Le grand secret
L’ÉGYPTE
I
Nous avons déjà vu, en parlant de Noun, Toum et Phtah, l’idée que se faisaient les Égyptiens de la cause première, de la création ou plutôt de l’émanation ou de la manifestation de l’univers. Elle est, du moins telle que nous la connaissons par la traduction probablement incomplète des hiéroglyphes, sous une forme moins frappante, moins profonde et moins métaphysique, analogue à celle des Védas, et révèle une source commune.
Immédiatement après l’énigme de la cause première, ils rencontrèrent, eux aussi, inévitablement, l’insoluble problème de l’origine du mal, et, sans trop oser l’approfondir, y trouvèrent une solution plus pâle, plus évasive, mais au fond presque semblable à celle des Hindous. Dans l’Osirisme, l’esprit et la matière s’appellent la lumière et les ténèbres ; et « Set, l’antagoniste de Râ-lumière, dans les mythes de Râ, d’Osiris et d’Horus, n’est pas un dieu du mal, dit Le Page Renouf, il représente une réalité physique, une loi constante de la nature[27] ». Il est un dieu aussi réel que ses adversaires et son culte est aussi ancien que le leur. Il avait ses prêtres comme eux, et il est fils de la même cause inconnue. Il est si peu séparable de la force qui lui est opposée que sur certains monuments les têtes d’Horus et de Set surmontent le même corps et ne forment qu’un seul dieu.
[27] Op. cit., p. 115.
Après les mêmes aveux d’ignorance, ici encore, comme dans l’Inde, le mythe de l’incarnation vient préciser et diriger une morale qui, sortie de l’inconnaissable, ne pouvait prendre forme et n’être connue que dans l’homme et par l’homme. Osiris, Horus, Thot ou Hermès qui prit cinq fois la forme humaine au dire des occultistes, ne sont que des incarnations plus mémorables du dieu qui réside en chacun de nous. De ces incarnations découle avec moins d’éclat, moins d’abondance, moins de force, — car le génie égyptien n’a pas l’ampleur, l’élévation, la puissance d’abstraction du génie hindou, — une morale plus humble, plus terre à terre, mais de la même nature que celle de Manou, de Krichna et du Bouddha, ou plutôt de ceux qui dans la nuit des âges précédèrent Manou, Krichna et le Bouddha. Cette morale se trouve dans le Livre des Morts et dans les inscriptions funéraires. Quelques-uns des papyrus qui reproduisent le Livre des Morts ont plus de quatre mille ans ; mais des textes de ce même livre, qui recouvraient presque toutes les tombes et presque tous les sarcophages, sont probablement plus anciens. Ce sont, avec les inscriptions cunéiformes, les plus antiques écritures, ayant date certaine, que possède l’humanité. Le plus vénérable des codes de morale, œuvre de Phtahotep, encore imparfaitement déchiffré, contemporain des Pyramides, se couvre de l’autorité d’ancêtres infiniment plus reculés. « Pas une des vertus chrétiennes, dit F.-J. Chapas, l’un des grands égyptologues de la première heure, n’est oubliée dans la morale égyptienne. La piété, la charité, la bonté, l’empire sur soi-même, dans la parole et l’action, la chasteté, la protection des faibles, la bienveillance envers les humbles, la déférence envers les supérieurs, le respect de la propriété d’autrui, jusqu’en ses plus petits détails, tout y est exprimé en langage excellent. »
II
« Je n’ai pas fait de mal à un enfant, dit une inscription funéraire. Je n’ai pas opprimé une veuve, je n’ai pas maltraité un berger. Durant ma vie, il n’y avait pas un mendiant ; et quand vinrent les années de famine, je labourai toute la terre de la province, nourrissant tous ses habitants et je fis en sorte que la veuve était comme si elle n’avait pas perdu son époux[28]. »
[28] Inscriptions d’Ameni, Denkm, II, pl. 121.
Celui-ci « était le père des faibles, le soutien de ceux qui n’avaient pas de mère ; craint des méchants il protégeait le pauvre. Il était le vengeur de celui que le puissant avait dépouillé. Il était l’époux de la veuve et le refuge de l’orphelin[29] ». « Celui-là était le protecteur des humbles, une palme d’abondance pour l’indigent, l’aliment des pauvres, la richesse du faible, et sa sagesse était au service de l’ignorant[30]. » — « J’étais le pain de celui qui avait faim, l’eau de celui qui avait soif, le vêtement de celui qui était nu, le refuge de celui qui était dans le besoin. Ce que j’ai fait pour eux, Dieu l’avait fait pour moi »[31], disent d’autres inscriptions, reprenant toujours le même thème de bonté, de justice et de charité. « Bien que grand, j’ai toujours agi comme si j’avais été petit. Je n’ai jamais barré la route à quelqu’un qui valait mieux que moi. J’ai toujours répété ce qu’on m’avait dit, exactement comme on me l’avait dit. Je n’ai jamais approuvé ce qui est bas et mal, mais j’ai pris plaisir à dire la vérité. La sincérité et la bonté qui étaient dans le cœur de mon père et de ma mère, mon amour les leur a rendues. J’ai été la joie de mes frères, l’ami de mes compagnons, j’ai reçu les voyageurs sur la route ; mes portes étaient ouvertes à ceux qui venaient du dehors et je leur ai donné de quoi se rafraîchir. Ce que me dictait mon cœur, je n’hésitais pas à l’accomplir[32]. »
[29] Tablette d’Antuff. Louvre, C. 26.
[30] British Museum, 581.
[31] Dumichen, Kalenderinschriften, XLVI.
[32] Bergmann, Hieroglyphische Inschriften, pl. VI, I. 8 ; pl. VIII, IX.
III
Dans le Livre des Morts, quand, après la longue et terrible traversée du Douaou, qui n’est pas l’enfer égyptien, comme on l’a dit, mais une région intermédiaire entre la mort et la vie éternelle, l’âme est arrivée dans le pays de « Menti » qu’on appela plus tard l’« Amenti », elle se trouve en face de Maât ou Maît, la plus mystérieuse divinité de l’Égypte. Maât est la ligne droite, elle représente la Loi, la Justice-Vérité, la Justice absolue. Chacun des grands dieux se dit maître de Maât, mais elle ne reconnaît aucun maître. Les dieux vivent par elle, elle règne seule sur la terre, dans les cieux et le monde d’outre-tombe ; elle est à la fois la mère du dieu qui l’a créée, sa fille et le dieu lui-même. En présence d’Osiris assis sur son trône de juge, est mis dans un des plateaux de la balance le cœur du mort qui symbolise toute sa nature morale, dans l’autre plateau se trouve une image de Maât. Quarante-deux divinités, qui représentent les quarante-deux péchés qu’elles sont chargées de punir, sont rangées derrière la balance dont Horus surveille l’aiguille, tandis que Téhutin, le dieu des lettres, inscrit le résultat de la pesée. Tout ceci n’est évidemment qu’une représentation allégorique, une sorte de mise en images, une projection sur l’écran de ce monde, de ce qui se passe dans l’autre, au fond d’une âme ou d’une conscience qui se juge après la mort.
Alors, si l’épreuve est favorable, se passe une chose extraordinaire qui révèle la signification secrète, inattendue et profonde de toute cette mythologie : l’homme devient dieu. Il devient Osiris même. Il se découvre pareil à celui qui le juge. Il joint son nom à celui d’Osiris, il est Osiris-un-tel. Il se retrouve enfin le dieu inconnu qu’il était à son insu. Il reconnaît l’Éternel caché au fond de lui-même, qu’il avait cherché durant toute son existence et qui, finalement délivré par ses bonnes œuvres, par ses efforts spirituels, se révèle identique au dieu qu’il avait écouté et adoré et dont il avait voulu se rapprocher en le prenant pour modèle.
C’est, sous une autre image, l’absorption de l’âme purifiée dans le sein de Brahma, le retour à la divinité de ce qu’il y avait de divin dans l’homme, comme aussi, sous l’allégorie dramatique, l’âme qui se juge elle-même et se reconnaît digne de rentrer en Dieu.
IV
Rudolph Steiner qui, lorsqu’il ne s’égare pas dans les visions peut-être plausibles mais invérifiables de la préhistoire, des clichés astraux et de la vie sur d’autres planètes, est un esprit très juste et très perspicace, a remarquablement mis en lumière le sens de ce jugement et de cette identification de l’âme avec Dieu. « L’Être Osiris, dit-il, n’est que le degré le plus parfait de l’être humain. Il s’entend de soi que l’Osiris qui règne en juge sur l’ordre éternel de l’univers, n’est lui-même qu’un homme parfait. Entre l’état humain et l’état divin, il n’y a qu’une différence de degré. L’homme est en voie de développement ; à la fin de sa carrière il devient Dieu. Dans cette conception, Dieu est un éternel devenir et non pas un Dieu fini en soi.
« Tel étant l’ordre universel, il est évident que celui-là seul peut entrer dans la vie d’Osiris, qui est déjà devenu un Osiris lui-même avant de frapper à la porte du temple éternel. La vie la plus haute de l’homme consiste donc à se changer en Osiris. L’homme devient parfait lorsqu’il vit comme Osiris, lorsqu’il traverse ce qu’Osiris a traversé. Le mythe d’Osiris acquiert par là un sens plus profond. Il devient le modèle de celui qui veut éveiller l’Éternel en lui-même[33]. »
[33] Rudolph Steiner, Le Mystère chrétien et les Mystères antiques. Trad. de J. Sauerwein, p. 170.
V
Cette Osirification, cette déification de l’âme du juste a toujours étonné les égyptologues qui n’en saisissaient pas le sens caché et ne voyaient pas qu’elle rejoignait le Nirvana védique dont elle n’est qu’une réplique dramatisée. Mais les textes authentiques sont là, et même du point de vue exotérique, il n’est pas possible de leur donner une autre signification. Le fond de la religion égyptienne, sous toutes ses végétations parasites qui devinrent peu à peu monstrueuses, est bien le même que celui de la religion védique ; d’un même point de départ dans l’inconnaissable, c’est le culte et la recherche du dieu dans l’homme et le retour de l’homme en dieu. Le juste, c’est-à-dire celui qui durant sa vie s’est efforcé de retrouver l’éternel en lui-même et d’écouter sa voix, délivré de son corps, ne devient pas seulement Osiris ; mais de même qu’Osiris est d’autres dieux, il devient aussi d’autres dieux. Il parle comme s’il était Râ, Tmu, Seb, Chnemu, Horus, et ainsi de suite. « Ni les hommes, ni les dieux, ni les esprits des décédés, ni les hommes passés, présents et futurs, quels qu’ils soient, ne peuvent plus lui faire de mal. Il est celui qui s’avance en sûreté. Son nom est « Celui que les hommes ne connaissent pas ». « Son nom est hier qui voit des jours sans nombre, passant en triomphe sur les routes du ciel. » « Il est le Seigneur de l’éternité. Il est le maître de la couronne royale et chacun de ses membres est un dieu. »
VI
Mais qu’arrive-t-il si la sentence n’est pas favorable, si l’âme n’est pas jugée digne de rentrer dans l’éternel, de redevenir le dieu qu’elle était ? On n’en sait rien. Tout ce qu’on a dit au sujet de châtiments, d’expiations, de transmigrations purificatrices, ne repose sur aucun texte authentique. « On ne trouve trace, dit Le Page Renouf, d’une conception de ce genre dans aucun des textes égyptiens découverts jusqu’ici. Les transformations après la mort, nous est-il dit expressément, dépendent uniquement de la volonté du défunt ou de son génie[34] », c’est-à-dire de son âme. N’est-ce pas dire expressément aussi qu’elles ne dépendent que du jugement de l’âme sur elle-même et qu’elle seule reconnaît et décide, comme l’âme hindoue chargée de son Karma, si elle est digne ou non de rentrer dans la divinité ; en d’autres termes qu’il n’y a de ciel et d’enfer qu’en nous-mêmes ?
[34] Le Page Renouf, op. cit., p. 183.
Mais que devient-elle si elle ne se juge pas digne d’être dieu ? Attend-elle ou se réincarne-t-elle ? Nul texte égyptien ne permet de trancher la question ; il n’y a pas trace non plus d’un état intermédiaire entre la mort et l’éternelle béatitude. Les rites funéraires ne donnent, sur ce point, aucune indication. Ils semblent prévoir, pour le mort, une vie d’outre-tombe exactement pareille, sur un autre plan, à celle qu’il menait sur la terre. Mais ces rites ne paraissent pas s’appliquer à l’âme proprement dite, au principe divin. La religion égyptienne, comme les autres religions primitives, distingue en l’homme trois parties : le corps physique, une entité spirituelle périssable, une sorte de reflet du corps, qui lui survivait, une ombre ou plutôt un double, qui pouvait à son gré se confondre avec la momie ou s’en détacher, et enfin un principe purement spirituel, l’âme véritable et immortelle qui, après le jugement, devenait dieu.
Le double désemparé, et non pas l’âme qui redevenait Osiris, errait misérablement entre le monde visible et l’invisible, comme semblent le faire les désincarnés de nos spirites, si les rites funéraires ne venaient à son aide pour le ramener et le retenir près du corps qu’il avait abandonné. Tout le rituel ne visait qu’à prolonger autant que possible l’existence de ce double, en pourvoyant à ses besoins, analogues à ceux de sa vie terrestre, en le fixant près de sa momie incorruptible, en l’enchaînant dans une demeure qui lui fût agréable.
L’existence de ce double était supposée très longue. Une tablette du Louvre nous montre, par exemple, que Psamtik, fils d’Ut’ahor, qui vivait au temps de la 26e dynastie, était prêtre de trois souverains de la grande Pyramide, morts depuis plus de 2.000 ans.
Cette idée du double, comme le fait remarquer Herbert Spencer, est d’ailleurs universelle. « Partout, nous dit-il, nous voyons exprimée ou impliquée la croyance que chaque personne est double et que, quand elle meurt, son autre moi, qu’il demeure proche ou qu’il s’en soit allé au loin, peut revenir et est capable de nuire à ses ennemis ou d’aider ses amis. »
Ce double égyptien n’est d’ailleurs que le Périsprit, le Corps Astral des occultistes, cette entité désincarnée, ce subconscient plus ou moins indépendant de notre corps, cet hôte inconnu, auquel sont ramenés, malgré eux, nos modernes métapsychistes, quand ils constatent certaines manifestations hypnotiques ou médiumniques, certains phénomènes de télépathie, d’action à distance, de matérialisation et d’apparitions posthumes qui autrement seraient à peu près inexplicables. Une fois de plus, les anciennes religions avaient ici précédé notre science, vu peut-être plus juste et plus loin qu’elle. Je dis peut-être, car si l’existence du double, de l’astral ou de l’entité subconsciente à peu près indépendante de notre cerveau, n’est plus guère contestable en ce qui concerne les vivants, elle peut encore être discutée quand il s’agit des morts. Il est certain qu’à l’appui de cette existence, des faits extrêmement troublants s’accumulent ; seule leur interprétation n’est pas encore décisive. Mais l’antique hypothèse égyptienne devient de plus en plus plausible et réfutait d’avance, il y a des milliers d’années, l’objection capitale que l’on fait aux spirites quand on leur dit que leurs esprits désincarnés ne sont que de pauvres ombres incohérentes et effarées, avant tout soucieuses d’établir leur identité et de se raccrocher à leur vie d’autrefois, de misérables mânes à qui la mort n’a rien révélé, et qui n’ont rien à nous apprendre sur leur existence d’outre-tombe, pâle reflet de leur existence antérieure. Il est en effet très explicable que cet esprit désincarné ne sache pas autre chose que ce qu’il savait durant sa vie. Le double égyptien dont il n’est que la réplique n’était pas l’âme véritable, l’âme immortelle qui, si le jugement de l’Amenti lui était favorable, rentrait en dieu ou plutôt redevenait dieu. Les rites sépulcraux n’entendaient pas s’occuper de cette âme dont le sort était fixé par la sentence de Maât ; ils voulaient seulement rendre moins précaire, moins misérable, l’existence posthume de ce principe attardé et plus lent à se dissoudre, de cette sorte de déchet spirituel, de ce fantôme nerveux, magnétique ou fluidique qui avait été un homme et ne formait plus qu’un faisceau de souvenirs tenaces et sans asile. Ils cherchaient à lui adoucir, en maintenant autour de lui les objets de ces souvenirs, le passage de la mort à l’éternel oubli. Les Égyptiens avaient sans doute constaté plus nettement que nous l’évidence de ce double dont nous commençons à peine à soupçonner l’existence ; car leur civilisation, héritière du reste de longues civilisations antérieures, était beaucoup plus ancienne que la nôtre et se portait davantage vers les côtés spirituels et invisibles de la vie. Mais ils ne préjugeaient rien, de même que l’hypothèse spirite, si elle était bien présentée, ne préjugerait rien au sujet de la destinée de l’âme proprement dite.
Le double n’était soumis à aucun jugement. Que l’homme eût été bon ou mauvais, juste ou injuste, il avait droit aux mêmes rites funéraires, à la même existence d’outre-tombe. Son châtiment ou sa récompense, c’était lui-même, c’était de continuer d’être ce qu’il avait été, c’était de poursuivre, sur un autre plan, la vie haute ou basse, étroite ou large, intelligente ou stupide, généreuse ou égoïste, qu’il avait menée sur la terre.
Remarquons que dans nos manifestations spirites il n’est pas question non plus de récompense ou de châtiment. Nos désincarnés, même lorsqu’ils furent croyants, ne font presque jamais allusion à un jugement posthume, à un enfer, à un ciel, à un purgatoire et, quand exceptionnellement ils en parlent, on peut presque à coup sûr soupçonner quelque interpolation télépathique. Ils sont, ou si l’on veut, paraissent être ce qu’ils étaient durant leur existence : plus ou moins consistants, plus ou moins cultivés, plus ou moins intelligents, plus ou moins volontaires, selon que leur pensée était consistante, cultivée, volontaire. Ils ne retrouvent que ce qu’ils ont semé dans les champs spirituels de ce monde. Mais ils n’ont pas, — et c’est la seule différence, — subi, comme le double égyptien, l’incantation magique qui, à tort ou à raison, pour leur bonheur ou leur malheur, violant les lois de la nature, rattachait celui-ci à ses restes physiques et l’empêchait de flotter comme une épave entre un monde matériel où il ne pouvait plus vivre et un univers spirituel où il semble qu’il lui fût interdit de pénétrer.
VII
Grâce à ces soins, grâce à ce culte et à cette prévoyance, le double était-il heureux ? On n’oserait l’affirmer. Il existe un texte terrible, l’inscription funéraire de la femme de Pasherenpath, qui est le plus déchirant cri de regret et de détresse que les morts aient poussé vers la vie. Il est vrai que cette inscription est de l’époque des Ptolémées, c’est-à-dire des derniers temps de l’Égypte, déformée par la Grèce, deux ou trois siècles avant notre ère. Elle nous montre la décadence et presque la ruine de la foi égyptienne ; et chose plus grave et plus inquiétante, en parlant de l’Amenti, semble confondre la destinée du double avec celle de l’âme immortelle. Voici cette inscription qui témoigne à quelles incertitudes aboutissent les religions les plus solides et les plus affirmatives ; et comment, à la fin de leur cours, elles nous replongent dans les ténèbres du grand secret, dans le chaos de l’inconnaissable, d’où elles étaient sorties.
« Oh ! mon frère, mon époux, ne cesse pas de boire, de manger, de vider la coupe de la joie et de vivre dans les fêtes. Suis chaque jour tes
désirs et ne laisse pas le souci pénétrer dans ton cœur tant que tu vivras sur cette terre ! Car l’Amenti est le pays du sourd sommeil et de l’obscurité, séjour de deuil pour ceux qui l’habitent. Ils dorment dans leurs formes, ils ne se réveillent plus pour voir leurs frères, ils ne reconnaissent leur père ni leur mère ; leur cœur est indifférent à leur femme et à leurs enfants. Chacun sur la terre jouit de l’eau de la vie ; mais la soif est à mes côtés. L’eau vient à celui qui demeure sur la terre, mais j’ai soif de l’eau qui est près de moi. Je ne sais où je suis depuis que je suis en ce lieu et j’implore l’eau qui coule, j’implore la brise sur la rive du fleuve, afin que par elle puisse être rafraîchie la douleur de mon cœur. Car quant au Dieu qui est ici, « Mort Absolue » est son nom. Il appelle tous les hommes et tous viennent à lui en tremblant de peur. Avec lui il n’y a pas de respect pour les hommes ou les dieux ; près de lui les grands sont comme les petits. On craint de le prier, car il n’écoute pas. Nul ne vient l’invoquer, car il n’est pas bon pour ceux qui l’adorent et ne tient pas compte des offrandes qu’on lui fait[35]. »
[35] Sharpe, Egyptian Inscriptions, I, pl. 4.
VIII
Et la réincarnation ? On croit généralement que l’Égypte est par excellence le pays de la palingénésie et de la métempsychose. Il n’en est rien. Pas un texte égyptien n’y fait allusion. Il est vrai que l’âme devenant Osiris pouvait prendre toutes les formes ; mais ce n’est pas là la réincarnation proprement dite, la réincarnation expiatoire et purificatrice des Hindous. Tout ce qu’on nous a dit à ce sujet repose principalement sur un texte d’Hérodote qui note que « les Égyptiens furent les premiers à affirmer que l’âme de l’homme est immortelle. Sans cesse, d’un vivant qui meurt, elle passe dans un autre qui naît, et, quand elle a parcouru tout le monde terrestre, aquatique et aérien, elle revient alors s’introduire en un corps humain. Ce voyage circulaire dure 3.000 ans. C’est là une théorie que, plus ou moins près de nous, plusieurs Grecs se sont appropriés ; je sais leurs noms et ne les écris point[36] ».
[36] Hérodote, II, 123.
De même, tout ce qui concerne les fameux mystères de l’initiation égyptienne est de source relativement récente et date de l’époque où les traditions et les théories hindoues, chaldéennes, juives et néo-platoniciennes se mêlaient et fermentaient violemment dans Alexandrie. L’Égypte des Pharaons ne nous dit pas ce que devenait l’âme qui n’était pas béatifiée. Il est possible qu’elle fût obligée de revenir sur terre pour se purifier et que le secret de cette réincarnation demeurât réservé aux initiés, comme il est également possible que des textes mieux interprétés ou que d’autres que nous ne connaissons pas encore, justifient et expliquent la tradition ésotérique. Il ne serait du reste pas surprenant, comme le fait remarquer Sédir, occultiste des plus érudits, qu’une partie des secrets qui ne se trouvent pas dans les inscriptions que nous croyons entièrement comprendre, nous fussent venus par la Chaldée, attendu que c’est parmi les Mages, sur les confins du Tigre et de l’Euphrate, que Cambyse, après la conquête de l’Égypte, transporta tous les prêtres de ce dernier pays, sans exception et sans retour. Quoiqu’il en soit, je le répète, les textes purement égyptiens ne permettent pas, pour l’instant, de trancher la question.