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Le juif errant - Tome II

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— En vérité, dit la princesse avec une sorte d'ébahissement courroucé, je ne sais si je veille ou si je rêve…

— Ah! mon Dieu! dit Adrienne d'un air alarmé, ce doute que vous manifestez sur l'état de vos facultés est inquiétant, madame. Le sang vous monte sans doute à la tête… car votre visage est très coloré… vous semblez oppressée… comprimée… déprimée… peut- être (l'on peut se dire cela entre femmes)… peut-être êtes-vous un peu serrée… madame?

Ces mots, dits par Adrienne avec un adorable semblant d'intérêt et de naïveté, manquèrent de faire suffoquer la princesse qui, malgré elle, devint cramoisie et s'écria en s'asseyant brusquement:

— Eh bien, soit, mademoiselle… Je préfère cet accueil à tout autre, il me met à l'aise… en confiance, comme vous dites…

— N'est-ce pas madame? dit Adrienne en souriant; au moins l'on peut franchement dire tout ce que l'on a sur le coeur… ce qui doit avoir pour vous le charme de la nouveauté… Voyons, entre nous, avouez que vous nous savez gré de vous mettre ainsi à même de déposer un instant ce fâcheux masque de dévotion, de douceur et de bonté qui doit tant vous peser…

En entendant les sarcasmes d'Adrienne, innocente vengeance, bien excusable si l'on songe à tout le mal que la princesse avait voulu faire à sa nièce, la Mayeux sentait son coeur se serrer, car plus qu'Adrienne, et avec raison, elle redoutait la princesse, qui reprit avec plus de sang-froid:

— Mille grâces, mademoiselle, de vos excellentes intentions et de vos sentiments pour moi; je les apprécie tels qu'ils sont, et comme je dois, j'espère, sans plus attendre, vous le prouver.

— Voyons, voyons, madame, répondit Adrienne avec enjouement. Contez-nous donc cela tout de suite… Je suis d'une impatience… d'une curiosité…

— Et pourtant, dit la princesse en feignant à son tour un enjouement ironique et amer, vous êtes à mille lieues de vous douter de ce que je vais vous annoncer…

— Vraiment!… Moi je crains, madame, que votre candeur, que votre modestie ne vous abusent, reprit Adrienne avec la même affabilité railleuse; car il est bien peu de choses qui, de votre part, puissent me surprendre, madame, ne savez-vous pas… que, de vous… je m'attends à tout?

— Peut-être, mademoiselle… dit la dévote en articulant lentement ses paroles; si, par exemple… je vous disais… qu'en vingt-quatre heures, d'ici à demain… je suppose… vous allez être réduite à la misère?…

Ceci était si imprévu, que Mlle de Cardoville fit malgré elle un vif mouvement de surprise, et que la Mayeux tressaillit.

— Ah!… mademoiselle, dit la princesse avec une joie triomphante et d'un ton doucereusement cruel en voyant la surprise croissante de sa nièce, avouez maintenant que je vous étonne… quoique peu de chose de ma part, disiez-vous, dût avoir le droit de vous surprendre. Combien vous avez eu raison de donner à notre entretien le tour qu'il a pris… Il m'aurait fallu toutes sortes de périphrases pour vous dire: Mademoiselle, demain vous serez aussi pauvre que vous êtes riche aujourd'hui… tandis que je vous apprends cela tout simplement… tout bonnement… tout naïvement…

Son premier étonnement passé, Adrienne reprit en souriant avec un calme qui stupéfia la dévote:

— Eh bien, je vous l'avoue franchement, madame, oui, j'ai été surprise… car je m'attendais, de votre part, à quelqu'une de ces noires méchancetés où vous excellez, à quelque perfidie bien ourdie, bien cruelle… mais pouvais-je croire que vous feriez un si grand éclat d'une pareille insignifiance?…

— Être ruinée… complètement ruinée… s'écria la dévote, ruinée d'ici à demain, vous si audacieusement prodigue; voir non seulement vos revenus, mais cet hôtel, mais vos meubles, vos chevaux, vos bijoux, voir tout enfin, jusqu'à ces ridicules parures dont vous êtes si vaine… mis sous le séquestre, vous appelez cela une insignifiance? Vous dépensez indifféremment des milliers de louis, vous voir réduite à une pension alimentaire bien inférieure aux gages que vous donnez à une de vos femmes, vous appelez cela une insignifiance?…

Au plus cruel désappointement de sa tante, Adrienne, qui paraissait de plus en plus rassérénée, allait répondre à la princesse, lorsque la porte du salon s'ouvrit et, sans qu'il eût été annoncé, le prince Djalma entra.

Une folle et orgueilleuse tendresse resplendit sur le front radieux d'Adrienne à la vue du prince et il est impossible de rendre le regard de bonheur triomphant et dédaigneux qu'elle jeta sur Mme de Saint-Dizier.

Jamais non plus Djalma n'avait été plus idéalement beau, jamais bonheur plus ineffable n'avait rayonné sur un visage humain. L'Indien portait une longue robe de cachemire blanc à mille raies de pourpre et d'or; son turban était de même couleur et de même étoffe; un magnifique châle à palmes lui servait de ceinture.

À la vue de l'Indien, qu'elle n'avait pas espéré rencontrer chez Mlle de Cardoville, la princesse de Saint-Dizier ne put cacher d'abord son profond étonnement.

Ce fut donc entre Mme de Saint-Dizier, Adrienne, la Mayeux et
Djalma que se passa la scène suivante.

LIV. Souvenirs.

Djalma, n'ayant jamais jusqu'alors rencontré chez Adrienne Mme de Saint-Dizier, avait d'abord paru assez surpris de sa présence. La princesse, gardant un morne silence, contemplait tour à tour avec une haine sourde et une envie implacable ces deux êtres si beaux, si jeunes, si amoureux, si heureux; tout à coup elle tressaillit comme si un souvenir d'une grande importance s'offrait à son esprit, et, durant quelques secondes, elle resta profondément absorbée.

Adrienne et Djalma profitèrent de ce moment pour se _couver _des yeux, avec une sorte d'idolâtrie ardente qui remplissait leurs yeux d'une flamme humide; puis, à un mouvement de Mme de Saint- Dizier qui parut sortir de sa préoccupation momentanée, Mlle de Cardoville dit en souriant au jeune Indien:

— Mon cher cousin, je vais réparer un oubli, je vous l'avoue, très volontaire (vous en saurez la cause) en vous parlant pour la première fois d'une de mes parentes à laquelle j'ai l'honneur de vous présenter… Mme la princesse de Saint-Dizier.

Djalma s'inclina. Mlle de Cardoville reprit vivement, au moment où sa tante allait répondre:

— Mme de Saint-Dizier venait me faire très gracieusement part d'un événement on ne peut plus heureux pour moi… et dont je vous instruirai plus tard, mon cousin, à moins que cette bonne princesse ne veuille me priver du plaisir de vous faire cette confidence.

L'arrivée inattendue de Djalma, les souvenirs qui venaient subitement frapper l'esprit de la princesse, modifièrent sans doute beaucoup ses premiers projets, car, au lieu de poursuivre l'entretien au sujet de la ruine d'Adrienne, Mme de Saint-Dizier répondit en souriant d'un air doucereux, qui cachait une odieuse arrière-pensée:

— Je serais désolée, prince, de priver mon aimable et chère nièce du plaisir de vous annoncer bientôt l'heureuse nouvelle dont elle parle, et dont, en bonne parente… je me suis hâtée de venir l'instruire… Voici à ce sujet quelques notes, et la princesse remit un papier à Adrienne, qui, je l'espère, lui démontreront jusqu'à la plus entière évidence… la réalité de ce que je lui annonce.

— Mille grâces, ma chère tante, dit Adrienne en prenant le papier avec une souveraine indifférence; cette précaution, cette preuve étaient superflues; vous le savez, je vous crois toujours sur parole… lorsqu'il s'agit de votre bienveillance envers moi.

Malgré son ignorance des perfidies raffinées, des cruautés perlées de la civilisation, Djalma, doué d'un tact très fin comme toutes les natures un peu sauvages et violemment impressionnables, ressentait une sorte de malaise moral en entendant cet échange de fausses aménités; il n'en devinait pas le sens détourné; mais, pour ainsi dire, elles sonnaient faux à son oreille; puis, instinct ou pressentiment, il éprouvait une vague répulsion pour Mme de Saint-Dizier. En effet, la dévote, songeant à la gravité de l'incident qu'elle s'apprêtait à soulever, contenait à peine son agitation intérieure, que trahissaient la coloration croissante de son visage, son sourire amer et l'éclat méchant de son regard; aussi, à la vue de cette femme, Djalma, ne pouvant vaincre une antipathie croissante, resta silencieux, attentif, et ses traits charmants perdirent même de leur sérénité première.

La Mayeux se sentait aussi sous le coup d'une impression de plus en plus pénible; elle jeta tour à tour des regards craintifs sur la princesse, implorant vers Adrienne, comme pour supplier celle- ci de cesser un entretien dont la jeune ouvrière pressentait les suites funestes.

Mais, malheureusement, Mme de Saint-Dizier avait alors trop d'intérêt à prolonger cette entrevue, et Mlle de Cardoville, puisant un nouveau courage, une nouvelle et audacieuse confiance dans la présence de l'homme qu'elle adorait, ne voulait que trop jouir du cruel dépit que causait à la dévote la vue d'un amour heureux, malgré tant de complots infâmes tramés par elle et par ses complices.

Après un instant de silence, Mme de Saint-Dizier prit la parole et dit d'un ton doucereux et insinuant:

— Mon Dieu, prince, vous ne sauriez croire combien j'ai été ravie d'apprendre par le bruit public (car on ne parle pas d'autre chose, et pour raison), d'apprendre, dis-je, votre adorable affection pour ma chère nièce, car sans vous en douter, vous me tirez d'un furieux embarras.

Djalma ne répondit pas; mais il regarda Mlle de Cardoville d'un air surpris et presque attristé, comme pour lui demander ce que voulait dire sa tante.

Celle-ci, s'étant aperçue de cette muette interrogation, reprit:

— Je vais être plus claire, prince; en un mot, vous comprenez que, me trouvant la plus proche parente de cette chère et mauvaise petite tête… elle désigna Adrienne du regard, j'étais plus ou moins responsable de son avenir aux yeux de tous… et voici, prince, que vous arrivez justement de l'autre monde pour vous charger candidement de cet avenir qui m'effrayait si fort… C'est charmant, c'est excellent; aussi, en vérité, l'on se demande ce qu'il y a de plus à admirer en vous, de votre bonheur ou de votre courage.

Et la princesse, jetant un regard d'une méchanceté diabolique sur
Adrienne, attendit sa réponse d'un air de défi.

— Écoutez bien ma bonne tante, mon cher cousin, se hâta de dire la jeune fille en souriant avec calme, depuis un instant que cette tendre parente nous voit, vous et moi, réunis et heureux, son âme est tellement inondée de joie, qu'elle a besoin de s'épancher; et vous ne pouvez vous imaginer ce que sont les épanchements d'une si belle âme… Un peu de patience… et vous en jugerez…

Puis Adrienne ajouta le plus naturellement du monde:

— Je ne sais pourquoi, à propos de ces épanchements de ma chère tante, car cela y a peu de rapport, je me souviens de ce que vous me disiez, mon cousin, de certaines espèces de vipères de votre pays: souvent dans une morsure impuissante elles se brisent les dents qui filtrent le venin, et l'absorbent ainsi mortellement; de sorte qu'elles sont elles-mêmes victimes du poison qu'elles distillent… Voyons, ma chère tante, vous qui avez un si bon, un si noble coeur… je suis sûre que vous vous intéressez tendrement à ces pauvres vipères…

La dévote jeta un regard implacable à sa nièce et reprit d'une voix altérée:

— Je ne vois pas beaucoup le but de cette histoire naturelle; et vous prince?

Djalma ne répondit pas; accoudé à la cheminée, il jetait un regard de plus en plus sombre et pénétrant sur la princesse; une haine involontaire pour cette femme lui montait au coeur.

— Ah! ma chère tante, reprit Adrienne d'un ton de doux reproche, aurais-je donc trop présumé de votre coeur?… Vous n'avez pas de sympathie, même… pour les vipères!… Pour qui en aurez-vous donc, mon Dieu? Après tout, cela se conçoit, ajouta Adrienne comme se parlant à elle-même par réflexion, elles sont si _minces… _Mais laissons ces folies, reprit-elle gaiement en voyant la rage contenue de la dévote. Dites-nous donc vite, bonne tante, toutes les tendres choses que vous inspire la vue de notre bonheur.

— Mais, je l'espère bien, mon aimable nièce: d'abord, je ne saurais trop féliciter ce cher prince d'être venu du fond de l'Inde pour se charger de vous… en toute confiance… les yeux fermés… le digne nabab… de vous, pauvre chère enfant, que l'on a été obligé de renfermer comme folle (afin de donner un nom décent à vos débordements), vous savez bien… à cause de ce beau garçon que l'on a trouvé caché chez vous… mais aidez-moi donc… est-ce que vous auriez déjà oublié jusqu'à son nom, vilaine petite infidèle?… un très beau garçon et poète, s'il vous plaît, un certain Agricol Baudoin, que l'on a découvert dans un réduit secret attenant à votre chambre à coucher… ignoble scandale dont tout Paris s'est occupé… car vous n'épousez pas une femme inconnue, cher prince… le nom de la vôtre est dans toutes les bouches.

Et comme, à ces paroles imprévues, effrayantes, Adrienne, Djalma et la Mayeux, quoique obéissant à des ressentiments divers, restèrent un moment muets de surprise, la princesse, ne jugeant pas nécessaire de contenir et sa joie infernale et sa haine triomphante, s'écria en se levant, les joues enflammées, les yeux étincelants, s'adressant à Adrienne:

— Oui, je vous défie de me démentir; a-t-on été forcé de vous enfermer sous prétexte de folie? a-t-on, oui ou non, trouvé cet artisan… votre amant d'alors, caché dans votre chambre à coucher?

À cette horrible accusation, le teint de Djalma, transparent et doré comme de l'ambre, devint subitement mat et couleur de plomb; sa lèvre supérieure, rouge comme du sang, se relevant par une sorte de rictus sauvage, laissa voir ses petites dents blanches convulsivement serrées; enfin sa physionomie devint à ce moment si épouvantablement menaçante et féroce, que la Mayeux frissonna d'effroi.

Le jeune Indien, emporté par l'ardeur, par la violence du sang, éprouvait un vertige de rage irréfléchie, involontaire, une commotion fulgurante, pareille à celle qui de son coeur fait jaillir le sang à ses yeux qu'il trouble, à son cerveau qu'il égare, lorsque l'homme d'honneur se sent frappé au visage… Si pendant ce moment terrible, rapide comme la clarté de la foudre qui sillonne la nue, l'action avait remplacé la pensée de Djalma, la princesse, Adrienne, la Mayeux et lui-même eussent été anéantis par une explosion aussi effroyable, aussi soudaine que celle d'une mine qui éclate.

Il eût tué la princesse, parce qu'elle accusait Adrienne d'une trahison infâme; Adrienne, parce qu'on pouvait la soupçonner de cette infamie; la Mayeux, parce qu'elle était témoin de cette accusation; lui-même enfin se fût tué pour ne pas survivre à une si horrible déception.

Mais, ô prodige!… son regard sanglant, insensé, a rencontré le regard d'Adrienne, regard rempli de dignité calme et de sereine assurance, et voilà que l'expression de rage féroce qui transportait l'Indien a passé… fugitive comme l'éclair.

Bien plus, à la profonde stupeur de la princesse et de la jeune ouvrière, à mesure que les regards que Djalma jetait sur Adrienne devenaient plus profonds, plus pénétrants et, pour ainsi dire, plus intelligents de cette âme si belle, si pure, non seulement l'Indien s'apaisa, mais se transfigurant, sa physionomie, d'abord si violemment troublée, se rasséréna, et bientôt refléta comme un miroir la noble sécurité du visage de la jeune fille.

Maintenant, traduisons pour ainsi dire physiquement cette révolution morale, si charmante pour la Mayeux, d'abord si épouvantée, si désespérante pour la dévote.

À peine la princesse venait-elle de distiller son atroce calomnie de sa lèvre venimeuse, que Djalma, alors debout devant la cheminée, avait, dans le paroxysme de sa fureur, fait brusquement un pas vers la princesse; puis, comme s'il eût voulu se modérer dans sa rage, il s'était, pour ainsi dire, retenu au marbre de la cheminée, qu'il semblait pétrir de sa main d'acier, un tressaillement convulsif agitait tout son corps; ses traits, contractés, méconnaissables, étaient devenus effrayants.

De son côté, en entendant la princesse, Adrienne, cédant à un premier mouvement d'indignation courroucée, de même que Djalma avait cédé à un premier mouvement de fureur aveugle, Adrienne s'était brusquement levée, le regard étincelant de fierté révoltée; mais, presque aussitôt apaisée par la conscience de sa pureté, son charmant visage était redevenu d'une adorable sérénité…

Ce fut alors que ses yeux rencontrèrent ceux de Djalma. Pendant une seconde la jeune fille fut encore plus affligée qu'effrayée de l'expression menaçante, formidable de la physionomie de l'Indien… «Une stupide indignité l'exaspère à ce point! s'était dit Adrienne; il me soupçonne donc?…» Mais à cette réflexion, aussi rapide que cruelle succéda une joie folle lorsque, les yeux d'Adrienne s'étant longuement arrêtés sur ceux de l'Indien, elle vit instantanément ces traits si farouches s'adoucir comme par magie, et redevenir radieux et enchanteurs comme ils l'étaient naguère.

Ainsi l'abominable trame de Mme de Saint-Dizier tombait devant l'expression digne, confiante et sincère de la physionomie d'Adrienne.

Ce ne fut pas tout. Au moment où, témoin de cette scène muette si expressive qui prouvait la merveilleuse sympathie de ces deux êtres, qui, sans prononcer une parole et grâce à quelques regards muets, s'étaient compris, expliqués et mutuellement rassurés, la princesse suffoquait de dépit et de colère.

Adrienne, avec un sourire adorable et un geste d'une coquetterie charmante, tendit sa belle main à Djalma, qui, s'agenouillant, y imprima un baiser de feu dont l'ardeur fit monter un léger nuage rose au front de la jeune fille.

L'Indien se plaçant alors sur le tapis d'hermine aux pieds de Mlle de Cardoville, dans une attitude remplie de grâce et de respect, appuya son menton sur la paume de l'une de ses mains et, plongé dans une adoration muette, il se mit à contempler silencieusement Adrienne qui, penchée vers lui, souriante, heureuse, mirait, comme dit la chanson_, dans ses yeux ses yeux _avec autant d'amoureuse complaisance que si la dévote, étouffant de haine, n'eût pas été là.

Mais bientôt Adrienne, comme si quelque chose eût manqué à son bonheur, appela d'un signe la Mayeux et la fit asseoir auprès d'elle; alors, une main dans la main de cette excellente amie, Mlle de Cardoville, souriant à Djalma en adoration devant elle, jeta sur la princesse, de plus en plus stupéfaite, un regard à la fois si suave, si ferme, et qui peignait si noblement l'invincible quiétude de sa félicité et l'inabordable hauteur de ses dédains pour la calomnie, que Mme de Saint-Dizier, bouleversée, hébétée, balbutia quelques paroles à peine intelligibles d'une voix frémissant de colère, puis, perdant complètement la tête, se dirigea précipitamment vers la porte.

Mais à ce moment, la Mayeux, qui redoutait quelque embûche, quelque complot ou quelque perfide espionnage, se résolut, après avoir échangé un coup d'oeil avec Adrienne, de suivre la princesse jusqu'à sa voiture.

Le désappointement de Mme de Saint-Dizier, lorsqu'elle se vit ainsi accompagnée et surveillée par la Mayeux, parut si comique à Mlle de Cardoville, qu'elle ne put s'empêcher de rire aux éclats; ce fut donc au bruit de cette dédaigneuse hilarité que la dévote, éperdue de rage et de désespoir, quitta cette maison, où elle avait espéré apporter le trouble et le malheur.

Adrienne et Djalma restèrent seuls.

Avant de poursuivre la scène qui se passe entre eux, quelques mots rétrospectifs sont indispensables.

L'on croira sans peine que, du moment où Mlle de Cardoville et l'Indien furent rapprochés l'un de l'autre après tant de traverses, leurs jours s'écoulèrent dans un bonheur indicible; Adrienne s'appliqua surtout à faire naître l'occasion de mettre en lumière et pour ainsi dire une à une les généreuses qualités de Djalma, dont elle avait lu, dans les livres des voyageurs, de si brillants récits.

La jeune fille s'était imposé cette tendre et patiente étude du caractère de Djalma, non seulement pour justifier l'amour exalté qu'elle éprouvait, mais encore parce que cette espèce de temps d'épreuve, auquel elle avait assigné un terme, l'aidait à tempérer, à distraire les emportements de l'amour de Djalma… tâche d'autant plus méritoire pour Adrienne, qu'elle ressentait les mêmes impatients enivrements, les mêmes ardeurs passionnées… Chez ces deux êtres, les brûlants désirs des sens et les aspirations de l'âme les plus élevées s'équilibraient, se soutenaient merveilleusement dans leur mutuel essor, Dieu ayant doué ces deux amants de la plus rare beauté du corps et de la plus adorable beauté du coeur, comme pour légitimer l'irrésistible attrait qui les attachait l'un à l'autre.

Quel devait être le terme de cette épreuve si pénible qu'Adrienne imposait à Djalma et à elle-même! C'est ce que Mlle de Cardoville projette d'apprendre à Djalma dans l'entretien qu'elle va avoir avec lui, après le brusque départ de Mme de Saint-Dizier.

LV. L'épreuve.

Mlle de Cardoville et Djalma restèrent seuls.

Telle était la noble confiance qui avait succédé dans l'esprit de l'Indien à son premier mouvement de fureur irréfléchie, en entendant l'infâme calomnie de Mme de Saint-Dizier, qu'une fois seul avec Adrienne, il ne lui dit pas un mot de cette accusation indigne.

De son côté, touchante et admirable entente de ces deux coeurs! la jeune fille était trop fière, elle avait trop la conscience de la pureté de son amour, pour descendre à une justification envers Djalma. Elle aurait cru l'offenser et s'offenser elle-même.

Les deux amants commencèrent donc leur entretien, comme si l'incident soulevé par la dévote n'avait pas eu lieu.

Le même dédain s'étendit aux notes, qui, selon la princesse, devaient prouver l'imminence de la ruine d'Adrienne.

La jeune fille avait posé, sans le lire, ce papier sur un guéridon placé à sa portée. D'un geste rempli de grâces, elle fit signe à Djalma de venir s'asseoir auprès d'elle; celui-ci, obéissant à ce désir, quitta, non sans regret, la place qu'il occupait aux pieds de la jeune fille.

— Mon ami, lui dit Adrienne d'un ton grave et tendre, vous m'avez souvent… et impatiemment demandé quand arriverait le terme de l'épreuve que nous nous imposions: cette épreuve touche à sa fin.

Djalma tressaillit et ne put retenir un léger cri de bonheur et de surprise; mais cette exclamation presque tremblante fut si suave, si douce, qu'elle semblait plutôt le premier cri d'une ineffable reconnaissance, que l'accent passionné du bonheur.

Adrienne continua — Séparés… environnés d'embûches, de mensonges, mutuellement trompés sur nos sentiments, pourtant nous nous aimions, mon ami… En cela, nous suivions un irrésistible et sûr attrait, plus fort que les événements contraires, mais depuis, durant ces jours passés dans une longue retraite où nous venons de vivre isolés de tout et de tous, nous avons appris à nous estimer, à nous honorer davantage… Livrés à nous-mêmes, libres tous deux… nous avons eu le courage de résister à tous les brûlants enivrements de la passion, afin de nous acquérir le droit de nous y livrer plus tard sans regrets. Pendant ces jours où nos coeurs sont demeurés ouverts l'un à l'autre, nous y avons lu… tout lu… Aussi, Djalma… je crois en vous et vous croyez en moi… Je trouve en vous ce que vous trouvez en moi, n'est-ce pas?… toutes les garanties possibles, désirables, humaines, pour notre bonheur. Mais à cet amour il manque une consécration… et aux yeux du monde où nous sommes appelés à vivre, il n'en est qu'une seule… une seule… le mariage, et il enchaîne la vie entière.

Djalma regarda la jeune fille avec surprise.

— Oui, la vie entière… et pourtant, quel est celui qui peut répondre à jamais des sentiments de toute sa vie? reprit la jeune fille. Un Dieu… qui saurait l'avenir des coeurs pourrait seul lier irrévocablement certains êtres… pour le bonheur; mais, hélas! aux yeux des créatures humaines, l'avenir est impénétrable: aussi, lorsqu'on ne peut répondre sûrement que de la sincérité d'un sentiment présent, accepter des liens indissolubles, n'est-ce pas commettre une action folle, égoïste, impie?

— Cela est triste à penser, dit Djalma après un moment de réflexion, mais cela est juste… Puis il regarda la jeune fille avec une expression de surprise croissante. Adrienne se hâta d'ajouter tendrement d'un ton pénétré:

— Ne vous méprenez pas sur ma pensée, mon ami; l'amour de deux êtres qui, comme nous, après mille patientes expériences de coeur, d'âme et d'esprit, ont trouvé l'un dans l'autre toutes les assurances de bonheur désirables; un amour comme le nôtre enfin est si noble, si grand, si divin, qu'il ne saurait se passer de consécration divine… Je n'ai pas la religion de la messe, comme ma tante, mais j'ai la religion de Dieu; de lui nous est venu notre brûlant amour, il doit en être pieusement glorifié: c'est donc en l'invoquant avec une profonde reconnaissance que nous devons, non pas jurer de nous aimer toujours, non pas d'être à jamais l'un à l'autre…

— Que dites-vous? s'écria Djalma.

— Non, reprit Adrienne, car personne ne peut prononcer un tel serment sans mensonge ou sans folie… mais nous pouvons, dans la sincérité de notre âme, jurer de faire l'un et l'autre loyalement tout ce qui est humainement possible pour que notre amour dure toujours et que nous soyons ainsi l'un à l'autre: nous ne devons pas accepter des liens indissolubles; car, si nous nous aimons toujours, à quoi bon ces liens? Si notre amour cesse, à quoi bon ces chaînes, qui ne seront plus alors qu'une horrible tyrannie?… Je vous le demande, mon ami.

Djalma ne répondit pas, mais d'un geste presque respectueux, il fit signe à la jeune fille de continuer.

— Et puis, enfin, reprit-elle avec un mélange de tendresse et de fierté, par respect pour votre dignité et pour la mienne, mon ami, jamais je ne ferai serment d'observer une loi faite par l'homme _contre la femme avec un égoïsme dédaigneux et brutal, une loi qui semble nier l'âme, l'esprit, le coeur de la femme, une loi qu'elle ne saurait accepter sans être esclave ou parjure, une loi qui, fille_, lui retire son nom; épouse, la déclare à l'état d'imbécillité incurable, en lui imposant une dégradante tutelle; mère, lui refuse tout droit, tout pouvoir sur ses enfants, et _créature humaine _enfin, l'asservit, l'enchaîne à jamais au bon plaisir d'une autre créature humaine, sa pareille et son égale devant Dieu.

— Vous savez, mon ami… ajouta la jeune fille avec une exaltation passionnée, vous savez combien je vous honore, vous dont le père a été nommé le père du Généreux; je ne crains donc pas, noble et valeureux coeur, de vous voir user contre moi de ces droits tyranniques… mais de ma vie je n'ai menti, et notre amour est trop saint, trop céleste, pour être soumis à une consécration achetée par un double parjure… non, jamais je ne ferai serment d'observer une loi que ma dignité, que ma raison repoussent; demain le divorce serait rétabli… demain les droits de la femme seraient reconnus, j'observerais ces usages, parce qu'ils seraient d'accord avec mon esprit, avec mon coeur, avec ce qui est juste, avec ce qui est possible, avec ce qui est humain…

Puis s'interrompant, Adrienne ajouta, avec une émotion si profonde, si douce, qu'une larme d'attendrissement voila ses beaux yeux:

— Oh! si vous saviez, mon ami… ce que votre amour est pour moi; si vous saviez combien votre félicité m'est précieuse, sacrée, vous excuseriez, vous comprendriez ces superstitions généreuses d'un coeur aimant et loyal, qui verrait un présage funeste dans une consécration mensongère et parjure; ce que je veux… c'est vous fixer par l'attrait, vous enchaîner par le bonheur, et vous laisser libre pour ne vous devoir qu'à vous-même.

Djalma avait écouté la jeune fille avec une attention passionnée.
Fier et généreux, il idolâtrait ce caractère fier et généreux.
Après un moment de silence méditatif, il lui dit de sa voix suave
et sonore, et d'un ton presque solennel:

— Comme vous, le mensonge, le parjure, l'iniquité me révoltent… comme vous, je pense qu'un homme s'avilit en acceptant le droit d'être tyrannique et lâche. Quoique résolu de ne pas user de ce droit… comme vous il me serait impossible de penser que ce n'est pas à votre coeur seulement, mais à l'éternelle contrainte d'un lien indissoluble que je dois tout ce que je ne veux tenir que de vous; comme vous, je pense qu'il n'y a de dignité que dans la liberté… Mais, vous l'avez dit, à cet amour si grand, si saint vous voulez une consécration divine… et si vous repoussez des serments que vous ne sauriez faire sans folie, sans parjure, il en est d'autres que votre raison, que votre coeur accepteraient. Cette consécration divine… qui nous la donnera? Ces serments, entre les mains de qui les prononcerons-nous?

— Dans bien peu de jours, mon ami… je pourrai, je crois, vous le dire… Chaque soir… après votre départ… je n'avais pas d'autre pensée que celle-là: trouver le moyen de nous engager, vous et moi, aux yeux de Dieu, mais en dehors des lois, et dans les seules limites que la raison approuve; ceci sans heurter les exigences, les habitudes d'un monde dans lequel il peut nous convenir de vivre plus tard… et dont il ne faut pas blesser les susceptibilités apparentes; oui, mon ami, lorsque vous saurez entre quelles nobles mains je vous offrirai de joindre les nôtres, quel est celui qui remerciera et glorifiera Dieu de cette union… union sacrée qui pourtant nous laissera libres pour nous laisser dignes… vous direz comme moi, j'en suis certaine, que jamais mains plus pures n'auraient pu nous être imposées… Pardonnez, mon ami… tout ceci est grave… grave comme le bonheur… grave comme notre amour… Si mes paroles vous semblent étranges, mes pensées déraisonnables… dites… dites, mon ami, nous chercherons, nous trouverons un meilleur moyen de concilier ce que nous devons à Dieu, ce que nous devons au monde, avec ce que nous nous devons à nous-mêmes… On prétend que les amoureux sont fous, ajouta la jeune fille en souriant, je prétends, moi, qu'il n'y a rien de plus sensé que les vrais amoureux.

— Quand je vous entends parler ainsi de notre bonheur, dit Djalma profondément ému, en parler avec cette sérieuse et calme tendresse, il me semble voir une mère sans cesse occupée de l'avenir de son enfant adoré… tâchant de l'entourer de tout ce qui peut le rendre vaillant, robuste et généreux, tâchant d'écarter de sa route tout ce qui n'est pas noble et digne… Vous me demandez de vous contredire si vos pensées me semblent étranges, Adrienne. Mais vous oubliez donc que ce qui fait ma foi, ma confiance dans notre amour, c'est que je l'éprouve avec les mêmes nuances que vous? Ce qui vous blesse me blesse; ce qui vous révolte, me révolte; tout à l'heure, quand vous me citiez les lois de ce pays, qui, dans la femme, ne respectent pas même la mère… je pensais avec orgueil que dans nos contrées barbares où la femme est esclave, du moins elle devient libre quand elle devient mère… Non, non, ces lois ne sont faites ni pour vous ni pour moi. N'est-ce pas prouver le saint respect que vous portez à notre amour que de vouloir l'élever au-dessus de tous ces indignes servages qui l'auraient souillé? Et… voyez-vous, Adrienne j'entendais souvent dire aux prêtres de mon pays qu'il y avait des êtres inférieurs aux divinités, mais supérieurs aux autres créatures, je ne croyais pas ces êtres; ici, je les crois.

Ces derniers mots furent prononcés, non pas avec l'accent de la flatterie, mais avec l'accent de la conviction la plus sincère, avec cette sorte de vénération passionnée, de ferveur presque intimidée qui distingue le croyant lorsqu'il parle de la croyance… Mais ce qu'il est impossible de rendre, c'est l'ineffable harmonie de ces paroles presque religieuses et du timbre doux et grave de la voix du jeune Indien; ce qu'il est impossible de peindre, c'est l'expression d'amoureuse et brûlante mélancolie qui donnait un charme irrésistible à ses traits enchanteurs.

Adrienne avait écouté Djalma avec un indicible mélange de joie, de reconnaissance et d'orgueil. Bientôt, posant sa main sur son sein, comme pour en comprimer les violentes pulsations, elle reprit en regardant le prince avec enivrement:

— Le voilà bien… toujours bon, toujours juste, toujours grand!… Oh! mon coeur… mon coeur, comme il bat!… fier et radieux… Soyez béni, mon Dieu! de m'avoir créée pour cet amant adoré. Vous voulez donc étonner le monde par les prodiges de tendresse et la charité qu'un pareil amour peut enfanter! L'on ne sait pas encore la toute-puissance souveraine de l'amour heureux, ardent et libre!… Oh! grâce à nous deux, n'est-ce pas, Djalma, le jour où nos mains seront jointes, que d'hymnes de bonheur, de reconnaissance, monteront de toutes parts vers le ciel!… Non, non, l'on ne sait pas de quel immense, de quel insatiable besoin de joie et d'allégresse deux amants comme nous sont possédés… L'on ne sait pas tout ce qui rayonne d'inépuisable bonté de la céleste auréole de leur coeur embrasé!… Oh! oui, oui, je le sens, bien des larmes seront séchées! Bien des coeurs glacés par le chagrin seront ravivés par le feu divin de notre amour!… Et c'est aux bénédictions de ceux que nous aurons sauvés que l'on connaîtra la sainte ivresse de nos voluptés!

Aux regards éblouis de Djalma, Adrienne devenait de plus en plus un être idéal, participant de la Divinité par les inépuisables trésors de sa bonté… de la créature sensuelle par l'ardeur… car Adrienne, cédant malgré elle à l'entraînement de la passion, attachait sur Djalma des regards étincelants d'amour.

Alors éperdu, insensé, l'Indien, se jetant aux pieds de la jeune fille, s'écria d'une voix suppliante:

— Grâce!… je n'ai plus de courage!… pitié! ne parle plus ainsi… Oh! ce jour… que d'années de ma vie… je donnerais pour le hâter!…

— Tais-toi… tais-toi… pas de blasphème… tes années… m'appartiennent…

— Adrienne!… tu m'aimes? La jeune fille ne répondit pas… mais son regard profond, brûlant, à demi voilé… porta le dernier coup à la raison de Djalma.

Saisissant les deux mains d'Adrienne dans les siennes, il s'écria d'une voix palpitante:

— Ce jour… ce jour suprême… ce jour, où nous toucherons au ciel… ce jour qui nous fera dieux par le bonheur et par la bonté… ce jour, pourquoi l'éloigner encore?

— Parce que notre amour, pour être sans réserve, doit être consacré par la bénédiction de Dieu.

— Ne sommes-nous pas libres?

— Oui, oui, mon amant, mon idole, nous sommes libres; mais soyons dignes de notre liberté.

— Adrienne… grâce!

— Et toi aussi je demande grâce et pitié… oui, pitié pour la sainteté de notre amour… ne le profane pas dans sa fleur… Crois mon coeur, crois mes pressentiments; ce serait le flétrir… ce serait le tuer que l'avilir… Courage, mon ami, amant doré, quelques jours encore… et le ciel… sans remords, sans regrets!…

— Mais, jusque-là, l'enfer… des tortures sans nom; car tu ne sais pas que ton souvenir me suit, qu'il m'entoure, qu'il me brûle; il me semble que c'est ton souffle qui m'embrase; tu ne sais pas ce que sont mes insomnies… Je ne te disais pas cela… mais, vois-tu, dans mon égarement, chaque nuit, je t'appelle, je pleure, j'éclate en sanglots… comme je t'appelais, comme je pleurais, quand je croyais que tu ne m'aimais pas… et pourtant je sais que tu m'aimes, et que tu es à moi! Mais aussi te voir… te voir chaque jour plus belle, plus adorée… et chaque jour te quitter plus enivré… non, tu ne sais pas…

Djalma ne put continuer.

Ce qu'il disait de ses tortures dévorantes, Adrienne l'avait aussi ressenti, peut-être encore plus vivement que lui; aussi, troublé, enivrée par l'accent électrique de Djalma si beau, si passionné, elle sentit son courage faiblir… Déjà une langueur irrésistible paralysait ses forces, sa raison, lorsque tout à coup, par un suprême effort de chaste volonté, elle se leva brusquement, et se précipitant vers une porte qui communiquait à la chambre de la Mayeux, elle s'écria:

— Ma soeur!… ma soeur!… sauvez-moi!… sauvez-nous!… Une seconde à peine s'était écoulée, et Mlle de Cardoville, le visage inondé de larmes, toujours belle, toujours pure, serrait entre ses bras la jeune ouvrière, tandis que Djalma était respectueusement agenouillé au seuil de la porte, qu'il n'osait franchir.

LVI. L'ambition.

Très peu de jours après l'entrevue de Djalma et d'Adrienne que nous avons racontée, Rodin se promenait seul dans sa chambre à coucher de la maison de la rue de Vaugirard, où il avait si vaillamment subi les moxas du docteur Baleinier.

Les deux mains plongées dans les poches de derrière de sa redingote, la tête baissée sur sa poitrine, le jésuite réfléchissait profondément. Son pas, tantôt lent, tantôt précipité, trahissait son agitation.

— Du côté de Rome, se disait Rodin, je suis tranquille, tout marche… l'abdication est pour ainsi dire consentie… et si je peux les payer… le prix convenu… le cardinal-prince m'assure neuf voix de majorité au prochain conclave… Notre GÉNÉRAL est à moi… les doutes que le cardinal Malipieri avait conçus sont dissipés… ou n'ont pas d'écho là-bas!… Néanmoins… je ne suis pas sans inquiétude sur la correspondance que le père d'Aigrigny a, dit-on, avec le Malipieri… il m'a été impossible de rien surprendre… Il n'importe… cet ancien sabreur est un homme… _jugé; _son affaire est dans le sac; un peu de patience, il est exécuté…

Et les lèvres livides de Rodin se contractèrent par un de ces sourires affreux qui donnaient à sa figure une expression diabolique.

Après une pause, il reprit:

— Les funérailles du libre-penseur… du philanthrope ami de l'artisan, ont eu lieu avant-hier à Saint-Hérem… François Hardy s'est éteint dans un accès de délire extatique… J'avais sa donation; mais ceci est plus sûr… tout se plaide… les morts ne plaident point…

Rodin resta quelques minutes pensif; puis il dit avec un accent concentré:

— Restent cette rousse et son mulâtre… nous sommes au 27 mai; le 1er juin approche… et ces deux étourneaux amoureux semblent invulnérables… La princesse avait cru trouver un bon point; je l'aurais cru comme elle… C'était excellent de rappeler la découverte d'Agricol Baudoin chez cette folle… car le tigre indien a rugi de jalousie féroce; oui, mais à peine la colombe amoureuse a-t-elle eu roucoulé du bout de son bec rose… que le tigre imbécile… est venu se tortiller à ses pieds… en rentrant les griffes; c'est dommage… il y avait quelque chose là…

Et la marche de Rodin devint de plus en plus agitée.

— Rien n'est plus étrange, reprit-il, que la succession génératrice des idées. En comparant cette péronnelle rousse à une colombe, pourquoi est-ce qu'il me vient à l'esprit le souvenir de cette infâme vieille appelée Sainte-Colombe, que ce gros drôle de Jacques Dumoulin courtise, et que l'abbé Corbinet finira par exploiter à notre profit, je l'espère? oui, pourquoi le souvenir de cette mégère me revient-il à l'esprit?… J'ai souvent remarqué que, de même que les hasards les plus incroyables apportent d'excellentes rimes aux rimeurs, le germe de meilleures idées se trouve quelquefois dans un mot, dans un rapprochement absurde comme celui-ci… la Sainte-Colombe, abominable sorcière… et la belle Adrienne de Cardoville… Cela, en effet… va ensemble comme une bague à un chat, comme un collier à un poisson… Allons… il n'y a rien là…

À peine Rodin avait-il prononcé ces mots qu'il tressaillit; sa figure rayonna d'abord d'une joie sinistre; puis elle prit bientôt une expression d'étonnement méditatif ainsi que cela arrive lorsque le hasard apporte au savant, surpris et charmé, quelque découverte imprévue.

Bientôt, le front haut, l'oeil découvert, étincelant, ses joues flasques et creuses palpitantes sous une sorte de gonflement orgueilleux, Rodin se redressa, croisa ses bras avec une indicible expression de triomphe, et s'écria:

— Oh! c'est quelque chose de beau, d'admirable, de merveilleux, que les mystérieuses évolutions de l'esprit… que les incompréhensibles enchaînements de la pensée humaine… qui partent souvent d'un mot absurde pour aboutir à une idée splendide, lumineuse, immense… Est-ce infirmité! est-ce grandeur! Étrange… étrange… étrange… Voici que je compare cette rousse à une colombe… cette comparaison me rappelle cette mégère qui a trafiqué du corps et de l'âme de tant de créatures… De vulgaires dictons me viennent à l'esprit, une bague à un chat… un collier à un poisson… Et tout à coup de ce mot COLLIER… la lumière jaillit à ma vue et éclaire les ténèbres où je m'agitais en vain depuis longtemps en songeant à ces amoureux invulnérables… Oui, ce seul mot, COLLIER, a été la clef d'or qui vient d'ouvrir une case de mon cerveau, bêtement bouchée depuis je ne sais quand…

Et, après avoir marché avec une nouvelle précipitation, Rodin reprit:

— Oui… c'est à tenter… plus j'y réfléchis, plus ce projet me semble possible… Seulement cette mégère de Sainte-Colombe… par quel intermédiaire?… Mais ce gros drôle… ce Jacques Dumoulin… bien… l'autre!… l'autre… où la trouver?… puis comment la décider?… là est la pierre d'achoppement… Allons, je m'étais trop hâté de crier victoire.

Et Rodin se mit à se promener çà et là, en rongeant ses ongles d'un air violemment préoccupé; pendant quelques moments, la tension de son esprit fut telle que de grosses gouttes de sueur perlèrent son front jaune et sordide; et le jésuite allait, venait, s'arrêtait, frappait du pied… tantôt levant les yeux au ciel pour y chercher une inspiration; tantôt, pendant qu'il rongeait les ongles de sa main droite grattant son crâne de sa main gauche; enfin, de temps à autre il laissait échapper des exclamations de dépit, de colère, ou d'espoir tour à tour naissant et déçu.

Si la cause de la préoccupation de ce monstre n'avait pas été horrible, c'eût été un spectacle curieux, intéressant, que d'assister invisible à l'enfantement de ce puissant cerveau en travail… que de suivre pour ainsi dire une à une toutes le péripéties bonnes ou mauvaises de l'éclosion du projet sur lequel il concentrait toutes les ressources, toute la puissance de sa forte intelligence.

Enfin, l'oeuvre parut avancer et devoir bientôt s'accomplir, car
Rodin reprit:

— Oui… oui… c'est risqué, c'est hardi, c'est aventureux: mais c'est prompt… et les conséquences peuvent être incalculables… Qui peut prévoir les suites de l'explosion d'une mine?

Puis, cédant à un mouvement d'enthousiasme qui lui était peu naturel, le jésuite s'écria, le regard rayonnant:

— Oh! les passions!… les passions!… quel magnifique clavier… pour qui sait promener sur ses touches une main légère, habile et vigoureuse! Mais que c'est beau, le pouvoir de la pensée!… mon Dieu! que c'est donc beau!… Que l'on vienne, après cela, parler des merveilles du gland qui devient chêne, du grain de blé qui devient épi; mais, au grain de blé, il faut des mois pour se développer; mais au gland il faut des siècles pour acquérir sa splendeur; tandis que ce seul mot, composé de sept lettres, COLLIER… oui, ce seul mot, ce seul germe, est tombé il y a quelques minutes dans mon cerveau, et grandissant, grandissant tout à coup, il est devenu, à cette heure, quelque chose d'aussi immense qu'un chêne; oui, ce seul mot a été le germe d'une idée qui, comme le chêne, a mille rameaux souterrains… qui, comme le chêne, s'élance vers le ciel… car c'est pour la plus grande gloire du Seigneur que j'agis… oui, du Seigneur… tels qu'ils le font, tel qu'ils le donnent, tel que je le maintiendrai… si j'arrive… et j'arriverai… car ces misérables Rennepont auront passé comme des ombres. Et que fait, après tout, à l'ordre moral, dont je serai le messie, que ces gens-là vivent ou meurent? qu'est-ce qu'auraient pesé de pareilles vies dans les balances des grandes destinées du monde?… tandis que cet héritage que je vais y jeter, moi, dans la balance, d'une main audacieuse, me fera monter jusqu'à une sphère, d'où l'on domine encore bien des rois, bien des peuples, quoi qu'on fasse, quoi qu'on crie… Les niais… les doubles crétins!… non, non, au contraire, les bons, les saints, les adorables crétins!… ils croient nous écraser, nous autres gens d'Église, en nous disant… d'une grosse voix: «Vous aurez le _spirituel… _mais nous, morbleu! nous gardons le temporel!…» Oh! que leur conscience et leur modestie les inspirent bien en leur disant de ne rien revendiquer du _spirituel… _d'abandonner le spirituel, de mépriser le _spirituel! _ça se voit, du reste, qu'ils ne doivent avoir rien de commun avec le spirituel… Ô les vénérables ânes! ils ne voient pas que, de même qu'ils vont, eux, tout droit au moulin, c'est par le spirituel… qu'on va tout droit au temporel; comme si ce n'était pas par l'esprit qu'on domine le corps… Ils nous laissent le _spirituel… _ils dédaignent le _spirituel… _c'est- à-dire la domination des consciences, des âmes, des esprits, des coeurs, des jugements; le _spirituel… _c'est-à-dire le pouvoir de dispenser au nom du ciel le châtiment, le pardon, la récompense et la rémission… et cela sans contrôle, et cela dans l'ombre et le secret du confessionnal, et cela sans que ce lourdaud de _Temporel _ait rien à y voir… À lui tout ce qui est corps et matière; et, de joie, le bonhomme s'en frotte la panse. Seulement, de temps à autre, il s'aperçoit, un peu tard, que, s'il prétend avoir les corps, nous avons les âmes, et que, les âmes dirigeant les corps, les corps finissent par venir avec nous; le tout, au naturel hébétement du bonhomme _Temporel. _qui reste béant, les mains sur sa panse, ses gros yeux éparpillés, en disant: «Ah bah!… c'est-y Dieu possible!…»

Puis, poussant un éclat de rire de dédain sauvage, Rodin reprit en marchant à grands pas:

— Oh! que j'arrive… que j'arrive… à la fortune de Sixte- Quint… et le monde verra… un jour à son réveil… ce que c'est que le pouvoir spirituel entre des mains comme les miennes, entre les mains d'un prêtre qui, jusqu'à cinquante ans, est resté crasseux, frugal et vierge, et qui, même s'il devient pape, mourra crasseux, frugal et vierge!

Rodin devenait effrayant en parlant ainsi.

Tout ce qu'il y a eu d'ambition sanguinaire, sacrilège, exécrable, dans quelques papes trop célèbres, semblait éclater en traits sanglants sur le front de ce fils d'Ignace; un éréthisme de domination dévorante brassait le sang impur du jésuite, une sueur brûlante l'inondait, et une sorte de vapeur nauséabonde s'épandait autour de lui.

Tout à coup, le bruit d'une voiture de poste qui entrait dans la cour de la maison de Vaugirard attira l'attention de Rodin; regrettant de s'être laissé emporter à tant d'exaltation, il tira de sa poche son sale mouchoir à carreaux blancs et rouges, le trempa dans un verre et s'en imbiba le front, les joues et les tempes, tout en s'approchant de sa fenêtre pour regarder à travers la persienne entrouverte quel voyageur venait d'arriver. La projection d'un auvent dominant la porte près de laquelle la voiture était arrêtée intercepta le regard de Rodin.

— Peu importe… dit-il en reprenant son sang-froid peu à peu, tout à l'heure, je saurai qui vient d'arriver… Écrivons d'abord à ce drôle de Jacques Dumoulin de se rendre ici immédiatement; il m'a déjà bien et fidèlement servi à propos de cette misérable petite fille, qui, rue Clovis, me faisait horripiler avec ses refrains de cet infernal Béranger… Cette fois Dumoulin peut me servir encore. Je le tiens dans ma main… il obéira.

Rodin se mit à son bureau et écrivit. Au bout de quelques secondes, on frappa à la porte, fermée à double tour, contre la règle; mais, de temps à autre, sûr de son influence et de son importance, Rodin, qui avait obtenu de son _général _d'être débarrassé, pendant un certain temps, de l'incommode compagnie d'un socius, sous prétexte des intérêts de la société, Rodin s'échappait souvent jusqu'à d'assez nombreuses infractions aux ordonnances de l'ordre.

Un servant entra et remit une lettre à Rodin. Celui-ci la prit et, avant de l'ouvrir, dit à cet homme:

— Quelle est cette voiture qui vient d'arriver?

— Cette voiture vient de Rome, mon père, répondit le servant en s'inclinant.

— De Rome!… dit vivement Rodin et, malgré lui, une vague inquiétude se peignit sur ses traits; puis, plus calme, il ajouta, en tenant toujours, sans l'ouvrir, la lettre qu'il avait entre les mains:

— Et qui est dans cette voiture?

— Un révérend père de notre sainte compagnie, mon père…

Malgré son ardente curiosité, il savait qu'un révérend père voyageant en poste est toujours chargé d'une mission importante et hâtée, Rodin ne fit pas une question de plus à ce sujet, et dit en montrant la lettre qu'il tenait:

— D'où vient cette lettre?

— De notre maison de Saint-Hérem, mon père. Rodin regarda plus attentivement l'écriture et reconnut celle du père d'Aigrigny, qui avait été chargé d'assister M. Hardy à ses derniers moments. Cette lettre contenait ces mots:

«Je dépêche un exprès à Votre Révérence pour lui apprendre un fait peut-être plus étrange qu'important. Après les funérailles de M. François Hardy, le cercueil contenant ses restes avait été provisoirement déposé dans un caveau de notre chapelle, en attendant qu'il fût possible de conduire le corps au cimetière de la ville voisine; ce matin, au moment où nos gens sont descendus dans le caveau pour faire les apprêts nécessaires à la translation du corps… le cercueil avait disparu…»

Rodin fit un mouvement de surprise, et dit:

— En effet, cela est étrange… Puis il continua. «Toutes recherches ont été vaines pour découvrir les auteurs ou les traces de cet enlèvement sacrilège; la chapelle étant isolée de notre maison, ainsi que vous le savez, et n'étant pas gardée, on a pu s'y introduire sans donner l'éveil; nous avons seulement remarqué, sur un terrain détrempé par la pluie, les traces récentes d'une voiture à quatre roues; mais à quelque distance de la chapelle, ces traces se sont perdues dans les sables, et il a été impossible de rien découvrir.»

— Qui a pu enlever ce corps, dit Rodin d'un air pensif, et qui peut avoir intérêt à l'enlèvement de ce corps? Il continua:

«Heureusement l'acte de décès est en règle et parfaitement légalisé; un médecin d'Étampes est venu, à ma demande, constater le décès; la mort est donc parfaitement et régulièrement établie, et conséquemment la substitution des droits à nous accordés par la donation et l'abandon des biens, valable et irrécusable de tous points. En tout état de cause, j'ai cru devoir vous envoyer un exprès pour instruire Votre Révérence de cet événement, afin qu'elle avise, etc.»

Après un moment de réflexion, Rodin se dit:

— D'Aigrigny a raison, c'est plus étrange qu'important; néanmoins, cela me donne à penser… Nous songerons à cela.

Se retournant vers le servant qui lui avait apporté cette lettre,
Rodin lui dit en lui remettant le mot qu'il venait d'écrire à
Nini-Moulin:

— Faites porter à l'instant cette lettre à son adresse, on attendra la réponse.

— Oui, mon père.

À l'instant où le servant quittait la chambre de Rodin, un révérend père y entra et lui dit:

— Le révérend père Caboccini, de Rome, arrive à l'instant, chargé d'une mission pour Votre Révérence de la part de notre révérendissime général.

À ces mots, le sang de Rodin ne fit qu'un tour, mais il garda un calme imperturbable, et il dit simplement:

— Où est le révérend père Caboccini?

— Dans la pièce voisine, mon père.

— Priez-le d'entrer, et laissez-nous, dit Rodin.

Une seconde après, le révérend père Caboccini, de Rome, entrait et restait seul avec Rodin.

LVII. À socius, socius et demi.

Le révérend père Caboccini, jésuite romain, qui entra chez Rodin, était un petit homme de trente ans au plus, grassouillet, rondelet, et dont l'abdomen gonflait la noire soutanelle.

Ce bon petit père était borgne; mais l'oeil qui lui restait brillait de vivacité; sa figure fleurie souriait, avenante, joyeuse, splendidement couronnée d'une épaisse chevelure châtaine, frisée comme celle d'un enfant Jésus de cire; un geste cordial jusqu'à la familiarité, des manières expansives et pétulantes s'harmonisaient à merveille avec la physionomie de ce personnage.

En une seconde, Rodin eut _dévisagé _l'émissaire italien; et comme il connaissait sa compagnie et les habitudes de Rome sur le bout du doigt, il éprouva tout d'abord une sorte de pressentiment sinistre à la vue de ce bon petit père aux façons si accortes; il eût moins redouté quelque révérend père long et osseux, à la face austère et sépulcrale, car il savait que la compagnie tâchait autant que possible de dérouter les curieux par la physionomie et les dehors de ses agents.

Or, si Rodin pressentait juste, à en juger par les cordiales apparences de cet émissaire, celui-ci devait être chargé de la plus funeste mission. Défiant, attentif, l'oeil et l'esprit au guet, comme un vieux loup qui évente et flaire une attaque ou une surprise, Rodin, selon son habitude, s'était lentement et tortueusement avancé vers le petit borgne, afin d'avoir le temps de bien examiner et de pénétrer sûrement sous cette joviale écorce; mais le Romain ne lui en laissa pas le temps; dans l'élan de son impétueuse affectuosité, il s'élança presque de la porte au cou de Rodin, en le serrant entre ses bras avec effusion, l'embrassant, le réembrassant encore, et toujours sur les deux joues, et si plantureusement, et si bruyamment, que ses baisers monstres retentissaient d'un bout de la chambre à l'autre.

De sa vie Rodin ne s'était trouvé à pareille fête; de plus en plus inquiet de la fourbe que devaient cacher de si chaudes embrassades, sourdement irrité d'ailleurs par ses mauvais pressentiments, le jésuite français faisait tous ses efforts pour se soustraire aux marques de la tendresse assez exagérée du jésuite romain; mais ce dernier tenait bon et ferme; ses bras, quoique courts, étaient vigoureux, et Rodin fut baisé et rebaisé par le gros petit borgne jusqu'à ce que celui-ci manquât d'haleine.

Il est inutile de dire que ces accolades enragées étaient accompagnées des exclamations les plus amicales, les plus affectueuses, les plus fraternelles; le tout en assez bon français, mais avec un accent italien des plus prononcés, dont nous ferons grâce au lecteur en le priant de suppléer par la pensée cette espèce de patois assez comique, après que nous en aurons donné une phrase comme spécimen.

On se souvient peut-être que, comprenant les dangers que pouvaient attirer ses machinations ambitieuses, et sachant par l'histoire que l'usage du poison avait été souvent considéré à Rome comme nécessité d'État et de politique, Rodin, mis en défiance par l'arrivée du cardinal Malipieri, et brusquement attaqué du choléra, mais ignorant que les douleurs atroces qu'il ressentait étaient les symptômes de la contagion, s'était écrié en lançant un regard furieux sur le prélat romain:

— _Je suis empoisonné!… _Les mêmes appréhensions vinrent involontairement au jésuite pendant qu'il tâchait, par d'inutiles efforts, d'échapper aux embrassades de l'émissaire de son général, et il se disait à part soi:

Ce borgne me paraît bien tendre… Pourvu qu'il n'y ait pas de poison sous ces baisers de Judas!

Enfin, le bon petit père Caboccini, soufflant d'ahan, fut obligé de s'arracher du cou de Rodin, qui, rajustant son collet graisseux, sa cravate et son vieux gilet, de plus en plus incommodé par cet ouragan de caresses, dit d'un ton bourru:

— Serviteur, mon père, serviteur… il n'est point besoin de me baiser si fort…

Mais, sans répondre à ce reproche, le bon petit père, attachant sur Rodin son oeil unique avec une expression d'enthousiasme et accompagnant ces mots de gestes pétulants, s'écria dans son patois:

Enfin ze la vois, cette soupârbe loumière de noutre sinte compagnie; ze pouis la sarrer contre mon cûr… Si… encoûre… encoûre…

Et, comme le bon petit père avait suffisamment repris haleine, il s'apprêtait à s'élancer, afin d'accoler de nouveau Rodin; celui-ci recula vivement en étendant les bras en avant comme pour se garantir, et dit à cet impitoyable embrasseur, en faisant allusion à la comparaison illogiquement employée par le père Caboccini:

— Bon, bon, mon père; d'abord, on ne serre pas une lumière contre son coeur; puis je ne suis pas une lumière… je suis un humble et obscur travailleur de la vigne du Seigneur.

Le Romain reprit avec exaltation (nous traduirons désormais le patois, dont nous ferons grâce au lecteur après l'échantillon ci- dessus), le Romain reprit donc avec emphase:

— Vous avez raison, mon père, on ne serre pas une lumière contre son coeur, mais on se prosterne devant elle pour admirer son éclat resplendissant, éblouissant.

Et le père Caboccini allait joindre l'action à la parole, et s'agenouiller devant Rodin, si celui-ci n'eût prévenu ce mouvement d'adulation, en retenant le Romain par le bras, et lui disant avec impatience:

— Voici qui devient de l'idolâtrie, mon père; passons, passons sur mes qualités, et arrivons au but de votre voyage: quel est-il?

— Ce but, mon cher père, me remplit de joie, de bonheur, de tendresse; j'ai tâché de vous témoigner cette tendresse par mes caresses et mes embrassades, car mon coeur déborde; c'est tout ce que j'ai pu faire que de le retenir pendant toute la route, car il s'élançait toujours ici vers vous, mon cher père; ce but, il me transporte, il me ravit; ce but… il…

— Mais ce but qui vous ravit, s'écria Rodin exaspéré par ces exagérations méridionales, interrompant le Romain, ce but, quel est-il?

— Ce rescrit de notre révérendissime et excellentissime général vous en instruira, mon très cher père…

Et le père Caboccini tira de son portefeuille un pli cacheté de trois sceaux, qu'il baisa respectueusement avant de le remettre à Rodin, qui le prit et, après l'avoir baisé de même, le décacheta avec une vive anxiété.

Pendant qu'il lut, les traits du jésuite demeurèrent impassibles; le seul battement précipité des artères de ses tempes annonçait son agitation intérieure.

Néanmoins, mettant froidement la lettre dans sa poche, Rodin regarda le Romain et lui dit:

— Il en sera fait ainsi que l'ordonne notre excellentissime général.

— Ainsi, mon père, s'écria le père Caboccini avec une recrudescence d'effusion et d'admiration de toute sorte, c'est moi qui vais être l'ombre de votre lumière, votre second vous-même; j'aurai le bonheur de ne vous quitter ni le jour ni la nuit, d'être votre socius, en un mot, puisque, après vous avoir accordé la faculté de n'en point avoir pendant quelque temps, selon votre désir, et dans le meilleur intérêt des affaires de notre sainte compagnie, notre excellentissime général juge à propos de m'envoyer de Rome auprès de vous pour remplir cette fonction; faveur inespérée, immense, qui me remplit de reconnaissance pour notre général et de tendresse pour vous, mon cher et digne père.

— C'est bien joué, pensa Rodin, mais, moi, on ne me prend sans vert, et ce n'est que dans le royaume des aveugles que les borgnes sont rois.

* * * * *

Le soir du jour même où cette scène s'était passée entre le jésuite et son nouveau socius, Nini-Moulin, après avoir reçu en présence de Caboccini les instructions de Rodin, s'était rendu chez Mme de la Sainte-Colombe.

LVIII. Madame de la Sainte-Colombe.

Mme de la Sainte-Colombe qui, au commencement de ce récit, était venue visiter la terre et le château de Cardoville dans l'intention d'acheter cette propriété, avait fondé sa fortune en tenant un magasin de modes sous les galeries de bois du Palais- Royal, lors de l'entrée des alliés à Paris. Singulier magasin, dans lequel les ouvrières étaient toujours plus jolies et beaucoup plus fraîches que les chapeaux qu'elles accommodaient.

Il serait assez difficile de dire par quels moyens cette créature était parvenue à se créer une fortune considérable, sur laquelle les révérends pères, parfaitement insoucieux de l'origine de ces biens, pourvu qu'ils les puissent empocher (ad majorem Dei gloriam), avaient de sérieuses visées. Ils avaient procédé selon l'ABC de leur métier. Cette femme était d'un esprit faible, vulgaire, grossier.

Les révérends pères, parvenant à s'introduire auprès d'elle, ne l'avaient pas trop blâmée de ses abominables antécédents. Ils avaient même trouvé moyen d'atténuer ses peccadilles, car leur morale est facile et complaisante; mais ils lui avaient déclaré que, de même qu'un veau devient taureau avec l'âge, les peccadilles grandissaient dans l'impénitence et que, croissant avec la vieillesse, elles finissaient par atteindre les proportions de péchés énormes; et alors, comme punition redoutable de ces péchés énormes, était venue la fantasmagorie obligée du diable et de ses cornes, de ses flammes et de ses fourches; dans le cas, au contraire, où la répression de ces peccadilles arriverait en temps utile et se formulerait par quelque belle et bonne donation à leur compagnie, les révérends pères se faisaient fort de renvoyer Lucifer à ses fourneaux, et de garantir à la Sainte-Colombe, toujours moyennant valeur mobilière ou immobilière, une bonne place parmi les élus. Malgré l'efficacité ordinaire de ces moyens, cette conversion avait présenté de nombreuses difficultés. La Sainte-Colombe, sujette, de temps à autre, à de terrible retours de jeunesse, avait usé deux ou trois directeurs.

Enfin, brodant sur le tout, Nini-Moulin, qui convoitait sérieusement la fortune et forcément la main de cette créature, avait quelque peu nui aux projets des révérends pères.

Au moment où l'écrivain religieux se rendait auprès de la Sainte- Colombe comme mandataire de Rodin, elle occupait un appartement au premier, rue Richelieu, car, malgré ses velléités de retraite, cette femme trouvait un plaisir infini au tapage assourdissant, à l'aspect tumultueux d'une rue passante et populeuse.

Ce logis était richement meublé, mais presque toujours en désordre, malgré les soins, ou à cause des soins de deux ou trois domestiques, avec qui la Sainte-Colombe fraternisait tour à tour de la façon la plus touchante ou se querellait avec furie.

Nous introduirons le lecteur dans le sanctuaire où cette créature était depuis quelque temps en conférence secrète avec Nini-Moulin.

La néophyte ambitionnée des révérends pères trônait sur un canapé d'acajou recouvert de soie cramoisie. Elle avait deux chats sur ses genoux et un chien caniche à ses pieds, tandis qu'un gros vieux perroquet gris allait et venait, perché sur le dos du canapé; une perruche verte, moins privée ou moins favorisée, glapissait de temps à autre, enchaînée à un bâton, près de l'embrasure d'une fenêtre; le perroquet ne criait pas, mais parfois il intervenait brusquement dans la conversation en faisant entendre d'une voix retentissante les jurements les plus effroyables, ou en grasseyant le plus distinctement du monde un vocabulaire digne des halles ou des lieux déshonnêtes où s'était passée son enfance; pour tout dire, cet ancien commensal de la Sainte-Colombe, avant sa conversion, avait reçu de sa maîtresse cette éducation peu édifiante, et avait même été baptisé par elle d'un nom des plus malsonnants, auquel la Sainte-Colombe, abjurant ses premières erreurs, avait depuis substitué le nom modeste de Barnabé.

Quant au portrait de la Sainte-Colombe, c'était une robuste femme de cinquante ans environ, au visage large, coloré, quelque peu barbu, et à la voix virile; elle portait ce soir-là une manière de turban orange et une robe de velours violâtre, quoiqu'on fût à la fin de mai; elle avait en outre des bagues à tous les doigts et sur le front une ferronnière de diamants.

Nini-Moulin avait abandonné le paletot-sac quelque peu sans façon qu'il portait habituellement pour un habillement noir complet et un large gilet blanc à la Robespierre; ses cheveux étaient aplatis autour de son crâne bourgeonné, et il avait pris une physionomie des plus béates, dehors qui lui semblaient devoir mieux servir ses projets matrimoniaux et contrebalancer l'influence de l'abbé Corbinet que les allures de _Roger-Bontemps _qu'il avait d'abord affectées. Dans ce moment, l'écrivain religieux, laissant de côté ses intérêts, ne s'occupait que de réussir dans la délicate mission dont il avait été chargé par Rodin, mission qui, d'ailleurs, lui avait été adroitement présentée par le jésuite sous des apparences parfaitement acceptables, et dont le but, à tout prendre honorable, faisait excuser les moyens quelque peu hasardeux.

— Ainsi, disait Nini-Moulin en continuant un entretien commencé depuis quelque temps, elle a vingt ans?

— Tout au plus, répondit la Sainte-Colombe qui paraissait en proie à une vive curiosité; mais c'est tout de même bien farce ce que vous me dites là… mon gros bibi (la Sainte-Colombe était, on le sait, déjà sur un pied de douce familiarité avec l'écrivain religieux).

— Farce… n'est peut-être pas le mot tout à fait propre, ma digne amie, fit Nini-Moulin d'un air confit; c'est touchant… intéressant, que vous voulez dire… car si vous pouvez retrouver d'ici à demain la personne en question…

— Diable!… d'ici à demain, mon fiston, s'écria cavalièrement la Sainte-Colombe, comme vous y allez! voilà plus d'un an que je n'ai entendu parler d'elle… Ah! si… pourtant; Antonia, que j'ai rencontrée il y a un mois, m'a dit où elle était.

— Alors… par le moyen auquel vous aviez d'abord pensé, ne pourrait-on pas la découvrir?

— Oui… gros bibi! mais c'est joliment sciant, ces démarches-là, quand on n'en a pas l'habitude…

— Comment! ma belle amie, vous si bonne, vous qui travaillez si fort à votre salut… vous hésitez devant quelques démarches… désagréables… surtout lorsqu'il s'agit d'une action exemplaire, lorsqu'il s'agit d'arracher une jeune fille à Satan et à ses pompes?…

Ici le perroquet Barnabé fit entendre deux effroyables jurons, admirablement bien articulés.

Dans son premier mouvement d'indignation, la Sainte-Colombe s'écria en se retournant vers Barnabé d'un air courroucé et révolté:

— Ce… (un mot aussi gros que celui prononcé par Barnabé) ne se corrigera jamais… Veux-tu te taire?… (Ici une kyrielle d'autres mots du vocabulaire de Barnabé.) C'est comme un fait- exprès… Hier encore il a fait rougir l'abbé Corbinet jusqu'aux oreilles… Te tairas-tu?

— Si vous reprenez toujours Barnabé de ses écarts avec cette sévérité-là, dit Nini-Moulin conservant un imperturbable sérieux, vous finirez par le corriger. Mais, pour en revenir à notre affaire, voyons, soyez ce que vous êtes naturellement, ma respectable amie, obligeante au possible; concourez à une double bonne action: d'abord à arracher, je vous le disais, une jeune fille à Satan et à ses pompes, en lui assurant un sort honnête, c'est-à-dire le moyen de revenir à la vertu; et ensuite, chose non moins capitale, le moyen de rendre ainsi peut-être à la raison une pauvre mère devenue folle de chagrin… Pour cela, que faut-il faire?… quelques démarches… voilà tout.

— Mais pourquoi cette fille-là plutôt qu'une autre, mon gros bibi? C'est donc parce qu'elle est comme une espèce de rareté?

— Certainement, ma respectable amie… sans cela, cette pauvre mère folle… que l'on veut ramener à la raison, ne serait pas, à sa vue, frappée comme il faut qu'elle le soit.

— Ça c'est juste.

— Allons, voyons, un petit effort, ma digne amie.

— Farceur… allez! dit Sainte-Colombe avec un mol abandon; il faut faire tout ce que vous voulez…

— Ainsi, dit vivement Nini-Moulin, vous promettez…

— Je promets… et je fais mieux que ça… je vais tout de suite… aller où il faut; ça sera plus tôt fait. Ce soir… je saurai de quoi il retourne, et si ça se peut ou non.

Ce disant, la Sainte-Colombe se leva avec effort, déposa ses deux chats sur le canapé, repoussa son chien du bout du pied et sonna vigoureusement.

— Vous êtes admirable… dit Nini-Moulin avec dignité. Je n'oublierai de ma vie…

— Faut pas vous gêner… mon gros, dit la Sainte-Colombe en interrompant l'écrivain religieux, c'est pas à cause de vous que je me décide.

— Et à cause de qui! ou de quoi!… demanda Nini-Moulin.

— Ah! c'est mon secret, dit la Sainte-Colombe.

Puis, s'adressant à sa femme de chambre, qui venait d'entrer, elle ajouta:

— Ma biche, dis à Ratisbonne d'aller me chercher un fiacre, et donne-moi mon chapeau de velours coquelicot à plumes.

Pendant que la suivante allait exécuter les ordres de sa maîtresse, Nini-Moulin s'approcha de la Sainte-Colombe et lui dit à mi-voix d'un ton modeste et pénétré:

— Vous remarquerez du moins, ma belle amie, que je ne vous ai pas dit ce soir un seul mot de mon amour… me tiendrez-vous compte de ma discrétion!

À ce moment, la Sainte-Colombe venait d'enlever son turban; elle se retourna brusquement et planta cette coiffure sur le crâne chauve de Nini-Moulin, en riant d'un gros rire.

L'écrivain religieux parut ravi de cette preuve de confiance et, au moment où la suivante rentrait avec le châle et le chapeau de sa maîtresse, il baisa passionnément le turban, en regardant la Sainte-Colombe à la dérobée.

* * * * *

Le lendemain de cette scène, Rodin dont la physionomie paraissait triomphante, mettait lui-même une lettre à la poste. Cette lettre portait pour adresse:

À monsieur Agricol Baudoin, _Rue Brise-Miche, n° _2. PARIS.

(Très pressée.)

LIX. Les amours de Faringhea.

Djalma, on s'en souvient peut-être, lorsqu'il eut appris pour la première fois qu'il était aimé d'Adrienne, avait, dans l'enivrement de son bonheur, dit à Faringhea, dont il pénétrait la trahison:

— Tu t'es ligué avec mes ennemis, et je ne t'avais fait aucun mal… Tu es méchant parce que tu es sans doute malheureux… je veux te rendre heureux pour que tu sois bon; veux-tu de l'or! tu auras de l'or… veux-tu un ami! tu es esclave, je suis fils de roi, je t'offre mon amitié.

Faringhea avait refusé l'or et paru accepter l'amitié du fils de
Kadja-Sing.

Doué d'une intelligence remarquable, d'une dissimulation profonde, le métis avait facilement persuadé de la sincérité de son repentir, de sa reconnaissance et de son attachement un homme d'un caractère aussi confiant, aussi généreux que Djalma; d'ailleurs, quels motifs celui-ci aurait-il eus de se défier désormais de son esclave devenu son ami!

Certain de l'amour de Mlle de Cardoville auprès de laquelle il passait chaque jour, il eût été défendu par la salutaire influence de la jeune fille contre les perfides conseils ou contre les calomnies du métis, fidèle et secret instrument de Rodin qui l'avait affilié à sa compagnie; mais Faringhea, dont le tact était parfait, n'agissait pas légèrement; ne parlait jamais au prince de Mlle de Cardoville, et attendait discrètement les confidences qu'amenait parfois la joie expansive de Djalma.

Très peu de jours après qu'Adrienne, par un tout-puissant effort de chaste volonté, eût échappé au contagieux enivrement de la passion de Djalma, le lendemain du jour où Rodin, certain du bon succès de la mission de Nini-Moulin auprès de la Sainte-Colombe, avait mis lui-même une lettre à la poste à l'adresse d'Agricol Baudoin, le métis, assez sombre depuis quelque temps, avait semblé ressentir un violent chagrin qui alla bientôt tellement empirant, que le prince, frappé de l'air désespéré de cet homme, qu'il voulait ramener au bien par l'affection et par le bonheur, lui demanda plusieurs fois la cause de cette accablante tristesse; mais le métis, tout en remerciant le prince de son intérêt avec une reconnaissante effusion, s'était tenu dans une réserve absolue.

Ceci posé, on concevra la scène suivante.

Elle avait lieu, vers le milieu du jour, dans la petite maison de la rue de Clichy, occupée par l'Indien.

Djalma, contre son habitude, n'avait pas passé cette journée avec Adrienne. Depuis la veille, il avait été prévenu par la jeune fille qu'elle lui demanderait le sacrifice de ce jour entier, afin de l'employer à prendre les mesures nécessaires pour que leur mariage fût béni et acceptable aux yeux du monde, et que pourtant il demeurât entouré des restrictions qu'elle et Djalma désiraient. Quant aux moyens que devait employer Mlle de Cardoville pour arriver à ce résultat, quant à la personne si pure, si honorable, qui devait consacrer cette union, c'était un secret qui, n'appartenant pas seulement à la jeune fille, ne pouvait être encore confié à Djalma.

Pour l'Indien, depuis si longtemps habitué à consacrer tous ses instants à Adrienne, ce jour entier passé loin d'elle était interminable. Enfin, depuis la scène passionnée pendant laquelle Mlle de Cardoville avait failli succomber, elle avait, se défiant de son courage, prié la Mayeux de ne plus la quitter désormais: aussi l'amoureuse et dévorante impatience de Djalma était à son comble.

Tour à tour en proie à une agitation brûlante ou à une sorte d'engourdissement dans lequel il tâchait de se plonger pour échapper aux pensées qui lui causaient de si enivrantes tortures, Djalma était étendu sur un divan, son visage caché dans ses mains, comme s'il eût voulu échapper à une trop séduisante vision.

Tout à coup, Faringhea entra chez le prince sans avoir frappé à la porte, selon son habitude.

Au bruit que fit le métis en entrant, Djalma tressaillit, releva la tête et regarda autour de lui avec surprise; mais, à la vue de cette physionomie pâle, bouleversée de l'esclave, il se leva vivement et, faisant quelques pas vers lui, s'écria:

— Qu'as-tu Faringhea? Après un moment de silence, et comme s'il eût cédé à une hésitation pénible, Faringhea, se jetant aux pieds de Djalma, murmura d'une voix faible, avec un accablement désespéré, presque suppliant:

— Je suis bien malheureux… ayez pitié de moi, monseigneur!

L'accent du métis fut si touchant, la grande douleur qu'il semblait éprouver donnait à ses traits, ordinairement impassibles et durs comme ceux d'un masque de bronze, une expression tellement navrante, que Djalma se sentit attendri et, se courbant pour relever le métis, lui dit avec affection:

— Parle, parle… la conscience apaise les tourments du coeur… Aie confiance, ami… et compte sur moi… l'ange me le disait il y a peu de jours encore: «L'amour heureux ne souffre pas de larmes autour de lui.»

— Mais l'amour infortuné, l'amour misérable, l'amour trahi… verse des larmes de sang, reprit Faringhea avec un abattement douloureux.

— De quel amour trahi parles-tu? dit Djalma surpris.

— Je parle de mon amour… répondit le métis d'un air sombre.

— De ton amour?… dit Djalma de plus en plus surpris; non que le métis, jeune encore et d'une figure d'une sombre beauté, lui parût incapable d'inspirer ou d'éprouver un sentiment tendre, mais parce qu'il n'avait pas cru jusqu'alors cet homme capable de ressentir un chagrin aussi poignant.

— Monseigneur, reprit le métis: vous m'aviez dit: «Le malheur t'a rendu méchant… sois heureux, et tu seras bon…» Dans ces paroles… j'avais vu un présage; on aurait dit que pour entrer dans mon coeur un noble amour attendait que la haine, que la trahison fussent sorties de ce coeur… Alors, moi, à demi sauvage, j'ai trouvé une femme belle et jeune qui répondait à ma passion; du moins je l'ai cru… mais j'avais été traître envers vous, monseigneur, et, pour les traîtres, même repentants, il n'est jamais de bonheur… À mon tour, j'ai été trahi… indignement trahi.

Puis, voyant le mouvement de surprise du prince, le métis ajouta, comme s'il eût été écrasé de confusion:

— Grâce, ne me raillez pas… monseigneur; les tortures les plus affreuses ne m'auraient pas arraché cet aveu misérable… mais vous, fils de roi, vous avez daigné dire à votre esclave: «Sois mon ami…»

— Et cet ami… te sait gré de ta confiance, dit vivement Djalma; loin de te railler, il te consolera… Rassure-toi; mais… te railler… moi!

— L'amour trahi… mérite tant de mépris, tant de huées insultantes!… dit Faringhea avec amertume. Les lâches mêmes ont le droit de vous montrer au doigt avec dédain… car dans ce pays la vue de l'homme trompé dans ce qui est l'âme de son âme, le sang de son sang… la vie de sa vie… fait hausser les épaules et éclater de rire…

— Mais es-tu certain de cette trahison? répondit doucement
Djalma.

Puis il ajouta avec une hésitation qui prouvait la bonté de son coeur:

— Écoute… et pardonne-moi de te parler du passé… Ce sera, d'ailleurs, de ma part, te prouver encore que je n'en garde contre toi aucun mauvais souvenir… et que je crois au repentir, à l'affection que tu me témoignes chaque jour… Rappelle-toi que moi aussi j'ai cru que l'ange qui est maintenant ma vie ne m'aimait pas… et pourtant cela est faux… Qui te dit que tu n'es pas, comme je l'étais, abusé par de fausses apparences?…

— Hélas! monseigneur… je le voudrais croire… mais je n'ose l'espérer… Dans ces incertitudes, ma tête s'est perdue, je suis incapable de prendre une résolution et je viens à vous, monseigneur.

— Mais qui a fait naître tes soupçons?…

— Sa froideur, qui parfois succède à une apparente tendresse; les refus qu'elle me fait au nom de ses devoirs… et puis…

Mais le métis ne continua pas, parut céder à une réticence et ajouta, après quelques minutes de silence:

— Enfin, monseigneur… elle raisonne mon amour… preuve qu'elle ne m'aime pas ou qu'elle ne m'aime plus.

— Elle t'aime peut-être davantage, si elle raisonne l'intérêt, la dignité de son amour.

— C'est ce qu'elles disent toutes, reprit le métis avec une ironie sanglante, en attachant un regard profond sur Djalma; du moins ainsi parlent celles qui aiment faiblement; mais celles qui aiment vaillamment ne montrent jamais cette outrageante méfiance… pour elles, un mot de l'homme qu'elles adorent est un ordre… elles ne se marchandent pas, pour se donner le cruel plaisir d'exalter la passion de leur amant jusqu'au délire, et de le dominer ainsi plus sûrement… Non, non, ce que leur amant leur demande, dût-il leur coûter la vie, l'honneur… elles l'accordent, parce que, pour elles, le désir, la volonté de leur amant est au-dessus de toute considération divine et humaine… Mais ces femmes… et celle qui me fait souffrir est de ce nombre… ces femmes rusées qui mettent leur méchant orgueil à dompter l'homme, à l'asservir, plus il est fier et impatient du joug; ces femmes qui se plaisent à irriter en vain sa passion, en semblant parfois sur le point d'y céder… ces femmes sont des démons… elles se réjouissent dans les larmes, dans les tourments de l'homme fort qui les aime avec la malheureuse faiblesse d'un enfant. Tandis que l'on meurt d'amour à leurs pieds, ces perfides créatures, dans leurs blessantes méfiances, calculent habilement la portée de leur refus, car il ne faut pas tout à fait désespérer sa victime… Oh! qu'elles sont froides et lâches auprès de ces femmes passionnées, valeureuses, qui, éperdues, folles d'amour, disent à l'homme qu'elles adorent: «Être à toi aujourd'hui… selon ton désir… à toi… tout à toi… et demain viennent pour moi l'abandon, la honte, la mort, que m'importe! sois heureux… ma vie ne vaut pas une de tes larmes…»

Le front de Djalma s'était peu à peu assombri en écoutant le métis. Ayant gardé envers cet homme le secret le plus absolu sur les divers incidents de sa passion pour Mlle de Cardoville, le prince ne pouvait voir dans ces paroles qu'une allusion involontaire et amenée par le hasard aux enivrants refus d'Adrienne; et pourtant Djalma souffrit un moment dans son orgueil en songeant qu'en effet, ainsi que le disait Faringhea, il était des considérations, des devoirs qu'une femme mettait au-dessus de son amour; mais cette amère et pénible pensée s'effaça bientôt de l'esprit de Djalma, grâce à la douce et bienfaisante influence du souvenir d'Adrienne; son front se rasséréna peu à peu et il répondit au métis qui, d'un regard oblique, l'observait attentivement:

— Le chagrin t'égare; si tu n'as pas d'autre raison pour douter de celle que tu aimes… que ces refus, que ces vagues soupçons dont ton esprit ombrageux s'effarouche rassure-toi… tu es aimé… plus peut-être que tu ne le penses.

— Hélas! puissiez-vous dire vrai, monseigneur! répondit le métis avec accablement après un moment de silence et comme touché des paroles de Djalma; et pourtant je me dis: «Il est donc pour cette femme quelque chose au-dessus de son amour pour moi; délicatesse, scrupule, dignité, honneur… soit…, mais elle ne m'aime pas assez pour me sacrifier ses délicatesses, ses scrupules, sa dignité, son honneur… Il n'importe… je me dirai… après tout cela… vient peut-être le tour de mon amour.

— Ami, tu te trompes, reprit doucement Djalma, quoiqu'il eût encore ressenti une impression pénible aux paroles du métis; oui, tu te trompes: plus l'amour d'une femme est grand, plus il est digne et chaste… c'est l'amour seul qui éveille ces scrupules, ces délicatesses. Il domine tout… au lieu d'être dominé par tout.

— Cela est juste, monseigneur… reprit le métis avec une ironie amère. Cette femme m'impose sa façon d'aimer, de me prouver son amour: c'est à moi de me soumettre…

Puis, s'interrompant tout à coup, le métis cacha son visage dans ses mains et poussa un long gémissement; ses traits exprimaient un mélange de haine, de rage et de désespoir, à la fois si effrayant et si douloureux, que Djalma, de plus en plus ému, s'écria en saisissant la main du métis:

— Calme ces emportements, écoute la voix de l'amitié; elle conjurera cette influence mauvaise… Parle… parle…

— Non… non, c'est trop affreux…

— Parle, te dis-je…

— Abandonnez un malheureux à son désespoir incurable…

— M'en crois-tu capable? dit Djalma avec un mélange de douceur et de dignité qui parut faire impression sur le métis.

— Hélas! reprit-il en hésitant encore, vous le voulez, monseigneur?

— Je le veux.

— Eh bien… je ne vous ai pas tout dit… car, au moment de cet aveu… la honte… la peur de la raillerie m'ont retenu… vous m'avez demandé quelles raisons j'avais de croire à une trahison… je vous ai parlé de vagues soupçons… de refus… de froideur… ce n'était pas tout; ce soir… cette femme…

— Achève… achève…

— Cette femme… a donné un rendez-vous… à l'homme qu'elle me préfère…

— Qui t'a dit cela?

— Un étranger à qui mon aveuglement a fait pitié.

— Et si cet homme te trompait… se trompait?

— Il m'a offert des preuves de ce qu'il avançait.

— Quelles preuves?…

— De me rendre ce soir témoin de ce rendez-vous. «Il se peut, m'a-t-il dit, que cette entrevue ne soit pas coupable, malgré les apparences contraires. Jugez-en par vous-même, a ajouté cet homme, ayez ce courage, et vos cruelles indécisions cesseront.»

— Et qu'as-tu répondu?

— Rien, monseigneur, j'avais la tête perdue, comme maintenant; c'est alors que j'ai songé à vous demander conseil…

Puis, faisant un geste de désespoir, le métis reprit d'un air égaré avec un éclat de rire sauvage:

— Un conseil… un conseil… c'est à la lame de mon kanjiar que je devais le demander… Elle m'aurait dit: «Du sang… du sang.»

Et le métis porta convulsivement la main à un long poignard attaché à sa ceinture.

Il est une sorte de contagion funeste, fatale, dans certains emportements. À la vue des traits de Faringhea bouleversés par la jalousie et par la fureur, Djalma tressaillit; il se souvenait de l'accès de rage insensée dont il s'était senti possédé lorsque la princesse de Saint-Dizier avait défié Adrienne de nier qu'on eût trouvé caché dans sa chambre Agricol Baudoin, son amant prétendu.

Mais à l'instant rassuré par le maintien fier et digne de la jeune fille, Djalma n'avait bientôt éprouvé qu'un souverain mépris pour cette horrible calomnie, à laquelle Adrienne n'avait pas même daigné répondre. Deux ou trois fois cependant, ainsi qu'un éclair sillonne par hasard le ciel le plus pur et le plus radieux, le souvenir de cette indigne accusation avait traversé l'esprit de l'Indien comme un trait de feu, mais s'était presque aussitôt évanoui au milieu de la sérénité de son bonheur et de son ineffable confiance dans le coeur d'Adrienne.

Ces souvenirs et ceux des refus passionnés de la jeune fille, en attristant quelques instants Djalma, le rendirent cependant encore plus pitoyable envers Faringhea qu'il ne l'eût été sans ce rapprochement secret et étrange entre la position du métis et la sienne.

Sachant par lui-même à quel délire peut vous pousser une fureur aveugle, voulant continuer à dompter le métis à force d'affection et de bonté, Djalma lui dit d'une voix grave et douce:

— Je t'ai offert mon amitié… je veux agir avec toi selon cette amitié.

Mais le métis, semblant en proie à une sourde et muette fureur, les yeux fixes, hagards, ne parut pas entendre Djalma. Celui-ci, posant sa main sur l'épaule du métis, reprit:

— Faringhea… écoute-moi…

— Monseigneur, dit le métis en tressaillant brusquement comme s'il se fût éveillé en sursaut, pardon… mais…

— Dans les angoisses où de cruels soupçons te jettent… ce n'est pas à ton kanjiar que tu dois demander conseil… c'est à ton ami… et je te l'ai dit, je suis ton ami.

— Monseigneur…

— À ce rendez-vous… qui te prouvera, dit-on, l'innocence… ou la trahison de celle que tu aimes… à ce rendez-vous… il faut aller…

— Oh! oui, dit le métis d'une voix sourde et avec un sourire sinistre, oui… j'irai…

— Mais tu n'iras pas seul!…

— Que voulez-vous dire, monseigneur? s'écria le métis; qui m'accompagnera?…

— Moi…

— Vous, monseigneur?

— Oui… pour t'épargner un crime peut-être… car je sais… combien le premier mouvement de colère est souvent aveugle et injuste…

— Mais aussi… le premier mouvement nous venge! reprit le métis avec un sourire cruel.

— Faringhea… cette journée est à moi tout entière: je ne te quitte pas… dit résolument le prince. Ou tu n'iras pas à ce rendez-vous… ou je t'y accompagnerai.

Le métis, paraissant vaincu par cette généreuse insistance, tomba aux pieds de Djalma, prit sa main, qu'il porta respectueusement d'abord à son front, puis à ses lèvres, et dit:

— Monseigneur… il faut être généreux jusqu'au bout et me pardonner.

— Que veux-tu que je te pardonne?

— Avant de venir auprès de vous… ce que vous m'offrez… j'avais eu l'audace de songer à vous le demander… Oui, ne sachant pas où pourrait m'emporter ma fureur… j'avais songé à vous demander cette preuve de bonté que vous n'accorderiez pas peut-être à vos égaux… mais, ensuite, je n'ai plus osé… J'ai aussi reculé devant l'aveu de la trahison que je redoute, et je suis seulement venu vous dire que j'étais bien malheureux… parce qu'à vous seul… au monde… je pouvais le dire.

On ne peut rendre la simplicité presque candide avec laquelle le métis prononça ces mots, l'accent pénétrant, attendri, mêlé de larmes, qui succéda à son emportement sauvage.

Djalma, vivement ému, lui tendit la main, le fit relever, et lui dit:

— Tu avais le droit de me demander une preuve d'affection. Je suis heureux de t'avoir prévenu… Allons… courage!… espère… À ce rendez-vous je t'accompagnerai, et si j'en crois mes voeux… de fausses apparences t'auront trompé.

Lorsque la nuit fut venue, le métis et Djalma, enveloppés de manteaux, montèrent dans un fiacre. Faringhea donna au cocher l'adresse de la maison de la Sainte-Colombe.

LX. Une soirée chez la Sainte-Colombe.

Djalma et Faringhea étaient montés en voiture et se dirigeaient vers la demeure de la Sainte-Colombe.

Avant de poursuivre le récit de cette scène, quelques mots rétrospectifs sont indispensables.

Nini-Moulin, continuant d'ignorer le but réel des démarches qu'il faisait à l'instigation de Rodin, avait la veille, selon les ordres de ce dernier, offert à la Sainte-Colombe une somme assez considérable, afin d'obtenir de cette créature, toujours singulièrement cupide et rapace, la libre disposition de son appartement pendant toute la journée.

La Sainte-Colombe ayant accepté cette proposition, trop avantageuse pour être refusée, était partie dès le matin avec ses domestiques, auxquels elle voulait, disait-elle, en retour de leurs bons services, offrir une partie de campagne.

Maître du logis, Rodin, le crâne couvert d'une perruque noire, portant des lunettes bleues, enveloppé d'un manteau, et ayant le bas du visage enfoui dans une haute cravate de laine, en un mot, parfaitement déguisé, était venu le matin même, accompagné de Faringhea, jeter un coup d'oeil sur cet appartement et donner ses instructions au métis.

Celui-ci, après le départ du jésuite, avait, en deux heures, grâce à son adresse et à son intelligence, fait certains préparatifs des plus importants, et était retourné en hâte auprès de Djalma jouer avec une détestable hypocrisie la scène à laquelle on a assisté.

Pendant le trajet de la rue de Clichy à la rue de Richelieu, où demeurait la Sainte-Colombe, Faringhea parut plongé dans un accablement douloureux; tout à coup il dit à Djalma d'une voix sourde et brève:

— Monseigneur… si je suis trahi… il me faut une vengeance pourtant.

— Le mépris est une terrible vengeance, répondit Djalma.

— Non, non, reprit le métis avec un accent de rage contenu; non, ce n'est pas assez… plus le moment approche, plus je vois qu'il faut du sang.

— Écoute-moi…

— Monseigneur, ayez pitié de moi… j'étais lâche, j'avais peur… je reculais devant ma vengeance, maintenant… je donnerais pour elle… torture pour torture. Monseigneur… laissez-moi vous quitter… j'irai seul à ce rendez-vous…

Ce disant, Faringhea fit un mouvement comme s'il eût voulu se précipiter hors de la voiture. Djalma le retint vivement par le bras et lui dit:

— Reste… je ne te quitte pas… Si tu es trahi, tu ne répandras pas le sang; le mépris te vengera… l'amitié te consolera.

— Non… non… Monseigneur… j'y suis décidé… quand j'aurai tué… je me tuerai… s'écria le métis avec une exaltation farouche. Aux traîtres ce kanjiar… et il mit la main sur un long poignard qu'il avait à la ceinture. À moi le poison… que ce poignard renferme dans sa garde…

— Faringhea!

— Monseigneur, si je vous résiste… Pardonnez-moi, il faut que ma destinée s'accomplisse…

Le temps pressait; Djalma, désespérant de calmer la rage féroce du métis, résolut d'agir par ruse. Après quelques minutes de silence, il dit à Faringhea:

— Je ne te quitterai pas… je ferai tout pour t'épargner un crime… Si je n'y parviens pas… si tu méconnais ma voix… que le sang que tu auras répandu retombe sur toi… De ma vie ma main ne touchera la tienne…

Ces mots parurent produire une profonde impression sur Faringhea; il poussa un long gémissement et, courbant sa tête sur sa poitrine, il resta silencieux et sembla réfléchir.

Djalma s'apprêtait, à la faible clarté que projetaient les lanternes dans l'intérieur de la voiture, à user de surprise ou de force pour désarmer le métis, lorsque celui-ci, qui d'un regard oblique avait deviné l'intention du prince, porta brusquement la main à son kanjiar, le retira de sa ceinture, lame et fourreau; puis le tenant à la main, il dit au prince d'un ton à la fois solennel et farouche:

— Ce poignard, manié par une main ferme, est terrible… dans ce flacon est renfermé un poison subtil comme tous ceux de notre pays.

Et le métis ayant fait jouer un ressort caché dans la monture du kanjiar, le pommeau se leva comme un couvercle, et laissa voir le col d'un petit flacon de cristal caché dans l'épaisseur du manche de cette arme meurtrière.

— Deux ou trois gouttes de ce poison sur les lèvres, reprit le métis, et la mort vient lente… paisible et douce… sans agonie… Au bout de quelques heures… pour premier symptôme, les ongles bleuissent… Mais qui viderait ce flacon d'un trait… tomberait mort… tout à coup, sans souffrance, et comme foudroyé…

— Oui, répondit Djalma, je sais qu'il est dans notre pays de mystérieux poisons qui glacent peu à peu la vie ou qui frappent comme la foudre… mais… pourquoi s'appesantir ainsi sur les sinistres propriétés de cette arme?…

— Pour vous montrer, Monseigneur, que ce kanjiar est la sûreté et l'impunité de ma vengeance… avec ce poignard, je tue; avec ce poison, j'échappe à la justice des hommes par une mort rapide… Et pourtant… ce kanjiar… je vous l'abandonne, prenez-le… Monseigneur… Plutôt renoncer à ma vengeance que de me rendre indigne de jamais toucher votre main.

Et le métis tendit le poignard au prince. Djalma, aussi heureux que surpris de cette détermination inattendue, passa vivement l'arme terrible à sa ceinture pendant que le métis reprit d'une voix émue:

— Gardez ce kanjiar, Monseigneur, et lorsque vous aurez vu… et entendu ce que nous allons voir et entendre, ou vous me donnerez le poignard, et je frapperai une infâme… ou vous me donnerez le poison… et je mourrai sans frapper… À vous d'ordonner… à moi d'obéir…

Au moment où Djalma allait répondre, la voiture s'arrêta devant la maison de la Sainte-Colombe.

Le prince et le métis, bien encapés, entrèrent sous un porche obscur. La porte cochère se referma sur eux. Faringhea échangea quelques mots avec le portier; celui-ci lui remit une clef.

Les deux Indiens arrivèrent bientôt devant une des portes de l'établissement de la Sainte-Colombe. Ce logis avait deux entrées sur ce palier et une entrée donnant sur la cour.

Faringhea, au moment de mettre la clef dans la serrure, dit à
Djalma d'une voix altérée:

— Monseigneur… ayez pitié de ma faiblesse… mais, à ce moment terrible… je tremble… j'hésite; peut-être vaut-il mieux rester en proie à mes doutes… ou bien oublier…

Puis, à l'instant où le prince allait répondre, le métis s'écria:

— Non… non… pas de lâcheté… Et, ouvrant précipitamment, il passa le premier. Djalma le suivit.

La porte refermée, le métis et le prince se trouvèrent dans un étroit corridor au milieu d'une profonde obscurité.

— Votre main, Monseigneur… laissez-vous guider, et marchez doucement, dit le métis à voix basse. Et il tendit sa main au prince, qui la prit. Tous deux s'avancèrent silencieusement dans les ténèbres.

Après avoir fait faire à Djalma un assez long circuit, en ouvrant et fermant plusieurs portes, le métis, s'arrêtant tout à coup, dit tout bas au prince en abandonnant sa main, qu'il avait jusqu'alors tenue:

— Monseigneur, le moment décisif approche… attendons ici quelques instants.

Un profond silence suivit ces mots du métis. L'obscurité était si complète, que Djalma ne distinguait rien; au bout d'une minute, il entendit Faringhea s'éloigner de lui, puis tout à coup le bruit d'une porte brusquement ouverte et fermée à double tour.

Cette disparition subite commença par inquiéter Djalma. Par un mouvement machinal, il porta la main à son poignard, et fit vivement quelques pas à tâtons du côté où il supposait une issue.

Tout à coup la voix du métis frappa l'oreille du prince, et, sans qu'il lui fût possible de savoir où se trouvait alors celui qui lui parlait, ces mots arrivèrent jusqu'à lui:

— Monseigneur… vous m'avez dit: «Sois mon ami;» j'agis en ami… J'ai employé la ruse pour vous conduire ici… L'aveuglement de votre funeste passion vous eût empêché de m'entendre et de me suivre… La princesse de Saint-Dizier vous a nommé Agricol Baudoin… l'amant d'Adrienne de Cardoville… Écoutez… voyez… jugez…

Et la voix se tut. Elle avait paru sortir de l'un des angles de cette chambre. Djalma, toujours dans les ténèbres, reconnaissant trop tard dans quel piège il était tombé, tressaillit de rage et presque d'effroi.

— Faringhea… s'écria-t-il, où suis-je?… où es-tu? Sur ta vie, ouvre-moi, je veux sortir à l'instant…

Et Djalma, étendant les mains en avant, fit précipitamment quelques pas, atteignit un mur tapissé d'étoffe et le suivit à tâtons, espérant trouver une porte; il en trouva une en effet: elle était fermée… en vain il ébranla la serrure; elle résista à tous ses efforts. Continuant ses recherches, il rencontra une cheminée dont le foyer était éteint, puis une seconde porte, également fermée; en peu d'instants, il eut fait ainsi le tour de la chambre, et se retrouva près de la cheminée qu'il avait rencontrée.

L'anxiété du prince augmentait de plus en plus; d'une voix tremblante de colère, il appela Faringhea.

Rien ne lui répondit.

Au dehors régnait le plus profond silence; au dedans, les ténèbres les plus complètes.

Bientôt une sorte de vapeur parfumée d'une indicible suavité, mais très subtile, très pénétrante, se répandit insensiblement dans la petite chambre où se trouvait Djalma; on eût dit que l'orifice d'un tube, passant à travers une des portes de cette pièce, y introduisait ce courant embaumé.

Djalma, au milieu de préoccupations terribles, frémissant de colère, ne fit aucune attention à cette senteur… mais bientôt les artères de ses tempes battirent avec plus de force, une chaleur profonde, brûlante, circula rapidement dans ses veines; il éprouva une sensation de bien-être indéfinissable; les violents ressentiments qui l'agitaient semblèrent s'éteindre peu à peu malgré lui, et s'engourdir dans une douce et ineffable torpeur, sans qu'il eût presque la conscience de l'espèce de transformation morale qu'il subissait malgré lui.

Cependant, par un dernier effort de sa volonté vacillante, Djalma s'avança au hasard pour essayer encore d'ouvrir une des portes, qu'il trouva, en effet; mais, à cet endroit, la vapeur embaumée était si pénétrante, que son action redoubla, et bientôt Djalma, n'ayant plus la force de faire un mouvement, s'appuya contre la boiserie[34].

Alors il advint une chose étrange: une faible lueur se répandant graduellement dans une pièce voisine.

Djalma, plongé dans une hallucination complète, s'aperçut de l'existence d'une sorte d'oeil-de-boeuf qui prenait ou donnait du jour dans la chambre où il se trouvait.

Du côté du prince, cette ouverture était défendue par un treillis de fer aussi léger que solide, et qui à peine interceptait la vue; de l'autre côté, une épaisse vitre de glace, placée dans l'épaisseur de la cloison, était éloignée du treillis de deux à trois pouces.

La chambre, qu'à travers cette ouverture Djalma vit ainsi éclairée faiblement d'une lueur douce, incertaine et voilée, était assez richement meublée.

Entre deux fenêtres drapées de rideaux de soie cramoisie, il y avait une grande armoire à glace servant de psyché; en face de la cheminée, seulement garnie de braise ardente, d'un rouge de sang, était un large et long divan garni de ses carreaux.

Au bout d'une seconde à peine, une femme entra dans cet appartement; on ne pouvait distinguer ni sa figure ni sa taille, soigneusement enveloppée qu'elle était d'une longue mante à capuchon d'une forme particulière et de couleur foncée.

La vue de cette mante fit tressaillir Djalma: au bien-être qu'il avait d'abord ressenti succédait une agitation fiévreuse, pareille à celle des fumées croissantes de l'ivresse; à ses oreilles bruissait ce bourdonnement étrange que l'on entend lorsque l'on plonge au fond des grandes eaux.

Djalma regardait toujours avec une sorte de stupeur ce qui se passait dans la chambre voisine.

La femme qui venait d'y apparaître était entrée avec précaution, presque avec crainte; d'abord elle alla écarter un des rideaux fermés, et jeta au travers des persiennes un regard dans la rue; puis elle revint lentement vers la cheminée, où elle s'accouda un moment, pensive, et toujours soigneusement enveloppée de sa mante.

Djalma, complètement livré à l'influence croissante de l'exhilarant qui troublait sa raison, ayant complètement oublié Faringhea et les circonstances qui l'avaient conduit dans cette maison, concentrait toute la puissance de son attention sur le spectacle qui s'offrait à sa vue, et auquel il assistait comme s'il eût été spectateur de l'un de ses rêves… les yeux toujours ardemment fixés sur cette femme.

Tout à coup Djalma la vit quitter la cheminée, s'avancer vers la psyché; puis, faisant face à cette glace, cette femme laissa glisser jusqu'à ses pieds la mante qui l'enveloppait entièrement. Djalma resta foudroyé. Il avait devant les yeux Adrienne de Cardoville.

Oui, il croyait voir Adrienne de Cardoville telle qu'il l'avait encore vue la veille, et vêtue ainsi qu'elle l'était lors de son entrevue avec la princesse de Saint-Dizier… d'une robe vert tendre, tailladée de rose et rehaussée d'une garniture de jais blanc.

Une résille, aussi de jais blanc, cachait la natte qui se tordait derrière sa tête, et qui s'harmonisait si admirablement avec l'or bruni de ses cheveux… C'était enfin, autant que l'Indien pouvait en juger à travers une lueur presque crépusculaire et le treillis du vitrage, c'était la taille de nymphe d'Adrienne, ses épaules de marbre, son cou de cygne, si fier et si gracieux.

En un mot, c'était Mlle de Cardoville… il ne pouvait en douter, il n'en doutait pas.

Une sueur brûlante inondait le visage de Djalma; son exaltation vertigineuse allait toujours croissant; l'oeil enflammé, la poitrine haletante, immobile, il regardait sans réfléchir, sans penser.

La jeune fille, tournant toujours le dos à Djalma, après avoir rajusté ses cheveux avec une coquetterie pleine de grâce, ôta la résille qui lui servait de coiffure, la déposa sur la cheminée, puis fit un mouvement pour dégrafer sa robe; mais quittant alors la glace devant laquelle elle s'était d'abord tenue, elle disparut aux yeux de Djalma pendant un instant.

_Elle attend Agricol Baudoin, son amant… _dit alors dans l'ombre une voix qui semblait sortir de la muraille de la pièce où se trouvait le prince.

Malgré l'égarement de son esprit, ces paroles terribles: _Elle attend Agricol Baudoin son amant… _traversèrent le cerveau et le coeur de Djalma, aiguës, brûlantes comme un trait de feu…

Un nuage de sang passa devant sa vue; il poussa un rugissement sourd, que l'épaisseur de la glace empêcha de parvenir jusqu'à la pièce voisine, et le malheureux se brisa les ongles en voulant arracher le treillis de fer de l'oeil-de-boeuf…

Arrivé à ce paroxysme de rage délirante, Djalma vit la lumière, déjà si indécise, qui éclairait l'autre chambre, s'affaiblir encore, comme si on l'eût discrètement ménagée; puis, à travers ce vaporeux clair-obscur, il vit revenir la jeune fille, vêtue d'un long peignoir blanc, qui laissait voir ses bras et ses épaules nus; sur celles-ci flottaient les longues boucles de ses cheveux d'or.

Elle s'avançait avec précaution, se dirigeant vers une porte que
Djalma ne pouvait apercevoir…

À ce moment, une des issues de l'appartement où se trouvait le prince, pratiquée dans la même cloison que l'oeil-de-boeuf, fut doucement ouverte par une main invisible. Djalma s'en aperçut au bruit de la serrure et au courant d'air plus frais qui le frappa au visage, car aucune clarté n'arriva jusqu'à lui.

Cette issue, que l'on venait de laisser à Djalma, donnait, ainsi qu'une des portes de la pièce voisine, où se trouvait la jeune fille, sur une antichambre communiquant à l'escalier, où l'on entendit bientôt monter quelqu'un qui, s'arrêtant au dehors, frappa deux fois à la porte extérieure.

— _C'est Agricol Baudoin… Écoute et regarde… _dit dans l'obscurité la voix que le prince avait déjà entendue.

Ivre, insensé, mais ayant la résolution et l'idée fixe de l'homme ivre et de l'insensé, Djalma tira le poignard que lui avait laissé Faringhea… puis immobile, il attendit.

À peine les deux coups avaient-ils été frappés au dehors, que la jeune fille, sortant de sa chambre, d'où s'échappa une faible lumière, courut à la porte de l'escalier, de sorte que quelque clarté arriva jusqu'au réduit entr'ouvert où Djalma se tenait blotti, son poignard à la main.

Ce fut de là qu'il vit la jeune fille traverser l'antichambre et s'approcher de la porte de l'escalier en disant tout bas:

— Qui est là?

— Moi! Agricol Baudoin, répondit du dehors une voix mâle et forte.

Ce qui se passa ensuite fut si rapide, si foudroyant, que la pensée pourrait seule le rendre. À peine le jeune fille eut-elle tiré le verrou de la porte, à peine Agricol Baudoin eut-il franchi le seuil, que Djalma, bondissant comme un tigre, frappa pour ainsi dire à la fois, tant ses coups furent précipités, et la jeune fille, qui tomba morte, et Agricol, qui, sans être mortellement blessé, chancela et roula auprès du corps inanimé de cette malheureuse.

Cette scène de meurtre, rapide comme l'éclair, avait eu lieu au milieu d'une demi-obscurité; tout à coup la faible lumière qui éclairait la chambre d'où était sortie la jeune fille s'éteignit brusquement, et une seconde après, Djalma sentit dans les ténèbres un poignet de fer saisir son bras, et il entendit la voix de Faringhea lui dire:

— Tu es vengé! viens… la retraite est sûre. Djalma, ivre, inerte, hébété par le meurtre, ne fit aucune résistance, et se laissa entraîner par le métis dans l'intérieur de l'appartement qui avait deux issues.

* * * * *

Lorsque Rodin s'était écrié, en admirant la succession générale des pensées que le mot COLLIER avait été le germe du projet infernal qu'alors il entrevoyait vaguement, le hasard venait de rappeler à son souvenir la trop fameuse affaire du collier, dans lequel une femme, grâce à sa vague ressemblance avec la reine Marie-Antoinette, et s'étant d'ailleurs habillée comme cette princesse, avait, à la faveur d'une demi-obscurité, joué si habilement le rôle de cette malheureuse reine… que le cardinal prince de Rohan, familier de la cour, fut dupe de cette illusion.

Une fois son exécrable dessein bien arrêté, Rodin avait dépêché Jacques Dumoulin à la Sainte-Colombe, sans lui dire le véritable but de sa mission, qui se bornait à demander à cette femme expérimentée si elle ne connaîtrait pas une jeune fille, belle, grande et rousse; cette fille trouvée, un costume en tout pareil à celui que portait Adrienne, et dont la princesse de Saint-Dizier avait fait le récit devant Rodin (il faut le dire, la princesse ignorait cette trame), devait compléter l'illusion.

On sait ou l'on devine le reste: la malheureuse fille_, Sosie _d'Adrienne, avait joué le rôle qu'on lui avait tracé, croyant qu'il s'agissait d'une plaisanterie.

Quant à Agricol, il avait reçu une lettre dans laquelle on l'engageait à se rendre à une entrevue qui pouvait être d'une grande importance pour Mlle de Cardoville.

LXI. Le lit nuptial.

Une douce lumière s'épandant d'une lampe sphérique d'albâtre oriental, suspendue au plafond par trois chaînes d'argent, éclaire faiblement la chambre à coucher d'Adrienne de Cardoville.

Le large lit d'ivoire, incrusté de nacre, n'est pas occupé et disparaît à demi sous des flots de mousseline blanche et de valenciennes, légers rideaux diaphanes et vaporeux comme des nuages.

Sur la cheminée de marbre blanc, dont le brasier jette des reflets vermeils sur le tapis d'hermine, une grande corbeille est, comme d'habitude, remplie d'un véritable buisson de frais camélias roses à feuilles d'un vert lustré. Une suave odeur aromatique, s'échappant d'une baignoire de cristal remplie d'eau tiède et parfumée, pénètre dans cette chambre, voisine de la salle de bains d'Adrienne.

Tout est calme, silencieux au dehors.

Il est à peine onze heures du soir.

La porte d'ivoire opposée à celle qui conduit à la salle de bains s'ouvre lentement.

Djalma paraît.

Deux heures se sont écoulées depuis qu'il a commis un double meurtre et qu'il croit avoir tué Adrienne dans un accès de jalouse fureur.

Les gens de Mlle de Cardoville, habitués à voir venir Djalma chaque jour, et qui ne l'annonçaient plus, n'ayant pas reçu d'ordre contraire de leur maîtresse, alors occupée dans l'un des salons du rez-de-chaussée, n'ont pas été surpris de la visite de l'Indien.

Jamais celui-ci n'était entré dans la chambre à coucher de la jeune fille; mais sachant que l'appartement particulier qu'elle occupait se trouvait au premier étage de la maison, il y était facilement arrivé. Au moment où il entra dans ce sanctuaire virginal, la physionomie de Djalma était assez calme, tant il se contraignait puissamment; à peine une légère pâleur ternissait- elle la brillante couleur ambrée de son teint… Il portait ce jour-là une robe de cachemire pourpre rayée d'argent, de sorte que l'on n'apercevait pas plusieurs taches de sang qui avaient jailli sur l'étoffe lorsqu'il avait frappé la jeune fille aux cheveux d'or et Agricol Baudoin.

Djalma ferma la porte sur lui, et jeta au loin son turban blanc car il lui semblait qu'un cercle de fer brûlant étreignait son front; ses cheveux d'un noir bleu encadraient son pâle et beau visage; croisant ses bras sur sa poitrine, il regarda autour de lui.

Lorsque ses yeux s'arrêtèrent sur le lit d'Adrienne, il fit un pas, tressaillit brusquement, et son visage s'empourpra; mais passant sa main sur son front, il baissa la tête, et demeura quelques instants rêveur et immobile comme une statue…

Après quelques instants d'une morne et sombre méditation, Djalma tomba à genoux en levant sa tête vers le ciel.

Le visage de l'Indien, ruisselant alors de larmes, ne révélait aucune passion violente; on ne lisait sur ses traits ni la haine, ni le désespoir, ni la joie féroce de la vengeance assouvie; mais si cela peut se dire, l'expression d'une douleur à la fois naïve et immense…

Pendant quelques minutes les sanglots étouffèrent Djalma; les pleurs inondèrent ses joues.

— Morte!… morte!… murmura-t-il d'une voix étouffée, morte!… elle qui, ce matin encore, reposait si heureuse dans cette chambre, je l'ai tuée. Maintenant qu'elle est morte, que me fait sa trahison? Je ne devais pas la tuer pour cela… Elle m'avait trahi… elle aimait cet homme que j'ai aussi frappé… elle l'aimait… C'est que, hélas! je n'avais pas su me faire préférer, ajouta-t-il avec une résignation pleine d'attendrissement et de remords. Moi, pauvre enfant, à demi barbare… en quoi pouvais-je mériter son coeur?… quels droits?… quel charme? Elle ne m'aimait pas! c'était ma faute… et elle, toujours généreuse, me cachait son indifférence sous des dehors d'affection… pour ne pas me rendre trop malheureux… et pour cela je l'ai tuée… Son crime, où est-il? n'était-elle pas venue librement à moi?… ne m'avait-elle pas ouvert sa demeure? ne m'avait-elle pas permis de passer des jours près d'elle… seul avec elle?… Sans doute… elle voulait m'aimer, et elle n'a pas pu… Moi, je l'aimais de toutes les forces de mon âme; mais mon amour n'était pas celui qu'il fallait… à son coeur… et pour cela, je ne devais pas la tuer. Mais un fatal vertige m'a saisi… et, après le crime… je me suis éveillé comme d'un songe… et ce n'est pas un songe, hélas!… je l'ai tuée… Et pourtant, jusqu'à ce soir, que de bonheur je lui ai dû!… que d'espérances ineffables… que de longs enivrements!… Et comme elle avait… rendu… mon coeur meilleur, plus noble, plus généreux!… Cela venait d'elle… cela me restait, au moins, ajouta l'Indien en redoublant de sanglots. Ce trésor du passé… personne ne pouvait me le reprendre, cela devait me consoler!… Mais pourquoi penser à cela?… elle et cet homme… je les ai frappés tous deux… meurtre lâche et sans lutte… férocité de tigre, qui rugit et déchire une proie innocente…

Et Djalma cacha son visage dans ses mains avec douceur; puis il reprit en essuyant ses larmes:

— Je sais bien que je vais me tuer aussi… mais ma mort ne lui rendra pas la vie, à elle…

Et, se relevant avec peine, Djalma tira de sa ceinture le poignard sanglant de Faringhea, prit dans la monture de cette arme le flacon de cristal contenant le poison, et jeta la lame sanglante sur le tapis d'Adrienne, dont la blancheur immaculée fut légèrement rougie.

— Oui, reprit Djalma en serrant le flacon dans sa main convulsive, oui, je le sais bien, je vais me tuer; je le dois… sang pour sang; ma mort la vengera… Comment se fait-il que le fer ne se soit pas retourné contre moi… quand je l'ai frappée?… Je ne sais… mais enfin, elle est morte… de ma main… Heureusement, j'ai le coeur rempli de remords, de douleur et d'une inexprimable tendresse pour elle; aussi j'ai voulu venir mourir ici… ici, dans cette chambre, reprit-il d'une voix altérée, dans ce ciel de mes brûlantes visions…

Puis il s'écria avec un accent déchirant, en cachant sa figure dans ses mains:

— Et morte!… morte!…

Après quelques sanglots, il reprit d'une voix ferme:

— Allons! moi aussi je vais être bientôt mort… non, je veux mourir lentement, pas bientôt… — et d'un regard assuré il regarda le flacon. — Ce poison peut être foudroyant, et peut être aussi d'un effet moins rapide, mais toujours sûr, m'a dit Faringhea. Pour cela, quelques gouttes suffisent… il me semble que lorsque je serai certain de mourir… mes remords seront moins affreux… Hier, lorsqu'en me quittant, elle m'a serré la main… qui m'aurait dit cela pourtant?

Et l'Indien porta résolument le flacon à ses lèvres. Après avoir bu quelques gouttes de la liqueur qu'il contenait, il le replaça sur une petite table d'ivoire placée auprès du lit d'Adrienne.

— Cette liqueur est âcre et brûlante, dit-il; maintenant, je suis certain de mourir… Oh! que j'aie du moins le temps de m'enivrer encore de la vue et du parfum de cette chambre… que je puisse reposer ma tête mourante sur ce lit où a reposé la sienne…

Et Djalma tomba agenouillé devant le lit, où il appuya son front brûlant.

À ce moment la porte d'ivoire qui communiquait à la salle de bains roula doucement sur ses gonds, et Adrienne entra…

La jeune fille venait de renvoyer ses femmes qui avaient assisté à sa toilette de nuit.

Elle portait un long peignoir de mousseline d'une éblouissante blancheur; ses cheveux d'or, coquettement tressés pour la nuit en petites nattes, formaient ainsi deux larges bandeaux qui donnaient à sa ravissante figure un caractère d'une juvénilité charmante; son teint de neige était légèrement animé par la tiède moiteur du bain parfumé où elle se plongeait quelques instants chaque soir.

Lorsqu'elle ouvrit la porte d'ivoire et qu'elle posa son petit pied rose et nu, chaussé d'une mule de satin blanc, sur le tapis d'hermine, Adrienne était d'une resplendissante beauté; le bonheur éclatait dans ses yeux, sur son front, dans son maintien… toutes les difficultés relatives à la forme de l'union qu'elle voulait contracter étaient résolues, dans deux jours elle serait à Djalma… Et la vue de la chambre nuptiale la jetait dans une vague et ineffable langueur.

La porte d'ivoire avait roulé si doucement sur ses gonds, les premiers pas de la jeune fille s'étaient tellement amortis sur la fourrure du tapis, que Djalma, le front appuyé sur le lit, n'avait rien entendu.

Mais soudain un cri de surprise et d'effroi frappa son oreille…
Il se retourna brusquement.

Adrienne apparaissait à ses yeux.

Par un mouvement de pudeur, Adrienne croisa son peignoir sur son sein nu et se recula vivement, encore plus affligée que courroucée, croyant que Djalma, emporté par un fol accès de passion, s'était introduit dans sa chambre avec une espérance coupable.

La jeune fille, cruellement blessée de cette tentative déloyale, allait la reprocher à Djalma, lorsqu'elle aperçut le poignard qu'il avait jeté sur le tapis d'hermine.

À la vue de cette arme, à l'expression d'épouvante, de stupeur, qui pétrifiait les traits de Djalma, toujours agenouillé, immobile, le corps renversé en arrière, les mains étendues en avant, les yeux fixes, démesurément ouverts, cerclés de blanc…

Adrienne, ne redoutant plus une amoureuse surprise, mais ressentant un indicible effroi, au lieu de fuir le prince, fit quelques pas vers lui et s'écria d'une voix altérée en lui montrant du geste le kanjiar:

— Mon ami, comment êtes-vous ici? Qu'avez-vous?… Pourquoi ce poignard? Djalma ne répondait pas…

Tout d'abord, la présence d'Adrienne lui avait semblé être une vision qu'il attribuait à l'égarement de son cerveau, déjà troublé, pensait-il, par l'effet du poison.

Mais lorsque la douce voix de la jeune fille eut frappé son oreille… mais lorsque son coeur eut tressailli à l'espèce de choc électrique qu'il ressentait toujours dès que son regard rencontrait le regard de cette femme si ardemment aimée… mais lorsqu'il eut contemplé cet adorable visage, si rose, si frais, si reposé, malgré son expression de vive inquiétude… Djalma comprit qu'il n'était le jouet d'aucun rêve, et que Mlle de Cardoville était devant ses yeux… Alors, et à mesure qu'il se pénétrait pour ainsi dire de cette pensée qu'Adrienne n'était pas morte, et quoiqu'il ne pût s'expliquer le prodige de cette résurrection, la physionomie de l'Indien se transfigura, l'or pâli de son teint redevint chaud et vermeil; ses yeux, ternis par les larmes du remords, s'illuminèrent d'un vif rayonnement; ses traits enfin, naguère contractés par une terreur désespérée, exprimèrent toutes les phases croissantes d'une joie folle, délirante, extatique…

S'avançant, toujours à genoux, vers Adrienne, en élevant vers elle ses mains tremblantes… trop ému pour pouvoir prononcer un mot, il la contemplait avec tant de stupeur, tant d'amour, tant d'adoration, tant de reconnaissance… oui, de reconnaissance de ce qu'elle vivait… que la jeune fille, fascinée par ce regard inexplicable, muette aussi, immobile aussi, sentait aux battements précipités de son sein, à un sourd frémissement de terreur, qu'il s'agissait de quelque effrayant mystère.

Enfin… Djalma, joignant les mains, s'écria avec un accent impossible à rendre:

— Tu n'es pas morte!…

— Morte!… répéta la jeune fille stupéfaite.

— Ce n'était pas toi… Ce n'est pas toi… que j'ai tuée… Dieu est bon et juste…

En prononçant ces mots avec une joie insensée, le malheureux oubliait la victime qu'il avait frappée dans son erreur.

De plus en plus épouvantée, jetant de nouveau les yeux sur le poignard laissé sur le tapis, et s'apercevant alors qu'il était ensanglanté… terrible découverte qui confirmait les paroles de Djalma, Mlle de Cardoville s'écria:

— Vous avez tué… vous… Djalma! Ô mon Dieu! qu'est-ce qu'il dit! C'est à devenir folle!

— Tu vis… je te vois… tu es là… disait Djalma d'une voix palpitante, enivrée; te voilà, toujours belle, toujours pure… car ce n'était pas toi… Oh! non… si ç'avait été toi… je le disais bien… plutôt que de te tuer, le fer se serait retourné contre moi…

— Vous avez tué! s'écria la jeune fine, presque égarée par cette révélation imprévue, en joignant les mains avec horreur. Mais pourquoi? mais qui avez-vous tué?…

— Que sais-je, moi!… une femme… qui te ressemblait, et puis un homme que j'ai cru ton amant… c'était une illusion… un rêve affreux… tu vis, car te voilà…

Et l'Indien sanglotait de joie.

— Un rêve!… mais ce n'est pas un rêve… À ce poignard il y a du sang!… s'écria la jeune fille en montrant le kanjiar d'un geste effaré. Je vous dis qu'il y a du sang à ce poignard…

— Oui… tout à l'heure, j'ai jeté là ce kanjiar… pour prendre le poison… quand je croyais t'avoir tuée…

— Le poison!… s'écria Adrienne, et ses dents se heurtèrent convulsivement. Quel poison?

— Je croyais t'avoir tuée; j'ai voulu venir mourir ici…

— Mourir!… comment mourir?… Ô mon Dieu! pourquoi cela, mourir?… mais qui, mourir?… s'écria la jeune fille presque en délire.

— Mais moi… je te dis, reprit Djalma avec une douceur inexprimable; je croyais t'avoir tuée… alors j'ai pris du poison…

— Toi!… dit Adrienne en devenant pâle comme une morte, toi!!!…

— Oui…

— Ce n'est pas vrai!… dit la jeune fille avec un geste de dénégation sublime.

— Regarde, dit l'Indien. Et machinalement il tourna la tête du côté du lit, vers la petite table d'ivoire, où étincelait le flacon de cristal.

Par un mouvement irréfléchi, plus rapide que la pensée, peut-être même que sa volonté, Adrienne s'élança vers la table, saisit le flacon et le porta à ses lèvres avides.

Djalma était jusqu'alors resté à genoux: il poussa un cri terrible, fut d'un bond auprès de la jeune fille, et il lui arracha le flacon qu'elle tenait collé à ses lèvres.

— N'importe… j'en ai bu autant que toi… dit Adrienne avec une satisfaction triomphante et sinistre. Pendant un instant, il se fit un silence effrayant.

Adrienne et Djalma se contemplèrent muets, immobiles, épouvantés. Ce lugubre silence, la jeune fille le rompit la première et dit d'une voix entrecoupée qu'elle tâchait de rendre ferme:

— Eh bien!… qu'y a-t-il là d'extraordinaire? tu as tué… tu as voulu que la mort expiât ton crime… c'était juste… Je ne veux pas te survivre… c'est tout simple… Pourquoi me regardes-tu ainsi? Ce poison est bien âcre… aux lèvres; son effet est-il prompt? dis, mon Djalma.

Le prince ne répondit pas; tremblant de tous ses membres, il jeta un coup d'oeil sur ses mains…

Faringhea avait dit vrai… une légère teinte violette colorait déjà les ongles polis du jeune Indien…

La mort approchait… lente… sourde… encore presque insensible… mais sûre…

Djalma, écrasé par le désespoir en songeant qu'Adrienne aussi allait mourir, sentit son courage l'abandonner; il poussa un long gémissement, cacha sa figure dans ses mains, ses genoux se dérobèrent sous lui, et il tomba assis sur le lit, auprès duquel il se trouvait alors…

— Déjà!… s'écria la jeune fille avec horreur, en se précipitant à genoux aux pieds de Djalma, déjà la mort… tu me caches ta figure…

Et, dans son effroi, elle abaissa vivement les mains de l'Indien pour le contempler… il avait le visage inondé de larmes.

— Non… pas encore… la mort, murmura-t-il à travers ses sanglots: Ce poison… est lent…

— Vrai? s'écria Adrienne avec une joie indicible; puis elle ajouta en baisant les mains de Djalma avec une ineffable tendresse: Puisque ce poison est lent… pourquoi pleures-tu, alors?

— Mais toi… mais toi!!!… disait l'Indien d'une voix déchirante.

— Il ne s'agit pas de moi… reprit résolument Adrienne; tu as tué… nous expierons ton crime… J'ignore ce qui s'est passé… mais, sur notre amour… je le jure… tu n'as pas fait le mal pour le mal… il y a là quelque horrible mystère!

— Sous un prétexte auquel j'ai dû croire, reprit Djalma d'une voix haletante et précipitée, Faringhea m'a emmené dans une maison; là, il m'a dit que tu me trompais… je ne l'ai pas cru d'abord, mais je ne sais quel vertige s'est emparé de moi… et bientôt, à travers une demi-obscurité, je t'ai vue…

— Moi?…

— Non… pas toi… mais une femme vêtue comme toi; elle te ressemblait tant… que… dans le trouble de ma raison, j'ai cru à cette illusion… Enfin… un homme est venu… tu as couru à lui… Alors, moi, fou de rage, j'ai frappé la femme… et puis l'homme… je les ai vus tomber; ensuite je suis revenu mourir ici… et… je te retrouve… et c'est pour causer ta mort… Oh! malheur! malheur!… tu devais mourir par moi!!!

Et Djalma, cet homme d'une si redoutable énergie, se prit de nouveau à éclater en sanglots avec la faiblesse d'un enfant.

À la vue de ce désespoir si profond, si touchant, si passionné… Adrienne, avec cet admirable courage que les femmes seules possèdent dans l'amour, ne songea plus qu'à consoler Djalma… Par un effort de passion surhumaine, à cette révélation du prince qui dévoilait un complot infernal, la figure de la jeune fille devint si resplendissante d'amour, de bonheur et de passion, que l'Indien, la regardant avec stupeur, craignit un instant qu'elle n'eût perdu la raison.

— Plus de larmes, mon amant adoré, s'écria la jeune fille radieuse, plus de larmes, mais des sourires de joie et d'amour… rassure-toi; non… non… nos ennemis acharnés ne triompheront pas.

— Que dis-tu?

— Ils nous voulaient malheureux… plaignons-les… notre félicité ferait envie au monde.

— Adrienne… reviens à toi…

— Oh! j'ai ma raison… toute ma raison… Écoute-moi, mon ange… maintenant, je comprends tout. Tombant dans le piège que ces misérables t'ont rendu, tu as tué… Dans ce pays… vois- tu… un meurtre… c'est l'infamie… ou l'échafaud… Et demain… cette nuit peut-être, tu aurais été jeté en prison. Aussi nos ennemis se sont dit: «Un homme comme le prince Djalma n'attend pas l'infamie ou l'échafaud, il se tue… Une femme comme Adrienne de Cardoville ne survit pas à l'infamie ou à la mort de son amant… elle se tue… ou elle meurt de désespoir… Ainsi… mort affreuse pour lui… mort affreuse pour elle… et, pour nous… ont dit ces hommes noirs… l'héritage que nous convoitons…»

— Mais pour toi!… si jeune, si belle, si pure… la mort est affreuse… et ces monstres triomphent! s'écria Djalma. Ils auront dit vrai…

— Ils auront menti… s'écria Adrienne; notre mort sera céleste… enivrante… car ce poison est lent… et je t'adore… mon Djalma!…

En disant ces mots d'une voix basse et palpitante de passion, Adrienne, s'accoudant sur les genoux de Djalma, s'était approchée si près… de lui, qu'il sentit sur ses joues le souffle embrasé de la jeune fille… À cette impression enivrante, aux jets de flamme humide que lui dardaient les grands yeux nageants d'Adrienne, dont les lèvres entr'ouvertes devenaient d'un pourpre de plus en plus éclatant, l'Indien tressaillit… une ardeur brûlante le dévora; son sang vierge, brassé par la jeunesse et par l'amour, bouillonna dans ses veines; il oublia tout, et son désespoir et une mort prochaine qui ne se manifestait encore chez lui, ainsi que chez Adrienne, que par une ardeur fiévreuse. Sa figure, comme celle de la jeune fille, était redevenue d'une beauté resplendissante… idéale!

— Ô mon amant… mon époux adoré… comme tu es beau! disait Adrienne avec idolâtrie. Oh! tes yeux… ton front… ton cou… tes lèvres… comme je les aime!… Que de fois le souvenir de ta ravissante figure, de ta grâce… de ton brûlant amour… a égaré ma raison!… que de fois j'ai senti faiblir mon courage… en attendant ce moment divin où je vais être à toi… oui, à toi… toute à toi!… Tu le vois, le ciel veut que nous soyons l'un à l'autre, et rien ne manquera aux ravissements de nos voluptés…, car, ce matin même, l'homme évangélique qui devait dans deux jours bénir notre union a reçu de moi, en ton nom et au mien, un don royal qui mettra pour jamais la joie au coeur et au front de bien des infortunés… Ainsi, que regretter, mon ange? Nos âmes immortelles vont s'exhaler dans nos baisers, pour remonter, encore enivrées d'amour… vers ce Dieu adorable qui est tout amour.

— Adrienne!

— Djalma!…

* * * * *

Et, retombant, les rideaux diaphanes et légers voilèrent comme un nuage cette couche nuptiale et funèbre. Funèbre: car, deux heures après, Adrienne et Djalma rendaient le dernier soupir dans une voluptueuse agonie.

LXII. Une rencontre.

Adrienne et Djalma étaient morts le 30 mai. La scène suivante se passait le 31 du même mois, veille du jour fixé pour la dernière convocation des héritiers de Marius Rennepont.

On se souvient sans doute de la disposition de l'appartement que M. Hardy avait occupé dans la maison de retraite des révérends pères de la rue Vaugirard, appartement sombre, isolé, et dont la dernière pièce donnait sur un triste petit jardin planté d'ifs et entouré de hautes murailles.

Pour arriver dans cette pièce reculée, il fallait traverser deux vastes chambres, dont les portes, une fois fermées, interceptaient tout bruit, toute communication du dehors.

Ceci rappelé, poursuivons.

Depuis trois ou quatre jours, le père d'Aigrigny occupait cet appartement; il ne l'avait pas choisi; mais il avait été amené à l'accepter sous des prétextes d'ailleurs parfaitement plausibles que lui avait donnés le révérend père économe, à l'instigation de Rodin.

Il était environ midi.

Le père d'Aigrigny, assis dans un fauteuil auprès de la porte- fenêtre qui donnait sur le triste jardin, tenait à la main un journal du matin, et lisait ce qui suit aux nouvelles de Paris:

«Onze heures du soir.

_— _Un événement aussi horrible que tragique vient de jeter l'épouvante dans le quartier Richelieu: un double assassinat a été commis sur une jeune fille et sur un jeune artisan. La jeune fille a été tuée d'un coup de poignard; on espère sauver les jours de l'artisan. On attribue ce crime à la jalousie. La justice informe. À demain les détails.»

Après avoir lu ces lignes, le père d'Aigrigny jeta le journal sur la table et devint pensif.

— C'est incroyable, dit-il avec une envie amère, songeant à Rodin. Le voici arrivé au but qu'il s'était proposé… presque aucune de ses prévisions n'a été trompée… Cette famille a été anéantie par le seul jeu des passions, bonnes ou mauvaises, qu'il a su faire mouvoir… Il l'avait dit!!! Oh! je le confesse, ajouta le père d'Aigrigny avec un sourire jaloux et haineux, le père Rodin est un homme dissimulé, habile, patient, énergique, opiniâtre, et d'une rare intelligence… Qui m'eût dit, il y a quelques mois, lorsqu'il écrivait sous mes ordres, humble et discret _socius… _que cet homme était déjà depuis longtemps possédé de la plus audacieuse, de la plus énorme ambition, qu'il osait jeter les yeux jusque sur le saint-siège… et que, grâce à des intrigues merveilleusement ourdies, à une corruption poursuivie avec une incroyable habileté, au sein du sacré collège, cette visée… n'était pas déraisonnable… et que bientôt peut- être cette ambition infernale eût été réalisée, si, depuis longtemps, les sourdes menées de cet homme étonnamment dangereux n'eussent pas été surveillées à son insu, ainsi que je viens de l'apprendre… Ah!… reprit le père d'Aigrigny avec un sourire d'ironie et de triomphe, ah! vous crasseux personnage, vous voulez jouer au Sixte-Quint! et, non content de cette audacieuse imagination, vous voulez, si vous réussissez, annuler, absorber notre compagnie dans votre papauté, comme le sultan a absorbé les janissaires! Ah! nous ne sommes pour vous qu'un marchepied!… Ah! vous m'avez brisé, humilié, écrasé sous votre insolent dédain?… Patience, ajouta le père d'Aigrigny avec une joie concentrée, patience! le jour des représailles approche… moi seul suis dépositaire de la volonté de notre général; le père Caboccini, envoyé ici comme socius, l'ignore lui-même… Le sort du père Rodin est donc entre mes mains. Oh! il ne sait pas ce qui l'attend. Dans cette affaire Rennepont, qu'il a admirablement conduite, je le reconnais, il croit nous évincer et n'avoir réussi que pour lui seul; mais demain…

Le père d'Aigrigny fut soudain distrait de ses agréables réflexions; il entendit ouvrir les portes des pièces qui précédaient la chambre où il se trouvait.

Au moment où il détournait la tête pour voir qui entrait chez lui, la porte roula sur ses gonds. Le père d'Aigrigny fit un brusque mouvement et devint pourpre.

Le maréchal Simon était devant lui…

Et derrière le maréchal… dans l'ombre… le père d'Aigrigny aperçut la figure cadavéreuse de Rodin.

Celui-ci, après avoir jeté sur le père d'Aigrigny un regard empreint d'une joie diabolique, disparut rapidement; la porte se referma, le père d'Aigrigny et le maréchal Simon restèrent seuls.

Le père de Rose et de Blanche était méconnaissable: ses cheveux gris avaient complètement blanchi; sur ses joues pâles, marbrées, décharnées, pointait une barbe drue, non rasée depuis quelques jours; ses yeux caves, rougis, ardents et extrêmement mobiles, avaient quelque chose de farouche, de hagard; un ample manteau l'enveloppait, et c'est à peine si sa cravate noire était nouée autour de son cou.

Rodin, en sortant, avait, comme par inadvertance, fermé au dehors la porte à double tour.

Lorsqu'il fut seul avec le jésuite, le maréchal fit, d'un geste brusque, tomber son manteau de dessus ses épaules, et le père d'Aigrigny put voir, passées à un mouchoir de soie qui servait de ceinture au père de Rose, deux épées de combat nues et affilées.

Le père d'Aigrigny comprit tout. Il se rappela que, plusieurs jours auparavant, Rodin lui avait opiniâtrement demandé ce qu'il ferait si le maréchal le frappait à la joue… Plus de doute, le père d'Aigrigny, qui avait cru tenir le sort de Rodin entre ses mains, était joué et acculé par lui dans une effrayante impasse; car il le savait, les deux pièces précédentes étant fermées il n'y avait aucune possibilité de se faire entendre du dehors en appelant au secours, et les hautes murailles du jardin donnaient sur des terrains inhabités.

La première idée qui lui vint, et elle ne manquait pas de vraisemblance, fut que Rodin, soit par ses intelligences avec Rome, soit par une incroyable pénétration, ayant appris que son sort allait dépendre entièrement du père d'Aigrigny, espérait se défaire de lui en le livrant ainsi à la vengeance inexorable du père de Rose et de Blanche.

Le maréchal, gardant toujours le silence, détacha le mouchoir qui lui servait de ceinture, déposa les deux épées sur une table, et croisant ses bras sur sa poitrine, s'avança lentement vers le père d'Aigrigny.

Ainsi se trouvèrent face à face ces deux hommes qui, pendant toute leur vie de soldat, s'étaient poursuivis d'une haine implacable, et qui, après s'être battus dans deux camps ennemis, s'étaient déjà rencontrés dans un duel à outrance; ces deux hommes, dont l'un, le maréchal Simon, venait demander compte à l'autre de la mort de ses enfants.

À l'approche du maréchal, le père d'Aigrigny se leva; il portait ce jour-là une soutane noire, qui fit paraître plus grande encore la pâleur qui avait succédé à une rougeur subite.

Depuis quelques secondes, ces deux hommes se trouvaient debout, face à face, et aucun n'avait encore dit un mot.

Le maréchal était effrayant de désespoir paternel; son calme, inexorable comme la fatalité, était plus terrible que les fougueux emportements de la colère.

— Mes enfants sont morts, dit-il enfin au jésuite d'une voix lente et creuse, en rompant le premier le silence; il faut que je vous tue…

— Monsieur, s'écria le père d'Aigrigny, écoutez-moi… ne croyez pas…

— Il faut que je vous tue… reprit le maréchal en interrompant le jésuite: votre haine a poursuivi ma femme jusque dans l'exil, où elle a péri; vous et vos complices avez envoyé mes enfants à une mort certaine… Depuis longtemps vous êtes mon mauvais démon… C'est assez, il me faut votre vie… je l'aurai…

— Ma vie appartient d'abord à Dieu, répondit pieusement le père d'Aigrigny, ensuite à qui veut la prendre.

— Nous allons nous battre à mort dans cette chambre, dit le maréchal, et comme j'ai à venger ma femme et mes enfants… je suis tranquille.

— Monsieur, répondit froidement le père d'Aigrigny, vous oubliez que mon caractère me défend de me battre… Autrefois, j'ai pu accepter le duel que vous m'avez proposé… aujourd'hui ma position a changé.

— Ah! fit le maréchal avec un sourire amer, vous refusez de vous battre maintenant parce que vous êtes prêtre?…

— Oui… monsieur, parce que je suis prêtre.

— De sorte que, parce qu'il est prêtre, un infâme comme vous est certain de l'impunité, et qu'il peut mettre sa lâcheté et ses crimes à l'abri de sa robe noire?

— Je ne comprends pas un mot à vos accusations, monsieur; en tout cas, il y a des lois, dit le père d'Aigrigny en mordant ses lèvres blêmes de colère, car il ressentait profondément l'injure que venait de lui adresser le maréchal; si vous avez à vous plaindre… adressez-vous à la justice… elle est égale pour tous.

Le maréchal Simon haussa les épaules avec un dédain farouche.

— Vos crimes échappent à la justice… elle les punirait, que je ne lui laisserais pas encore le soin de me venger… après tout le mal que vous m'avez fait, après tout ce que vous m'avez ravi… Et, au souvenir de ses enfants, la voix du maréchal s'altéra légèrement: mais il reprit bientôt son calme terrible. Vous sentez bien que je ne vis plus que pour la vengeance… moi… mais il me faut une vengeance que je puisse savourer… en sentant votre lâche coeur palpiter au bout de mon épée… Notre dernier duel… n'a été qu'un jeu; mais celui-ci… oh! vous allez voir celui- ci…

Et le maréchal marcha vers la table où il avait posé les épées.

Il fallait au père d'Aigrigny un grand empire sur lui-même pour se contraindre; la haine implacable qu'il avait toujours éprouvée contre le maréchal Simon, ses provocations insultantes, réveillaient en lui mille ardeurs farouches; pourtant il répondit d'un ton assez calme:

— Une dernière fois, monsieur, je vous le répète, le caractère dont je suis revêtu m'empêche de me battre.

— Ainsi… vous refusez? dit le maréchal en se retournant vers lui et s'approchant.

— Je refuse.

— Positivement?

— Positivement; rien ne saurait m'y forcer.

— Rien?

— Non, monsieur, rien.

— Nous allons voir, dit le maréchal. Et sa main tomba d'aplomb sur la joue du père d'Aigrigny. Le jésuite poussa un cri de fureur; tout son sang reflua sur sa face si rudement souffletée; la bravoure de cet homme, car il était brave, se révolta; son ancienne valeur guerrière l'emporta malgré lui; ses yeux étincelèrent, et, les dents serrées, les poings crispés, il fit un pas vers le maréchal en s'écriant:

— Les épées… les épées!

Mais soudain se rappelant l'apparition de Rodin et l'intérêt que celui-ci avait eu à amener cette rencontre, il puisa dans la volonté d'échapper au piège diabolique que lui tendait son ancien _socius _le courage de contenir un ressentiment terrible. À la fougue passagère du père d'Aigrigny succéda donc subitement un calme rempli de contrition; voulant jouer son rôle jusqu'au bout, il s'agenouilla, et, baissant la tête, il se frappa la poitrine avec componction en disant:

— Pardonnez-moi, Seigneur, de m'être abandonné à un mouvement de colère… et surtout pardonnez à celui qui m'outrage.

Malgré sa résignation apparente, la voix du jésuite était profondément altérée; il lui semblait sentir un fer brûlant sur sa joue; car, pour la première fois de sa vie de soldat ou de prêtre, il subissait une pareille insulte; il s'était jeté à genoux autant par mômerie que pour ne pas rencontrer le regard du maréchal, craignant, s'il le rencontrait, de ne pouvoir plus répondre de soi, et de se laisser entraîner à ses impétueux ressentiments.

En voyant le jésuite tomber à genoux, en entendant son hypocrite invocation, le maréchal, qui avait déjà mis l'épée à la main, frémit d'indignation et s'écria:

— Debout… fourbe… infâme, debout à l'instant! Et de sa botte le maréchal crossa rudement le jésuite. À cette nouvelle insulte, le père d'Aigrigny se redressa et bondit comme s'il eût été mû par un ressort d'acier. C'était trop; il n'en pouvait supporter davantage. Emporté, aveuglé par la rage, il se précipita vers la table où était l'autre épée, la saisit, et s'écria en grinçant des dents:

— Ah!… il vous faut du sang!… eh bien!… du sang… le vôtre… si je peux…

Et le jésuite, dans toute la vigueur de l'âge, la face empourprée, ses grands yeux gris étincelants de haine, tomba en garde avec l'aisance et l'aplomb d'un gladiateur consommé.

— Enfin!… s'écria le maréchal en s'apprêtant à croiser le fer.

Mais la réflexion vint encore une fois éteindre la fougue du père d'Aigrigny; il songea de nouveau que ce duel hasardeux comblerait les voeux de Rodin, dont il tenait le sort entre les mains, qu'il allait écraser à son tour et qu'il exécrait plus encore peut-être que le maréchal; aussi, malgré la furie qui le possédait, malgré son secret espoir de sortir vainqueur de ce combat, car il se sentait plein de force, de santé, tandis que d'affreux chagrins avaient miné le maréchal Simon, le jésuite parvint à se calmer, et, à la profonde stupeur du maréchal, il baissa la pointe de son épée en disant:

— Je suis ministre du Seigneur, je ne dois pas verser de sang. Cette fois encore, pardonnez-moi mon emportement, Seigneur, et pardonnez aussi à celui de mes frères qui a excité mon courroux.

Puis, mettant aussitôt la lame de l'épée sous son talon, il ramena vivement la garde à lui, de sorte que l'arme se brisa en deux morceaux. Il n'y avait plus ainsi de duel possible. Le père d'Aigrigny se mettait lui-même dans l'impuissance de céder à une nouvelle violence, dont il ressentait l'imminence et le danger. Le maréchal Simon resta un moment muet et immobile de surprise et d'indignation, car lui aussi voyait alors le duel impossible; mais tout à coup, imitant le jésuite, le maréchal mit comme lui la lame de son épée sous son talon et la brisa à peu près à sa moitié, ainsi qu'avait été brisée l'épée du père d'Aigrigny; puis, ramassant le tronçon pointu, long de dix-huit pouces environ, il détacha sa cravate de soie noire, l'enroula autour de ce fragment du côté de la cassure, improvisa ainsi une poignée, et dit au père d'Aigrigny:

— Va pour le poignard…

Épouvanté de tant de sang-froid, de tant d'acharnement, le père d'Aigrigny s'écria:

— Mais c'est donc l'enfer!…

— Non… c'est un père dont on a tué les enfants, dit le maréchal d'une voix sourde en assurant son poignard dans sa main; et une larme fugitive mouilla ses yeux, qui redevinrent aussitôt ardents et farouches.

Le jésuite surprit cette larme… Il y avait dans ce mélange de haine vindicative et de douleur paternelle quelque chose de si terrible, de si sacré, de si menaçant, que, pour la première fois de sa vie, le père d'Aigrigny éprouva un sentiment de peur… de peur lâche… ignoble… de peur pour sa peau… Tant qu'il s'était agi d'un combat à l'épée, dans lequel la ruse, l'adresse et l'expérience sont de si puissants auxiliaires du courage, il n'avait eu qu'à réprimer les élans de sa fureur et de sa haine, mais devant ce combat corps à corps, face à face, coeur contre coeur, il trembla, pâlit, et s'écria:

— Une boucherie à coups de couteau… jamais!

L'accent, la physionomie du jésuite, trahissait tellement son effroi, que le maréchal en fut frappé et s'écria avec angoisse, car il redoutait de voir sa vengeance lui échapper:

— Mais il est donc vraiment lâche!… Ce misérable n'avait donc que le courage de l'escrime ou de l'orgueil… ce misérable renégat, traître à son pays… que j'ai souffleté… crossé… car je vous ai souffleté… marquis de vieille roche! je vous ai crossé… marquis de vieille souche!… vous, la honte de votre maison, la honte de tous les braves gentilshommes anciens ou nouveaux… Ah! ce n'est pas par hypocrisie ou par calcul… comme je le croyais, que vous refusez de vous battre… c'est par peur… Ah! il vous faut le bruit de la guerre ou les regards des témoins d'un duel pour vous donner du coeur…

— Monsieur… prenez garde, dit le père d'Aigrigny les dents serrées, et en balbutiant, car, à ces écrasantes paroles, la rage et la haine lui firent oublier sa peur.

— Mais il faut donc que je te crache à la face, pour y faire monter le peu de sang qui te reste dans les veines!… s'écria le maréchal exaspéré.

— Oh! C'est trop! dit le jésuite.

Et il se précipita sur le morceau de lame acérée qui était à ses pieds en répétant:

— C'est trop!

— Ce n'est pas assez, dit le maréchal d'une voix haletante, tiens, Judas!… Et il lui cracha à la face.

— Et si tu ne te bats pas maintenant, ajouta le maréchal, je t'assomme à coups de chaise, infâme tueur d'enfants…

Le père d'Aigrigny, en recevant le dernier outrage qu'un homme déjà outragé puisse recevoir, perdit la tête, oublia ses intérêts, ses résolutions, sa peur, oublia jusqu'à Rodin; une ardeur de vengeance effrénée, voilà tout ce qu'il ressentit, puis, une fois son courage revenu, au lieu de redouter cette lutte, il s'en félicita en comparant sa vigoureuse carrure à la maigreur du maréchal presque épuisé par le chagrin; car, dans un pareil combat, combat brutal, sauvage, corps à corps, la force physique est d'un avantage immense. En un instant le père d'Aigrigny eut roulé son mouchoir autour de la lame d'épée qu'il avait ramassée, et il se précipita sur le maréchal Simon, qui reçut intrépidement le choc.

Pendant le peu de temps que dura cette lutte inégale, car le maréchal était depuis quelques jours en proie à une fièvre dévorante qui avait miné ses forces, les deux combattants, muets, acharnés, ne dirent pas un mot, ne poussèrent pas un cri.

Si quelqu'un eût assisté à cette scène horrible, il lui eût été impossible de dire où et comment se portaient les coups: il aurait vu deux têtes effrayantes, livides, convulsives, s'abaisser, se redresser, ou se renverser en arrière, selon les incidents du combat, les bras se roidir comme des barres de fer ou se tordre comme des serpents, et puis, à travers les brusques ondulations de la redingote bleue du maréchal et de la soutane noire du jésuite, parfois luire et reluire comme un vif éclair d'acier… il eût enfin entendu un piétinement sourd, saccadé, ou de temps à autre quelque aspiration bruyante.

Au bout de deux minutes au plus, les deux adversaires tombèrent l'un sur l'autre.

L'un d'eux, c'était le père d'Aigrigny, faisant un violent effort, parvint à se dégager des bras qui l'étreignaient et à se mettre à genoux… Ses bras retombèrent étourdis, puis la voix expirante du maréchal murmura ses mots:

— Mes enfants!… Dagobert!…

— Je l'ai tué… dit le père d'Aigrigny d'une voix affaiblie, mais… je le sens… je suis blessé à mort… Et, s'appuyant d'une main sur le sol, le jésuite porta son autre main à sa poitrine.

Sa soutane était labourée de coups… mais les lames, dites de carrelet, qui avaient servi au combat, étant triangulaires et très acérées, le sang, au lieu de s'épancher au dehors, se résorbait au dedans.

— Oh! je meurs… j'étouffe… dit le père d'Aigrigny, dont les traits décomposés annonçaient déjà les approches de la mort.

À ce moment, la clef de la serrure tourna deux fois avec un bruit sec; Rodin parut sur le seuil de la porte, et avança la tête en disant d'une voix humble et d'un air discret:

— Peut-on entrer? À cette épouvantable ironie, le père d'Aigrigny fit un mouvement pour se précipiter sur Rodin, mais il retomba sur une de ses mains en poussant un sourd gémissement: le sang l'étouffait.

— Ah! monstre d'enfer!… murmura-t-il en jetant sur Rodin un regard effrayant de rage et d'agonie; c'est toi qui causes ma mort…

— Je vous avais toujours dit, mon très cher père, que votre vieux levain de batailleur vous serait fâcheux, répondit Rodin avec un affreux sourire. Il y a peu de jours encore… je vous ai averti… en vous recommandant de vous laisser patiemment souffleter par ce sabreur… qui ne sabrera plus rien du tout… et c'est bien fait; parce que, d'abord, «qui tire le glaive… périt par le glaive», dit l'Écriture. Et puis, ensuite, le maréchal Simon… héritait de ses filles… Voyons, là… entre nous, comment vouliez-vous que je fisse, mon très cher père?… Il fallait bien vous sacrifier à l'intérêt commun, d'autant plus que je savais ce que vous me ménagiez pour demain. Or, moi, on ne me prend pas sans vert.

_— _Avant d'expirer… dit le père d'Aigrigny d'une voix affaiblie, je vous démasquerai…

— Oh! que non point, dit Rodin en hochant la tête d'un air futé, que non point!… Moi seul je vous confesserai, s'il vous plaît…

— Oh!… cela m'épouvante, murmura le père d'Aigrigny, dont les paupières s'appesantissaient. Que Dieu ait pitié de moi… s'il n'est pas trop tard… Hélas! je suis à ce moment suprême… je… suis un grand coupable…

— Et surtout un grand niais, dit Rodin en haussant les épaules et en contemplant l'agonie de son complice avec un froid mépris.

Le père d'Aigrigny n'avait plus que quelques minutes à vivre;
Rodin s'en aperçut et se dit:

— Il est temps d'appeler du secours. À ses cris, on arriva. Ainsi qu'il l'avait dit, Rodin ne quitta pas le père d'Aigrigny jusqu'à ce que celui-ci eût rendu le dernier soupir.

* * * * *

Le soir, seul au fond de sa chambre, à la lueur d'une petite lampe, Rodin était plongé dans une sorte de contemplation extatique devant la gravure représentant le portrait de SIXTE QUINT.

Minuit sonna lentement à la grande horloge de la maison.

Lorsque le dernier coup eut vibré, Rodin se redressa dans toute la sauvage majesté de son triomphe infernal, et s'écria:

— Nous sommes au 1er juin… Il n'y a plus de Rennepont!!!… Il me semble entendre sonner l'heure à Saint-Pierre de Rome…

LXIII. Un message.

Pendant que Rodin restait plongé dans une ambitieuse extase en contemplant le portrait de Sixte-Quint, le bon petit père Caboccini, dont les chaudes et pétulantes embrassades avaient si fort impatienté Rodin, était allé trouver mystérieusement Faringhea, et, lui remettant un fragment du crucifix d'ivoire, lui avait dit ces deux mots, avec son air de bonhomie et de joyeuseté habituel:

— Son Excellence le cardinal Malipieri, à mon départ de Rome, m'a chargé de vous remettre ceci, seulement aujourd'hui… 31 mai.

Le métis, qui ne s'émouvait guère, tressaillit brusquement, presque avec douleur; sa figure s'assombrit encore, et, attachant sur le petit père un regard perçant, il répondit.

— Vous devez encore me dire quelques paroles?

— Il est vrai, reprit le père Caboccini. Ces paroles les voici: Souvent de la coupe aux lèvres… il y a loin.

_— _C'est bien, dit le métis. Et poussant un profond soupir, il rapprocha le fragment du crucifix d'ivoire du fragment qu'il possédait déjà; le tout s'ajustait à merveille. Le père Caboccini le regardait faire avec curiosité, car le cardinal ne lui avait rien dit autre chose, sinon de remettre ce morceau d'ivoire à Faringhea, et de lui répéter les mots précédents, afin de bien établir l'authenticité de sa mission; le révérend père, assez intrigué, dit au métis:

— Et qu'allez-vous faire de ce crucifix maintenant complet?

— Rien… dit Faringhea, toujours absorbé dans une méditation pénible.

— Rien! reprit le révérend père étonné. Mais à quoi bon vous l'apporter de si loin? Sans satisfaire à cette curieuse demande, le métis lui dit:

— À quelle heure le révérend père Rodin se rend-il demain rue
Saint-François?

— De très bon matin.

— Avant de sortir, il ira à la chapelle faire sa prière?

— Oui, selon l'habitude de tous nos révérends pères.

— Vous couchez près de lui?

— Comme son socius, j'occupe une chambre contiguë à la sienne.

— Il se pourrait, dit Faringhea après un moment de silence, que le révérend père, absorbé par les grands intérêts qui l'occupent… oubliât de se rendre à la chapelle… Rappelez-lui ce devoir pieux.

— Je n'y manquerai pas.

— Non… n'y manquez pas, ajouta Faringhea avec insistance.

— Soyez tranquille, dit le bon petit père, je vois que vous vous intéressez à son salut…

— Beaucoup…

— Cette préoccupation est louable… continuez ainsi, et vous pourrez appartenir un jour tout à fait à notre compagnie, dit affectueusement le père Caboccini.

— Je ne suis encore qu'un pauvre membre auxiliaire et affilié, dit humblement Faringhea; mais nul plus que moi n'est dévoué, âme, corps, esprit, à la société, dit le métis avec une sourde exclamation. Bohwanie n'est rien auprès d'elle!…

— Bohwanie!… qu'est-ce que cela, mon bon ami?

— Bohwanie fait des cadavres qui pourrissent… et la sainte société fait des cadavres qui marchent…

— Ah! oui… _Perinde ac cadaver… _c'est le dernier mot de notre grand saint Ignace de Loyola; mais qu'est-ce que c'est que Bohwanie?

— Bohwanie est à la sainte société ce que l'enfant est à l'homme… répondit le métis de plus en plus exalté. Gloire à la Compagnie! gloire!! Mon père serait son ennemi… que je frapperais mon père… L'homme dont le génie m'inspirerait le plus d'admiration, de respect et de terreur, serait son ennemi… que je frapperais cet homme malgré l'admiration, le respect et la terreur qu'il m'inspirerait, dit le métis avec effort; puis, après un instant de silence, il ajouta en regardant en face le père Caboccini:

— Je parle ainsi, pour que vous reportiez mes paroles au cardinal Malipieri, en le priant de les rapporter… au… Faringhea s'arrêta court.

— À qui le cardinal rapportera-t-il vos paroles?

— Il le sait, dit brusquement le métis. Bonsoir.

— Bonsoir, mon bon ami; je ne puis que vous louer de vos sentiments à l'endroit de notre compagnie. Hélas! elle a besoin de défenseurs énergiques… car il se glisse, dit-on, des traîtres jusque dans son sein…

— Pour ceux-là, dit Faringhea, il faut surtout être sans pitié.

— Sans pitié, dit le bon père… nous nous entendons.

— Peut-être, dit le métis; n'oubliez pas surtout de faire songer au révérend père Rodin à aller à la chapelle avant de sortir.

— Je n'y manquerai pas, dit le révérend père Caboccini. Et les deux hommes se séparèrent. En rentrant, le père Caboccini apprit qu'un courrier, arrivé de Rome la nuit même, venait d'apporter des dépêches à Rodin.

LXIV. Le premier juin.

La chapelle de la maison des révérends pères de la rue de Vaugirard était coquette et charmante; de grandes verrières colorées y jetaient un mystérieux demi-jour; l'autel éblouissait de dorures et de vermeil; à la porte de cette petite église, sous les assises du buffet d'orgues, dans un obscur renfoncement, était un large bénitier de marbre richement sculpté.

Ce fut auprès de ce bénitier, dans un recoin ténébreux où on le distinguait à peine, que Faringhea vint s'agenouiller le 1er juin, de grand matin, dès que les portes de la chapelle furent ouvertes. Le métis était profondément triste; de temps à autre il tressaillait et soupirait comme s'il eût contenu les agitations d'une violente lutte intérieure; cette âme sauvage, indomptable, ce monomane possédé du génie du mal et de la destruction, éprouvait, ainsi qu'on l'a peut-être deviné, une profonde admiration pour Rodin, qui exerçait sur lui une sorte de fascination magnétique; le métis, bête féroce à intelligence et à face humaine, voyait dans le génie infernal de Rodin, quelque chose de surhumain. Et Rodin, trop pénétrant pour ne pas être certain du dévouement farouche de ce misérable, s'en était, on l'a vu, fructueusement servi pour amener le dénouement tragique des amours d'Adrienne et de Djalma.

Ce qui excitait à un point incroyable l'admiration de Faringhea, c'était ce qu'il connaissait ou ce qu'il comprenait de la société de Jésus. Ce pouvoir immense, occulte, qui minait le monde par ses ramifications souterraines, et arrivait à son but par des moyens diaboliques, avait frappé le métis d'un sauvage enthousiasme. Et si quelque chose au monde primait son admiration fanatique pour Rodin, c'était son dévouement aveugle à la compagnie d'Ignace de Loyola, qui faisait des cadavres qui marchaient, ainsi que le disait le métis.

Faringhea, caché dans l'ombre de la chapelle, réfléchissait donc profondément, lorsque des pas se firent entendre; bientôt Rodin parut, accompagné de son socius, le bon petit père borgne.

Soit préoccupation, soit que les ténèbres projetées par le buffet d'orgues ne lui eussent pas permis de voir le métis, Rodin trempa ses doigts dans le bénitier auprès duquel se tenait Faringhea, sans apercevoir ce dernier, qui resta immobile comme une statue, sentant une sueur glacée couler de son front, tant son émotion était vive.

La prière de Rodin fut courte, on le conçoit; il avait hâte de se rendre rue Saint-François.

Après s'être, ainsi que Caboccini, agenouillé pendant quelques instants, il se leva, salua respectueusement le choeur, et se dirigea vers la porte de sortie, suivi à quelques pas de son socius.

Au moment où Rodin approchait du bénitier, il aperçut le métis, dont la haute taille se dessinait dans la pénombre au milieu de laquelle il s'était jusqu'alors tenu; s'avançant un peu, le métis s'inclina respectueusement devant Rodin, qui lui dit tout bas et d'un air préoccupé:

— Tantôt, à deux heures… chez moi.

Ce disant, Rodin allongea le bras afin de plonger sa main dans le bénitier; mais Faringhea lui épargna cette peine en lui présentant vivement le goupillon qui restait d'ordinaire dans l'eau sainte.

Pressant entre ses doigts crasseux les brins humectés du goupillon que le métis tenait par le manche, Rodin imbiba suffisamment son index et son pouce, les porta à son front, où, selon l'usage, il traça le signe d'une croix; puis, ouvrant la porte de la chapelle, il sortit, après s'être retourné pour dire de nouveau à Faringhea:

— À deux heures, chez moi. Croyant pouvoir user de l'occasion du goupillon que Faringhea, immobile, atterré, tenait toujours, mais d'une main tremblante, agitée, le père Caboccini avançait les doigts, lorsque le métis, voulant peut-être borner sa gracieuseté à Rodin, retira vivement l'instrument; le père Caboccini, trompé dans son attente, suivit précipitamment Rodin, qu'il ne devait pas, ce jour-là surtout, perdre de vue un seul instant, et monta avec lui dans un fiacre qui les conduisit rue Saint-François. Il est impossible de peindre le regard que le métis avait jeté sur Rodin au moment où celui-ci sortait de la chapelle. Resté seul dans le saint lieu, Faringhea s'affaissa sur lui-même et tomba sur les dalles, moitié agenouillé, moitié accroupi, cachant son visage dans ses mains. À mesure que la voiture approchait du quartier du Marais, où était située la maison de Marius Rennepont, la fiévreuse agitation, la dévorante impatience du triomphe se lisait sur la physionomie de Rodin; deux ou trois fois, ouvrant son portefeuille, il relut et classa les différents actes ou notifications de décès des membres de la famille Rennepont, et de temps en temps il avançait la tête à la portière avec anxiété, comme s'il eût voulu hâter la marche lente de la voiture.

Le bon petit père son _socius _ne le quittait pas du regard; ce regard avait une expression aussi sournoise qu'étrange.

Enfin la voiture, entrant dans la rue Saint-François, s'arrêta devant la porte ferrée de la vieille maison, naguère fermée depuis un siècle et demi. Rodin sauta du fiacre, agile comme un jeune homme, et heurta violemment à la porte pendant que le père Caboccini, moins leste, prenait terre plus prudemment.

Rien ne répondit aux coups de marteau retentissants que Rodin venait de frapper.

Frémissant d'anxiété, il frappa de nouveau: cette fois, prêtant l'oreille attentivement, il entendit s'approcher des pas lents et traînants, mais ils s'arrêtèrent à quelques pas de la porte, qui ne s'ouvrait pas.

— C'est griller sur des charbons ardents, dit Rodin, car il lui semblait que sa poitrine en feu se desséchait d'angoisse. Après avoir violemment heurté de nouveau à la porte, il se mit à ronger ses ongles, selon son habitude. Soudain la porte cochère roula sur ses gonds; Samuel, le gardien juif, parut sous le porche…

Les traits du vieillard exprimaient une douleur amère; sur ses joues vénérables on voyait encore les traces de larmes récentes, que ses mains séniles et tremblantes achevaient d'essuyer lorsqu'il ouvrit à Rodin.

— Qui êtes-vous, messieurs? dit Samuel à Rodin.

— Je suis le mandataire chargé des pouvoirs et procurations de l'abbé Gabriel, seul héritier vivant de la famille Rennepont, répondit Rodin d'une voix hâtée.

— Monsieur est mon secrétaire, ajouta-t-il en désignant d'un geste le père Caboccini, qui salua. Après avoir attentivement regardé Rodin, Samuel reprit:

— En effet… je vous reconnais. Veuillez me suivre, monsieur.

Et le vieux gardien se dirigea vers le bâtiment du jardin, en faisant signe aux deux révérends pères de le suivre.

— Ce maudit vieillard m'a tellement irrité en me faisant attendre à la porte, dit tout bas Rodin à son socius, que j'en ai, je crois, la fièvre… Mes lèvres et mon gosier sont secs et brûlants comme du parchemin racorni au feu…

— Vous ne voulez rien prendre, mon bon père, mon cher père!… Si vous demandiez un verre d'eau à cet homme? s'écria le petit borgne avec la plus tendre sollicitude.

— Non, non, répondit Rodin, cela n'est rien… L'impatience me dévore. C'est tout simple.

Pâle et désolée, Bethsabée, la femme de Samuel, était debout à la porte du logement qu'elle occupait avec son mari, et qui donnait sous la voûte de la porte cochère; lorsque l'israélite passa devant sa compagne, il lui dit en hébreu:

— Et les rideaux de la chambre de deuil?

— Ils sont fermés…

— Et la cassette de fer?

— Elle est préparée, répondit Bethsabée aussi en hébreu.

Après avoir prononcé ces paroles, complètement inintelligibles pour Rodin et pour le père Caboccini, Samuel et Bethsabée, malgré la désolation qui se lisait sur leurs traits, échangèrent une sorte de sourire singulier et sinistre.

Bientôt Samuel, précédant les deux révérends pères, monta le perron et entra dans le vestibule, où brûlait une lampe; Rodin, doué d'une excellente mémoire locale, se dirigeait vers le salon rouge où avait eu lieu la première convocation des héritiers, lorsque Samuel l'arrêta et lui dit:

— Ce n'est pas là qu'il faut aller… Puis, prenant la lampe, il se dirigea vers un sombre escalier, car les fenêtres de la maison n'avaient pas été démurées.

— Mais, dit Rodin, la dernière fois… on s'était rassemblé dans ce salon du rez-de-chaussée…

— Aujourd'hui… on se rassemble en haut, répondit Samuel. Et il commençait de gravir lentement l'escalier.

— Où çà… en haut?… dit Rodin en le suivant.

— Dans la chambre de deuil… dit l'israélite. Et il montait toujours.

— Qu'est-ce que la chambre de deuil?… reprit Rodin assez surpris.

— Un lieu de larmes et de mort, dit l'israélite. Et il montait toujours à travers les ténèbres, qui s'épaississaient davantage, car la petite lampe les dissipait à peine.

— Mais… dit Rodin, de plus en plus surpris et en s'arrêtant court, pourquoi aller dans ce lieu?

— L'argent y est, répondit Samuel.

Et il montait toujours.

— L'argent y est, c'est différent, reprit Rodin. Et il se hâta de gagner les quelques marches qu'il avait perdues pendant son temps d'arrêt.

Samuel montait… montait toujours.

Arrivé à une certaine hauteur, l'escalier faisant brusquement un coude, les deux jésuites purent apercevoir, à la pâle clarté de la petite lampe et dans le vide laissé entre la balustrade de fer et la voûte, le profil du vieil israélite qui, les dominant, gravissait l'escalier en s'aidant péniblement de la rampe de fer.

Rodin fut frappé de l'expression de la physionomie de Samuel, ses yeux noirs, ordinairement doux et voilés par l'âge, brillaient d'un vif éclat. Ses traits, toujours empreints de tristesse, d'intelligence et de bonté, semblaient se contracter, se durcir, et de ses lèvres minces il souriait d'une façon étrange.

— Ce n'est pas excessivement haut, dit tout bas Rodin au père Caboccini, et pourtant j'ai les jambes brisées, je suis tout essoufflé… et les tempes me bourdonnent.

En effet, Rodin haletait péniblement, sa respiration était embarrassée. À cette confidence, le bon petit père Caboccini, toujours si rempli de tendres soins pour son compagnon, ne répondit pas; il paraissait fort préoccupé.

— Arrivons-nous bientôt?… dit Rodin à Samuel d'une voix impatiente.

— Nous y voici… répondit Samuel.

— Enfin! c'est bien heureux, dit Rodin.

— Très heureux, répondit l'israélite.

Et se rangeant le long d'un corridor où il avait précédé Rodin, il indiqua de la main dont il tenait sa lampe une grande porte d'où sortait une faible clarté. Rodin, malgré sa surprise croissante, entra résolument, suivi du père Caboccini et de Samuel.

La chambre où se trouvaient alors ces trois personnages était très vaste; elle ne pouvait recevoir de lumière que par un belvédère carré, mais les vitres des quatre faces de cette lanterne disparaissaient sous des plaques de plomb percées chacune de sept trous formant la croix.

Aussi, le jour n'arrivant dans cette pièce que par ces croix ponctuées, l'obscurité eût été complète sans une lampe qui brûlait sur une grande et massive console de marbre noir appuyée à l'un des murs. On eût dit un appartement funéraire; ce n'étaient partout que draperies ou rideaux noirs frangés de blanc. On ne voyait d'autre meuble que la console de marbre dont on a parlé.

Sur cette console était une cassette de fer forgé du dix-septième siècle, admirablement travaillée à jour, une véritable dentelle d'acier.

Samuel, s'adressant à Rodin, qui s'essuyant le front avec son sale mouchoir, regardait autour de lui très surpris, mais nullement effrayé, lui dit:

— Les volontés du testateur, si bizarres qu'elles puissent vous paraître, sont sacrées… pour moi… je les accomplirai donc toutes… si vous le voulez bien.

— Rien de plus juste, reprit Rodin; mais que venons-nous faire ici?…

— Vous le saurez tout à l'heure, monsieur… Vous êtes le mandataire de l'unique héritier restant de la famille Rennepont, M. l'abbé Gabriel de Rennepont?

— Oui, monsieur, et voici mes titres, répondit Rodin.

— Afin d'épargner le temps, reprit Samuel, je vais, en attendant l'arrivée du magistrat, faire devant vous l'inventaire des valeurs montant de la succession Rennepont, renfermées dans cette cassette de fer, et que hier j'ai été retirer de la Banque de France.

— Les valeurs… sont là?… s'écria Rodin d'une voix ardente en se précipitant vers la cassette.

— Oui, monsieur, répondit Samuel, voici mon bordereau. Monsieur votre secrétaire fera l'appel des valeurs; je vous en présenterai à mesure les titres, vous les examinerez, et ils seront ensuite replacés dans cette cassette, que je vous remettrai en présence du magistrat.

— Ceci est parfait de tous points, dit Rodin. Samuel remit un carnet au père Caboccini, s'approcha de la cassette, fit jouer un ressort, que Rodin ne put apercevoir; le lourd couvercle se leva, et, à mesure que le père Caboccini, lisant le bordereau, énonçait une valeur, Samuel en mettait le titre sous les yeux de Rodin, qui le remettait au vieux juif après un mûr examen. Cette vérification fut rapide, car ces valeurs immenses ne se composaient, comme on sait, que de huit titres[35] et d'un appoint de cinq cent mille francs en billets de banque, de trente-cinq mille en or, et de deux cent cinquante francs en argent; total: deux cent douze millions cent soixante-quinze mille francs.

Lorsque Rodin, après avoir compté le dernier des cinq cents billets de banque de mille francs, dit, en les remettant à Samuel:

— C'est bien cela… total: DEUX CENT DOUZE MILLIONS CENT SOIXANTE-QUINZE MILLE FRANCS, il eut sans doute une espèce d'étouffement de joie, d'éblouissement de bonheur, car un instant sa respiration s'arrêta, ses yeux se fermèrent, et il fut forcé de s'appuyer sur le bras du bon petit père Caboccini, en lui disant d'une voix altérée:

— C'est singulier… je me croyais… plus fort contre les émotions… Ce que je ressens est extraordinaire.

Et la lividité naturelle du jésuite augmenta tellement, il fut agité de frémissements convulsifs si saccadés, que le père Caboccini s'écria tout en le soutenant:

— Mon cher père… revenez à vous… revenez à vous… il ne faut pas que l'ivresse du succès vous trouble à ce point…

Pendant que le petit borgne donnait à Rodin cette preuve de sa tendre sollicitude, Samuel s'occupait de replacer les titres et les valeurs dans la cassette de fer…

Rodin, grâce à son indomptable énergie et à l'indicible joie qu'il ressentait en se voyant sur le point de toucher à un but si ardemment poursuivi, Rodin surmonta cet excès de faiblesse, et, se redressant, calme, fier, il dit au père Caboccini:

_— _Ce n'est rien… je n'ai pas voulu mourir du choléra, ce n'est pas pour mourir de joie le 1er juin. Et, en effet, quoique d'une lividité effrayante, la face du jésuite rayonnait d'orgueil et d'audace.

Lorsqu'il eut vu Rodin complètement remis, le père Caboccini sembla se transformer: quoique petit, obèse et borgne, ses traits, naguère si riants, prirent tout à coup une expression si ferme, si dure, si dominatrice, que Rodin recula d'un pas en le regardant.

Alors le père Caboccini, tirant de sa poche un papier, qu'il baisa respectueusement, jeta un regard d'une sévérité extrême sur Rodin, et lut ce qui suit d'une voix sonore et menaçante:

«Au reçu du présent rescrit, le révérend père Rodin remettra tous ses pouvoirs au révérend père Caboccini, qui demeurera seul chargé, ainsi que le révérend père d'Aigrigny, de recueillir la succession de Rennepont, si, dans sa justice éternelle, le Seigneur veut que ces biens, qui ont été autrefois dérobés à notre compagnie, nous soient rendus.

«De plus, au reçu du présent rescrit, le révérend père Rodin, surveillé par un de nos pères, que désignera le révérend père Caboccini, sera conduit dans notre maison de la ville de Laval, où, mis en cellule, il restera en retraite et claustration absolue jusqu'à nouvel ordre.»

Et le père Caboccini tendit le rescrit à Rodin pour que celui-ci pût y lire la signature du général de la compagnie. Samuel, vivement intéressé par cette scène, laissant la cassette entrouverte, se rapprocha de quelques pas. Tout à coup Rodin éclata de rire… mais d'un rire de joie, de mépris et de triomphe, impossible à rendre.

Le père Caboccini le regardait avec un étonnement irrité, lorsque Rodin se grandissant encore, et redevenant plus impérieux, plus hautain, plus souverainement dédaigneux que jamais, écarta du revers de sa main crasseuse le papier que lui tendait le père Caboccini, et lui dit:

— De quelle date est ce rescrit!

— Du 11 mai… dit le père Caboccini stupéfait.

— Voici un bref que j'ai reçu cette nuit de Rome, il est daté du 18… et m'apprend que je suis nommé général de l'ordre… Lisez…

Le père Caboccini prit la cédule, lut, et resta d'abord atterré. Puis il rendit humblement le rescrit à Rodin en ployant respectueusement le genou devant lui.

Ainsi se trouvait accomplie la première visée ambitieuse de Rodin… Malgré tous les soupçons, toutes les défiances, toutes les haines qu'il avait soulevées dans le parti dont le cardinal Malipieri était le représentant et le chef, Rodin, à force d'adresse, de ruse, d'audace, de persuasion, et surtout à raison de la haute idée que ses partisans de Rome avaient de sa rare capacité, était parvenu, grâce à l'activité, aux intrigues de ses séides, à faire déposer son général et à se faire élever à ce poste éminent…

Or, selon les combinaisons de Rodin, garanties par les millions qu'il allait posséder, de ce poste au trône pontifical… il ne lui restait plus qu'un pas à faire…

Muet témoin de cette scène, Samuel sourit aussi, lui, d'un air de triomphe, lorsqu'il eut fermé la cassette au moyen du secret que lui seul connaissait.

Ce bruit métallique rappela Rodin des hauteurs d'une ambition effrénée aux réalités de la vie, et il dit à Samuel d'une voix brève:

— Vous avez entendu!… À moi… à moi seul… ces millions…

Et il étendit ses mains impatientes et avides vers la caisse de fer, comme pour en prendre possession avant l'arrivée du magistrat.

Mais alors Samuel, à son tour se transfigura; croisant les bras sur sa poitrine, redressant sa taille courbée par le grand âge, il apparut imposant, menaçant; ses yeux, de plus en plus brillants, lançaient des éclairs d'indignation; il s'écria d'une voix solennelle:

— Cette fortune, d'abord humble débris de l'héritage du plus noble des hommes, que les trames des fils de Loyola ont forcé au suicide… cette fortune, devenue royale, grâce à la sainte probité de trois générations de serviteurs fidèles… ne sera pas le prix du mensonge, de l'hypocrisie… et du meurtre… Non, non… dans son éternelle justice… Dieu ne le veut pas…

— Que parlez-vous de meurtre, monsieur! demanda témérairement
Rodin. Samuel ne répondit pas… il frappa du pied… et étendit
lentement le bras vers le fond de la salle. Alors Rodin et le père
Caboccini virent un spectacle effrayant.

Les draperies qui cachaient les murailles s'écartèrent comme si elles eussent cédé à une main invisible… Rangés autour d'une sorte de crypte éclairée par la lueur funèbre et bleuâtre d'une lampe d'argent, six corps étaient couchés sur des draperies noires et vêtus de longues robes noires…

C'étaient: Jacques Rennepont, François Hardy, Rose et Blanche
Simon, Adrienne et Djalma.

Ils paraissaient endormis… leurs paupières étaient closes… leurs mains croisées sur leur poitrine…

Le père Caboccini, tremblant de tous ses membres, se signa et recula jusqu'à la muraille opposée, où il s'appuya en cachant sa figure dans ses mains.

Rodin, au contraire, les traits bouleversés, les yeux fixes, les cheveux hérissés, cédant à une invincible attraction, s'avança vers ces corps inanimés.

On eût dit que ces derniers des Rennepont venaient d'expirer à l'instant même, car ils semblaient être dans la première heure du sommeil éternel.

— Les voilà… ceux que vous avez tués… reprit Samuel d'une voix entrecoupée de sanglots. Oui, vos horribles trames ont dû causer leur mort… car vous aviez besoin de leur mort… Chaque fois que tombait, frappé par vos maléfices… un des membres de cette famille infortunée… je parvenais à m'emparer de ses restes avec un soin pieux… car, hélas! ils doivent tous reposer dans le même sépulcre. Oh! soyez maudit… maudit… maudit, vous qui les avez tués!… Mais leurs dépouilles échapperont à vos mains homicides.

Rodin, toujours attiré malgré lui, s'était peu à peu approché de la couche funèbre de Djalma: surmontant sa première épouvante, le jésuite, pour s'assurer qu'il n'était pas le jouet d'une effrayante illusion… osa toucher les mains de l'Indien qu'il avait croisées sur sa poitrine… Ces mains étaient glacées mais leur peau était souple et humide. Rodin recula d'horreur… Pendant quelques secondes, il frémit convulsivement; mais sa première stupeur passée, la réflexion lui vint, et, avec la réflexion, cette invincible énergie, cette infernale opiniâtreté de caractère qui lui donnait tant de puissance; alors, se raffermissant sur ses jambes chancelantes, passant sa main sur son front, redressant la tête, mouillant deux ou trois fois ses lèvres avant de parler, car il se sentait de plus en plus la poitrine, la gorge et la bouche en feu sans pouvoir s'expliquer la cause de cette chaleur dévorante, il parvint à donner à ses traits altérés une expression impérieuse et ironique, se retourna vers Samuel, qui pleurait silencieusement et lui dit d'une voix rauque et gutturale:

— Je n'ai pas besoin de vous montrer les actes de décès… les voici… en personne.

Et de sa main décharnée, il désigna les six cadavres.

À ces mots de son général, le père Caboccini se signa de nouveau avec effroi, comme s'il eût vu le démon.

— Ô mon Dieu! dit Samuel, vous vous êtes donc tout à fait retiré de lui?… De quel regard il contemple ses victimes!…

— Allons donc, monsieur! dit Rodin avec un affreux sourire, c'est une exposition de _Curtius _au naturel… rien de plus… Mon calme vous prouve mon innocence. Allons, au fait… car j'ai un rendez-vous chez moi à deux heures. Descendons cette cassette…

Et il fit un pas vers la console.

Samuel, saisi d'indignation, de courroux et d'horreur, devança Rodin, et pesant avec force sur un bouton placé au milieu du couvercle de la cassette, bouton qui céda sous cette pression, il s'écria:

— Puisque votre âme infernale ne connaît pas le remords… peut- être la rage de la cupidité trompée l'ébranlera-t-elle…

— Que dit-il!… s'écria Rodin. Que fait-il!…

— Regardez, dit à son tour Samuel avec un farouche triomphe; je vous l'ai dit, les dépouilles de vos victimes échapperont à vos mains homicides.

À peine Samuel eut-il prononcé ces mots, qu'à travers les découpures de la cassette de fer travaillée à jours s'échappèrent quelques jets de fumée, et une légère odeur de papier brûlé se répandit dans la salle…

Rodin comprit.

— Le feu!… s'écria-t-il en se précipitant sur la cassette pour l'enlever. Elle était rivée à la pesante console de marbre.

— Oui… le feu!… dit Samuel; dans quelques minutes… de ce trésor immense il ne restera plus que des cendres… et mieux vaut qu'il soit réduit en cendres que d'être à vous et aux vôtres… Ce trésor ne m'appartient pas… il ne me reste plus qu'à l'anéantir, car Gabriel de Rennepont sera fidèle au serment qu'il a fait!

— Au secours!… de l'eau!… de l'eau!… criait Rodin en se précipitant sur la cassette qu'il couvrait de son corps, tâchant en vain d'étouffer la flamme, qui, activée par le courant d'air, sortait par les mille découpures du fer; puis bientôt son intensité diminua peu à peu, quelques filets de fumée bleuâtre s'échappèrent alors de la cassette… et tout s'éteignit!…

C'en était fait… Alors Rodin, éperdu, haletant, se retourna; il s'appuyait d'une main sur la console… pour la première fois de sa vie… il pleurait… de grosses larmes… larmes de rage, ruisselaient sur ses joues cadavéreuses.

Mais soudain d'atroces douleurs, d'abord sourdes, mais qui avaient peu à peu augmenté d'intensité, quoiqu'il usât de toute son énergie pour les combattre, éclatèrent en lui avec tant de furie, qu'il tomba sur ses genoux en portant ses deux mains à sa poitrine, et il murmura, tâchant encore de sourire:

— Ce n'est rien… ne vous réjouissez pas… quelques spasmes, voilà tout. Le trésor est détruit… mais je… reste toujours… général… de l'ordre… et je… Oh!… je souffre… Quelle fournaise! ajouta-t-il en se tordant dans d'horribles étreintes. Depuis… que je suis entré dans cette maison maudite… reprit- il, je ne sais… ce que j'ai… Si… je ne vivais… depuis longtemps… que de racines… d'eau et de pain… que je vais… acheter moi-même… je croirais… au poison… car… je triomphe… et le… cardinal Malipieri… a les bras longs… Oui… je triomphe… aussi… je ne mourrai pas… non… pas plus cette fois que les autres… Je ne veux pas… mourir, moi.

Puis, faisant un bond convulsif et raidissant les bras:

— Mais c'est du… feu… qui me dévore les entrailles… Plus de doute… on… a voulu m'empoisonner… aujourd'hui… mais… où? mais qui?…

Et s'interrompant encore, Rodin cria de nouveau d'une voix étouffée:

— Au secours!… mais secourez-moi donc; vous me regardez là… tous deux… comme des spectres… Au secours!

Samuel et le père Caboccini, épouvantés de cette horrible agonie, ne pouvaient faire un mouvement.

— Au secours!… criait Rodin d'une voix strangulée… car ce poison est horrible… Mais comment… me l'a-t-on…

Puis, poussant un terrible cri de rage, comme si une idée subite se fût offerte à sa pensée, il s'écria:

— Ah!… Faringhea… ce matin… ce matin… l'eau bénite… qu'il m'a donnée… il connaît des poisons si subtils… Oui… c'est lui… il avait… eu une entrevue… avec Malipieri… Oh! démon… C'est bien joué… je l'avoue… les Borgia… chassent de race… Oh!… c'est fini… je meurs… ils me regretteront… les niais… Oh!… enfer!… enfer!… Oui… l'Église ne sait pas… ce qu'elle perd!… Mais je brûle! Au secours!

On vint au secours de Rodin. Des pas précipités se firent entendre dans l'escalier; bientôt le docteur Baleinier, suivi de la princesse de Saint-Dizier, parut à la porte de la chambre de deuil… La princesse, ayant appris vaguement le matin même la mort du père d'Aigrigny, accourait interroger Rodin à ce sujet. Lorsque cette femme, entrant brusquement, eut jeté un regard sur l'effrayant spectacle qui s'offrait à ses yeux… lorsqu'elle eut vu Rodin se tordant au milieu d'une affreuse agonie, puis, plus loin, éclairés par la lampe sépulcrale, les six cadavres… et parmi eux le corps de sa nièce et ceux des deux orphelines qu'elle avait envoyées à la mort… la princesse resta pétrifiée… sa raison ne put résister à ce formidable choc… Après avoir lentement regardé autour d'elle, elle leva les bras au ciel et éclata d'un rire insensé…

Elle était folle…

Pendant que le docteur Baleinier, éperdu, soutenait la tête de Rodin, qui expirait entre ses bras, Faringhea parut à la porte, resta dans l'ombre, et dit en jetant un regard farouche sur le cadavre de Rodin:

— Il voulait se faire chef de la compagnie de Jésus pour la détruire… pour moi, la compagnie de Jésus remplace Bohwanie… j'ai obéi au cardinal.

Épilogue

I. Quatre ans après.

Quatre années s'étaient écoulées depuis les événements précédents.

Gabriel de Rennepont écrivait la lettre suivante à M. l'abbé Joseph Charpentier, curé desservant de la paroisse de Saint- Aubin, pauvre village de Sologne.

«Métairie des Vives-Eaux, 2 juin 1836. «Voulant hier vous écrire, mon bon Joseph, je m'étais assis devant cette vieille petite table noire que vous connaissez; la fenêtre de ma chambre donne, vous le savez, sur la cour de notre métairie: je puis, de ma table, en écrivant, voir tout ce qui se passe dans cette cour. «Voici de bien graves préliminaires, mon ami; vous souriez: j'arrive au fait. «Je venais donc de m'asseoir devant ma table, lorsque, regardant au hasard par la fenêtre ouverte, voilà ce que je vis; vous qui dessinez si bien, mon bon Joseph, vous eussiez, j'en suis sûr, reproduit cette scène avec un charme touchant. «Le soleil était à son déclin, le ciel d'une grande sérénité, l'air printanier, tiède et tout embaumé par la haie d'aubépine fleurie qui, du côté du petit ruisseau, sert de clôture à notre cour; au- dessous du gros poirier qui touche au mur de la grange était assis sur le banc de pierre mon père adoptif, Dagobert, ce brave et loyal soldat que vous aimez tant; il paraissait pensif; son front blanchi était baissé sur sa poitrine, et d'une main distraite il caressait le vieux Rabat-Joie, qui appuyait sa tête intelligente sur les genoux de son maître; à côté de Dagobert était sa femme, ma bonne mère adoptive, occupée d'un travail de couture, et auprès d'eux, sur un escabeau, Angèle, la femme d'Agricol, allaitant son dernier-né, tandis que la douce Mayeux, tenant l'aîné assis sur ses genoux, lui apprenait à épeler ses lettres dans un alphabet.

«Agricol venait de rentrer des champs; il commençait de dételer ses boeufs du joug, lorsque, frappé sans doute de ce tableau, il resta un instant immobile à le regarder, la main toujours appuyée au joug sous lequel pliait, puissant et soumis, le large front de ses deux grands boeufs noirs.

«Je ne puis vous exprimer, mon ami, le calme enchanteur de ce tableau éclairé par les derniers rayons du soleil, brisés çà et là dans le feuillage. Que de types divers et touchants! la figure vénérable du soldat… la physionomie si bonne et si tendre de ma mère adoptive, le frais et charmant visage d'Angèle souriant à son petit enfant, la douce mélancolie de la Mayeux appuyant de temps à autre ses lèvres sur la tête blonde et rieuse du fils aîné d'Agricol, et enfin Agricol lui-même, d'une beauté si mâle, où semble se refléter cette âme loyale et valeureuse!…

«Ô mon ami! en contemplant cette réunion d'êtres si bons, si dévoués, si nobles, si aimants et si chers les uns aux autres, retirés dans l'isolement d'une petite métairie de notre Sologne, mon coeur s'est élevé vers Dieu avec un sentiment de reconnaissance ineffable. Cette paix de la famille, cette soirée si pure, ce parfum de fleurs sauvages et que la brise apportait, ce profond silence seulement troublé par le bruissement de la petite chute d'eau qui avoisine la métairie, tout cela me faisait monter au coeur de ces _bouffées _de vague et suave attendrissement que l'on ressent et que l'on n'exprime pas, vous le savez, mon ami… vous qui, dans vos promenades solitaires au milieu de vos immenses plaines de bruyères roses entourées de grands bois de sapins, sentez si souvent vos yeux devenir humbles sans pouvoir vous expliquer cette émotion que j'éprouvai aussi tant de fois, durant d'admirables nuits passées dans les profondes solitudes de l'Amérique.

«Mais, hélas! un incident pénible vint troubler la sérénité de ce tableau.

«J'entends tout à coup la femme de Dagobert s'écrier:

«— Mon ami, tu pleures!

«À ces mots, Agricol, Angèle, la Mayeux, se levèrent et entourèrent spontanément le soldat; l'inquiétude était peinte sur tous les visages… alors lui, ayant brusquement relevé la tête, on put voir, en effet, deux larmes qui coulaient de ses joues sur sa moustache blanche…

«— Ce n'est rien… mes enfants, dit-il d'une voix émue, ce n'est rien… mais c'est aujourd'hui le 1er juin… et il y a quatre ans…

«Il ne put achever; et, comme il portait les mains à ses yeux pour essuyer ses larmes, on s'aperçut qu'il tenait une petite chaîne de bronze à laquelle une médaille était suspendue. C'était sa relique la plus chère; car, il y a quatre ans, presque mourant du chagrin désespéré que lui causait la perte de ces deux anges, dont je vous ai tant de fois parlé, mon ami, il avait trouvé au cou du maréchal Simon, ramené mort après un combat à outrance, cette médaille que ses enfants avaient si longtemps portée. Je descendis à l'instant, comme bien vous pensez, mon ami, afin de tâcher aussi de calmer les douloureux ressouvenirs de cet excellent homme; peu à peu, en effet, ses regrets s'adoucirent, et la soirée se passa dans une tristesse pieuse et calme. Vous ne sauriez croire, mon ami, lorsque je fus monté dans ma chambre, toutes les cruelles pensées qui me revinrent en songeant à ce passé dont je détourne toujours mon esprit avec crainte et horreur.

«Alors m'apparurent les touchantes victimes de ces terribles et mystérieux événements dont on n'a jamais pu sonder et éclairer l'effrayante profondeur, grâce à la mort du père d'A… et du père R… ainsi qu'à la folie incurable de Mme de Saint-D…, tous trois auteurs ou complices de tant d'affreux malheurs. Malheurs à jamais irréparables; car ceux-là qui ont été sacrifiés à une épouvantable ambition auraient été l'orgueil de l'humanité par le bien qu'ils auraient fait.

«Ah! mon ami, si vous saviez quels étaient ces coeurs d'élite! Si vous saviez les projets de charité splendide de cette jeune fille, dont le coeur était si généreux, l'esprit si élevé, l'âme si grande… La veille de sa mort, et comme pour préluder à ses magnifiques desseins, ensuite d'un entretien dont je dois, même à vous, mon ami, taire le secret… elle m'avait confié une somme considérable, en me disant avec sa grâce et sa bonté habituelle:

«— On prétend me ruiner, on le pourra peut-être. Ce que je vous
remets sera du moins à l'abri… pour ceux qui souffrent…
Donnez… donnez beaucoup… Faites le plus d'heureux possible…
Je veux royalement inaugurer mon bonheur!

«Je ne sais si je vous ai dit, mon ami, que, par suite de ces sinistres événements, voyant Dagobert et sa femme, ma mère adoptive, réduits à la misère, la douce Mayeux pouvant vivre à peine d'un salaire insuffisant, Agricol bientôt père, et moi-même révoqué de mon humble cure et interdit par mon évêque pour avoir donné les secours de notre religion à un protestant et pour avoir prié sur la tombe d'un malheureux poussé au suicide par le désespoir, me voyant moi-même, à cause de cette interdiction, bientôt sans ressources, car le caractère dont je suis revêtu ne me permet pas d'accepter indifféremment tous les moyens d'existence, je ne sais si je vous ai dit qu'après la mort de Mlle de Cardoville, j'ai cru pouvoir distraire, de ce qu'elle m'avait confié pour être employé en bonnes oeuvres, une somme bien minime dont j'ai acquis cette métairie au nom de Dagobert.

«Oui, mon ami, telle est l'origine de ma fortune. Le fermier qui faisait valoir ces quelques arpents de terre a commencé notre éducation agronomique; notre intelligence, l'étude de quelques bons livres pratiques, l'ont achevée; d'excellent artisan, Agricol est devenu excellent cultivateur. Je l'ai imité; j'ai mis avec zèle la main à la charrue sans déroger, car ce labeur nourricier c'est trois fois saint; et c'est encore servir, glorifier Dieu, que de féconder la terre qu'il a créée. Dagobert, lorsque ses chagrins se sont apaisés, a retrempé sa vigueur à cette vie agreste et salubre: dans son exil en Sibérie, il était déjà devenu presque laboureur. Enfin, ma bonne mère adoptive, l'excellente femme d'Agricol, la Mayeux, se sont partagé les travaux intérieurs, et Dieu a béni cette pauvre petite colonie de gens, hélas! bien éprouvés par le malheur, qui ont demandé à la solitude et aux rudes travaux des champs une vie paisible, laborieuse, innocente, et l'oubli de grands chagrins.

«Quelquefois vous avez pu, dans nos veillées d'hiver, apprécier l'esprit si délicat, si charmant, de la douce Mayeux, la rare intelligence poétique d'Agricol, l'admirable sentiment maternel de sa mère, le sens parfait de son père, le naturel gracieux et exquis d'Angèle; aussi dites, mon ami, si jamais l'on a pu réunir tant d'éléments d'adorable intimité. Que de longues soirées d'hiver nous avons ainsi passées autour d'un foyer de sarments pétillants, lisant tour à tour ou commentant ces quelques livres toujours nouveaux, impérissables, divins, qui réchauffent toujours le coeur, agrandissent toujours l'âme!… Que de causeries attachantes prolongées ainsi bien avant dans la nuit!… et les poésies pastorales d'Agricol! Et les timides confidences littéraires de la Mayeux! Et la voix si pure, si fraîche d'Angèle, se joignant à la voix mâle et vibrante d'Agricol dans des chants d'une mélodie simple et naïve!… Et les récits de Dagobert, si énergiques, si pittoresques dans leur naïveté guerrière! Et l'adorable gaieté des enfants, et leurs ébats avec le bon vieux Rabat-Joie, qui se prête à leurs jeux plus qu'il n'y prend part!… Bonne et intelligente créature qui semble toujours chercher quelqu'un, dit Dagobert qui le connaît; et il a raison… Oui… ces deux anges dont il était le gardien fidèle, lui aussi les regrette…

«Ne croyez pas, mon ami, que notre bonheur nous rende oublieux; non, il ne se passe pas de jour que des noms bien chers à tous nos coeurs ne soient prononcés avec un pieux et tendre respect… Aussi les souvenirs douloureux qu'ils rappellent, planant sans cesse autour de nous, donnent à notre existence calme et heureuse cette nuance de douce gravité qui vous a frappé…

«Sans doute, mon ami, cette vie restreinte dans le cercle intime de la famille et ne rayonnant pas au dehors pour le bien-être et l'amélioration de nos frères, est peut-être d'une félicité un peu égoïste; mais, hélas! les moyens nous manquent, et, quoique le pauvre trouve toujours une place à notre table frugale et un abri sous notre toit, il nous faut renoncer à toute grande pensée d'action fraternelle; le modique revenu de notre métairie suffit rigoureusement à nos besoins.

«Hélas! lorsque ces pensées me viennent, malgré les regrets qu'elles me causent, je ne puis blâmer la résolution que j'ai prise de tenir fidèlement mon serment d'honneur, sacré, irrévocable, de renoncer à cette succession devenue immense, hélas! par la mort des miens. Oui, je crois avoir rempli un grand devoir en engageant le dépositaire de ce trésor à le réduire en cendres, plutôt que de le voir tomber entre les mains de gens qui en eussent fait un exécrable usage, ou de me parjurer en attaquant une donation faite par moi librement, volontairement, sincèrement. Et pourtant, en songeant à la réalisation des magnifiques volontés de mon aïeul, admirable utopie, seulement possible avec ces ressources immenses, et que Mlle de Cardoville, avant tant de sinistres événements, pensait à réaliser avec le concours de M. François Hardy, du prince Djalma, du maréchal Simon, de ses filles et de moi-même; en songeant à l'éblouissant foyer de forces vives de toutes sortes qu'une telle association eût fait resplendir; en songeant à l'immense influence que ses rayonnements auraient pu avoir pour le bonheur de l'humanité tout entière, mon indignation, mon horreur, ma haine d'honnête homme et de chrétien, augmentent encore contre cette compagnie abominable, dont les noirs complots ont tué dans son germe un avenir si beau, si grand, si fécond…

«De tant de splendides projets, que reste-t-il? sept tombes… car la mienne est aussi creusée dans ce mausolée que Samuel a fait élever sur l'emplacement de la rue Neuve-Saint-François, et dont il s'est constitué le gardien… fidèle jusqu'à la fin…

* * * * *

«J'en étais là de ma lettre, mon ami, lorsque je reçois la vôtre.

«Ainsi, après vous avoir défendu de me voir, votre évêque vous défend de correspondre désormais avec moi.

«Vos regrets si touchants, si douloureux, m'ont profondément ému; mon ami… bien des fois nous avons causé de la discipline ecclésiastique et du pouvoir absolu des évêques sur nous autres, pauvres prolétaires du clergé, abandonnés à leur merci, sans soutien et sans secours… Cela est douloureux, mais cela est la loi de l'église, mon ami; vous avez juré d'observer cette loi… il faut vous soumettre comme je me suis soumis; tout serment est sacré pour l'homme d'honneur.

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