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Le juif errant - Tome II

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— Que M. le maréchal me fasse l'honneur de m'entendre, et il sera édifié sur la conduite de l'abbé d'Aigrigny. M. le maréchal saura que ses amis les plus chers sont, autant que lui-même, en butte à la haine de cet homme si dangereux.

— Comment donc cela? dit Dagobert.

— Eh! mon Dieu! vous-même, dit Rodin, vous êtes un exemple de ce que j'avance.

— Moi!…

— Croyez-vous que le hasard seul ait amené la scène de l'auberge du Faucon blanc, près de Leipzig?

— Qui vous a parlé de cette scène? dit Dagobert confondu.

— Ou vous acceptiez la provocation de Morok, continua le jésuite sans répondre à Dagobert, et vous tombiez dans un guet-apens, ou vous la refusiez, et alors vous étiez arrêté faute de papiers ainsi que vous l'avez été, puis jeté en prison comme un vagabond avec ces pauvres orphelines… Maintenant, savez-vous quel était le but de cette violence? De vous empêcher d'être ici le 13 février.

— Mais plus je vous écoute, monsieur, dit Adrienne, plus je suis effrayée de l'audace de l'abbé d'Aigrigny et de l'étendue des moyens dont il dispose… En vérité, reprit-elle avec une profonde surprise, si vos paroles ne méritaient pas toute créance…

— Vous en douteriez, n'est-ce pas, mademoiselle? dit Dagobert; c'est comme moi, je ne peux pas croire que, si méchant qu'il soit, ce renégat ait eu des intelligences avec un montreur de bêtes, au fond de la Saxe; et puis, comment aurait-il su que moi et les enfants nous devions passer à Leipzig? C'est impossible, mon brave homme.

— En effet, monsieur, reprit Adrienne, je crains que votre animadversion, d'ailleurs très légitime, contre l'abbé d'Aigrigny, ne vous égare, et que vous ne lui attribuiez une puissance et une étendue de relations presque fabuleuse.

Après un moment de silence, pendant lequel Rodin regarda tour à tour Adrienne et Dagobert avec une sorte de commisération, il reprit:

— Et comment M. l'abbé d'Aigrigny aurait-il eu votre croix en sa possession sans ses relations avec Morok? demanda Rodin au soldat.

— Mais, au fait, monsieur, dit Dagobert, la joie m'a empêché de réfléchir; comment se fait-il que ma croix soit entre vos mains?

— Justement parce que l'abbé d'Aigrigny avait à Leipzig les relations dont vous et cette chère demoiselle paraissez douter.

— Mais ma croix, comment vous est-elle parvenue à Paris?

— Dites-moi, vous avez été arrêté à Leipzig faute de papiers, n'est-ce pas?

— Oui… mais je n'ai jamais pu comprendre comment mes papiers et mon argent avaient disparu de mon sac… Je croyais avoir eu le malheur de les perdre.

Rodin haussa les épaules et reprit:

— Ils vous ont été volés à l'auberge du _Faucon blanc _par Goliath, un des affidés de Morok, et celui-ci a envoyé les papiers et la croix à l'abbé d'Aigrigny pour lui prouver qu'il avait réussi à exécuter les ordres qui concernaient les orphelines et vous-même. C'est avant-hier que j'ai eu la clef de cette machination ténébreuse: croix et papiers se trouvaient dans les archives de l'abbé d'Aigrigny; les papiers formaient un volume trop considérable; on se serait aperçu de leur soustraction; mais d'après ma lettre, espérant vous voir ce matin, et sachant combien un soldat de l'empereur tient à sa croix, relique sacrée comme vous le dites, mon bon ami, ma foi! je n'ai pas hésité: j'ai mis la relique dans ma poche. Après tout, me suis-je dit, ce n'est qu'une restitution, et ma délicatesse s'exagère peut-être la portée de cet abus de confiance.

— Vous ne pouviez faire une action meilleure, dit Adrienne, et, pour ma part, en raison de l'intérêt que je porte à M. Dagobert, je vous en suis personnellement reconnaissante.

Puis, après un moment de silence, elle reprit avec anxiété:

— Mais, monsieur, de quelle effrayante puissance dispose donc M. d'Aigrigny… pour avoir en pays étranger des relations si étendues et si redoutables?

— Silence! s'écria Rodin à voix basse en regardant autour de lui d'un air épouvanté, silence… silence!… Au nom du ciel, ne m'interrogez pas là-dessus!!!

III. Révélations.

Mlle de Cardoville, très étonnée de la frayeur de Rodin lorsqu'elle lui avait demandé quelque explication sur le pouvoir si formidable, si étendu, dont disposait l'abbé d'Aigrigny, lui dit:

— Mais, monsieur, qu'y a-t-il donc de si étrange dans la question que je viens de vous faire?

Rodin, après un moment de silence, jetant les yeux autour de lui avec une inquiétude parfaitement simulée, répondit à voix basse:

— Encore une fois, mademoiselle, ne m'interrogez pas sur un sujet si redoutable: les murailles de cette maison ont des oreilles, ainsi qu'on dit vulgairement.

Adrienne et Dagobert se regardèrent avec une surprise croissante.

La Mayeux, par un instinct d'une persistance incroyable, continuait à éprouver un sentiment de défiance invincible contre Rodin; quelquefois elle le regardait longtemps à la dérobée, tâchant de pénétrer sous le masque de cet homme, qui l'épouvantait. Un moment le jésuite rencontra le regard inquiet de la Mayeux obstinément attaché sur lui; il lui fit aussitôt un petit signe de tête plein d'aménité; la jeune fille, effrayée de se voir surprise, détourna les yeux en tressaillant.

— Non, non, ma chère demoiselle, reprit Rodin, avec un soupir, en voyant que Mlle de Cardoville s'étonnait de son silence, ne m'interrogez pas sur la puissance de l'abbé d'Aigrigny.

— Mais, encore une fois, monsieur, reprit Adrienne, pourquoi cette hésitation à me répondre? Que craignez-vous?

— Ah! ma chère demoiselle, dit Rodin en frissonnant, ces gens-là sont si puissants!… leur animosité est si terrible!

— Rassurez-vous, monsieur, je vous dois trop pour que mon appui vous manque jamais.

— Eh! ma chère demoiselle, reprit Rodin presque blessé, jugez-moi mieux, je vous en prie. Est-ce donc pour moi que je crains?… Non, non, je suis trop obscur, trop inoffensif; mais c'est vous, mais c'est M. le maréchal Simon, mais ce sont les autres personnes de votre famille, qui ont tout à redouter… Ah! tenez, ma chère demoiselle, encore une fois, ne m'interrogez pas; il est des secrets funestes à ceux qui les possèdent…

— Mais enfin, monsieur, ne vaut-il pas mieux connaître les périls dont on est menacé?

— Quand on sait la manoeuvre de son ennemi, on peut se défendre au moins, dit Dagobert. Vaut mieux une attaque en plein jour qu'une embuscade.

— Puis, je vous l'assure, reprit Adrienne, le peu de mots que vous m'avez dits m'inspirent une vague inquiétude…

— Allons, puisqu'il le faut… ma chère demoiselle, reprit le jésuite en paraissant faire un grand effort sur lui-même, puisque vous ne comprenez pas à demi-mot… je serai plus explicite… Mais rappelez-vous, ajouta-t-il d'un ton grave… rappelez-vous que votre insistance me force à vous apprendre ce qu'il vous vaudrait peut-être mieux ignorer.

— Parlez, de grâce, monsieur, parlez, dit Adrienne.

Rodin, rassemblant autour de lui Adrienne, Dagobert et la Mayeux, leur dit à voix basse d'un air mystérieux:

— N'avez-vous donc jamais entendu parler d'une association puissante qui étend son réseau sur toute la terre, qui compte des affiliés, des séides, des fanatiques dans toutes les classes de la société… qui a eu et qui a encore souvent l'oreille des rois et des grands… association toute-puissante, qui d'un mot élève ses créatures aux positions les plus hautes, et d'un mot aussi les rejette dans le néant dont elle seule a pu les tirer?

— Mon Dieu! monsieur, dit Adrienne, quelle est donc cette association formidable? Jamais je n'en ai jusqu'ici entendu parler.

— Je vous crois, et pourtant votre ignorance à ce sujet m'étonne au dernier point, ma chère demoiselle.

— Et pourquoi cet étonnement?

— Parce que vous avez vécu longtemps avec madame votre tante, et vu souvent l'abbé d'Aigrigny.

— J'ai vécu chez Mme de Saint-Dizier, mais non pas avec elle, car pour mille raisons elle m'inspirait une aversion légitime.

— Mais en fait, ma chère demoiselle, ma remarque n'était pas juste; c'est là plus qu'ailleurs que, devant vous surtout, on devait garder le silence sur cette association, et c'est pourtant grâce à elle que Mme de Saint-Dizier a joui d'une si redoutable influence dans le monde sous le dernier règne… Eh bien! sachez- le donc: c'est le concours de cette association qui rend l'abbé d'Aigrigny un homme si dangereux; par elle il a pu surveiller, poursuivre, atteindre différents membres de votre famille, ceux-ci en Sibérie, ceux-là au fond de l'Inde, d'autres enfin au milieu des montagnes de l'Amérique, car, je vous l'ai dit, c'est par hasard avant-hier, en compulsant les papiers de l'abbé d'Aigrigny, que j'ai été mis sur la trace, puis convaincu de son affiliation à cette compagnie, dont il est le chef le plus actif et le plus capable.

— Mais, monsieur, le nom… le nom de cette compagnie, dit
Adrienne.

— Eh! bien! c'est… Et Rodin s'arrêta.

— C'est… reprit Adrienne, aussi intéressée que Dagobert et la
Mayeux, c'est…

Rodin regarda autour de lui, ramena par un signe les autres acteurs de cette scène plus près de lui, et dit à voix basse, en accentuant lentement ses paroles:

— C'est… la compagnie de Jésus. Et il tressaillit.

— Les Jésuites! s'écria Mlle de Cardoville, ne pouvant retenir un éclat de rire d'autant plus franc que, d'après les mystérieuses précautions oratoires de Rodin, elle s'attendait à une révélation selon elle beaucoup plus terrible; les Jésuites! reprit-elle en riant toujours, mais ils n'existent que dans les livres; ce sont des personnages historiques très effrayants, je le crois; mais pourquoi déguiser ainsi Mme de Saint-Dizier et M. d'Aigrigny? Tels qu'ils sont, ne justifient-ils pas assez mon aversion et mon dédain?

Après avoir écouté silencieusement Mlle de Cardoville, Rodin reprit d'un air grave et pénétré:

— Votre aveuglement m'effraye, ma chère demoiselle; le passé aurait dû vous faire craindre pour l'avenir, car plus que personne, vous avez déjà subi la funeste action de cette compagnie dont vous regardez l'existence comme un rêve.

— Moi, monsieur? dit Adrienne en souriant, quoique un peu surprise.

— Vous…

— Et dans quelle circonstance?

— Vous me le demandez, ma chère demoiselle, vous me le demandez… et vous avez été enfermée ici comme folle? N'est-ce donc pas vous dire que le maître de cette maison est un des membres laïques les plus dévoués de cette compagnie, et, comme tel, l'instrument aveugle de l'abbé d'Aigrigny!

— Ainsi, dit Adrienne, sans sourire cette fois, M. Baleinier…?

— Obéissait à l'abbé d'Aigrigny, le chef le plus redoutable de cette redoutable société… Il emploie son génie au mal; mais, il faut l'avouer, c'est un homme de génie… aussi est-ce surtout sur lui qu'une fois hors d'ici, vous et les vôtres devrez concentrer toute votre surveillance, tous vos soupçons; car, croyez-moi, je le connais, il ne regarde pas la partie comme perdue; il faut vous attendre à de nouvelles attaques, sans doute d'un autre genre, mais, par cela même, peut-être plus dangereuses encore…

— Heureusement, vous nous prévenez, mon brave, dit Dagobert, et vous serez avec nous.

— Je puis bien peu, mon bon ami; mais ce peu est au service des honnêtes gens, dit Rodin.

— Maintenant, dit Adrienne d'un air pensif, complètement persuadée par l'air de conviction de Rodin, je m'explique l'inconcevable influence que ma tante exerçait sur le monde; je l'attribuais seulement à ses relations avec des personnages puissants; je croyais bien qu'elle était, ainsi que l'abbé d'Aigrigny, associée à de ténébreuses intrigues dont la religion était le voile, mais j'étais loin de croire à ce que vous m'apprenez.

— Et combien de choses vous ignorez encore! reprit Rodin. Si vous saviez, ma chère demoiselle, avec quel art ces gens-là vous environnent, à votre insu, d'agents qui leur sont dévoués! Lorsqu'ils ont intérêt à en être instruits, aucun de vos pas ne leur échappe. Puis, peu à peu, ils agissent lentement, prudemment et dans l'ombre; ils vous circonviennent par tous les moyens possibles, depuis la flatterie jusqu'à la terreur… vous séduisent ou vous effrayent, pour vous dominer ensuite sans que vous ayez conscience de leur autorité; tel est leur but, et, il faut l'avouer, ils l'atteignent souvent avec une détestable habileté.

Rodin avait parlé avec tant de sincérité qu'Adrienne tressaillit; puis, se reprochant cette crainte, elle reprit:

— Et pourtant, non… non, jamais je ne pourrai croire à un pouvoir si infernal; encore une fois, la puissance de ces prêtres ambitieux est d'un autre âge… Dieu soit loué! ils ont disparu à tout jamais.

— Oui, certes, ils ont disparu, car ils savent se disperser et disparaître dans certaines circonstances; mais c'est surtout alors qu'ils sont le plus dangereux; car la défiance qu'ils inspiraient s'évanouit, et ils veillent toujours, eux, dans les ténèbres. Ah! ma chère demoiselle, si vous connaissiez leur effrayante habileté! Dans ma haine contre tout ce qui est oppressif, lâche et hypocrite, j'avais étudié l'histoire de cette terrible compagnie avant de savoir que l'abbé d'Aigrigny en faisait partie. Ah! c'est à épouvanter… Si vous saviez quels moyens ils emploient!… Quand je vous dirai que, grâce à leurs ruses diaboliques, les apparences les plus pures, les plus dévouées, cachent souvent les pièges les plus horribles…

Et les regards de Rodin parurent s'arrêter _par hasard _sur la Mayeux; mais voyant qu'Adrienne ne s'apercevait pas de cette insinuation, le jésuite reprit:

— En un mot, êtes-vous en butte à leurs poursuites, ont-ils intérêt à vous capter? oh! de ce moment, défiez-vous de tout ce qui vous entoure, soupçonnez les attachements les plus nobles, les affections les plus tendres, car ces monstres parviennent quelquefois à corrompre vos meilleurs amis, et à s'en faire contre vous des auxiliaires d'autant plus terribles que votre confiance est plus aveugle.

— Ah! c'est impossible, s'écria Adrienne révoltée; vous exagérez… Non, non, l'enfer n'aurait rien rêvé de plus horrible que de telles trahisons…

— Hélas!… ma chère demoiselle… un de vos parents, M. Hardy, le coeur le plus loyal, le plus généreux, a été ainsi victime d'une trahison infâme… Enfin, savez-vous ce que la lecture du testament de votre aïeul nous a appris? C'est qu'il est mort victime de la haine de ces gens-là, et qu'à cette heure, après cent cinquante ans d'intervalle, ses descendants sont encore en butte à la haine de cette indestructible compagnie.

— Ah! monsieur… cela épouvante, dit Adrienne en sentant son coeur se serrer. Mais il n'y a donc pas d'armes contre de telles attaques?…

— La prudence, ma chère demoiselle, la réserve la plus attentive, l'étude la plus incessamment défiante de tout ce qui vous approche.

— Mais c'est une vie affreuse qu'une telle vie, monsieur; mais c'est une torture que d'être ainsi en proie à des soupçons, à des doutes, à des craintes continuelles!

— Eh! sans doute!… ils le savent bien, les misérables… C'est ce qui fait leur force… souvent ils trompent par l'excès même des précautions que l'on prend contre eux. Aussi, ma chère demoiselle, et vous, digne et brave soldat, au nom de ce qui vous est cher, défiez-vous, ne hasardez pas légèrement votre confiance; prenez bien garde, vous avez failli être victime de ces gens-là; vous les aurez toujours pour ennemis implacables… Et vous aussi, pauvre et intéressante enfant, ajouta le jésuite en s'adressant à la Mayeux, suivez mes conseils… craignez-les… ne dormez que d'un oeil, comme dit le proverbe.

— Moi, monsieur? dit la Mayeux; qu'ai-je fait? qu'ai-je à craindre?

— Ce que vous avez fait? Eh! mon Dieu… n'aimez-vous pas tendrement cette chère demoiselle, votre protectrice? n'avez-vous pas tenté de venir à son secours? N'êtes-vous pas la soeur adoptive du fils de cet intrépide soldat, du brave Agricol? Hélas! pauvre enfant, ne voilà-t-il pas assez de titres à leur haine, malgré votre obscurité? Ah! ma chère demoiselle, ne croyez pas que j'exagère. Réfléchissez… réfléchissez… Songez à ce que je viens de rappeler au fidèle compagnon d'armes du maréchal Simon, relativement à son emprisonnement à Leipzig; songez à ce qui vous est arrivé à vous-même, que l'on a osé conduire ici au mépris de toute loi, de toute justice, et alors vous verrez qu'il n'y a rien d'exagéré dans ce tableau de la puissance occulte de cette compagnie… Soyez toujours sur vos gardes, et surtout, ma chère demoiselle, dans tous les cas douteux, ne craignez pas de vous adresser à moi. En trois jours j'ai assez appris par ma propre expérience, sur leur manière d'agir, pour pouvoir vous indiquer un piège, une ruse, un danger, et vous en défendre.

— Dans une pareille circonstance, monsieur, répondit Mlle de Cardoville, à défaut de reconnaissance, mon intérêt ne vous désignerait-il pas comme mon meilleur conseiller?

Selon la tactique habituelle des fils de Loyola, qui tantôt nient eux-mêmes leur propre existence afin d'échapper à leurs adversaires, tantôt, au contraire, proclament avec audace la puissance vivace de leur organisation afin d'intimider les faibles, Rodin avait éclaté de rire au nez du régisseur de la terre de Cardoville, lorsque celui-ci avait parlé de l'existence des Jésuites, tandis qu'à ce moment, en retraçant ainsi leurs moyens d'action, il tâchait, et il avait réussi à jeter dans l'esprit de Mlle de Cardoville quelques germes de frayeur qui devaient peu à peu se développer par la réflexion, et servir plus tard les projets sinistres qu'il méditait.

La Mayeux ressentait toujours une grande frayeur à l'endroit de Rodin; pourtant, depuis qu'elle l'avait entendu dévoiler à Adrienne la sinistre puissance de l'ordre qu'il disait si redoutable, la jeune ouvrière, loin de soupçonner le jésuite d'avoir l'audace de parler ainsi d'une association dont il était membre, lui savait gré, presque malgré elle, des importants conseils qu'il venait de donner à Mlle de Cardoville. Le nouveau regard qu'elle jeta sur lui à la dérobée (et que Rodin surprit aussi, car il observait la jeune fille avec une attention soutenue) fut empreint d'une gratitude pour ainsi dire étonnée. Devinant cette impression, voulant l'améliorer encore, tâcher de détruire les fâcheuses préventions de la Mayeux, et aller surtout au-devant d'une révélation qui devait être faite tôt ou tard, le jésuite eut l'air d'avoir oublié quelque chose de très important et s'écria en se frappant le front:

— À quoi pensé-je donc? Puis, s'adressant à la Mayeux:

— Savez-vous, ma chère fille, où est votre soeur? Aussi interdite qu'attristée de cette question inattendue, la Mayeux répondit en rougissant beaucoup, car elle se rappelait sa dernière entrevue avec la brillante reine Bacchanal:

— Il y a quelques jours que je n'ai vu ma soeur, monsieur.

— Eh bien, ma chère fille, elle n'est pas heureuse, dit Rodin, j'ai promis à une de ses amies de lui envoyer un petit secours; je me suis adressé à une personne charitable: voici ce que l'on m'a donné pour elle…

Et il tira de sa poche un rouleau cacheté qu'il remit à la Mayeux, aussi surprise qu'attendrie.

— Vous avez une soeur malheureuse… et je n'en sais rien, dit vivement Adrienne à l'ouvrière; ah! mon enfant, c'est mal!

— Ne la blâmez pas… dit Rodin. D'abord elle ignorait que sa soeur fût malheureuse, et puis elle ne pouvait pas vous demander, à vous, ma chère demoiselle, de vous y intéresser.

Et comme Mlle de Cardoville regardait Rodin avec étonnement, il ajouta en s'adressant à la Mayeux:

— N'est-il pas vrai, ma chère fille?

— Oui, monsieur, dit l'ouvrière en baissant les yeux et rougissant de nouveau. Puis elle ajouta vivement et avec anxiété:

— Mais ma soeur, monsieur, où l'avez-vous vue? où est-elle? comment est-elle malheureuse?

— Tout ceci serait trop long à vous dire, ma chère fille; allez le plus tôt possible rue Clovis, maison de la fruitière; demandez à parler à votre soeur de la part de M. Charlemagne ou de M. Rodin, comme vous voudrez, car je suis connu dans ce pied-à- terre sous mon nom de baptême comme sous mon nom de famille, et vous saurez le reste… Dites seulement à votre soeur que si elle est sage, que si elle persiste dans ses bonnes résolutions, l'on continuera de s'occuper d'elle.

La Mayeux, de plus en plus surprise, allait répondre à Rodin, lorsque la porte s'ouvrit, et M. de Gernande entra. La figure du magistrat était grave et triste.

— Et les filles du maréchal Simon? s'écria Mlle de Cardoville.

— Malheureusement je ne vous les amène pas, répondit le juge.

— Et où sont-elles, monsieur? qu'en a-t-on fait? Avant-hier encore elles étaient dans ce couvent! s'écria Dagobert bouleversé de ce complet renversement de ses espérances.

À peine le soldat eut-il prononcé ces mots, que, profitant du mouvement qui groupait les acteurs de cette scène autour du magistrat, Rodin se recula de quelques pas, gagna discrètement la porte, et disparut sans que personne se fût aperçu de son absence.

Pendant que le soldat, ainsi rejeté tout à coup au plus profond de son désespoir, regardait M. de Gernande, attendant sa réponse avec angoisse, Adrienne dit au magistrat:

— Mais, mon Dieu! monsieur, lorsque vous vous êtes présenté dans le couvent, que vous a répondu la supérieure au sujet de ces jeunes filles?

— La supérieure a refusé de s'expliquer, mademoiselle. «— Vous prétendez, monsieur, m'a-t-elle dit, que les jeunes personnes dont vous parlez sont retenues ici contre leur gré… puisque la loi vous donne cette fois le droit de pénétrer dans cette maison, visitez-la… «— Mais, madame, veuillez me répondre positivement, ai-je dit à la supérieure: affirmez-vous être complètement étrangère à la séquestration des jeunes filles que je viens réclamer?

«— Je n'ai rien à dire à ce sujet, monsieur; vous vous dites autorisé à faire des perquisitions: faites-les.»

— Ne pouvant obtenir d'autres explications, ajouta le magistrat, j'ai parcouru le couvent dans toutes ses parties, je me suis fait ouvrir toutes les chambres… mais malheureusement je n'ai trouvé aucune trace de ces jeunes filles…

— Ils les auront envoyées dans un autre endroit! s'écria Dagobert, et qui sait?… bien malades peut-être… ils les tueront, mon Dieu! ils les tueront! s'écria-t-il avec un accent déchirant.

— Après un tel refus, que faire, mon Dieu! quel parti prendre?
Ah! de grâce, éclairez-nous, monsieur, vous notre conseil, vous
notre providence, dit Adrienne en se retournant pour parler à
Rodin qu'elle croyait derrière elle: quelle serait votre…?

Puis s'apercevant que le jésuite avait tout à coup disparu, elle dit à la Mayeux avec inquiétude:

— Et M. Rodin, où est-il donc?

— Je ne sais pas, mademoiselle, répondit la Mayeux en regardant autour d'elle; il n'est plus là.

— Cela est étrange, dit Adrienne, disparaître si brusquement.

— Quand je vous disais que c'était un traître! s'écria Dagobert en frappant du pied avec rage; ils s'entendent tous…

— Non, non, dit Mlle de Cardoville, ne croyez pas cela; mais l'absence de M. Rodin n'en est pas moins regrettable, car, dans cette circonstance difficile, grâce à la position que M. Rodin a occupée auprès de M. d'Aigrigny, il aurait pu peut-être donner d'utiles renseignements.

— Je vous avouerai, mademoiselle, que j'y comptais presque, dit M. de Gernande, et j'étais revenu ici autant pour vous apprendre le fâcheux résultat de mes recherches que pour demander à cet homme de coeur et de droiture, qui a si courageusement dévoilé d'odieuses machinations, de nous éclairer de ses conseils dans cette circonstance.

Chose assez étrange! depuis quelques instants Dagobert, profondément absorbé, n'apportait plus aucune attention aux paroles du magistrat, si importantes pour lui. Il ne s'aperçut même pas du départ de M. de Gernande, qui se retira après avoir promis à Adrienne de ne rien négliger pour arriver à connaître la vérité au sujet de la disparition des orphelines.

Inquiète de ce silence, voulant quitter à l'instant la maison et engager Dagobert à l'accompagner, Adrienne après un coup d'oeil d'intelligence échangé avec la Mayeux, s'approchait du soldat, lorsqu'on entendit au dehors de la chambre des pas précipités et une voix mâle s'écriant avec impatience:

— Où est-il? où est-il? À cette voix, Dagobert eut l'air de s'éveiller en sursaut, fit un bond, poussa un cri et se précipita vers la porte. Elle s'ouvrit… Le maréchal Simon y parut.

IV. Pierre Simon.

Le maréchal Pierre Simon, duc de Ligny, était de haute taille, simplement vêtu d'une redingote bleue fermée jusqu'à la dernière boutonnière, où se nouait un bout de ruban rouge. On ne pouvait voir une physionomie plus loyale, plus expansive, d'un caractère plus chevaleresque, que celle du maréchal; il avait le front large, le nez aquilin, le menton fermement accusé, et le teint brûlé par le soleil de l'Inde. Ses cheveux, coupés très ras, grisonnaient sur les tempes; mais ses sourcils étaient encore aussi noirs que sa large moustache retombante; sa démarche libre, hardie, ses mouvements décidés, témoignaient de son impétuosité militaire. Homme du peuple, homme de guerre et d'élan, la chaleureuse cordialité de sa parole appelait la bienveillance et la sympathie; aussi éclairé qu'intrépide, aussi généreux que sincère, on remarquait surtout en lui une mâle fierté plébéienne; ainsi que d'autres sont fiers d'une haute naissance, il était fier, lui, de son obscure origine, parce qu'elle était ennoblie par le grand caractère de son père, républicain rigide, intelligent et laborieux artisan, depuis quarante ans l'honneur, l'exemple, la glorification des travailleurs. En acceptant avec reconnaissance le titre aristocratique dont l'empereur l'avait décoré, Pierre Simon avait agi comme ces gens délicats qui, recevant d'une affectueuse amitié un don parfaitement inutile, l'acceptent avec reconnaissance en faveur de la main qui l'offre. Le culte religieux de Pierre Simon envers l'empereur n'avait jamais été aveugle; autant son dévouement, son ardent amour, pour son idole fut instinctif et pour ainsi dire fatal… autant son admiration fut grave et raisonnée. Loin de ressembler à ces traîneurs de sabre qui n'aiment la bataille que pour la bataille, non seulement le maréchal Simon admirait son héros comme le plus grand capitaine du monde, mais il l'admirait surtout parce qu'il savait que l'empereur avait fait ou accepté la guerre dans l'espoir d'imposer un jour la paix au monde; car si la paix consentie par la gloire et par la force est grande, féconde et magnifique, la paix consentie par la faiblesse et par la lâcheté est stérile, désastreuse et déshonorante. Fils d'artisan, Pierre Simon admirait encore l'empereur parce que cet impérial parvenu avait toujours su faire noblement vibrer la fibre populaire, et que, se souvenant du peuple dont il était sorti, il l'avait fraternellement convié à jouir de toutes les pompes de l'aristocratie et de la royauté.

* * * * *

Lorsque le maréchal Simon entra dans la chambre, ses traits étaient altérés; à la vue de Dagobert, un éclair de joie illumina son visage; il se précipita vers le soldat en lui tendant les bras, et s'écria:

— Mon ami!!! mon vieil ami!… Dagobert répondit avec une muette effusion à cette affectueuse étreinte; puis le maréchal, se dégageant de ses bras, et attachant sur lui des yeux humides, lui dit d'une voix si palpitante d'émotion que ses lèvres tremblaient:

— Eh bien! tu es arrivé à temps pour le 13 février?

— Oui, mon général… mais tout est remis à quatre mois…

— Et…ma femme?… mon enfant?…

À cette question, Dagobert tressaillit, baissa la tête et resta muet…

— Ils ne sont donc pas ici? demanda Pierre Simon avec plus de surprise que d'inquiétude. On m'a dit chez toi que ni ma femme ni mon enfant n'y étaient; mais que je te trouverais… dans cette maison… Je suis accouru… ils n'y sont donc pas?

— Mon général… dit Dagobert en devenant d'une grande pâleur, mon général…

Puis essuyant les gouttes de sueur froide qui perlaient sur son front, il ne put articuler une parole de plus, sa voix s'arrêtait dans son gosier desséché.

— Tu me fais… peur! s'écria Pierre Simon en devenant pâle comme son soldat et en le saisissant par le bras.

À ce moment Adrienne s'avança, les traits empreints de tristesse et d'attendrissement; voyant le cruel embarras de Dagobert, elle voulut venir à son aide et dit à Pierre Simon d'une voix douce et émue:

— Monsieur le maréchal… je suis Mlle de Cardoville… une parente… de vos chères enfants.

Pierre Simon se retourna vivement, aussi frappé de l'éblouissante beauté d'Adrienne que des paroles qu'elle venait de prononcer… Il balbutia dans sa surprise:

— Vous, mademoiselle… parente… de mes enfants

Et il appuya sur ces mots en regardant Dagobert avec stupeur.

— Oui, monsieur le maréchal… vos enfants… se hâta de dire
Adrienne, et l'amour de ces deux charmantes soeurs jumelles…

— Soeurs jumelles! s'écria Pierre Simon en interrompant Mlle de Cardoville avec une explosion de joie impossible à rendre. Deux filles au lieu d'une. Ah! combien leur mère doit être heureuse!…

Puis il ajouta en s'adressant à Adrienne:

— Pardon, mademoiselle, d'être si peu poli, de vous remercier si mal de ce que vous m'apprenez… mais vous concevez, il y a dix- sept ans que je n'ai pas vu ma femme. J'arrive… et au lieu de trouver deux êtres à chérir… j'en trouve trois… De grâce, mademoiselle, je désirerais savoir toute la reconnaissance que je vous dois. Vous êtes notre parente? Je suis sans doute ici chez vous… Ma femme, mes enfants sont là… n'est-ce pas?… Craignez-vous que ma brusque apparition ne leur soit mauvaise? j'attendrai… mais, tenez, mademoiselle, j'en suis certain, vous êtes aussi bonne que belle… ayez pitié de mon impatience… préparez-les bien vite toutes les trois à me revoir.

Dagobert, de plus en plus ému, évitait les regards du maréchal et tremblait comme la feuille.

Adrienne baissait les yeux sans répondre; son coeur se brisait à la pensée de porter un coup terrible au maréchal Simon.

Celui-ci s'étonna bientôt de ce silence; regardant tour à tour Adrienne et le soldat d'un air d'abord inquiet et bientôt alarmé, il s'écria:

— Dagobert!… tu me caches quelque chose…

— Mon général… répondit-il en balbutiant, je vous assure… je… je…

— Mademoiselle, s'écria Pierre Simon, par pitié, je vous en conjure, parlez-moi franchement, mon anxiété est horrible… Mes premières craintes reviennent… Qu'y a-t-il?… Mes filles… ma femme sont-elles malades? sont-elles en danger? Oh! parlez! parlez!

— Vos filles, monsieur le maréchal, dit Adrienne, ont été un peu souffrantes, par suite de leur long voyage; mais il n'y a rien d'inquiétant dans leur état…

— Mon Dieu!… c'est ma femme… alors… c'est ma femme qui est en danger.

— Du courage, monsieur, dit tristement Mlle de Cardoville. Hélas! il vous faut chercher des consolations dans la tendresse des deux anges qui vous restent.

— Mon général, dit Dagobert d'une voix ferme et grave, je suis venu de Sibérie… seul… avec vos deux filles.

— Et leur mère! leur mère! s'écria Pierre Simon d'une voix déchirante.

— Le lendemain de sa mort, je me suis mis en route avec les deux orphelines, répondit le soldat.

— Morte!… s'écria Pierre Simon avec accablement, morte!… Un morne silence lui répondit.

À ce coup inattendu, le maréchal chancela, s'appuya au dossier d'une chaise et tomba assis en cachant son visage dans ses mains. Pendant quelques minutes on n'entendit que des sanglots étouffés; car non seulement Pierre Simon aimait sa femme avec idolâtrie, pour toutes les raisons que nous avons dites au commencement de cette histoire; mais, par un de ces singuliers compromis que l'homme longtemps et cruellement éprouvé fait, pour ainsi dire, avec la destinée, Pierre Simon, fataliste comme toutes les âmes tendres, se croyant en droit de compter enfin sur du bonheur après tant d'années de souffrances, n'avait pas un moment douté qu'il retrouverait sa femme et ses enfants, double consolation que la destinée lui devait, après de si grandes traverses. Au contraire de certaines gens que l'habitude de l'infortune rend moins exigeants, Pierre Simon avait compté sur un bonheur aussi complet que l'avait été son malheur… Sa femme et ses enfants, telles étaient les seules conditions, uniques, indispensables de la félicité qu'il attendait; sa femme eût survécu à ses filles, qu'elle ne les eût pas plus remplacées pour lui qu'elles ne remplaçaient leur mère à ses yeux: faiblesse ou _cupidité _de coeur, cela était ainsi. Nous insistons sur cette singularité, parce que les suites de cet incessant et douloureux chagrin exerceront une grande influence sur l'avenir du maréchal Simon.

Adrienne et Dagobert avaient respecté la douleur accablante de ce malheureux homme. Lorsqu'il eut donné un libre cours à ses larmes, il redressa son mâle visage, alors d'une pâleur marbrée, passa la main sur ses yeux rougis, se leva et dit à Adrienne:

— Pardonnez-moi, mademoiselle… je n'ai pu vaincre ma première émotion… Permettez-moi de me retirer… J'ai de cruels détails à demander au digne ami qui n'a quitté ma femme qu'à son dernier moment… Veuillez avoir la bonté de me faire conduire auprès de mes enfants… de mes pauvres orphelines.

Et la voix du maréchal s'altéra de nouveau.

— Monsieur le maréchal, dit Mlle de Cardoville, tout à l'heure encore nous attendions ici vos chères enfants… malheureusement notre espérance a été trompée…

Pierre Simon regarda d'abord Adrienne sans lui répondre, et comme s'il ne l'avait pas entendue ou comprise.

— Mais rassurez-vous, reprit la jeune fille, il ne faut pas encore désespérer.

— Désespérer? répéta machinalement le maréchal en regardant tour à tour Mlle de Cardoville et Dagobert, désespérer! et de quoi, mon Dieu?

— De revoir vos enfants, monsieur le maréchal, dit Adrienne; votre présence, à vous leur père… rendra les recherches bien plus efficaces.

— Les recherches!… s'écria Pierre Simon. Mes filles ne sont pas ici?

— Non, monsieur, dit enfin Adrienne; on les a enlevées à l'affection de l'excellent homme qui les avait amenées du fond de la Russie, et on les a conduites dans un couvent…

— Malheureux! s'écria Pierre Simon en s'avançant menaçant et terrible vers Dagobert, tu me répondras de tout…

— Ah! monsieur, ne l'accusez pas! s'écria Mlle de Cardoville.

— Mon général, dit Dagobert d'une voix brève mais douloureusement résignée, je mérite votre colère… c'est ma faute: forcé de m'absenter de Paris, j'ai confié les enfants à ma femme; son confesseur lui a tourné l'esprit, lui a persuadé que vos filles seraient mieux dans un couvent que chez nous; elle l'a cru, elle les y a laissé conduire; maintenant… on a dit au couvent qu'on ne sait pas où elles sont; voilà la vérité… Faites de moi ce que vous voudrez… je n'ai qu'à me taire et à endurer.

— Mais c'est infâme!… s'écria Pierre Simon en désignant Dagobert avec un geste d'indignation désespérée; mais à qui donc se confier… si celui-là m'a trompé… mon Dieu!…

— Ah! monsieur le maréchal, ne l'accusez pas! s'écria Mlle de Cardoville, ne le croyez pas: il a risqué sa vie, son honneur, pour arracher vos enfants de ce couvent… et il n'est pas le seul qui ait échoué dans cette tentative; tout à l'heure encore un magistrat… malgré le caractère, malgré l'autorité dont il est revêtu… n'a pas été plus heureux. Sa fermeté envers la supérieure, ses recherches minutieuses dans le couvent ont été vaines: impossible jusqu'à présent de retrouver ces malheureuses enfants.

— Mais ce couvent, s'écria le maréchal Simon en se redressant, la figure pâle et bouleversée par la douleur et la colère, ce couvent, où est-il? Ces gens-là ne savent donc pas ce que c'est qu'un père à qui on enlève des enfants?

Au moment où le maréchal Simon prononçait ces paroles, tourné vers Dagobert, Rodin, tenant Rose et Blanche par la main, apparut à la porte, laissée ouverte. En entendant l'exclamation du maréchal, il tressaillit de surprise; un éclair de joie diabolique éclaira son sinistre visage, car il ne s'attendait pas à rencontrer Pierre Simon si à propos.

Mlle de Cardoville fut la première qui s'aperçut de la présence de
Rodin. Elle s'écria en courant à lui:

— Ah! je ne me trompais pas… notre providence… toujours… toujours…

— Mes pauvres petites, dit tout bas Rodin aux jeunes filles en leur montrant Pierre Simon, c'est votre père.

— Monsieur! s'écria Adrienne en accourant sur les pas de Rose et de Blanche, vos enfants!… les voilà!…

Au moment où Simon se retournait brusquement, ses deux filles se jetèrent entre ses bras; il se fit un profond silence, et l'on n'entendit plus que des sanglots entrecoupés de baisers et d'exclamations de joie.

— Mais venez donc au moins jouir du bien que vous avez fait! dit
Mlle de Cardoville en essuyant ses yeux et en retournant auprès de
Rodin, qui, resté dans l'embrasure de la porte, où il s'appuyait,
semblait contempler cette scène avec un profond attendrissement.

Dagobert, à la vue de Rodin ramenant les enfants, d'abord frappé de stupeur, n'avait pu faire un mouvement; mais, entendant les paroles d'Adrienne et cédant à un élan de reconnaissance pour ainsi dire insensée, il se jeta à deux genoux devant le jésuite, en joignant ses mains comme s'il eût prié, et s'écria d'une voix entrecoupée:

— Vous m'avez sauvé en ramenant ces enfants…

— Ah! monsieur, soyez béni… dit la Mayeux en cédant à l'entraînement général.

— Mes bons amis, c'est trop, dit Rodin, comme si tant d'émotions eussent été au-dessus de ses forces; mais c'est en vérité trop pour moi, excusez-moi auprès du maréchal… et dites-lui que je suis assez payé par la vue de son bonheur.

— Monsieur… de grâce… dit Adrienne, que le maréchal vous connaisse, qu'il vous voie au moins!

— Oh! restez… vous qui nous sauvez tous, s'écria Dagobert en tâchant de retenir Rodin de son côté.

— La Providence, ma chère demoiselle, ne s'inquiète plus du bien qui est fait, mais du bien qui reste à faire… dit Rodin avec un accent rempli de finesse et de bonté. Ne faut-il pas à cette heure songer au prince Djalma? Ma tâche n'est pas finie, et les moments sont précieux. Allons, ajouta-t-il en se dégageant doucement de l'étreinte de Dagobert, allons, la journée a été aussi bonne que je l'espérais: l'abbé d'Aigrigny est démasqué: vous êtes libre, ma chère demoiselle; vous avez retrouvé votre croix, mon brave soldat; la Mayeux est assurée d'une protectrice, M. le maréchal embrasse ses enfants… je suis pour un peu dans toutes ces joies-là… ma part est belle… mon coeur content… Au revoir, mes amis, au revoir…

Ce disant, Rodin fit de la main un salut affectueux à Adrienne, à la Mayeux et à Dagobert, et disparut après leur avoir montré d'un regard ravi le maréchal Simon, qui, assis et couvrant ses deux filles de larmes et de baisers, les tenait étroitement embrassées et restait étranger à ce qui se passait autour de lui.

* * * * *

Une heure après cette scène, Mlle de Cardoville et la Mayeux, le maréchal Simon, ses deux filles et Dagobert avaient quitté la maison du docteur Baleinier.

* * * * *

En terminant cet épisode, deux mots de _moralité _à l'endroit des _maisons d'aliénés _et des _couvents. _Nous l'avons dit, et nous le répétons, la législation qui régit la surveillance des maisons d'aliénés nous paraît insuffisante. Des faits récemment portés devant les tribunaux, d'autres d'une haute gravité qui nous ont été confiés, nous semblent évidemment prouver cette insuffisance. Sans doute il est accordé aux magistrats toute latitude pour visiter les maisons d'aliénés; cette visite leur est même recommandée; mais _nous savons de source certaine _que les nombreuses et incessantes occupations des magistrats, dont le personnel est d'ailleurs très souvent hors de proportion avec les travaux qui le surchargent, rendent ces inspections tellement rares qu'elles sont pour ainsi dire illusoires. Il nous semblerait donc utile de créer des inspections au moins semi-mensuelles, particulièrement affectées à la surveillance des maisons d'aliénés et composées d'un médecin et d'un magistrat, afin que les réclamations fussent soumises à un examen contradictoire. Sans doute, la justice ne fait jamais défaut lorsqu'elle est suffisamment édifiée; mais combien de formalités, combien de difficultés pour qu'elle le soit, et surtout lorsque le malheureux qui a besoin d'implorer son appui, se trouvant dans un état de suspicion, d'isolement, de séquestration forcée, n'a pas au dehors un ami pour prendre sa défense et réclamer en son nom auprès de l'autorité! N'appartient-il donc pas au pouvoir civil d'aller au- devant de ces réclamations pour une surveillance périodique fortement organisée?

Et ce que nous disons des maisons d'aliénés doit s'appliquer peut- être plus impérieusement encore aux couvents de femmes, aux séminaires et aux maisons habitées par des congrégations. Des griefs aussi très récents, très évidents, et dont la France entière a retenti, ont malheureusement prouvé que la violence, que les séquestrations, que les traitements barbares, que les détournements de mineures, que l'emprisonnement illégal, accompagné de tortures, étaient des faits sinon fréquents, du moins possibles, dans les maisons religieuses. Il a fallu des hasards singuliers, d'audacieuses et cyniques brutalités, pour que ces détestables actions parvinssent à la connaissance du public. Combien d'autres victimes ont été et sont peut-être encore ensevelies dans ces grandes maisons silencieuses, où nul regard _profane _ne pénètre, et qui, de par les immunités du clergé, échappent à la surveillance du pouvoir civil! N'est-il pas déplorable que ces demeures ne soient pas soumises aussi à une inspection périodique, composée, si l'on veut, d'un aumônier, d'un magistrat ou de quelque délégué de l'autorité municipale?

S'il ne se passe rien que de licite, que d'humain, que de charitable, dans ces établissements, qui ont tout le caractère et par conséquent encourent toute la responsabilité des établissements publics, pourquoi cette révolte, pourquoi cette indignation courroucée du parti prêtre, lorsqu'il s'agit de toucher à ce qu'il appelle ses franchises?

Il y a quelque chose au-dessus des constitutions délibérées et promulguées à Rome: c'est la loi française, la loi commune à tous qui accorde protection, mais qui, en retour, impose à tous respect et obéissance.

V. L'Indien à Paris.

Depuis trois jours, Mlle de Cardoville était sortie de chez le docteur Baleinier. La scène suivante se passait dans une petite maison de la rue Blanche, où Djalma avait été conduit au nom d'un protecteur inconnu.

Que l'on se figure un joli salon rond, tendu d'étoffe de l'Inde, fond gris-perle à dessins pourpres, sobrement rehaussés de quelques fils d'or; le plafond, vers son milieu, disparaît sous de pareilles draperies nouées et réunies par un gros cordon de soie; à chacun des deux bouts de ce cordon, retombant inégalement, est suspendue, en guise de gland, une petite lampe indienne de filigrane d'or, d'un merveilleux travail. Par une de ces ingénieuses combinaisons si communes dans les pays barbares, ces lampes servent aussi de brûle-parfums; de petites plaques de cristal bleu, enchâssées au milieu de chaque vide laissé par la fantaisie des arabesques et éclairées par une lumière intérieure, brillent d'un azur si limpide que ces lampes d'or semblent constellées de saphirs transparents; de légers nuages de vapeur blanchâtres s'élèvent incessamment de ces deux lampes et répandent dans l'espace leur senteur embaumée. Le jour n'arrive dans ce salon (il est environ deux heures de relevée) qu'en traversant une petite serre chaude que l'on voit à travers une glace sans tain, formant porte-fenêtre, et pouvant disparaître dans l'épaisseur de la muraille, en glissant le long de la rainure pratiquée au plancher. Un store de Chine peut, en s'abaissant, cacher ou remplacer cette glace.

Quelques palmiers nains, des musas et autres végétaux de l'Inde, aux feuilles épaisses et d'un vert métallique, disposés en bosquets dans cette serre chaude, servent de perspective et pour ainsi dire de fond à deux larges massifs diaprés de fleurs exotiques, séparés par un petit chemin dallé en faïence japonaise jaune et bleue, qui vient aboutir au pied de la glace. Le jour, déjà considérablement affaibli par le réseau de feuilles qu'il traverse, prend une nuance d'une douceur singulière en se combinant avec la lueur des lampes à parfums et les clartés vermeilles de l'ardent foyer d'une haute cheminée de porphyre oriental.

Dans cette pièce un peu obscure, tout imprégnée de suaves senteurs mêlées à l'odeur aromatique du tabac persan, un homme à chevelure brune et pendante, portant une longue robe d'un vert sombre, serrée autour des reins par une ceinture bariolée, est agenouillé sur un magnifique tapis de Turquie; il attise avec soin le fourneau d'or d'un houka; le flexible et le long tuyau de cette pipe, après avoir déroulé ses noeuds sur le tapis, comme un serpent d'écarlate écaillé d'argent, aboutit entre les doigts ronds et effilés de Djalma, mollement étendu sur le divan.

Le jeune prince a la tête nue; ses cheveux de jais à reflets bleuâtres, séparés au milieu de son front, flottent onduleux et doux autour de son visage et de son cou d'une beauté antique et d'une couleur chaude, transparente, dorée comme l'ambre et la topaze; accoudé sur un coussin, il appuie son menton sur la paume de sa main droite; la large manche de sa robe, retombant presque jusqu'à la saignée, laisse voir sur son bras, rond comme celui d'une femme, les signes mystérieux autrefois tatoués dans l'Inde par l'aiguille de l'Étrangleur. Le fils de Kadja-Sing tient de sa main gauche le bouquin d'ambre de sa pipe. Sa robe de magnifique cachemire blanc, dont la bordure palmée de mille couleurs monte jusqu'à ses genoux, est serrée à sa taille mince et cambrée par les larges plis d'un châle orange; le galbe élégant et pur de l'une des jambes de cet Antinoüs asiatique, à demi découverte par un pli de sa robe, se dessine sous une espèce de guêtre très juste, en velours cramoisi, brodée d'argent, échancrée sur le cou- de-pied d'une petite mule de maroquin blanc à talon rouge. À la fois douce et mâle, la physionomie de Djalma exprime ce calme mélancolique et contemplatif habituel aux Indiens et aux Arabes, heureux privilégiés qui, par un rare mélange, unissent l'indolence méditative du rêveur à la fougueuse énergie de l'homme d'action; tantôt délicats, nerveux, impressionnables comme des femmes, tantôt déterminés, farouches et sanguinaires comme des bandits. Et cette comparaison semi-féminine appliquée au moral des Indiens et des Arabes, tant qu'ils ne sont pas entraînés par l'élan de la bataille ou l'ardeur du carnage, peut aussi leur être appliquée presque physiquement; car si, de même que les femmes de race pure, ils ont les extrémités mignonnes, les attaches déliées, les formes aussi fines que souples, cette enveloppe délicate et souvent charmante cache toujours des muscles d'acier, d'un ressort et d'une vigueur toute virile.

Les longs yeux de Djalma, semblables à des diamants noirs enchâssés dans une nacre bleuâtre, errent machinalement des fleurs exotiques au plafond; de temps à autre il approche de sa bouche le bout d'ambre du houka; puis, après une lente aspiration, entr'ouvrant ses lèvres rouges, fermement dessinées sur l'éblouissant émail de ses dents, il expire une petite spirale de fumée fraîchement aromatisée par l'eau de rose qu'elle traverse.

— Faut-il remettre du tabac dans le houka? dit l'homme agenouillé en se tournant vers Djalma et montrant les traits accentués et sinistres de Faringhea l'Étrangleur.

Le jeune prince resta muet, soit que, dans son mépris oriental pour certaines races, il dédaignât de répondre au métis, soit qu'absorbé dans ses rêveries il ne l'eût pas entendu.

L'Étrangleur se tut, s'accroupit sur le tapis, puis, les jambes croisées, les coudes appuyés sur ses genoux, son menton dans ses deux mains et les yeux incessamment fixés sur Djalma, il attendit la réponse ou les ordres de celui dont le père était surnommé le Père du Généreux.

Comment Faringhea, ce sanglant sectateur de Bohwanie, divinité du meurtre avait-il accepté ou recherché des fonctions si humbles? Comment cet homme, d'une portée d'esprit peu vulgaire, cet homme dont l'éloquence passionnée, dont l'énergie avaient recruté tant de séides à la bonne oeuvre, s'était-il résigné à une condition si subalterne? Comment enfin cet homme, qui, profitant de l'aveuglement du jeune prince à son égard, pouvait offrir une si belle proie à Bohwanie, respectait-il les jours du fils de Kadja- Sing? Comment enfin s'exposait-il à la fréquente rencontre de Rodin, dont il était connu sous de fâcheux antécédents?

La suite de ce récit répondra à ces questions. L'on peut seulement dire à cette heure qu'après un long entretien qu'il avait eu la veille avec Rodin, l'Étrangleur l'avait quitté, l'oeil baissé, le maintien discret.

Après avoir gardé le silence pendant quelque temps, Djalma, tout en suivant du regard la bouffée de fumée blanchâtre qu'il venait de lancer dans l'espace, s'adressant à Faringhea sans tourner les yeux vers lui, lui dit dans ce langage à la fois hyperbolique et concis assez familier aux Orientaux:

— L'heure passe… le vieillard au coeur bon n'arrive pas… mais il viendra… Sa parole est sa parole…

— Sa parole est sa parole, monseigneur, répéta Faringhea d'un ton affirmatif; quand il a été vous trouver, il y a trois jours, dans cette maison où ces misérables, pour leurs méchants desseins, vous avaient conduit traîtreusement endormi, comme ils m'avaient endormi moi-même… moi, votre serviteur vigilant et dévoué… il vous a dit: «L'ami inconnu qui vous a envoyé chercher au château de Cardoville m'adresse à vous, prince: ayez confiance, suivez- moi; une demeure digne de vous est préparée.» Il vous a dit encore, monseigneur: «Consentez à ne pas sortir de cette maison jusqu'à mon retour; votre intérêt l'exige; dans trois jours vous me reverrez, alors toute liberté vous sera rendue…» Vous avez consenti, monseigneur, et depuis trois jours vous n'avez pas quitté cette maison.

— Et j'attends le vieillard avec impatience, dit Djalma, car cette solitude me pèse… Il doit y avoir tant de choses à admirer à Paris! Et surtout…

Djalma n'acheva pas et retomba dans sa rêverie. Après quelques moments de silence, le fils de Kadja-Sing dit tout à coup à Faringhea d'un ton de sultan impatient et désoeuvré:

— Parle-moi!

— De quoi vous parler, monseigneur?

— De ce que tu voudras, dit Djalma avec un insouciant dédain, en attachant au plafond ses yeux à demi voilés de langueur, une pensée me poursuit… je veux m'en distraire… parle-moi…

Faringhea jeta un coup d'oeil pénétrant sur les traits du jeune
Indien; il les vit colorés d'une légère rougeur.

— Monseigneur, dit le métis, votre pensée… je la devine…

Djalma secoua la tête sans regarder l'Étrangleur. Celui-ci reprit:

— Vous songez aux femmes de Paris, monseigneur…

— Tais-toi, esclave… dit Djalma. Et il se retourna brusquement sur le sofa, comme si l'on eût touché le vif d'une blessure douloureuse.

Faringhea se tut.

Au bout de quelques moments, Djalma reprit avec impatience, en jetant au loin le tuyau du houka, et cachant ses deux yeux sous ses mains:

— Tes paroles valent encore mieux que le silence… Maudites soient mes pensées, maudit soit mon esprit qui évoque ces fantômes!

— Pourquoi fuir ces pensées, monseigneur? Vous avez dix-neuf ans, votre adolescence s'est tout entière passée à la guerre ou en prison, et jusqu'à ce jour vous êtes resté aussi chaste que Gabriel, ce jeune prêtre chrétien, notre compagnon de voyage.

Quoique Faringhea ne se fût en rien départi de sa respectueuse déférence envers le prince, celui-ci sentit une légère ironie percer à travers l'accent du métis lorsqu'il prononça le mot _chaste. _Djalma lui dit avec un mélange de hauteur et de vérité:

— Je ne veux pas, auprès de ces civilisés, passer pour un barbare, comme ils nous appellent… aussi je me glorifie d'être chaste.

— Je ne vous comprends pas, monseigneur.

— J'aimerai peut-être une femme pure, comme l'était ma mère lorsqu'elle a épousé mon père… et ici, pour exiger la pureté d'une femme, il faut être chaste comme elle…

À cette énormité, Faringhea ne put dissimuler un sourire sardonique.

— Pourquoi ris-tu, esclave? dit impérieusement le jeune prince.

— Chez les _civilisés… _comme vous dites, monseigneur, l'homme qui se marierait dans toute la fleur de son innocence… serait blessé à mort par le ridicule.

— Tu mens, esclave; il ne serait ridicule que s'il épousait une jeune fille qui ne fût pas pure comme lui.

— Alors, monseigneur, au lieu d'être blessé… il serait tué par le ridicule, car il serait deux fois impitoyablement raillé…

— Tu mens… tu mens… ou, si tu dis vrai, qui t'a instruit?

— J'avais vu des femmes parisiennes à l'île de France et à Pondichéry, monseigneur; puis, j'ai beaucoup appris pendant notre traversée: je causais avec un jeune officier pendant que vous causiez avec le jeune prêtre.

— Ainsi, comme les sultans de nos harems, les civilisés exigent des femmes une innocence qu'ils n'ont plus?

— Ils en exigent d'autant plus qu'ils en ont moins, monseigneur.

— Exiger ce qu'on n'accorde pas, c'est agir de maître à esclave; et ici, de quel droit cela?

— Du droit que prend celui qui fait le droit… c'est comme chez nous, monseigneur.

— Et les femmes, que font-elles?

— Elles empêchent les fiancés d'être trop ridicules aux yeux du monde lorsqu'ils se marient.

— Et une femme qui trompe… ici, on la tue? dit Djalma se redressant brusquement et attachant sur Faringhea un regard farouche qui étincela tout à coup d'un feu sombre.

— On la tue, monseigneur, toujours comme chez nous: femme surprise, femme morte.

— Despotes comme nous, pourquoi les civilisés n'enferment-ils pas comme nous leurs femmes pour les forcer à une fidélité qu'ils ne gardent pas?

— Parce qu'ils sont civilisés comme des barbares… et barbares comme des civilisés, monseigneur.

— Tout cela est triste, si tu dis vrai, reprit Djalma d'un air pensif.

Puis il ajouta avec une certaine exaltation et en employant, selon son habitude, le langage quelque peu mystique et figuré, familier à ceux de son pays:

— Oui, ce que tu me dis m'afflige, esclave… car deux gouttes de rosée du ciel se fondant ensemble dans le calice d'une fleur… ce sont deux coeurs confondus dans un virginal et pur amour… deux rayons de feu s'unissant en une seule flamme inextinguible, ce sont les brûlantes et éternelles délices de deux amants devenus époux.

Si Djalma parla des pudiques jouissances de l'âme avec un charme inexprimable, lorsqu'il peignit un bonheur moins idéal, ses yeux brillèrent comme des étoiles, il frissonna légèrement, ses narines se gonflèrent, l'or pâle de son teint devint vermeil, et le jeune prince retomba dans une rêverie profonde.

Faringhea, ayant remarqué cette dernière émotion, reprit:

— Et si, comme le fier et brillant _oiseau-roi__[5]_ de notre pays, le sultan de nos bois, vous préfériez à des amours uniques et solitaires des plaisirs nombreux et variés; beau, jeune, riche comme vous l'êtes, monseigneur, si vous recherchiez ces séduisantes Parisiennes, vous savez… ces voluptueux fantômes de vos nuits, ces charmants tourmenteurs de vos rêves; si vous jetiez sur elles des regards hardis comme un défi, suppliants comme une prière ou brûlants comme un désir, croyez-vous que bien des yeux à demi voilés ne s'enflammeraient pas au feu de vos prunelles! Alors ce ne seraient plus les monotones délices d'un unique amour… chaîne pesante de notre vie; non, ce seraient les mille voluptés du harem… mais du harem peuplé de femmes libres et fières, que l'amour heureux ferait vos esclaves. Pur et contenu jusqu'ici, il ne peut exister pour vous d'excès… croyez-moi donc; ardent, magnifique, c'est vous, fils de notre pays, qui deviendrez l'amour, l'orgueil, l'idolâtrie de ces femmes; et ces femmes, les plus séduisantes du monde entier, n'auront bientôt plus que pour vous des regards languissants et passionnés!

Djalma avait écouté Faringhea avec un silence avide. L'expression des traits du jeune Indien avait complètement changé: ce n'était plus cet adolescent mélancolique et rêveur, invoquant le saint souvenir de sa mère, et ne trouvant que dans la rosée du ciel, que dans le calice des fleurs, des images assez pures pour peindre la chasteté, l'amour qu'il rêvait; ce n'était même plus le jeune homme rougissant d'une ardeur pudique à la pensée des délices permises d'une union légitime. Non, non, les incitations de Faringhea avaient fait éclater tout à coup un feu souterrain: la physionomie enflammée de Djalma, ses yeux tour à tour étincelants et voilés, l'inspiration mâle et sonore de sa poitrine, annonçaient l'embrasement de son sang et le bouillonnement de ses passions, d'autant plus énergiques qu'elles avaient été jusqu'alors contenues. Aussi… s'élançant tout à coup du divan, souple, vigoureux et léger comme un jeune tigre, Djalma saisit Faringhea à la gorge en s'écriant:

— C'est un poison brûlant que tes paroles!…

— Monseigneur, dit Faringhea sans opposer la moindre résistance, votre esclave est votre esclave… Cette soumission désarma le prince.

— Ma vie, vous appartient, répéta le métis.

— C'est moi qui t'appartiens, esclave! s'écria Djalma en le repoussant. Tout à l'heure j'étais suspendu à tes lèvres… dévorant tes dangereux mensonges!…

— Des mensonges, monseigneur!… Paraissez seulement à la vue de ces femmes: leurs regards confirmeront mes paroles.

— Ces femmes m'aimeraient… moi qui n'ai vécu qu'à la guerre et dans les forêts!

— En pensant que si jeune, vous avez déjà fait une sanglante chasse aux hommes et aux tigres… elles vous adoreront, monseigneur.

— Tu mens.

— Je vous le dis, monseigneur, en voyant votre main, qui, aussi délicate que les leurs, s'est si souvent trempée dans le sang ennemi, elles voudront la baiser encore en pensant que, dans nos forêts, votre carabine armée, votre poignard entre vos dents, vous avez souri aux rugissements du lion ou de la panthère que vous attendiez.

— Mais je suis un sauvage… un barbare…

— Et c'est pour cela qu'elles seront à vos pieds; elles se sentiront à la fois effrayées et charmées en songeant à toutes les violences, à toutes les fureurs, à tous les emportements de jalousie, de passion et d'amour auxquels un homme de votre sang, de votre jeunesse et de votre ardeur doit se livrer… Aujourd'hui doux et tendre, demain ombrageux et farouche, un autre jour ardent et passionné… tel vous serez… tel il faut être pour les entraîner… Oui, oui, qu'un cri de rage s'échappe entre deux caresses, qu'elles retombent enfin brisées, palpitantes de plaisir, d'amour et de frayeur… et vous ne serez plus pour elles un homme… mais un dieu…

— Tu crois?… s'écria Djalma, emporté malgré lui par la sauvage éloquence de l'Étrangleur.

— Vous savez… vous sentez que je dis vrai, s'écria celui-ci en étendant le bras vers le jeune Indien.

— Eh bien, oui, s'écria Djalma le regard étincelant, les narines gonflées, en parcourant le salon pour ainsi dire par soubresauts et par bonds sauvages, je ne sais si j'ai ma raison ou si je suis ivre, mais il me semble que tu dis vrai… oui, je le sens, on m'aimera avec délire, avec furie… parce que j'aimerai avec délire, avec furie… on frissonnera de bonheur et d'épouvante… Esclave, tu dis vrai, ce sera quelque chose d'enivrant et de terrible que cet amour…

En prononçant ces mots, Djalma était superbe d'impétueuse sensualité; c'était chose belle et rare, l'homme arrivé pur et contenu jusqu'à l'âge où doivent se développer dans toute leur toute-puissante énergie les admirables instincts qui, comprimés, faussés ou pervertis, peuvent altérer la raison ou s'égarer en débordements effrénés, en crimes effroyables, mais qui, dirigés vers une grande et noble passion, peuvent et doivent, par leur violence même, élever l'homme, par le dévouement et par la tendresse, jusqu'aux limites de l'idéal.

— Oh! cette femme… cette femme… devant qui je tremblerai et qui tremblera devant moi… où est-elle donc? s'écria Djalma dans un redoublement d'ivresse. La trouverai-je jamais?

Une, c'est beaucoup, monseigneur, reprit Faringhea avec sa froideur sardonique: qui cherche _une _femme la trouve rarement dans ce pays; qui cherche _des _femmes est embarrassé du choix.

* * * * *

Au moment où le métis faisait cette impertinente réponse à Djalma, on put voir à la petite porte du jardin de cette maison, porte qui s'ouvrait sur une ruelle déserte, s'arrêter une voiture _coupé, _d'une extrême élégance, à caisse bleu lapis et à train blanc aussi réchampi de bleu; cette voiture était admirablement attelée de beaux chevaux de sang bai doré à crins noirs; les écussons des harnais étaient d'argent ainsi que les boutons de la livrée des gens, livrée bleu clair à collet blanc; sur la housse, aussi bleue et galonnée de blanc, ainsi que sur les panneaux des portières, on voyait des armoiries en losange sans cimier ni couronne, ainsi que cela est d'usage pour les jeunes filles.

Deux femmes étaient dans cette voiture: Mlle de Cardoville et
Florine.

VI. Le réveil.

Pour expliquer la venue de Mlle de Cardoville à la porte du jardin de la maison occupée par Djalma, il faut jeter un coup d'oeil rétrospectif sur les événements.

Mlle de Cardoville, en quittant la maison du docteur Baleinier, était allée s'établir dans son hôtel de la rue d'Anjou. Pendant les derniers mois de son séjour chez sa tante, Adrienne avait fait secrètement restaurer et meubler cette belle habitation, dont le luxe et l'élégance venaient d'être encore augmentés de toutes les merveilles du pavillon de l'hôtel de Saint-Dizier.

Le _monde _trouvait fort extraordinaire qu'une jeune fille de l'âge et de la condition de Mlle de Cardoville eût pris la résolution de vivre complètement seule, libre, et de tenir sa maison ni plus ni moins qu'un garçon majeur, une toute jeune veuve ou un mineur émancipé. Le _monde _faisait semblant d'ignorer que Mlle de Cardoville possédait ce que ne possèdent pas tous les hommes majeurs et deux fois majeurs: un caractère ferme, un esprit élevé, un coeur généreux, un sens très droit et très juste. Jugeant qu'il lui fallait, pour la direction subalterne et pour la surveillance intérieure de sa maison, des personnes fidèles, Adrienne avait écrit au régisseur de la terre de Cardoville et à sa femme, anciens serviteurs de la famille, de venir immédiatement à Paris, M. Dupont devant ainsi remplir les fonctions d'intendant, et Mme Dupont celles de femme de charge. Un ancien ami du père de Mlle de Cardoville, le comte de Montbron, vieillard des plus spirituels, jadis homme fort à la mode, mais toujours très connaisseur en toutes sortes d'élégance, avait conseillé à Adrienne d'agir en princesse et de prendre un écuyer, lui indiquant, pour remplir ces fonctions, un homme fort bien élevé, d'un âge plus que mûr, qui, grand amateur de chevaux, après s'être ruiné en Angleterre, à New-market, au Derby, et chez Tattersall[6], avait été réduit, ainsi que cela arrive souvent à des gentlemen de ce pays, à conduire les diligences à grandes guides, trouvant dans ces fonctions un gagne-pain honorable et un moyen de satisfaire son goût pour les chevaux. Tel était M. de Bonneville, le protégé du comte de Montbron. Par son âge et par ses habitudes de savoir- vivre, cet écuyer pouvait accompagner Mlle de Cardoville à cheval et, mieux que personne, surveiller l'écurie et la tenue des voitures. Il accepta donc cet emploi avec reconnaissance; et, grâce à ses soins éclairés, les attelages de Mlle de Cardoville purent rivaliser avec ce qu'il y avait en ce genre de plus élégant à Paris.

Mlle de Cardoville avait repris ses femmes, Hébé, Georgette et Florine. Celle-ci avait dû d'abord entrer chez la princesse de Saint-Dizier, pour y continuer son rôle de _surveillante _au profit de la supérieure du couvent de Sainte-Marie; mais ensuite de la nouvelle direction donnée à l'affaire de Rennepont par Rodin, il fut décidé que Florine, si la chose se pouvait, reprendrait son service auprès de Mlle de Cardoville. Cette place de confiance, mettant cette malheureuse créature à même de rendre d'importants et ténébreux services aux gens qui tenaient son sort entre leurs mains, la contraignait à une trahison infâme. Malheureusement tout avait favorisé cette machination. On le sait: Florine, dans une entrevue avec la Mayeux, peu de jours après que Mlle de Cardoville fut renfermée chez le docteur Baleinier, Florine, cédant à un mouvement de repentir, avait donné à l'ouvrière des conseils très utiles aux intérêts d'Adrienne, en faisant dire à Agricol de ne pas remettre à Mme de Saint-Dizier les papiers qu'il avait trouvés dans la cachette du pavillon, mais de ne les confier qu'à Mlle de Cardoville elle-même. Celle-ci, instruite plus tard de ce détail par la Mayeux, ressentit un redoublement de confiance et d'intérêt pour Florine, la reprit à son service presque avec reconnaissance, et la chargea aussitôt d'une mission toute confidentielle, c'est-à-dire de surveiller les arrangements de la maison louée pour l'habitation de Djalma.

Quant à la Mayeux, cédant aux sollicitations de Mlle de Cardoville, et ne se voyant plus utile à la femme de Dagobert, dont nous parlerons plus tard, elle avait consenti à demeurer à l'hôtel d'Anjou, auprès d'Adrienne, qui, avec cette rare sagacité de coeur qui la caractérisait, avait confié à la jeune ouvrière, qui lui servait aussi de secrétaire, le _département _des secours et aumônes.

Mlle de Cardoville avait d'abord songé à garder auprès d'elle la Mayeux, simplement à titre d'amie, voulant ainsi honorer et glorifier en elle la sagesse dans le travail, la résignation dans la douleur, et l'intelligence dans la pauvreté; mais, connaissant la dignité naturelle de la jeune fille, elle craignit avec raison que, malgré la circonspection délicate avec laquelle cette hospitalité toute fraternelle serait présentée à la Mayeux, celle- ci n'y vît une aumône déguisée; Adrienne préféra donc, toujours en la traitant en amie, lui donner un emploi tout intime. De cette façon, la juste susceptibilité de l'ouvrière serait ménagée, puisqu'elle _gagnerait sa vie _en remplissant des fonctions qui satisferaient ses instincts si adorablement charitables. En effet, la Mayeux, pouvait, plus que personne, accepter la sainte mission que lui donnait Adrienne; sa cruelle expérience du malheur, la bonté de son âme angélique, l'élévation de son esprit, sa rare activité, sa pénétration à l'endroit des douloureux secrets de l'infortune, sa connaissance parfaite des classes pauvres et laborieuses, disaient assez avec quelle intelligence l'excellente créature seconderait les généreuses intentions de Mlle de Cardoville.

* * * * *

Parlons maintenant des divers événements qui, ce jour-là, avaient précédé l'arrivée de Mlle de Cardoville à la porte du jardin de la maison de la rue Blanche.

Vers les dix heures du matin, les volets de la chambre à coucher d'Adrienne, hermétiquement fermés, ne laissaient pénétrer aucun rayon du jour dans cette pièce, seulement éclairée par la lueur d'une lampe sphérique en albâtre oriental, suspendue au plafond par trois longues chaînes. Cette pièce, terminée en dôme, avait la forme d'une tente à huit pans coupés; depuis la voûte jusqu'au sol, elle était tendue de soie blanche, recouverte de longues draperies de mousseline blanche aussi, largement bouillonnée, et retenues le long des murs par des embrasses fixées de distance en distance à de larges patères d'ivoire. Deux portes, aussi d'ivoire, merveilleusement incrustées de nacre, conduisaient, l'une à la salle de bains, l'autre à la chambre de toilette, sorte de petit temple élevé au culte de la beauté, meublé comme il était au pavillon de l'hôtel de Saint-Dizier. Deux autres pans étaient occupés par des fenêtres complètement cachées sous des draperies; en face du lit, encadrant de splendides chenets en argent ciselé, une cheminée de marbre pentélique, véritable neige cristallisée, dans laquelle on avait sculpté deux ravissantes cariatides et une frise représentant des oiseaux et des fleurs; au-dessus de cette frise, et fouillée à jour dans le marbre avec une délicatesse extrême, était une sorte de corbeille ovale, d'un contour gracieux, qui remplaçait la table de la cheminée et était garnie d'une masse de camélias roses; leurs feuilles d'un vert éclatant, leurs fleurs d'une nuance légèrement carminée, étaient les seules couleurs qui vinssent accidenter l'harmonieuse blancheur de ce réduit virginal. Enfin, à demi entouré de flots de mousseline blanche qui descendaient de la voûte comme de légers nuages, on apercevait le lit très bas et à pieds d'ivoire richement sculpté, reposant sur le tapis d'hermine qui garnissait le plancher. Sauf une plinthe, aussi d'ivoire admirablement travaillée et rehaussée de nacre, ce lit était partout doublé de satin blanc ouaté et piqué comme un immense sachet. Les draps de batiste, garnis de valenciennes, s'étant quelque peu dérangés, découvraient l'angle d'un matelas recouvert de taffetas blanc et le coin d'une légère couverture de moire, car il régnait sans cesse dans cet appartement une température égale et tiède comme celle d'un beau jour de printemps. Par un scrupule singulier provenant de ce même sentiment qui avait fait inscrire à Adrienne, sur un chef-d'oeuvre d'orfèvrerie, le nom de son _auteur _au lieu du nom de son vendeur, elle avait voulu que tous ces objets, d'une somptuosité si recherchée, fussent confectionnés par des artisans choisis parmi les plus intelligents, les plus laborieux et les plus probes, à qui elle avait fait fournir les matières premières; de la sorte, on avait ajouter au prix de leur main-d'oeuvre ce dont auraient bénéficié les intermédiaires en spéculant sur leur travail; cette augmentation de salaire considérable avait répandu quelque bonheur et quelque aisance dans cent familles nécessiteuses, qui, bénissant ainsi la magnificence d'Adrienne, lui donnaient, disait-elle_, le droit de jouir de son luxe comme d'une action juste et bonne. _Rien n'était donc plus frais, plus charmant à voir que l'intérieur de cette chambre à coucher.

Mlle de Cardoville venait de s'éveiller; elle reposait au milieu de ces flots de mousseline, de dentelle, de batiste et de soie blanche, dans une pose remplie de mollesse et de grâce; jamais, pendant la nuit, elle ne couvrait ses admirables cheveux dorés (procédé certain pour les conserver longtemps dans toute leur magnificence, disaient les Grecs); le soir, ses femmes disposaient les longues boucles de sa chevelure soyeuse en plusieurs tresses plates dont elles formaient deux larges et épais bandeaux qui, descendant assez pour cacher presque entièrement sa petite oreille dont on ne voyait que le lobe rosé, allaient se rattacher à la grosse natte enroulée derrière la tête. Cette coiffure, empruntée à l'antiquité grecque, seyait aussi à ravir aux traits si purs, si fins de Mlle de Cardoville, et semblait tellement la rajeunir que, au lieu de dix-huit ans, on lui en eût donné quinze à peine; ainsi rassemblés et encadrant étroitement les tempes, ses cheveux, perdant leur teinte claire et brillante, eussent paru presque bruns, sans les reflets d'or vif qui couraient çà et là sur l'ondulation des tresses. Plongée dans cette torpeur matinale dont la tiède langueur est si favorable aux molles rêveries, Adrienne était accoudée sur son oreiller, la tête un peu fléchie, ce qui faisait valoir encore l'idéal contour de son cou et de ses épaules nues; ses lèvres souriantes, humides et vermeilles, étaient, comme ses joues, aussi froides que si elle venait de les baigner dans une eau glacée; ses blanches paupières voilaient à demi ses grands yeux d'un noir brun et velouté, qui tantôt regardaient languissamment le vide, tantôt s'arrêtaient avec complaisance sur les fleurs roses et sur les feuilles vertes de la corbeille de camélias.

Qui peindrait l'ineffable sérénité du réveil d'Adrienne, réveil d'une âme si belle et si chaste dans un corps si chaste et si beau! réveil d'un coeur aussi pur que le souffle frais et embaumé de jeunesse qui soulevait doucement ce sein virginal… virginal et blanc comme la neige immaculée. Quelle croyance, quel dogme, quelle formule, quel symbole religieux, ô paternel, ô divin Créateur! donnera jamais une plus adorable idée de ton harmonieuse et ineffable puissance qu'une jeune vierge qui, s'éveillant ainsi dans toute l'efflorescence de la beauté, dans toute la grâce de la pudeur dont tu l'as douée, cherche dans sa rêveuse innocence le secret de ce céleste instinct d'amour que tu as mis en elle comme en toutes les créatures, ô toi qui n'es qu'amour éternel, que bonté infinie!

Les pensées confuses qui depuis son réveil semblaient doucement agiter Adrienne l'absorbaient de plus en plus; sa tête se pencha sur sa poitrine; son beau bras retomba sur sa couche; puis ses traits, sans s'attrister, prirent cependant une expression de mélancolie touchante. Son plus vif désir était accompli: elle allait vivre indépendante et seule. Mais cette nature affectueuse, délicate, expansive et merveilleusement complète sentait que Dieu ne l'avait pas comblée des plus rares trésors pour les enfouir dans une froide et égoïste solitude; elle sentait tout ce que l'amour pourrait inspirer de grand, de beau, et à elle-même et à celui qui saurait être digne d'elle. Confiante dans la vaillance, dans la noblesse de son caractère, fière de l'exemple qu'elle voulait donner aux autres femmes, sachant que tous les yeux seraient fixés sur elle avec envie, elle ne se sentait pour ainsi dire que trop sûre d'elle-même; loin de craindre de mal choisir, elle craignait de ne pas trouver parmi qui choisir, tant son goût s'était épuré; puis, eût-elle même rencontré son idéal, elle avait une manière de voir à la fois si étrange et pourtant si juste, si extraordinaire et pourtant si sensée, sur l'indépendance et sur la dignité que la femme devait, selon elle, conserver à l'égard de l'homme, que, inexorablement décidée à ne faire aucune concession à ce sujet, elle se demandait si l'homme de son choix accepterait jamais les conditions jusqu'alors inouïes qu'elle lui imposerait. En rappelant à son souvenir les _prétendants possibles _qu'elle avait jusqu'alors vus dans le monde, elle se souvenait du tableau malheureusement très réel tracé par Rodin avec une verve caustique au sujet des épouseurs. Elle se souvenait aussi, non sans un certain orgueil, des encouragements que cet homme lui avait donnés, non pas en la flattant, mais en l'engageant à poursuivre l'accomplissement d'un dessein véritablement grand, généreux et beau.

Le courant ou le caprice des pensées d'Adrienne l'amena bientôt à songer à Djalma. Tout en se félicitant de remplir envers ce parent de sang royal les devoirs d'une hospitalité royale, la jeune fille était loin de faire du prince le héros de son avenir. D'abord elle se disait, non sans raison, que cet enfant à demi sauvage, aux passions, sinon indomptables, du moins encore indomptées, transporté tout à coup au milieu d'une civilisation raffinée, était inévitablement destiné à de violentes épreuves, à de fougueuses transformations. Or, Mlle de Cardoville, n'ayant dans le caractère rien de viril, rien de dominateur, ne se souciait pas de civiliser ce jeune sauvage. Aussi, malgré l'intérêt, ou plutôt à cause de l'intérêt qu'elle portait au jeune Indien, elle s'était fermement résolue à ne pas se faire connaître à lui avant deux ou trois mois, bien décidée en outre, si le hasard apprenait à Djalma qu'elle était sa parente, à ne pas le recevoir. Elle désirait donc, sinon l'éprouver, du moins le laisser assez libre de ses actes, de ses volontés, pour qu'il pût jeter le premier feu de ses passions, bonnes ou mauvaises. Ne voulant pas, cependant, l'abandonner sans défense à tous les périls de la vie parisienne, elle avait confidemment prié le comte de Montbron d'introduire le prince Djalma dans la meilleure compagnie de Paris et de l'éclairer des conseils de sa longue expérience.

M. de Montbron avait accueilli la demande de Mlle de Cardoville avec le plus grand plaisir, se faisant, disait-il, une joie de lancer son jeune tigre royal dans les salons, et de le mettre aux prises avec la fleur des élégantes et les _beaux _de Paris, offrant de parier et de tenir tout ce qu'on voudrait pour son sauvage pupille.

— Quant à moi, mon cher comte, avait-elle dit à M. de Montbron avec sa franchise habituelle, ma résolution est inébranlable; vous m'avez dit vous-même l'effet que va produire dans le monde l'apparition du prince Djalma, un Indien de dix-neuf ans, d'une beauté surprenante, fier et sauvage comme un jeune lion arrivant de sa forêt; c'est nouveau, c'est extraordinaire, avez-vous ajouté; aussi les coquetteries _civilisatrices _vont le poursuivre avec un dévouement dont je suis effrayée pour lui; or, sérieusement, mon cher comte, il ne peut pas me convenir de paraître vouloir rivaliser de zèle avec tant de belles dames qui vont s'exposer intrépidement aux griffes de votre jeune tigre. Je m'intéresse fort à lui, parce qu'il est mon cousin, parce qu'il est beau, parce qu'il est brave, mais surtout parce qu'il n'est pas vêtu à cette horrible mode européenne. Sans doute ce sont là de rares qualités, mais elles ne suffisent pas jusqu'à présent à me faire changer d'avis. D'ailleurs le bon vieux philosophe, mon nouvel ami, m'a donné, à propos de notre Indien, un conseil que vous avez approuvé, vous qui n'êtes pas philosophe, mon cher comte: c'est, pendant quelque temps, de recevoir chez moi, mais de n'aller chez personne; ce qui d'abord m'épargnera sûrement l'inconvénient de rencontrer mon royal cousin, et ensuite me permettra de faire un choix rigoureux même parmi ma société habituelle; comme ma maison sera excellente, ma position fort originale, et que l'on soupçonnera toutes sortes de méchants secrets à pénétrer chez moi, les curieuses et les curieux ne me manqueront pas, ce qui m'amusera beaucoup, je vous l'assure.

Et comme M. de Montbron lui demandait si _l'exil _du pauvre jeune tigre indien durerait longtemps, Adrienne lui avait répondu:

— Recevant à peu près toutes les personnes de la société où vous l'aurez conduit, je trouverai très piquant d'avoir ainsi sur lui des jugements divers. Si certains hommes en disent beaucoup de bien, certaines femmes beaucoup de mal… j'aurai bon espoir… En un mot, l'opinion que je formerai en démêlant ainsi le vrai du faux, fiez-vous à ma sagacité pour cela, abrégera ou prolongera, ainsi que vous le dites_, l'exil _de mon royal cousin.

Telles étaient encore les intentions de Mlle de Cardoville à l'égard de Djalma, le jour même où elle devait se rendre avec Florine à la maison qu'il occupait; en un mot, elle était absolument décidée à ne pas se faire connaître à lui avant quelques mois.

* * * * *

Adrienne, après avoir ce matin-là ainsi longtemps songé aux chances que l'avenir pouvait offrir aux besoins de son coeur, tomba dans une nouvelle et profonde rêverie. Cette ravissante créature, pleine de vie, de sève et de jeunesse, poussa un léger soupir, étendit ses deux bras charmants au-dessus de sa tête, tournée de profil sur son oreiller, et resta quelques moments comme accablée… comme anéantie… Ainsi immobile sur les blancs tissus qui l'enveloppaient, on eût dit une admirable statue de marbre se dessinant à demi sous une légère couche de neige. Tout à coup, Adrienne se dressa brusquement sur son séant, passa la main sur son front et sonna ses femmes. Au premier bruit argentin de la sonnette, les deux portes d'ivoire s'ouvrirent, Georgette parut sur le seuil de la chambre de toilette, dont Lutine, la petite chienne noir et feu à collier d'or, s'échappa avec des jappements de joie. Hébé parut sur le seuil de la chambre de bain.

Au fond de cette pièce, éclairée par le haut, on voyait, sur un tapis de cuir vert de Cordoue à rosaces d'or, une vaste baignoire de cristal, en forme de conque allongée. Les trois seules soudures de ce hardi chef-d'oeuvre de verrerie disparaissaient sous l'élégante courbure de plusieurs grands roseaux d'argent qui s'élançaient du large socle de la baignoire, aussi d'argent ciselé, et représentant des enfants et des dauphins se jouant au milieu des branches de corail naturel et de coquilles azurées. Rien n'était d'un plus riant effet que l'incrustation de ces rameaux pourpres et de ces coquilles d'outre-mer sur le front mat des ciselures d'argent; la vapeur balsamique qui s'élevait de l'eau tiède, limpide et parfumée, dont était remplie la conque de cristal, s'épandait dans la salle de bain, et entra comme un léger brouillard dans la chambre à coucher.

Voyant Hébé, dans son frais et joli costume, lui apporter sur un de ses bras nus et potelés un long peignoir, Adrienne lui dit:

— Où est donc Florine, mon enfant?

— Mademoiselle, il y a deux heures qu'elle est descendue, on l'a fait demander pour quelque chose de très pressé.

— Et qui l'a fait demander?

— La jeune personne qui sert de secrétaire à mademoiselle… Elle était sortie ce matin de très bonne heure; aussitôt son retour elle a fait demander Florine, qui depuis n'est pas revenue.

— Cette absence est sans doute relative à quelque affaire importante de mon angélique _ministre _des secours et aumônes, dit Adrienne en souriant et en songeant à la Mayeux.

Puis elle fit signe à Hébé de s'approcher de son lit.

* * * * *

Environ deux heures après son lever, Adrienne s'étant fait, comme de coutume, habiller avec une rare élégance, renvoya ses femmes et demanda la Mayeux, qu'elle traitait avec une déférence marquée, la recevant toujours seule.

La jeune ouvrière entra précipitamment, le visage pâle, émue, et lui dit d'une voix tremblante:

— Ah! mademoiselle… mes pressentiments étaient fondés; on vous trahit…

— De quels pressentiments parlez-vous, ma chère enfant? dit
Adrienne surprise, et qui me trahit?

— M. Rodin… répondit la Mayeux.

VII. Les doutes.

En entendant l'accusation portée par la Mayeux contre Rodin, Mlle de Cardoville regarda la jeune fille avec un nouvel étonnement.

Avant de poursuivre cette scène, disons que la Mayeux avait quitté ses pauvres vieux vêtements, et était habillée de noir avec autant de simplicité que de goût. Cette triste couleur semblait dire son renoncement à toute vanité humaine, le deuil éternel de son coeur et les austères devoirs que lui imposait son dévouement à toutes les infortunes. Avec cette robe noire, la Mayeux portait un large col rabattu, blanc et net comme son petit bonnet de gaze à rubans gris, qui, laissant voir ses deux bandeaux de beaux cheveux bruns, encadrait son mélancolique visage aux doux yeux bleus; ses mains longues et fluettes, préservées du froid par des gants, n'étaient plus, comme naguère, violettes et marbrées, mais d'une blancheur presque diaphane.

Les traits altérés de la Mayeux exprimaient une vive inquiétude.
Mlle de Cardoville, au comble de la surprise, s'écria:

— Que dites-vous?…

— M. Rodin vous trahit, mademoiselle.

— Lui!… C'est impossible…

— Ah! mademoiselle… mes pressentiments ne m'avaient pas trompée.

— Vos pressentiments?

— La première fois que je me suis trouvée en présence de M. Rodin, malgré moi j'ai été saisie de frayeur; mon coeur s'est douloureusement serré… et j'ai craint… pour vous… mademoiselle.

— Pour moi? dit Adrienne, et pourquoi n'avez-vous pas craint pour vous, ma pauvre amie?

— Je ne sais, mademoiselle, mais tel a été mon premier mouvement, et cette frayeur était si invincible que, malgré la bienveillance que M. Rodin me témoignait pour ma soeur, il m'épouvantait toujours.

— Cela est étrange. Mieux que personne je comprends l'influence presque irrésistible des sympathies ou des aversions… mais dans cette circonstance… Enfin, reprit Adrienne après un moment de réflexion… il n'importe; comment aujourd'hui vos soupçons se sont-ils changés en certitude?

— Hier, j'étais allée porter à ma soeur Céphyse le secours que M. Rodin m'avait donné pour elle au nom d'une personne charitable… Je ne trouvai pas Céphyse chez l'amie qui l'avait recueillie. Je priai la portière de la maison de prévenir ma soeur que je reviendrais ce matin… C'est ce que j'ai fait. Mais pardonnez-moi, mademoiselle, quelques détails sont nécessaires.

— Parlez, parlez, mon amie.

— La jeune fille qui a recueilli ma soeur chez elle, dit la pauvre Mayeux très embarrassée, en baissant les yeux et en rougissant, ne mène pas une conduite très régulière. Une personne avec qui elle a fait plusieurs parties de plaisir, nommée M. Dumoulin, lui avait appris le véritable nom de M. Rodin, qui, occupant dans cette maison un pied-à-terre, s'y faisait appeler M. Charlemagne.

— C'est ce qu'il nous a dit chez M. Baleinier; puis, avant-hier, revenant sur cette circonstance, il m'a expliqué la nécessité où il se trouvait pour certaines raisons d'avoir ce modeste logement dans ce quartier écarté… et je n'ai pu que l'approuver.

— Eh bien! hier M. Rodin a reçu chez lui M. l'abbé d'Aigrigny!

— L'abbé d'Aigrigny! s'écria Mlle de Cardoville.

— Oui, mademoiselle, il est resté deux heures enfermé avec
M. Rodin.

— Mon enfant, on vous aura trompée.

— Voici ce que j'ai su, mademoiselle: l'abbé d'Aigrigny était venu le matin pour voir M. Rodin; ne le trouvant pas, il avait laissé chez la portière son nom écrit sur du papier, avec ces mots: _Je reviendrai dans deux heures. _La jeune fille dont je vous ai parlé, mademoiselle, a vu ce papier. Comme tout ce qui regarde M. Rodin semble assez mystérieux, elle a eu la curiosité d'attendre M. l'abbé d'Aigrigny chez la portière pour le voir entrer, et en effet, deux heures après, il est revenu et a trouvé M. Rodin chez lui.

— Non… non… dit Adrienne en tressaillant, c'est impossible, il y a erreur…

— Je ne le pense pas, mademoiselle; car, sachant combien cette révélation était grave, j'ai prié la jeune fille de me faire à peu près le portrait de l'abbé d'Aigrigny.

— Eh bien?

— L'abbé d'Aigrigny a, m'a-t-elle dit, quarante ans environ: il est d'une taille haute et élancée, vêtu simplement, mais avec soin; ses yeux sont gris, très grands et très perçants, ses sourcils épais, ses cheveux châtains, sa figure complètement rasée et sa tournure très décidée.

— C'est vrai… dit Adrienne, ne pouvant croire ce qu'elle entendait. Ce signalement est exact.

— Tenant à avoir le plus de détails possible, reprit la Mayeux, j'ai demandé à la portière si M. Rodin et l'abbé d'Aigrigny semblaient courroucés l'un contre l'autre lorsqu'elle les a vus sortir de la maison; elle m'a dit que non; que l'abbé avait seulement dit à M. Rodin, en le quittant à la porte de la maison: «Demain… je vous écrirai… c'est convenu…»

— Est-ce donc un rêve, mon Dieu? dit Adrienne en passant ses deux mains sur son front avec une sorte de stupeur. Je ne puis douter de vos paroles, ma pauvre amie, et pourtant c'est M. Rodin qui vous a envoyée lui-même dans cette maison, pour y porter des secours à votre soeur; il se serait donc ainsi exposé à voir pénétrer par vous ses rendez-vous secrets avec l'abbé d'Aigrigny! Pour un traître, ce serait bien maladroit.

— Il est vrai, j'ai fait aussi cette réflexion. Et cependant la rencontre de ces deux hommes m'a paru si menaçante pour vous, mademoiselle, que je suis revenue dans une grande épouvante.

Les caractères d'une extrême loyauté se résignent difficilement à croire aux trahisons; plus elles sont infâmes, plus ils en doutent; le caractère d'Adrienne était de ce nombre, et, de plus, une des qualités de son esprit était la rectitude: aussi, bien que très impressionnée par le récit de la Mayeux, elle reprit:

— Voyons, mon amie, ne nous effrayons pas à tort, ne nous hâtons pas trop de croire au mal… Cherchons toutes deux à nous éclairer par le raisonnement: rappelons les faits.

M. Rodin m'a ouvert les portes de la maison de M. Baleinier; il a devant moi porté plainte contre l'abbé d'Aigrigny; il a par ses menaces obligé la supérieure du couvent à lui rendre les filles du maréchal Simon; il est parvenu à découvrir la retraite du prince Djalma; il a exécuté mes intentions au sujet de mon jeune parent; hier encore il m'a donné les plus utiles conseils… Tout ceci est bien réel, n'est-ce pas?

— Sans doute, mademoiselle.

— Maintenant, que M. Rodin, en mettant les choses au pis, ait une arrière-pensée, qu'il espère être généreusement rémunéré par nous, soit: mais jusqu'à présent, son désintéressement a été complet…

— C'est encore vrai, mademoiselle, dit la pauvre Mayeux, obligée comme Adrienne, de se rendre à l'évidence des faits accomplis.

— À cette heure, examinons la possibilité d'une trahison. Se réunir à l'abbé d'Aigrigny pour me trahir: où? comment? sur quoi? Qu'ai-je à craindre? N'est-ce pas, au contraire, l'abbé d'Aigrigny et Mme de Saint-Dizier qui vont avoir à rendre un compte à la justice du mal qu'ils m'ont fait?

— Mais alors, mademoiselle, comment expliquer la rencontre de deux hommes qui ont tant de motifs d'aversion et d'éloignement?… D'ailleurs, cela ne cache-t-il pas quelques projets sinistres? et puis, mademoiselle, je ne suis pas la seule à penser ainsi…

— Comment cela?

— Ce matin, en entrant, j'étais si émue, que Mlle Florine m'a demandé la cause de mon trouble; je sais, mademoiselle, combien elle vous est attachée.

— Il est impossible de m'être plus dévouée; récemment encore, vous m'avez vous-même appris le service signalé qu'elle m'a rendu pendant ma séquestration chez M. Baleinier.

— Eh bien! mademoiselle, ce matin, à mon retour, croyant nécessaire de vous faire avertir le plus tôt possible, j'ai tout dit à Mlle Florine. Comme moi, plus que moi peut-être, elle a été effrayée du rapprochement de Rodin et de M. d'Aigrigny. Après un moment de réflexion, elle m'a dit: «Il est, je crois, inutile d'éveiller mademoiselle; qu'elle soit instruite de cette trahison deux ou trois heures plus tôt ou plus tard, peu importe; pendant ces trois heures, je pourrai peut-être découvrir quelque chose. J'ai une idée que je crois bonne; excusez-moi auprès de mademoiselle, je reviens bientôt…» Puis Mlle Florine a fait demander une voiture, et elle est sortie.

— Florine est une excellente fille, dit Mlle de Cardoville en souriant, car la réflexion la rassurait complètement; mais, dans cette circonstance, je crois que son zèle et son bon coeur l'ont égarée, comme vous, ma pauvre amie; savez-vous que nous sommes deux étourdies, vous et moi, de ne pas avoir jusqu'ici songé à une chose qui nous aurait à l'instant rassurées?

— Comment donc, mademoiselle?

— L'abbé d'Aigrigny redoute maintenant beaucoup M. Rodin; il sera venu le chercher jusque dans ce réduit pour lui demander merci. Ne trouvez-vous pas comme moi cette explication, non seulement satisfaisante, mais la seule raisonnable?

— Peut-être, mademoiselle, dit la Mayeux après un moment de réflexion. Oui, cela est probable…

Puis, après un nouveau silence, et comme si elle eût cédé à une conviction supérieure à tous les raisonnements possibles, elle s'écria:

— Et pourtant, non, non! croyez-moi, mademoiselle, on vous trompe, je le _sens… _toutes les apparences sont contre ce que j'affirme… mais, croyez-moi, ces pressentiments sont trop vifs pour ne pas être vrais… Et puis, enfin, est-ce que vous ne devinez pas trop bien les plus secrets instincts de mon coeur, pour que moi, je ne devine pas à mon tour les dangers qui vous menacent?

— Que dites-vous? qu'ai-je donc deviné? reprit Mlle de Cardoville involontairement émue, et frappée de l'accent convaincu et alarmé de la Mayeux, qui reprit:

— Ce que vous avez deviné? Hélas! toutes les ombrageuses susceptibilités d'une malheureuse créature à qui le sort a fait une vie à part: et il faut bien que vous sachiez que si je me suis tue jusqu'ici, ce n'est pas par ignorance de ce que je vous dois; car enfin, qui vous a dit, mademoiselle, que le seul moyen de me faire accepter vos bienfaits sans rougir serait d'y attacher des fonctions qui me rendraient utile et secourable aux infortunes que j'ai si longtemps partagées? Qui vous a dit, lorsque vous avez voulu me faire désormais asseoir à votre table, comme _votre amie, _moi, pauvre ouvrière, en qui vous vouliez glorifier le travail, la résignation et la probité, qui vous a dit, lorsque je vous répondais par des larmes de reconnaissance et de regrets, que ce n'était pas une fausse modestie, mais la conscience de ma difformité ridicule qui me faisait vous refuser? Qui vous a dit que sans cela j'aurais accepté avec fierté au nom de mes soeurs du peuple? Car vous m'avez répondu ces touchantes paroles: «Je comprends votre refus, mon amie; ce n'est pas une fausse modestie qui le dicte, mais un sentiment de dignité que j'aime et que je respecte.» Qui donc vous a dit encore, reprit la Mayeux avec une animation croissante, que je serais bien heureuse de trouver une petite retraite solitaire dans cette magnifique maison, dont la splendeur m'éblouit? Qui vous a dit cela, pour que vous ayez daigné choisir, comme vous l'avez fait, le logement beaucoup trop beau que vous m'avez destiné? Qui vous a dit encore que, sans envier l'élégance des charmantes créatures qui vous entourent et que j'aime déjà parce qu'elles vous aiment, je me sentirais toujours, par une comparaison involontaire, embarrassée, honteuse devant elles? Qui vous a dit cela, pour que vous ayez toujours songé à les éloigner quand vous m'appeliez ici, mademoiselle?… Oui, qui vous a enfin révélé toutes les pénibles et secrètes susceptibilités d'une position exceptionnelle comme la mienne? Qui vous les a révélées? Dieu, sans doute, lui qui, dans sa grandeur infinie, pourvoit à la création des mondes, et qui sait aussi paternellement s'occuper du pauvre petit insecte caché dans l'herbe… Et vous ne voulez pas que la reconnaissance d'un coeur que vous devinez si bien s'élève à son tour jusqu'à la divination de ce qui peut vous nuire? Non, non mademoiselle, les uns ont l'instinct de leur propre conservation; d'autres, plus heureux, ont l'instinct de la conservation de ceux qu'ils chérissent… Cet instinct, Dieu me l'a donné… On vous trahit, vous dis-je… on vous trahit!

Et la Mayeux, le regard animé, les joues légèrement colorées par l'émotion, accentua si énergiquement ces derniers mots, les accompagna d'un geste si affirmatif, que Mlle de Cardoville, déjà ébranlée par les chaleureuses paroles de la jeune fille, en vint à partager ses appréhensions. Puis, quoiqu'elle eût déjà été à même d'apprécier l'intelligence supérieure, l'esprit remarquable de cette pauvre enfant du peuple, jamais Mlle de Cardoville n'avait entendu la Mayeux s'exprimer avec autant d'éloquence, touchante éloquence d'ailleurs, qui prenait sa source dans le plus noble des sentiments. Cette circonstance ajouta encore à l'impression que ressentait Adrienne. Au moment où elle allait répondre à la Mayeux, on frappa à la porte du salon où se passait cette scène, et Florine entra.

En voyant la physionomie alarmée de sa camériste, Mlle de
Cardoville lui dit vivement:

— Eh bien, Florine!… qu'y a-t-il de nouveau? d'où viens-tu, mon enfant?

— De l'hôtel de Saint-Dizier, mademoiselle.

— Et pourquoi y aller? demanda Mlle de Cardoville avec surprise.

— Ce matin, mademoiselle (et Florine désigna la Mayeux) m'a confié ses soupçons, ses inquiétudes… je les ai partagés. La visite de M. l'abbé d'Aigrigny chez M. Rodin me paraissait déjà fort grave; j'ai pensé que, si M. Rodin s'était rendu depuis quelques jours à l'hôtel de Saint-Dizier, il n'y aurait plus de doutes sur sa trahison…

— En effet, dit Adrienne de plus en plus inquiète. Eh bien?

— Mademoiselle m'ayant chargée de surveiller le déménagement du pavillon, il y restait différents objets; pour me faire ouvrir l'appartement, il fallait m'adresser à Mme Grivois; j'avais donc prétexte de retourner à l'hôtel.

— Ensuite… Florine… ensuite?

— Je tâchai de faire parler Mme Grivois sur M. Rodin, mais ce fut en vain.

— Elle se défiait de vous, mademoiselle, dit la Mayeux. On devait s'y attendre.

— Je lui demandai, continua Florine, si l'on avait vu M. Rodin à l'hôtel depuis quelque temps… Elle répondit évasivement. Alors, désespérant de rien savoir, reprit Florine, je quittai Mme Grivois, et, pour que ma visite n'inspirât aucun soupçon, je me rendais au pavillon, lorsqu'en détournant une allée, que vois- je? à quelques pas de moi, se dirigeant vers la petite porte du jardin… M. Rodin, qui croyait sans doute sortir plus secrètement ainsi.

— Mademoiselle! vous l'entendez, s'écria la Mayeux joignant les mains d'un air suppliant; rendez-vous à l'évidence…

— Lui!… chez la princesse de Saint-Dizier, s'écria Mlle de Cardoville, dont le regard, ordinairement si doux, brilla tout à coup d'une indignation véhémente; puis elle ajouta d'une voix légèrement altérée: «Continue, Florine».

— À la vue de M. Rodin, je m'arrêtai, reprit Florine, et reculant aussitôt, je gagnai le pavillon sans être vue, j'entrai vite dans le petit vestibule de la rue. Ses fenêtres donnent auprès de la porte du jardin; je les ouvre, laissant les persiennes fermées, je vois un fiacre: il attendait M. Rodin; car, quelques minutes après, il y monta en disant au cocher: «Rue Blanche, numéro 39.»

— Chez le prince!… s'écria Mlle de Cardoville.

— Oui, mademoiselle.

— En effet, M. Rodin devait le voir aujourd'hui, dit Adrienne en réfléchissant.

— Nul doute que s'il vous trahit, mademoiselle, il trahit aussi le prince, qui bien plus facilement que vous, deviendra sa victime.

— Infamie!… infamie!… infamie! s'écria tout à coup Mlle de Cardoville en se levant, les traits contractés par une douloureuse colère… Une trahison pareille!… Ah! ce serait à douter de tout… ce serait à douter de soi-même.

— Oh! mademoiselle… c'est effrayant, n'est-ce pas? dit la
Mayeux en frissonnant.

— Mais alors, pourquoi m'avoir sauvée, moi et les miens, avoir dénoncé l'abbé d'Aigrigny? reprit Mlle de Cardoville. En vérité, la raison s'y perd… C'est un abîme… Oh! c'est quelque chose d'affreux que le doute!

— En revenant, dit Florine en jetant un regard attendri et dévoué sur sa maîtresse, j'avais songé à un moyen qui permettrait à mademoiselle de s'assurer de ce qui est… mais il n'y aurait pas une minute à perdre.

— Que veux-tu dire? reprit Adrienne en regardant Florine avec surprise.

— M. Rodin va être bientôt seul avec le prince, dit Florine.

— Sans doute, dit Adrienne.

— Le prince se tient toujours dans le petit salon qui s'ouvre sur la serre chaude… C'est là qu'il recevra M. Rodin.

— Ensuite? reprit Adrienne.

— Cette serre chaude, que j'ai fait arranger d'après les ordres de mademoiselle, a son unique sortie par une petite porte donnant dans une ruelle; c'est par là que le jardinier entre chaque matin, afin de ne pas traverser les appartements… Une fois son service terminé, il ne revient pas de la journée…

— Que veux-tu dire? Quel est ton projet? dit Adrienne en regardant Florine, de plus en plus surprise.

— Les massifs de plantes sont disposés de telle façon qu'il me semble que, même lors que le store qui peut cacher la glace séparant le salon de la serre chaude ne serait pas abaissé, on pourrait, je crois, sans être vu, s'approcher assez pour entendre ce qui se dit dans cette pièce… C'est toujours par la porte de la serre que j'entrais ces jours derniers pour en surveiller l'arrangement… Le jardinier avait une clef… moi, une autre… Heureusement je ne la lui ai pas encore rendue… Avant une heure, mademoiselle peut savoir à quoi s'en tenir sur M. Rodin… car, s'il trahit le prince… il la trahit aussi.

— Que dis-tu? s'écria Mlle de Cardoville.

— Mademoiselle part à l'instant avec moi; nous arrivons à la porte de la ruelle… J'entre seule pour plus de précaution, et si l'occasion me paraît favorable… je reviens…

— De l'espionnage… dit Mlle de Cardoville avec hauteur et interrompant Florine, vous n'y songez pas…

— Pardon, mademoiselle, dit la jeune fille en baissant les yeux d'un air confus et désolé: vous conserviez quelques soupçons… ce moyen me semblait le seul qui pût ou les confirmer ou les détruire.

— S'abaisser jusqu'à aller surprendre un entretien? Jamais, reprit Adrienne.

— Mademoiselle, dit tout à coup la Mayeux, pensive depuis quelque temps, permettez-moi de vous le dire, Mlle Florine a raison… Ce moyen est pénible… mais lui seul pourra vous fixer peut-être à tout jamais sur M. Rodin… Et puis enfin, malgré l'évidence des faits, malgré la presque certitude de mes pressentiments, les apparences les plus accablantes peuvent être trompeuses. C'est moi qui la première ai accusé M. Rodin auprès de vous… Je ne me pardonnerais de ma vie de l'avoir accusé à tort… Sans doute… il est, ainsi que vous le dites, mademoiselle, pénible d'épier… de surprendre une conversation…

Puis, faisant un violent et douloureux effort sur elle-même, la Mayeux, ajouta, en tâchant de retenir les larmes de honte qui voilaient ses yeux:

— Cependant, comme il s'agit de vous sauver peut-être, mademoiselle, car si c'est une trahison… l'avenir est effrayant… j'irai… si vous voulez… à votre place… pour…

— Pas un mot de plus, je vous en prie! s'écria Mlle de Cardoville en interrompant la Mayeux. Moi, je vous laisserais faire, à vous, ma pauvre amie, et dans mon seul intérêt… ce qui me semble dégradant… Jamais!…

Puis, s'adressant à Florine:

— Va prier M. de Bonneville de faire atteler ma voiture à l'instant.

— Vous consentez! s'écria Florine en joignant les mains, sans chercher à contenir sa joie; et ses yeux devinrent aussi humides de larmes.

— Oui, je consens, répondit Adrienne d'une voix émue; si c'est une guerre… une guerre acharnée qu'on veut me faire, il faut s'y préparer… et il y aurait, après tout, faiblesse et duperie à ne pas se mettre sur ses gardes. Sans doute, cette démarche me répugne, me coûte; mais c'est le seul moyen d'en finir avec des soupçons qui seraient pour moi un tourment continuel… et de prévenir peut-être de grands maux. Puis, pour des raisons fort importantes, cet entretien de M. Rodin et du prince Djalma peut être pour moi doublement décisif, quant à la confiance ou à l'inexorable haine que j'aurai pour M. Rodin. Ainsi, vite, Florine, un manteau, un chapeau et ma voiture… tu m'accompagneras… Vous, mon amie, attendez-moi ici, je vous prie, ajouta-t-elle en s'adressant à la Mayeux.

* * * * *

Une demi-heure après cet entretien, la voiture d'Adrienne s'arrêtait, ainsi qu'on l'a vu, à la petite porte du jardin de la rue Blanche. Florine entra dans la serre, et revint bientôt dire à sa maîtresse:

— Le store est baissé, mademoiselle; M. Rodin vient d'entrer dans le salon où est le prince…

Mlle de Cardoville assista donc, invisible, à la scène suivante, qui se passa entre Rodin et Djalma.

VIII. La lettre.

Quelques instants avant l'entrée de Mlle de Cardoville dans la serre chaude, Rodin avait été introduit par Faringhea auprès du prince, qui, encore sous l'empire de l'exaltation passionnée où l'avaient plongé les paroles du métis, ne paraissait pas s'apercevoir de l'arrivée du jésuite.

Celui-ci, surpris de l'animation des traits de Djalma, de son air presque égaré, fit un signe interrogatif à Faringhea, qui répondit aussi à la dérobée et de la manière symbolique que voici: après avoir posé son index sur son coeur et sur son front, il montra du doigt l'ardent brasier qui brûlait dans la cheminée; cette pantomime signifiait que la tête et le coeur de Djalma étaient en feu. Rodin comprit sans doute, car un imperceptible sourire de satisfaction effleura ses lèvres blafardes; puis il dit tout haut à Faringhea:

— Je désire être seul avec le prince… Baissez le store, et veillez à ce que nous ne soyons pas interrompus…

Le métis s'inclina, alla toucher un ressort placé auprès de la glace sans tain, et elle rentra dans l'épaisseur de la muraille à mesure que le store s'abaissa; s'inclinant de nouveau, le métis quitta le salon. Ce fut donc peu de temps après sa sortie que Mlle de Cardoville et Florine arrivèrent dans la serre chaude; elle n'était plus séparée de la pièce où se trouvait Djalma que par l'épaisseur transparente du store de soie blanche brodée de grands oiseaux de couleur.

Le bruit de la porte que Faringhea ferma en sortant sembla rappeler le jeune Indien à lui-même; ses traits, encore légèrement animés, avaient cependant repris leur expression de calme et de douceur; il tressaillit, passa la main sur son front, regarda autour de lui, comme s'il sortait d'une rêverie profonde; puis, s'avançant vers Rodin d'un air à la fois respectueux et confus, il lui dit, en employant une appellation habituelle à ceux de son pays envers les vieillards:

— Pardon, mon père… Et toujours selon la coutume pleine de déférence des jeunes gens envers les vieillards, il voulut prendre la main de Rodin pour la porter à ses lèvres, hommage auquel le jésuite se déroba en se reculant d'un pas.

— Et de quoi me demandez-vous pardon, mon cher prince? dit-il à
Djalma.

— Quand vous être entré, je rêvais; je ne suis pas tout de suite venu à vous… Encore pardon, mon père.

— Et je vous pardonne de nouveau, mon cher prince; mais causons, si vous le voulez bien; reprenez votre place sur ce canapé… et même votre pipe, si le coeur vous en dit.

Mais Djalma, au lieu de se rendre à l'invitation de Rodin et de s'étendre sur le divan, selon son habitude, s'assit sur un fauteuil, malgré les instances du vieillard au coeur bon, ainsi qu'il appelait le jésuite.

— En vérité, vos formalités me désolent, mon cher prince, lui dit Rodin; vous êtes ici chez vous, au fond de l'Inde, ou du moins nous désirons que vous croyiez y être.

— Bien des choses me rappellent ici mon pays, dit Djalma d'une voix douce et grave. Vos bontés me rappellent mon père… et celui qui l'a remplacé auprès de moi, ajouta l'Indien en songeant au maréchal Simon, dont on lui avait jusqu'alors et pour cause laissé ignorer l'arrivée.

Après un moment de silence, il reprit d'un ton rempli d'abandon, en tendant sa main à Rodin:

— Vous voilà, je suis heureux.

— Je comprends votre joie, mon cher prince, car je viens vous désemprisonner… ouvrir votre cage… Je vous avais prié de vous soumettre à cette petite réclusion volontaire, absolument dans votre intérêt.

— Demain je pourrai sortir?

— Aujourd'hui même, mon cher prince. Le jeune Indien réfléchit un instant, et reprit:

— J'ai des amis, puisque je suis ici dans ce palais qui ne m'appartient pas?

— En effet… vous avez des amis… d'excellents amis… répondit
Rodin.

À ces mots la figure de Djalma sembla s'embellir encore. Les plus nobles sentiments se peignirent tout à coup sur cette mobile et charmante physionomie, ses grands yeux noirs devinrent légèrement humides; après un nouveau silence il se leva, disant à Rodin d'une voix émue:

— Venez.

— Où cela, cher prince?… dit l'autre fort surpris.

— Remercier mes amis… j'ai attendu trois jours… c'est long.

— Permettez, cher prince… permettez… j'ai à ce sujet bien des choses à vous apprendre, veuillez vous asseoir. Djalma se rassit docilement sur son fauteuil. Rodin reprit:

— Il est vrai… vous avez des amis… ou plutôt vous avez _un _ami; les amis sont rares.

— Mais vous?

— C'est juste… Vous avez donc deux amis, mon cher prince: moi que vous connaissez… et un autre que vous ne connaissez pas… et qui désire vous rester inconnu…

— Pourquoi?

— Pourquoi? répondit Rodin un peu embarrassé, parce que le bonheur qu'il éprouve à vous donner des preuves de son amitié… est au prix de ce mystère.

— Pourquoi se cacher quand on fait le bien?

— Quelquefois pour cacher le bien qu'on fait, mon cher prince.

— Je profite de cette amitié; pourquoi se cacher de moi?

Les _pourquoi _réitérés du jeune Indien semblaient assez désorienter Rodin, qui reprit cependant:

— Je vous l'ai dit, cher prince, votre ami secret verrait peut- être sa tranquillité compromise s'il était connu…

— S'il était connu… pour mon ami?

— Justement, cher prince. Les traits de Djalma prirent aussitôt une expression de dignité triste; il releva fièrement la tête, et dit d'une voix hautaine et sévère:

— Puisque cet ami se cache, c'est qu'il rougit de moi ou que je dois rougir de lui… je n'accepte d'hospitalité que des gens dont je suis digne ou qui sont dignes de moi… je quitte cette maison.

Et ce disant, Djalma se leva si résolument que Rodin s'écria:

— Mais écoutez-moi donc, mon cher prince… vous êtes, permettez- moi de vous le dire, d'une pétulance, d'une susceptibilité incroyables… Quoique nous ayons tâché de vous rappeler votre beau pays, nous sommes ici en pleine Europe, en pleine France, en plein Paris; cette considération doit un peu modifier votre manière de voir; je vous en conjure, écoutez-moi.

Djalma, malgré sa complète ignorance de certaines conventions sociales, avait trop de bon sens, trop de droiture pour ne pas se rendre à la raison, quand elle lui semblait… raisonnable: les paroles de Rodin le calmèrent. Avec cette modestie ingénue dont les natures pleines de force et de générosité sont presque toujours douées, il répondit doucement:

— Mon père, vous avez raison, je ne suis plus dans mon pays… ici… les habitudes sont différentes: je vais réfléchir.

Malgré sa ruse et sa souplesse, Rodin se trouvait parfois dérouté par les allures sauvages et l'imprévu des idées du jeune Indien. Aussi le vit-il, à sa grande surprise, rester pensif pendant quelques minutes; après quoi, Djalma reprit d'un ton calme, mais fermement convaincu:

— Je vous ai obéi, j'ai réfléchi, mon père.

— Eh bien, mon cher prince?

— Dans aucun pays du monde, sous aucun prétexte, un homme d'honneur qui a de l'amitié pour un autre homme d'honneur ne doit la cacher.

— Mais s'il y a pour lui du danger d'avouer cette amitié?… dit
Rodin, fort inquiet de la tournure que prenait l'entretien.

Djalma regarda le jésuite avec un étonnement dédaigneux, et ne répondit pas.

— Je comprends votre silence, mon cher prince; un homme courageux doit braver le danger, soit; mais si c'était vous que le danger menaçât, dans le cas où cette amitié serait découverte, cet homme d'honneur ne serait-il pas excusable, louable même, de vouloir rester inconnu?

— Je n'accepte rien d'un ami qui me croit capable de le renier par lâcheté…

— Cher prince, écoutez-moi.

— Adieu, mon père.

— Réfléchissez…

— J'ai dit… reprit Djalma d'un ton bref et presque souverain en marchant vers la porte.

— Eh! mon Dieu! s'il s'agissait d'une femme! s'écria Rodin, poussé à bout et courant à lui, car il craignait réellement de voir Djalma quitter la maison et renverser absolument ses projets.

Aux derniers mots de Rodin, l'Indien s'arrêta brusquement.

— Une femme? dit-il en tressaillant et devenant vermeil, il s'agit d'une femme?

— Eh bien, oui! s'il s'agissait d'une femme… reprit Rodin; comprendriez-vous sa réserve, le secret dont elle est obligée d'entourer les preuves d'affection qu'elle désire vous donner?

— Une femme? répéta Djalma d'une voix tremblante en joignant les mains avec adoration… Et son ravissant visage exprima un saisissement ineffable, profond. Une femme? dit-il encore… une Parisienne?

— Oui, mon cher prince; puisque vous me forcez à cette indiscrétion, il faut bien vous l'avouer, il s'agit d'une… véritable Parisienne… d'une digne matrone… remplie de vertus, et dont le… grand âge mérite tous vos respects.

— Elle est bien vieille? s'écria le pauvre Djalma, dont le rêve charmant disparaissait tout à coup.

— Elle serait mon aînée de quelques années, répondit Rodin avec un sourire ironique, s'attendant à voir le jeune homme exprimer une sorte de dépit comique ou de regret courroucé.

Il n'en fut rien. À l'enthousiasme amoureux, passionné, qui avait un instant éclaté sur les traits du prince, succéda une expression respectueuse et touchante: il regarda Rodin avec attendrissement et lui dit d'une voix émue:

— Cette femme est donc pour moi une mère? Il est impossible de rendre avec quel charme à la fois pieux, mélancolique et tendre l'Indien accentua le mot une mère.

_— _Vous l'avez dit, mon cher prince, cette respectable dame veut être une mère pour vous… Mais je ne puis pas révéler la cause de l'affection qu'elle vous porte… Seulement, croyez-moi, certes, cette affection est sincère; la cause en est honorable; si je ne vous en dis pas le secret, c'est que chez nous les secrets des femmes, jeunes ou vieilles, sont sacrés.

— Cela est juste, et son secret sera sacré pour moi; sans la voir, je l'aimerai avec respect. Ainsi l'on aime Dieu sans le voir…

— Maintenant, cher prince, laissez-moi vous dire quelles sont les intentions de votre maternelle amie… Cette maison restera toujours à votre disposition si vous vous y plaisez, des domestiques français, une voiture et des chevaux seront à vos ordres; l'on se chargera des comptes de votre maison. Puis, comme un fils de roi doit vivre royalement, j'ai laissé dans la chambre voisine une cassette renfermant cinq cents louis. Chaque mois une somme pareille vous sera comptée; si elle ne suffit pas pour ce que nous appelons vos menus plaisirs, vous me le direz, on l'augmentera…

À un mouvement de Djalma, Rodin se hâta d'ajouter:

— Je dois vous dire tout de suite, mon cher prince, que votre délicatesse doit être parfaitement en repos. D'abord… on accepte tout d'une mère… puis, comme dans trois mois environ, vous serez mis en possession d'un énorme héritage, il vous sera facile, si cette obligation vous pèse (et c'est à peine si la somme, au pis aller, s'élèvera à quatre ou cinq mille louis), il vous sera facile de rembourser ces avances; ne ménagez donc rien; satisfaites à toutes vos fantaisies… on désire que vous paraissiez dans le plus grand monde de Paris comme doit paraître le fils d'un roi surnommé le _Père du Généreux. _Ainsi, encore une fois, je vous en conjure, ne soyez pas retenu par une fausse délicatesse… si cette somme ne vous suffit pas.

— Je demanderai… davantage; ma mère a raison… un fils de roi doit vivre en roi.

Telle fut la réponse que fit l'Indien, avec une simplicité parfaite, sans paraître étonné le moins du monde de ces offres fastueuses; et cela devait être: Djalma eût fait ce qu'on faisait pour lui, car l'on sait quelles sont les traditions de prodigue magnificence et de splendide hospitalité des princes indiens. Djalma avait été aussi ému que reconnaissant en apprenant qu'une femme l'aimait d'affection maternelle… Quant au luxe dont elle voulait l'entourer, il l'acceptait sans étonnement et sans scrupule. Cette _résignation _fut une autre déconvenue pour Rodin, qui avait préparé plusieurs excellents arguments pour engager l'Indien à accepter.

— Voici donc ce qui est bien convenu, mon cher prince, reprit le jésuite; maintenant, comme il faut que vous voyiez le monde, et que vous y entriez par la meilleure porte, ainsi que nous disions… un des amis de votre maternelle protectrice, M. le comte de Montbron, vieillard rempli d'expérience et appartenant à la plus haute société, vous présentera dans l'élite des maisons de Paris…

— Pourquoi ne m'y présentez-vous pas, vous, mon père?

— Hélas! mon cher prince, regardez-moi donc… dites-moi si ce serait là mon rôle… Non, non, je vis seul et retiré. Et puis, ajouta Rodin après un silence en attachant sur le jeune prince un regard pénétrant, attentif et curieux, comme s'il eût voulu le soumettre à une sorte d'expérimentation par les paroles suivantes, et puis, voyez-vous, M. de Montbron sera mieux à même que moi, dans le monde où il va… de vous éclairer sur les pièges que l'on pourrait vous tendre. Car vous avez aussi des ennemis… vous le savez, de lâches ennemis, qui ont abusé d'une manière infâme de votre confiance, qui se sont raillés de vous. Et comme malheureusement leur puissance égale leur méchanceté, il serait peut-être prudent à vous de tâcher de les éviter… de les fuir… au lieu de leur résister en face.

Au souvenir de ses ennemis, à la pensée de les fuir, Djalma frissonna de tout son corps, ses traits devinrent tout à coup d'une pâleur livide; ses yeux démesurément ouverts, et dont la prunelle se cercla ainsi de blanc, étincelèrent d'un feu sombre; jamais le mépris, la haine, la soif de la vengeance, n'éclatèrent plus terribles sur une face humaine… Sa lèvre supérieure, d'un rouge de sang, laissant voir ses petites dents blanches et serrées, se retroussait mobile, convulsive, et donnait à sa physionomie, naguère si charmante, une expression de férocité tellement animale, que Rodin se leva de son fauteuil et s'écria:

— Qu'avez-vous… prince?… vous m'épouvantez! Djalma ne répondit pas; à demi penché sur son siège, ses deux mains crispées par la rage, appuyées l'une sur l'autre, il semblait se cramponner à l'un des bras du fauteuil, de peur de céder à un accès de fureur épouvantable. À ce moment, le hasard voulut que le bout d'ambre du tuyau de houka eût roulé sous son pied; la tension violente qui contractait tous les nerfs de l'indien était si puissante, il était, malgré sa jeunesse et sa svelte apparence, d'une telle vigueur, que d'un brusque mouvement il pulvérisa le bout d'ambre malgré son extrême dureté.

— Mais, au nom du ciel! qu'avez-vous, prince? s'écria Rodin.

— Ainsi j'écraserai mes lâches ennemis! s'écria Djalma, le regard menaçant et enflammé.

Puis, comme si ces paroles eussent mis le comble à sa rage, il bondit de son siège, et alors, les yeux hagards, il parcourut le salon pendant quelques secondes, allant et venant dans tous les sens, comme s'il eût cherché une arme autour de lui, poussant de temps à autre une sorte de cri rauque, qu'il tâchait d'étouffer en portant ses deux poings crispés à sa bouche… tandis que ses mâchoires tressaillaient convulsivement… c'était la rage impuissante de la bête féroce altérée de carnage. Le jeune Indien était ainsi d'une beauté grande et sauvage: on sentait que ces divins instincts d'une ardeur sanguinaire et d'une aveugle intrépidité, alors exaltés à ce point par l'horreur de la trahison et de la lâcheté, dès qu'ils s'appliquaient à la guerre ou à ces chasses gigantesques de l'Inde, plus meurtrières encore que la bataille, devaient faire de Djalma ce qu'il était: un héros. Rodin admirait avec une joie sinistre et profonde la fougueuse impétuosité des passions de ce jeune Indien, qui, dans des circonstances données, devaient faire des explosions terribles. Tout à coup à la grande surprise du jésuite, cette tempête se calma. La fureur de Djalma s'apaisa presque subitement, parce que la réflexion lui en démontra bientôt la vanité. Alors, honteux de cet emportement puéril, il baissa les yeux. Sa figure resta pâle et sombre; puis avec une tranquillité froide, plus redoutable encore que la violence à laquelle il venait de se laisser entraîner, il dit à Rodin:

— Mon père, vous me conduirez aujourd'hui en face de mes ennemis.

— Et dans quel but, mon cher prince?… Que voulez-vous?

— Tuer ces lâches!

— Les tuer!!! Vous n'y pensez pas.

— Faringhea m'aidera.

— Encore une fois, songez donc que vous n'êtes pas ici sur les bords du Gange, où l'on tue son ennemi comme on tue le tigre à la chasse.

— On se bat avec un ennemi loyal, on tue un traître comme un chien maudit, reprit Djalma avec autant de conviction que de tranquillité.

— Ah! prince… vous dont le père a été appelé le Père du Généreux, dit Rodin d'une voix grave, quelle joie trouverez-vous à frapper des êtres aussi lâches que méchants?

— Détruire ce qui est dangereux est un devoir.

— Ainsi… prince… la vengeance?

— Je ne me venge pas d'un serpent, dit l'Indien d'une hauteur amère, je l'écrase.

— Mais, mon cher prince, ici on ne se débarrasse pas de ses ennemis de cette façon; si l'on a à se plaindre…

— Les femmes et les enfants se plaignent, dit Djalma en interrompant Rodin; les hommes frappent.

— Toujours au bord du Gange, mon cher prince; mais pas ici… Ici la société prend en main votre cause, l'examine, la juge, et, s'il y a lieu, punit…

— Dans mon offense, je suis juge et bourreau…

— De grâce, écoutez-moi: vous avez échappé aux pièges odieux de vos ennemis, n'est-ce pas? Eh bien, supposez que cela ait été grâce au dévouement de la vénérable femme qui a pour vous la tendresse d'une mère; maintenant, si elle vous demandait leur grâce, elle qui vous a sauvé d'eux… que feriez-vous?

L'Indien baissa la tête et resta quelques moments sans répondre.
Profitant de son hésitation, Rodin continua:

— Je pourrais vous dire: Prince, je connais vos ennemis; mais dans la crainte de vous voir commettre quelque terrible imprudence, je vous cacherai leurs noms à tout jamais. Eh bien, non, je vous jure que, si la respectable personne qui vous aime comme un fils trouve juste et utile que je vous dise ces noms, je vous les dirai; mais jusqu'à ce qu'elle ait prononcé, je me tairai.

Djalma regarda Rodin d'un air sombre et courroucé. À ce moment,
Faringhea entra et dit à Rodin:

— Un homme, porteur d'une lettre, est allé chez vous… On lui a dit que vous étiez ici… Il est venu… Faut-il recevoir cette lettre? il dit que c'est de la part de M. l'abbé d'Aigrigny…

— Certainement, dit Rodin. Et puis il ajouta:

— Si le prince le permet? Djalma fit un signe de tête, Faringhea sortit.

— Vous pardonnez, cher prince? J'attendais ce matin une lettre fort importante; comme elle tardait à venir, ne voulant pas manquer de vous voir, j'ai recommandé chez moi de m'envoyer cette lettre ici.

Quelques instants après, Faringhea revint avec une lettre qu'il remit à Rodin; après quoi le métis sortit.

IX. Adrienne et Djalma.

Lorsque Faringhea eut quitté le salon, Rodin prit la lettre de l'abbé d'Aigrigny d'une main et de l'autre parut chercher quelque chose, d'abord dans la poche de côté de sa redingote, puis dans sa poche de derrière, puis dans le gousset de son pantalon; puis enfin, ne trouvant rien, il posa la lettre sur le genou râpé de son pantalon noir, et se _tâta _partout, des deux mains, d'un air de regret et d'inquiétude.

Les divers mouvements de cette pantomime, jouée avec une bonhomie parfaite, furent couronnés par cette exclamation:

— Ah! mon Dieu! c'est désolant!

— Qu'avez-vous? lui demanda Djalma, sortant du sombre silence où il était plongé depuis quelques instants.

— Hélas! mon cher prince, reprit Rodin, il m'arrive la chose du monde la plus vulgaire, la plus puérile, ce qui ne l'empêche pas d'être pour moi infiniment fâcheuse… j'ai oublié ou perdu mes lunettes; or par ce demi-jour et surtout à cause de la détestable vue que le travail et les années m'ont faite, il m'est absolument impossible de lire cette lettre, fort importante, car on attend de moi une réponse très prompte, très simple et très catégorique, un oui ou un non… L'heure presse; c'est désespérant… Si encore, ajouta Rodin en appuyant sur ces mots sans regarder Djalma, mais afin que ce dernier les remarquât, si encore quelqu'un pouvait me rendre le service de lire pour moi… Mais non… personne… personne…

— Mon père, lui dit obligeamment Djalma, voulez-vous que je lise pour vous? la lecture finie, j'aurai oublié ce que j'aurai lu.

— Vous? s'écria Rodin, comme si la proposition de l'Indien lui eût semblé à la fois exorbitante et dangereuse, c'est impossible, prince… vous… lire cette lettre!…

— Alors, excusez ma demande, dit doucement Djalma.

— Mais, au fait, reprit Rodin après un moment de réflexion et se parlant à lui-même, pourquoi non? Et il ajouta en s'adressant à Djalma:

— Vraiment, vous auriez cette complaisance, mon cher prince? Je n'aurais pas osé vous demander ce service. Ce disant, Rodin remit la lettre à Djalma, qui lut à voix haute. Cette lettre était ainsi conçue:

«Votre visite de ce matin à l'hôtel de Saint-Dizier, d'après ce qui m'a été rapporté, doit être considérée comme une nouvelle agression de votre part.

«Voici la dernière proposition que l'on vous a annoncée, peut-être sera-t-elle aussi infructueuse que la démarche que j'ai bien voulu tenter hier en me rendant rue Clovis.

«Après cette longue et pénible explication, je vous ai dit que je vous écrirais; je tiens ma promesse, voici donc mon ultimatum.

«Et d'abord un avertissement: Prenez garde!… Si vous vous opiniâtrez à soutenir une lutte inégale, vous serez exposé même à la haine de ceux que vous voulez follement protéger. On a mille moyens de vous perdre auprès d'eux en les éclairant sur vos projets. On leur prouvera que vous avez trempé dans le complot que vous prétendez maintenant dévoiler, et cela non pas par générosité, mais par cupidité.»

Quoique Djalma eût la parfaite délicatesse de sentir que la moindre question à Rodin au sujet de cette lettre serait une grave indiscrétion, il ne put s'empêcher de tourner vivement la tête vers le jésuite en lisant ce passage.

— Mon Dieu, oui! il s'agit de moi… de moi-même. Tel que vous me voyez, mon cher prince, ajouta-t-il en faisant allusion à ses vêtements sordides, on m'accuse de cupidité.

— Et quels sont ces gens que vous protégez?

— Mes protégés?… dit Rodin en feignant quelque hésitation, comme s'il eût été embarrassé pour répondre, qui sont mes protégés?… Hum… hum… je vais vous dire… Ce sont… ce sont de pauvres diables sans aucune ressource, gens de rien, mais gens de bien, n'ayant que leur bon droit dans… un procès qu'ils soutiennent; ils sont menacés d'être écrasés par des gens puissants, très puissants… Ceux-là, heureusement, ne sont pas assez connus pour que je puisse les démasquer au profit de mes protégés… Que voulez-vous?… pauvre et chétif, je me range naturellement du côté des pauvres et des chétifs… Mais, continuez, je vous prie…

Djalma reprit: «Vous avez donc tout à redouter en continuant de nous être hostile, et rien à gagner en embrassant le parti de ceux que vous appelez vos amis; ils seraient plus justement nommés vos dupes, car, s'il était sincère, votre désintéressement serait inexplicable… Il doit donc cacher, et il cache, je le répète, des arrière-pensées de cupidité.

«Oh! sous ce rapport même… on peut vous offrir un ample dédommagement, avec cette différence que vos espérances sont uniquement fondées sur la reconnaissance probable de vos amis, éventualité fort chanceuse, tandis que nos offres seront réalisées à l'instant même; pour parler nettement, voici ce que l'on exige de vous: ce soir même, avant minuit pour tout délai, vous aurez quitté Paris, et vous vous engagerez à n'y pas revenir avant six mois.»

Djalma ne put retenir un mouvement de surprise, et regarda Rodin.

— C'est tout simple, reprit-il; le procès de mes pauvres protégés sera jugé avant cette époque, et, en m'éloignant, on m'empêche de veiller sur eux; vous comprenez, mon cher prince, dit Rodin avec une indignation amère. Veuillez continuer et m'excuser de vous avoir interrompu… mais tant d'impudence me révolte…

Djalma continua: «Pour que nous ayons la certitude de votre éloignement de Paris durant six mois, vous vous rendrez chez un de nos amis en Allemagne; vous recevrez chez lui une généreuse hospitalité: mais vous y demeurerez forcément jusqu'à l'expiration du délai.»

— Oui… une prison volontaire, dit Rodin. «À ces conditions, vous recevrez une pension de mille francs par mois, à dater de votre départ de Paris, dix mille francs comptant et vingt mille francs après les six mois écoulés. Le tout vous sera suffisamment garanti. Enfin, au bout de six mois, on vous assurera une position aussi honorable qu'indépendante.»

Djalma s'étant arrêté par un mouvement d'indignation involontaire,
Rodin lui dit:

— Continuez, je vous prie, cher prince; il faut lire jusqu'au bout, cela vous donnera une idée de ce qui se passe au milieu de notre civilisation.

Djalma reprit: «Vous connaissez assez la marche des choses et ce que nous sommes, pour savoir qu'en vous éloignant nous voulons seulement nous défaire d'un ennemi peu dangereux, mais très importun; ne soyez pas aveuglé par votre premier succès. Les suites de votre dénonciation seront étouffées, parce qu'elle est calomnieuse; le juge qu'il l'a accueillie se repentira cruellement de son odieuse partialité. Vous pouvez faire de cette lettre tel usage que vous voudrez. Nous savons ce que nous écrivons, à qui nous écrivons et comment nous écrivons. Vous recevrez cette lettre à trois heures. Si à quatre heures votre signature n'est pas, tout entière, au bas de cette lettre… la guerre recommence… non pas demain, mais ce soir.» Cette lecture finie, Djalma regarda Rodin, qui lui dit:

— Permettez-moi d'appeler Faringhea. Et ce disant, il frappa sur un timbre. Le métis parut. Rodin reçut la lettre des mains de Djalma, la déchira en deux morceaux, la froissa entre ses mains, de manière à en faire une espèce de boule, et dit au métis en la lui remettant:

— Vous donnerez ce chiffon de papier à la personne qui attend, et vous lui direz que telle est ma réponse à cette lettre indigne et insolente; vous entendez bien… à cette lettre indigne et insolente.

— J'entends bien, dit le métis, et il sortit.

— C'est peut-être une guerre dangereuse pour nous, mon père, dit l'Indien avec intérêt.

— Oui, cher prince, dangereuse peut-être… Mais je ne fais pas comme vous… moi; je ne veux pas tuer mes ennemis parce qu'ils sont lâches et méchants… je les combats… sous l'égide de la loi; imitez-moi donc…

Puis, voyant les traits de Djalma se rembrunir, Rodin ajouta:

— J'ai tort… je ne veux plus vous conseiller à ce sujet… Seulement, convenons de remettre cette question au seul jugement de votre digne et maternelle protectrice. Demain je la verrai; si elle y consent, je vous dirai les noms de vos ennemis. Sinon… non.

— Et cette femme… cette seconde mère… dit Djalma, est d'un caractère tel que je pourrai me soumettre à son jugement?

— Elle!… s'écria Rodin en joignant les mains et en poursuivant avec une exaltation croissante; elle!… mais c'est ce qu'il y a de plus noble, de plus généreux, de plus vaillant sur la terre!… elle… votre protectrice! mais vous seriez réellement son fils, elle vous aimerait de toute la violence de l'amour maternel, que, s'il s'agissait pour vous de choisir entre une lâcheté ou la mort, elle vous dirait: «Meurs!» quitte à mourir avec vous.

— Oh! noble femme!… Ma mère était ainsi! s'écria Djalma avec entraînement.

— Elle… reprit Rodin dans un enthousiasme croissant, et se rapprochant de la fenêtre cachée par le store, sur lequel il jeta un regard oblique et inquiet. Votre protectrice! mais figurez-vous donc le courage, la droiture, la loyauté en personne. Oh! loyale surtout!… Oui, c'est la franchise chevaleresque de l'homme de grand coeur jointe à l'altière dignité d'une femme qui, de sa vie… entendez-vous bien, de sa vie, non seulement n'a jamais menti, non seulement n'a jamais caché une de ses pensées, mais qui mourrait plutôt que de céder au moindre de ces petits sentiments d'astuce, de dissimulation ou de ruse presque forcés chez les femmes ordinaires par leur situation même.

Il est difficile d'exprimer l'admiration qui éclatait sur la figure de Djalma en entendant le portrait tracé par Rodin; ses yeux brillaient, ses joues se coloraient, son coeur palpitait d'enthousiasme.

— Bien, bien, noble coeur, lui dit Rodin en faisant un nouveau pas vers le store, j'aime à voir votre belle âme resplendir sur vos beaux traits… en m'entendant ainsi parler de votre protectrice inconnue… Ah! c'est qu'elle est digne de cette adoration sainte qu'inspirent les nobles coeurs, les grands caractères.

— Oh! je vous crois, s'écria Djalma avec exaltation; mon coeur est pénétré d'admiration et aussi d'étonnement; car ma mère n'est plus, et une telle femme existe!

— Oh! oui, pour la consolation des affligés, elle existe; oui, pour l'orgueil de son sexe, elle existe; oui, pour faire adorer la vérité, exécrer le mensonge, elle existe… Le mensonge, la feinte surtout n'ont jamais terni cette loyauté brillante et héroïque comme l'épée d'un chevalier… Tenez, il y a peu de jours, cette noble femme m'a dit d'admirables paroles, que je n'oublierai de ma vie: «Monsieur, dès que j'ai un soupçon sur quelqu'un que j'aime ou que j'estime…»

Rodin n'acheva pas. Le store, si violemment secoué au dehors que son ressort se brisa, se releva brusquement à la grande stupeur de Djalma, qui vit apparaître à ses yeux Mlle de Cardoville.

Le manteau d'Adrienne avait glissé de ses épaules, et au violent mouvement qu'elle fit en s'approchant du store, son chapeau, dont les rubans étaient dénoués, était tombé. Sortie précipitamment, n'ayant eu que le temps de jeter une pelisse sur le costume pittoresque et charmant dont par caprice elle s'habillait souvent dans sa maison, elle apparaissait si rayonnante de beauté aux yeux éblouis de Djalma, parmi ces feuilles et ces fleurs, que l'Indien se croyait sous l'empire d'un songe…

Les mains jointes, les yeux grands ouverts, le corps légèrement penché en avant, comme s'il l'eût fléchi pour prier, il restait pétrifié d'admiration.

Mlle de Cardoville, émue, le visage légèrement coloré par l'émotion, sans entrer dans le salon, se tenait debout sur le seuil de la porte de la serre chaude.

Tout ceci s'était passé en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire; à peine le store eut-il été relevé, que Rodin, feignant la surprise, s'écria:

— Vous ici… mademoiselle?

— Oui, monsieur, dit Adrienne d'une voix altérée, je viens terminer la phrase que vous avez commencée; je vous avais dit que, lorsqu'un soupçon me venait à l'esprit, je le dirais hautement à la personne qui me l'inspirait. Eh bien! je l'avoue, à cette loyauté j'ai failli: j'étais venue pour vous épier, au moment même où votre réponse à l'abbé d'Aigrigny me donnait un nouveau gage de votre dévouement et de votre sincérité; je doutais de votre droiture au moment même où vous rendiez témoignage de ma franchise… Pour la première fois de ma vie je me suis abaissée jusqu'à la ruse… cette faiblesse mérite une punition, je la subis; une réparation, je vous la fais; des excuses, je vous les offre…

Puis s'adressant à Djalma, elle ajouta:

— Maintenant, prince, le secret n'est plus permis… Je suis votre parente, Mlle de Cardoville, et j'espère que vous accepterez d'une soeur une hospitalité que vous acceptiez d'une mère.

Djalma ne répondit pas. Plongé dans une contemplation extatique devant cette soudaine apparition qui surpassait les plus folles, les plus éblouissantes visions de ses rêves, il éprouvait une sorte d'ivresse qui, paralysant en lui la pensée, la réflexion, concentrait toute la puissance de son être dans la vue… et, de même que l'on cherche en vain à étancher une soif inextinguible… le regard enflammé de l'Indien aspirait pour ainsi dire avec une avidité dévorante toutes les rares perfections de cette jeune fille.

En effet, jamais deux types plus divins n'avaient été mis en présence. Adrienne et Djalma offraient l'idéal de la beauté de l'homme et de la beauté de la femme. Il semblait y avoir quelque chose de fatal, de providentiel dans le rapprochement de ces deux natures si jeunes et si vivaces… Si généreuses et si passionnées, si héroïques et si fières, qui, chose singulière, avant de se voir connaissaient déjà toute leur valeur morale; car si, aux paroles de Rodin, Djalma avait senti s'éveiller dans son coeur une admiration aussi subite que vive et pénétrante pour les vaillantes et généreuses qualités de cette bienfaitrice inconnue, qu'il retrouvait dans Mlle de Cardoville, celle-ci avait été tour à tour émue, attendrie ou effrayée de l'entretien qu'elle venait de surprendre entre Rodin et Djalma, selon que celui-ci avait témoigné de la noblesse de son âme, de la délicate bonté de son coeur ou du terrible emportement de son caractère; puis elle n'avait pu retenir un mouvement d'étonnement, presque d'admiration, à la vue de la surprenante beauté du prince; et bientôt après, un sentiment étrange, douloureux, une espèce de commotion électrique avait ébranlé tout son être lorsque ses yeux s'étaient rencontrés avec ceux de Djalma. Alors, cruellement troublée, et souffrant de ce trouble qu'elle maudissait, elle avait tâché de dissimuler cette impression profonde en s'adressant à Rodin pour s'excuser de l'avoir soupçonné. Mais le silence obstiné que gardait l'Indien venait de redoubler l'embarras mortel de la jeune fille.

Levant de nouveau les yeux vers le prince afin de l'engager à répondre à son offre fraternelle, Adrienne, rencontrant encore son regard d'une fixité sauvage et ardente, baissa les yeux avec un mélange d'effroi, de tristesse et de fierté blessée; alors elle se félicita d'avoir deviné l'inexorable nécessité où elle se voyait désormais de tenir Djalma éloigné d'elle, tant cette nature ardente et emportée lui causait déjà de craintes. Voulant mettre un terme à cette position pénible, elle dit à Rodin d'une voix basse et tremblante:

— De grâce, monsieur… parlez au prince; répétez-lui mes offres… Je ne puis rester ici plus longtemps.

Ce disant, Adrienne fit un pas pour rejoindre Florine. Djalma, au premier mouvement d'Adrienne, s'élança vers elle d'un bond, comme un tigre sur la proie qu'on veut lui ravir. La jeune fille épouvantée de l'expression d'ardeur farouche qui enflammait les traits de l'Indien, se rejeta en arrière en poussant un grand cri. À ce cri, Djalma revint à lui-même, et se rappela tout ce qui venait de se passer; alors pâle de regrets et de honte, tremblant, éperdu, les yeux noyés de larmes, les traits bouleversés et empreints du plus profond désespoir, il tomba aux genoux d'Adrienne, et, élevant vers elle ses mains jointes, il lui dit d'une voix douce, suppliante et timide:

— Oh! restez… restez… ne me quittez pas… depuis si longtemps… je vous attends.

À cette prière faite avec la craintive ingénuité d'un enfant, avec une résignation qui contrastait si étrangement avec l'emportement farouche dont Adrienne venait d'être si fort effrayée, elle répondit, en faisant signe à Florine de se disposer à partir:

— Prince, il m'est impossible de rester plus longtemps ici…

— Mais vous reviendrez? dit Djalma en contraignant ses larmes; je vous reverrai?

— Oh! non, jamais!… jamais!… dit Mlle de Cardoville d'une voix éteinte; puis, profitant du saisissement où sa réponse avait jeté Djalma, Adrienne disparut rapidement derrière un des massifs de la serre chaude.

Au moment où Florine, se hâtant de rejoindre sa maîtresse, passait devant Rodin, il lui dit d'une voix basse et rapide:

— Il faut en finir demain avec la Mayeux.

Florine frissonna de tout son corps, et, sans répondre à Rodin, disparut comme Adrienne derrière un des massifs.

Djalma, brisé, anéanti, était resté à genoux, la tête baissée sur sa poitrine; sa ravissante physionomie n'exprimait ni colère ni emportement, mais une stupeur navrante; il pleurait silencieusement. Voyant Rodin s'approcher de lui, il se releva; mais il tremblait si fort, qu'il put à peine d'un pas chancelant regagner le divan, où il tomba en cachant sa figure dans ses mains.

Alors Rodin, s'avançant, lui dit d'un ton doucereux et pénétré:

— Hélas!… je craignais ce qui arrive; je ne voulais pas vous faire connaître votre bienfaitrice, et je vous avais même dit qu'elle était vieille; savez-vous pourquoi, cher prince?

Djalma, sans répondre, laissa tomber ses mains sur ses genoux, et tourna vers Rodin son visage encore inondé de larmes.

— Je savais que Mlle de Cardoville était charmante, je savais qu'à votre âge l'on devient facilement amoureux, poursuivit Rodin, et je voulais vous épargner ce malheureux inconvénient, mon cher prince, car votre belle protectrice aime éperdument un beau jeune homme de cette ville…

À ces mots, Djalma porta vivement ses deux mains sur son coeur, comme s'il venait d'y recevoir un coup aigu, poussa un cri de douleur féroce, sa tête se renversa en arrière, et il retomba évanoui sur le divan.

Rodin l'examina froidement pendant quelques secondes, et dit en s'en allant et en brossant du coude son vieux chapeau:

— Allons, ça mord… ça mord…

X. Les conseils.

Il est nuit. Neuf heures viennent de sonner. C'est le soir du jour où Mlle de Cardoville s'est, pour la première fois, trouvée en présence de Djalma; Florine, pâle, émue, tremblante, vient d'entrer, un bougeoir à la main, dans une chambre à coucher meublée avec simplicité, mais très confortable.

Cette pièce fait partie de l'appartement occupé par la Mayeux chez Adrienne; il est situé au rez-de-chaussée et a deux entrées: l'une s'ouvre sur le jardin, l'autre sur la cour; c'est de ce côté que se présentent les personnes qui viennent s'adresser à la Mayeux pour obtenir des secours; une antichambre où l'on attend, un salon où elle reçoit les demandes, telles sont les pièces occupées par la Mayeux, et complétées par la chambre à coucher dans laquelle Florine vient d'entrer d'un air inquiet, presque alarmé, effleurant à peine le tapis du bout de ses pieds chaussés de satin, suspendant sa respiration et prêtant l'oreille au moindre bruit. Plaçant son bougeoir sur la cheminée, la camériste, après un rapide coup d'oeil dans la chambre, alla vers un bureau d'acajou surmonté d'une jolie bibliothèque bien garnie; la clef était aux tiroirs de ce meuble; ils furent tous les trois visités par Florine. Ils contenaient différentes demandes de secours, quelques notes écrites de la main de la Mayeux. Ce n'était pas là ce que cherchait Florine. Un casier, contenant trois cartons, séparait la table du petit corps de bibliothèque, ces cartons furent aussi vainement explorés; Florine fit un geste de dépit chagrin, regarda autour d'elle, écouta encore avec anxiété, puis, avisant une commode, elle y fit de nouvelles et inutiles recherches. Au pied du lit était une petite porte conduisant à un grand cabinet de toilette; Florine y pénétra, chercha d'abord, sans succès, dans une vaste armoire où étaient suspendues plusieurs robes noires nouvellement faites pour la Mayeux par les ordres de Mlle de Cardoville. Apercevant au bas et au fond de cette armoire, et à demi cachée sous un manteau, une mauvaise petite malle, Florine l'ouvrit précipitamment, elle y trouva soigneusement pliées les pauvres vieilles hardes dont la Mayeux était vêtue lorsqu'elle était entrée dans cette opulente maison.

Florine tressaillit, une émotion involontaire contracta ses traits, songeant qu'il ne s'agissait pas de s'attendrir, mais d'obéir aux ordres implacables de Rodin, elle referma brusquement la malle et l'armoire, sortit du cabinet de toilette, et revint dans la chambre à coucher. Après avoir examiné le bureau, une idée subite lui vint. Ne se contentant pas de fouiller de nouveau les cartons, elle retira tout à fait le premier du casier, espérant peut-être trouver ce qu'elle cherchait entre le dos de ce carton et le fond de ce meuble; mais elle ne vit rien. Sa seconde tentative fut plus heureuse: elle trouva caché, où elle espérait, un cahier de papier assez épais. Elle fit un mouvement de surprise, car elle s'attendait à autre chose; pourtant elle prit ce manuscrit, l'ouvrit et le feuilleta rapidement. Après avoir parcouru plusieurs pages, elle manifesta son contentement et fit un mouvement pour mettre ce cahier dans sa poche; mais après un moment de réflexion, elle le plaça où il était d'abord, rétablit tout en ordre, reprit son bougeoir, et quitta l'appartement sans avoir été surprise, ainsi qu'elle y avait compté, sachant la Mayeux auprès de Mlle de Cardoville pour quelques heures.

* * * * *

Le lendemain des recherches de Florine, la Mayeux, seule dans sa chambre à coucher, était assise dans un fauteuil, au coin d'une cheminée où flambait un bon feu, un épais tapis couvrait le plancher; à travers les rideaux des fenêtres on apercevait la pelouse d'un grand jardin; le silence profond n'était interrompu que par le bruit régulier du balancement d'une pendule et par le pétillement du foyer. La Mayeux, les deux mains appuyées aux bras du fauteuil, se laissait aller à un sentiment de bonheur qu'elle n'avait jamais aussi complètement goûté depuis qu'elle habitait cet hôtel. Pour elle, habituée depuis si longtemps à de cruelles privations, il y avait un charme inexprimable dans le calme de cette retraite, dans la vue riante du jardin, et surtout dans la conscience de devoir le bien-être dont elle jouissait à la résignation et à l'énergie qu'elle avait montrées au milieu de tant de rudes épreuves heureusement terminées.

Une femme âgée, d'une figure douce et bonne, qui avait été, par la volonté expresse d'Adrienne, attachée au service de la Mayeux, entra et lui dit:

— Mademoiselle, il y a là un jeune homme qui désire vous parler tout de suite pour une affaire très pressée… il se nomme Agricol Baudoin.

À ce nom, la Mayeux poussa un léger cri de joie et de surprise, rougit légèrement, se leva et courut à la porte qui conduisait au salon où se trouvait Agricol.

— Bonjour, ma bonne Mayeux! dit le forgeron en embrassant cordialement la jeune fille, dont les joues devinrent brûlantes et cramoisies sous ces baisers fraternels.

— Ah! mon Dieu! s'écria tout à coup l'ouvrière en regardant Agricol avec angoisse, et ce bandeau noir que tu as sur le front!… Tu as donc été blessé?

— Ce n'est rien, dit le forgeron, absolument rien… n'y songe pas… je te dirai tout à l'heure… comment cela m'est arrivé… mais auparavant j'ai des choses bien importantes à te confier.

— Viens dans ma chambre alors, nous serons seuls, dit la Mayeux en précédant Agricol.

Malgré l'assez grande inquiétude qui se peignait sur les traits d'Agricol il ne put s'empêcher de sourire de contentement en entrant dans la chambre de la jeune fille, et en regardant autour de lui.

— À la bonne heure, ma pauvre Mayeux… voilà comme j'aurais voulu toujours te voir logée; je reconnais bien là Mlle de Cardoville… Quel coeur!… quel âme!… Tu ne sais pas… elle m'a écrit avant-hier… pour me remercier de ce que j'avais fait pour elle… en m'envoyant une épingle d'or très simple, que je pouvais accepter, m'a-t-elle écrit, car elle n'avait d'autre valeur que d'avoir été portée par sa mère… Si tu savais comme j'ai été touché de la délicatesse de ce don!

— Rien ne doit étonner d'un coeur pareil au sien, répondit la
Mayeux. Mais ta blessure… ta blessure…

— Tout à l'heure, ma bonne Mayeux… j'ai tant de choses à t'apprendre!… Commençons par le plus pressé, car il s'agit, dans un cas très grave, de me donner un bon conseil… tu sais combien j'ai confiance dans ton excellent coeur et dans ton jugement… Et puis, après, je te demanderai de me rendre un bon service… Oh! oui, un grand service, ajouta le forgeron d'un ton pénétré, presque solennel, qui étonna la Mayeux; puis il reprit:

— Mais commençons par ce qui ne m'est pas personnel.

— Parle vite.

— Depuis que ma mère est partie avec Gabriel pour se rendre dans la petite cure de campagne qu'il a obtenue, et depuis que mon père loge avec M. le maréchal Simon et ses demoiselles, j'ai été, tu le sais, demeurer à la fabrique de M. Hardy, avec mes camarades, dans la _maison commune. _Or, ce matin… Ah! il faut te dire que M. Hardy de retour d'un long voyage qu'il a fait dernièrement, s'est de nouveau absenté depuis quelques jours pour affaires. Ce matin donc, à l'heure du déjeuner, j'étais resté pour travailler un peu après le dernier coup de la cloche; je quittais les bâtiments de la fabrique pour aller à notre réfectoire, lorsque je vois entrer dans la cour une femme qui venait de descendre d'un fiacre, elle s'avance vivement vers moi, je remarque qu'elle est blonde, quoique son voile fût à moitié baissé, d'une figure aussi douce que jolie, et mise comme une personne très distinguée. Mais, frappé de sa pâleur, de son air inquiet, effrayé, je lui demande ce qu'elle désire:

«— Monsieur, me dit-elle d'une voix tremblante en paraissant faire un effort sur elle-même, êtes-vous l'un des ouvriers de cette fabrique?

«— Oui, madame. «— M. Hardy est donc en danger? s'écria-t-elle.
«— M. Hardy, madame! mais il n'est pas de retour à la fabrique.

«— Comment! reprit-elle, M. Hardy n'est pas revenu ici hier au soir, il n'a pas été très dangereusement blessé par une machine en visitant ses ateliers?»

En prononçant ces mots, les lèvres de cette pauvre jeune dame tremblaient fort, et je voyais de grosses larmes rouler dans ses yeux.

«— Dieu merci, madame, rien n'est plus faux que tout cela, lui dis-je; car M. Hardy n'est pas de retour; on annonce seulement son arrivée pour demain ou après.

«— Ainsi, monsieur… vous dites bien vrai, M. Hardy n'est pas arrivé, n'est pas blessé? reprit la jolie dame en essuyant ses yeux.

«— Je vous dis la vérité, madame: si M. Hardy était en danger, je ne serais pas si tranquille en vous parlant de lui.

«— Ah! merci! mon Dieu! merci!» s'écria la jeune dame.

«Puis elle m'exprima sa reconnaissance d'un air si heureux, si touché, que j'en fus ému. Mais tout à coup, comme si alors elle avait honte de la démarche qu'elle venait de faire, elle rebaissa son voile, me quitta précipitamment, sortit de la cour et remonta dans le fiacre qui l'avait amenée. Je me dis: C'est une dame qui s'intéresse à M. Hardy et qui aura été alarmée par un faux bruit.

— Elle l'aime sans doute, dit la Mayeux attendrie, et, dans son inquiétude, elle aura commis peut-être une imprudence en venant s'informer de ses nouvelles.

— Tu ne dis que trop vrai. Je la regarde remonter dans son fiacre avec intérêt, car son émotion m'avait gagné… Le fiacre repart… Mais que vois-je quelques instants après? Un cabriolet de place que la jeune dame n'avait pu apercevoir, caché qu'il était par l'angle de la muraille; et au moment où il détourne, je distingue parfaitement un homme, assis à côté du cocher, lui faisant signe de prendre le même chemin que le fiacre.

— Cette pauvre jeune dame était suivie, dit la Mayeux avec inquiétude.

— Sans doute, aussi je m'élance après le fiacre, je l'atteins, et, à travers les stores baissés, je dis à la jeune dame, en courant à côté de la portière: «Madame, prenez garde à vous, vous êtes suivie par un cabriolet.»

— Bien!… bien, Agricol… et t'a-t-elle répondu?

— Je l'ai entendue crier: «Grand Dieu!» avec un accent déchirant, et le fiacre a continué de marcher. Bientôt le cabriolet a passé devant moi; j'ai vu à côté du cocher un homme grand, gros et rouge, qui, m'ayant vu courir après le fiacre, s'est peut-être douté de quelque chose car il m'a regardé d'un air inquiet.

— Et quand arrive M. Hardy? reprit la Mayeux.

— Demain ou après-demain… Maintenant, ma bonne Mayeux, conseille-moi… Cette jeune dame aime M. Hardy, c'est évident… Elle est sans doute mariée, puisqu'elle avait l'air très embarrassé en me parlant et qu'elle a poussé un cri d'effroi en apprenant qu'on la suivait… Que dois-je faire?… J'avais envie de demander avis au père Simon; mais il est si rigide… Et puis à son âge… une affaire d'amour!… Au lieu que toi ma bonne Mayeux, qui es si délicate, et si sensible… tu comprendras cela.

La jeune fille tressaillit, sourit avec amertume; Agricol ne s'en aperçut pas et continua:

— Aussi, je me suis dit: Il n'y a que la Mayeux qui puisse me conseiller. En admettant que M. Hardy revienne demain, dois-je lui dire ce qui s'est passé ou bien…

— Attends donc… s'écria tout à coup la Mayeux en interrompant Agricol et en paraissant rassembler ses souvenirs, lorsque je suis allée au couvent de Sainte-Marie demander de l'ouvrage à la supérieure, elle m'a proposé d'entrer ouvrière à la journée dans une maison où je devais… surveiller… tranchons le mot… espionner…

— La misérable!…

— Et sais-tu? dit la Mayeux, sais-tu chez qui l'on me proposait d'entrer pour faire cet indigne métier? Chez une dame de Frémont ou Brémont, je ne me souviens plus bien, femme excessivement religieuse, mais dont la fille, jeune dame mariée, que je devais surtout épier, me dit la supérieure, recevait les visites trop assidues d'un manufacturier.

— Que dis-tu? s'écria Agricol, ce manufacturier serait…

— M. Hardy… j'avais trop de raisons pour ne pas oublier ce nom, que la supérieure a prononcé… Depuis ce jour tant d'événements se sont passés, que j'avais oublié cette circonstance. Ainsi, il est probable que cette jeune dame est celle dont on m'avait parlé au couvent.

— Et quel intérêt la supérieure du couvent avait-elle à cet espionnage? demanda le forgeron.

— Je l'ignore… mais, tu le vois, l'intérêt qui la faisait agir subsiste toujours, puisque cette jeune dame a été épiée… et peut-être, à cette heure, est dénoncée… déshonorée… Ah! c'est affreux!

Puis, voyant Agricol tressaillir vivement, la Mayeux ajouta:

— Mais qu'as-tu donc?…

— Et pourquoi non? se dit le forgeron en se parlant à lui-même, si tout cela… partait de la même main!… La supérieure d'un couvent peut bien s'entendre avec un abbé… Mais alors… dans quel but?…

— Explique-toi donc, Agricol, reprit la Mayeux. Et puis enfin; ta blessure… Comment l'as-tu reçue? Je t'en conjure, rassure-moi.

— Et c'est justement de ma blessure que je vais te parler… car, en vérité, plus j'y songe, plus l'aventure de cette jeune dame me paraît se relier à d'autres faits.

— Que dis-tu?

— Figure-toi que, depuis quelques jours, il se passe des choses singulières aux environs de notre fabrique: d'abord, comme nous sommes en carême, un abbé de Paris, un grand bel homme, dit-on, est déjà venu prêcher dans le petit village de Villiers, qui n'est qu'à un quart de lieue de nos ateliers… Cet abbé a trouvé moyen, dans son prêche, de calomnier et d'attaquer M. Hardy.

— Comment cela?

— M. Hardy a fait une sorte de règlement imprimé, relatif à notre travail et aux droits dans les bénéfices qu'il nous accorde: ce règlement est suivi de plusieurs maximes aussi nobles que simples, de quelques préceptes de fraternité à la portée de tout le monde, extraits de différents philosophes et de différentes religions… De ce que M. Hardy a choisi ce qu'il y avait de plus pur parmi les différents préceptes religieux, M. l'abbé a conclu que M. Hardy n'avait aucune religion, et il est parti de ce thème, non seulement pour l'attaquer en chaire, mais pour désigner notre fabrique comme un foyer de perdition, de damnation et de corruption, parce que, le dimanche, au lieu d'aller écouter ses sermons ou d'aller au cabaret, nos camarades, leurs femmes et leurs enfants passent la journée à cultiver leurs petits jardins, à faire des lectures, à chanter en choeur ou à danser en famille dans notre maison commune; l'abbé a même été jusqu'à dire que le voisinage d'un tel amas d'athées, c'est ainsi qu'il nous appelle, pouvait attirer la fureur du ciel sur un pays… que l'on parlait beaucoup du choléra, qui s'avançait, et qu'il serait possible que, grâce à notre voisinage impie, tous les environs fussent frappés de ce fléau vengeur.

— Mais, dire de telles choses à des gens ignorants, s'écria la
Mayeux, c'est risquer de les exciter à de funestes actions.

— C'est justement ce que voulait l'abbé.

— Que dis-tu?

— Les habitants des environs, encore excités, sans doute, par quelques meneurs, se montrent hostiles aux ouvriers de la fabrique: on a exploité, sinon leur haine, du moins leur envie… En effet, nous voyant vivre en commun, bien logés, bien nourris, bien chauffés, bien vêtus, actifs, gais et laborieux, leur jalousie s'est encore aigrie par les prédications de l'abbé et par les sourdes menées de quelques mauvais sujets que j'ai reconnus pour être les plus mauvais ouvriers de M. Tripeaud… notre concurrent. Toutes ces excitations commencent à porter leurs fruits; il y a déjà eu deux ou trois rixes entre nous et les habitants des environs… C'est dans une de ces bagarres que j'ai reçu un coup de pierre à la tête…

— Et cela n'a rien de grave, Agricol, bien sûr? dit la Mayeux avec inquiétude.

— Rien, absolument, te dis-je… mais les ennemis de M. Hardy ne se sont pas bornés aux prédications: ils ont mis en oeuvre quelque chose de bien plus dangereux!

— Et quoi encore?

— Moi, et presque tous mes camarades, nous avons fait solidement le coup de fusil en juillet; mais il ne nous convient pas, quant à présent, et pour cause, de reprendre les armes; ce n'est pas l'avis de tout le monde, soit; nous ne blâmons personne, mais nous avons notre idée; et le père Simon, qui est brave comme son fils, et aussi patriote que personne, nous approuve et nous dirige. Eh bien, depuis quelques jours, on trouve tout autour de la fabrique, dans le jardin, dans les cours, des imprimés où on nous dit: «Vous êtes des lâches, des égoïstes; parce que le hasard vous a donné un bon maître, vous restez indifférents aux malheurs de vos frères et aux moyens de les émanciper; le bien-être matériel vous énerve.»

— Mon Dieu! Agricol, quelle effrayante persistance dans la méchanceté!

— Oui… et, malheureusement, ces menées ont commencé à avoir quelque influence sur plusieurs de nos plus jeunes camarades; comme, après tout, on s'adressait à des sentiments généreux et fiers, il y a eu de l'écho… déjà quelques germes de division se sont développés dans nos ateliers, jusqu'alors si fraternellement unis; on sent qu'il y règne une sourde fermentation… une froide défiance remplace, chez quelques-uns, la cordialité accoutumée… Maintenant, si je te dis que je suis presque certain que ces imprimés, jetés par-dessus les murs de la fabrique, et qui ont fait éclater entre nous quelques ferments de discorde, ont été répandus par des émissaires de l'abbé prêcheur… ne trouves-tu pas que tout cela, coïncidant avec ce qui est arrivé ce matin à cette jeune dame, prouve que M. Hardy a, depuis peu, de nombreux ennemis?

— Comme toi, je trouve cela effrayant, Agricol, dit la Mayeux, et cela est si grave, que M. Hardy pourra seul prendre une décision à ce sujet… Quant à ce qui est arrivé ce matin à cette jeune dame, il me semble que sitôt le retour de M. Hardy, tu dois lui demander un entretien, et si délicate que soit une pareille révélation, lui dire ce qui s'est passé.

— C'est cela qui m'embarrasse… Ne crains-tu pas que je paraisse ainsi vouloir entrer dans ses secrets?

— Si cette jeune dame n'avait pas été suivie, j'aurais partagé tes scrupules… Mais on l'a épiée; elle court un danger… selon moi, il est de ton devoir de prévenir M. Hardy… Suppose, comme il est probable, que cette dame soit mariée… ne vaut-il pas mieux, pour mille raisons, que M. Hardy soit instruit de tout?

— C'est juste, ma bonne Mayeux… je suivrai ton conseil; M. Hardy saura tout… Maintenant, nous avons parlé des autres… parlons de moi… oui, de moi… car il s'agit d'une chose dont peut dépendre le bonheur de ma vie, ajouta le forgeron d'un ton grave qui frappa la Mayeux. Tu sais, reprit Agricol après un moment de silence, que, depuis mon enfance, je ne t'ai rien caché… que je t'ai tout dit… tout absolument?

— Je le sais, Agricol, je le sais, dit la Mayeux en tendant sa main blanche et fluette au forgeron, qui la serra cordialement et qui continua:

— Quand je dis que je ne t'ai rien caché… je me trompe… je t'ai toujours caché mes amourettes… et cela, parce que bien que l'on puisse tout dire à une soeur… il y a pourtant des choses dont on ne doit pas parler à une digne et honnête fille comme toi.

— Je te remercie, Agricol… J'avais… remarqué cette réserve de ta part… répondit la Mayeux en baissant les yeux et contraignant héroïquement la douleur qu'elle ressentait, je t'en remercie.

— Mais par cela même que je m'étais imposé de ne jamais te parler de mes amourettes, je m'étais dit: S'il arrive quelque chose de sérieux… enfin un amour qui me fasse songer au mariage… oh! alors, comme l'on confie d'abord à sa soeur ce que l'on soumet ensuite à son père et à sa mère, ma bonne Mayeux sera la première instruite.

— Tu es bien bon, Agricol…

— Eh bien… le quelque chose de sérieux est arrivé… Je suis amoureux comme un fou, et je songe au mariage.

À ces mots d'Agricol, la pauvre Mayeux se sentit pendant un instant paralysée; il lui sembla que son sang s'arrêtait et se glaçait dans ses veines; pendant quelques secondes… elle crut mourir… son coeur cessa de battre… elle le sentit, non pas se briser, mais se fondre, mais s'annihiler… puis cette foudroyante émotion passée, ainsi que les martyrs, qui trouvaient dans la surexcitation même d'une douleur atroce cette puissance terrible qui les faisait sourire au milieu des tortures, la malheureuse fille trouva, dans la crainte de laisser pénétrer le secret de son ridicule et fatal amour, une force incroyable; elle releva la tête, regarda le forgeron avec calme, presque avec sérénité, et lui dit d'une voix assurée:

— Ah! tu aimes quelqu'un… sérieusement?

— C'est-à-dire, ma bonne Mayeux, que, depuis quatre jours… je ne vis pas… ou plutôt je ne vis que de cet amour…

— Il y a seulement… quatre jours… que tu es amoureux?

— Pas davantage… mais le temps n'y fait rien…

— Et… elle est bien jolie?

— Brune… une taille de nymphe, blanche comme un lis… des yeux bleus… grands comme ça, et aussi doux… aussi bons… que les tiens…

— Tu me flattes, Agricol.

— Non, non… c'est Angèle que je flatte… car elle s'appelle ainsi… Quel joli nom… n'est-ce pas, ma bonne Mayeux?

— C'est un nom charmant… dit la pauvre fille en comparant avec une douleur amère le contraste de ce gracieux nom avec le sobriquet de la Mayeux, que le brave Agricol lui donnait sans y songer. Elle reprit avec un calme effrayant:

— Angèle… oui, c'est un nom charmant!…

— Eh bien, figure-toi que ce nom semble être l'image, non seulement de sa figure, mais de son coeur… En un mot… c'est un coeur, je le crois du moins, presque au niveau du tien.

— Elle a mes yeux… elle a mon coeur, dit la Mayeux en souriant, c'est singulier comme nous nous ressemblons.

Agricol ne s'aperçut pas de l'ironie désespérée que cachaient les paroles de la Mayeux, et il reprit avec une tendresse aussi sincère qu'inexorable:

— Est-ce que tu crois, ma bonne Mayeux, que je me serais laissé prendre à un amour sérieux, s'il n'y avait pas eu dans le caractère, dans le coeur, dans l'esprit de celle que j'aime, beaucoup de toi?

— Allons, frère… dit la Mayeux en souriant… oui, l'infortunée eut le courage de sourire… allons, frère, tu es en veine de galanterie, aujourd'hui… Et où as-tu connu cette jolie personne?

— C'est tout bonnement la soeur d'un de mes camarades; sa mère est à la tête de la lingerie comme des ouvriers; elle a eu besoin d'une aide à l'année, et comme, selon l'habitude de l'association, l'on emploie de préférence les parents des sociétaires… Mme Bertin, c'est le nom de la mère de mon camarade, a fait venir sa fille de Lille, où elle était auprès d'une de ses tantes, et depuis cinq jours elle est à la lingerie… Le premier soir que je l'ai vue… j'ai passé trois heures, à la veillée, à causer avec elle, sa mère et son frère… Je me suis senti saisi dans le vif du coeur; le lendemain, le surlendemain, ça n'a fait qu'augmenter… et maintenant j'en suis fou… bien résolu à me marier… selon ce que tu diras… Cependant… oui… cela t'étonne… mais tout dépend de toi; je ne demanderai la permission à mon père et à ma mère qu'après que tu auras parlé.

— Je ne comprends pas, Agricol.

— Tu sais la confiance absolue que j'ai dans l'incroyable instinct de ton coeur; bien des fois tu m'as dit: «Agricol, défie- toi de celui-ci, aime celui-là, aie confiance dans cet autre…» Jamais tu ne t'es trompée. Eh bien, il faut que tu me rendes le même service… Tu demanderas à Mlle de Cardoville la permission de t'absenter: je te mènerai à la fabrique; j'ai parlé de toi à Mme Bertin et à sa fille comme de ma soeur chérie… et selon l'impression que tu ressentiras après avoir vu Angèle… je me déclarerai ou je ne me déclarerai pas… C'est, si tu veux, un enfantillage, une superstition de ma part, mais je suis ainsi.

— Soit, répondit la Mayeux avec un courage héroïque, je verrai Mlle Angèle; je te dirai ce que j'en pense… et cela, entends- tu… sincèrement.

— Je le sais… Et quand viendras-tu?

— Il faut que je demande à Mlle de Cardoville quel jour elle n'aura pas besoin de moi… je te le ferai savoir…

— Merci, ma bonne Mayeux, dit Agricol avec effusion; puis il ajouta en souriant:

— Et prends ton meilleur jugement… ton jugement des grands jours…

— Ne plaisante pas, frère… dit la Mayeux d'une voix douce et triste, ceci est grave… il s'agit du bonheur de toute ta vie…

À ce moment on frappa discrètement à la porte.

— Entrez, dit la Mayeux. Florine parut.

— Mademoiselle vous prie de vouloir bien passer chez elle, si vous n'êtes pas occupée, dit Florine à la Mayeux. Celle-ci se leva, et s'adressant au forgeron:

— Veux-tu attendre un moment, Agricol? je demanderai à Mlle de Cardoville de quel jour je pourrai disposer, et je viendrai te le redire.

Ce disant, la jeune fille sortit, laissant Agricol avec Florine.

— J'aurais bien désiré remercier aujourd'hui Mlle de Cardoville, dit Agricol, mais j'ai craint d'être indiscret.

— Mademoiselle est un peu souffrante, dit Florine, et elle n'a reçu personne, monsieur; mais je suis sûre que, dès qu'elle ira mieux, elle se fera un plaisir de vous voir.

La Mayeux rentra et dit à Agricol:

— Si tu veux venir me prendre demain sur les trois heures, afin de ne pas perdre ta journée entière, nous irons à la fabrique, et tu me ramèneras dans la soirée.

— Ainsi, à demain, trois heures, ma bonne Mayeux.

— À demain, trois heures, Agricol.

* * * * *

Le soir de ce même jour, lorsque tout fut calme dans l'hôtel, la Mayeux, qui était restée jusqu'à dix heures auprès de Mlle de Cardoville, rentra dans sa chambre à coucher, ferma sa porte à clef, puis, se trouvant enfin libre et sans contrainte, elle se jeta à genoux devant un fauteuil et fondit en larmes… La jeune fille pleura longtemps… bien longtemps. Lorsque ses larmes furent taries elle essuya ses yeux, s'approcha de son bureau, ôta le carton du casier, prit dans cette cachette le manuscrit que Florine avait rapidement feuilleté la veille, et écrivit une partie de la nuit sur ce cahier.

XI. Le journal de la Mayeux.

Nous l'avons dit, la Mayeux avait écrit une partie de la nuit sur le cahier découvert et parcouru la veille par Florine, qui n'avait pas osé le dérober avant d'avoir instruit de son contenu les personnes qui la faisaient agir, et sans avoir pris leurs derniers ordres à ce sujet. Expliquons l'existence de ce manuscrit avant de l'ouvrir au lecteur.

Du jour où la Mayeux s'était aperçue de son amour pour Agricol, le premier mot de ce manuscrit avait été écrit. Douée d'un caractère essentiellement expansif, et pourtant se sentant toujours comprimée par la terreur du ridicule, terreur dont la douloureuse exagération était la seule faiblesse de la Mayeux, à qui cette infortunée eût-elle confié le secret de sa funeste passion, si ce n'est au papier, à ce muet confident des âmes ombrageuses ou blessées, à cet ami patient, silencieux et froid, qui, s'il ne répond pas à des plaintes déchirantes, du moins toujours écoute, toujours se souvient? Lorsque son coeur déborda d'émotions, tantôt tristes et douces, tantôt amères et déchirantes, la pauvre ouvrière, trouvant un charme mélancolique dans ses épanchements, muets et solitaires, tantôt revêtus d'une forme poétique, simple et touchante tantôt écrits en prose naïve, s'était habituée peu à peu à ne pas borner ces confidences à ce qui touchait Agricol; bien qu'il fût au fond de toutes ses pensées, certaines réflexions que faisait naître en elle la vue de la beauté, de l'amour heureux, de la maternité, de la richesse et de l'infortune, étaient, pour ainsi dire, trop intimement empreintes de sa personnalité si malheureusement exceptionnelle pour qu'elle osât les communiquer à Agricol.

Tel était donc ce journal d'une pauvre fille du peuple, chétive, difforme et misérable, mais douée d'une âme angélique et d'une intelligence développée par la lecture, par la méditation, par la solitude; pages ignorées qui cependant contenaient des aperçus saisissants et profonds sur les êtres et sur les choses, pris du point de vue particulier où la fatalité avait placé cette infortunée.

Les lignes suivantes, çà et là brusquement interrompues ou tachées de larmes, selon le cours des émotions que la Mayeux avait ressenties la veille en apprenant le profond amour d'Agricol pour Angèle, formaient les dernières pages de ce journal.

«Vendredi, 3 mars 1832. «… Ma nuit n'avait été agitée par aucun rêve pénible, ce matin, je me suis levée sans aucun pressentiment J'étais calme, tranquille, lorsque Agricol est arrivé. «Il ne m'a pas paru ému; il a été, comme toujours, affectueux; il m'a d'abord parlé d'un événement relatif à M. Hardy, et puis, sans hésitation, il m'a dit: «— Depuis quatre jours je suis éperdument amoureux… Ce sentiment est si sérieux, que je pense à me marier… Je viens te consulter.

«Voilà comment cette révélation si accablante pour moi m'a été faite… naturellement, cordialement, moi d'un côté de la cheminée, Agricol de l'autre, comme si nous avions causé de choses indifférentes. Il n'en faut cependant pas plus pour briser le coeur… Quelqu'un entre, vous embrasse fraternellement, s'assied… vous parle… et puis…

«Oh! mon Dieu!… mon Dieu!… ma tête se perd.

* * * * *

«Je me sens plus calme… Allons, courage, pauvre coeur… courage; si un jour l'infortune m'accable de nouveau, je relirai ces lignes, écrites sous l'impression de la plus cruelle douleur que je doive jamais ressentir, et je me dirai: Qu'est-ce que le chagrin actuel auprès du chagrin passé?

«Douleur bien cruelle que la mienne!… Elle est illégitime, ridicule, honteuse; je n'oserais pas l'avouer, même à la plus tendre, à la plus indulgente des mères… Hélas! c'est qu'il est des peines bien affreuses, qui pourtant font à bon droit hausser les épaules de pitié ou de dédain… Hélas!… c'est qu'il est des malheurs défendus.

«Agricol m'a demandé d'aller voir demain la jeune fille dont il est passionnément épris, et qu'il épousera si l'instinct de mon coeur lui conseille… ce mariage… Cette pensée est la plus douloureuse de toutes celles qui m'ont torturée depuis qu'il m'a si impitoyablement annoncé cet amour.

«Impitoyablement… non, Agricol, non, non, frère, pardon de cet injuste cri de ma souffrance!… Est-ce que tu sais… est-ce que tu peux te douter que je t'aime plus fortement que tu n'aimes et que tu n'aimeras jamais cette charmante créature?

«Brune, une taille de nymphe, blanche comme un lis, et des yeux bleus… longs comme cela, et presque aussi doux que les tiens…

«Voilà comme il a dit en me faisant son portrait. Pauvre Agricol, aurait-il souffert, mon Dieu! s'il avait su que chacune de ses paroles me déchirait le coeur!

«Jamais je n'ai mieux senti qu'en ce moment la commisération profonde, la tendre pitié que vous inspire un être affectueux et bon, qui dans sa sincère ignorance vous blesse à mort et vous sourit… Aussi on ne le blâme pas… non… on le plaint de toute la douleur qu'il éprouverait en découvrant le mal qu'il vous cause.

«Chose étrange! jamais Agricol ne m'avait paru plus beau que ce matin… Comme son mâle visage était doucement ému en me parlant des inquiétudes de cette jeune et jolie dame!… En l'écoutant me raconter ces angoisses d'une femme qui risque à se perdre pour l'homme qu'elle aime… je sentais mon coeur palpiter violemment… mes mains devenir brûlantes… une molle langueur s'emparer de moi… Ridicule et dérision!!! Est-ce que j'ai le droit, moi, d'être émue ainsi?

* * * * *

«Je me souviens que, pendant qu'il parlait, j'ai jeté un regard rapide sur la glace; j'étais fière d'être si bien vêtue; lui ne l'a pas seulement remarqué; mais il n'importe; il m'a semblé que mon bonnet m'allait bien, que mes cheveux étaient brillants, que mon regard était doux… Je trouvais Agricol si beau… que je suis parvenue à me trouver moins laide que d'habitude!!! sans doute pour m'excuser à mes propres yeux d'oser l'aimer.

«Après tout, ce qui arrive aujourd'hui devait arriver un jour ou un autre. Oui… et cela est consolant comme cette pensée… pour ceux qui aiment la vie: que la mort n'est rien… parce qu'elle doit arriver un jour ou l'autre.

«Ce qui m'a toujours préservée du suicide… ce dernier mot de l'infortuné qui préfère aller vers Dieu à rester parmi ses créatures… c'est le sentiment du devoir… Il ne faut pas songer qu'à soi. Et je me disais aussi: Dieu est bon… toujours bon… puisque les êtres les plus déshérités… trouvent encore à aimer… à se dévouer. Comment se fait-il qu'à moi, si faible et si infime, il m'ait toujours été donné d'être secourable ou utile à quelqu'un? Ainsi… aujourd'hui… j'étais bien tentée d'en finir avec la vie… ni Agricol ni sa mère n'avaient plus besoin de moi… Oui… mais ces malheureux dont Mlle de Cardoville m'a fait la providence?… Mais ma bienfaitrice elle-même… quoiqu'elle m'ait affectueusement grondée de la ténacité de mes soupçons sur cet homme?… Plus que jamais je suis effrayée pour elle… plus que jamais… je la sens menacée… plus que jamais j'ai foi à l'utilité de ma présence auprès d'elle…

«Il faut donc vivre… Vivre pour aller voir demain cette jeune fille… qu'Agricol aime éperdument.

«Mon Dieu!… pourquoi donc ai-je toujours connu la douleur et jamais la haine?… Il doit y avoir une amère jouissance dans la haine… Tant de gens haïssent!… Peut-être vais-je la haïr… cette jeune fille… Angèle… comme il l'a nommée… en me disant naïvement: Un nom charmant… Angèle… n'est-ce pas, la Mayeux?

«Rapprocher ce nom, qui rappelle une idée pleine de grâce, de ce sobriquet, ironique symbole de ma difformité! Pauvre Agricol… pauvre frère… Dis! la bonté est donc quelquefois aussi impitoyablement aveugle que la méchanceté!…

«Moi, haïr cette jeune fille!… Et pourquoi? M'a-t-elle dérobé la beauté qui séduit Agricol? Puis-je lui en vouloir d'être belle?

«Quand je n'étais pas encore faite aux conséquences de ma laideur, je me demandais, avec une amère curiosité, pourquoi le Créateur avait doué si inégalement ses créatures. L'habitude de certaines douleurs m'a permis de réfléchir avec calme, j'ai fini par me persuader… et je crois qu'à la laideur et à la beauté sont attachées les plus nobles émotions de l'âme… l'admiration et la compassion! Ceux qui sont comme moi… admirent ceux qui sont beaux… comme Angèle, comme Agricol… et ceux-là éprouvent à leur tour une commisération touchante pour ceux qui me ressemblent. L'on a quelquefois, malgré soi, des espérances bien insensées… De ce que jamais Agricol, par un sentiment de convenance, ne me parlait de ses amourettes, comme il a dit… je me persuadais quelquefois qu'il n'en avait pas… qu'il m'aimait; mais que pour lui le ridicule était, comme pour moi, un obstacle à tout aveu. Oui, et j'ai même fait des vers sur ce sujet. Ce sont, je crois, de tous les moins mauvais.

«Singulière position que la mienne!… Si j'aime… je suis ridicule… Si l'on m'aime… on est plus ridicule encore… Comment ai-je pu assez oublier cela… pour avoir souffert… pour souffrir comme je souffre aujourd'hui? Mais bénie soit cette souffrance, puisqu'elle n'engendre pas la haine… non, car je ne haïrai pas cette jeune fille; je ferai mon devoir de soeur jusqu'à la fin… J'écouterai bien mon coeur; j'ai l'instinct de la conservation des autres, il me guidera, il m'éclairera…

«Ma seule crainte est de fondre en larmes à la vue de cette jeune fille, de ne pouvoir vaincre mon émotion. Mais alors, mon Dieu! quelle révélation pour Agricol que mes pleurs!! Lui… découvrir ce fol amour qu'il m'inspire… oh! jamais… Le jour où il le saurait serait le dernier de ma vie… Il y aurait alors pour moi quelque chose au-dessus du devoir, la volonté d'échapper à la honte, à une honte incurable que je sentirais toujours brûlante comme un fer chaud… Non, non, je serai calme… D'ailleurs, n'ai-je pas tantôt, devant lui, subi courageusement une terrible épreuve? Je serai calme; il faut d'ailleurs que ma personnalité ne vienne pas obscurcir cette seconde vue, si clairvoyante pour ceux que j'aime. Oh! pénible… pénible tâche… car il faut aussi que la crainte même de céder involontairement à un sentiment mauvais ne me rende pas trop indulgente pour cette jeune fille. Je pourrais de la sorte compromettre l'avenir d'Agricol, puisque ma décision, dit-il, doit le guider.

«Pauvre créature que je suis!… Comme je m'abuse! Agricol me demande mon avis, parce qu'il croit que je n'aurai pas le triste courage de venir contrarier sa passion; ou bien il me dira: «Il n'importe… j'aime… et je brave l'avenir…»

«Mais alors, si mes avis, si l'instinct de mon coeur, ne doivent pas le guider, si sa résolution est prise d'avance, à quoi bon demain cette mission si cruelle pour moi? À quoi bon? à lui obéir! ne m'a-t-il pas dit: «Viens!»

«En songeant à mon dévouement pour lui, combien de fois, dans le plus secret, dans le plus profond abîme de mon coeur, je me suis demandé si jamais la pensée lui est venue de m'aimer autrement que comme une soeur! s'il s'est jamais dit quelle femme dévouée il aurait en moi! Et pourquoi se serait-il dit cela? tant qu'il l'a voulu, tant qu'il le voudra, j'ai été et je serai pour lui aussi dévouée que si j'étais sa femme, sa soeur, sa mère. Pourquoi cette pensée lui serait-elle venue? Songe-t-on jamais à désirer ce qu'on possède?… Moi mariée à lui… mon Dieu! Ce rêve aussi insensé qu'ineffable… ces pensées d'une douceur céleste, qui embrassent tous les sentiments, depuis l'amour jusqu'à la maternité… ces pensées et ces sentiments ne me sont-ils pas défendus sous peine d'un ridicule ni plus ni moins grand que si je portais des vêtements ou des atours que ma laideur et ma difformité m'interdisent?

«Je voudrais savoir si, lorsque j'étais plongée dans la plus cruelle détresse, j'aurais plus souffert que je ne souffre aujourd'hui en apprenant le mariage d'Agricol. La faim, le froid, la misère, m'eussent-ils distraite de cette douleur atroce, ou bien cette douleur atroce m'eût-elle distraite du froid, de la faim et de la misère?

«Non, non, cette ironie est amère; il n'est pas bien à moi de parler ainsi. Pourquoi cette douleur si profonde? En quoi l'affection, l'estime, le respect d'Agricol pour moi sont-ils changés? Je me plains… Et que serait-ce donc, grand Dieu! si, comme cela se voit, hélas! trop souvent, j'étais belle, aimante, dévouée, et qu'il m'eût préféré une femme moins belle, moins aimante, moins dévouée que moi!… Ne serais-je pas mille fois encore plus malheureuse? car je pourrais, car je devrais le blâmer… tandis que je ne puis lui en vouloir de n'avoir jamais songé à une union impossible à force de ridicule…

«Et l'eût-il voulu… est-ce que j'aurais jamais eu l'égoïsme d'y consentir?…

«J'ai commencé à écrire bien des pages de ce journal comme j'ai commencé celles-ci… le coeur noyé d'amertume; et presque toujours, à mesure que je disais au papier ce que je n'aurais osé dire à personne… mon âme se calmait, puis la résignation arrivait… la résignation… ma sainte à moi, celle-là qui, souriant les yeux pleins de larmes, souffre, aime et n'espère jamais!!!»

Ces mots étaient les derniers du journal.

On voyait à l'abondante trace de larmes que l'infortunée avait dû souvent éclater en sanglots… En effet, brisée par tant d'émotions, la Mayeux, à la fin de la nuit, avait replacé le cahier derrière le carton, le croyant là, non plus en sûreté que partout ailleurs (elle ne pouvait pas soupçonner le moindre abus de confiance), mais moins en vue que dans un des tiroirs de son bureau, qu'elle ouvrait fréquemment à la vue de tous.

Ainsi que la courageuse créature se l'était promis, voulant accomplir dignement sa tâche jusqu'à la fin, le lendemain elle avait attendu Agricol, et bien affermie dans son héroïque résolution elle s'était rendue avec le forgeron à la fabrique de M. Hardy. Florine, instruite du départ de la Mayeux, mais retenue une partie de la journée par son service après de Mlle de Cardoville, et préférant d'ailleurs attendre la nuit pour accomplir les nouveaux ordres qu'elle avait demandés et reçus, depuis qu'elle avait fait connaître par une lettre le contenu du journal de la Mayeux; Florine, certaine de n'être pas surprise, entra, lorsque la nuit fut tout à fait venue, dans la chambre de la jeune ouvrière… Connaissant l'endroit où elle trouverait le manuscrit, elle alla droit au bureau, déplaça le carton, puis, prenant dans sa poche une lettre cachetée, elle se disposa à la mettre à la place du manuscrit qu'elle devait soustraire. À ce moment, elle trembla si fort qu'elle fut obligée de s'appuyer un instant sur la table.

On l'a dit, tout bon sentiment n'était pas éteint dans le coeur de Florine; elle obéissait fatalement aux ordres qu'elle recevait, mais elle ressentait douloureusement tout ce qu'il y avait d'horrible et d'infâme dans sa conduite… S'il ne se fût agi absolument que d'elle, sans doute elle aurait eu le courage de tout braver plutôt que de subir une odieuse domination; mais il n'en était pas malheureusement ainsi, et sa perte eût causé un désespoir mortel à une personne qu'elle chérissait plus que la vie… Elle se résignait donc… non sans de cruelles angoisses, à d'abominables trahisons. Quoiqu'elle ignorât presque toujours dans quel but on la faisait agir, et notamment à propos de la soustraction du journal de la Mayeux, elle pressentait vaguement que la substitution de cette lettre cachetée au manuscrit devait avoir pour la Mayeux de funestes conséquences, car elle se rappelait ces mots sinistres prononcés la veille par Rodin: «Il faut en finir demain… avec la Mayeux.» Qu'entendait-il par ces mots? Comment la lettre qu'il lui avait ordonné de mettre à la place du journal concourrait-elle à ce résultat? elle l'ignorait, mais elle comprenait que le dévouement si clairvoyant de la Mayeux causait un juste ombrage aux ennemis de Mlle de Cardoville, et qu'elle-même, Florine, risquait d'un jour à l'autre de voir ses perfidies découvertes par la jeune ouvrière. Cette dernière crainte fit cesser les hésitations de Florine; elle posa la lettre derrière le carton, le remit à sa place, et, cachant le manuscrit dans son tablier, elle sortit furtivement de la chambre de la Mayeux.

XII. Suite du journal de la Mayeux.

Florine, revenue dans sa chambre quelques heures après y avoir caché le manuscrit soustrait dans l'appartement de la Mayeux, cédant à la curiosité, voulut le parcourir. Bientôt elle ressentit un intérêt croissant, une émotion involontaire en lisant ces confidences intimes de la jeune ouvrière. Parmi plusieurs pièces de vers, qui toutes respiraient un amour passionné pour Agricol, amour si profond, si naïf, si sincère, que Florine en fut touchée et oublia la difformité ridicule de la Mayeux; parmi plusieurs pièces de vers, disons-nous, se trouvaient différents fragments, pensées ou récits, relatifs à des faits divers. Nous en citerons quelques-uns, afin de justifier l'impression profonde que cette lecture causait à Florine.

FRAGMENTS DU JOURNAL DE LA MAYEUX

«… C'était aujourd'hui ma fête. Jusqu'à ce soir, j'ai conservé une folle espérance.

«Hier, j'étais descendue chez Mme Baudoin pour panser une plaie légère qu'elle avait à la jambe. Quand je suis entrée, Agricol était là. Sans doute il parlait de moi avec sa mère, car ils se sont tus tout à coup en échangeant un sourire d'intelligence; et puis j'ai aperçu, en passant auprès de la commode, une jolie boîte en carton, avec une pelote sur le couvercle… Je me suis senti rougir de bonheur… j'ai cru que ce petit présent m'était destiné, mais j'ai fait semblant de ne rien voir.

«Pendant que j'étais à genoux devant sa mère, Agricol est sorti; j'ai remarqué qu'il emportait la jolie boîte. Jamais Mme Baudoin n'a été plus tendre, plus maternelle pour moi que ce soir-là. Il m'a semblé qu'elle se couchait de meilleure heure que d'habitude… C'est pour me renvoyer plus vite, ai-je pensé, afin que je jouisse plus tôt de la surprise qu'Agricol m'a préparée.

«Aussi comme le coeur me battait en remontant vite, vite à mon cabinet! je suis restée un moment sans ouvrir la porte pour faire durer mon bonheur plus longtemps. Enfin… je suis entrée, les yeux voilés de larmes de joie; j'ai regardé sur ma table, sur ma chaise… sur mon lit, rien… la petite boîte n'y était pas. Mon coeur s'est serré; puis je me suis dit: Ce sera pour demain, car ce n'est aujourd'hui que la veille de ma fête.

«La journée s'est passée… Le soir est venu… Rien… La jolie boîte n'était pas pour moi… Il y avait une pelote sur son couvercle… Cela ne pouvait convenir qu'à une femme… À qui Agricol l'a-t-il donnée?…

«En ce moment je souffre bien… L'idée que j'attachais à ce qu'Agricol me souhaitât ma fête est puérile… j'ai honte de me l'avouer… mais cela m'eût prouvé qu'il n'avait pas oublié que j'avais un autre nom que celui de la Mayeux, que l'on me donne toujours…

«Ma susceptibilité à ce sujet est si malheureuse, si opiniâtre, qu'il m'est impossible de ne pas ressentir un moment de honte et de chagrin toutes les fois qu'on m'appelle ainsi: _la Mayeux… _Et pourtant, depuis mon enfance… je n'ai pas eu d'autre nom. C'est pour cela que j'aurais été bien heureuse qu'Agricol profitât de l'occasion de ma fête pour m'appeler une seule fois de mon modeste nom… Madeleine.

* * * * *

«Heureusement il ignora toujours ce voeu et ce regret.»

Florine, de plus en plus émue à la lecture de cette page d'une simplicité si douloureuse, tourna quelques feuillets et continua:

«… Je viens d'assister à l'enterrement de cette pauvre petite Victoire Herbin, notre voisine… Son père, ouvrier tapissier, est allé travailler au mois, loin de Paris… Elle est morte à dix- neuf ans, sans parents autour d'elle… Son agonie n'a pas été douloureuse; la brave femme qui l'a veillée jusqu'au dernier moment nous a dit qu'elle n'avait pas prononcé d'autres mots que ceux-ci:

Enfin… Enfin… «Et cela _comme avec contentement, _ajoutait la veilleuse. «Chère enfant! elle était devenue bien chétive; mais à quinze ans, c'était un bouton de rose… et si jolie… si fraîche… des cheveux blonds, doux comme de la soie! mais elle a peu à peu dépéri; son état de cardeuse de matelas l'a tuée… Elle a été, pour ainsi dire, empoisonnée à la longue par les émanations des laines[7]… son métier étant d'autant plus malsain et plus dangereux qu'elle travaillait pour de pauvres ménages, dont la literie est toujours de rebut. Elle avait un courage de lion et une résignation d'ange; elle me disait toujours de sa petite voix douce, entrecoupée çà et là par une toux sèche et fréquente:

«— Je n'en ai pas pour longtemps, va, à aspirer la poudre de vitriol et de chaux toute la journée; je vomis le sang, et j'ai quelquefois des crampes d'estomac qui me font évanouir.

«— Mais change d'état, lui disais-je.

«— Et le temps de faire un autre apprentissage? me répondait- elle; et puis maintenant, il est trop tard, je suis prise, je le sens bien… Il n'y a pas de ma faute, ajoutait la bonne créature, car je n'ai pas choisi mon état; c'est mon père qui l'a voulu; heureusement il n'a pas besoin de moi. Et puis, quand on est mort… on n'a plus à s'inquiéter de rien, on ne craint pas le chômage.

«Victoire disait cette triste vulgarité très sincèrement et avec une sorte de satisfaction. Aussi elle est morte en disant:

«Vient ensuite le crin, dont le plus cher, celui que l'on appelle échantillon, n'est même pas pur. On peut juger par là ce que doit être le commun, que les ouvrières appellent _crin au vitriol, _et qui est composé de rebut des poils de chèvres, de boucs, et des soies de sangliers, que l'on passe au vitriol d'abord, puis dans la teinture, pour brûler et déguiser les corps étrangers tels que la paille, les épines, et même les morceaux de peaux, qu'on ne prend pas la peine d'ôter, et qu'on reconnaît souvent quand on travaille ce crin, duquel sort une poussière qui fait autant de ravages que celle de la laine à la chaux.»

«— Enfin… Enfin…

«Cela est bien pénible à penser, pourtant, que le travail auquel le pauvre est obligé de demander son pain devient souvent un long suicide! Je disais cela l'autre jour à Agricol; il me répondit qu'il y avait bien d'autres métiers mortels: les ouvriers dans les eaux-fortes, dans la _céruse _et dans le minium, entre autres, gagnent des maladies prévues et incurables dont ils meurent.

«— Sais-tu, ajoutait Agricol, sais-tu ce qu'ils disent lorsqu'ils partent pour ces ateliers meurtriers? Nous allons à l'abattoir!

«Ce mot, d'une épouvantable vérité, m'a fait frémir.

«— Et cela se passe de nos jours!… lui ai-je dit le coeur navré; et on sait cela? Et parmi tant de gens puissants, aucun ne songe à cette mortalité qui décime ses frères, forcés de manger ainsi un pain homicide?

«— Que veux-tu, ma pauvre Mayeux, me répondait Agricol; tant qu'il s'agit d'enrégimenter le peuple pour le faire tuer à la guerre, on ne s'en occupe que trop; s'agit-il de l'organiser pour le faire vivre… personne n'y songe, sauf M. Hardy, mon bourgeois. Et on dit: Ah! la faim, la misère ou la souffrance des travailleurs, qu'est-ce que ça fait? Ce n'est pas de la politique… On se trompe, ajoutait Agricol, C'EST PLUS QUE DE LA POLITIQUE!

«… Comme Victoire n'avait pas laissé de quoi payer un service à l'église, il n'y a eu que la _présentation _du corps sous le porche; car il n'y a pas même une simple messe des morts pour le pauvre… et puis, comme on n'a pas pu donner dix-huit francs au curé, aucun prêtre n'a accompagné le char des pauvres à la fosse commune. Si les funérailles, ainsi abrégées, ainsi restreintes, ainsi tronquées, suffisent au point de vue religieux, pourquoi en imaginer d'autres? Est-ce donc par cupidité?… Si elles sont, au contraire, insuffisantes, pourquoi rendre l'indigent seul victime de cette insuffisance?

«Mais à quoi bon s'inquiéter de ces pompes, de ces encens, de ces chants, dont on se montre plus ou moins prodigue ou avare?… à quoi bon? à quoi bon? Ce sont encore là des choses vaines et terrestres, et de celles-là non plus l'âme n'a souci lorsque, radieuse, elle remonte vers le Créateur.»

«Hier, Agricol m'a fait lire un article de journal, dans lequel on employait tour à tour le blâme violent ou l'ironie amère et dédaigneuse pour attaquer ce qu'on appelle la _funeste tendance _de quelques gens du peuple à s'instruire, à écrire, à lire les poètes, et quelquefois à faire des vers. Les jouissances matérielles nous sont interdites par la pauvreté, est-il humain de nous reprocher de chercher les jouissances de l'esprit?

«Quel mal peut-il résulter de ce que chaque soir, après une journée laborieuse, sevrée de tout plaisir, de toute distraction, je me plaise, à l'insu de tous, à assembler quelques vers… ou à écrire sur ce journal les impressions bonnes ou mauvaises que j'ai ressenties? Agricol est-il moins bon ouvrier, parce que, de retour chez sa mère, il emploie sa journée du dimanche à composer quelques-uns de ces chants populaires qui glorifient les labeurs nourriciers de l'artisan, qui disent à tous: Espérance et fraternité! Ne fait-il pas un plus digne usage de son temps que s'il le passait au cabaret?

«Ah! ceux-là qui nous blâment de ces innocentes et nobles diversions à nos pénibles travaux et à nos maux se trompent, lorsqu'ils croient qu'à mesure que l'intelligence s'élève et se raffine, on supporte plus impatiemment les privations et la misère, et que l'irritation s'en accroît contre les heureux du monde!… En admettant même que cela soit, et cela n'est pas, ne vaudrait-il pas mieux avoir un ennemi intelligent, éclairé, à la raison et au coeur duquel on pût s'adresser, qu'un ennemi stupide, farouche et implacable?

«Mais non, au contraire, les inimitiés s'effacent à mesure que l'esprit se développe, l'horizon de la compassion s'élargit; l'on arrive ainsi à comprendre les douleurs morales; l'on reconnaît alors que souvent les riches ont de terribles peines, et c'est déjà une communion sympathique que la fraternité d'infortune. Hélas! eux aussi perdent et pleurent amèrement des enfants idolâtrés, des maîtresses chéries, des mères adorables; chez eux aussi, parmi les femmes surtout, il y a, au milieu du luxe et de la grandeur, bien des coeurs brisés, bien des âmes souffrantes, bien des larmes dévorées en secret… Qu'ils ne s'effrayent donc pas… En s'éclairant… en devenant leur égal en intelligence, le peuple apprend à plaindre les riches s'ils sont malheureux et bons… à les plaindre davantage encore s'ils sont heureux et méchants.

«… Quel bonheur!… quel beau jour! Je ne me possède pas de joie. Oh! oui, l'homme est bon, est humain, est charitable. Oh! oui, le Créateur a mis en lui tous les instincts généreux… et, à moins d'être une exception monstrueuse, ce n'est jamais volontairement qu'il fait le mal.

«Voilà ce que j'ai vu tout à l'heure, je n'attends pas à ce soir pour l'écrire; cela pour ainsi dire _refroidirait _dans mon coeur.

«J'étais allée porter de l'ouvrage sur la place du Temple; à quelques pas de moi, un enfant de douze ans au plus, tête et pieds nus, malgré le froid, vêtu d'un pantalon et d'un mauvais bourgeron en lambeaux, conduisait par la bride un grand et gros cheval de charrette dételé, mais portant son harnais… De temps à autre le cheval s'arrêtait court, refusant d'avancer… L'enfant n'ayant pas de fouet pour le forcer de marcher, le tirait en vain par sa bride; le cheval restait immobile… Alors le pauvre petit s'écriait: «Ô mon Dieu! mon Dieu!» et pleurait à chaudes larmes… en regardant autour de lui pour implorer quelque secours des passants. Sa chère petite figure était empreinte d'une douleur si navrante, que, sans réfléchir, j'entrepris une chose dont je ne puis maintenant m'empêcher de sourire, car je devais offrir un spectacle bien grotesque.

«J'ai une peur horrible des chevaux, et j'ai encore plus peur de me mettre en évidence. Il n'importe, je m'armai de courage, j'avais un parapluie à la main… je m'approchai du cheval, et, avec l'impétuosité d'une fourmi qui voudrait ébranler une grosse pierre avec un brin de paille, je donnai de toute ma force un grand coup de parapluie sur la croupe du récalcitrant animal.

«Ah! merci! ma bonne dame, s'écria l'enfant en essuyant ses larmes, frappez-le encore une fois, s'il vous plaît; il avancera peut-être.

«Je redoublai héroïquement; mais, hélas! le cheval, soit méchanceté, soit paresse, fléchit les genoux, se coucha, se vautra sur le pavé, puis, s'embarrassant dans son harnais, il le brisa et rompit son grand collier de bois; je m'étais éloignée bien vite dans la crainte de recevoir des coups de pied…

L'enfant, dans ce nouveau désastre, ne put que se jeter à genoux au milieu de la rue, puis joignant les mains en sanglotant, il s'écria d'une voix désespérée:

«— Au secours!… au secours!…

«Ce cri fut entendu; plusieurs passants s'attroupèrent, une correction beaucoup plus efficace que la mienne fut administrée au cheval rétif, qui se releva… mais dans quel état, grand Dieu! sans son harnais!

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