Le grand secret
LES HERMÉTISTES
I
Tout l’occultisme ou l’hermétisme du Moyen âge sort donc de la Kabbale et des écrits alexandrins en y ajoutant peut-être certaines traditions de pratiques magiques très répandues dans l’ancienne Égypte et la Chaldée.
La partie théosophique et philosophique de cet occultisme n’a donc rien à nous apprendre. Elle n’est qu’un reflet déformé, une redite extrêmement corrompue et souvent méconnaissable de ce que nous avons déjà vu et entendu. L’appareil mystérieux dont elle s’entoure, et qui d’abord intrigue et fait illusion, n’est qu’une précaution indispensable pour cacher aux yeux de l’Église les affirmations défendues, hérétiques et dangereuses qu’elle renfermait. L’iconographie occultiste, les signes, les étoiles, les triangles, les pentagrammes, les pentacles étaient au fond des aide-mémoire, des mots de passe, ou des sortes de rébus qui permettaient aux affidés de se reconnaître et de se communiquer des vérités que menaçaient sans cesse le bûcher et, après les explications qu’on nous a données, ne recèlent et ne pouvaient rien recéler qui ne nous semble aujourd’hui parfaitement admissible et inoffensif.
L’alchimie même, qui demeure la région la plus intéressante de l’occultisme médiéval, n’est en somme qu’un trompe-l’œil, une sorte d’écran derrière lequel les véritables initiés cherchaient le secret de la vie. « Le Grand œuvre, dit Éliphas Lévi, n’était pas à proprement parler le secret de la transmutation des métaux, résultat accessoire, mais l’arcane universel de la vie, la recherche du point central de transformation où la lumière se fait matière et se condense en une terre qui contient en elle le principe du mouvement et de la vie… C’est la fixation de la lumière astrale par une magie souveraine de la volonté. » Ce qui nous mène aux phénomènes odiques, dont nous parlerons plus loin, qui nous mettent sur la voie de cette fixation.
Bien plus, aux yeux des grands initiés, la recherche de l’or n’était qu’un symbole qui voilait la recherche du divin et des facultés divines dans l’homme ; et seuls les alchimistes inférieurs qui prenaient au pied de la lettre les indications cabalistiques des grimoires, s’épuisaient à résoudre des problèmes et se ruinaient à poursuivre des expériences qui du reste firent faire à la chimie des progrès et des découvertes que, sur certains points, elle n’a pas encore dépassés.
II
D’autre part, on s’imagine trop volontiers que l’occultisme du Moyen âge est avant tout diabolique. La vérité est que les initiés ne croyaient pas au démon et ne pouvaient y croire, puisqu’ils n’admettaient pas la révélation chrétienne telle que l’Église la leur présentait. « Pas de démons en dehors de l’humanité » est un des axiomes fondamentaux du haut occultisme. « C’est, disait Van Helmont, le fruit d’une paresse sans bornes que d’attribuer au diable ce que nous ne connaissons pas. » « Il ne faut pas en laisser l’honneur au diable », protestait de son côté Paracelse.
Les démons et les diables, les anges déchus ou les damnés entourés de flammes éternelles ne grouillent que dans les bas-fonds de la magie noire ou de la sorcellerie. La fantasmagorie des sabbats nous masque trop souvent le véritable occultisme qui était avant tout, au sein d’un péril de mort incessant et parmi des ténèbres hostiles, la recherche tâtonnante et passionnée d’une vérité, ou du moins d’une apparence de vérité, car il n’y a pas autre chose en ce monde, qui avait rayonné, qui rayonnait peut-être encore quelque part, mais qui semblait perdue et dont on ne retrouvait que des débris précieux mais informes, mêlés à l’épaisse poussière de mensonges irritants et décevants ; et le meilleur des forces s’épuisait à un triage ingrat.
III
Écartant les esprits infernaux, ils croyaient cependant à l’existence et à l’intervention d’autres êtres invisibles. Ils étaient convaincus que le monde qui échappe à nos sens est beaucoup plus peuplé que celui que nous percevons, et que nous vivons au milieu d’une foule de présences diaphanes mais attentives et actives qui, le plus souvent, agissent sur nous à notre insu, mais sur lesquels, par une éducation spéciale de notre volonté, nous pouvons agir à notre tour. Ces invisibles ne sortaient pas de l’enfer, puisque pour les initiés du Moyen âge, presque aussi sûrement que pour les fidèles des grandes religions, aux temps où l’initiation n’était pas encore nécessaire, l’enfer n’était pas un lieu de torture et de malédiction, mais un état d’âme après la mort. C’étaient ou des esprits errant hors de la chair, valant à peu près ce qu’ils avaient valu durant leur vie terrestre, ou les esprits d’êtres qui n’avaient pas encore été incarnés, appelés élémentaux, esprits neutres, indifférents, moralement amorphes et abouliques et faisant le bien ou le mal selon la volonté de celui qui avait appris à les dominer.
Il est incontestable que certaines expériences de nos spirites, notamment celles de la « Correspondance croisée », certaines apparitions posthumes presque scientifiquement constatées, certains phénomènes de matérialisation, d’idéoplastie et de lévitation remettent sérieusement en question la plausibilité de ces théories.
Quant aux scènes d’évocation qui flottent souvent entre la haute magie et la goétie ou magie noire, et qui, aux yeux du vulgaire, occupent, avec l’alchimie et l’astrologie, les trois points culminants de l’occultisme, leur appareil solennel, leurs formules cabalistiques et leur rituel impressionnant mis à part, elles correspondent exactement aux évocations plus familières qui se font chaque jour autour de nos tables tournantes, de l’humble « Ouid-Ja » ou des miroirs magiques. Elles correspondent aussi aux manifestations que produisait par exemple la célèbre Eusapia Paladino et que réalise en ce moment, sous les contrôles les plus sévères, le médium de Mme Bisson, avec cette différence qu’au lieu du fantôme humain qu’attendent aujourd’hui les assistants, les croyants du Moyen âge voulaient voir le diable en personne, et le diable qui hantait leur pensée leur apparaissait tel qu’ils se l’imaginaient.
Y a-t-il en ces manifestations auto-suggestion, suggestion collective, exsudation, transfert et cristallisation de matière spiritualisée empruntée aux spectateurs, ou s’y mêle-t-il un élément extra-terrestre et inconnu ? S’il est impossible de le démêler quand il s’agit de faits qui se passent sous nos yeux, à plus forte raison serait-il téméraire de trancher la question quand elle s’adresse à des phénomènes vieux de plusieurs siècles, qui ne nous sont connus que par des relations plus ou moins tendancielles.
IV
Enfin l’alchimie et l’astrologie, les deux autres sommets auxquels je viens de faire allusion, sont, dans l’occultisme du Moyen âge, des sciences de seconde main qui ne nous apportent, au point de vue du grand secret, aucun élément nouveau et dont les origines grecques, juives et arabes ne se rattachent à l’Égypte et à la Chaldée que par des écrits apocryphes et relativement récents. Cette étude, en ce qui concerne l’alchimie, a été magistralement faite par Pierre Berthelot dans son livre sur « les Origines de l’Alchimie ». Il a épuisé le sujet, tout au moins en sa partie chimique ; mais on pourrait peut-être compléter son œuvre au point de vue hyperchimique, ou métachimique ou psychochimique qui ne semble pas moins important. Il serait également souhaitable qu’un grand astronome philosophe nous donnât sur l’astrologie le pendant de cet admirable travail ; mais jusqu’ici les sources sont si pauvres qu’il ne paraît guère possible de l’entreprendre. Il en faudrait faire autant pour la médecine hermétique qui du reste est liée à l’alchimie et à l’astrologie.
Mais l’alchimie et l’astrologie qui ne sont en somme que de la chimie et de l’astronomie transcendentales, prétendant dépasser la matière et les astres pour atteindre les principes spirituels et éternels qui constituent l’une et dirigent les autres, ne nous réserveraient peut-être des surprises et des révélations que si l’on pouvait remonter directement à leurs sources hindoues, égyptiennes et chaldéennes, ce qu’on n’a pu faire jusqu’ici, car nous n’avons, qui s’en rapproche, que le fameux Papyrus de Leyde, et cet unique document n’est que le carnet d’un orfèvre égyptien renfermant des formules pour composer des alliages, dorer les métaux, teindre les étoffes en pourpre et imiter et falsifier l’or et l’argent.
V
Parmi les occultistes médiévaux, presque tous alchimistes, bornons-nous à rappeler les noms de Raymond Lulle (XIIIe siècle), Doctor Illuminatus, auteur de l’Ars Magna, à peu près illisible aujourd’hui, Nicolas Flamel (XVe siècle), qui selon Berthelot n’est qu’un pur charlatan, Reuchlin, Weigel, le maître de Boëhme, Bernard le Trévisan, Basile Valentin qui étudia surtout l’antimoine, les deux Isaac, père et fils, Jean Trithème, qu’Éliphas Lévi appelle « le plus grand magicien dogmatique du Moyen âge », bien que sa célèbre cryptographie, Polygraphia ou Steganographia, soient des jeux de lettres assez puérils, et son élève, Cornélius Agrippa auteur de De Occulta Philosophia, qui réédite simplement des théories de l’école d’Alexandrie, et n’est, au dire d’Éliphas Lévi, « qu’un audacieux profanateur, heureusement très superficiel dans ses écrits ». Nous avons encore, au XVIe siècle, Guillaume Postel qui sut le grec, l’hébreu et l’arabe, voyagea beaucoup et rapporta en Europe d’importants manuscrits orientaux, entre autres les œuvres d’Aboul-Féda, l’historien arabe du XIIIe siècle. « Le cher et bon Guillaume Postel, écrit Éliphas Lévi dans une lettre au baron Spédaliéri, notre père en la Sainte Science, puisque nous lui devons la connaissance du Sefer Jesirah et du Zohar, eût été le plus grand initié de son siècle si le mysticisme ascétique et le célibat forcé n’avaient fait monter à son cerveau les fumées enivrantes de l’enthousiasme qui ont fait parfois délirer sa haute raison », remarque, soit dit en passant, qui, pourrait s’appliquer à des hermétistes d’autres temps et d’autres pays.
Après Henri Khunrath, Oswald Crollius, etc., nous passons au XVIIe siècle, à ses débuts, la grande époque de l’alchimie qui se rapprocha davantage de la science proprement dite. Van Helmont découvre le suc gastrique, Glauber le sulfate de soude, les huiles lourdes du goudron et entrevoit le chlore, tandis que Kunckel trouve le phosphore.
Si je faisais ici une histoire générale de l’occultisme, au lieu de rechercher simplement ce qu’ont à nous apprendre d’inédit les derniers adeptes, conscients ou inconscients d’une sagesse occulte dont nous avons suivi les traces à travers les âges, j’aurais dû m’arrêter un instant à ces mystérieux Templiers qui adoptèrent en partie les traditions juives et les récits du Talmud ; et auxquels succédèrent les Rose-Croix. Je devrais aussi mettre à part et étudier un peu plus longuement deux figures bizarres et énigmatiques qui dominent et résument tout l’occultisme du Moyen âge, à savoir Paracelse et Jakob Boëhme. Mais à les étudier de près on constate qu’eux non plus, quelles que soient leurs prétentions, ne tirèrent pas d’une source inconnue les révélations qu’ils apportèrent et qui bouleversèrent leurs contemporains.
Philippus-Auréolus-Théophrastus-Bombast von Hohenheim, dit Paracelsus (traduction approximative de Hohenheim), né en Suisse en 1493 et mort à Salzbourg en 1541, porte le poids d’une injuste légende qui le représente comme un ivrogne, un débauché, un charlatan et un fou. Il eut sans doute bien des défauts et ne paraît pas toujours parfaitement équilibré, mais n’en demeure pas moins un des êtres les plus extraordinaires que mentionne l’histoire. Il était néo-platonicien et par conséquent n’ignorait pas les écrits alexandrins accessibles aux hermétistes de son temps ; mais il est probable qu’en outre, au cours de ses voyages en Turquie et en Égypte, il eut plus directement connaissance de certaines traditions asiatiques au sujet du corps éthérique ou astral, théories sur lesquelles il fonda toute sa médecine. Il enseigne en effet, comme l’enseignaient d’anciens traités hindous qu’ont depuis remis en lumière les théosophes, que nos maladies viennent non pas de notre corps physique mais de notre corps éthérique qui correspond à peu près à ce que nous appelons aujourd’hui le subconscient, et qu’en conséquence il faut agir avant tout sur ce subconscient. Il est certain que bien des faits, dans bien des cas, tendent à confirmer cette hypothèse, et c’est peut-être de ce côté que s’orientera la thérapeutique de demain. Selon lui, les plantes mêmes ont un corps éthérique, et les médicaments n’agissent pas en vertu de leurs propriétés chimiques mais en vertu de leurs propriétés astrales, ce qui est encore un point que la découverte assez récente de l’« Od », que nous retrouverons plus loin, semble corroborer.
Ses idées touchant l’existence d’un fluide vital universel, l’Akahsa des Hindous, qu’il appelait l’Alkahest, et de la Lumière astrale des Kabbalistes, sont aussi de celles que nos théories modernes sur le rôle prépondérant de l’éther rappellent à notre attention. Il est évident, d’autre part, qu’il a souvent dépassé la mesure ; en systématisant à outrance et puérilement des concordances purement apparentes ou verbales entre certaines parties du corps humain et celles des plantes médicinales ; de même que ses affirmations au sujet des Archées, sortes de génies particuliers préposés au fonctions des divers organes et ses fantaisies charlatanesques de l’Homunculus, ne sont plus défendables. Mais ces erreurs étaient inhérentes à la science de son temps et ne sont peut-être pas beaucoup plus ridicules que les nôtres. Tout compte fait, il reste de lui le souvenir d’un précurseur bien étonnant et d’un visionnaire prodigieux.
Quant à Jakob Boëhme, le fameux cordonnier de Goerlitz, son cas serait miraculeux et absolument inexplicable s’il avait réellement été l’illettré qu’on a dit. Mais cette légende doit être décidément écartée. Boëhme avait étudié les théosophes allemands, notamment Paracelse, et connaissait parfaitement les néo-platoniciens dont il réédite en somme les doctrines, en les déformant un peu, en les enveloppant d’une phraséologie plus obscure mais parfois inattendue et très impressionnante, et en y mêlant des éléments de Kabbale, de mathématiques mystiques et d’alchimie. Je renvoie ceux qu’intéresserait cet esprit étrange et assurément génial, mais très inégal — car il y a dans son œuvre un fatras illisible — à l’étude que lui a consacrée Émile Boutroux sous ce titre : Le Philosophe Allemand Jacob Bœmhe. Ils ne sauraient trouver meilleur guide.