Le grand secret
LA GRÈCE ANTÉ-SOCRATIQUE
I
Il nous reste, pour compléter cette revue sommaire des religions primitives et cette recherche des origines du grand secret, à dire un mot de la théogonie anté-socratique.
Avant l’époque classique, les philosophes grecs, dont nous ne possédons d’ailleurs que des fragments mutilés, Pythagore, Pétron, Hippasos, Xénophane, Anaximandre, Anaximène, Héraclite, Alcmène, Parménide d’Élée, Leucippe, Démocrite, Empédocle, Anaxagore, se trouvaient déjà dans la situation inquiétante et bizarre où se retrouvèrent, quinze à vingt siècles plus tard, les Kabbalistes juifs et les occultistes du Moyen âge. Ils semblent comme eux pressentir l’existence ou la tradition obscure d’une religion plus ancienne et plus haute qui avait répondu ou essayé de répondre à toutes les questions angoissantes sur la divinité, l’origine du monde et son but, l’éternel devenir se juxtaposant à l’être immobile, le passage du chaos au cosmos, la sortie du grand tout et la rentrée en lui, l’esprit et la matière, le bien et le mal, la naissance de l’univers et sa fin, l’attraction et la répulsion, le sort, la place et la destinée de l’homme.
Elle avait surtout, cette tradition perdue que nous avons retrouvée presque intacte dans l’Inde, fait une fois pour toutes le départ entre le connaissable et l’inconnaissable, et attribuant à celui-ci la portion du lion, ose installer au centre de sa doctrine un immense aveu d’ignorance.
Mais les Grecs ne semblent pas se douter de l’existence de cet aveu, simple, net et profond, qui leur eût épargné bien des recherches vaines ; ou bien, leur esprit plus subtil, plus remuant, plus entreprenant, ne voulait pas l’admettre ; et toute leur cosmogonie, leur théogonie et leur métaphysique n’est qu’un effort incessant pour le diminuer en le subdivisant, en l’émiettant à l’infini, comme s’ils eussent espéré qu’à force de rendre petite chacune des parties de l’inconnaissable, ils arriveraient à en connaître le tout.
C’est du reste un spectacle extrêmement curieux que cette lutte de la raison grecque, lucide, exigeante, tatillonne et voulant se rendre compte de tout, contre les ténèbres grandioses et souvent désordonnées des religions asiatiques. On a dit qu’il manquait aux Grecs le sentiment de l’absolu divin ; ce sera vrai, mais plus tard. Au début, leur pensée, encore sous l’influence de traditions mystérieuses, est tout imprégnée du sentiment de cet absolu qui les a souvent, par les seuls sentiers de la raison, conduits beaucoup plus haut, et peut-être plus près de la vérité, que leurs successeurs plus habiles qui l’avaient perdu.
II
Mais sans entrer dans le détail de leurs tâtonnements vers une lumière pressentie ou profondément ensevelie dans la mémoire atavique ou dans des mythes qu’on ne comprenait plus, sans préciser l’apport de chacun de ces philosophes, ce qui nécessiterait des développements intéressants mais disproportionnés, notons simplement les concordances essentielles avec les théories védiques et brahmaniques.
Xénophane le premier, contre les poètes, affirma l’existence d’un dieu unique, immuable, éternel. « Dieu, dit-il, n’est point né, car il n’aurait pu naître que de son semblable ou de son contraire, deux hypothèses dont la première est inutile et la seconde absurde. On ne peut dire ni qu’il est infini ni qu’il est fini ; car infini, n’ayant ni milieu, ni commencement ni fin, il ne serait rien du tout ; et fini, il exigerait une limite et cesserait d’être un. Il n’est ni en repos ni en mouvement pour des raisons analogues. Bref, on ne peut lui donner que des caractères négatifs[39]. » Ce qui est bien, sous une autre forme, avouer qu’il est aussi inconnaissable que la cause première des hindous.
[39] Albert Rivaud, Le Problème du devenir, p. 102.
Cet aveu de l’inconnaissable est du reste plus nettement formulé par Xénophane, en un autre endroit. « La vérité, il n’y a point d’homme, il n’y en aura point à la connaître, sur les dieux et sur les choses que j’enseigne. Arrivât-il à quelqu’un de rencontrer la vérité absolue, la rencontre demeurerait par lui-même ignorée. En toutes choses, il n’y a que la vraisemblance[40] ».
[40] Fr. 34.
Ne pourrions-nous pas répéter aujourd’hui ce qu’il y a plus de vingt-cinq siècles affirmait le fondateur de l’école d’Élée ? Y eut-il, ici comme ailleurs, infiltration de la tradition primitive ? C’est probable ; en tout cas, sur d’autres points, la filiation est nettement établie. Les Orphiques qui se trouvent à l’origine légendaire et préhistorique de la poésie et de la philosophie hellénique, sont en réalité, selon Hérodote, des Égyptiens[41]. Nous avons vu d’autre part que la religion égyptienne et la religion védique ont vraisemblablement une source commune ; et qu’il est pour l’instant impossible de dire avec certitude laquelle est la plus ancienne. Or, les Pythagoriciens ont emprunté aux Orphiques l’errance des âmes et la série des purifications. D’autres leur ont pris le mythe de Dionysos, avec toutes ses conséquences ; car Dionysos, dieu-enfant, tué par les Titans et dont Athénée sauve le cœur en le cachant dans une corbeille et que Jupiter fait renaître, c’est Osiris, c’est Krichna, c’est le Bouddha, c’est toutes les incarnations divines, c’est le dieu qui descend ou plutôt éclate dans l’homme, c’est la mort provisoire et illusoire et la renaissance réelle et immortelle, c’est l’union temporaire avec la divinité qui n’est que le prélude de l’union définitive, c’est le cycle sans fin de l’éternel devenir.
[41] Hérodote, II, 81.
III
Héraclite, dont on a fait le philosophe des mystères, éclaire ce cycle. « Dans la périphérie du cercle, le commencement et la fin ne font qu’un[42]. » « La divinité est chez lui, dit Auguste Dies, origine et terme des existences individuelles. L’unité se divise en pluralité et la pluralité se résoud en unité ; mais unité et pluralité sont contemporaines et l’émanation du sein de la divinité est accompagnée d’un retour incessant à la divinité[43]. » Tout sort de Dieu, tout rentre en Dieu, tout devient un, un devient tout. Dieu ou le monde est un, la pensée divine est répandue en toutes les parties de l’univers. En un mot, son système, comme celui des Védas et des Égyptiens, est un panthéisme unitaire.
[42] Héraclite, fr. 102.
[43] Auguste Dies, Le Cycle mystique, p. 62.
Dans Empédocle, qui succède à Xénophane et à Parménide, nous retrouvons exactement, au sujet de la cosmologie, la théorie hindoue de l’expansion et de la contraction de l’univers, du dieu qui l’inspire et qui l’expire, de l’intériorisation et de l’extériorisation alternatives. « A l’origine, les éléments sont confondus dans la parfaite immobilité du Sphéros. Mais quand la force de répulsion qui demeurait inactive à la circonférence externe, a repris son mouvement vers le centre, la séparation commence. Elle irait jusqu’à l’absolue division et l’éparpillement de l’être, si une force antagoniste ne ramenait les éléments dispersés, jusqu’à ce que graduellement se recompose l’unité primitive[44]. »
[44] Ibid., p. 84, 85.
Le génie grec qui, comme nous en voyons ici un exemple curieux, veut autant que possible expliquer l’inexplicable, que le génie hindou se contente de grandiosement ressentir, appelle haine la force de répulsion et amitié la force d’attraction. Ces forces existent de toute éternité. « Elles étaient, elles seront, et jamais, à ce que je crois, n’en sera dépouillée l’interminable durée. Tantôt la pluralité se résoud en unité dans l’amour, et tantôt l’unité se redivise en pluralité dans la haine et le combat. »
Mais d’où vient cette dualité dans l’unité, d’où naissent ces principes opposés d’attraction et de répulsion, de haine et d’amour ? Empédocle et son école ne le disent point. Ils constatent simplement que dans la division, la répulsion ou la haine, il y a déchéance, et ascension ou réascension dans l’attraction, le retour à l’unité et à l’amour, de même que les Hindous mettaient l’idée de déchéance dans la matière et l’idée de remontée et de retour à la divinité, dans l’esprit. L’aveu d’ignorance est pareil, et pareils sont aussi les moyens de sortir de la haine et de se dégager de la matière. C’est d’abord la purification durant la vie, et une purification toute spirituelle. « Bienheureux, dit le philosophe d’Agrigente, est celui qui s’acquiert une richesse de pensées divines ; malheureux est celui qui n’a des dieux qu’une opinion ténébreuse. »
C’est encore et surtout la purification par les réincarnations successives. Empédocle va plus loin que la religion védique qui se borne, du moins jusqu’à Manou, à la réincarnation de l’homme dans l’homme, il admet comme les Pythagoriciens, la métempsycose, c’est-à-dire le passage de l’âme, non seulement dans les animaux, mais même dans les plantes, et la ramène ainsi, d’ascensions en ascensions jusqu’à la divinité d’où elle était sortie et où elle rentre et se résorbe, comme dans le Nirvana hindou.
IV
Il est peut-être intéressant, à ce propos, de faire remarquer que, comme dans la doctrine védique et égyptienne, il n’est pas question de récompenses et de châtiments extérieurs. Dans la métempsycose anté-socratique, comme dans la réincarnation hindoue, comme devant le tribunal d’Osiris, c’est l’âme qui se juge et qui, automatiquement, pour ainsi dire, se classe dans le bonheur ou le malheur auquel elle a droit. Il n’y a pas de dieu irrité et vengeur, il n’y a pas de lieux spéciaux et maudits réservés aux réprouvés et à l’expiation. On n’expie pas dans la mort, parce qu’il n’y a pas de mort. On n’expie que dans la vie et par la vie, en celle-ci ou dans l’autre. Ou plutôt il n’y a pas expiation, il y a simplement dessillation. L’âme est heureuse ou malheureuse parce qu’elle se sent ou ne se sent pas à sa place ; parce qu’elle peut ou ne peut pas atteindre la hauteur qu’elle avait espérée. Elle n’éprouve sa divinité qu’à proportion qu’elle a compris ou comprend Dieu. Dépouillée de tout ce qui était matériel et l’aveuglait, elle se voit tout d’un coup sur l’autre rive, telle qu’elle était à son insu sur celle-ci. De tous ses biens, de son bonheur ou de sa gloire, il ne lui reste que ses acquisitions intellectuelles et morales. Elle n’est plus autre chose que les pensées qu’elle eut et les vertus qu’elle pratiqua. Elle constate ce qu’elle est et entrevoit ce qu’elle aurait pu être ; et si elle n’est pas satisfaite, elle se dit : « c’est à recommencer », et elle rentre volontairement dans la vie pour viser plus haut et en ressortir plus grande et plus heureuse.
V
Au fond, dans la théologie et dans les mythes anté-socratiques, comme dans les théologies et les mythes des religions qui les précédèrent, il n’y a pas d’enfer, il n’y a pas de paradis. Aux souterrains de l’Hadès, comme aux prés des Champs-Élysées, ne se trouvent que les ombres, les mânes astrales, les doubles égyptiens, les restes inconsistants de nos désincarnés. Les instruments de leur supplice ou les accessoires de leur pâle félicité, ne sont que des pièces d’identité, à l’aide desquels, comme les vagues interlocuteurs de nos spirites, ils cherchent à se faire reconnaître. Ici, aussi bien que dans l’Inde, l’enfer n’est pas un lieu, mais un état de l’âme après la mort. Les mânes ne sont pas châtiées dans la pénombre, elles continuent seulement d’y vivre les reflets de leur vie d’autrefois. Tantale y a soif, Sisyphe y roule son rocher, les Danaïdes s’y épuisent à remplir leur tonneau sans fond, Achille y brandit sa lance, Ulysse y porte sa rame, Hercule y tend son arc ; leurs vaines effigies répètent à l’infini les gestes mémorables ou habituels de leur existence terrestre ; mais l’esprit impérissable, l’âme immortelle n’est pas là, elle se purifie, elle agit autre part, en d’autres corps, sur la longue route invisible qui la ramène en Dieu.
A ce moment, comme à toutes les hautes origines, il n’y a pas encore de crainte de la mort et de l’au-delà. Cette crainte ne se montre et ne se développe dans les grandes religions que lorsque celles-ci commencent à se corrompre au profit des prêtres et des rois. L’intuition et l’intelligence de l’humanité ne regagnèrent jamais l’altitude qu’elles atteignirent quand elles conçurent de la divinité l’idée dont nous retrouvons les traces les plus pures dans les traditions védiques. On peut dire qu’en ces jours l’homme découvrit au plus haut de lui-même et y fixa, une fois pour toutes, la notion du divin, qu’il oublia depuis, qu’il altéra souvent ; mais sous les oublis et les altérations éphémères, elle transparaît toujours. Et c’est ainsi, qu’au fond de tous ces mythes, de tous ces enseignements parfois si disparates, nous sentons le même optimisme, ou du moins la même confiance ignorante, car le secret le plus ancien de l’homme est bien une immense, une aveugle confiance en la divinité dont il était sorti sans cesser d’en faire partie et dans laquelle il rentrera un jour.
Il y aurait encore bien d’autres points de contact à signaler, par exemple dans la théorie des atomistes qui renferme d’étranges intuitions. Leucippe et Démocrite, notamment, enseignent que le mouvement gyratoire des sphères existe de toute éternité et Anaxagore développe la théorie des tourbillons élémentaires que retrouve la science contemporaine. Mais ce que nous venons de noter paraîtra sans doute suffisant. Du reste, on aborde la plupart des grands mystères de l’homme dans cette philosophie trop généralement regardée comme un tissu d’absurdité et de spéculations puériles. A l’étudier de plus près, on y constate au contraire les plus merveilleux efforts de la raison humaine qui, secrètement soutenue par la vérité que contenaient des mythes obnubilés, serre de plus près qu’un grand nombre d’hypothèses modernes, le vraisemblable et le plausible.
VI
On peut supposer que les parties les plus hautes de cette théosophie et de cette philosophie, c’est-à-dire celles qui touchaient à la cause suprême et à l’inconnaissable, peu à peu négligées et oubliées dans la théosophie et la philosophie classiques, devinrent, comme en Égypte et dans l’Inde, le secret des hiérophantes et formèrent, avec des traditions orales et plus directes, le fond de ces fameux mystères grecs, notamment de ceux d’Eleusis, dont on n’a jamais percé les ténèbres.
Le dernier mot du grand secret devait y être aussi l’aveu d’une ignorance invincible et sacrée. En tout cas, ce qu’il y avait déjà de négatif et d’inconnaissable dans les mythes et dans cette philosophie qu’on lui rappelait, suffisait à anéantir chez l’initié les dieux qu’adorait le profane, en même temps qu’il apprenait pourquoi un enseignement, si dangereux pour ceux qui n’étaient pas à même d’en comprendre l’ampleur, devait rester occulte. Il n’y avait probablement pas autre chose dans cette révélation suprême, parce qu’il n’y a probablement pas d’autre secret que l’homme puisse posséder ou concevoir ; qu’il ne peut avoir existé, qu’il n’existera jamais de formule qui donne la clef de l’univers.
Mais outre cet aveu qui devait paraître écrasant ou libérateur, selon la qualité de l’esprit qui le recevait, on initiait probablement le néophyte à une science occulte plus positive, analogue à celle que possédaient les prêtres égyptiens et hindous. On devait surtout lui enseigner le moyen d’arriver à l’union divine ou à l’immersion dans la divinité par l’extase. Il est permis de supposer que cette extase était obtenue à l’aide de procédés hypnotiques, mais d’un hypnotisme beaucoup plus savant et plus développé que le nôtre, et dans lequel l’hypnotisme proprement dit, le magnétisme, le médiumnisme, et toutes les mystérieuses forces, odiques et autres, du subconscient, mieux connues qu’elles ne le sont aujourd’hui, se mêlaient et étaient mises en œuvre.
Celui que plusieurs considèrent comme le plus grand théosophe contemporain, Rudolph Steiner, prétend, ainsi que nous le verrons plus loin, avoir retrouvé le moyen, ou l’un des moyens, de provoquer cette extase et de se mettre en communication avec les mondes supérieurs et avec Dieu.
VII
De ce qui précède, on peut, semble-t-il, conclure que les grands initiés, ou pour parler plus exactement, les adeptes des religions ésotériques, des collèges de prêtres ou des fraternités occultes, sur l’origine et le but de l’univers, sur le caractère inconnaissable de la cause première, ou du dieu des dieux, sur les devoirs et les destinées de l’homme, ne savaient pas autre chose que ce qu’avaient ouvertement enseigné, à ceux qui étaient capables de le comprendre, les grandes religions primitives. Ils ne savaient pas autre chose pour la raison que jusqu’ici il n’a pas été possible de savoir et par conséquent d’enseigner autre chose. S’ils avaient su autre chose, nous le saurions aussi ; car il n’est guère admissible que l’essentiel d’un tel secret n’eût pas transpiré depuis tant de milliers d’années qu’il était connu de tant de milliers d’hommes. S’il était possible d’imaginer qu’il existe et que nous le puissions connaître, le connaissant, nous ne serions plus des hommes. Il y a à la connaissance des limites que le cerveau n’a pas encore franchies, qu’il ne pourra jamais franchir sans cesser d’être un cerveau humain. Tout au plus, l’aveu de l’agnosticisme irréductible et du panthéisme intégral, qui sont les deux pôles entre lesquels a toujours oscillé, oscille encore et probablement oscillera toujours la pensée humaine la plus haute, pouvait-il être plus franc, plus net, plus dénué de formes, plus total et mettre en garde ceux qui le recevaient contre les apparences fallacieuses et les mensonges nécessaires des théogonies et des mythologies officielles.
VIII
Non plus qu’à une certaine hauteur il n’y avait de cosmogonie, de théogonie ou de théologie ésotérique, n’y avait-il de morale secrète. Sous ce rapport, nous venons de le voir à la hâte, les religions primitives avaient tout exploré, sans laisser un coin d’ombre où pussent se réfugier les amants du mystère et les chercheurs d’inconnu. Leur morale est d’emblée, ou paraît être d’emblée, — car nous ignorons les milliers d’années d’élaboration, — la plus élevée, la plus parfaite que l’homme puisse espérer de pratiquer. Elle a tout éprouvé, elle a tenté et gravi toutes les montagnes. Où elle a passé, et elle a passé partout, surtout sur les plus âpres cimes, il ne reste rien à glaner. Nous sommes encore à des centaines de siècles au-dessous de ce qu’elle atteignit sur les sommets de l’abnégation, de la bonté, de la pitié, du sacrifice, du don total de soi ; et principalement dans la recherche de ce que Novalis appelait « notre moi transcendental », c’est-à-dire la partie divine et éternelle de notre être.
Quant aux sanctions, elles allèrent également à l’extrême de ce que l’intelligence peut concevoir ; car parties de l’inconnaissable, elles ne pouvaient, à peine de se démentir, attribuer à cet inconnaissable une volonté quelconque. Elles devaient donc mettre en nous-mêmes la récompense et le châtiment d’une morale qui ne pouvait naître qu’en nous. Ici non plus il n’y avait pas la moindre place pour un enseignement différent et occulte.
Reste l’énigme de l’origine du mal, de l’antagonisme apparent de l’esprit et de la matière, de la nécessité du sacrifice, de la douleur et de l’expiation. Ici encore, à moins de se contredire, la tradition occulte ne pouvait rien fonder sur l’inconnaissable. Elle avait simplement à admettre, à titre provisoire, l’explication la plus haute des religions ésotériques qui regardent la matière et les ténèbres, la division et la séparation, non comme le mal en soi, mais comme des états transitoires de la substance une et éternelle, une phase du va-et-vient du devenir sans fin, dont il fallait s’efforcer de sortir pour atteindre le plus tôt possible l’état ou la phase spirituelle. Elle n’avait et sans doute ne pouvait avoir à cet égard un enseignement plus satisfaisant. En tout cas aucun écho n’en est parvenu jusqu’à nous et il est probable qu’elle se contentait, une fois de plus, d’accentuer l’aveu de son ignorance invincible.
IX
Voilà donc les points, — et ce sont les plus importants, — sur lesquels l’enseignement ésotérique, s’il y eut à l’origine un tel enseignement, devait nécessairement se confondre avec l’enseignement public des religions primitives saisies près de leurs sources. Il est vraisemblable, je l’ai déjà dit, que cet enseignement ne prit un caractère secret que beaucoup plus tard, quand les religions officielles se furent extraordinairement compliquées et profondément corrompues. L’ésotérisme ne fut alors que le retour à la pureté originelle, de même qu’en Grèce, les doctrines ou les hypothèses anté-socratiques, d’origine, quoiqu’on en ait dit, évidemment asiatique, devinrent celles des mystères. Il est donc à peu près certain que sur ces questions, les occultistes de tous les temps et de tous les pays n’en savaient pas plus que nous. Mais il est d’autres domaines où ils paraissent avoir possédé des traditions que les religions officielles ne nous ont pas transmises et dont les successeurs des grands adeptes de l’Inde, de l’Égypte, de la Perse, de la Chaldée et de la Grèce, les Kabbalistes, les néo-platoniciens, les gnostiques et les hermétistes du Moyen âge ont plus ou moins vainement tenté de retrouver le secret.
X
Ce domaine est celui des forces inconnues de la nature. Il n’est plus guère possible de contester que les prêtres de l’Inde, de l’Égypte, les Mages de la Perse et de la Chaldée avaient en chimie, en physique, en astronomie, en médecine, des connaissances que sur certains points nous avons sans doute dépassées, mais que sur d’autres nous sommes peut-être fort loin d’avoir récupérées. Sans rappeler ici ces rochers de quinze cents tonnes transportés à d’énormes distances par des procédés inconnus, ou ces pierres branlantes, blocs de cinq cent mille kilos qui n’appartiennent jamais au sol sur lequel ils se trouvent et qui remontent aux temps préhistoriques des Atlantes, il est indubitable que la grande pyramide, celle de Khéops, par exemple, est une sorte d’immense hiéroglyphe qui, par ses dimensions, ses proportions, ses dispositions intérieures, son orientation astronomique, propose toute une série d’énigmes dont on n’a jusqu’ici déchiffré que les plus évidentes. Une tradition occulte avait toujours affirmé que cette pyramide recélait des secrets essentiels, mais c’est tout récemment qu’on a commencé de les démêler. L’abbé Moreux, le savant directeur de l’observatoire de Bourges, résumant parfaitement la question dans ses Énigmes de la Science[45], nous montre que le méridien de la pyramide, ou la ligne nord-sud, passant par son sommet, est le méridien idéal, c’est-à-dire celui qui traverse le plus de continents et le moins de mers, et que si l’on calcule exactement l’étendue des terres que l’homme peut habiter, il les divise en deux parties rigoureusement égales. D’autre part, en multipliant la hauteur de la pyramide par un million, on trouve la distance de la terre au soleil, soit 148.208.000 kilomètres, ce qui est, à un million de kilomètres près, la distance qu’à la suite de longs travaux, d’expéditions lointaines et dangereuses, et grâce aux progrès de la photographie céleste, la science moderne a définitivement adoptée.
[45] Abbé Th. Moreux, Les Énigmes de la science, p. 5 et suiv.
De son côté, le célèbre astronome Clarcke a déduit des mesures récentes le rayon polaire de la terre qu’il évalue à 6.356.521 mètres. Or, c’est exactement la coudée pyramidale, soit 0,6356,521 multiplié par 10 millions. Ensuite, en divisant le côté de la pyramide par la coudée employée dans sa construction, on trouve la longueur de l’année sidérale, c’est-à-dire le temps que le soleil met à revenir au même point du ciel. Puis, si nous multiplions le pouce pyramidal par 100 millions, nous obtiendrons la longueur parcourue par la terre sur son orbite en un jour de vingt-quatre heures, avec une approximation plus grande que ne pourraient le permettre nos mesures actuelles, le yard ou le mètre français. Enfin, le passage d’entrée de la pyramide regardait l’étoile polaire de l’époque ; il aurait donc été orienté en tenant compte de la précession des équinoxes, phénomène d’après lequel le pôle céleste revient coïncider avec les mêmes étoiles au bout de 25.796 ans.
Nous voyons donc, comme le dit l’abbé Moreux, « que toutes ces conquêtes de la science moderne se trouvent dans la grande pyramide, à l’état de grandeurs naturelles, mesurées et toujours mesurables, ayant seulement besoin pour se montrer au grand jour, de la signification métrique qu’elles portent en elles ».
Il est impossible d’attribuer à de simples coïncidences ces enseignements singuliers. Ils nous prouvent que les prêtres égyptiens avaient en géographie, en mathématiques, en géométrie, en astronomie, des connaissances que nous venons à peine de reconquérir ; et rien ne nous dit que cette énigmatique pyramide ne renferme pas une foule d’autres secrets que nous n’avons pas encore découverts. Mais le plus étrange, le plus déconcertant, c’est qu’aucun des innombrables hiéroglyphes qu’on a déchiffrés, rien de ce que nous trouvons dans toute la littérature de l’Égypte antique, ne fait allusion à cette science extraordinaire. Il est même évident que les prêtres ont voulu la cacher ; la coudée pyramidale ou sacrée, clef de tous les calculs et de toutes les mesures scientifiques, n’était pas employée d’une façon courante ; et tout ce savoir miraculeux, venu on ne sait d’où, était volontairement et systématiquement enseveli dans un tombeau et proposé comme une énigme ou un défi aux siècles futurs. La révélation d’un tel mystère, due au hasard, ne nous permet-elle pas de soupçonner que bien d’autres mystères, de toute nature, soit dans cette pyramide, soit en d’autres monuments ou dans les écritures sacrées, attendent d’un autre hasard une révélation analogue ?
En l’attendant, il est en tout cas très probable que les prêtres égyptiens avaient enseigné aux mages de la Chaldée le secret de ce qu’Eliphas Lévi appelle « une pyrotechnie transcendentale » et que les uns et les autres connaissaient l’électricité et avaient des moyens de la produire et de la diriger que nous ignorons encore. En effet, Pline nous rapporte que Numa, qui fut initié aux mystères des mages, possédait l’art de former et de diriger la foudre et qu’il se servit avec succès de sa batterie foudroyante contre un monstre nommé Volta qui désolait la campagne romaine[46]. Devançant l’invention du téléphone, les prêtres égyptiens pouvaient encore, nous dit-on, instantanément communiquer d’un temple à l’autre, quelle que fût la distance. Du reste la Bible[47] nous a laissé le témoignage de leur science et de leur puissance, lorsqu’elle nous les montre, parmi les dix plaies qui n’étaient que des œuvres de magie, luttant à coups de miracles contre Moïse qui était lui-même un de leurs initiés.
[46] Pline, l. II, ch. 53.
[47] Exode, VII, VIII.
XI
Mais c’est surtout en ce qui touche au subconscient, aux mystères de l’Hôte inconnu, à ce que nous appelons aujourd’hui la psychologie anormale, à l’astral, à l’hypnotisme, au médiumnisme, aux propriétés de l’éther, aux fluides ignorés, à la médecine odique, à l’hyperchimie, à la survivance, à la connaissance de l’avenir, qu’ils devaient posséder des secrets à la recherche desquels les hermétistes du Moyen âge, au milieu de leurs pentacles, de leurs cryptogrammes, de leurs grimoires falsifiés et méconnaissables, se sont exténués. C’est apparemment dans ces régions de l’occultisme qu’il nous reste quelque chose à glaner ; et c’est vers elles que revient, par d’autres chemins, notre métapsychique.
C’est également dans ces parages ténébreux que les derniers initiés de l’Inde, héritiers des traditions ésotériques, l’emportent encore de beaucoup sur tout ce que nous savons et produisent ces phénomènes singuliers que la jonglerie et la supercherie ne suffisent pas toujours à expliquer et qui provoquent l’étonnement des voyageurs les plus sceptiques et les plus soupçonneux.
Ont-ils en réserve, comme ils le prétendent, d’autres secrets, notamment ceux qui leur permettraient de manipuler certaines forces terribles et irrésistibles, telle que la force intramoléculaire ou la puissance formidable et inépuisable de la gravitation, du son ou de l’éther ? C’est possible mais moins certain. Il est assez incompréhensible qu’en cas d’urgence, quand il était question de vie ou de mort, ils n’y aient jamais eu recours. L’Inde, comme l’Égypte, la Perse et la Chaldée, a subi d’effroyables invasions qui non seulement menaçaient sa civilisation, anéantissaient ses richesses, brûlaient ses livres sacrés, massacraient ses habitants, mais s’attaquaient à ses dieux, violaient ses temples, exterminaient ses prêtres. Cependant on ne constate pas qu’elle ait jamais tourné contre ses agresseurs une arme surnaturelle. On peut répondre que vu l’immensité des territoires, ces invasions ne furent jamais totales, que les derniers initiés pouvaient fuir devant elles et se réfugier en d’inaccessibles montagnes ; qu’au surplus, leur royaume n’étant pas de ce monde, ils ne se sentaient pas le droit d’user de leurs pouvoirs supra-terrestres, car un axiome fondamental de la haute science interdit de l’abaisser à la poursuite d’un dessein matériellement avantageux ; c’est encore possible. Il n’en reste pas moins que la domination anglaise et surtout la conquête du Thibet, en 1904, par le colonel Younghusband, ont porté un coup très sensible au prestige de leurs connaissances occultes.
XII
Jusqu’en 1904, en effet, le Thibet était considéré par les occultistes comme le dernier asile de leur science. Il possédait, à leur dire, d’immenses bibliothèques souterraines, aux livres innombrables, dont certains remontaient aux temps préhistoriques des Atlantes, où étaient consignées, en des langues connues seulement de quelques adeptes, les révélations suprêmes et immémoriales. Au sein de ses lamasseries où pullulaient des milliers de moines, il nourrissait un collège de grands initiés, à la tête duquel se trouvait, initié des initiés, et incarnation de Dieu sur la terre, le Dalai-Lama.
Aucun Européen n’avait jamais, affirmait-on, violé son territoire sacré ; ce qui du reste n’était pas tout à fait exact, car en 1661, en 1715 et en 1719, deux ou trois jésuites et quelques capucins y avaient pénétré. En 1740, un voyageur hollandais séjourna dans Lhassa, puis, en 1813, un Anglais. Ensuite, en 1846, les missionnaires Huc et Gobet, déguisés en lamas, parvinrent à s’y glisser. Mais depuis, malgré de multiples et périlleuses tentatives, dont la dernière et la plus notoire fut celle de Sven-Hedin, aucun explorateur n’avait réussi à atteindre la ville sainte. On peut donc dire que de toutes les terres de notre globe, c’était la plus mystérieuse et la plus prestigieuse.
A l’annonce de l’expédition sacrilège, on s’attendit, dans le monde des occultistes, à d’étranges événements. Je me rappelle la confiance, la sereine certitude avec laquelle l’un des plus savants, des plus sérieux de ceux-ci, au début de l’année 1904, me disait : « Ils ne savent pas à quoi ils s’attaquent. Ils vont provoquer dans leur refuge les plus redoutables puissances. Il est à peu près certain que les derniers adeptes transhimalayens possèdent le secret de la terrible force éthérique ou sidérale, le « Mash-maket » des Atlantes, l’irrésistible « Vril » dont parle Bulwer-Lytton, cette force vibratoire qui, d’après les instructions qui se trouvent dans l’Astra-Vidya, peut réduire en cendre cent mille hommes et éléphants, aussi facilement qu’elle réduirait en poudre un rat mort. Il va se passer des choses extraordinaires. Ils n’atteindront jamais l’inviolable Potala ! »
Il ne se passa rien du tout, du moins rien de ce qu’on attendait. Après de longs pourparlois diplomatiques, où se révèlèrent, sous un jour déconcertant, l’impéritie, l’incompréhension, la sénilité, la mauvaise foi chinoise, et l’astuce enfantine du collège des Lamas, les troupes du colonel Younghusband, composées surtout de Sikhs et de Gurkhas, encadrés d’Européens, se mirent en marche. Dans ces régions déchiquetées et sur ces hauts plateaux glacés, désolés et inhabitables de l’Himalaya, les plus âpres du monde, elles eurent à surmonter des difficultés inouïes et dans des défilés qu’une poignée d’hommes bien commandés eût rendus inexpugnables, se heurtèrent plus d’une fois à la résistance inhabile et courageuse des soldats du Dalai-Lama, fanatisés par les « mantras » et les charmes de leurs prêtres, mais armés de fusils à mèche et de mauvais canons indigènes. Les Anglais approchèrent enfin de Lhassa, et les abbés des grands monastères, affolés, durant cinq jours, maudirent solennellement l’envahisseur, mirent en mouvement des milliers de moulins à prières, eurent recours aux suprêmes incantations ; inutilement. Le 4 août, le colonel Younghusband fit son entrée dans la capitale du Thibet, occupa le Saint des Saints, la résidence de Dieu : la Potala, immense et fantastique édifice qui s’élance au-dessus des masures de la ville et ressemble, avec ses terrasses, ses toits plats, ses bastions, à une forteresse, à une superposition de villas italiennes, à une caserne aux fenêtres innombrables et à certains gratte-ciel américains. Le Dalai-Lama, la treizième incarnation de la divinité, le pape du Bouddhisme, le père spirituel de six cent millions d’âmes, avait honteusement pris la fuite et ne fut jamais retrouvé. On explora les couvents et les sanctuaires où grouillaient plus de trente mille moines résignés et indifférents et on n’y découvrit que les restes de la plus haute religion que connurent les hommes, achevant de se décomposer dans de puériles superstitions, dans le mécanisme des moulins à prières, et dans la plus déplorable sorcellerie. Ainsi s’effondra le suprême asile du mystère et furent livrés aux profanes les derniers secrets de la terre.