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Le grand secret

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LES GNOSTIQUES ET LES NÉO-PLATONICIENS

I

Laissant de côté Platon et son école dont les théories sont trop connues pour qu’il soit utile de les rappeler ici, nous quittons maintenant les eaux relativement claires des religions primitives pour entrer dans les remous confus qui en dérivent. A mesure que se perdaient les notions grandioses et simples que leur altitude même dérobait aux regards, celles qui leur succédaient et qui n’en étaient que des reflets déformés ou brisés, s’obscurcissaient et se multipliaient. Il suffira de les passer assez rapidement en revue ; car après ce que nous savons, ou plutôt après ce que nous savons ne pouvoir savoir, elles n’ont plus grand chose à nous apprendre et ne font qu’embrouiller et compliquer sans fruit l’aveu de l’inconnaissable et les conséquences qui en découlent.

Avant la lecture des hiéroglyphes et la découverte des livres sacrés de l’Inde et de la Perse, jusqu’aux travaux de nos métapsychistes scientifiques, les seules sources de l’occultisme étaient la Kabbale et les écrits des gnostiques et des néo-platoniciens d’Alexandrie.

Il est assez difficile de situer chronologiquement la Kabbale. Le Sefer Yezirah, tel que nous le connaissons, qui en est le portique, semble avoir été écrit vers l’an 829 de notre ère, et le Zohar qui en est le temple, vers la fin du XIIIe siècle. Mais une partie des doctrines qu’elle enseigne remonte beaucoup plus haut, c’est-à-dire jusqu’à la captivité de Babylone et même jusqu’au séjour des Hébreux en Égypte. Il faudrait donc, à ce point de vue, la placer avant les gnostiques et les néo-platoniciens ; mais d’autre part, elle a fait à ceux-ci tant d’emprunts, ils ont exercé sur elle une telle influence, qu’il est presque impossible d’en parler avant qu’on ait fait connaître ceux à qui elle doit le meilleur et le pire de ses théories.

II

Il est vrai que de leur côté, ces traditions juives mêlèrent leurs flots abondants à ceux des autres religions orientales qui du Ier au VIe siècle envahirent la théosophie et la philosophie grecque et romaine et firent qu’on remit en question et qu’on se reprit à étudier de plus près les croyances et les théories sur lesquelles on avait vécu. Il y eut alors, dans le monde intellectuel, et surtout à Alexandrie où confluaient toutes les races et toutes les doctrines, une étrange fièvre de curiosité, d’inquiétude et d’activité. Pour la première fois, — elle le croyait du moins, — la philosophie hellénique se trouvait directement en contact avec les religions et les philosophies orientales, audacieuses, grandioses, abyssales, que jusqu’alors elle ne connaissait que par ouï-dire ou par bribes parcimonieuses. Les Gnostiques apportaient entre autres les doctrines de Zoroastre ; les énigmatiques Esséniens, théosophes et théurgistes, venus des bords de la Mer Morte, qui disparurent assez mystérieusement, bien qu’au temps de Philon ils fussent au nombre de 40.000, ou finirent par se confondre avec les Gnostiques, représentaient sans doute plus directement l’élément hindou ; les Kabbalistes d’avant la Kabbale écrite ravivaient les enseignements de la Perse, de la Chaldée et de l’Égypte, les Chrétiens s’éveillaient entre la Bible et les légendes de l’Inde, les Néo-platoniciens qu’on pourrait plus justement appeler les Néo-orphiques ou Néo-pythagoriciens, revenaient aux vieux philosophes du VIe siècle avant notre ère et s’efforçaient d’y retrouver des vérités trop longtemps méconnues que les révélations orientales remettaient brusquement en lumière.

Nous n’avons pas à étudier ici cette effervescence qui est une des crises les plus intenses et, à certains égards, les plus fécondes que l’on constate dans l’histoire de la pensée humaine. Pour ce qui nous intéresse en ce moment, il suffit de noter qu’au point de vue de l’idée de Dieu, de la cause première, de l’esprit pré-cosmique, ou de la réalité absolue qui précède tout être manifesté ou conditionné, comme au point de vue de l’origine, du but, de l’économie de l’univers et de la nature du bien et du mal, elle ne nous apprend rien que nous n’ayons trouvé dans les religions et les philosophies antérieures. Les manifestations de l’Inconnaissable, la division de l’Unité primordiale, la descente de l’esprit dans la matière sont attribuées au Logos et changent de nom sans changer de ténèbres. Pour tenter d’expliquer les contradictions insolubles entre un dieu immobile et un univers sans cesse en mouvement, entre un dieu inconnaissable qu’on finit par connaître dans tous ses détails, entre un dieu bon qui crée, veut ou permet le mal, on imagine d’abord une triple hypostase, puis une foule de divinités intermédiaires, démiurges ou dédoublements de Dieu, Éons, facultés ou attributs divins personnifiés, anges et démons. Dans le remous de ces spécialisations, de ces distinctions, de ces subdivisions ingénieuses, subtiles et inextricables, le simple et immense aveu de l’Inconnaissable est bientôt submergé d’un tel flot de paroles qu’on ne l’aperçoit plus. On ne tarde pas à l’oublier complètement, on n’y fait plus allusion, et l’Inconnu suprême engendre tant de divinités secondaires et si bien connues, qu’il n’ose plus rappeler aux hommes qu’ils ne le connaîtront jamais. Naturellement, plus il y a de mots et d’éclaircissements, plus les vérités primitives sur lesquelles on travaille s’effacent et s’obscurcissent ; si bien qu’après avoir atteint ou regagné dans Philon, et surtout dans Plotin, les plus hauts, sommets de la pensée et être descendu d’une part aux élucubrations du casse-tête chinois qu’est le fameux « Pistis-Sophia » attribué à Valentin et de l’autre aux prétendues révélations de Jamblique sur les mystères égyptiens, révélations qui ne révèlent rien du tout, tout ce mouvement gnostique et néo-platonicien finit, avec les successeurs de Valentin et les continuateurs de Porphyre et de Proclus, par sombrer dans la plus puérile logomachie et la plus vulgaire sorcellerie.

Il est donc inutile d’insister ; non que l’étude de cette effervescence soit sans intérêt ; au contraire, il est peu de moments dans l’histoire où l’intelligence ait eu à affronter des problèmes aussi nouveaux, aussi complexes, aussi ardus ; où elle ait fait preuve de plus de puissance, de vitalité et d’enthousiasme. Mais ce que j’en ai dit suffit à mon dessein qui est simplement de montrer que les occultistes de la Grèce et surtout ceux du Moyen âge qui nous intéressent particulièrement parce qu’ils sont plus près de nous et que leur souvenir est demeuré plus vivace, n’ont rien à nous apprendre d’essentiel que nous ne connaissions déjà par l’Inde, l’Égypte et la Perse.

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