j'espère qu'au dîner tu vas être aimable.
Ce terrible baron, pendant cela, était à choisir la corbeille de sa future. Il fut charmant, il donna des chiffons d'une fraîcheur étourdissante. Il fit des mots qu'il plaçait comme cela depuis vingt ans, mais que sa nouvelle famille ne connaissait pas encore.
Nous avions un client à l'étude qui était de ce monde-là et qui disait:
—Voilà une petite demoiselle qui a péché le gros lot à la loterie du mariage. Avec un pareil homme, on ne peut pas s'ennuyer!
Mme Barnod revint de Vichy le lendemain du mariage.
M. Barnod, en sa qualité de minéralogiste eut quelque envie de voir les calculs, mais sa femme l'envoya paître.
Olympe dit à sa mère que M. Jacques Louaisot l'avait fait travailler et promener comme s'il avait été son grand frère.
Ce fut l'origine de la grande influence du fils Jacques dans cette maison-là.
Au bout de huit jours, cependant, M. le baron était à son poste dans le salon Barnod, ne pouvant plus écouter Mme Barnod qui n'avait garde de chanter, mais faisant toujours des signes à Louette.
Il était triste, le salon. M. Ferrand ne savait rien, ou du moins ou ne lui avait rien confié, mais il devinait et se sentait mal à l'aise. C'était un véritable ami. Malheureusement, il avait l'air d'avoir été davantage. Le fils Jacques observait et jouait au professeur avec Olympe. Mme Barnod se livrait à cette joie rancuneuse des femmes sur le retour qui croient faire peser l'abandon sur une jeune rivale.
Car ce baron se moquait déjà très agréablement de son petit ménage.
Il avait l'air, le vieil étourdi, de faire l'école buissonnière loin de sa femme de dix-neuf ans.
Celui-là était-il un fripon ou un misérable vieil enfant?
Je fus choisi une fois, car on me mettait à toute sauce, de conduire la carriole, prêtée par le fils Jacques à Mme Barnod pour une expédition tout à fait caractéristique.
Mme Barnod et M. le baron Péry allaient visiter un enfant du sexe féminin qui était en nourrice dans une ferme de l'autre côté de Dieppe, tenue par des métayers du nom de Hulot.
J'étais chargé par le fils Jacques, qui passait décidément à l'état de confident, de dire, au retour, que j'avais conduit Mme Barnod toute seule faire une visite sur la route.
La mère Hulot, forte nourrice, exhiba une belle petite fille qu'elle appelait Fanchette. Le baron Péry la dévora de baisers. Mme Barnod pleurait comme une Madeleine.
En revenant, on causa. Dans les carrioles du pays de Caux, le siège du cocher est tout bonnement la banquette. J'étais donc avec eux, et cela gênait bien Mme Barnod.
Rien ne gênait jamais le baron Péry qui avait le plus heureux des caractères.
Il était à son aise comme s'il se fût appelé M. Barnod ou que Mme Barnod eût été la baronne Péry.
Il y eut pourtant un moment où il baissa la voix presque aussi bas que sa compagne. Mme Barnod parlait de l'avenir de cette pauvre petite créature, placée entre deux familles, mais qui n'aurait point de famille. Tout à coup, j'entendis le baron qui murmurait d'une voix religieusement émue:
—Cinquante mille francs! Ah! c'est joli!
Je crus d'abord qu'il promettait, comme on dit chez nous, une indépendance de cinquante mille francs à la petite, et je pensais en moi-même: Mon gaillard, voilà deux mille cinq cents livres de rentes qui ne te coûteront pas cher à payer. Mais je me trompais. L'indépendance était constituée par Mme Barnod elle-même. Comment elle avait pu se procurer pareille somme, cela ne me regarde pas. Elle l'avait, la somme, sur elle, dans un portefeuille, et c'est pour cela que la voix de l'excellent baron avait tremblé de tendresse. Rien ne put l'empêcher de se jeter au cou de Mme Barnod. Il l'aurait embrassée devant la terre entière tant il trouvait son procédé délicat. La pauvre femme se tuait à dire:
—Cet argent-là m'appartient en propre. Ce n'est pas une fortune, mais en le plaçant dès aujourd'hui chez un notaire, notre petite Fanchette aura une aisance à sa majorité.
—Parbleu! répondait le baron. Si elle se plaignait, elle serait bien difficile! Vous êtes la plus généreuse des mères. Ce qui me vexe, c'est de n'en pas pouvoir faire autant.
Le portefeuille passa dans sa poche.
Il fut convenu entre Mme Barnod et lui que la somme serait placée dès le lendemain. Pendant toute la route, le baron se prêta avec une charmante obligeance à la fantaisie qu'avait Mme Barnod de bâtir des châteaux en Espagne pour la petite Fanchette. Ce cher baron ne demandait jamais mieux que de faire plaisir aux dames.
Figurez-vous que le lendemain je guettai à l'étude pour voir arriver le dépôt. Ça m'intéressait. J'étais un peu de l'affaire.
Mais la dot de Fanchette n'arriva pas ce jour là, ni le lendemain.
Pauvre Mme Barnod! Le baron devenait enragé quand il avait des billets de banque. Il abandonna en même temps sa jeune femme et sa vieille maîtresse pour un voyage de Paris, où il mena la vie d'étudiant tant qu'il y eut un écu dans son escarcelle.
Voilà où fut déposée la dot de Fanchette.
Et c'est ainsi qu'entra dans la vie la sœur cadette de Mme la marquise Olympe de Chambray, la sœur aînée de Mlle Jeanne Péry.
IV
Changement de règne.
Pendant que le baron éblouissait ainsi le Quartier latin par ses fredaines, la pauvre petite baronne restait toute seule à la maison. Il n'y avait aucune mésintelligence entre elle et son mari. Celui-ci ne l'avait jamais vue que pour l'adorer à genoux.
C'était bien le mari le plus aimable qui se puisse imaginer.
Seulement à quarante et quelques années, il avait juste dix-huit ans, et je ne sais pas si il y a au monde une infirmité plus fâcheuse que celle-là.
Il fut dix ou onze mois à manger la dot de Fanchette. Quand il revint, la jeune baronne avait mis au monde une jolie petite fille que le baron dévora de baisers.
Il était comme cela, le cœur sur la main.
Quand Mme Barnod voulut lui faire des reproches, il pleura à chaudes larmes, et je crois qu'elle lui donna dix louis pour qu'il eût du moins de l'argent de poche.
Il promit du reste, sur son honneur, de faire six cents francs de pension viagère à Fanchette—qu'il allait voir avec Mme Barnod et à qui il ne gardait pas la moindre rancune.
Pendant les années qui suivirent, il venait comme cela de temps en temps voir la petite baronne qu'il aimait beaucoup et Mme Barnod à qui il témoignait son estime en acceptant d'elle quelques cadeaux. Il embrassait Fanchette et Jeanne du même cœur innocent et ouvert aux joies de la nature.
Je ne sais ce qu'il avait conté à sa petite femme, mais c'était généralement celle-ci qui venait porter à l'étude les deux semestres de 300 francs constituant la pension de Fanchette.
Je me souviens de Jeanne Péry, en ce temps-là comme d'un petit chérubin de trois ou quatre ans. Elle était gentille à croquer. Mme Barnod la suivait partout à la promenade pour l'embrasser.
Le fait est qu'on aurait dit Fanchette, habillée en petite demoiselle.
Fanchette était toujours chez maman Hulot sa nourrice, et portait des habits de paysanne.
Aux environ de 1850, la petite baronne et Jeanne quittèrent le pays. Le bruit courut que le cher baron les avait saignées à blanc et qu'elles avaient gagné du côté de Rouen pour cacher la grande gêne où elles étaient.
Chez nous, les choses avaient bien changé, non pas pour moi: je ne sais pas quelle révolution il aurait fallu pour qu'on me donnât mon content de soupe, mais pour les maîtres.
Louaisot l'ancien baissait, le fils Jacques haussait.
La bonne femme tenait son ancien niveau, juste, qui l'avait mise autrefois au-dessous de l'ancien, au-dessus du fils Jacques, et qui la mettait maintenant au-dessous du fils Jacques, au-dessus de l'ancien.
Cela ne s'était pas produit sans de terribles batailles intérieures. Le vieux était titulaire, en définitive et tenait ferme à son autorité. Je crus un instant qu'il allait gagner la partie.
Mais voyez ce qui se passe quand un roi tombe ou qu'une république s'en va. C'est toujours de l'intérieur de la boutique que part le mauvais coup. Et qui nous trahirait si ce n'étaient les nôtres? Quand la bonne femme vit que l'ancien dégringolait et que le fils Jacques montait elle se mit à taper sur l'ancien pour le compte du fils Jacques.
Le vieux se débattit puis resta tranquille. On se comporta du reste décemment avec lui. La bonne femme lui ravaudait toujours ses bonnets de coton et il restait le maître à la condition de faire tout ce que le fils Jacques voulait.
La dernière fois que l'ancien se mit en colère pour tout de bon, ce fut un soir ou le fils Jacques apporta une robe de soie à la bonne femme.
La bonne femme en robe de soie! Le fait est que ça me parut une drôle d'idée. Du premier coup le vieux parla de les jeter tous deux à la porte.
Le fils Jacques dit à sa mère de s'en aller, et resta seul avec son père.
—Papa, demanda-t-il tranquillement, qu'est-ce que vous fîtes jadis quand feu mon grand-père tomba en enfance?
Le vieux leva la main. Le jeune la lui prit et la serra sans méchanceté.
—Il n'y a rien de bête comme de se fourrer des attaques d'apoplexie foudroyante, lui dit-il. Voilà vos deux grosses veines qui se gonflent et votre cou qui enfle comme celui d'un dindon.... Vous dites à feu mon grand-père, c'est ma grand'mère qui me l'a raconté: «Papa, chacun son tour. Vous avez mené l'attelage tant que vous avez eu bon œil et bon poignet. Maintenant vos lunettes n'y voient goutte et votre moignon tremble. Vous verseriez la diligence, papa, je prends les guides et le fouet.» Il paraît tout de même que c'était vrai car le père mit son menton dans son giron.
—Moi je ne vous dis pas ça, papa, reprit le fils Jacques, parce que je vaux mieux que vous. Je vous dis: restez sur votre siège, mais laissez-moi manier le fouet et tenir les chevaux en bride. Comme ça, vous vivrez et vous mourrez tranquillement.
L'ancien ne répondit pas tout de suite. Il savait bien que la résistance était impossible à cause de la défection de sa bonne femme. Aussi sa rancune alla contre la bonne femme.
—Je veux bien que tu mènes les affaires, Fanfan, dit-il, mais pourquoi acheter de la soie à la vieille?
Le fils Jacques se redressa.
—Papa, fit-il, vous n'avez jamais été en état de me comprendre. Vous souvenez-vous d'un soir où vous me refusâtes trente sous d'une mécanique que j'avais inventée? C'était pour la tontine.... Oui? Vous vous en souvenez, pas vrai? C'est vrai qu'il y manquait quelque petite chose. Un premier jet n'est pas complet. Mais voilà sept ans que j'y travaille et que je la perfectionne. C'est déjà un joli ouvrage maintenant et ça deviendra encore un plus joli ouvrage plus tard. Le temps importe peu quand on est jeune. J'y mettrai tout le temps qu'il faudra, et toutes les herbes de la Saint-Jean aussi pour que l'affaire devienne la reine des affaires. La robe de soie que j'ai donnée à Mme Louaisot, mon papa, est une herbe de la Saint-Jean destinée à nourrir l'affaire.
Depuis ce soir-là, le vieux ne remua plus. Je n'y gagnai pas, car n'ayant plus personne à mener il prit l'habitude de me battre. Le fils Jacques et la bonne femme pensèrent qu'on ne pouvait lui refuser cette satisfaction-là.
Mais d'un autre côté, comme je fus bientôt seul à le servir, l'idée me vint de lui voler une part de son manger, et je ne m'étais jamais vu à pareille fête. Je sus vers cette époque ce que c'était qu'un blanc de poulet!
Le fils Jacques menait l'étude quoique Louaisot l'ancien fût toujours assis devant son grand bureau de bois noir. Mais le fils Jacques faisait encore bien d'autres choses.
Depuis son retour au logis, il s'amusait assez bien avec des mauvais sujets venus de Dieppe: cela ne l'empêchait pas de travailler beaucoup. Il était savant. Je l'ai vu passer des nuits entières sur des livres de philosophie ou de mathématiques. Il lisait cinq ou six langues aussi couramment que le français. La bonne femme qui l'adorait, le grondait souvent au sujet de ses veilles. Il répondait:
—Les gens qui dirigent les fouilles dans les mines sont obligés d'aller à l'École polytechnique; moi, je fouille quelque chose de bien plus profond et de bien plus riche qu'une mine. Pour installer ma mécanique, il faut tout savoir. Je saurai tout!
Sa chambre était encombrée de livres, il y en avait un grand nombre dont je ne peux pas dire les titres parce qu'ils étaient en langues étrangères, mais je me souviens d'un tas de bouquins sur la police, de la collection complète des causes célèbres—j'y fourrais bien, moi aussi, le nez quelquefois,—de traités allemands et anglais sur l'Induction, la Déduction, le Calcul des probables et l'Échelle des présomptions.
Il avait usé à force de le lire un ouvrage écrit en anglais, par un auteur dont j'ai vu le nom, longtemps après affiché aux devantures des libraires parisiens: Edgar Poe.
C'était pour faire le Mal qu'il étudiait ainsi, mais il n'y a pas beaucoup d'hommes qui se donnent autant de peine pour faire le Bien.
J'ai vu depuis des jeunes savants qui travaillaient pour passer leurs examens. Ce n'était rien auprès du fils Jacques. Aussi quand il était de bonne humeur, il disait:
—Je passe mes examens vis-à-vis de moi-même. Rien ne me résistera. Quand il en sera temps, je ferai dire au diable qu'il peut venir, et il me recevra docteur.
M. Louaisot l'ancien mourut tout seul et sans secours un soir que j'étais en course. Sa bonne femme, qui avait bu trop de cidre, s'était endormie auprès du feu de la cuisine.
On trouva le vieux à moitié hors de son lit. Il avait crié, puis il avait essayé de se lever. C'est la fin ordinaire des rois dégommés.
L'enterrement fut superbe: la vieille mit sa robe de soie pour la première fois pour recevoir les visites du deuil.
Le fils Jacques se fit nommer titulaire sans difficulté. Il devint Me Louaisot. Dans le pays, on vit bien tout de suite qu'il irait plus vite que son père.
Au bout de dix mois la bonne femme fut installée à la moderne et tint maison. Ça ne lui allait pas beaucoup dans les commencements, mais peu à peu elle s'habitua à boire du bordeaux au lieu de cidre.
—On se fait à tout, disait-elle.
Nous verrons bien plus tard pourquoi le nouveau Louaisot régnant donnait toutes ces belles façons à sa reine-mère.
Le voisinage ne se fit pas du tout prier pour venir chez nous. En définitive, nous étions une vieille boutique. Les secrets de tout le pays dormaient dans nos cartons. On s'étonna bien un peu de voir M. Louaisot prendre tout à coup un train de gentilhomme, mais on pensait qu'il était bien assez riche pour cela. M. Barnod était mort, je ne saurais pas trop dire quand, car les gens comme lui vont et viennent sans qu'on s'en aperçoive. Je me souviens seulement que sa collection minéralogique fut vendue à l'encan parce qu'elle encombrait trois chambres. Il avait employé sa vie à la former. On en eut 25 fr. 50 c.
Mme Barnod fut tutrice d'Olympe, selon le droit. On nomma pour subrogé tuteur M. le juge Ferrand.
Olympe était une petite demoiselle. Il n'y a jamais eu rien au monde de si joli qu'elle en ce temps-là. Bien entendu. Louaisot ne pouvait plus jouer au professeur avec elle, mais il avait gagné entièrement la confiance de Mme Barnod, qui le consultait en tout. Il avait pris un air grave et tout à fait notaire. Ses ennemis eux-mêmes disaient qu'il aurait pu épouser n'importe qui dans le pays.
Mais souvenons-nous de la mécanique expliquée au vieux pendant que je faisais semblant de dormir dans ma soupente.
Pour la mécanique, Louaisot ne pouvait épouser qu'Olympe.
Non pas Olympe Barnod, mais Olympe, veuve de M. le marquis de Chambray.
C'était écrit.—Seulement, M. le marquis de Chambray vivait comme un loup, et Olympe ne sortait guère de l'enclos de sa mère.
Olympe et le marquis ne s'étaient jamais vus.
Patience. Il y avait autre chose à régler avant cela.
Qui dit mécanique parle naturellement de précision et surtout de régularité. Ce n'est pas dans ces choses-là qu'on peut mettre la charrue avant les bœufs.
Mme Barnod mourut au mois de juin 1852. Olympe avait seize ans.
On raconta, dans le pays, que M. Louaisot avait mené au lit de mort de la bonne dame une petite fille de six ou sept ans, du nom de Fanchette. Le fait est probable, mais je n'en eus point connaissance personnelle.
Ce qui est sûr, c'est que le testament donna une preuve bien certaine de la confiance que la défunte avait en M. Louaisot.
Ce testament désigna expressément M. Louaisot comme devant être le tuteur d'Olympe.
La chose était évidemment en dehors du droit; aussi le conseil de famille avait à sanctionner ou à repousser ce désir maternel.
M. le juge Ferrand, qui était subrogé-tuteur du vivant de la mère, se posa ici tout franchement en adversaire de M. Louaisot. Il fit valoir devant le conseil de famille, dans un discours où perçait quelque rancune de n'avoir pas été désigné par la mère,—lui, l'ancien subrogé-tuteur,—il fit valoir un assez grand nombre de considérations parmi lesquelles l'âge du jeune notaire était placé en première ligne.
Mlle Olympe Barnod était maintenant une fille nubile. Comment lui donner pour retraite la maison d'un jeune homme qui atteignait à peine ses trente ans?
Cette considération parut impressionner assez vivement le conseil.
Mais M. Louaisot prit la parole à son tour, disant qu'il croirait manquer à son devoir envers la défunte s'il désertait sans combattre le poste d'honneur qu'elle lui avait confié.
M. Ferrand était connu comme orateur; personne ne savait encore si M. Louaisot parlait bien ou mal. Son succès fut d'autant plus grand que l'étonnement de l'entendre discourir beaucoup mieux que M. Ferrand vint à tout le monde.
Il rendit justice tout d'abord aux excellentes intentions de son adversaire qui parlait uniquement, sans doute dans l'intérêt de la mineure, et ajouta tout de suite que, si sa maison était choisie par le conseil pour y abriter Olympe, il supplierait M. Ferrand d'en apprendre bien vite le chemin.
Ayant ensuite combattu les diverses considérations présentées par le juge et qu'il écarta comme en se jouant, il arriva à la question d'âge.
—Messieurs, dit-il, faisant comme s'il n'eût pu retenir un sourire, les choses se présentent en vérité comme si M. Ferrand et moi nous étions deux compétiteurs. Prenons-le donc ainsi. Il sera tuteur de Mlle Barnod, au cas où vous me jugeriez indigne de l'être moi-même. Eh bien! M. Ferrand est garçon comme moi, à moins qu'il ne nous déclare aujourd'hui un mariage secret; M. Ferrand est jeune comme moi, car une différence de quatre ou cinq ans est insignifiante dans l'espèce. M. Ferrand aurait-il donc à présenter des garanties que je ne puis fournir?
Il en est une, Messieurs, la meilleure de toutes. L'un de nous deux peut l'offrir, en effet, mais il se trouve que ce n'est pas M. Ferrand.
Moi, j'ai une mère, avec laquelle je vis et vivrai jusqu'à ce que Dieu me la prenne, une mère respectable, femme du monde, entretenant des relations avec les premières familles de la contrée, une mère qui gouverne ma maison, qui éclaire ma conduite et qui sera pour ma pupille non seulement un guide, mais un porte-respect.
J'en suis fâché pour M. Ferrand. Il mettrait donc sa pupille au couvent, puisque pour la garder il n'a ni femme ni mère!
Louaisot l'ancien n'avait pas deviné cela, mais vous comprenez maintenant pourquoi le fils Jacques avait acheté de la soie à la vieille.
À l'unanimité, le conseil de famille adjugea la tutelle à M. Louaisot.
La justice ratifia cette décision. C'était un grand pas de fait.
La mécanique inventée par le fils Jacques commençait à dessiner ses rouages. Un homme habile aurait déjà deviné son mouvement. Le juge Ferrand était un homme habile, mais il eut le tort de bouder. Il se retira.
M. Louaisot resta seul en face d'Olympe.
Voici que nous entrons dans le vif de l'affaire.
Jusqu'à présent M. Louaisot avait travaillé comme un nègre on peut le dire, autour de la tontine, sans se préoccuper autrement de la tontine elle-même.
Il établissait, à des distances inouïes, les premiers travaux d'un siège régulier qui menaçait non pas le dernier vivant quelconque de la tontine, ou du moins son héritage, mais un dernier vivant dénommé, qu'il avait choisi entre les cinq.
Je n'ai pas besoin de faire remarquer que si le cours de la nature ou la volonté de la Providence venait à déranger l'ordre des décès fixé par M. Louaisot lui-même, la mécanique dudit M. Louaisot se détraquait aussitôt et n'était plus bonne qu'à mettre au grenier.
Il n'avait pas l'air, en vérité, de craindre le moindre achoppement de ce côté. On eût dit qu'il avait fait un pacte avec la destinée.
Il laissait les membres de la tontine végéter comme ils l'entendaient au fond d'une misère, devenue si normale qu'elle n'excitait même plus la curiosité.
Peu de jours après l'entrée d'Olympe à la maison, j'appris dans mes courses que le premier des cinq fournisseurs associés avait payé son tribut à la nature.
Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, avait été trouvé mort dans le fossé de la grand'route qui mène d'Yvetot à Rouen. Les constatations médicales dénonçaient une congestion au cerveau, occasionnée par l'ivresse.
Je me hâtai de rentrer chez nous pour apprendre la nouvelle au patron.
—Tiens, tiens, fit-il, on ne parle pas de traces de lutte?
—Quelque chose comme une poussée entre ivrognes, mais pas de blessures ayant pu occasionner la mort.
Louaisot réfléchit un instant, puis il dit:
—Ça commence! Joseph Huroux est un malin. Je le surveillerai.
J'étais dépossédé de ma soupente parce qu'on avait donné l'ancien appartement du vieux Louaisot à Mlle Olympe-Barnod.
Elle reposait là, bien tranquille, sous l'aile même de la vieille mère Louaisot dont la chambre à coucher s'ouvrait à deux pas du lit de la fillette.
Toutes les convenances étaient du reste gardées admirablement. La bonne femme ne bougeait pas de la maison et c'était un va et vient perpétuel des familles du voisinage qui avaient décidément adopté le salon Louaisot comme centre de la bonne compagnie du canton.
Olympe était triste de la mort de sa mère, mais ce n'était pas une de ces tristesses qui fuient le bruit. Elle aimait le monde. Il est vrai que le monde l'adorait.
Ce noble ermite du château voisin, le sauvage marquis de Chambray s'était attiré hors de son trou petit à petit. Il était venu d'abord sous prétexte d'affaires, car tous ses dossiers de famille étaient à l'étude. Maintenant il ne se passait pas de semaine sans qu'il arrivât au salon avec un gros bouquet cueilli dans sa serre magnifique.
La première apparition du marquis fit à Louaisot l'effet joyeux que produit sur l'araignée la mouche imprudente effleurant de sa patte un fil de la toile tendue, précisément à son intention.
Certes, la mort de Jean Pierre Martin ne l'avait pas frappé si agréablement.
Les rouages s'engrenaient. On allait voir le premier tour de manivelle.
Souvenez-vous que j'avais entendu le plan explicatif de la machine. Je possédais la clé, je pouvais juger.
Olympe n'entretenait de correspondance avec personne, sinon avec un jeune garçon, ami de son enfance et dont j'ai dû parler déjà: M. Lucien Thibaut qui faisait alors ses études à Paris. La veille de Noël de cette année 1852, elle avait reçu une lettre de ce Lucien, et elle était tout heureuse.
Entre eux, je ne saurais pas dire si c'était de l'amour, mais Olympe l'a aimé plus tard avec passion. Elle l'aime encore.
Dans la maison Louaisot, depuis son arrivée, elle était traitée comme une petite reine. Personne ne lui demandait compte de ses actions et tout le monde s'attachait à lui plaire. Elle était gardée mieux qu'un trésor: la bonne femme couchait d'un côté d'elle et Louette de l'autre.
Ce soir là, Mme veuve Louaisot fit la partie d'aller à la messe de minuit. Louette demanda la permission de l'accompagner. Elles partirent vers onze heures parce que l'église était loin. On mit pour gardienne, à la place de Louette, une jeune paysanne des environs d'Yvetot qui était depuis peu au service des Louaisot et qui s'appelait Pélagie.
Olympe était heureuse d'être seule, parce qu'elle voulait répondre à Lucien. Vers minuit, au moment où elle appartenait tout entière au plaisir de sa correspondance, elle entendit le parquet de sa chambre craquer.
Elle leva les yeux avec un sentiment de frayeur irréfléchie et vit un homme debout devant elle.
Elle appela Louette, sans songer que Louette était absente.
Un ronflement sonore lui répondit de la chambre voisine où Pélagie dormait à triple carillon.
Du reste, Olympe ne renouvela point son cri, car elle avait reconnu M. Louaisot son tuteur.
Si elle ne l'avait pas reconnu tout de suite, c'est que le beau notaire était, en vérité, ce soir, différent de lui-même. Un gros paletot de campagne l'alourdissait et l'épaississait. Au lieu du galant jeune homme qui l'entourait, tant que durait le jour, de courtoisie et de respects affectueux, elle voyait ici quelque chose comme un surveillant fâcheux: un vrai tuteur de comédie.
—Ma chère demoiselle, dit Louaisot d'un ton qu'elle trouva sévère, je suis rentré tard. On m'a dit que vous receviez des lettres d'un jeune homme.... Olympe se mit à trembler. Peut-être était-ce de colère, car c'était une impérieuse enfant.
M. Louaisot se rapprocha comme s'il eût voulu saisir la lettre qu'elle écrivait. Elle la retira avec indignation.
Louaisot se mit à sourire. Je ne sais comment le lourd paletot écarta ses revers laissant voir un élégant costume de ville.
Ceux qui me lisent auront occasion bientôt de voir à quel point cet homme était comédien.
—Vous voilà toute bouleversée, ma chère enfant, dit-il avec douceur. Vous retirez votre lettre comme si vous aviez crainte de me voir vous l'arracher. Avez-vous donc eu à vous plaindre de la manière dont vous êtes traitée chez moi?
Olympe rougit et courba la tête. Louaisot prit un siège auprès d'elle.
Ceci était joué supérieurement. L'effet voulu était produit. Olympe, déroutée, n'avait pas trouvé le joint pour dire: «Monsieur, que venez vous faire chez moi à cette heure?»
Et c'était exactement tout ce que Louaisot voulait.
Quand Louaisot fut assis, le campagnard avait disparu avec le gros paletot, jeté sur le dos d'une chaise. Le beau jeune homme était revenu.
—J'ai donc l'air d'un tyran? demanda-t-il avec sa gaieté ordinaire, où il mettait une nuance de sensibilité. De mes droits cependant, je ne réclame que celui de dire à ma chère pupille que la nuit est faite pour dormir et que notre bel étudiant Lucien Thibaut peut bien attendre sa réponse jusqu'à demain.
—Je n'avais pas sommeil... balbutia Olympe qui n'avait qu'une pensée: excuser son empressement.
Puis prise de ce besoin particulier aux femmes qui nient comme elles respirent; elle ajouta:
—Ce n'est pas ce que vous croyez, Monsieur!
—Est-ce que vous savez ce que je crois, Olympe? demanda Louaisot.
Il souriait toujours. Il avait des yeux comme je n'en ai vu à personne. Il se pencha un peu en avant. Les boucles brillantes de ses cheveux jouèrent autour de son sourire.
Olympe se sentit rougir.
Ceux qui connaissent maintenant cet homme-là et qui ne l'ont pas connu au temps dont je parle, croiront que je me moque. Il était beau jusqu'à produire chez la jeune fille un sentiment de malaise magnétique.
Pélagie ronflait, mais elle ne dormait pas.
Il y avait trois femmes à la maison, et Dieu sait que cette aventure extraordinaire leur fut un sujet de conversation pendant bien des jours.
J'ai vu ce que je raconte par ma pauvre Stéphanie qui faisait tous les soirs la veillée avec Louette et Pélagie.
—Je crois, reprit Louaisot dont la voix grave vibrait comme les cordes basses d'une harpe, que vous êtes belle, divinement pure, et que votre cœur va s'éveiller. Vous n'avez plus de mère, et c'est moi que votre mère a choisi pour la remplacer.
—C'est vrai, murmura Olympe. Ma mère avait confiance en vous.
—C'est qu'elle savait le fond de mon âme, et que tous deux—votre mère et moi—nous avions causé bien souvent de ce qui arrive aujourd'hui.
—Quoi! de Lucien?
—Non pas de Lucien... ou plutôt, si fait, je crois bien que le nom de votre jeune camarade d'enfance est venu, et même plus d'une fois dans nos entretiens....
—Ma mère l'aimait, interrompit Olympe.
—Je crois me souvenir de cela. Et il parait que le jeune homme le mérite à tous égards.
—Oh! oui, fit Olympe.
—Oh! oui! répéta Louaisot, contrefaisant l'accent de sa pupille avec une moquerie tout imprégnée d'exquise bonté. Moquerie de jeune mère ou de sœur aînée.
Olympe qui avait les larmes aux yeux se mit à sourire.
Elle lui tendit la main.
M. Louaisot la toucha du bout de ses doigts.
—Mais ce n'était pourtant pas, continua-t-il, de M. Lucien en particulier que nous causions, votre chère mère et moi, quand nous étions seuls le soir et que notre veillée se prolongeait si tard. Nous causions—en général—de celui qui serait assez heureux pour mettre entre vos paupières la première larme.
Olympe essuya ses yeux précipitamment.
—C'est vous qui m'avez fait pleurer! dit-elle avec vivacité.
Les cils du beau tuteur s'abaissèrent pour cacher l'éclair de son regard. Ceci était-il un augure de triomphe?
Il venait de parler du premier pleur d'amour et l'enfant s'était écriée: «C'est vous qui l'avez fait couler!»
Elle devait être plus tard une femme habile et redoutable, précisément par le fait de ce maître qui allait lui donner des leçons.
Mais ce n'était alors qu'une petite fille. Le maître la dominait de toute sa funeste science.
Il avait amené l'entretien juste au point où il le voulait. Désormais l'entretien lui appartenait.
—Admettons donc que ce soit M. Lucien, poursuivit-il, et si c'est Lucien, enfant chérie, Lucien devient aussitôt le plus aimé de mes amis. Je n'ai qu'un but dans la vie: me dévouer à vous, remplacer pour vous celle qui vous aimait si tendrement.
—Ma chère! ma bonne mère! murmura Olympe.
—Et ce n'est pas au hasard, ma fille que je suis venu près de vous à l'heure où personne ne m'écoute. Personne ne doit écouter les confidences qu'une fille fait à sa mère.
Olympe devint froide. On n'est pas parfait. Louaisot avait dépassé le but. Mais son adresse de chat le rattrapa aux branches.
—Les mamans grondent, dit-il en quittant le ton sentimental. Les petites filles raisonnent. Il n'est pas bon que tout le monde entende ces choses-là.
Olympe réconciliée, lui tendit la main en disant:
—Soyez mon frère. Je sens que ma mère a bien fait de se confier en vous.
...Les messes de Noël sont longues en Normandie. Une grande heure s'était écoulée. Le jeune tuteur et sa pupille étaient toujours assis l'un auprès de l'autre.
Seulement on n'entendait plus Pélagie ronfler parce que la porte qui communiquait avec sa chambre avait été fermée.
Cela s'était fait dans un de ces jeux de scène auxquels Louaisot excellait.
La porte avait été fermée sur le désir exprimé par Olympe elle-même.
On est ému parfois même auprès d'une sœur, même auprès d'une mère, quand on s'entretient de certains sujets. Olympe était émue très émue. Son cœur avait ce spasme charmant et inquiet qui étonne si doucement les jeunes filles. Mais son émotion ne l'effrayait plus. Elle se sentait en sûreté comme si elle eût été auprès de sa mère ou de sa sœur.
Encore une fois Louaisot avait produit avec une exactitude mathématique l'impression qui lui faisait besoin.
Cette impression là et non pas une autre. C'était un savant coquin et le diable avait bien pu le recevoir à tous ses examens.
—Olympe, si vous l'aimez, reprit-il au bout de cette heure qui avait passé comme une minute, à quoi sert de discuter? C'est moi qui le prendrai par la main pour l'amener dans vos bras. Votre mère aurait fait cela, je le ferai; c'est ma mission. Est-ce que j'aurai seulement une seule pensée pour moi, chère, chère enfant? Non, vous ne saurez même pas qu'au fond de mon cœur... mais, pour que vous ne le sachiez pas, je dois me taire.
Il réprima un soupir.
—Lucien! continua-t-il, c'est Lucien! Lucien mérite d'être heureux, puisqu'il a su vous plaire. Était-ce lui que votre mère rêvait? je n'en sais rien. Qu'importe? C'est de vous qu'il s'agit. Vous seule devez choisir.—Oh! certes, elle se faisait un tableau délicieux de votre bonheur, votre excellente mère. Si elle ne songeait pas à Lucien, c'est qu'il n'est qu'un enfant à côté de vous: l'homme reste toujours plus jeune que la femme. Elle voyait, elle voulait votre tête charmante appuyée contre un sein viril, contre un cœur fort! Les mères savent la vie. Les mots: Je t'aime quand ils sont dits par un homme doivent venir d'en haut et non pas d'en bas....
—Lucien est un noble cœur, dit Olympe sans colère. Lucien est au-dessus de moi. J'aime Lucien.
—Qu'il soit donc le plus heureux des hommes! mais qu'il vous aime, Olympe, comme vous méritez d'être aimée! qu'il vous donne ce paradis d'amour auquel nulle femme autant que vous n'a droit sur la Terre! qu'il sache entraîner votre jeunesse dans ces jardins de volupté où Dieu veut que soit consommée la sainte union des cœurs! Olympe, Olympe, il faut un divin amour pour une divine créature! Olympe! fille du ciel!...
Il était pâle et ses yeux brûlaient.
Elle était plus pâle que lui.
Quelque chose de plus fort qu'elle-même rivait sa prunelle à ce regard de serpent qui pénétrait jusqu'au fond de son être.
Il avait glissé son bras derrière la taille d'Olympe. Le savait-elle?
Il ne parlait plus. Elle écoutait encore ce nom de Lucien, si ardent et si doux quand il tombait des lèvres de cet homme.
Lucien! Lucien! sa pensée entière était à Lucien.
—Je me sens mal, murmura-t-elle. Pourquoi me regardez-vous ainsi? Vos yeux me blessent....
Elle porta la main à son front, puis à son cœur. Louaisot se pencha en avant et les boucles de leurs cheveux se touchèrent....
Elle eut comme un grand effroi qui était le réveil.
Elle voulait s'enfuir. Les bras de Louaisot l'enlaçaient en même temps que sa prunelle l'enveloppait comme un incendie.
Il approcha lentement,—lentement ses lèvres.
Pour fuir, elle se renversa dans ses bras....
La fascination est-elle une violence?
Quand la bonne femme Louaisot revint de la messe de minuit, Olympe était seule dans sa chambre auprès de sa table où s'éparpillaient les morceaux d'une lettre déchirée.
Louette rencontra Louaisot dans le corridor.
Louaisot lui donna dix louis.
À l'automne suivant, Olympe fit une absence. Elle n'avait plus jamais écrit à Lucien Thibaut.
M. Ferrand avait repris à la venir voir quelquefois.
C'était celui-là qui avait pour elle le cœur d'un père.
Mais Olympe ne dit son secret à personne.
Haïssait-elle Louaisot? Elle lui obéissait.
L'absence d'Olympe se prolongea deux semaines seulement, et nul n'y put rien trouver à redire. Mme Louaisot mère l'avait accompagnée.
Dans la ferme même où la petite Fanchette avait été élevée, un enfant du sexe masculin resta après le départ d'Olympe et fut nourri par maman Hulot.
Nul ne s'aperçut dans le pays qu'Olympe allât jamais le voir.
Jusqu'à l'hiver, Olympe resta triste mortellement. M. Ferrand était comme une âme en peine. Il eut des inquiétudes pour sa vie.
À l'hiver, Olympe retourna tout à coup dans le monde.
M. Ferrand la revit sourire.
Pour voir Olympe, M. Ferrand était forcé de voir Louaisot.
Je ne sais pourquoi ce fut à M. Ferrand que le marquis de Chambray s'adressa quand il prit la détermination de solliciter la main d'Olympe. M. Ferrand le trouva trop âgé. Ils étaient amis, le marquis et lui.
M. Ferrand parla à Louaisot qui porta parole à Olympe. Stéphanie sut par Louette qu'Olympe ne voulait pas épouser le marquis, mais Olympe dit oui tout de même parce que Louaisot le voulait.
Il y avait l'enfant, désormais Louaisot était le maître.
Le fils Jacques avait dit à Louaisot l'ancien, dix ans auparavant: Olympe aura un enfant du marquis de Chambray, son premier mari.
Olympe avait un enfant,—car toutes les portions du plan s'exécutaient une à une avec une rigueur mathématique.
Rouage à rouage, la machine se montait.
Il fallait maintenant que M. de Chambray fût le mari d'Olympe et que l'enfant fût à M. de Chambray.
L'enfant de Louaisot. C'était là le principal. Dans la main de Louaisot l'enfant était un nœud coulant, passé autour du cou d'Olympe.
L'enfant se nommait Lucien, par une effrayante moquerie—et il ressemblait à Lucien Thibaut, en même temps qu'à Olympe.
C'était le fils d'un rêve.
M. le marquis de Chambray était déjà un vieillard, mais un très beau vieillard. Par sa naissance et par sa fortune il avait droit à être considéré comme le personnage important du pays. Sa passion pour Olympe datait de plusieurs mois déjà. Il aimait Olympe jusqu'à l'excès, comme on aime à son âge quand on aime une Olympe. Tous les préliminaires du mariage furent réglés aisément. Le marquis ne demandait qu'à combler sa fiancée.
La veille de la signature du contrat Louaisot me mit entre une fenêtre et lui et me demanda:
—Petiot, est-ce que je suis bien pâle?
—Oui, patron, bien pâle.
C'était vrai. Sauf son regard qui restait clair comme celui d'un aigle, il avait l'air d'un condamné à mort.
—Je ne peux pourtant pas me farder! grommela-t-il entre ses dents.
Puis il ajouta:
—J'ai beau faire, je sais que cette fois, je risque ma peau!
On sonna à la porte de l'étude.
—C'est lui, fit Louaisot qui se redressa de son haut, tout tremblant qu'il était. Jouons serré. Jacques ma vieille....
Il s'interrompit pour me dire rudement:
—Allons! ouvre et file!
J'ouvris—mais je restai à portée de voir et d'entendre.
Pour se cacher, c'est commode d'être gros comme un rat.
C'était M. le marquis de Chambray. Il tendit la main à Louaisot qui retira la sienne.
Et comme le marquis s'étonnait, Louaisot tomba sur ses deux genoux, disant:
—M. de Chambray, faites de moi ce que vous voudrez, je vous appartiens!
Le vieillard resta tout interdit.
—Je vous supplie de parler, M. Louaisot, dit-il, si je devais la perdre, il ne me resterait qu'à mourir. Louaisot murmura d'une voix sourde:
—C'est moi qui dois mourir.
Et il ajouta en courbant la tête jusqu'à terre.
—Il y a un enfant....
Le marquis chancela. Je crus qu'il allait tomber à la renverse.
Dans sa stupéfaction, cependant, il ne comprenait pas tout à fait, car Louaisot fut obligé d'ajouter:
—Si on ne reconnaît pas l'enfant, elle se tuera!
Le marquis s'appuya au dossier d'un fauteuil et resta muet.
La foudre l'avait touché.
Tout à coup. Louaisot entrouvrit sa redingote, prit un pistolet sous le revers et le mit dans la main du vieillard en criant:
—Punissez-moi!
—Toi! fit le marquis, reculant comme s'il avait en devant lui un reptile. Ce serait toi.... Elle!!!
—C'est moi, mais je suis plus infâme que vous ne le croyez.... C'est moi... moi seul... elle est pure comme les anges!
Le marquis dont la main tremblait convulsivement, appuya le pistolet sur la tempe de Louaisot.
En sentant le froid de l'acier, Louaisot eut une grimace autour de la bouche, cela ne dura pas la dixième partie d'une seconde. Il se redressa, regarda le marquis en face et croisa ses bras sur sa poitrine. Le souffle me manqua.
Je ne croyais pas qu'une chose pareille fût possible.
Et pourtant, Louaisot devait faire encore plus fort que cela dans l'affaire du codicille. C'était un grand, un immense comédien! Au moment où j'attendais l'explosion, voyant déjà la cervelle du patron jaillir contre la muraille. M. de Chambray jeta au loin le pistolet.
Louaisot avait joué son va-tout avec une audace sans nom.
Mais il avait gagné.
Le fils d'Olympe allait être le légitime héritier du marquis.
Et les huit millions de la tontine marchaient, lointains encore, mais se rapprochant à vue d'œil.
Le marquis resta un instant silencieux, puis, sans demander aucune sorte d'explication, il dit:
—Vous allez vendre immédiatement votre étude.
—Oui, répondit Louaisot.
—Donner votre démission de maire.
—Oui, M. le marquis.
—Et de conseiller général.
—Oui, M. le marquis.
—Quitter le pays....
—Oui, M. le marquis.
—La France....
—Oui, M. le marquis.
M. de Chambray aurait pu continuer sa litanie, Louaisot n'eût rien refusé. Mais M. de Chambray se borna à conclure:
—Et si jamais vous reparaissez, je vous tue comme un chien!
—Oui, M. le marquis.
Voilà pourquoi Louaisot n'assista point au mariage d'Olympe. Il avait conquis ce qu'il voulait. Son étude et le reste lui importaient peu.
Ce fut M. Ferrand qui servit de père à Mlle Barnod.
Quand le marquis reconnut et par conséquent légitima l'enfant, Olympe resta froide comme un marbre.
Il n'y avait eu aucune explication auparavant, il n'y en eut aucune après.
Olympe fut avec son mari indifférente et douce. Elle ne remercia même pas.
La chose fit du reste peu de bruit. Les efforts de M. de Chambray pour l'étouffer réussirent dans la mesure du possible.
Le soir des noces, M. Ferrand dit tout bas à Olympe en l'embrassant:
—Soyez maintenant une bonne femme. Elle répondit:
—Mon père n'était pas là pour me défendre.
Et M. Ferrand chancela comme si une main l'eût frappé au visage. Olympe dansa. On ne l'avait jamais admirée si belle.
Entre les divers concurrents qui se disputèrent l'étude dès que l'intention du patron fut connue, celui qui l'emporta fut un clerc entre deux âges, nommé Pouleux qui passait pour un parfait imbécile.
Le patron avait pensé à moi un instant, car je savais mon affaire sur le bout du doigt et il croyait me tenir dans ses mains. Je n'aurais eu que les inscriptions à prendre et l'examen à passer, mais la bonne femme dit que je ne pesais pas assez lourd.
D'ailleurs, on me destinait d'autres fonctions.
Quand M. Louaisot eût choisi entre tous et pour cause cet imbécile de Pouleux, il exécuta loyalement son engagement. Il laissa la bonne femme à Méricourt, gardienne de l'enfant qui ne mit jamais les pieds au château de Chambray, mais que sa mère, désormais, pouvait voir autant qu'elle le voulait.
M. Louaisot, lui, partit pour Paris, après avoir résigné ses fonctions de maire et de conseiller général.
Il n'emmena que moi et Pélagie.
De nature, c'était un assez bon vivant qui s'amusait de peu. Il se mit d'abord tout uniment à vivre de ses rentes, et les fredaines qu'il faisait ne le ruinaient pas.
Mais son activité le mordit bientôt. Il fonda son bureau de renseignements où j'ai été commis principal et dont je n'ai rien à dire. L'argent qu'on gagne là-dedans n'entre jamais que par les portes de derrière.
C'est du patron lui-même que je veux parler.
J'ai ouï dire que certaines gens se balafraient à coups de bistouri ou se brûlaient le visage avec de l'acide prussique pour changer leur physionomie. Ça ne m'irait pas du tout.
Et ce n'est pas nécessaire.
On avait promis à Louaisot qu'on le tuerait comme un loup partout où on le rencontrerait. Il se doutait bien que la nouvelle marquise ne diminuerait pas par ses caresses la rancune de son mari. En conséquence, Louaisot avait besoin de changer de peau, surtout pour le cas où il voudrait pousser une pointe du côté de Méricourt.
Ce fut pour lui la chose du monde la plus simple. Il ne se fit pas le moindre bobo, n'arbora aucun emplâtre et garda tout jusqu'à son nom.
Le lendemain de notre arrivée, je vis un homme à côté de moi dans ma chambre d'hôtel, et je lui demandai ce qu'il faisait là.
C'était M. Louaisot.
Quand il me l'eût dit, j'eus encore peine à le reconnaître.
C'était M. Louaisot qui avait rasé sa beauté en un tour de main, comme on se fait la barbe.
Il avait arraché son grand air, éteint sa jeunesse, alourdi sa grâce et mis je ne sais quoi d'épais à la place de son élégance.
Tout cela par sa volonté plus que par aucune transformation matérielle.
C'était, en dehors du grimage moral dont l'habitude s'établit chez lui en quelques jours, c'était surtout une affaire de coiffure et de toilette.
Ses yeux seuls se cachèrent derrière des lunettes qui flamboyaient d'une façon singulière. L'éclair même de son regard—par sa volonté,—était devenu ridicule.
Pendant cela, le ménage de M. le marquis allait comme il pouvait. Je ne sais pas si la belle Olympe ignorait une partie de ce qu'elle devait à son mari, mais elle ne pouvait passer pour l'ange de la reconnaissance.
Aux yeux du monde elle se conduisait bien, elle rendait même la quantité suffisante de soins à son vieil époux; mais elle ne lui donnait rien de son cœur.
Rien. Quelques-unes font semblant. Elle ne daignait pas.
C'était dans toute la rigueur du terme, une sœur de charité qui s'asseyait au chevet du pauvre homme.
Car au bout de quelques mois, la maladie le mit au lit ou peut-être le chagrin.
Nous recevions des nouvelles fort exactement. Louaisot avait un chroniqueur à Méricourt: Louette, la femme de chambre qui était une peste perfectionnée.
J'ai peu de choses à raconter sur notre vie à Paris. Pélagie me donnait un peu plus à manger que la bonne femme, mais quand elle allait d'un côté et le patron de l'autre, il n'y avait qu'à se coucher sans souper.
Pour me faire partir avec lui, Louaisot m'avait pourtant promis des appointements superbes.
Ce n'est pas qu'il fût avare. Un jour je l'ai vu donner un billet de mille francs à l'Homme à la poupée pour une seule leçon de ventriloquie. Il voulait tout savoir.
Le lendemain de ce jour là il me fit courir cinq fois de suite à la cuisine où j'entendais le porteur d'eau lancer des fouchtrrra!
Aussitôt que j'étais à la cuisine où je ne trouvais personne, une dispute s'élevait dans la salle à manger entre le patron et Pouleux, son successeur à l'étude.
J'arrivais, étonné que Pouleux eût quitté Méricourt et je trouvais le patron mangeant tranquillement son talon de pain avec son veau rôti sous le pouce.
C'était lui qui faisait sur moi l'épreuve de son nouveau talent. Il était trois fois plus fort ventriloque que l'Homme à la poupée.
—À quoi ça pourra-t-il bien vous servir, patron?
—L'affaire mange de tout, petiot. Ça lui fera son souper un jour ou l'autre. Et ça ne manqua pas. Un rude souper! vous verrez bien.
Louette écrivit vers ce temps-là que Simon Roux, l'ancien soldat déserteur, était venu à l'étude dans un triste état. Il avait eu toutes les dents de devant cassées dans une bagarre, et il se plaignait de ses entrailles, disant qu'on l'avait soigné dans une grange où Joseph Huroux venait coucher, et qu'il avait crié deux nuits durant, demandant le repos de la mort, parce que quelqu'un avait jeté du verre pilé dans sa soupe.
Le post-scriptum de la lettre ajoutait que le déserteur n'avait pas été bien loin au sortir de la maison. Il était mort contre le banc qui est au coin de la mairie.
Le bruit courait bel et bien qu'il avait fini empoisonné, mais c'était un si pauvre malheureux qu'on le jeta tranquillement dans la fosse.
«Si on ouvrait tous les chiens crevés pour voir s'ils ont avalé des boulettes, ajoutait gaiement la femme de chambre de Mme la marquise, ça serait encore un bel embarras!»
Louaisot rit de cela, mais il dit:
—Ce Joseph Huroux va bien! Je vais lui mettre un fil à la patte, sans ça il m'abîmerait mon oncle Rochecotte. Voici un autre incident qui me revient.
Une après-dînée que nous traversions le jardin du Palais-Royal, le patron, les mains dans ses poches, et moi chargé comme un mulet, car je portais les registres de sa nouvelle administration, je reconnus tout d'un coup la petite baronne Péry qui était toujours bien jolie, mais toute maigre et toute pâle. Je la montrai au patron qui s'écria en même temps:
—Est-ce que le baron les aurait mises si bas que cela! Voici la fillette qui est marchande de plaisirs!
—Mais du tout, fis-je, sa fillette est avec elle.
À quelques pas de la baronne, la petite Jeanne jouait en effet avec d'autres enfants. Elle était très bien mise, quoique le costume de la mère annonçât déjà quelque gêne,—et jolie! mais jolie à croquer! Le regard du patron suivit mon indication, tandis que le mien cherchait ce qui avait pu causer son erreur. Nous nous écriâmes en même temps:
—Elles sont deux!
Le patron venait de découvrir la petite Jeanne, sautant à la corde comme une fée, et moi, mes yeux étaient tombés sur une petite marchande de plaisirs, coquettement habillée à la cauchoise et portant avec une gracieuse crânerie sa corbeille enrubannée. La petite marchande de plaisirs et Jeanne se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Louaisot s'arrêta et mit la main à son gousset. La petite marchande s'approcha aussitôt. Louaisot prit dans sa corbeille une poignée de plaisirs et lui dit:
—Comment que ça va, Fanchette?
L'enfant le regarda en riant:
—C'est donc que vous êtes aussi de là-bas par chais nous? demanda-t-elle avec le pur accent de la campagne de Dieppe.
Louaisot voulut savoir où elle demeurait et si quelqu'un lui servait de père ou de mère, mais Fanchette prit son argent et alla à d'autres pratiques en chantant.
—Voilà le plaisir, Mesdames, voilà le plaisir!
Le patron prit sa mine de mathématicien qui hache des chiffres.
—Est-ce que c'est encore un souper pour l'affaire cette rencontre-là? demandai-je.
Il me répondit:
—Cette rencontre-là peut fournir un dîner à trois services, petiot, me répondit-il.
Les circonstances qui entourèrent l'événement dont je vais parler n'étaient pas nées. Je ne dis pas même que ce fût M. Louaisot qui les fit naître, car j'affirme seulement ce que je sais.—Mais ce qui est bien certain c'est qu'il emmagasina cette ressemblance dans le tiroir de son cerveau où étaient les provisions à l'usage de l'affaire.
Et qu'un jour venant, cette rencontre au Palais-Royal, soigneusement gardée dans sa mémoire, fut le point de départ de la combinaison diabolique dont Paris n'a vu que les apparences et que tout le monde connaît sous le nom de l'Affaire des ciseaux.
J'aurai à revenir, dans un autre récit, sur l'assassinat du jeune M. Albert de Rochecotte.
Quatrième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire
Le Codicille
Depuis deux semaines environ, les bulletins de Louette constataient que la santé de M. de Chambray déclinait.
Selon Louette, le médecin augurait très mal de la maladie, dont il ne désignait point clairement la nature.
Moi qui n'étais ni médecin, ni présent sur les lieux, j'aurais pu aider le médecin, je connaissais la maladie de M. le marquis. M. le marquis avait tout uniment changé une vie tranquille et un peu végétative contre une existence pleine d'humiliations, de désappointements, et de douleurs.
La maladie de M. le marquis s'appelait le chagrin. Louaisot, en lui révélant le funeste secret d'Olympe, l'avait frappé au cœur. Et cette blessure, la froideur d'Olympe l'avait envenimée au lieu de la guérir.
M. le marquis aimait sa femme à l'adoration, mais il la haïssait à la folie.
On meurt de cela.
Personne ne me demandant mon avis, je le gardai pour moi.
Un dimanche du mois de novembre au matin, l'employé du télégraphe apporta la dépêche suivante:
«Marquis plus mal a mandé Pouleux. Testament dicté. Madame ne veut s'occuper de rien. Arrivez. Signé: Louette.»
Bien entendu, le patron ne me communiquait pas ses dépêches, mais je les lisais tout de même.
M. Louaisot ne réfléchit pas longtemps. Il me fit faire sa valise. Pendant que j'y travaillais, il se promenait de long en large et je l'entendais qui pensait tout haut:
—Olympe a tout gâté! Ce sera dur. Plus dur encore que l'histoire de l'enfant!
Ordinairement M. Louaisot ne faisait jamais allusion à l'histoire de l'enfant. En parlant ainsi il était tout défait, comme ce soir où il m'avait demandé: Petiot, est-ce que je suis bien pâle? Mais sa physionomie exprimait une indomptable résolution. Tout à coup, il me dit:
—Mets une chemise à toi et une paire de bas dans la valise. Je t'emmène.
Je ne sais pas pourquoi je me mis à trembler comme la feuille. Je n'aurais pas pu expliquer mon impression, mais j'avais idée qu'il allait se passer là-bas quelque chose de terrible.
—Patron, répliquai-je humblement, je ne suis pas bon pour les choses où il y a du danger.
—Qui t'a dit qu'il y aurait du danger?
Sa voix menaçait. C'était rare. Je ne l'avais jamais vu bon, mais il ne se montrait pas souvent dur. Comme je ne répondais pas il ajouta:
—Est-ce que tu as à choisir ta besogne à présent?
—Pour ce qu'on me paye... murmurai-je.
Il s'approcha de moi et m'attrapa par le cou avant que je pusse me garer. Il était agile comme un tigre sous son air de lourde bonhomie.
—Petiot, me dit-il en faisant de ses deux mains un collier, j'ai l'intention de t'assurer une jolie aisance quand je vais être un homme riche. Je serai un homme très riche. J'ai de l'affection pour toi. Je suis une bête d'habitude, et voilà longtemps que tu es dans la boutique. Ne me résiste pas, vois-tu petit, parce que, tu sens bien que je ne peux pas te mettre à la porte, tu en sais beaucoup trop pour cela.... Et alors, je serais obligé de te placer dans le coin où ceux qui savent trop ne peuvent plus rien dire.
Il me parlait posément, mais son œil m'aveuglait. Je me mis à grelotter convulsivement.
—N'aie donc pas peur! reprit-il. Tu sais bien que je suis un bon enfant. Mais il y avait ta soupente là-bas dans la chambre du papa; et puis, je cause quelquefois tout seul: et puis ta Stéphanie bavardait dans tous les coins avec Pélagie et Louette, après cette nuit de Noël... tu sais?
Je ne peux pas dire jusqu'où m'entraient ses yeux.
—Tu sais? répéta-t-il. C'est dangereux de savoir.... Et puis il se trouve justement que nous avons à faire là-bas une besogne pour laquelle tu es particulièrement propre. Tu m'entends: tout particulièrement. C'est-à-dire qu'il n'y en a pas six dans tout l'univers qui soient aussi propres que toi à cette besogne. Et, sois juste, petiot, je suis pris de trop court pour me mettre à courir ce matin après un des cinq autres.
Il me tenait toujours à la gorge, mais sans me faire aucun mal.
—Tu n'es pas sans intelligence, petiot, poursuivit-il encore, tu comprends tout ça parfaitement, j'en suis sûr. Voyons, sois sage, dis-moi: «Patron, je ferai tout ce que vous voudrez», sinon....
Il n'acheva pas la phrase, mais il resserra ses mains—un peu.
Et il vous a des mains!
C'était la terreur qui m'empêchait de répondre, car je déclare que je n'avais pas la moindre idée de lui résister.
—As-tu vu, gronda-t-il, tandis que ses sourcils se rabattaient sur ses yeux, mettant du noir dans ses lunettes, as-tu vu tordre le cou d'un canard?
—J'irai, j'irai! m'écriai-je!
Car j'étais positivement certain qu'il allait m'assassiner Il lâcha prise aussitôt et me donna un petit coup sur la joue.
—À la bonne heure, fit-il. Tu ne seras pas fâché de ton expédition, c'est moi qui te le dis. Je mettrai la main à la pâte comme toi, plus que toi, et ce sera excessivement curieux.
Il jeta un trousseau de clefs dans la valise au moment où j'allais la fermer. Je reconnus très bien ces clefs pour celles qu'il portait quand il était notaire à Méricourt.
Nous fîmes le voyage en train express. Il pouvait être quatre heures du soir quand nous descendîmes à la station de Méricourt.
Je fus chargé d'aller chercher la marquise au château où M. Louaisot ne voulut pas entrer de jour.
Mme la marquise quitta le chevet de son mari pour me suivre; Louaisot et elle se rencontrèrent dans le parc, au milieu d'un fourré.
Je faisais sentinelle.
Louaisot dit en commençant:
—Le petit Lucien ne va pas mal, je viens de le voir en passant. C'est un beau gamin. La bonne femme prétend que vous l'aimez comme une folle. Moi, je refoule un peu mes sentiments, c'est une nécessité de situation. Mais j'ai le cœur tendre au fond, Madame et chère ancienne pupille.
Olympe demanda d'une voix sourde:
—Que voulez-vous de moi?
—D'abord des nouvelles de ce bon M. de Chambray.
—Il se meurt.
—Bien. Nous en arriverons tous là un jour ou l'autre. Savez-vous quelque chose du testament qu'il a fait?
—Je ne sais rien.
—C'est un tort. Il faut toujours savoir. Votre ignorance rend notre présente entrevue inutile. Avant de vous dire comme vous m'avez fait l'honneur de me le demander, ce que je veux de vous—il appuya fortement sur ces mots,—il faut de toute nécessité que je sache le contenu de ce divin testament. Vous pouvez donc retourner à votre pieux devoir, Mme la marquise. J'aurai l'avantage de vous revoir dans la soirée, ou dans la nuit.
Il salua. La marquise Olympe se retira sans répondre.
Elle n'avait pas du tout changé pendant notre absence de plus de deux ans. C'était toujours la même beauté incomparable mais froide et triste.
Aussitôt qu'elle fut partie, Louaisot me dit:
—Je n'ai pas menti de beaucoup, car nous allons maintenant faire une visite au gamin et à la bonne femme.... Bonjour Louette, comment va?
Le brun de nuit tombait. Une femme venait de paraître au détour du sentier. Le patron m'ordonna de m'éloigner et de me remettre en faction. Cette fois, on causa tout bas et j'entendis seulement ça et là quelques paroles.
Louette dit:
—Monsieur a trop souffert. Il se serait tué de ses mains si la maladie n'avait pas pris les devants.... Elle n'a plus de goût à rien. Je ne crois pas qu'elle ait revu ce Lucien Thibaut, qui est revenu au pays et qui vraiment est un beau brin d'imbécile. Il n'y a que l'enfant, sans l'enfant, ce serait une morte.
Louaisot bâilla.
—J'ai des crampes d'estomac, dit-il. Je vais me faire une bonne soupe normande par maman. Dépêchons! Le testament....
Ici on baissa la voix tout à fait. Le premier mot que je pus entendre vint au bout de deux ou trois minutes seulement. Louette disait:
—.... Il a été nommé président du tribunal d'Yvetot. Il est venu voici quinze jours. Il a supplié M. le marquis de ne pas déshériter Mme la marquise....
—Et le marquis a répondu? demanda Louaisot.
—Le marquis a gardé le silence.
—On n'a pas parlé du gamin?
—Pas un mot.
—Le testament a-t-il été long à faire?
—.... M. Pouleux l'a emporté. Il est à l'étude j'en suis sûre.
—Nous ne dormirons pas beaucoup d'ici demain matin, ma bonne Louette!... Impossible qu'il passe la nuit.
—En route petiot!
C'était à moi que ce dernier ordre s'adressait.
Louette avait disparu. Nous nous éloignâmes à grands pas.
La vieille mère Louaisot était maintenant une manière de grosse momie lourde et impotente, mais elle buvait toujours du cidre avec plaisir. Elle avait repris ses habits du temps de Louaisot l'ancien: un costume qui ressemblait beaucoup à celui d'une paysanne.
Elle fut contente de voir son fils qui mangea un morceau sous le pouce avec elle à la cuisine sans préjudice du plantureux souper qu'il commanda pour neuf heures du soir. Louaisot prit sur ses genoux le petit Lucien, qui était un charmant démon. Il lui chanta des chansons et le fit aller au pas, au trot, au galop sur sa cuisse. Avant d'entrer, il avait ordonné qu'on mît le cheval à la carriole. Quand on vint le prévenir que c'était fait, la bonne femme demanda:
—Où vas-tu donc si tard, garçon?
—Faire une promenade au gamin, répondit Louaisot.
Le petit Lucien se mit à danser de joie. La vieille mère ne questionna pas davantage. Quand je me levai pour suivre le patron, il me dit:
—Reste et repose-toi. Tu vas fatiguer plus tard.
Et il partit emportant le petit Lucien dans ses bras.
Dès qu'il fut dehors, l'idée me vint de me sauver. J'aurais bien fait. Mais ma bourse était si plate! Et puis, où aller dans ce pays? À Paris, quand on fuit, il suffit de tourner le coin de la rue pour être dans un autre monde.
À Méricourt, il fallait des lieues pour être hors du voisinage.
L'hiver me fit peur.
M. Louaisot revint comme il l'avait annoncé, entre huit et neuf heures du soir.
Il n'avait plus l'enfant.
Personne ne lui demanda ce qu'il en avait fait, parce que la bonne femme seule aurait eu ce droit, et qu'elle s'était endormie, sous le manteau de la cheminée.
Quand elle s'éveilla pour souper, c'était l'heure où le petit Lucien était couché depuis longtemps d'ordinaire.
Elle le crut au lit, ou plutôt elle ne s'inquiéta point de lui. Et ce fut tout.
Louaisot mangea comme un ogre et but à proportion. C'était un vrai souper cauchois. Le patron me soignait et me caressait à ce point que je connus une fois ce que c'est que de quitter la table avec un poids sur l'estomac.
Après le repas, Louaisot me mena dans sa chambre et me donna un cigare à fumer. Je prenais une espèce d'importance.
Il était agité, inquiet.
Il avait absolument besoin de parler à quelqu'un.
—Est-ce que tu serais bien à plaindre, petiot, me dit-il, d'épouser cette bonne Stéphanie, avec mille écus de rente à vous deux? Elle bambane comme un canard en marchant, mais tu n'es pas le plus bel homme de ton siècle, dis donc! Eh bien, c'est possible que, sous trois ou quatre mois d'ici, on te flanque soixante mille francs dans le creux de la main.
J'essayai de me réjouir à cette proposition vraiment féerique, mais je ne pus pas. J'avais sur la poitrine un poids qui m'étouffait,—indépendamment même de mon premier souper de Gargantua. Le patron ne parlait point de se coucher. Qu'allions-nous faire cette nuit? Au moment où onze heures sonnèrent à la pendule, M. Louaisot se leva brusquement, rabattit son gilet, remonta son col et donna le coup de doigt à ses lunettes.
Chacun a sa façon de «retrousser ses manches».
—En avant marche! dit-il, c'est l'instant, c'est le moment! le spectacle va commencer!
Il prit dans la valise le trousseau de clefs et une petite trousse microscopique qu'il glissa dans sa poche, puis nous sortîmes.
Maman Louaisot habitait l'ancienne maison de campagne de la famille, située à quelque distance du bourg.
L'étude, occupée maintenant par Me Pouleux, était sur la place de la mairie.
Ce fut vers cet endroit que Louaisot dirigea notre course.
La nuit était très noire. Il n'y avait pas une seule fenêtre éclairée dans tout le village.
Comme nous passions au bout de l'avenue de Chambray, nous vîmes au contraire des lumières briller à la façade du château.
Louaisot pressa le pas, mais il s'arrêta tout à coup en me faisant signe de l'imiter: on courait précipitamment sur les feuilles sèches de l'avenue.
C'était Louette qui se jeta presque sur nous, tant elle était troublée.
—Où vas-tu? lui demanda M. Louaisot.
—Jésus Dieu! Jésus Dieu! fit la chambrière, quelle nuit!
—Est-ce que ce serait déjà fini, ma fille?
—Je viens chercher le vicaire pour la veillée des morts.
Elle voulut poursuivre sa route, tout essoufflée, et tremblante qu'elle était. Louaisot l'arrêta par le bras.
—Ta commission est faite, dit-il. Retourne au château.
—Et que dirai-je à Mme la marquise?
—Tu lui diras que tu m'as rencontré et que je t'ai dit: il n'est pas temps encore d'amener le vicaire.
—Mais il est mort! s'écria Louette, faisant effort pour se dégager, vous ne me comprenez donc pas: il est mort! mort!
Je pense que Louaisot lui serra le bras un peu dur, car elle ajouta en baissant la voix:
—Vous savez bien qu'on fera ce que vous voulez!
Louaisot l'attira sur le bord de la grande route et se mit à lui parler tout bas.
C'était par habitude de cachotterie ou pour la frime, car, cette nuit, je devais avoir sa confidence toute entière.
Pour mon malheur, il le fallait bien. J'étais un outil. Le voleur ne peut rien cacher à la clef qui lui sert pour forcer la serrure.
J'étais la clef cette nuit.
Louette était une fille forte qui ne s'épouvantait de rien, sauf de la mort.
Mais l'idée de la mort la tenait à la gorge.
—Quand Madame est revenue du bois, dit-elle, elle l'a trouvé sur son séant, tout dressé. Il cherchait sur ses draps des deux mains, ramenant, des choses invisibles.... C'est la fin cela, vous savez bien: quand ils ramassent leurs draps, c'est pour se raccrocher à quelque chose. Que Dieu ait pitié de nous quand nous en serons-là!
Madame lui a donné sa potion et l'a recouché plus tranquille. Puis elle s'est assise à sa place.
Le grolet[2] a commencé vers huit heures, et le bain de sueur en même temps. Il n'y voyait plus rien depuis le midi.
On ne pouvait pas savoir s'il avait perdu la parole, car voilà bien huit jours qu'il n'avait prononcé un mot, sauf pour son testament et sa confession.
À dix heures le grolet a cessé. Il a essayé encore de se mettre sur son séant et il a parlé.
Ça peut-il s'appeler parler? Jésus Dieu! ce que c'est que de nous! J'ai vu cet homme-là si vivant! J'ai compris qu'il demandait le grand tiroir où il mettait ses médailles. J'ai couru le chercher. Il n'a pas vu. J'ai dit: «Voilà le médailler.» Il n'a pas entendu.
Il a pris ses draps à poignées.
Sa figure a ressuscité un petit peu et il a soulevé sa tête à plus d'un pied de l'oreiller; alors il a dit presque avec sa voix de vivant: «—Madame, Dieu me fait la grâce de ne pas vous maudire!»
Et sa tête a retombé comme coupée, car elle a rebondi sur le traversin deux fois.
—Et bonsoir! il n'y avait plus personne? interrompit Louaisot qui avait donné des marques d'impatience pendant le récit. Louette se détourna pour faire un signe de croix.
—Que Dieu ait pitié de nous à notre heure! répéta-t-elle.
—Mais d'ici là, ma grosse, interrompit encore Louaisot, faisons notre ouvrage comme de jolis enfants. Tu n'as qu'à retourner à la maison. J'espère que Mme la marquise sera sage. Si elle n'est pas sage, tu lui diras que j'ai fait une petite course en carriole avec l'enfant, ce soir.... Un joli petit gars, ma parole!
—Et où l'avez-vous mené?
—Voilà ce que je dirai moi-même, si ça me plaît de le dire. Pour le moment, il lui suffira de savoir que son garçonnet n'est plus à Méricourt.
—Elle qui disait déjà, soupira Louette, que l'enfant coucherait au château demain soir!
—Ça dépendra d'elle. Dans une heure d'ici, j'aurai fait une fière besogne. Je verrai Mme la marquise dans une heure. Qu'elle m'attende. Va.
Louette remonta l'avenue.
Je n'étais pas sans me douter de l'endroit où nous allions, car j'avais reconnu le trousseau de clefs: nous étions sur le chemin de l'étude.
Mais au lieu d'y arriver par-devant, du côté de la place de l'Église où sont les deux écussons dorés. M. Louaisot fit un grand détour par les ruelles. Il aborda ainsi le mur du jardin. La clef de la petite porte de derrière était dans le trousseau, nous entrâmes. La nuit se gâtait. Il tombait une neige fine qui fondait à mesure. M. Louaisot regarda le jardin et dit:
—C'est mal tenu. Cet imbécile-là a abîmé mes espaliers! Et il haussa les épaules avec une véritable colère.
Nous traversâmes le jardin sans bruit. Un chien aboya.
—Loup! fit Louaisot assez haut, ici, mâtin!
Quelque chose rampa entre les buissons et une vieille, vieille bête vint se frotter contre Louaisot en remuant la queue.
—Je n'y avais pas pensé, tout de même! dit-il, si l'animal avait été remplacé, nous étions frits. Est-ce que je baisse?
Il caressa le chien et passa.
Le trousseau ouvrit encore deux portes. Nous montâmes un escalier de service, puis une quatrième clef joua. Nous étions dans l'étude.
Je reconnus l'odeur de renfermé qui emplissait d'un bout de l'année à l'autre cette grande pièce poudreuse où j'avais passé des heures si tristes. Le portrait de M. Louaisot l'ancien, œuvre d'une cliente qui avait eu le prix de dessin aux Oiseaux de Rouen, pendait encore à la place d'honneur. Nous le vîmes dès que le patron eût allumé de la lumière.
Car aussitôt entré, il fit comme chez lui.
Et réellement, il courait peu de risques. Toutes les chambres à coucher étaient de l'autre côté de la maison.
Quant à la lumière, les volets bien clos de l'étude la mettaient à l'abri de tous regards venant du dehors.
Louaisot fit un signe de tête amical au portrait et lui dit:
—Salut, papa. C'est cette nuit qu'on va voir lequel de nous deux avait raison pour la mécanique.
Nous connaissions les êtres de l'étude. Sur l'ordre du patron, j'atteignis le carton de la famille de Chambray qui fut ouvert et fouillé. Nous n'y trouvâmes pas l'ombre d'un testament.
—Je m'en doutais fit Louaisot. C'est trop récent. La pièce est encore dans le tiroir de Pouleux.
Une cinquième clef fit jouer la serrure du cabinet. Louaisot, que l'impatience commençait à prendre, marcha droit au bureau du titulaire et introduisit la sixième clef dans la serrure d'un tiroir. Elle entra franc,—mais elle tourna sans rien rencontrer. Un juron gros comme toute la maison jaillit de la bouche de Louaisot. Ses deux bras tombèrent.
—Gredin de sort! s'écria-t-il avec un désespoir mêlé de rage: l'imbécile a changé la serrure! Ce n'était pourtant pas la plus grande preuve de sottise que pût donner ce Pouleux.
Si un regard flamboyant pouvait incendier un meuble en noyer, je jure que le bureau de Pouleux aurait pris feu. Mais les terribles lunettes eurent beau lancer des chandelles romaines, le bureau ne fuma même pas. Et ce puissant Louaisot restait là, jurant et geignant comme un simple apprenti.
Il avait bien une petite trousse, mais nous allons voir tout à l'heure que ce n'était point un nécessaire de serrurier. Le bon La Fontaine a montré dans ses fables le rat venant au secours du lion. Je ne me vante pas d'être un homme de génie comme le patron, mais je sais regarder autour de moi.
—Sous la pomme!... dis-je.
Je désignais en même temps du doigt une pomme de marbre qui avait servi de presse-papier à la dynastie des Louaisot de père en fils.
Les yeux du patron ne firent qu'effleurer la pomme. Il se précipita sur moi, il m'enleva dans ses bras et me serra sur son cœur.
Il y avait, en effet, sous le presse-papier et dissimulée par un fragment de lettre destiné à la protéger contre la poussière, une large enveloppe scellée de trois cachets: celui du centre aux armes de Chambray, ceux des côtés au timbre de l'étude.
Ce fut alors que vit le jour la trousse qui ne contenait pas d'outils de serrurier.
C'était un nécessaire de décacheteur. Louaisot prétendait l'avoir acquis d'un employé du Cabinet Noir, ce laboratoire mystérieux situé dans le septième dessous de l'hôtel des postes, cet autre que les républiques reprochent à bon droit aux monarchies et les monarchies aux républiques avec la même juste raison.
La politique est une belle chose pour laquelle on a bien raison de se faire tuer!
Il y avait dans cette trousse tout ce qu'il fallait pour faire l'autopsie d'une enveloppe et recoudre le cadavre.
En dix minutes, Louaisot, qui était maître à ce jeu comme à tous autres, eut mis à jour et fermé de nouveau le testament dont il me montra l'enveloppe qui paraissait intacte et toute neuve.
Le testament déshéritait, dans toute la mesure du possible, Mme la marquise et son fils. Il disposait en faveur de la jeune Jeanne Péry, fille de M. le baron Péry de Marannes, qui était la nièce de M. de Chambray à la mode de Bretagne.
Il spécifiait «que les droits éventuels à la succession des Rochecotte et des Péry étaient dans sa volonté, réservés exclusivement à ses véritables héritiers, les collatéraux».
Or, les droits éventuels à la succession des Rochecotte et des Péry, c'était précisément ce que voulait M. Louaisot, puisque les Rochecotte d'abord et les Péry ensuite se trouvaient placés entre M. le marquis de Chambray et ce futur-contingent, encore enveloppé de nuages: les millions du vieux Jean Rochecotte-Bocourt, dernier vivant présomptif de la tontine.
La machine Louaisot craquait misérablement, attaquée dans ses œuvres vives.
Et pourtant Louaisot ne paraissait pas malheureux du tout; quand il eut replacé l'enveloppe sous le presse-papier, il se frotta les mains en me regardant.
—Hein! fit-il. Si nous avions découvert ce pot aux roses après l'arrivée du vicaire! On n'éloigne pas ces oiseaux-là comme on veut. Nous allons fabriquer de la bonne besogne cette nuit, petiot, et demain matin ta fortune sera faite.
Le cabinet fut refermé, la lumière éteinte et nous laissâmes l'étude dans l'état exact où nous l'avions trouvée.
Quand Louaisot repassa la petite porte du potager après avoir donné une dernière caresse au vieux Loup, minuit sonnait à l'horloge de la paroisse. Notre expédition avait duré un peu plus d'une demi-heure. Méricourt tout entier dormait comme un seul Normand. Nous prîmes par la traverse et en cinq minutes nous avions atteint le château. Louette vint nous ouvrir à la grille du parc. Louaisot se fit introduire aussitôt auprès de la marquise Olympe qui était dans la chambre du mort.
Ici, et pour la première fois, je cesse d'être un témoin ayant vu de ses propres yeux, entendu de ses propres oreilles.
La lacune va être courte et ne comprendra que la scène entre la marquise Olympe et Louaisot.
Je la raconte sommairement, d'après ce que je sus par Louaisot lui-même que son émotion et l'extrême besoin qu'il avait de moi rendaient communicatif, cette nuit.
Le défunt était sur son lit, la tête couverte d'une mousseline.
Olympe restait assise à la place qu'elle avait tenue fidèlement pendant la maladie.
En entrant, Louaisot lui dit:
—Chère Madame, je viens de prendre connaissance du testament: ceci entre nous, car je me suis passé de l'aide de M. Pouleux. Vous et votre fils, vous êtes déshérités.
La marquise resta froide. Louaisot ajouta:
—Chère Madame, je ne veux pas que cela soit.
—Et comment pourrez-vous l'empêcher maintenant? demanda Olympe.
—Maintenant? répéta Louaisot. Vous voulez dire: Maintenant qu'il est mort, je suppose?
Elle répondit oui d'un signe de tête.
—Voilà, fit le patron. Je suis un garçon de ressources. Ce n'est pas pour le roi de Prusse que j'ai empêché le vicaire de venir.
Elle leva sur lui son regard inquiet où il y avait déjà de l'horreur.
—Vous comprenez bien, reprit Louaisot, que si ce pauvre homme qui est là ne m'avait pas forcé de vendre mon étude et chassé du pays, tout se serait passé autrement. D'abord, je vous aurais guidée de mes conseils, et je veux être pendu si vous eussiez commis la faiblesse de vous faire prendre en grippe par un si excellent mari! Mais ne parlons point du passé. Ce qui est fait est fait. Il s'agit uniquement de faire autre chose—à côté—qui nous remette dans la très bonne position où nous étions avant ce scélérat de testament.
—Expliquez-vous, prononça tout bas la marquise. Sa voix tremblait.
—Je n'ai pas besoin de m'expliquer, répartit le patron. Je vous demande seulement de quitter cette chambre et de m'y laisser libre pendant une heure ou deux.
Olympe frissonna.
—Vous allez commettre un sacrilège! balbutia-t-elle.
—Je vais commettre ce que je voudrai. J'ai mon plan établi, ma route tracée, un obstacle la barre, je l'écarte.
Olympe demeurait immobile.
—Qu'avez-vous fait de mon fils? demanda-t-elle avec des larmes dans la voix.
—Vous le saurez demain matin, si vous m'obéissez tant que durera cette nuit.
—Et qu'aurai-je à faire?
—Rien.
—Et si je ne vous obéissais pas?
—Le petit Lucien est frais comme une rose. C'est pitié de voir comme ces chérubins sont emportés par le croup....
—Jacques! fit la marquise qui se leva toute droite, l'éclair de la haine dans les yeux, vous venez de l'enfer!
—Non pas! je viens de la rue Vivienne où j'ai monté un établissement utile pour remplacer mon étude que je vous ai sacrifiée. Je veux que mon fils soit riche, Mme la marquise, je veux que vous soyez riche, et je veux être riche. C'est réglé. Riches, entendez-vous, et heureux, ensemble, tous les trois!
Olympe se dirigea vers la porte avec lenteur.
—Je crois au mal que vous sauriez me faire, dit-elle avant de passer le seuil, j'ai peur de vous. Mais si jamais j'ai la main sur vous, ne me demandez pas pitié!
Louaisot salua et sourit.
—Feu Mlle Rachel, de la Comédie-Française, n'aurait pas mieux piqué cette menace! dit-il. Chère Madame, ayez la bonté, je vous prie, de ne pas vous coucher. J'aurai absolument besoin de vous dans une heure.
Louette vint me chercher dans la cuisine où j'attendais en cassant une croûte. On me comblait, cette nuit-là.
À mon tour, je fus introduit dans la chambre du mort.
Je trouvai M. Louaisot occupé à découper un drap de lit avec des ciseaux. Il y taillait des fentes disposées selon une certaine fantaisie bizarre et il rapprochait ces fentes de trous, taillés, également aux ciseaux, dans une chemise de nuit et dans un gilet de laine marqués au chiffre du défunt.
—Allons! allons! fit-il en me voyant, a-t-on bien pansé ce bijou-là? Apporte-nous une bouteille de vieille eau-de-vie, Louette, mon trésor. Il faut de l'avoine aux bons chevaux.
Louette apporta de l'eau-de-vie et voulut se retirer.
Ce n'était pas le compte du patron qui lui dit:
—Ma poule, tu vas mettre la main à la pâte, ou tu diras pourquoi! Nous jouons pour gagner ou pour perdre. Je payerai bien, mais je ne veux pas qu'on raisonne!
Il tira de sa poche, à demi, un revolver de bonne taille.
Je crois bien que Louette était comme moi, sûre qu'il ne lui en coûterait pas plus de faire sauter une cervelle humaine que de casser les reins à un lapin. Elle fit pourtant meilleure contenance que moi:
—Pas besoin de menacer, M. Louaisot, dit-elle. C'est la fortune de Mlle Olympe et de l'enfant. J'appartiens à Mlle Olympe.
Louette appelait souvent la marquise par son nom de demoiselle.
Louaisot lui envoya un baiser et demanda:
—Combien y a-t-il de temps que tu as fait coucher le dernier domestique?
—Au moins une heure.
—C'est bien, tout le monde ronfle. Travaillons!
Je suis un pauvre misérable. Je n'ai pas reçu d'éducation. Je n'ai pas connu mon père; c'est à peine si ma mère m'a dit, quand j'étais tout enfant: ceci est bien ou ceci est mal.
J'ai vécu depuis ma plus petite jeunesse dans cette maison de notaire campagnard où personne n'avait ni foi ni loi. Le père était un coquin prudent, le fils un scélérat audacieux, voilà toute la différence. Je ne connais pas d'être qui ait été plus cruellement abandonné que moi.
Et pourtant, si le patron m'avait dit tout de suite à quel rôle il me destinait dans cette téméraire, dans cette extravagante tragédie où la profanation allait être poussée jusqu'à l'incroyable, j'aurais tendu mon front au canon de son revolver.
Mais il se garda bien d'expliquer son plan tout de suite. Cela vint petit à petit, et tout le temps il me fit boire de l'eau-de-vie.
D'abord, on ne parla que de changer les draps du mort.
Pourquoi? Louette s'en doutait peut-être, moi je ne devinais pas.
On se mit à cette tâche avec une activité singulière. Le corps du marquis fut pris par Louaisot et Louette qui le déposèrent sur un sopha.
Mais au lieu de changer les draps tout simplement, les matelas furent enlevés et Louette fut chargée de les échancrer tous les deux selon un dessin que Louaisot traça sur la toile avec de la craie.
Je puis donner une idée de ce crénelage en le comparant au trou semi-circulaire pratiqué dans certaines tables de travail de l'état de peaussier.
L'ouvrier peut agir ainsi au centre de la table. Il est encastré dans la table.
Aussitôt que cet ouvrage fut fait, on mit le drap découpé sur les matelas recousus et reposés en place, de façon à ce que l'échancrure fût à la tête du lit.
Le traversin et l'oreiller étant aussi replacés, l'échancrure laissait un trou dépassant l'oreiller qui fut lui-même évidé dans une proportion correspondante.
Ces diverses retouches mettaient une véritable ouverture sous le corps de la personne couchée. Cette ouverture prenait à un pied de la chute des reins et remontait jusqu'au dessus de la nuque.
Le traversin était jeté comme un pont sur ce trou, et maintenu par-dessous à l'aide d'une planchette pour qu'il ne s'infléchît pas au milieu sous le poids d'une tête.
Cela fait, on étendit le drap taillé qui était le drap inférieur, bien entendu, et dont les découpures restèrent béantes aux deux côtés du trou, celle de droite plus large que celle de gauche.
Puis on reprit haleine.
Louette dit en caressant un verre de cognac:
—Si le diable veut savoir son métier, il n'a qu'à venir ici à l'école!
Elle suait à grosses gouttes, mais elle allait bravement. Moi, le cœur me manquait. Commençais-je à comprendre? En vérité, je ne sais.
Mais était-il besoin de comprendre? je m'en fiais au patron pour être sûr qu'il s'agissait de quelque effrayant blasphème, mis en scène comme une charade.
En tous cas, si je ne comprenais point encore, l'intelligence n'allait pas tarder à me venir.
—Les fers au feu! cria le patron qui ne perdit pas un seul instant son entrain satanique. Nous avons assez soufflé. Ôte-moi encore ce traversin, Louette. Ce n'était que pour essayer; toi, petiot, apporte la boîte aux outils.
Louette avait monté une boîte de menuisier en même temps que l'eau-de-vie.
—Donne ici, petiot, et reste là. Tu me serviras de coterie. Tu vas voir comment on saborde un lit d'ébène de mille écus sans le faire crier. Belle pièce, parole d'honneur! et curieuse! Ce vieux marquis-là va bien manquer à nos marchands de bric-à-brac!
Je tenais la boîte. Il pratiqua d'abord au ciseau et au marteau un trou carré, juste assez large pour laisser passer la lame d'une scie à main. Et tout en coignant il disait:
—Ceux qui s'éveilleront croiront qu'on cloue déjà le cercueil. Minute! nous n'y sommes pas encore, mes mignons! M. le marquis a encore quelque chose à faire ici-bas.
Il prit la scie à main et la fit jouer avec une vigueur, avec une précision qu'un maître ouvrier lui aurait enviée. Il était bon à tout excepté au Bien.
En quatre traits de scie qui ne prirent pas un demi-quart d'heure, une large ouverture quadrangulaire fut pratiquée au bois du lit, immédiatement au-dessous de la place où s'appuyait l'oreiller. Il me demanda en retirant le carré d'ébène qui était net comme un dessus de table.
—Petiot, je suppose que tu pourras entrer par cette porte-là? Oh! pour le coup je compris.
Et tout mon sang se figea dans mes veines:
—Moi! là! balbutiai-je.
—Est-ce que tu n'auras pas assez de place?
—Mais je serai sous le corps!
—Juste, c'est ce qu'il faut.
Je me laissai aller sur un siège.
Louaisot et Louette se mirent à rire tous les deux.
Cela me transporta de fureur.
—Par le nom de Dieu! m'écriai-je, vous avez raison de rire! Je suis un lâche! Eh bien! frayeur pour frayeur, j'aime mieux avoir la tête écrasée que d'entrer là-dedans quand le mort y sera! Tuez-moi, patron, je ne vous obéirai pas!
Il me pinça la joue avec bonté.
—Mais fais donc attention, petit bêta, me dit-il du ton que prend un papa pour extirper une erreur enfantine du cerveau d'un bambin, que nous serons là, autour de toi, nous tes bons amis, et qu'il ne pourra rien t'arriver du tout. Parbleu! il y aura de la société assez, va! Que diable veux-tu que le mort te fasse? Voyons, nous n'avons pas le temps de nous amuser. Tu es précisément la petite bête qu'il faut pour manœuvrer dans ce trou à rat. Je pourrais te remplacer à la rigueur en élargissant le trou, mais d'abord, j'ai mon rôle aussi dans la comédie, et ensuite, je ne pourrais pas te reprendre mon secret. Il faut être complice ou avaler ta langue.
Il prit un verre d'eau-de-vie d'une main et son revolver de l'autre.
Si j'avais réfléchi, j'aurais bien pensé qu'il ne pouvait s'exposer à réveiller toute la maison en tirant un coup de pistolet à cette heure de la nuit. Mais il m'aurait tué autrement, voilà tout. Ses yeux le criaient.
J'eus peur. Que ceux qui liront ces tristes lignes aient compassion d'un pauvre petit malheureux. L'image de Stéphanie passa devant moi...; enfin pas tant de paroles! J'eus peur. Et je bus le verre d'eau-de-vie.
Boire, c'était accepter le rôle qu'on m'imposait. Le patron fit disparaître son revolver et me dit:
—Voilà un garçon raisonnable!
On remit en place lestement drap, traversin, oreiller, puis on fit la toilette du mort qui fut recouché avec sa chemise et son gilet, percés de fentes qui correspondaient avec celles du drap. J'entrai dans le trou où j'étais à l'aise.
Je passai mes deux mains dans les fentes et ma tête s'appuya sous la planchette qui soutenait le traversin. Comme cela je pouvais faire mouvoir les deux bras du défunt, avec mes bras—et sa tête aussi, avec ma tête. Ma main droite qui était complètement libre, d'après la disposition des fentes, pouvait même faire verser le corps sur le côté gauche et le tourner vers la ruelle.
On fit une répétition. Cela allait bien. M. Louaisot pourtant dit qu'on pouvait faire mieux.
Il replia le bras du défunt sous le corps, et ce fut ma propre main droite qui entra dans la manche de la chemise.
—Comme ça, tu pourras signer, dit Louaisot, à tâtons, c'est vrai, mais qu'importe? Dans l'état où est le pauvre monsieur, on n'a pas une belle écriture. Plus tu barbouilleras, mieux cela vaudra. D'ailleurs, je te tiendrai la main.... Sors de là, petiot, tu n'as pas besoin de te fatiguer d'avance.
Si j'avais de l'imagination, j'aurais arrangé toute cette histoire-là, et je n'aurais pas montré les ficelles de mes marionnettes avant de les mettre en scène, mais je ne sais pas raconter autrement qu'en suivant l'ordre et la marche de ce qui se passa sous mes yeux.
Louaisot paraissait content. Il passa un instant derrière le rideau, et nous entendîmes quelqu'un qui appelait Louette d'une voix faible.
Louette tenait je ne sais quoi à la main et cela tomba.
Elle se mit à trembler si fort que sa jupe allait et venait, et son bonnet se souleva sur ses cheveux qui se hérissaient.
—Jésus Seigneur! fit-elle, notre monsieur a parlé!
Moi, je me doutais bien que c'était le patron, mais la voix était si miraculeusement imitée et sortait si bien de la bouche entrouverte du marquis que tout mon corps n'était qu'un frisson.
Je me souvins de la leçon que le patron avait prise avec le ventriloque et qu'il avait payée un billet de mille francs.
Il ressortit de derrière le rideau. Louette et moi nous reculâmes.
C'était un vieil homme à cheveux blancs qui venait à nous d'un pas vénérable et nous demanda:
—Pensez-vous que cet imbécile de Pouleux me reconnaisse?
—Le diable! dit Louette. Le diable en personne! À quel métier pourra-t-on faire pénitence après tout ça!
—Alors, reprit le patron, vous pensez que je ne vas pas trop mal jouer mon petit bout de rôle.... Quelle heure avons-nous? La pendule marquait deux heures et demie après minuit. Il y avait deux grandes heures que nous étions au travail.
—Nous avons du temps devant nous, dit Louaisot. En cette saison, il ne fait pas jour avant sept heures. Voyons! avant de lever le rideau, une dernière fois, Louette, ma commère, tu n'avais dit à personne au château que ton maître avait passé?
—Je ne suis pas sortie par la cuisine pour aller au presbytère, répondit Louette.
—Et tu es bien sûre de n'avoir rencontré personne en chemin?
—Personne que vous.
—Nous sommes des bons! alors, va me chercher ta maîtresse, et toi, petiot, à ton poste!
Quand Mme la marquise de Chambray rentra dans la chambre de son mari. Louaisot était debout auprès du lit.
Louette avait prévenu sa maîtresse sans doute, car celle-ci ne se méprit point au déguisement de Louaisot, qui était parfait, je l'affirme, au point de tromper sa propre mère, si elle l'eût vu costumé ainsi.
Olympe dit dès le seuil:
—M. Louaisot, qu'est-ce que c'est que cette farce infâme?
—Belle dame, répondit le patron, vous êtes sévère dans vos expressions. Je ne suis pas M. Louaisot. Je suis le célèbre médecin de Paris que toute autre marquise dans votre position aurait mandé par le télégraphe. Il est bon de pouvoir se dire plus tard: Je n'ai rien négligé!
—Si j'ai commis une faute... commença Olympe.
—La voilà réparée! interrompit Louaisot. Le célèbre médecin de Paris est arrivé à temps, Dieu merci! M. le marquis de Chambray n'est pas mort!
La marquise voulut parler. Je crois que son indignation était sincère, mais Louette lui dit tout bas:
—C'est pour votre bien... et songez à l'enfant!
—Madame, reprit Louaisot, il va se passer ici quelque chose de solennel. Nous ne craignons ni les témoins ni la lumière. Il faut que tous les domestiques du château et les gens de la ferme soient éveillés à l'instant même pour assister à la cérémonie....
—Et vous avez cru que je me prêterais à cela! s'écria Olympe qui repoussa Louette loin d'elle.
—Oui, Madame, j'en suis sûr. Ce soir, votre petit Lucien me l'a promis de votre part.
Olympe courba la tête. Louaisot poursuivit:
—Il faut que Me Pouleux, le notaire de Méricourt soit mandé, à l'instant même aussi; qu'on le fasse lever de force s'il est besoin, qu'on l'arrache de son lit. La mort n'attend pas et M. le marquis est bien malade! Il m'a confié son désir de changer quelque chose à l'acte authentique qui contient ses dispositions dernières.
La poitrine d'Olympe rendit un gémissement, mais elle ne fit aucune résistance.
—Avant de partir pour faire exécuter avec la plus extrême diligence, les ordres de Mme la marquise, dit Louaisot à Louette, je vous serais obligé, ma bonne fille, de m'apporter une légère collation; n'importe quoi: de la viande froide et un verre de vin. Les glaces de l'âge, figurées par ma perruque, ont rendu mon estomac exigeant.
Louette sortit et revint l'instant d'après avec un plateau.
Quand elle fut partie définitivement pour accomplir les ordres qu'elle avait reçus, nous restâmes seuls dans la chambre mortuaire la marquise, Louaisot et moi.
Du fond de mon trou, j'entendais la marquise, sangloter et Louaisot manger.
Il mangeait avec cette sonore activité de mâchoires qui appartient aux ruminants et aux bonnes consciences.
Aucune parole ne fut échangée entre la marquise et lui.
Elle connaissait bien son Louaisot: elle n'essaya ni menaces ni prières.