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Le juif errant - Tome II

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— Cette crise si heureuse, si inespérée, avorte… et sa réaction peut le tuer, monseigneur.

— Et l'avez-vous prévenu de la gravité de l'opération!…

— À peu près… monseigneur.

— Mais il serait temps… de le décider.

— C'est ce que je vais faire, monseigneur, dit le docteur
Baleinier.

Et, s'approchant de Rodin, qui, continuant d'écrire et de songer, était resté étranger à cet entretien tenu à voix basse:

— Mon révérend père, lui dit le docteur d'une voix ferme, voulez- vous dans huit jours être sur pied! Rodin fit un geste rempli de confiance qui signifiait:

— Mais j'y suis sur pied.

— Ne vous méprenez pas, répondit le docteur, cette crise est excellente, mais elle durera peu; et si nous n'en profitons pas… à l'instant… pour procéder à l'opération dont je vous ai touché deux mots, ma foi!… je vous le dis brutalement… après une telle secousse… je ne réponds de rien.

Rodin fut d'autant plus frappé de ces paroles qu'il avait, une demi-heure auparavant, expérimenté le peu de durée du _mieux _éphémère que lui avait causé la bonne nouvelle du père d'Aigrigny, et qu'il commençait à sentir un redoublement d'oppression à la poitrine.

M. Baleinier, voulant décider son malade et le croyant irrésolu, ajouta:

— En un mot, mon révérend père, voulez-vous vivre, oui ou non!

Rodin écrivit rapidement ces mots, qu'il donna rapidement au docteur: «Pour vivre… je me ferais couper les quatre membres. Je suis prêt à tout.» Et il fit un mouvement pour se lever.

— Je dois vous déclarer, non pour vous faire hésiter, mon révérend père, mais pour que votre courage ne soit pas surpris, ajouta M. Baleinier, que cette opération est cruellement douloureuse…

Rodin haussa les épaules, et d'une main ferme écrivit: «Laissez- moi la tête… prenez le reste…»

Le docteur avait lu ces mots à voix haute; le cardinal et le père d'Aigrigny se regardèrent, frappés de ce courage indomptable.

— Mon révérend père, dit le docteur Baleinier, il faudrait vous recoucher… Rodin écrivit: «Préparez-vous… j'ai à écrire des ordres très pressés, vous m'avertirez au moment».

Puis, ployant un papier qu'il cacheta avec une oublie, Rodin fit signe au père d'Aigrigny de lire les mots qu'il allait tracer, et qui furent ceux-ci: «Envoyez à l'instant cette note à l'agent qui a adressé les lettres anonymes au maréchal Simon.»

— À l'heure même, mon révérend père, dit le père d'Aigrigny; je vais charger de ce soin une personne sûre.

— Mon révérend père, dit Baleinier à Rodin, puisque vous tenez à écrire… recouchez-vous; vous écrirez sur votre lit pendant nos petits préparatifs.

Rodin fit un geste approbatif, et se leva. Mais déjà le pronostic du docteur se réalisait: le jésuite put à peine rester une seconde debout, et retomba sur sa chaise… Alors il regarda le docteur Baleinier avec angoisse, et sa respiration s'embarrassa de plus en plus. Le docteur, voulant le rassurer, lui dit:

— Ne vous inquiétez pas… Mais il faut nous hâter… Appuyez- vous sur moi et sur le père d'Aigrigny.

Aidé de ces deux soutiens, Rodin put regagner son lit; s'y étant assis sur son séant, il montra du geste l'écritoire et le papier afin qu'on les lui apportât; un buvard lui servit de pupitre, et il continua d'écrire sur ses genoux, s'interrompant de temps à autre pour aspirer à grand'peine comme s'il eût étouffé, mais restant étranger à ce qui se passait autour de lui.

— Mon révérend père, dit M. Baleinier au père d'Aigrigny, êtes- vous capable d'être un de mes aides et de m'assister dans l'opération que je vais faire? Avez-vous cette sorte de courage- là?

— Non, dit le révérend père; à l'armée, je n'ai, de ma vie, pu assister à une amputation; à la vue du sang ainsi répandu, le coeur me manque.

— Il n'y a pas de sang, dit le docteur Baleinier; mais, du reste, c'est pis encore… Veuillez donc m'envoyer trois de nos révérends pères, ils me serviront d'aides; ayez aussi l'obligeance de prier M. Rousselet de venir avec ses appareils.

Le père d'Aigrigny sortit. Le prélat s'approcha du docteur
Baleinier, et lui dit à voix basse en lui montrant Rodin:

— Il est hors de danger?

— S'il résiste à l'opération, oui, monseigneur.

— Et… êtes-vous sûr qu'il y résiste?

— À lui, je dirais oui; à vous, monseigneur, je dis: il faut l'espérer.

— Et s'il succombe, aura-t-on le temps de lui administrer les sacrements en public avec une certaine pompe, ce qui entraîne toujours quelques petites lenteurs.

— Il est probable que son agonie durera au moins un quart d'heure, monseigneur.

— C'est court… mais enfin il faudra s'en contenter, dit le prélat.

Et il se retira auprès d'une des croisées, sur les vitres de laquelle il se mit à tambouriner innocemment du bout des doigts, en songeant aux effets de lumière de catafalque qu'il désirait tant devoir élever à Rodin.

À ce moment, M. Rousselet entra tenant une grande boîte carrée sous le bras; il s'approcha d'une commode, et sur le marbre de la tablette, il disposa ses appareils.

— Combien en avez-vous préparé? lui dit le docteur.

— Six, monsieur.

— Quatre suffiront, mais il est bon de se précautionner. Le coton n'est pas trop foulé?

— Voyez, monsieur.

— Très bien.

— Et comment va le révérend père? demanda l'élève à son maître.

— Hum… hum… répondit tout bas le docteur, la poitrine est terriblement embarrassée, la respiration sifflante… la voix toujours éteinte… mais enfin il y a une chance…

— Tout ce que je crains, monsieur, c'est que le révérend père ne résiste pas à une si affreuse douleur.

— C'est encore une chance… mais, dans une position pareille, il faut tout risquer… Allons, mon cher, allumez une bougie, car j'entends nos aides.

En effet, bientôt entrèrent dans la chambre, accompagnant le père d'Aigrigny, les trois congréganistes qui, dans la matinée, se promenaient dans le jardin de la maison de la rue de Vaugirard.

Les deux vieux, à figures rubicondes et fleuries, le jeune à figure ascétique, tous trois, comme d'habitude, vêtus de noir, portant bonnets carrés, rabats blancs, et paraissant parfaitement disposés, d'ailleurs, à venir en aide au docteur Baleinier pendant la redoutable opération.

XVIII. La torture.

— Mes révérends pères, dit gracieusement le docteur Baleinier aux trois congréganistes, je vous remercie de votre bon concours… ce que vous aurez à faire sera bien simple, et, avec l'aide du Seigneur, cette opération sauvera notre cher père Rodin.

Les trois robes noires levèrent les yeux au ciel avec componction, après quoi elles s'inclinèrent comme un seul homme.

Rodin, fort indifférent à ce qui se passait autour de lui, n'avait pas un instant cessé soit d'écrire, soit de réfléchir… Cependant, de temps à autre, malgré ce calme apparent, il avait éprouvé une telle difficulté de respirer, que le docteur Baleinier s'était retourné avec une grande inquiétude en entendant l'espèce de sifflement étouffé qui s'échappait du gosier de son malade; aussi, après avoir fait un signe à son élève, le docteur s'approcha de Rodin et lui dit:

— Allons, mon révérend père… voici le grand moment… courage!…

Aucun signe de terreur ne se manifesta sur les traits du jésuite, sa figure resta impassible comme celle d'un cadavre; seulement ses petits yeux de reptile étincelèrent plus brillants encore au fond de leur sombre orbite; un instant il promena un regard assuré sur les témoins de cette scène; puis, prenant sa plume entre ses dents, il plia et cacheta un nouveau feuillet, le plaça sur la table de nuit, et fit ensuite au docteur Baleinier un signe qui semblait dire: Je suis prêt.

— Il faudrait d'abord ôter votre gilet de laine et votre chemise, mon père.

Honte ou pudeur, Rodin hésita un instant… seulement un instant… car lorsque le docteur eut repris:

— Il le faut, mon révérend père! Rodin, toujours assis dans son lit, obéit, avec l'aide de M. Baleinier, qui ajouta, pour consoler sans doute la pudeur effarouchée du patient:

— Nous n'avons absolument besoin que de votre poitrine, mon cher père, côté gauche et côté droit.

En effet, Rodin, étendu sur le dos et toujours coiffé de son bonnet de soie noir crasseux, laissa voir la partie antérieure d'un torse livide et jaunâtre, ou plutôt la cage osseuse d'un squelette, car les ombres portées par la vive arête des côtes et des cartilages cerclaient la peau de profonds sillons noirs circulaires. Quant aux bras, on eût dit des os enroulés de grosses cordes et recouverts de parchemin tanné, tant l'affaissement musculaire donnait de relief à l'ossature et aux veines.

— Allons, monsieur Rousselet, les appareils, dit le docteur
Baleinier. Puis s'adressant aux trois congréganistes:

— Messieurs, approchez… je vous l'ai dit… ce que vous avez à faire est excessivement simple, comme vous allez le voir.

Et M. Baleinier procéda à l'installation de la chose. Ce fut fort simple, en effet. Le docteur remit à chacun de ses quatre aides une espèce de petit trépied d'acier environ de deux pouces de diamètre sur trois de hauteur; le centre circulaire de ce trépied était rempli de coton tassé très épais; cet instrument se tenait de la main gauche au moyen d'un manche de bois. De la main droite, chaque aide était armé d'un petit tube de fer-blanc de dix-huit pouces de longueur; à l'une de ses extrémités était pratiquée une embouchure destinée à recevoir les lèvres du praticien, l'autre bout se recourbait et s'évasait, de façon à pouvoir servir de couvercle au petit trépied.

Ces préparatifs n'offraient rien d'effrayant. Le père d'Aigrigny et le prélat, qui regardaient de loin, ne comprenaient pas comment cette opération pouvait être si douloureuse.

Ils comprirent bientôt. Le docteur Baleinier, ayant ainsi armé ses quatre aides, les fit s'approcher de Rodin, dont le lit avait été roulé au milieu de la chambre. Deux aides se placèrent d'un côté, deux de l'autre.

— Maintenant, messieurs, leur dit le docteur Baleinier, allumez le coton… placez la partie allumée sur la peau de Sa Révérence au moyen du trépied qui contient la mèche… recouvrez le trépied avec la partie évasée de vos tuyaux, puis soufflez par l'embouchure afin d'aviver le feu… C'est très simple, comme vous le voyez.

C'était en effet d'une ingénuité patriarcale et primitive. Quatre mèches de coton enflammé, mais disposé de façon à ne brûler qu'à petit feu, furent appliquées à droite et à gauche de la poitrine de Rodin… Ceci s'appelle vulgairement des moxas. Le tour est fait, lorsque toute l'épaisseur de la peau est ainsi lentement brûlée… cela dure de sept à huit minutes. On prétend qu'une amputation n'est rien auprès de cela.

Rodin avait suivi les préparatifs de l'opération avec une intrépide curiosité; mais, au premier contact de ces quatre brasiers dévorants, il se dressa et se tordit comme un serpent, sans pouvoir pousser un cri, car il était muet; l'expansion de la douleur lui était même interdite.

Les quatre aides ayant nécessairement dérangé leurs appareils au brusque mouvement de Rodin, ce fut à recommencer.

— Du courage, mon cher père! offrez ces souffrances au Seigneur… il les agréera, dit le docteur Baleinier d'un ton patelin; je vous ai prévenu… cette opération est très douloureuse, mais aussi salutaire que douloureuse, c'est tout dire. Allons… vous qui avez montré jusqu'ici tant de résolution, n'en manquez pas au moment décisif.

Rodin avait fermé les yeux; vaincu par cette première surprise de la douleur, il les rouvrit, et regarda le docteur d'un air presque confus de s'être montré si faible. Et pourtant, à droite et à gauche de sa poitrine, on voyait déjà quatre larges escarres d'un roux saignant… tant les brûlures avaient été aiguës et profondes…

Au moment où il allait se replacer sur le lit de douleur, Rodin fit signe, en montrant l'encrier, qu'il voulait écrire. On pouvait lui passer ce caprice. Le docteur tendit le buvard, et Rodin écrivit ce qui suit, comme par réminiscence:

«Il vaut mieux ne pas perdre de temps… Faites tout de suite prévenir le baron Tripeaud du mandat d'amener lancé contre son factotum Léonard, afin qu'il avise.»

Cette note écrite, le jésuite la donna au docteur Baleinier, en lui faisant signe de la remettre au père d'Aigrigny; celui-ci, aussi frappé que le docteur et le cardinal d'une pareille présence d'esprit au milieu de si atroces douleurs, resta un moment stupéfait. Rodin, les yeux impatiemment fixés sur le révérend père, semblait attendre avec impatience qu'il sortît de la chambre pour aller exécuter ses ordres. Le docteur, devinant la pensée de Rodin, dit un mot au père d'Aigrigny, qui sortit.

— Allons, mon révérend père, dit le docteur à Rodin, c'est à recommencer; cette fois ne bougez pas, vous êtes au fait… Rodin ne répondit pas, joignit ses mains sur sa tête, offrit sa poitrine et ferma les yeux.

C'était un spectacle étrange, lugubre, presque fantastique. Ces trois prêtres, vêtus de longues robes noires, penchés sur ce corps réduit presque à l'état de cadavre, leurs lèvres collées à ces trompes qui aboutissaient à la poitrine du patient, semblaient pomper son sang ou l'infibuler par quelque charme magique… Une odeur de chair brûlée, nauséabonde, pénétrante, commença à se répandre dans la chambre silencieuse… et chaque aide entendit sous le trépied fumant une légère crépitation… C'était la peau de Rodin qui se fendait sous l'action du feu et se crevassait en quatre endroits différents de sa poitrine. La sueur ruisselait de son visage livide, qu'elle rendait luisant; quelques mèches de cheveux gris, raides et humides, se collaient à ses tempes. Parfois telle était la violence de ses spasmes, que sur ses bras raides ses veines se gonflaient et se tendaient comme des cordes prêtes à se rompre. Endurant cette torture affreuse avec autant d'intrépide résignation que le sauvage dont la gloire consiste à mépriser la douleur, Rodin puisait son courage et sa force dans l'espoir… nous dirions presque dans la certitude de vivre… Telle était la trempe de ce caractère indomptable, la toute- puissance de cet esprit énergique, qu'au milieu même de tourments indicibles son idée fixe ne l'abandonna pas… Pendant les rares intermittences que lui laissait la souffrance, souvent inégale, même à ce degré d'intensité, Rodin songeait à l'affaire Rennepont, calculait ses chances, combinait les mesures les plus promptes, sentant qu'il n'y avait pas une minute à perdre.

Le docteur Baleinier ne le quittait pas du regard, épiait avec une profonde attention et les effets de la douleur et la réaction salutaire de cette douleur sur le malade, qui semblait, en effet, respirer déjà un peu plus librement.

Soudain Rodin porta sa main à son front comme frappé d'une inspiration subite, tourna vivement sa tête vers M. Baleinier, et lui demanda par signe de faire un moment suspendre l'opération.

— Je dois vous avertir, mon révérend père, répondit le docteur, qu'elle est plus d'à moitié terminée, et que, si on l'interrompt, la reprise vous paraîtra plus douloureuse encore…

Rodin fit signe que peu lui importait et qu'il voulait écrire.

— Messieurs… suspendez un moment, dit le docteur Baleinier; ne retirez pas les moxas… mais n'avivez plus le feu.

C'est-à-dire que le feu allait brûler doucement sur la peau du patient, au lieu de brûler vif. Malgré cette douleur moins atroce, mais toujours aiguë, profonde, Rodin, resté couché sur le dos, se mit en devoir d'écrire; par sa position, il fut forcé de prendre le buvard de la main gauche; de l'élever à la hauteur de ses yeux, et d'écrire de la main droite pour ainsi dire en plafonnant. Sur un premier feuillet, il traça quelques signes alphabétiques d'un chiffre qu'il s'était composé pour lui seul afin de noter certaines choses secrètes. Peu d'instants auparavant, au milieu de ses tortures, une idée lumineuse lui était soudain venue; il la croyait bonne, et il la notait, craignant de l'oublier au milieu de ses souffrances, quoiqu'il se fût interrompu deux ou trois fois; car si la peau ne brûlait plus qu'à petit feu, elle n'en brûlait pas moins; Rodin continua d'écrire; sur un autre feuillet, il traça les mots suivants, qui, sur un signe de lui, furent aussitôt remis au père d'Aigrigny.

«Envoyez à l'instant B. auprès de Faringhea, dont il recevra le rapport sur les événements de ces derniers jours, au sujet du prince Djalma; B. reviendra immédiatement ici avec ce renseignement.»

Le père d'Aigrigny s'empressa de sortir pour donner ce nouvel ordre. Le cardinal se rapprocha un peu du théâtre de l'opération, car, malgré la mauvaise odeur de cette chambre, il se complaisait fort à voir partiellement rôtir le jésuite, auquel il gardait une rancune de prêtre italien.

— Allons, mon révérend père, dit le docteur à Rodin, continuez d'être aussi admirablement courageux; votre poitrine se dégage… Vous allez avoir encore un rude moment à passer… et puis après, bon espoir…

Le patient se remit en place. Au moment où le père d'Aigrigny rentra, Rodin l'interrogea du regard; le révérend père lui répondit par un signe affirmatif.

Au signe du docteur, les quatre aides approchèrent leurs lèvres des tubes et recommencèrent à aviver le feu d'un souffle précipité. Cette recrudescence de torture fut si féroce que, malgré son empire sur lui-même, Rodin grinça des dents à se les briser, fit un soubresaut convulsif, et gonfla si fort sa poitrine qui palpitait sous le brasier, qu'ensuite d'un spasme violent il s'échappa enfin de ses poumons un cri de douleur terrible… mais libre… mais sonore, mais retentissant.

— La poitrine est dégagée, s'écria le docteur Baleinier triomphant: il est sauvé… les poumons fonctionnent… la voix revient… la voix est revenue… Soufflez, messieurs, soufflez… et vous, mon révérend père, dit-il joyeusement à Rodin, si vous le pouvez, criez… hurlez… ne vous gênez pas… je serai ravi de vous entendre, et cela vous soulagera… Courage, maintenant… je réponds de vous, c'est une cure merveilleuse… je la publierai, je la crierai à son de trompe!…

— Permettez, docteur, dit tout bas le père d'Aigrigny en se rapprochant vivement de M. Baleinier; monseigneur est témoin que j'ai retenu d'avance la publication de ce fait, qui passera… comme il le peut véritablement… pour un miracle.

— Eh bien, ce sera une cure miraculeuse, répondit sèchement le docteur Baleinier, qui tenait à ses oeuvres.

En entendant dire qu'il était sauvé, Rodin, quoique ses souffrances fussent peut-être les plus vives qu'il eût encore ressenties, car le feu arrivait à la dernière couche de l'épiderme, Rodin fut réellement beau, d'une beauté infernale. À travers la pénible contraction de ses traits éclatait l'orgueil d'un farouche triomphe; on voyait que ce monstre se sentait redevenir fort et puissant, et qu'il avait conscience des maux terribles que sa funeste résurrection allait causer…

Aussi, tout en se tordant sous la fournaise qui le dévorait, il prononça ces mots, les premiers qui sortirent de sa poitrine, de plus en plus libre et dégagée:

— Je le disais… bien… moi, que je vivrais!…

— Et vous disiez vrai! s'écria le docteur en tâtant le pouls de Rodin. Voici maintenant votre pouls plein, ferme, réglé, les poumons libres. La réaction est complète; vous êtes sauvé…

À ce moment, les derniers brins de coton avaient brûlé; on retira les trépieds, et l'on vit sur la poitrine osseuse et décharnée de Rodin quatre larges escarres arrondies. La peau, carbonisée, fumante encore, laissait voir la chair rouge et vive… Par suite de l'un des brusques soubresauts de Rodin, qui avait dérangé le trépied, une de ces brûlures s'était plus étendue que les autres et offrait pour ainsi dire un double cercle noirâtre et brûlé.

Rodin baissa les yeux sur ses plaies; après quelques secondes de contemplation silencieuse, un étrange sourire brida ses lèvres. Alors, sans changer de position, mais jetant de côté sur le père d'Aigrigny un regard d'intelligence impossible à peindre, il lui dit, en comptant lentement une à une ses plaies du bout de son doigt à ongle plat et sordide:

— Père d'Aigrigny… quel présage!… voyez donc!… Un
Rennepont… deux Rennepont… trois Rennepont… quatre
Rennepont… Puis, s'interrompant: Où est donc le cinquième?
Ah!… ici… cette plaie compte pour deux… elle est jumelle.[26]

Et il fit entendre un petit rire sec et aigu.

Le père d'Aigrigny, le cardinal et le docteur Baleinier comprirent le sens de ces mystérieuses et sinistres paroles, que Rodin compléta bientôt par une allusion terrible en s'écriant d'une voix prophétique et d'un air inspiré:

— Oui, je le dis, la race de l'impie sera réduite en poussière, comme les lambeaux de ma chair viennent d'être réduits en cendres… Je le dis… cela sera… car j'ai voulu vivre… je vis.

XIX. Vice et vertu.

Deux jours se sont passés depuis que Rodin a été miraculeusement rappelé à la vie. Le lecteur n'a peut-être pas oublié la maison de la rue Clovis, où le révérend père avait un pied-à-terre, et où se trouvait aussi le logement de Philémon, habité par Rose-Pompon.

Il est environ trois heures de l'après-midi; un vif rayon de lumière, pénétrant à travers un trou rond pratiqué au battant de la porte de la boutique demi-souterraine occupée par la mère Arsène, la fruitière-charbonnière, forme un brusque contraste avec les ténèbres de cette espèce de cave. Ce rayon tombe sur un objet sinistre… Au milieu des falourdes, des légumes flétris, tout à côté d'un grand tas de charbon, est un mauvais grabat; sous le drap qui le recouvre se dessine la forme anguleuse et raide d'un cadavre. C'est le corps de la mère Arsène; atteinte de choléra, elle a succombé depuis la surveille: les enterrements étant très nombreux, ses restes n'ont pas encore pu être enlevés.

La rue Clovis est alors presque déserte; il règne au dehors un silence morne, souvent interrompu par les aigres sifflements du vent du nord-est; entre deux rafales, on entend parfois un petit fourmillement sec et brusque… ce sont des rats énormes qui vont et viennent sur le monceau de charbon.

Soudain, un bruit léger se fait entendre; aussitôt ces animaux immondes se sauvent et se cachent dans leurs trous. On tâchait de forcer la porte qui de l'allée communiquait dans la boutique; cette porte offrait d'ailleurs peu de résistance; au bout d'un instant, sa mauvaise serrure céda, une femme entra et resta quelques moments immobile au milieu de l'obscurité de cette cave humide et glacée. Après une minute d'hésitation, cette femme s'avança; le rayon lumineux éclaire les traits de la reine Bacchanal; elle s'approche peu à peu de la couche funèbre.

Depuis la mort de Jacques, l'altération des traits de Céphyse avait encore augmenté; d'une pâleur effrayante, ses beaux cheveux noirs en désordre, les jambes et les pieds nus, elle était à peine vêtue d'un mauvais jupon rapiécé et d'un mouchoir de cou en lambeaux. Arrivée auprès du lit, la reine Bacchanal jeta un regard d'une assurance presque farouche sur le linceul… Tout à coup elle se recula en poussant un cri de frayeur involontaire. Une ondulation rapide avait couru et agité le drap mortuaire, en remontant depuis les pieds jusqu'à la tête de la morte… Bientôt la vue d'un rat qui s'enfuyait le long des ais vermoulus du grabat expliqua l'agitation du suaire. Céphyse, rassurée, se mit à chercher et à rassembler précipitamment divers objets, comme si elle eût craint d'être surprise dans cette misérable boutique. Elle s'empara d'abord d'un panier, et le remplit de charbon; après avoir encore regardé de côté et d'autre, elle découvrit dans un coin un fourneau de terre, dont elle se saisit avec un élan de joie sinistre.

— Ce n'est pas tout… ce n'est pas tout, disait Céphyse en cherchant de nouveau autour d'elle d'un air inquiet.

Enfin elle avisa auprès du petit poêle de fonte une boîte de fer blanc contenant un briquet et des allumettes. Elle plaça ces objets sur le panier, le souleva d'une main, et de l'autre emporta le fourneau. En passant auprès du corps de la pauvre charbonnière, Céphyse dit avec un sourire étrange: Je vous vole, ma pauvre mère Arsène, mais mon vol ne me profitera guère.

Céphyse sortit de la boutique, rajusta la porte du mieux qu'elle put, suivit l'allée et traversa la petite cour qui séparait ce corps de logis dans lequel Rodin avait eu son pied-à-terre.

Sauf les fenêtres de l'appartement de Philémon, sur l'appui desquelles Rose-Pompon, perchée comme un oiseau, avait tant de fois gazouillé _son _Béranger, les autres croisées de cette maison étaient ouvertes; au premier et au second étage il y avait des morts; comme tant d'autres, ils attendaient la charrette où l'on entassait les cercueils.

La reine Bacchanal gagna l'escalier qui conduisait aux chambres naguère occupées par Rodin; arrivée à leur palier, elle monta un petit escalier délabré, raide comme une échelle, auquel une vieille corde servait de rampe, et atteignit enfin la porte à demi pourrie d'une mansarde située sous les combles.

Cette maison était tellement délabrée, qu'en plusieurs endroits, la toiture, percée à jour, laissait, lorsqu'il pleuvait, pénétrer la pluie dans ce réduit à peine large de dix pieds carrés, et éclairé par une fenêtre mansardée. Pour tout mobilier, on voyait, au long du mur dégradé, sur le carreau, une vieille paillasse éventrée, d'où sortaient quelques brins de paille; à côté de cette couche, une petite cafetière de faïence égueulée, contenant un peu d'eau.

La Mayeux, vêtue de haillons, était assise au bord de la paillasse, ses coudes sur ses genoux, son visage caché entre ses mains fluettes et blanches. Lorsque Céphyse rentra, la soeur adoptive d'Agricol releva la tête; son pâle et doux visage semblait encore amaigri, encore creusé par la souffrance, par le chagrin, par la misère: ses yeux caves, rougis par les larmes, s'attachèrent sur sa soeur avec une expression de mélancolique tendresse.

— Soeur… j'ai ce qu'il nous faut, dit Céphyse d'une voix sourde et brève. Dans ce panier, il y a la fin de nos misères.

Puis, montrant à la Mayeux les objets qu'elle venait de déposer sur le carreau, elle ajouta:

— Pour la première fois de ma vie… j'ai… volé… et cela m'a fait honte et peur… Décidément, je ne suis faite ni pour être voleuse ni pour être pis encore. C'est dommage, ajouta-t-elle en se prenant à sourire d'un air sardonique.

Après un moment de silence, la Mayeux dit à sa soeur avec une expression navrante:

— Céphyse… ma bonne Céphyse… tu veux donc absolument mourir?

— Comment hésiter! répondit Céphyse d'une voix ferme. Voyons, soeur, si tu veux, faisons encore une fois mon compte: quand même je pourrais oublier ma honte et le mépris de Jacques mourant, que me reste-t-il? Deux partis à prendre: le premier, redevenir honnête et travailler. Eh bien, tu le sais, malgré ma bonne volonté, le travail me manquera souvent, comme il nous manque depuis quelques jours, et, quand il ne manquera pas, il me faudra vivre avec quatre ou cinq francs par semaine. Vivre… c'est-à- dire mourir à petit feu à force de privations, je connais ça… j'aime mieux mourir tout d'un coup… L'autre parti serait de continuer, pour vivre, le métier infâme dont j'ai essayé une fois… et je ne veux pas… c'est plus fort que moi… Franchement, soeur entre une affreuse misère, l'infamie ou la mort, le choix peut-il être douteux? réponds.

Puis se reprenant aussitôt sans laisser parler la Mayeux, Céphyse ajouta d'une voix brève et saccadée:

— D'ailleurs, à quoi bon discuter?… je suis décidée; rien au monde ne m'empêcherait d'en finir, puisque toi… toi… soeur chérie, tout ce que tu as pu obtenir… de moi… c'est un retard de quelques jours… espérant que le choléra nous épargnerait la peine… Pour te faire plaisir, j'y consens: le choléra vient… tue tout dans la maison… et nous laisse… Tu vois bien, il vaut mieux faire ses affaires soi-même, ajouta-t-elle en souriant de nouveau d'un air sardonique.

Puis elle reprit:

— Et d'ailleurs, toi qui parles, pauvre soeur… tu en as aussi envie que moi… d'en finir… avec la vie.

— Cela est vrai, Céphyse, répondit la Mayeux, qui semblait accablée. Mais… seule… on n'est responsable que de soi… et il me semble que mourir avec toi, ajouta-t-elle en frissonnant, c'est être complice de ta mort.

— Aimes-tu mieux en finir… moi de mon côté… toi du tien?… Ce sera gai… dit Céphyse, montrant dans ce moment terrible cette espèce d'ironie amère, désespérée, plus fréquente qu'on ne le croit au milieu des préoccupations mortelles.

— Oh! non… non… dit la Mayeux avec effroi, pas seule… Oh! je ne veux pas mourir seule.

— Tu le vois donc bien, soeur chérie… nous avons raison de ne pas nous quitter, et pourtant, ajouta Céphyse d'une voix émue, j'ai parfois le coeur brisé quand je songe que tu veux mourir comme moi…

— Égoïste! dit la Mayeux avec un sourire navrant, quelles raisons ai-je plus que toi d'aimer la vie? quel vide laisserai-je après moi?

— Mais toi, soeur, reprit Céphyse, tu es une pauvre martyre… Les prêtres parlent de saintes! en est-il seulement une qui te vaille?… et pourtant, tu veux mourir comme moi… qui ai toujours été aussi oisive, aussi insouciante, aussi coupable… que tu as été laborieuse et dévouée à tout ce qui souffrait… Qu'est-ce que tu veux que je te dise? c'est vrai, pourtant, cela! toi… un ange sur la terre, tu vas mourir aussi désespérée que moi… qui suis maintenant aussi dégradée qu'une femme peut l'être, ajouta la malheureuse en baissant les yeux.

— Cela est étrange, reprit la Mayeux, pensive. Parties du même point, nous avons suivi des routes opposées… et nous voici arrivées au même but: le dégoût de l'existence… Pour toi, pauvre soeur, il y a quelques jours encore; si belle, si vaillante, si folle de plaisirs et de jeunesse, la vie est, à cette heure, aussi pesante qu'elle l'est pour moi, triste et chétive créature… Après tout, j'ai accompli jusqu'à la fin ce qui était pour moi un devoir, ajouta la Mayeux avec douceur; Agricol n'a plus besoin de moi… il est marié… il aime, il est aimé… son bonheur est certain. Mlle de Cardoville n'a rien à désirer. Belle, riche, heureuse, j'ai fait pour elle ce qu'une pauvre créature de ma sorte pouvait faire… Ceux qui ont été bons pour moi sont heureux; qu'est-ce que cela fait maintenant que j'aille me reposer!… je suis si lasse!…

— Pauvre soeur, dit Céphyse avec une émotion touchante qui détendit ses traits contractés, quand je songe que, sans m'en prévenir, et malgré ta résolution de ne jamais retourner chez cette généreuse demoiselle, ta protectrice, tu as eu le courage de te traîner, mourante de fatigue et de besoin, jusque chez elle pour tâcher de l'intéresser à mon sort… oui, mourante… puisque les forces t'ont manqué aux Champs-Élysées!

— Et quand j'ai pu me rendre enfin à l'hôtel de Mlle de Cardoville, elle était malheureusement absente!… oh! bien malheureusement, répéta la Mayeux en regardant Céphyse avec douleur, car, le lendemain, voyant cette dernière ressource nous manquer… pensant encore plus à moi qu'à toi, voulant à tout prix nous procurer du pain…

La Mayeux ne put achever et cacha son visage dans ses mains en frémissant.

— Eh bien! j'ai été me vendre comme tant d'autres malheureuses se vendent quand le travail manque ou que le salaire ne suffit pas… et que la faim crie trop fort… répondit Céphyse d'une voix saccadée; seulement au lieu de vivre de ma honte… comme tant d'autres en vivent… moi, j'en meurs…

— Hélas! cette terrible honte, dont tu mourras, pauvre Céphyse, parce que tu as du coeur… tu ne l'aurais pas connue si j'avais pu voir Mlle de Cardoville, ou si elle avait répondu à la lettre que j'avais demandé la permission de lui écrire chez son concierge; mais, son silence me le prouve, elle est justement blessée de mon brusque départ de chez elle… je le conçois… elle a dû l'attribuer à une noire ingratitude… oui… car, pour qu'elle n'ait pas daigné me répondre… il faut qu'elle soit bien blessée… et elle a le droit de l'être… Aussi n'ai-je pas eu le courage d'oser lui écrire une seconde fois… cela eût été inutile, j'en suis sûre… Bonne et équitable comme elle l'est… ses refus sont inexorables lorsqu'elle les croit mérités… et puis, d'ailleurs, à quoi bon!… il était trop tard… tu étais décidée à en finir…

— Oh! bien décidée!… car mon infamie me rongeait le coeur… et Jacques était mort dans mes bras en me méprisant… et je l'aimais, vois-tu, ajouta Céphyse avec une exaltation passionnée, je l'aimais comme on n'aime qu'une fois dans la vie!…

— Que notre sort s'accomplisse donc!… dit la Mayeux, pensive…

— Et la cause de ton départ de chez Mlle de Cardoville, soeur, tu ne me l'as jamais dite… reprit Céphyse après un moment de silence.

— Ce sera le seul secret que j'emporterai avec moi, ma bonne
Céphyse, dit la Mayeux en baissant les yeux.

Et elle songeait avec une joie amère que bientôt elle serait délivrée de cette crainte qui avait empoisonné les derniers jours de sa triste vie:

Se retrouver en face d'Agricol… instruit du funeste et ridicule amour qu'elle ressentait pour lui…

Car, il faut le dire, cet amour fatal, désespéré, était une des causes du suicide de cette infortunée; depuis la disparition de son journal, elle croyait que le forgeron connaissait le triste secret de ces pages navrantes; quoiqu'elle ne doutât pas de la générosité, du bon coeur d'Agricol, elle se défiait tant d'elle- même, elle ressentait une telle honte de cette passion, pourtant bien noble, bien pure, que, dans l'extrémité où elle et Céphyse s'étaient trouvées réduites, manquant toutes deux de travail et de pain, aucune puissance humaine ne l'aurait forcée d'affronter le regard d'Agricol… pour lui demander aide et secours.

Sans doute, la Mayeux eût autrement envisagé sa position si son esprit n'eût pas été troublé par cette sorte de vertige dont les caractères les plus fermes sont souvent atteints lorsque le malheur qui les frappe dépasse toutes les bornes; mais la misère, mais la faim, mais l'influence, pour ainsi dire contagieuse dans un tel moment, des idées de suicide de Céphyse; mais la lassitude d'une vie depuis si longtemps vouée à la douleur, aux mortifications, portèrent le dernier coup à la raison de la Mayeux; après avoir longtemps lutté contre le funeste dessein de sa soeur, la pauvre créature, accablée, anéantie, finit par vouloir partager le sort de Céphyse, voyant du moins dans la mort le terme de tant de maux…

— À quoi penses-tu, soeur? dit Céphyse, étonnée du long silence de la Mayeux. Celle-ci tressaillit et répondit:

— Je pense à la cause qui m'a fait si brusquement sortir de chez Mlle de Cardoville et passer à ses yeux pour une ingrate… Enfin, puisse cette fatalité qui m'a chassée de chez elle n'avoir pas d'autres victimes que nous; puisse mon dévouement, si obscur, si infime qu'il eût été, ne jamais manquer à celle qui a tendu sa noble main à la pauvre ouvrière et l'a appelée sa _soeur… _puisse-t-elle être heureuse, oh! à tout jamais heureuse! dit la Mayeux en joignant les mains avec l'ardeur d'une invocation sincère.

— Cela est beau… soeur… un tel voeu dans ce moment! dit
Céphyse.

— Oh! c'est que, vois-tu, reprit vivement la Mayeux, j'aimais, j'admirais cette merveille d'esprit, de coeur et de beauté idéale, avec un pieux respect, car jamais la puissance de Dieu ne s'est révélée dans une oeuvre plus adorable et plus pure… une de mes dernières pensées aura du moins été pour elle.

— Oui… tu auras aimé et respecté ta généreuse protectrice jusqu'à la fin…

— Jusqu'à la fin… dit la Mayeux après un moment de silence. C'est vrai… tu as raison… c'est la fin… bientôt… dans un instant, tout sera terminé… Vois donc avec quel calme nous parlons de… de ce qui en épouvante tant d'autres!

— Soeur, nous sommes calmes, parce que nous sommes décidées.

— Bien décidées, Céphyse? dit la Mayeux en jetant de nouveau un regard profond et pénétrant sur sa soeur.

— Oh! oui… puisses-tu l'être autant que moi!…

— Sois tranquille… si je retardais de jour en jour le moment d'en finir, répondit la Mayeux, c'est que je voulais toujours te laisser le temps de réfléchir… car, pour moi…

La Mayeux n'acheva pas, mais elle fit un signe de tête d'une tristesse désespérée.

— Eh bien… soeur… embrassons-nous, dit Céphyse, et du courage!

La Mayeux, se levant, se jeta dans les bras de sa soeur… Toutes deux se tinrent longtemps embrassées… Il y eut quelques secondes d'un silence profond, solennel, seulement interrompu par les sanglots des deux soeurs, car alors seulement elles se mirent à pleurer.

— Oh! mon Dieu! s'aimer ainsi… et se quitter… pour jamais, dit Céphyse, c'est bien cruel!… pourtant.

— Se quitter!… s'écria la Mayeux… et son pâle et doux visage inondé de larmes resplendit tout à coup d'une divine espérance; se quitter, soeur, oh! non, non. Ce qui me rend calme… vois-tu… c'est que je sens là, au fond du coeur, une aspiration profonde, certaine, vers ce monde meilleur où une vie meilleure nous attend! Dieu… si grand, si clément, si prodigue, si bon, n'a pas voulu, lui, que ses créatures fussent à jamais malheureuses, mais quelques hommes égoïstes, dénaturant son oeuvre, réduisent leurs frères à la misère et au désespoir… Plaignons les méchants et laissons-les… Viens là-haut, soeur… les hommes n'y sont rien, Dieu y règne… viens là-haut, soeur; on y est mieux… partons vite… car il est tard.

Ce disant, la Mayeux montra les rouges lueurs du couchant qui commençaient à empourprer les carreaux de la fenêtre.

Céphyse, entraînée par la religieuse exaltation de sa soeur, dont les traits, pour ainsi dire transfigurés par l'espoir d'une délivrance prochaine, brillaient doucement colorés par les rayons du soleil couchant, Céphyse saisit les deux mains de sa soeur, et, la regardant avec un profond attendrissement, s'écria:

— Oh! ma soeur, comme tu es belle ainsi!

— La beauté me vient un peu tard, dit la Mayeux en souriant tristement.

— Non, soeur, car tu parais si heureuse… que les derniers scrupules que j'avais encore pour toi s'effacent tout à fait.

— Alors, dépêchons-nous, dit la Mayeux en montrant le réchaud à sa soeur.

— Sois tranquille, soeur, ce ne sera pas long, dit Céphyse. Et elle alla prendre le réchaud rempli de charbon qu'elle avait placé dans un coin de la mansarde, et l'apporta au milieu de cette petite pièce.

— Sais-tu… comment cela… s'arrange… toi!… lui demanda la
Mayeux en s'approchant.

— Oh!… mon Dieu!… c'est bien simple, répondit Céphyse: On ferme la porte… la fenêtre, et l'on allume le charbon…

— Oui, soeur; mais il me semble avoir entendu dire qu'il fallait bien exactement boucher toutes les ouvertures, afin qu'il n'entre pas d'air.

— Tu as raison: justement cette porte joint si mal!

— Et le toit… vois donc ces crevasses.

— Comment faire… soeur!

— Mais, j'y songe, dit la Mayeux, la paille de notre paillasse, bien tordue, pourra nous servir.

— Sans doute, reprit Céphyse, nous en garderons pour allumer notre feu, et du reste nous ferons des tampons pour les crevasses du toit, et des bourrelets pour la porte et les fenêtres…

Puis, souriant avec cette ironie amère, fréquente, nous le répétons, dans ces lugubres moments, Céphyse ajouta:

— Dis donc… soeur, des bourrelets aux portes et aux fenêtres pour empêcher l'air… quel luxe… nous sommes douillettes comme des personnes riches.

— À cette heure… nous pouvons bien prendre un peu nos aises, dit la Mayeux en tâchant de plaisanter comme la reine Bacchanal.

Et les deux soeurs, avec un incroyable sang-froid, commencèrent à tordre des brins de paille en espèce de bourrelets assez menus pour pouvoir être placés entre les ais de la porte et le plancher, puis elles façonnèrent d'assez gros tampons destinés à boucher les crevasses de la toiture. Tant que dura cette sinistre occupation, le calme et la morne résignation de ces deux infortunées ne se démentirent pas.

XX. Suicide.

Céphyse et la Mayeux continuaient avec calme les préparatifs de leur mort.

Hélas! combien de pauvres jeunes filles, ainsi que les deux soeurs, ont été et seront encore fatalement poussées à chercher dans le suicide un refuge contre le désespoir, contre l'infamie ou contre une vie trop misérable.

Et cela doit être… et sur la société pèsera aussi la terrible responsabilité de ces morts désespérées, tant que des milliers de créatures humaines_, ne pouvant pas matériellement vivre _du salaire dérisoire qu'on leur accorde, seront forcées de choisir entre ces trois abîmes de maux, de hontes et de douleurs:

Une vie de travail énervant et des privations meurtrières, causes d'une mort précoce…

La prostitution, qui tue aussi, mais lentement, par les mépris, par les brutalités, par les maladies immondes…

Le suicide, qui tue tout de suite…

Céphyse et la Mayeux symbolisent moralement deux fractions de la classe ouvrière chez les femmes.

Ainsi que la Mayeux, les unes, sages, laborieuses, infatigables, luttent énergiquement avec une admirable persévérance contre les tentations mauvaises, contre les mortelles fatigues d'un labeur au-dessus de leurs forces, contre une affreuse misère… Humbles, douces, résignées, elles vont… les bonnes et vaillantes créatures, elles vont… tant qu'elles peuvent aller, quoique bien frêles, quoique bien étiolées, quoique bien endolories… car elles ont presque toujours faim et froid, et presque jamais de repos, d'air et de soleil. Elles vont enfin bravement jusqu'à la fin… jusqu'à ce qu'affaiblies par un travail exagéré, minées par une pauvreté homicide, les forces leur manquent tout à fait… Alors, presque toujours atteintes de maladies d'épuisement, le plus grand nombre va s'éteindre douloureusement à l'hospice et alimenter les amphithéâtres… exploitées pendant leur vie, exploitées après leur mort… toujours utiles aux vivants. Pauvres femmes, saints martyrs!

Les autres, moins patientes, allument un peu de charbon, et_, bien lasses_, comme dit la Mayeux, oh! bien lasses de cette vie terne, sombre, sans joies, sans souvenirs, sans espérances, elles se reposent enfin, et s'endorment du sommeil éternel, sans songer à maudire un monde qui ne leur laisse que le choix du suicide… Oui, le choix du suicide… car, sans parler des métiers dont l'insalubrité mortelle décime périodiquement les classes ouvrières, la misère, en un temps donné, tue comme l'asphyxie.

D'autres femmes, au contraire, douées, ainsi que Céphyse, d'une organisation vivace et ardente, d'un sang riche et chaud, d'appétits exigeants, ne peuvent se résigner à vivre seulement d'un salaire qui ne leur permet pas même de manger à leur faim. Quant à quelques distractions, si modestes qu'elles soient, quant à des vêtements, non pas coquets mais propres, besoin aussi impérieux que la faim chez la majorité de l'espèce, il n'y faut pas songer…

Qu'arrive-t-il? Un amant se présente; il parle de fêtes, de bals, de promenades aux champs, à une malheureuse fille toute palpitante de jeunesse et clouée sur sa chaise dix-huit heures par jour… dans quelques taudis sombre et infect; le tentateur parle de vêtements élégants et frais, et la robe mauvaise qui couvre l'ouvrière ne la défend même pas du froid; le tentateur parle de mets délicats… et le pain qu'elle dévore est loin de rassasier chaque soir son appétit de dix-sept ans. Alors elle cède à ces offres pour elle irrésistibles. Et bientôt vient le délaissement, l'abandon de l'amant: mais l'habitude de l'oisiveté est prise, la crainte de la misère a grandi à mesure que la vie s'est un peu raffinée; le travail, même incessant, ne suffirait plus aux dépenses accoutumées… alors, par faiblesse, par peur… par insouciance… on descend d'un degré de plus dans le vice; puis enfin l'on tombe au plus profond de l'infamie… et, ainsi que le disait Céphyse, les unes vivent de l'infamie… d'autres en meurent.

Meurent-elles comme Céphyse, on doit les plaindre plus encore que les blâmer. La société ne perd-elle pas ce droit de blâme dès que toute créature humaine, d'abord laborieuse et honnête, n'a pas trouvé, disons-le toujours, en retour de son travail assidu, un logement salubre, un vêtement chaud, des aliments suffisants, quelques jours de repos et toute facilité d'étudier, de s'instruire, parce que le pain de l'âme est dû à tous, comme le pain du corps, en échange de leur travail et de leur probité?

Oui, une société égoïste et marâtre est responsable de tant de vices, de tant d'actions mauvaises, qui ont eu pour seule cause première:

L'impossibilité matérielle de vivre sans faillir.

Oui, nous le répétons, un nombre effrayant de femmes n'ont que le choix entre: une misère homicide, la prostitution, le suicide.

Et cela, disons-le encore, on nous entendra peut-être, et cela parce que le salaire de ces infortunées est insuffisant, dérisoire… non que leurs patrons soient généralement durs ou injustes, mais parce que, souffrant cruellement eux-mêmes des continuelles réactions d'une concurrence anarchique, parce que, écrasés sous le poids d'une implacable féodalité industrielle (état de choses maintenu, imposé par l'inertie, l'intérêt ou le mauvais vouloir des gouvernements), ils sont forcés d'amoindrir chaque jour les salaires pour éviter une ruine complète.

Et tant de déplorables infortunes sont-elles au moins quelquefois allégées par une lointaine espérance d'un avenir meilleur? Hélas! on n'ose le croire…

Supposons qu'un homme sincère, sans aigreur, sans passion, sans amertume, sans violence, mais le coeur douloureusement navré de tant de misère, vienne simplement poser cette question à nos législateurs:

«Il résulte de faits évidents, prouvés, irrécusables, que des milliers de femmes sont obligées de vivre de Paris avec CINQ FRANCS au plus par semaine… entendez-vous bien: CINQ FRANCS PAR SEMAINE… pour se loger, se vêtir, se chauffer, se nourrir. Et beaucoup de ces femmes sont veuves et ont de petits enfants; je ne ferai pas, comme on dit_, de phrases! _Je vous conjure seulement de penser à vos filles, à vos soeurs, à vos femmes, à vos mères… Comme elles, pourtant, ces milliers de pauvres créatures, vouées à un sort affreux et forcément démoraliseur, sont mères, filles, soeurs, épouses. Je vous le demande au nom de la charité, au nom du bon sens, au nom de l'intérêt de tous, au nom de la dignité humaine, un tel état de choses, qui va d'ailleurs toujours en s'aggravant, est-il tolérable? est-il possible? Le souffrirez- vous, surtout si vous songez aux maux effroyables, aux vices sans nombre qu'engendre une telle misère?»

Que se passerait-il parmi nos législateurs?

Sans doute ils répondraient… douloureusement, navrés (il faut le croire) de leur impuissance:

— Hélas! c'est désolant, nous gémissons de si grandes misères; mais nous ne pouvons rien. NOUS NE POUVONS RIEN!!!

De tout ceci la morale est simple, la conclusion facile et à la portée de tous… de ceux qui souffrent surtout… et ceux-là, en nombre immense, concluent souvent… concluent beaucoup, à leur manière… et ils attendent.

Aussi un jour viendra peut-être où la société regrettera bien amèrement sa déplorable insouciance; alors les heureux de ce monde auront de terribles comptes à demander aux gens qui, à cette heure, nous gouvernent, car ils auraient pu, sans crises, sans violences, sans secousse, assurer le bien-être du travailleur et la tranquillité du riche.

Et, en attendant une solution quelconque à ces questions si douloureuses, qui intéressent l'avenir de la société… du monde peut-être, bien des pauvres créatures, comme la Mayeux, comme Céphyse, mourront de misère et de désespoir.

* * * * *

En quelques minutes, les deux soeurs eurent achevé de confectionner avec la paille de leur couche les bourrelets et les tambours destinés à intercepter l'air et à rendre l'asphyxie plus rapide et plus sûre.

La Mayeux dit à sa soeur:

— Toi qui es la plus grande, Céphyse, tu te chargeras du plafond, moi de la fenêtre et de la porte.

— Sois tranquille, soeur… j'aurai fini avant toi, répondit
Céphyse.

Et les deux jeunes filles commencèrent à intercepter soigneusement les courants d'air qui jusque-là sifflaient dans cette mansarde délabrée.

Céphyse, grâce à sa taille élevée, atteignit aux crevasses du toit, qui furent hermétiquement bouchées.

Cette triste besogne accomplie, les deux soeurs revinrent l'une auprès de l'autre et se regardèrent en silence. Le moment fatal approchait; leurs physionomies, quoique toujours calmes, semblaient légèrement animées par cette surexcitation étrange qui accompagne toujours les doubles suicides.

— Maintenant, dit la Mayeux, vite le fourneau… Et elle s'agenouilla devant le petit réchaud rempli de charbon; mais Céphyse, prenant sa soeur par-dessous les bras, l'obligea de se relever, en lui disant:

— Laisse-moi allumer le feu… cela me regarde…

— Mais, Céphyse…

— Tu sais, pauvre soeur, combien l'odeur du charbon te fait mal à la tête!

À cette naïveté, car la reine Bacchanal parlait sérieusement, les deux soeurs ne purent s'empêcher de sourire tristement.

— C'est égal, reprit Céphyse. À quoi bon te donner une souffrance de plus… et plus tôt?

Puis, montrant à sa soeur la paillasse encore un peu garnie,
Céphyse ajouta:

— Tu vas te coucher là, bonne petite soeur, lorsque le fourneau sera allumé, je viendrai m'asseoir à côté de toi.

— Ne sois pas longtemps… Céphyse.

— Dans cinq minutes, c'est fait. Le bâtiment élevé sur la rue était séparé par une cour étroite du corps de logis où se trouvait le réduit des deux soeurs, et le dominait tellement, qu'une fois le soleil disparu derrière de hauts pignons, la mansarde devint assez obscure, le jour voilé de la fenêtre aux carreaux presque opaques, tant ils étaient sordides, éclairait faiblement la vieille paillasse à carreaux bleus et blancs sur laquelle la Mayeux, vêtue d'une robe en lambeaux, se tenait à demi couchée. S'accoudant alors sur son bras gauche, le menton appuyé dans la paume de sa main elle se mit à regarder sa soeur avec une expression déchirante, Céphyse, agenouillée devant le réchaud, le visage penché vers le noir charbon au-dessus duquel voltigeait déjà çà et là une petite flamme bleuâtre… Céphyse soufflait avec force sur un peu de braise allumée, qui jetait sur la pâle figure de la jeune fille des reflets ardents. Le silence était profond… L'on n'entendait pas d'autre bruit que celui du souffle haletant de Céphyse, et, par intervalles, la légère crépitation du charbon qui, commençant à s'embraser, exhalait déjà une odeur fade à soulever le coeur.

Céphyse, voyant le réchaud complètement allumé et se sentant déjà un peu étourdie, se releva et dit à sa soeur en s'approchant d'elle:

— C'est fait…

— Ma soeur, reprit la Mayeux en se mettant à genoux sur la paillasse, pendant que Céphyse était encore debout, comment allons-nous nous placer? Je voudrais bien être tout près de toi… jusqu'à la fin…

— Attends, dit Céphyse en exécutant à mesure les mouvements dont elle parlait, je vais m'asseoir au chevet de la paillasse, adossée au mur. Maintenant, petite soeur, viens, couche-toi là… Bon… appuie ta tête sur mes genoux… et donne-moi ta main. Es-tu bien ainsi?

— Oui, mais je ne peux pas te voir.

— Cela vaut mieux… Il paraît qu'il y a un moment, bien court… il est vrai… où l'on souffre beaucoup… Et… ajouta Céphyse d'une voix émue, autant ne pas nous voir souffrir.

— Tu as raison, Céphyse…

— Laisse-moi baiser une dernière fois tes beaux cheveux, dit Céphyse en pressant contre ses lèvres la chevelure soyeuse qui couronnait le pâle et mélancolique visage de la Mayeux, et puis après, nous nous tiendrons tranquilles…

— Soeur… ta main… dit la Mayeux; une dernière fois, ta main… et après comme tu le dis, nous ne bougerons plus… et nous n'attendrons pas longtemps, je crois, car je commence à me sentir étourdie… et toi… soeur?

— Moi?… pas encore, dit Céphyse, je ne m'aperçois que de l'odeur du charbon.

— Tu ne prévois pas à quel cimetière on nous mènera? dit la
Mayeux après un moment de silence.

— Non; pourquoi cette question?

— Parce que je préférerais le Père-Lachaise… j'y ai été une fois avec Agricol et sa mère… Quel beau coup d'oeil… partout des arbres… des fleurs… du marbre… sais-tu que les morts… sont mieux logés… que les vivants et…

— Qu'as-tu, soeur?… dit Céphyse à la Mayeux, qui s'était interrompue après avoir parlé d'une voix plus lente.

— J'ai comme des vertiges… les tempes me bourdonnent… répondit la Mayeux. Et toi, comment te sens-tu!

— Je commence seulement à être un peu étourdie; c'est singulier, chez moi… l'effet est plus tardif que chez toi.

— Oh! c'est que moi, dit la Mayeux en tâchant de sourire, j'ai toujours été si précoce… Te souviens-tu… à l'école des soeurs, on disait que j'étais toujours plus avancée que les autres… Cela m'arrive encore, comme tu vois.

— Oui… mais j'espère te rattraper tout à l'heure, dit Céphyse.

Ce qui étonnait les deux soeurs était naturel; quoique très affaiblie par les chagrins et par la misère, la reine Bacchanal, d'une constitution aussi robuste que celle de la Mayeux était frêle et délicate, devait ressentir beaucoup moins promptement que sa soeur les effets de l'asphyxie.

Après un instant de silence, Céphyse reprit en posant sa main sur le front de la Mayeux, dont elle supportait toujours la tête sur ses genoux:

— Tu ne me dis rien… soeur!… tu souffres, n'est-ce pas?

— Non, dit la Mayeux d'une voix affaiblie; mes paupières sont pesantes comme du plomb… l'engourdissement me gagne… je m'aperçois… que je parle plus lentement… mais je ne sens encore aucune douleur vive… Et toi, soeur?

— Pendant que tu me parlais, j'ai éprouvé un vertige; maintenant mes tempes battent avec force.

— Comme elles me battaient tout à l'heure; on croirait que c'est plus douloureux et plus difficile que cela… de mourir…

Puis après un moment de silence, la Mayeux dit soudain à sa soeur:

— Crois-tu qu'Agricol me regrette beaucoup et pense longtemps à moi?

— Peux-tu demander cela!… dit Céphyse d'un ton de reproche.

— Tu as raison… reprit doucement la Mayeux. Il y a un mauvais sentiment dans ce doute… mais si tu savais…

— Quoi, soeur? La Mayeux hésita un instant et dit avec accablement:

— Rien… Puis elle ajouta:

— Heureusement, je meurs bien convaincue qu'il n'aura jamais besoin de moi; il est marié à une jeune fille charmante; ils s'aiment… je suis sûre… qu'elle fera son bonheur.

En prononçant ces derniers mots, l'accent de la Mayeux s'était de plus en plus affaibli. Tout à coup elle tressaillit, et dit à Céphyse, d'une voix tremblante, presque craintive:

— Ma soeur, serre-moi dans tes bras… oh! j'ai peur: je vois tout d'un bleu sombre, et les objets tourbillonnent autour de moi.

Et la malheureuse créature, se relevant un peu, cacha son visage dans le sein de sa soeur, toujours assise, et l'entoura de ses deux bras languissants.

— Courage… soeur!… dit Céphyse en la serrant contre sa poitrine; et d'une voix qui s'affaiblissait aussi:

— Ça va finir… Et Céphyse ajouta, avec un mélange d'envie et d'effroi:

— Pourquoi donc ma soeur est-elle si vite défaillante?… J'ai encore toute ma tête et je souffre moins qu'elle… Oh! mais cela ne durera pas; si je pensais qu'elle dût mourir avant moi, j'irais me mettre le visage au-dessus du réchaud… oui… et j'y vais.

Au mouvement que fit Céphyse pour se relever, une faible étreinte de sa soeur la retint.

— Tu souffres, pauvre petite?… dit Céphyse en tremblant.

— Ah!… oui… à cette heure… beaucoup… ne me quitte pas… je t'en prie…

— Et moi… rien… presque rien encore… se dit Céphyse en jetant un coup d'oeil farouche sur le réchaud… Ah!… si… pourtant, ajouta-t-elle avec une sorte de joie sinistre, je commence à étouffer, et il… me semble… que ma tête va se fendre.

En effet, le gaz délétère remplissait alors la petite chambre dont il avait peu à peu chassé tout l'air respirable… le jour s'avançait; la mansarde, devenue assez obscure, était éclairée par la réverbération du fourneau, qui jetait ses reflets rougeâtres sur le groupe des deux soeurs étroitement embrassées. Soudain la Mayeux fit quelques légers mouvements convulsifs, en prononçant ces mots d'une voix éteinte:

— Agricol… mademoiselle de Cardoville… Oh! adieu…
Agricol… je te…

Puis elle murmura quelques autres paroles inintelligibles; ses mouvements convulsifs cessèrent, et ses bras, qui enlaçaient Céphyse, retombèrent inertes sur la paillasse.

— Ma soeur!… s'écria Céphyse effrayée, en soulevant la tête de la Mayeux entre ses deux mains pour la regarder, toi… déjà, ma soeur… mais moi?

La douce figure de la Mayeux n'était pas plus pâle que de coutume, seulement ses yeux, à demi fermés, n'avaient plus de regard; un demi-sourire rempli de tristesse et de bonté erra encore un instant sur ses lèvres violettes, d'où s'échappait un souffle imperceptible… puis sa bouche devint immobile: l'expression du visage était d'une grande sérénité.

— Mais tu ne dois pas mourir avant moi… s'écria Céphyse d'une voix déchirante en couvrant de baisers les joues de la Mayeux, qui se refroidirent sous ses lèvres. Ma soeur… attends-moi… attends-moi…

La Mayeux ne répondit pas; sa tête, que Céphyse abandonna un moment, retomba doucement sur la paillasse.

— Mon Dieu! je te le jure… ce n'est pas ma faute si nous ne mourrons pas ensemble!… s'écria avec désespoir Céphyse agenouillée devant la couche où était étendue la Mayeux. Morte!… murmura Céphyse épouvantée, la voilà morte… avant moi… c'est peut-être que je suis la plus forte… Ah!… heureusement… je commence… comme elle… tout à l'heure… à voir d'un bleu sombre… oh!… je souffre… quel bonheur!… Oh! l'air me manque… Soeur, ajouta-t-elle en jetant ses bras autour du cou de la Mayeux, me voilà… je viens…

Soudain, un bruit de pas et de voix se fit entendre dans l'escalier. Céphyse avait encore assez de présence d'esprit pour que ces sons arrivassent jusqu'à elle. Toujours étendue sur le corps de sa soeur, elle redressa la tête. Le bruit se rapprocha de plus en plus; bientôt une voix s'écria au dehors, à peu de distance de la porte:

— Grand Dieu!… quelle odeur de charbon!…

Et au même instant les ais de la porte furent ébranlés, tandis qu'une autre voix s'écriait:

— Ouvrez!… ouvrez!

— On va entrer… me sauver… moi!… et ma soeur morte… Oh! non… je n'aurai pas la lâcheté de lui survivre.

Telle fut la dernière pensée de Céphyse. Usant de tout ce qui lui restait de forces pour courir à la fenêtre, elle l'ouvrit… et au moment où la porte, à demi brisée, cédait sous un vigoureux effort… la malheureuse créature se précipita dans la cour, du haut de ce troisième étage. À cet instant, Adrienne et Agricol paraissaient au seuil de la chambre.

Malgré l'odeur suffocante du charbon, Mlle de Cardoville se précipita dans la mansarde, et, voyant le réchaud, s'écria:

— La malheureuse enfant!… elle s'est tuée!…

— Non… elle s'est jetée par la fenêtre, s'écria Agricol, car il avait vu, au moment où la porte se brisait, une forme humaine disparaître par la croisée où il courut. Ah!… c'est affreux! s'écria-t-il bientôt, et poussant un cri déchirant, il mit sa main devant ses yeux et se retourna pâle, terrifié, vers Mlle de Cardoville.

Mais se méprenant sur la cause de l'épouvante d'Agricol, Adrienne, qui venait d'apercevoir la Mayeux à travers l'obscurité, répondit:

— Non… la voici… Et elle montra au forgeron la pâle figure de la Mayeux étendue sur la paillasse, auprès de laquelle Adrienne se jeta à genoux… Saisissant les mains de la pauvre ouvrière, elle les trouva glacées… lui posant vite la main sur le coeur, elle ne le sentit plus battre… Cependant, au bout d'une seconde, l'air frais entrant à flots par la porte, par la fenêtre, Adrienne crut remarquer une pulsation presque imperceptible et s'écria:

— Son coeur bat, vite du secours… monsieur Agricol, courez! du secours… Heureusement j'ai mon flacon.

— Oui… oui… du secours pour elle… et pour l'autre… s'il en est temps encore! dit le forgeron désespéré en se précipitant vers l'escalier, laissant Mlle de Cardoville agenouillée devant la paillasse où était étendue la Mayeux.

XXI. Les aveux.

Pendant la scène pénible que nous venons de raconter, une vive émotion avait coloré les traits de Mlle de Cardoville, pâlie, amaigrie par le chagrin. Ses joues, naguère d'une rondeur si pure, s'étaient déjà légèrement creusées, tandis qu'un cercle d'un faible et transparent azur cernait ses yeux noirs, tristement voilés, au lieu d'être vifs et brillants comme par le passé; ses lèvres charmantes, quoique contractées par une inquiétude douloureuse, avaient cependant conservé leur incarnat humide et velouté.

Pour donner plus aisément ses soins à la Mayeux, Adrienne avait jeté au loin son chapeau, et les flots soyeux de sa belle chevelure d'or cachaient presque son visage baissé vers la paillasse, auprès de laquelle elle se tenait agenouillée, serrant entre ses mains d'ivoire les mains fluettes de la pauvre ouvrière, complètement rappelée à la vie depuis quelques minutes, et par la salubre fraîcheur de l'air, et par l'activité des sels dont Adrienne portait sur elle un flacon; heureusement, l'évanouissement de la Mayeux avait été causé plus par son émotion et par sa faiblesse que par l'action de l'asphyxie, le gaz délétère du charbon n'ayant pas encore atteint son dernier degré d'intensité lorsque l'infortunée avait perdu connaissance.

Avant de poursuivre le récit de cette scène entre l'ouvrière et la patricienne, quelques mots rétrospectifs sont nécessaires.

Depuis l'étrange aventure du théâtre de la porte Saint-Martin, alors que Djalma, au péril de sa vie, s'était précipité sur la panthère noire sous les yeux de Mlle de Cardoville, la jeune fille avait été diversement affectée. Oubliant et sa jalousie et son humiliation à la vue de Djalma… de Djalma s'affichant aux yeux de tous avec une femme qui semblait si peu digne de lui, Adrienne, un moment éblouie par l'action à la fois héroïque et chevaleresque du prince, s'était dit: Malgré d'odieuses apparences, Djalma m'aime assez pour avoir bravé la mort afin de ramasser mon bouquet.

Mais chez cette jeune fille d'une âme délicate, d'un caractère si généreux, d'un esprit si juste et si droit, la réflexion, le bon sens devaient bientôt démontrer la vanité de pareilles consolations, bien impuissantes à guérir les cruelles blessures de son amour et de sa dignité si cruellement atteints.

Que de fois, se disait Adrienne avec raison, le prince a affronté, à la chasse, par pur caprice et sans raison, un danger pareil à celui qu'il a bravé pour ramasser mon bouquet! et encore… qui me dit que ce n'était pas, pour l'offrir à la femme dont il était accompagné?

Étranges peut-être aux yeux du monde, mais justes et grandes aux yeux de Dieu, les idées qu'Adrienne avait sur l'amour, jointes à sa légitime fierté, étaient un obstacle invincible à ce qu'elle pût jamais songer à _succéder _à cette femme (quelle qu'elle fût d'ailleurs) que le prince avait affichée en public comme sa maîtresse.

Et pourtant, Adrienne osait à peine se l'avouer, elle ressentait une jalousie d'autant plus pénible, d'autant plus humiliante, contre sa rivale, que celle-ci semblait moins digne de lui être comparée.

D'autres fois, au contraire, malgré la conscience qu'elle avait de sa propre valeur, Mlle de Cardoville, se rappelant des traits charmants de Rose-Pompon, se demandait si le mauvais goût, si les manières libres et inconvenantes de cette jolie créature étaient l'effet d'une effronterie précoce et dépravée ou de l'ignorance complète des usages; dans ce dernier cas, cette ignorance même, résultant peut-être d'un naturel naïf, ingénu, pouvait avoir un grand attrait enfin, si à ce charme et à celui d'une incontestable beauté se joignaient un amour sincère et une âme pure, peu importaient l'obscurité de la naissance et la mauvaise éducation de cette jeune fille; elle pouvait inspirer à Djalma une passion profonde.

Si Adrienne hésitait souvent à voir dans Rose-Pompon, malgré tant de fâcheuses apparences, une créature perdue, c'est que, se souvenant de ce que tant de voyageurs racontaient de l'élévation d'âme de Djalma, se souvenant surtout de la conversation qu'elle avait un jour surprise entre lui et Rodin, elle se refusait à croire qu'un homme doué d'un esprit si remarquable, d'un coeur si tendre, d'une âme si poétique, si rêveuse, si enthousiaste de l'idéal, fût capable d'aimer une créature dépravée, vulgaire, et de se montrer audacieusement en public avec elle… Là était un mystère qu'Adrienne s'efforçait en vain de pénétrer.

Ces doutes navrants, cette curiosité cruelle, alimentaient encore le funeste amour d'Adrienne, et l'on doit comprendre son incurable désespoir en reconnaissant que l'indifférence, que les mépris mêmes de Djalma ne pouvaient tuer cet amour plus brûlant, plus passionné que jamais; tantôt, se rejetant dans des idées de fatalité de coeur, elle se disait qu'elle _devait _éprouver cet amour, que Djalma le méritait, et qu'un jour ce qu'il y avait d'incompréhensible dans la conduite du prince s'expliquerait à son avantage à lui; tantôt, au contraire, honteuse d'excuser Djalma, la conscience de cette faiblesse était pour Adrienne un remords, une torture de chaque instant; victime enfin de ces chagrins inouïs, elle vécut dès lors dans une solitude profonde.

Bientôt le choléra éclata comme la foudre. Trop malheureuse pour craindre le fléau, Adrienne ne s'émut que du malheur des autres. L'une des premières, elle concourut à ces dons considérables qui affluèrent de toutes parts avec un admirable sentiment de charité. Florine avait été subitement frappée par l'épidémie; sa maîtresse, malgré le danger, voulut la voir et remonter son courage abattu. Florine, vaincue par cette nouvelle preuve de bonté, ne put cacher plus longtemps la trahison dont elle s'était jusqu'alors rendue complice: la mort devant la délivrer sans doute de l'odieuse tyrannie des gens dont elle subissait le joug, elle pouvait enfin tout révéler à Adrienne.

Celle-ci apprit ainsi et l'espionnage incessant de Florine, et la cause du brusque départ de la Mayeux. À ces révélations, Adrienne sentit son affection, sa tendre pitié pour la pauvre ouvrière, augmenter encore. Par son ordre, les plus actives démarches furent faites pour retrouver les traces de la Mayeux. Les aveux de Florine eurent un résultat plus important encore: Adrienne, justement alarmée de cette nouvelle preuve des machinations de Rodin, se rappela les projets formés alors que, se croyant aimée, l'instinct de son amour lui révélait les périls que couraient Djalma et les autres membres de la famille Rennepont. Réunir ceux de sa race, les rallier contre l'ennemi commun, telle fut la pensée d'Adrienne après les révélations de Florine; cette pensée, elle regarda comme un devoir de l'accomplir; dans cette lutte contre des adversaires aussi dangereux, aussi puissants que Rodin, le père d'Aigrigny, la princesse de Saint-Dizier et leurs affiliés, Adrienne vit non seulement la louable et périlleuse tâche de démasquer l'hypocrisie et la cupidité, mais encore, sinon une consolation, du moins une généreuse distraction à d'affreux chagrins.

De ce moment, une activité inquiète, fébrile, remplaça la morne et douloureuse apathie où languissait la jeune fille. Elle convoqua autour d'elle toutes les personnes de sa famille capables de se rendre à son appel, et, ainsi que l'avait dit la note secrète remise au père d'Aigrigny, l'hôtel de Cardoville devint bientôt le foyer de démarches actives, incessantes, le centre de fréquentes réunions de famille, où les moyens d'attaque et de défense étaient vivement débattus.

Parfaitement exacte sur tous les points, la note secrète dont on a parlé (et encore l'indication suivante était-elle énoncée sous la forme du doute), la note secrète supposait que Mlle de Cardoville avait accordé une entrevue à Djalma; le fait était faux; l'on saura plus tard la cause qui avait pu accréditer ce soupçon; loin de là, Mlle de Cardoville trouvait à peine dans la préoccupation des grands intérêts de famille dont on a parlé, une distraction passagère au funeste amour qui la minait sourdement, et qu'elle se reprochait avec tant d'amertume.

Le matin même de ce jour où Adrienne, apprenant enfin la demeure de la Mayeux, venait l'arracher si miraculeusement à la mort, Agricol Baudoin, se trouvant en ce moment à l'hôtel de Cardoville pour y conférer au sujet de M. François Hardy, avait supplié Adrienne de lui permettre de l'accompagner rue Clovis, et tous deux s'y étaient rendus en hâte.

Ainsi, cette fois encore, noble spectacle, touchant symbole… Mlle de Cardoville et la Mayeux, les deux extrêmes de la chaîne sociale, se touchaient et se confondaient dans une attendrissante égalité… car l'ouvrière et la patricienne se valaient par l'intelligence, l'âme et par le coeur… elles se valaient encore parce que celle-ci était un idéal de richesse, de grâce et de beauté… celle-là un idéal de résignation et de malheur immérité; hélas! le malheur souffert avec courage et dignité n'a-t-il pas aussi son auréole?

La Mayeux, étendue sur la paillasse, paraissait si faible, que, lors même qu'Agricol n'eût pas été retenu au rez-de-chaussée de la maison, auprès de Céphyse, alors expirante d'une mort horrible, Mlle de Cardoville eût encore attendu quelque temps avant d'engager la Mayeux à se lever et à descendre jusqu'à sa voiture.

Grâce à la présence d'esprit et au pieux mensonge d'Adrienne, l'ouvrière était persuadée que Céphyse avait pu être transportée dans une ambulance voisine, où on lui donnait les soins nécessaires, et qui semblaient devoir être couronnés du succès. Les facultés de la Mayeux ne se réveillant pour ainsi dire que peu à peu de leur engourdissement, elle avait accepté cette fable sans le moindre soupçon, ignorant aussi qu'Agricol eût accompagné Mlle de Cardoville.

— Et c'est à vous, mademoiselle, que Céphyse et moi devons la vie! disait la Mayeux, son mélancolique et touchant visage tourné vers Adrienne, vous, agenouillée dans cette mansarde… auprès de ce lit de misère, où ma soeur et moi nous voulions mourir!… car Céphyse… vous me l'assurez, n'est-ce pas, mademoiselle!… a été, comme moi, secourue à temps!

— Oui, rassurez-vous, tout à l'heure on est venu m'annoncer qu'elle avait repris ses sens.

— Et on lui a dit que je vivais, n'est-ce pas, mademoiselle!…
Sans cela, elle regretterait peut-être de m'avoir survécu.

— Soyez tranquille, chère enfant, dit Adrienne en serrant les mains de la Mayeux entre les siennes et en attachant sur elle ses yeux humides de larmes. On a dit tout ce qu'il fallait dire. Ne vous inquiétez pas, ne songez qu'à revenir à la vie… et… je l'espère… au bonheur… que, jusqu'à présent, vous avez si peu connu, pauvre petite!

— Que de bontés, mademoiselle!… après ma fuite de chez vous… quand vous devez me croire si ingrate!

— Tout à l'heure, lorsque vous serez moins faible… je vous dirai bien des choses… qui maintenant fatigueraient peut-être votre attention, mais comment vous trouvez-vous!

— Mieux… mademoiselle… ce bon air… et puis la pensée que, puisque vous voilà… ma pauvre soeur ne sera plus réduite au désespoir… car, moi aussi, je vous dirai tout, et, j'en suis sûre, vous aurez pitié de Céphyse, n'est-ce pas, mademoiselle!

— Comptez toujours sur moi, mon enfant, répondit Adrienne en dissimulant son pénible embarras, vous le savez, je m'intéresse à tout ce qui vous intéresse… Mais, dites-moi, ajouta Mlle de Cardoville émue, avant de prendre cette résolution désespérée, vous m'avez écrit, n'est-ce pas!

— Oui, mademoiselle.

— Hélas! reprit tristement Adrienne, en ne recevant pas de réponse de moi, combien vous avez dû me trouver oublieuse… cruellement ingrate!…

— Ah! jamais je ne vous ai accusée, mademoiselle; ma pauvre soeur vous le dira. Je vous ai été reconnaissante jusqu'à la fin.

— Je vous crois… je connais votre coeur; mais enfin… mon silence… comment pouviez-vous donc l'expliquer!

— Je vous ai crue justement blessée de mon brusque départ, mademoiselle…

— Moi… blessée!… Hélas! votre lettre… je ne l'ai pas reçue!

— Et pourtant vous savez que je vous l'ai adressée, mademoiselle!

— Oui, ma pauvre amie: je sais encore que vous l'avez écrite chez mon portier; malheureusement, il a remis votre lettre à une de mes femmes nommée Florine, en lui disant que cette lettre venait de vous.

— Mademoiselle Florine! cette jeune personne si bonne pour moi!

— Florine me trompait indignement; vendue à mes ennemis, elle leur servait d'espion.

— Elle!… mon Dieu! s'écria la Mayeux. Est-il possible!

— Elle-même, répondit amèrement Adrienne; mais il faut, après tout, la plaindre autant que la blâmer: elle était forcée d'obéir à une nécessité terrible, et ses aveux, son repentir, lui ont assuré mon pardon avant sa mort.

— Morte aussi, elle… si jeune!… si belle!…

— Malgré ses torts, sa fin m'a profondément émue; car elle a avoué ses fautes avec des regrets déchirants. Parmi ses aveux, elle m'a dit avoir intercepté cette lettre dans laquelle vous me demandiez une entrevue qui pouvait sauver la vie de votre soeur.

— Cela est vrai, mademoiselle… Tels étaient les termes de ma lettre; mais quel intérêt avait-on à vous le cacher?

— On craignait de vous voir revenir auprès de moi, mon bon ange gardien… vous m'aimez si tendrement… Mes ennemis ont redouté votre fidèle affection, merveilleusement servie par l'admirable instinct de votre coeur… Ah! je n'oublierai jamais combien était méritée l'horreur que vous inspirait un misérable que je défendais contre vos soupçons.

— M. Rodin?… dit la Mayeux en frémissant.

— Oui… répondit Adrienne; mais ne parlons pas maintenant de ces gens-là… Leur odieux souvenir gâterait la joie que j'éprouve à vous voir renaître… car votre voix est moins faible, vos joues se colorent un peu. Dieu soit béni; je suis si heureuse de vous retrouver!… Si vous saviez tout ce que j'espère, tout ce que j'attends de notre réunion! car nous ne nous quitterons plus, n'est-ce pas? Oh! promettez-le-moi… au nom de notre amitié!

— Moi… mademoiselle… votre amie! dit la Mayeux en baissant timidement les yeux…

— Il y a quelques jours, avant votre départ de chez moi, ne vous appelais-je pas mon amie, ma soeur? Qu'y a-t-il de changé? Rien… rien, ajouta Mlle de Cardoville avec un profond attendrissement; on dirait, au contraire, qu'un fatal rapprochement dans nos positions me rend votre amitié plus chère… plus précieuse encore; et elle m'est acquise, n'est-ce pas?… Oh! ne me refusez pas, j'ai tant besoin d'une amie…

— Vous… mademoiselle… vous auriez besoin de l'amitié d'une pauvre créature comme moi?

— Oui, répondit Adrienne en regardant la Mayeux avec un expression de douleur navrante — et bien plus… vous êtes peut- être la seule personne à qui je pourrais… à qui j'oserais confier des chagrins… biens amers…

Et les joues de Mlle de Cardoville se colorèrent vivement.

— Et qui me mérite une pareille marque de confiance, mademoiselle? demanda la Mayeux de plus en plus surprise.

— La délicatesse de votre coeur, la sûreté de votre caractère, répondit Adrienne avec une légère hésitation… puis, vous êtes femme… et, j'en suis certaine, mieux que personne, vous comprendrez ce que je souffre, et vous me plaindrez…

— Vous plaindre… mademoiselle! dit la Mayeux, dont l'étonnement augmentait encore, vous si grande dame et si enviée… moi si humble et si infime, je pourrais vous plaindre.

— Dites, ma pauvre amie, reprit Adrienne après quelques instants de silence, les douleurs les plus poignantes ne sont-ce pas celles que l'on n'ose avouer à personne, de crainte des railleries ou du mépris?… Comment oser demander de l'intérêt ou de la pitié pour les souffrances que l'on n'ose s'avouer à soi-même, parce qu'on en rougit à ses propres yeux?

La Mayeux pouvait à peine croire ce qu'elle entendait; sa bienfaitrice eût, comme elle, éprouvé un amour malheureux, qu'elle n'aurait pas tenu un autre langage. Mais l'ouvrière ne pouvait admettre une supposition pareille; aussi attribuant à une autre cause les chagrins d'Adrienne, elle répondit tristement en songeant à son fatal amour pour Agricol:

— Oh! oui, mademoiselle, une peine dont on a honte… cela doit être affreux!… Oh! bien affreux!…

— Mais aussi quel bonheur de rencontrer, non seulement un coeur assez noble pour vous inspirer une confiance entière, mais encore assez éprouvé par mille chagrins pour être capable de vous offrir pitié, appui, conseil!… Dites, ma chère enfant, ajouta Mlle de Cardoville en regardant attentivement la Mayeux, si vous étiez accablée par une de ces souffrances dont on rougit, ne seriez-vous pas heureuse, bien heureuse de trouver une âme soeur de la vôtre où vous pourriez épancher vos chagrins et les alléger de moitié par une confiance entière et méritée?

Pour la première fois de sa vie, la Mayeux regarda Mlle de Cardoville avec un sentiment de défiance et de tristesse. Les dernières paroles de la jeune fille lui semblaient significatives.

— Sans doute elle sait mon secret, se disait la Mayeux; sans doute mon journal est tombé entre ses mains; elle connaît mon amour pour Agricol, ou elle le soupçonne; ce qu'elle m'a dit jusqu'ici a eu pour but de provoquer des confidences afin de s'assurer si elle est bien informée.

Ces pensées ne soulevaient dans l'âme de la Mayeux aucun sentiment amer ou ingrat contre sa bienfaitrice, mais le coeur de l'infortunée était d'une si ombrageuse délicatesse, d'une si douloureuse susceptibilité à l'endroit de son funeste amour, que, malgré sa profonde et tendre affection pour Mlle de Cardoville, elle souffrit cruellement en la croyant maîtresse de son secret.

XXII. Suite des aveux.

Cette pensée d'abord si pénible: que Mlle de Cardoville était instruite de son amour pour Agricol, se transforma bientôt dans le coeur de la Mayeux, grâce aux généreux instincts de cette rare et excellente créature, en un regard touchant, qui montrait son attachement, toute sa vénération pour Adrienne.

— Peut-être, se disait la Mayeux, vaincue par l'influence que l'adorable bonté de ma protectrice exerce sur moi, je lui aurais fait un aveu que je n'aurais fait à personne, un aveu que, tout à l'heure encore, je croyais emporter dans ma tombe… C'eût été du moins une preuve de ma reconnaissance pour Mlle de Cardoville, mais malheureusement me voici privée du triste bonheur de confier à ma bienfaitrice le seul secret de ma vie. Et d'ailleurs, si généreuse que soit sa pitié pour moi, si intelligente que soit son affection, il ne lui est pas donné, à elle si belle, si admirée, il ne lui est pas donné de jamais comprendre ce qu'il y a d'affreux dans la position d'une créature comme moi, cachant au plus profond de son coeur meurtri un amour aussi désespéré que ridicule. Non… non; et malgré la délicatesse de son attachement pour moi, tout en me plaignant, ma bienfaitrice me blessera sans le savoir, car les _maux frères _peuvent seuls se consoler… Hélas! pourquoi ne m'a-t-elle pas laissée mourir?

Ces réflexions s'étaient présentées à l'esprit de la Mayeux aussi rapides que la pensée. Adrienne l'observait attentivement: elle remarqua soudain que les traits de la jeune ouvrière, jusqu'alors de plus en plus rassérénés, s'attristaient à nouveau, et exprimaient un sentiment d'humiliation douloureuse. Effrayée de cette rechute de sombre accablement, dont les conséquences pouvaient devenir funestes, car la Mayeux, encore bien faible, était pour ainsi dire sur le bord de la tombe, Mlle de Cardoville reprit vivement:

— Mon amie… ne pensez-vous donc pas comme moi… que le chagrin le plus cruel… le plus humiliant même, est allégé… lorsqu'on peut l'épancher dans un coeur fidèle et dévoué?

— Oui… mademoiselle, dit amèrement la jeune ouvrière; mais le coeur qui souffre, et en silence, devrait être seul juge du moment d'un pénible aveu… Jusque-là il serait plus humain peut-être de respecter son douloureux secret… si on l'a surpris.

— Vous avez raison, mon enfant, dit tristement Adrienne; si je choisis ce moment presque solennel pour vous faire une bien pénible confidence… c'est que, quand vous m'aurez entendue, vous vous rattacherez, j'en suis sûre, d'autant plus à l'existence, que vous saurez que j'ai un plus grand besoin de votre tendresse… de vos consolations… de votre pitié…

À ces mots, la Mayeux fit un effort pour se relever à demi, s'appuya sur sa couche et regarda Mlle de Cardoville avec stupeur.

Elle ne pouvait croire à ce qu'elle entendait; loin de songer à forcer ou à surprendre sa confiance, sa protectrice venait, disait-elle, lui faire un aveu pénible et implorer ses consolations, sa pitié… à elle… la Mayeux.

— Comment! s'écria-t-elle en balbutiant, c'est vous, mademoiselle, qui venez…

— C'est moi qui viens vous dire: «Je souffre… et j'ai honte de ce que je souffre…» Oui… ajouta la jeune fille avec une expression déchirante, oui… de tous les aveux, je viens vous faire le plus pénible… j'aime!… et je rougis… de mon amour.

— Comme moi… s'écria involontairement la Mayeux en joignant les mains.

— J'aime… reprit Adrienne avec une explosion de douleur longtemps soutenue; oui, j'aime… et on ne m'aime pas… et mon amour est misérable, est impossible… il me dévore… il me tue… et je n'ose le confier à personne… ce fatal secret…

— Comme moi… répéta la Mayeux, le regard fixe. Elle… reine… par la beauté, par le rang, par la richesse, par l'esprit… elle souffre comme moi, reprit-elle. Et comme moi, pauvre malheureuse créature… elle aime… et on ne l'aime pas…

— Eh bien!… oui… comme vous… j'aime… et l'on ne m'aime pas, s'écria Mlle de Cardoville; avais-je donc tort de vous dire qu'à vous seule je pouvais me confier… parce qu'ayant souffert des mêmes maux, vous seule pouviez y compatir?

— Ainsi… mademoiselle, dit la Mayeux en baissant les yeux et revenant de sa profonde surprise, vous saviez…

— Je savais tout, pauvre enfant… mais jamais je ne vous aurais parlé de votre secret si moi-même… je n'avais pas eu à vous en confier un plus pénible encore… Le vôtre est cruel, le mien est humiliant!… Oh! ma soeur, vous le voyez, ajouta Mlle Cardoville avec un accent impossible à rendre, le malheur efface, rapproche, confond ce que l'on appelle… les distances… Et souvent ces heureux du monde, que l'on envie tant, tombent, par d'affreuses douleurs, hélas! bien au-dessous des plus humbles et des plus misérables, puisqu'à ceux-là ils demandent pitié… consolation.

Puis, essuyant ses larmes, qui coulaient abondamment, Mlle de
Cardoville reprit d'une voix émue:

— Allons, soeur, courage, courage… aimons-nous, soutenons-nous; que ce triste et mystérieux lien nous unisse à jamais.

— Ah! mademoiselle, pardonnez-moi. Mais, maintenant que vous savez le secret de ma vie, dit la Mayeux en baissant les yeux et ne pouvant vaincre sa confusion, il me semble que je ne pourrai plus vous regarder sans rougir.

— Pourquoi? parce que vous aimez passionnément M. Agricol, dit Adrienne; mais alors il faudra donc que je meure de honte à vos yeux, car, moins courageuse que vous, je n'ai pas eu la force de souffrir, de me résigner, de cacher mon amour au plus profond de mon coeur! Celui que j'aime, d'un amour désormais impossible, l'a connu, cet amour… et il l'a méprisé… pour me préférer une femme dont le choix seul serait un nouvel et sanglant affront pour moi… si les apparences ne me trompent pas sur elle… Aussi, quelquefois j'espère qu'elles me trompent. Maintenant, dites… est-ce à vous de baisser les yeux?

— Vous, dédaignée… pour une femme indigne de vous être comparée?… Ah! mademoiselle, je ne puis le croire! s'écria la Mayeux.

— Et moi aussi, quelquefois je ne puis le croire, et cela sans orgueil, mais parce que je sais ce que vaut mon coeur… Alors je me dis: «Non, celle que l'on me préfère a sans doute de quoi toucher l'âme, l'esprit et le coeur de celui qui me dédaigne pour elle.»

— Ah! mademoiselle, si tout ce que j'entends n'est pas un rêve… si de fausses apparences ne vous égarent pas, votre douleur est grande!

— Oui, ma pauvre amie… grande… oh! bien grande; et pourtant, maintenant, grâce à vous, j'ai l'espoir que peut-être elle s'affaiblira, cette passion funeste; peut-être trouverai-je la force de la vaincre… car, lorsque vous saurez tout, absolument tout, je ne voudrai pas rougir à vos yeux… vous, la plus noble, la plus digne des femmes… vous… dont le courage, la résignation, sont et seront toujours pour moi un exemple.

— Ah! mademoiselle… ne parlez pas de mon courage, lorsque j'ai tant à rougir de ma faiblesse.

— Rougir! mon Dieu! toujours cette crainte! Est-il, au contraire, quelque chose de plus touchant, de plus héroïquement dévoué que votre amour? Vous, rougir! Et pourquoi? Est-ce d'avoir montré la plus grande affection pour le royal artisan que vous avez appris à aimer depuis votre enfance? Rougir, est-ce d'avoir enduré, sans jamais vous plaindre, pauvre petite, mille souffrances, d'autant plus poignantes que les personnes qui vous les faisaient subir n'avaient pas conscience du mal qu'elles vous faisaient? Pensait- on à vous blesser, lorsque, au lieu de vous donner votre modeste nom de Madeleine, disiez-vous, on vous donnait toujours, sans y songer, un surnom ridicule et injurieux? Et pourtant pour vous, que d'humiliations, que de chagrins dévorés en secret!…

— Hélas! mademoiselle, qui a pu vous dire…

— Ce que vous n'aviez confié qu'à votre journal, n'est-ce pas? Eh bien, sachez donc tout… Florine, mourante, m'a avoué ses méfaits. Elle avait eu l'indignité de vous dérober ces papiers, forcée d'ailleurs à cet acte odieux par les gens qui la dominaient… mais ce journal, elle l'avait lu… et comme tout bon sentiment n'était pas éteint en elle, cette lecture où se révélaient votre admirable résignation, votre triste et pieux amour, cette lecture l'avait si profondément frappée, qu'à son lit de mort elle a pu m'en citer quelques passages, m'expliquant ainsi la cause de votre disparition subite, car elle ne doutait pas que la crainte de voir divulguer votre amour pour Agricol n'eût causé votre fuite.

— Hélas! il n'est que trop vrai, mademoiselle.

— Oui, oui, reprit amèrement Adrienne; ceux qui faisaient agir cette malheureuse savaient bien où portait le coup… ils n'en sont pas à leur essai… ils vous réduisaient au désespoir… ils vous tuaient… Mais, aussi… pourquoi m'étiez-vous si dévouée? pourquoi les aviez-vous devinés? Oh! ces robes noires sont implacables, et leur puissance est grande, dit Adrienne en frissonnant.

— Cela épouvante, mademoiselle.

— Rassurez-vous, chère enfant; vous le voyez, les armes des méchants tournent souvent contre eux: car, du moment où j'ai su la cause de votre fuite, vous m'êtes devenue plus chère encore. Dès lors, j'ai fait tout au monde pour vous retrouver; enfin, après de longues démarches, ce matin seulement, la personne que j'avais chargée du soin de découvrir votre retraite est parvenue à savoir que vous habitiez cette maison. M. Agricol se trouvait chez moi, il m'a demandé à m'accompagner.

— Agricol! s'écria la Mayeux en joignant les mains; il est venu…

— Oui, mon enfant; calmez-vous… Pendant que je vous donnais les premiers soins… il s'est occupé de votre soeur; vous le verrez bientôt.

— Hélas!… mademoiselle, reprit la Mayeux avec effroi, il sait sans doute…

— Votre amour? Non, non, rassurez-vous, ne songez qu'au bonheur de vous retrouver auprès de ce bon et loyal frère.

— Ah!… mademoiselle… qu'il ignore toujours… ce qui me causait tant de honte que j'en voulais mourir… Soyez béni, mon Dieu! il ne sait rien…

— Non; ainsi, plus de tristes pensées, chère enfant; pensez à ce digne frère, pour vous dire qu'il est arrivé à temps pour nous épargner des regrets éternels… et à vous… une grande faute… Oh! je ne vous parle pas des préjugés du monde, à propos du droit que possède une créature de rendre à Dieu une vie qu'elle trouve trop pesante… je vous dis seulement que vous ne deviez pas mourir, parce que ceux qui vous aiment et que vous aimez avaient encore besoin de vous.

— Je vous croyais heureuse, mademoiselle; Agricol était marié à la jeune fille qu'il aime et qui fera, j'en suis sûre, son bonheur… À qui pouvais-je être utile?

— À moi d'abord, vous le voyez… et puis, qui donc vous dit que M. Agricol n'aura jamais besoin de vous? Qui vous dit que son bonheur ou celui des siens durera toujours, ou ne sera pas éprouvé par de rudes atteintes? Et alors même que ceux qui vous aiment auraient dû être à tout jamais heureux, leur bonheur était-il complet sans vous? Et votre mort, qu'ils se seraient peut-être reprochée, ne leur aurait-elle pas laissé des regrets sans fin?

— Cela est vrai, mademoiselle, répondit la Mayeux, j'ai eu tort… un vertige de désespoir m'a saisie, et puis… la plus affreuse misère nous accablait… nous n'avions pas pu trouver de travail depuis quelques jours… nous vivions de la charité d'une pauvre femme que le choléra a enlevée… Demain ou après, il nous aurait fallu mourir de faim.

— Mourir de faim… et vous saviez ma demeure…

— Je vous avais écrit, mademoiselle; ne recevant pas de réponse, je vous ai crue blessée de mon brusque départ.

— Pauvre chère enfant, vous étiez, ainsi que vous le dites, sous l'influence d'une sorte de vertige dans ce moment affreux. Aussi n'ai-je pas le courage de vous reprocher d'avoir un seul instant douté de moi. Comment vous blâmerais-je? N'ai-je pas aussi eu la pensée d'en finir avec la vie?

— Vous, mademoiselle! s'écria la Mayeux.

— Oui… j'y songeais… lorsqu'on est venu me dire que Florine, agonisante, voulait me parler… je l'ai écoutée; ses révélations ont tout à coup changé mes projets; cette vie sombre, morne, qui m'était insupportable, s'est éclairée tout à coup; la conscience du devoir s'est éveillée en moi; vous étiez sans doute en proie à la plus horrible misère, mon devoir était de vous chercher, de vous sauver. Les aveux de Florine me dévoilaient de nouvelles trames des ennemis de ma famille isolée, dispersée, par des chagrins navrants, par des pertes cruelles; mon devoir était d'avertir les miens du danger qu'ils ignoraient peut-être, de les rallier contre l'ennemi commun. J'avais été victime d'odieuses manoeuvres; mon devoir était d'en poursuivre les auteurs, de peur qu'encouragées par l'impunité, ces robes noires ne fissent de nouvelles victimes… Alors, la pensée du devoir m'a donné des forces, j'ai pu sortir de mon anéantissement; avec l'aide de l'abbé Gabriel, prêtre sublime, oh! sublime… l'idéal du vrai chrétien… le digne frère adoptif de M. Agricol, j'ai entrepris courageusement la lutte. Que vous dirai-je, mon enfant! l'accomplissement de ces devoirs, l'espérance incessante de vous retrouver, ont apporté quelque adoucissement à ma peine; si je n'en ai pas été consolée, j'en ai été distraite… votre tendre amitié, l'exemple de votre résignation feront le reste, je le crois… j'en suis sûre… et j'oublierai ce fatal amour…

Au moment où Adrienne disait ces mots, on entendit des pas rapides dans l'escalier, et une voix jeune et fraîche qui disait:

— Ah! mon Dieu! cette pauvre Mayeux!… comme j'arrive à propos!
Si je pouvais au moins lui être bonne à quelque chose!

Et presque aussitôt, Rose-Pompon entra précipitamment dans la mansarde.

Agricol suivit bientôt la grisette, et, montrant à Adrienne la fenêtre ouverte, tâcha par un signe de lui faire comprendre qu'il ne fallait pas parler à la jeune fille de la fin déplorable de la reine Bacchanal. Cette pantomime fut perdue pour Mlle de Cardoville. Le coeur d'Adrienne bondissait de douleur, d'indignation, de fierté, en reconnaissant la jeune fille qu'elle avait vue à la Porte-Saint-Martin, accompagnant Djalma, et qui seule était la cause des maux affreux qu'elle endurait depuis cette funeste soirée.

Puis… sanglante raillerie de la destinée! c'était au moment même où Adrienne venait de faire l'humiliant et cruel aveu de son amour dédaigné, qu'apparaissait à ses yeux la femme à qui elle se croyait sacrifiée. Si la surprise de Mlle de Cardoville avait été profonde, celle de Rose-Pompon ne fut pas moins grande. Non seulement elle reconnaissait dans Adrienne la belle jeune fille aux cheveux d'or qui se trouvait en face d'elle au théâtre lors de l'aventure de la panthère noire, mais elle avait de graves raisons de désirer ardemment cette rencontre, si imprévue, si improbable; aussi est-il impossible de peindre le regard de joie maligne et triomphante qu'elle affecta de jeter sur Adrienne.

Le premier mouvement de Mlle de Cardoville fut de quitter la mansarde; mais non seulement il lui coûtait d'abandonner la Mayeux dans ce moment, et de donner, devant Agricol, une raison à ce brusque départ, mais une inexplicable et fatale curiosité la retint malgré sa fierté révoltée. Elle resta donc. Elle allait enfin voir, si cela se peut dire_, de près_, entendre et juger cette _rivale _pour qui elle avait failli mourir, cette rivale à qui, dans les angoisses de la jalousie, elle avait prêté tant de physionomies différentes afin de s'expliquer l'amour de Djalma pour cette créature.

XXIII. Les rivales.

Rose-Pompon, dont la présence causait une si vive émotion à Mlle de Cardoville, était mise avec le mauvais goût le plus coquet et le plus crâne. Son _bibi de satin rose, à passe très étroite, posé en avant, et, comme elle disait, à la chien_, descendait presque jusqu'au bout de son petit nez, et découvrait en revanche la moitié de son soyeux et blond chignon; sa robe écossaise, à carreaux extravagants, était ouverte par devant, et c'est à peine si sa guimpe transparente, peu hermétiquement fermée, et pas assez jalouse des rondeurs charmantes qu'elle accusait avec trop de probité, gazait suffisamment l'échancrure effrontée de son corsage. La grisette s'était hâtée de monter l'escalier, tenait les deux coins de son grand châle bleu à palmes, qui, ayant quitté ses épaules, avait glissé jusqu'au bas de sa taille de guêpe, où il s'était enfin trouvé arrêté par un obstacle naturel.

Si nous insistons sur ces détails, c'est qu'à la vue de cette gentille créature mise d'une façon très impertinente et très débraillée, Mlle de Cardoville, retrouvant en elle une rivale qu'elle croyait heureuse, sentit redoubler son indignation, sa douleur et sa honte… Mais que l'on juge de la surprise et de la confusion d'Adrienne, lorsque Mlle Rose-Pompon lui dit d'un air leste et dégagé:

— Je suis ravie de vous trouver ici, madame; nous aurons à causer ensemble… Seulement, je veux auparavant embrasser cette pauvre Mayeux, si vous le permettez… madame.

Pour s'imaginer le ton et l'accent dont fut articulé le mot madame, il faut avoir assisté à des discussions plus ou moins orageuses entre deux Rose-Pompon, jalouses et rivales; alors on comprendra tout ce que ce mot madame, prononcé dans ces grandes circonstances, renferme de provocante hostilité.

Mlle de Cardoville, stupéfaite de l'impudence de Mlle Rose-Pompon, restait muette, pendant qu'Agricol, distrait par l'attention qu'il portait à la Mayeux, dont les regards ne quittaient pas les siens depuis son arrivée, distrait aussi par le souvenir de la scène douloureuse à laquelle il venait d'assister, disait tout bas à Adrienne, sans remarquer l'effronterie de la grisette:

— Hélas! mademoiselle… c'est fini… Céphyse vient de rendre le dernier soupir… sans avoir repris connaissance.

— Malheureuse fille! dit Adrienne avec émotion, oubliant un moment Rose-Pompon.

— Il faudra cacher cette triste nouvelle à la Mayeux, et la lui apprendre plus tard avec les plus grands ménagements, reprit Agricol; heureusement, la petite Rose-Pompon n'en sait rien.

Et du regard il montra à Mlle de Cardoville la grisette qui s'était accroupie auprès de la Mayeux.

En entendant Agricol traiter si familièrement Rose-Pompon, la stupeur d'Adrienne redoubla; ce qu'elle ressentit est impossible à rendre… car, chose qui semble fort étrange, il lui sembla qu'elle souffrait moins… et que ses angoisses diminuaient à mesure qu'elle entendait dans quels termes s'exprimait la grisette.

— Ah! ma bonne Mayeux, disait celle-ci avec autant de volubilité que d'émotion, car ses jolis yeux bleus se mouillèrent de larmes, c'est-y donc possible de faire une bêtise pareille!… Est-ce qu'entre pauvres gens on ne s'entr'aide pas?… Vous ne pouviez donc pas vous adresser à moi?… Vous saviez bien que ce qui est à moi est aux autres… j'aurais fait une dernière rafle sur le bazar de Philémon, ajouta cette singulière fille avec un redoublement d'attendrissement, sincère, à la fois touchant et grotesque; j'aurais vendu ses trois bottes, ses pipes culottées, son costume de canotier flambard, son lit et jusqu'à son verre de grande tenue, et au moins vous n'auriez pas été réduite… à une si vilaine extrémité… Philémon ne m'en aurait pas voulu, car il est bon enfant; après ça, il m'en aurait voulu, que ça aurait été tout de même: Dieu merci! nous ne sommes pas mariés… C'est seulement pour vous dire qu'il fallait penser à la petite Rose- Pompon…

— Je sais que vous êtes obligeante et bonne, mademoiselle, dit la Mayeux, car elle avait appris par sa soeur que Rose-Pompon, comme tant de ses pareilles, avait le coeur généreux.

— Après cela, reprit la grisette en essuyant du revers de sa main le bout de son petit nez rose, où une larme avait roulé, vous me direz que vous ignoriez où je _perchais _depuis quelque temps… Drôle d'histoire, allez; quand je dis drôle… au contraire. Et Rose-Pompon poussa un gros soupir. Enfin, c'est égal, reprit-elle, je n'ai pas à vous parler de ça; ce qui est sûr, c'est que vous allez mieux… Vous ne recommencerez pas, ni Céphyse non plus, une pareille chose… On dit qu'elle est bien faible… et qu'on ne peut pas encore la voir, n'est-ce pas, monsieur Agricol?

— Oui, dit le forgeron avec embarras, car la Mayeux ne détachait pas ses yeux des siens, il faut prendre patience…

— Mais je pourrai la voir, aujourd'hui, n'est-ce pas, Agricol?… reprit la Mayeux.

— Nous parlerons de cela; mais calme-toi, je t'en prie…

— Agricol a raison, il faut être raisonnable, ma bonne Mayeux, reprit Rose-Pompon; nous attendrons… J'attendrai aussi en causant tout à l'heure avec madame (et Rose-Pompon jeta sur Adrienne un regard sournois de chatte en colère); oui, j'attendrai, car je veux dire à cette pauvre Céphyse qu'elle peut, comme vous, compter sur moi. Et Rose-Pompon se rengorgea gentiment. Soyez tranquilles. Tiens, c'est bien le moins, quand on se trouve dans une heureuse passe, que vos amies qui ne sont pas heureuses s'en ressentent; ça serait encore gracieux de garder le bonheur pour soi toute seule! C'est ça… Empaillez-le donc tout de suite, votre bonheur; mettez-le donc sous verre ou dans un bocal pour que personne n'y touche!… Après ça… quand je dis mon bonheur… c'est encore une manière de parler; il est vrai que, sous un rapport… Ah bien, oui! mais aussi sous l'autre, voyez-vous! ma bonne Mayeux, voilà la chose… Mais bah!… après tout, je n'ai que dix-sept ans… Enfin, c'est égal… je me tais, car je vous parlerais comme ça jusqu'à demain que vous n'en sauriez pas davantage… Laissez-moi donc encore une fois vous embrasser de bon coeur… et ne soyez plus chagrine… non plus… entendez-vous… car maintenant je suis là…

Et Rose-Pompon, assise sur ses talons, embrassa cordialement la
Mayeux.

Il faut renoncer à exprimer ce qu'éprouva Mlle de Cardoville pendant l'entretien… ou plutôt pendant le monologue de la grisette, à propos de la tentative de suicide de la Mayeux; le jargon excentrique de Mlle Rose-Pompon, sa libérale facilité à l'endroit du _bazar _de Philémon, avec qui, disait-elle, elle n'était heureusement pas mariée; la bonté de son coeur, qui se révélait çà et là dans ses offres de service à la Mayeux; ces contrastes, ces impertinences, ces drôleries, tout cela était si nouveau, si incompréhensible pour Mlle de Cardoville, qu'elle resta d'abord muette et immobile de surprise.

Telle était donc la créature à qui Djalma l'avait sacrifiée? Si le premier mouvement d'Adrienne avait été horriblement pénible à la vue de Rose-Pompon, la réflexion ne tarda pas à éveiller chez elle des doutes qui devinrent bientôt d'ineffables espérances; se rappelant de nouveau l'entretien qu'elle avait surpris entre Rodin et Djalma, lorsque, cachée dans la serre chaude, elle venait s'assurer de la fidélité du jésuite, Adrienne ne se demandait plus s'il était possible et raisonnable de croire que le prince, dont les idées sur l'amour semblaient si poétiques, si élevées, si pures, eût pu trouver le moindre charme au babil impudent et saugrenu de cette petite fille… Adrienne, cette fois, n'hésitait plus; elle regardait avec raison la chose comme impossible, alors qu'elle voyait pour ainsi dire _de près _cette étrange rivale, alors qu'elle l'entendait s'exprimer en termes si vulgaires, façons et langage qui, sans nuire à la gentillesse de ses traits, leur donnaient un caractère trivial et peu attrayant.

Les doutes d'Adrienne au sujet du profond amour du prince pour une Rose-Pompon se changèrent donc bientôt en une incrédulité complète: douée de trop d'esprit, de trop de pénétration pour ne pas pressentir que cette apparente liaison, si inconcevable de la part du prince, devait cacher quelque mystère, Mlle de Cardoville se sentit renaître à l'espoir.

À mesure que cette consolante pensée se développait dans l'esprit d'Adrienne, son coeur, jusqu'alors si douloureusement oppressé, se dilatait; de vagues aspirations vers un meilleur avenir s'épanouissaient en elle; et pourtant, cruellement avertie par le passé, craignant de céder à une illusion trop facile, elle se rappelait les faits malheureusement avérés: le prince s'affichant en public avec cette jeune fille; mais par cela même que Mlle de Cardoville pouvait alors complètement apprécier cette créature, elle trouvait la conduite du prince de plus en plus incompréhensible. Or, comment juger sainement, sûrement, ce qui est environné de mystères? Et puis elle se rassurait; malgré elle, un secret pressentiment lui disait que ce serait peut-être au chevet de la pauvre ouvrière qu'elle venait d'arracher à la mort que, par un hasard providentiel, elle apprendrait une révélation d'où dépendait le bonheur de sa vie.

Les émotions dont était agité le coeur d'Adrienne devenaient si vives, que son beau visage se colora d'un rose vif, son sein battit violemment, et ses grands yeux noirs, jusqu'alors tristement voilés, brillèrent doux et radieux à la fois; elle attendait avec une impatience inexprimable. Dans l'entretien dont Rose-Pompon l'avait menacée, dans cette conversation que quelques instants auparavant, Adrienne eût repoussée de toute la hauteur de sa fière et légitime indignation, elle espérait trouver enfin l'explication d'un mystère qu'il lui était si important de pénétrer.

Rose-Pompon, après avoir encore tendrement embrassé la Mayeux, se releva, et se retournant vers Adrienne, qu'elle toisa d'un air des plus dégagés, lui dit d'un petit ton impertinent:

— À nous deux, maintenant_, madame _(le mot madame, toujours prononcé avec l'expression que l'on sait); nous avons quelque chose à débrouiller ensemble.

— Je suis à vos ordres, mademoiselle, répondit Adrienne avec beaucoup de douceur et de simplicité.

À la vue du minois conquérant et décidé de Rose-Pompon, en entendant sa provocation à Mlle de Cardoville, le digne Agricol, après quelques mots échangés avec la Mayeux, ouvrit des oreilles énormes et resta un moment interdit de l'effronterie de la grisette; puis, s'avançant vers elle, il lui dit tout bas en la tirant par la manche:

— Ah çà, est-ce que vous êtes folle? Savez-vous à qui vous parlez?

— Eh bien, après? est-ce qu'une jolie femme n'en vaut pas une autre?… Je dis cela pour madame… On ne me mangera pas, je suppose, répondit tout haut et crânement Rose-Pompon; j'ai à causer avec madame… je suis sûre qu'elle sait de quoi et pourquoi… Sinon, je vais le lui dire: ça ne sera pas long.

Adrienne, craignant quelque explosion ridicule au sujet de Djalma en présence d'Agricol, fit un signe à ce dernier, et répondit à la grisette:

— Je suis prête à vous entendre, mademoiselle, mais pas ici…
Vous comprenez pourquoi…

— C'est juste, madame… j'ai ma clef… si vous voulez… allons chez moi…

Ce _chez moi _fut dit d'un air glorieux.

— Allons donc chez vous, mademoiselle, puisque vous voulez bien me faire l'honneur de m'y recevoir… répondit Mlle de Cardoville, de sa voix douce et perlée, en s'inclinant légèrement avec un air de politesse si exquise, que Rose-Pompon, malgré son effronterie, demeura tout interdite.

— Comment, mademoiselle, dit Agricol à Adrienne, vous êtes assez bonne pour…

— Monsieur Agricol, dit Mlle de Cardoville en l'interrompant, veuillez rester auprès de ma pauvre amie… je reviendrai bientôt.

Puis, se rapprochant de la Mayeux, qui partageait l'étonnement d'Agricol, elle lui dit:

— Excusez-moi, si je vous laisse pendant quelques instants… Reprenez encore un peu vos forces… et je reviens vous chercher pour vous emmener chez nous, chère et bonne soeur…

Se retournant alors vers Rose-Pompon, de plus en plus surprise d'entendre cette belle dame appeler la Mayeux sa soeur, elle lui dit:

— Quand vous le voudrez, nous descendrons, mademoiselle…

— Pardon, excuse, madame, si je passe la première pour vous montrer le chemin; mais c'est un vrai casse-cou que cette baraque, répondit Rose-Pompon en collant ses coudes à son corps et en pinçant ses lèvres, afin de prouver qu'elle n'était nullement étrangère aux belles manières et au beau langage.

Et les deux rivales quittèrent la mansarde, où Agricol et la
Mayeux restèrent seuls.

Heureusement les restes sanglants de la reine Bacchanal avaient été transportés dans la boutique souterraine de la mère Arsène; ainsi les curieux, toujours attirés par les événements sinistres, se pressèrent à la porte de la rue, et Rose-Pompon, ne rencontrant personne dans la petite cour qu'elle traversa avec Adrienne, continua d'ignorer la mort tragique de Céphyse, son ancienne amie.

Au bout de quelques instants, la grisette et Mlle de Cardoville se trouvèrent dans l'appartement de Philémon. Ce singulier logis était resté dans le pittoresque désordre où Rose-Pompon l'avait abandonné lorsque Nini-Moulin vint la chercher pour être l'héroïne d'une aventure mystérieuse.

Adrienne, complètement ignorante des moeurs excentriques des étudiants et des étudiantes, ne put, malgré sa préoccupation, s'empêcher d'examiner avec un étonnement curieux ce bizarre et grotesque chaos des objets les plus disparates: déguisements de bals masqués, têtes de mort fumant des pipes, bottes errantes sur des bibliothèques, verres monstres, vêtements de femmes, pipes culottées, etc. À l'étonnement d'Adrienne succéda une impression de répugnance pénible: la jeune fille se sentait mal à l'aise, déplacée, dans cet asile, non de la pauvreté, mais du désordre, tandis que la misérable mansarde de la Mayeux ne lui avait causé aucune répulsion.

Rose-Pompon, malgré ses airs délibérés, ressentait une assez vive émotion depuis qu'elle se trouvait tête à tête avec Mlle de Cardoville; d'abord la rare beauté de la jeune patricienne, son grand air, la haute distinction de ses manières, la façon à la fois digne et affable avec laquelle elle avait répondu aux impertinentes provocations de la grisette, commençaient à imposer beaucoup à celle-ci; et de plus, comme elle était, après tout, bonne fille, elle avait été profondément touchée d'entendre Mlle de Cardoville appeler la Mayeux _sa soeur, son amie. _Rose-Pompon, sans savoir aucune particularité sur Adrienne, n'ignorait pas qu'elle appartenait à la classe la plus riche et la plus élevée de la société; elle ressentait donc déjà quelques remords d'avoir agi si cavalièrement: aussi ses intentions, d'abord fort hostiles à l'endroit de Mlle de Cardoville, se modifiaient peu à peu. Pourtant, Mlle Rose-Pompon, étant très mauvaise tête et ne voulant pas paraître subir une influence dont se révoltait son amour- propre, tâcha de reprendre son assurance; et, après avoir fermé la porte au verrou, elle dit:

— _Faites-vous _la peine de vous asseoir, madame. Toujours pour montrer qu'elle n'était pas étrangère au beau langage. Mlle de Cardoville prenait machinalement une chaise, lorsque Rose-Pompon, bien digne de pratiquer cette antique hospitalité qui regardait même un ennemi comme un hôte sacré, s'écria vivement:

— Ne prenez pas cette chaise-là, madame: elle a un pied de moins.
Adrienne mit la main sur un autre siège.

— Ne prenez pas celui-là non plus, le dossier ne tient à rien du tout, s'écria de nouveau Rose-Pompon.

Et elle disait vrai, car le dossier de cette chaise (il représentait une lyre) resta entre les mains de Mlle de Cardoville, qui le replaça discrètement sur le siège en disant:

— Je crois, mademoiselle, que nous pourrons causer tout aussi bien debout.

— Comme vous voudrez, madame, répondit Rose-Pompon, en se campant d'autant plus crânement sur la hanche, qu'elle se sentait plus troublée.

Et l'entretien de Mlle de Cardoville et de la grisette commença de la sorte.

XXIV. L'entretien.

Après une minute d'hésitation, Rose-Pompon dit à Adrienne, dont le coeur battait vivement:

— Je vais, madame, vous dire tout de suite ce que j'ai sur le coeur; je ne vous aurais pas cherchée; puisque je vous trouve, il est bien naturel que je profite de la circonstance.

— Mais, mademoiselle, dit doucement Adrienne… pourrais-je du moins savoir le sujet de l'entretien que nous devons avoir ensemble?

— Oui, madame, dit Rose-Pompon avec un redoublement de crânerie alors plus affectée que naturelle. D'abord, il ne faut pas croire que je me trouve malheureuse et que je veuille vous faire une scène de jalousie ou pousser des cris de délaissée… Ne vous flattez pas de ça… Dieu merci! je n'ai pas à me plaindre du prince Charmant (c'est le petit nom que je lui ai donné); au contraire, il m'a rendue très heureuse; si je l'ai quitté, c'est malgré lui, et parce que cela m'a plu.

Ce disant, Rose-Pompon qui, malgré ses airs dégagés, avait le coeur très gros, ne put retenir un soupir.

— Oui, madame, reprit-elle, je l'ai quitté parce que cela m'a plu, car il était fou de moi, madame… même que si j'avais voulu, il m'aurait épousée, oui, madame, épousée; tant pis si ce que je vous dis là vous fait de la peine… Du reste, quand je dis tant pis, c'est vrai que je voulais vous en causer… de la peine… Oh! bien sûr; mais lorsque tout à l'heure, je vous ai vue si bonne pour la pauvre Mayeux, quoique j'étais bien certainement dans mon droit… j'ai éprouvé quelque chose… Enfin, ce qu'il y a de plus clair, c'est que je vous déteste, et que vous le méritez bien… ajouta Rose-Pompon en frappant du pied.

De tout ceci, même pour une personne beaucoup moins pénétrante qu'Adrienne et beaucoup moins intéressée qu'elle à démêler la vérité, il résultait évidemment que Mlle Rose-Pompon, malgré ses airs triomphants à l'endroit de _celui _qui perdait la tête pour elle et voulait l'épouser, il résultait que Mlle Rose-Pompon était complètement désappointée, qu'elle faisait un énorme mensonge, qu'on ne l'aimait pas, et qu'un violent dépit amoureux lui avait fait désirer de rencontrer Mlle de Cardoville, afin de lui faire, pour se venger, ce qu'en termes vulgaires on appelle une _scène, _regardant Adrienne (on saura tout à l'heure pourquoi) comme son heureuse rivale; mais le bon naturel de Rose-Pompon ayant repris le dessus, elle se trouvait fort empêchée pour continuer sa _scène. _Adrienne, pour les raisons qu'on a dites, lui imposant de plus en plus.

Quoiqu'elle se fût attendue, sinon à la singulière sortie de la grisette, du moins à ce résultat: qu'il était impossible que le prince eût pour cette fille aucun attachement sérieux… Mlle de Cardoville, malgré la bizarrerie de cette rencontre, fut d'abord ravie de voir ainsi sa _rivale _confirmer une partie de ses prévisions; mais tout à coup, à ces espérances devenues presque des réalités, succéda une appréhension cruelle… Expliquons-nous.

Ce que venait d'entendre Adrienne aurait dû la satisfaire complètement. Selon ce qu'on appelle les usages et les coutumes du monde, sûre désormais que le coeur de Djalma n'avait pas cessé de lui appartenir, il devait peu lui importer que le prince, dans toute l'effervescence d'une ardente jeunesse, eût ou non cédé à un caprice éphémère pour cette créature, après tout fort jolie et fort désirable, puisque, dans le cas même où il eût cédé à ce caprice, rougissant de cette erreur des sens, il se séparait de Rose-Pompon. Malgré de si bonnes raisons, cette _erreur des sens _ne pouvait être pardonnée par Adrienne. Elle ne comprenait pas cette séparation absolue du corps et de l'âme, qui fait que l'une ne partage pas la souillure de l'autre. Elle ne trouvait pas qu'il fût indifférent de se donner à celle-ci en pensant à celle-là; son amour, jeune, chaste, passionné, était d'une exigence absolue, exigence aussi juste aux jeux de la nature et de Dieu que ridicule et niaise aux yeux des hommes. Par cela même qu'elle avait la religion des sens, par cela même qu'elle les raffinait, qu'elle les vénérait comme une manifestation adorable et divine, Adrienne avait, au sujet des sens, des scrupules, des délicatesses, des répugnances inouïes, invincibles, complètement inconnues de ces austères spiritualistes, de ces prudes ascétiques, qui, sous prétexte de la vitalité, de l'indignité de la matière, en regardent les écarts comme absolument sans conséquence et en font litière, pour lui bien prouver, à cette honteuse, à cette boueuse, tout le mépris qu'elles en font.

Mlle de Cardoville n'était pas de ces créatures farouches, pudibondes, qui mourraient de confusion plutôt que d'articuler nettement qu'elles veulent un mari jeune et beau, ardent et pur: aussi en épousent-elles de laids, de très blasés, de très corrompus, quitte à prendre, six mois après, deux ou trois amants. Non, Adrienne sentait instinctivement tout ce qu'il y a de fraîcheur virginale et céleste dans l'égale innocence de deux beaux êtres amoureux et passionnés, tout ce qu'il y a même de garanties pour l'avenir dans les tendres et ineffables souvenirs que l'homme conserve d'un premier amour qui est aussi sa première possession. Nous l'avons dit, Adrienne n'était donc qu'à moitié rassurée… bien qu'il lui fût confirmé par le dépit même de Rose- Pompon que Djalma n'avait pas eu pour la grisette le moindre attachement sérieux.

La grisette avait terminé sa péroraison par ce mot d'une hostilité flagrante et significative:

— Enfin, madame, je vous déteste!

— Et pourquoi me détestez-vous, mademoiselle? dit doucement
Adrienne.

— Oh! mon Dieu! madame, reprit Rose-Pompon, oubliant tout à fait son rôle de conquérante, et cédant à la sincérité naturelle de son caractère, faites donc comme si vous ne saviez pas à propos de qui et de quoi je vous déteste!… Avec cela… que l'on va ramasser des bouquets jusque dans la gueule d'une panthère pour des personnes qui ne vous sont rien du tout!… Et si ce n'était que cela encore! ajouta Rose-Pompon, qui s'animait peu à peu, et dont la jolie figure, jusqu'alors contractée par une petite moue hargneuse, prit une expression de chagrin réel, pourtant quelquefois comique. Et si ce n'était que l'histoire du bouquet! reprit-elle. Quoique mon sang n'ait fait qu'un tour en voyant le prince Charmant sauter comme un cabri sur le théâtre… je me serais dit: «Bah! ces Indiens, ça a des politesses à eux; ici… une femme laisse tomber son bouquet, un monsieur bien appris le ramasse et le tend, mais dans l'Inde, c'est pas ça: l'homme ramasse le bouquet, ne le rend pas à la femme et lui tue une panthère sous les yeux. Voilà le bon genre du pays, à ce qu'il paraît… Mais ce qui n'est bon genre nulle part, c'est de traiter une femme comme on m'a traitée… et cela, j'en suis sûre, grâce à vous, madame.

Ces plaintes de Rose-Pompon, à la fois amères et plaisantes, se conciliaient peu avec ce qu'elle avait dit précédemment du fol amour de Djalma pour elle, mais Adrienne se garda bien de lui faire remarquer ses contradictions, et lui dit doucement:

— Mademoiselle, vous vous trompez, je crois, en prétendant que je suis pour quelque chose dans vos chagrins; mais, en tous cas, je regretterais sincèrement que vous ayez été maltraitée par qui que ce fût.

— Si vous croyez qu'on m'a battue… vous faites erreur, s'écria Rose-Pompon. Ah bien! par exemple!… Non, ce n'est pas cela… mais enfin… je suis sûre que, sans vous, le prince Charmant aurait fini par m'aimer un peu; j'en vaux bien la peine, après tout. Et puis, enfin… il y a aimer… et aimer… je ne suis pas exigeante, moi; mais pas seulement ça!… et Rose-Pompon mordit l'ongle rose de son pouce. Ah! quand Nini-Moulin est venu me chercher ici, en m'apportant des bijoux, des dentelles pour me décider à le suivre, il avait raison de me dire qu'il ne m'exposerait à rien… que de très honnête…

— Nini-Moulin? demanda Mlle de Cardoville, de plus en plus intéressée; qu'est-ce que Nini-Moulin, mademoiselle?

— Un écrivain religieux, répondit Rose-Pompon d'un ton boudeur, l'âme damnée d'un tas de vieux sacristains dont il empoche l'argent, soi-disant pour écrire sur la morale et sur la religion. Elle est gentille, sa morale!

À ces mots d'écrivain religieux, de sacristains, Adrienne se vit sur la voie d'une nouvelle trame de Rodin ou du père d'Aigrigny, trame dont elle et Djalma avaient encore failli être les victimes; elle commença d'entrevoir vaguement la vérité et reprit:

— Mais, mademoiselle, sous quel prétexte cet homme vous a-t-il emmenée d'ici?

— Il est venu me chercher en me disant qu'il n'y avait rien à craindre pour ma vertu, qu'il ne s'agissait que de me faire bien gentille; alors, moi je me suis dit: «Philémon est à son pays, je m'ennuie toute seule, ça m'a l'air drôle, qu'est-ce que je risque?…» Oh! non, je ne savais pas ce que je risquais, ajouta Rose-Pompon en soupirant. Enfin, Nini-Moulin m'emmène dans une jolie voiture; nous nous arrêtons sur la place du Palais-Royal; un homme à l'air sournois et au teint jaune monte avec moi à la place de Nini-Moulin, et me conduit chez le prince Charmant, où l'on m'établit. Quand je l'ai vu, dame! il est si beau, mais si beau, que j'en suis d'abord restée toute éblouie; avec ça l'air si doux, si bon… Aussi, je me suis dit tout de suite: «C'est pour le coup que ça serait joliment bien à moi de rester sage…» Je ne croyais pas si bien dire… Je suis restée sage… hélas! plus que sage…

— Comment, mademoiselle, vous regrettez de vous être montrée si vertueuse?…

— Tiens… je regrette de n'avoir pas eu au moins l'agrément de refuser quelque chose… Mais refusez donc quand on ne vous demande rien… mais rien de rien; quand on vous méprise assez pour ne pas vous dire un pauvre petit mot d'amour.

— Mais, mademoiselle… permettez-moi de vous faire observer que l'indifférence qu'on vous a témoignée ne vous a pas empêchée de faire, ce me semble, un assez long séjour dans la maison dont vous me parlez.

— Est-ce que je sais pourquoi le prince Charmant me gardait auprès de lui; pourquoi il me promenait en voiture et au spectacle? Que voulez-vous! c'est peut-être aussi bon ton, dans son pays de sauvages, d'avoir auprès de soi une petite fille bien gentille, à cette fin de n'y pas faire attention du tout, du tout…

— Mais alors pourquoi restiez-vous dans cette maison, mademoiselle?

— Eh! mon Dieu! je restais, dit Rose-Pompon en frappant du pied avec dépit, je restais parce que, sans savoir comment cela s'est fait, malgré moi, je me suis mise à aimer le prince Charmant; et, ce qu'il y a de drôle, c'est que moi, qui suis gaie comme un pinson… je l'aimais parce qu'il était triste, preuve que je l'aimais sérieusement. Enfin, un jour, je n'y ai pas tenu… j'ai dit: «Tant pis! il arrivera ce qui pourra; Philémon doit me faire des traits dans son pays, j'en suis sûre;» ça m'encourage, et un matin je m'arrange à ma manière, si gentiment, si coquettement, qu'après m'être regardée dans ma glace, je me dis: «Oh! c'est sûr… il ne résistera pas…» Je vais chez lui; je perds la tête, je lui dis tout ce qui me passe de tendre dans l'esprit; je ris, je pleure; enfin je lui déclare que je l'adore… Qu'est-ce qu'il me répond à cela de sa voix douce et pas plus émue qu'un marbre: «Pauvre enfant!…» Pauvre enfant, reprit Rose-Pompon avec indignation… ni plus ni moins que si j'étais venue me plaindre à lui d'un mal de dent, parce qu'il me poussait une dent de sagesse… Mais ce qu'il y a d'affreux, c'est que je suis sûre que, s'il n'était pas malheureux d'autre part en amour, ce serait un vrai salpêtre; mais il est si triste, si abattu!

Puis, s'interrompant un moment, Rose-Pompon ajouta:

— Au fait… non… je ne veux pas vous dire cela… vous seriez trop contente… Enfin, après une pause d'une autre seconde:

— Ah bien! ma foi! tant pis! je vous le dis, reprit cette drôle de petite fille en regardant Mlle de Cardoville avec attendrissement et déférence; pourquoi me taire, après tout! J'ai commencé par vous dire, en faisant la fière, que le prince Charmant voulait m'épouser, et j'ai fini, malgré moi, par vous avouer qu'il m'avait environ mise à la porte. Dame! ce n'est pas ma faute, quand je veux mentir, je m'embrouille toujours. Aussi, tenez, madame, voilà la vérité pure: quand je vous ai rencontrée chez cette pauvre Mayeux, je me suis d'abord sentie colère contre vous comme un petit dindon… mais quand je vous ai eu entendue vous, si belle, si grande dame, traiter cette pauvre ouvrière comme votre soeur, j'ai eu beau faire, ma colère s'en est allée… Une fois ici, j'ai fait ce que j'ai pu pour la rattraper… impossible… plus je voyais la différence qu'il y a entre nous deux, plus je comprenais que le prince Charmant avait raison de ne songer qu'à vous… car c'est de vous, pour le coup, madame, qu'il est fou… allez… et bien fou… Ce n'est pas seulement à cause de l'histoire du tigre qu'il a tué pour vous à la Porte-Saint- Martin que je dis cela; mais depuis, si vous saviez mon Dieu! toutes les folies qu'il faisait avec votre bouquet. Et puis, vous ne savez pas! toutes les nuits il les passait sans se coucher, et bien souvent à pleurer dans un salon, où, m'a-t-on dit, il vous a vue pour la première fois… vous savez… près de la serre… Et votre portrait donc, qu'il a fait de souvenir sur la glace à la mode de son pays! et tant d'autres choses! Enfin, moi qui l'aimais et qui voyais cela, ça commençait d'abord par me mettre hors de moi; et puis ça devenait si touchant, si attendrissant, que je finissais par en avoir les larmes aux yeux. Mon Dieu!… oui… madame… tenez… comme maintenant rien qu'en y pensant, à ce pauvre prince. Ah! madame, ajouta Rose-Pompon, ses jolis yeux bleus baignés de pleurs, et avec une expression d'intérêt si sincère qu'Adrienne fut profondément émue; ah! madame… vous avez l'air si doux, si bon! ne le rendez donc pas malheureux, aimez-le donc un peu, ce pauvre prince… Voyons, qu'est-ce que cela vous fait de l'aimer!…

Et Rose-Pompon, d'un geste sans doute trop familier, mais rempli de naïveté, prit avec effusion la main d'Adrienne comme pour accentuer davantage sa prière.

Il avait fallu à Mlle de Cardoville un grand empire sur elle-même pour contenir, pour refouler l'élan de sa joie, qui du coeur lui montait aux lèvres, pour arrêter le torrent de questions qu'elle brûlait d'adresser à Rose-Pompon, pour retenir enfin les douces larmes de bonheur qui depuis quelques instants tremblaient sous ses paupières; et puis, chose bizarre! lorsque Rose-Pompon lui avait pris la main, Adrienne, au lieu de la retirer, avait affectueusement serré celle de la grisette, puis, par un mouvement machinal, l'avait attirée près de la fenêtre, comme si elle eût voulu examiner plus attentivement encore la délicieuse figure de Rose-Pompon. La grisette, en entrant, avait jeté son châle et son bibi sur le lit, de sorte qu'Adrienne put admirer les épaisses et soyeuses nattes de beaux cheveux blond cendré qui encadraient à ravir le frais minois de cette charmante fille, aux joues roses et fermes, à la bouche vermeille comme une cerise, aux grands yeux d'un bleu si gai; Adrienne put enfin remarquer, grâce au décolleté un peu risqué de Rose-Pompon, la grâce et les trésors de sa taille de nymphe.

Si étrange que cela paraisse, Adrienne était ravie de trouver cette jeune fille encore plus jolie qu'elle ne lui avait paru d'abord… L'indifférence stoïque de Djalma pour cette ravissante créature disait assez toute la sincérité de l'amour dont il était dominé.

Rose-Pompon, après avoir pris la main d'Adrienne, fut aussi confuse que surprise de la bonté avec laquelle Mlle de Cardoville accueillit sa familiarité. Enhardie par cette indulgence et par le silence d'Adrienne, qui depuis quelques instants la considérait avec une bienveillance presque reconnaissante, la grisette reprit:

— Oh!… n'est-ce pas, madame, que vous aurez pitié de ce pauvre prince?

Nous ne savons ce qu'Adrienne allait répondre à la demande indiscrète de Rose-Pompon, lorsque soudain une sorte de glapissement sauvage, aigu, strident, criard, mais qui semblait évidemment prétendre à imiter le chant du coq, se fit entendre derrière la porte.

Adrienne tressaillit, effrayée; mais tout à coup la physionomie de Rose-Pompon, d'une expression naguère si touchante, s'épanouit joyeusement; et, reconnaissant ce signal, elle s'écria en frappant dans ses mains:

— C'est Philémon!

— Comment! Philémon? dit vivement Adrienne.

— Oui… mon amant… Ah! le monstre, il sera monté à pas de loup… pour faire le coq… c'est bien lui!

Un second _co-co-rico _des plus retentissants se fit entendre de nouveau derrière la porte.

— Mon Dieu, cet être-là est-il bête et drôle! il fait toujours la même plaisanterie, et elle m'amuse toujours! dit Rose-Pompon.

Et elle essuya ses dernières larmes du revers de sa main en riant comme une folle de la plaisanterie de Philémon, qui lui semblait toujours neuve et réjouissante, quoiqu'elle la connût déjà.

— N'ouvrez pas, dit tout bas Adrienne, de plus en plus embarrassée; ne répondez pas, je vous en supplie.

— La clef est sur la porte, et le verrou est mis: Philémon voit bien qu'il y a quelqu'un.

— Il n'importe.

— Mais c'est ici sa chambre, madame; nous sommes ici chez lui… dit Rose-Pompon.

En effet, Philémon, se lassant probablement du peu d'effet de ses deux imitations ornithologiques, tourna la clef dans la serrure, et ne pouvant l'ouvrir, dit à travers la porte, d'une voix de formidable basse taille:

— Comment_, chat chéri… _de mon coeur, nous sommes enfermée… Est-ce que nous prions _saint Flambard _pour le retour de Mon-mon (lisez Philémon)?

Adrienne, ne voulant pas augmenter l'embarras et le ridicule de cette situation en la prolongeant davantage, alla droit à la porte, et l'ouvrit aux regards ébahis de Philémon, qui recula de deux pas. Mlle de Cardoville, malgré sa vive contrariété, ne put s'empêcher de sourire à la vue de l'amant de Rose-Pompon et des objets qu'il tenait à la main et sous son bras.

Philémon, grand gaillard très brun et haut en couleur, arrivant de voyage, portait un béret basque blanc; sa barbe noire et touffue tombait à flots sur un large gilet bleu clair à la Robespierre, une courte redingote de velours olive et un immense pantalon à carreaux écossais d'une grandeur extravagante complétaient le costume de Philémon. Quant aux accessoires qui avaient fait sourire Adrienne, ils se composaient: 1° d'une valise d'où sortaient la tête et les pattes d'une oie, valise que Philémon portait sous le bras; 2° d'un énorme lapin blanc, bien vivant, renfermé dans une cage que l'étudiant tenait à la main.

— Ah! l'amour de lapin blanc! a-t-il de beaux yeux rouges! Il faut l'avouer, telles furent les premières paroles de Rose-Pompon, et Philémon, à qui elles ne s'adressaient pas, revenait pourtant après une longue absence; mais l'étudiant, loin d'être choqué de se voir complètement sacrifié à son compagnon aux longues oreilles et aux yeux rubis, sourit complaisamment, heureux de voir la surprise qu'il ménageait à sa maîtresse si bien accueillie. Ceci s'était passé très rapidement. Pendant que Rose-Pompon, agenouillée devant la cage, s'extasiait d'admiration pour le lapin, Philémon, frappé du grand air de Mlle de Cardoville, portant à la main son béret, avait respectueusement salué en s'effaçant le long de la muraille. Adrienne lui rendit son salut avec une grâce remplie de politesse et de dignité, descendit légèrement l'escalier et disparut.

Philémon, aussi ébloui de sa beauté que frappé de son air noble et distingué, et surtout très curieux de savoir comment diable Rose- Pompon avait de pareilles connaissances, lui dit vivement dans son argot amoureux et tendre.

— _Chat chéri _à son Mon-mon, qu'est-ce que cette belle dame?

— Une de mes amies de pension… grand satyre… dit Rose-Pompon en agaçant le lapin.

Puis, jetant un coup d'oeil de côté sur une caisse que Philémon avait posée près de la cage et de la valise:

— Je parie que c'est encore du raisiné de famille que tu m'apportes là-dedans?

— _Mon-mon _apporte mieux que ça à son chat chéri, dit l'étudiant, et il appuya deux vigoureux baisers sur les joues fraîches de Rose-Pompon, qui s'était enfin relevée_, Mon-mon _lui apporte son coeur.

— Connu… dit la grisette en posant délicatement le pouce de sa main gauche sur le bout de son nez rose et ouvrant sa petite main, qu'elle agita légèrement.

Philémon riposta à cette agacerie de Rose-Pompon en lui prenant amoureusement la taille, et le joyeux ménage ferma sa porte.

XXV. Consolations.

Pendant l'entretien d'Adrienne et de Rose-Pompon, une scène touchante s'était passée entre Agricol et la Mayeux, restés fort surpris de la condescendance de Mlle de Cardoville à l'égard de la grisette.

Aussitôt après le départ d'Adrienne, Agricol s'agenouilla devant la couche de la Mayeux, et lui dit avec une émotion profonde:

— Nous sommes seuls… je puis enfin te dire ce que j'ai sur le coeur. Tiens… vois-tu!… c'est affreux, ce que tu as fait… mourir de misère… de désespoir… et ne pas m'appeler auprès de toi?

— Agricol… écoute-moi…

— Non… tu n'as pas d'excuse… À quoi sert donc, mon Dieu! de nous être appelés frère et soeur, de nous être donné pendant quinze ans les preuves de la plus sincère affection, pour qu'au jour du malheur tu te décides ainsi à quitter la vie sans t'inquiéter de ceux que tu laisses… sans songer que te tuer, c'est leur dire: «Vous n'êtes rien pour moi!»

— Pardon, Agricol… c'est vrai… je n'avais pas pensé à cela, dit la Mayeux en baissant les yeux; mais… la misère… le manque de travail!…

— La misère… le manque de travail! et moi donc, est-ce que je n'étais pas là?

— Le désespoir!…

— Et pourquoi le désespoir? Cette généreuse demoiselle te recueille chez elle; appréciant ce que tu vaux, elle te traite comme son amie, et c'est au moment où tu n'as jamais eu plus de garantie de bonheur… pour l'avenir, pauvre enfant… que tu abandonnes brusquement la maison de Mlle de Cardoville… nous laissant tous dans une horrible anxiété sur ton sort!

— Je… je… craignais d'être à charge… à ma bienfaitrice… dit la Mayeux en balbutiant.

— Toi à charge… à Mlle de Cardoville… elle si riche, si bonne!…

— J'avais peur d'être indiscrète… dit la Mayeux, de plus en plus embarrassée…

Au lieu de répondre à sa soeur adoptive, Agricol garda le silence, la contempla pendant quelques instants avec une expression indéfinissable, puis s'écria tout à coup, comme s'il eût répondu à une question qu'il se posait à lui-même:

— Elle me pardonnera de lui avoir désobéi; oui, j'en suis sûr.

Alors, s'adressant à la Mayeux, qui le regardait de plus en plus étonnée, il lui dit d'une voix brève et émue:

— Je suis trop franc; cette position n'est pas tenable; je te fais des reproches, je te blâme… et je ne suis pas à ce que je te dis… je pense à autre chose…

— À quoi donc, Agricol?

— J'ai le coeur navré en songeant au mal que je t'ai fait…

— Je ne comprends pas… mon ami… tu ne m'as jamais fait de mal…

— Non… n'est-ce pas?… jamais… pas même dans les petites choses? lorsque, par exemple, cédant à une détestable habitude d'enfance, moi qui pourtant t'aimais, te respectais comme ma soeur… je t'injuriais cent fois par jour…

— Tu m'injuriais?

— Et que faisais-je donc, en te donnant sans cesse un sobriquet odieusement ridicule… au lieu de t'appeler par ton nom.

À ces mots, la Mayeux regarda le forgeron avec effroi, tremblant qu'il ne fût instruit de son triste secret, malgré l'assurance contraire qu'elle avait reçue de Mlle de Cardoville; pourtant elle se calma en pensant qu'Agricol avait pu réfléchir à l'humiliation qu'elle devait éprouver à s'entendre sans cesse appeler la Mayeux. Aussi répondit-elle en s'efforçant de sourire:

— Peux-tu te chagriner pour si peu de chose? C'était, comme tu le dis, Agricol, une habitude d'enfance… Ta bonne et tendre mère, qui me traitait comme sa fille… m'appelait aussi la Mayeux, tu le sais bien.

— Et ma mère… est-elle aussi allée te consulter sur mon mariage, te parler de la rare beauté de ma fiancée, te prier de voir cette fille, d'étudier son caractère, dans l'espoir que l'instinct de ton attachement pour moi t'avertirait… si je faisais un mauvais choix? Dis, ma mère a-t-elle eu cette cruauté? Non… c'est moi qui ainsi te déchirais le coeur.

Les craintes de la Mayeux se réveillèrent; plus de doute, Agricol savait son secret. Elle se sentit mourir de confusion; pourtant, faisant un dernier effort pour ne pas croire à cette découverte, elle murmura d'une voix faible:

— En effet… Agricol… ce n'est pas ta mère qui m'a priée de cela… c'est toi… et… et… je t'ai su gré de cette preuve de confiance.

— Tu m'en as su gré… malheureuse enfant! s'écria le forgeron les yeux remplis de larmes; non, ce n'est pas vrai car je te faisais un mal affreux… j'étais impitoyable… sans le savoir… mon Dieu!

— Mais… dit la Mayeux d'une voix à peine intelligible, pourquoi penses-tu cela?

— Pourquoi? parce que tu m'aimais! s'écria le forgeron d'une voix palpitante d'émotion, en serrant fraternellement la Mayeux entre ses bras.

— Oh! mon Dieu!… murmura l'infortunée en tâchant de cacher son visage entre ses mains, il sait tout.

— Oui… je sais tout, reprit le forgeron avec une expression de tendresse et de respect indicible, oui, je sais tout… et je ne veux pas, moi, que tu rougisses d'un sentiment qui m'honore et dont je m'enorgueillis; oui, je sais tout, et je me dis avec bonheur, avec fierté, que le meilleur, que le plus noble coeur qu'il y ait au monde a été à moi, est à moi… sera toujours à moi… Allons Madeleine, laissons la honte aux passions mauvaises; allons, le front haut, relève les yeux, regarde-moi… Tu sais si mon visage a jamais menti… tu sais si une émotion feinte s'y est jamais réfléchie… eh bien, regarde-moi, te dis-je, regarde… et tu liras sur mes traits combien je suis fier, oui, entends-tu Madeleine, légitimement fier de ton amour…

La Mayeux, éperdue de douleur, écrasée de confusion, n'avait pas jusqu'alors osé lever les yeux sur Agricol; mais la parole du forgeron exprimait une conviction si profonde, sa voix vibrante révélait une émotion si tendre, que la pauvre créature sentit malgré elle sa honte s'effacer peu à peu, surtout lorsque Agricol eut ajouté avec une exaltation croissante: Va, sois tranquille, ma noble et douce Madeleine, de ce digne amour… j'en serai digne: crois-moi, il te causera autant de bonheur qu'il t'a causé de larmes… Pourquoi donc cet amour serait-il désormais pour toi un sujet d'éloignement, de confusion ou de crainte? qu'est-ce donc que l'amour, ainsi que le comprend ton adorable coeur? Un continuel échange de dévouement, de tendresse, une estime profonde et partagée, une mutuelle, une aveugle confiance? Eh bien, Madeleine, ce dévouement, cette tendresse, cette confiance, nous les aurons l'un pour l'autre, oui, plus encore que par le passé. Dans mille occasions, ton secret m'inspirait de la crainte, de la défiance… à l'avenir, au contraire, tu me verras si radieux de remplir ainsi ton bon et vaillant coeur, que tu seras heureuse de tout le bonheur que tu me donnes… Ce que je te dis là est égoïste… c'est possible; tant pis!… je ne sais pas mentir.

Plus le forgeron parlait, plus la Mayeux s'enhardissait… Ce qu'elle avait surtout redouté dans la révélation de son secret, c'était de le voir accueilli par la raillerie, le dédain, ou une compassion humiliante; loin de là, la joie et le bonheur se peignaient véritablement sur la mâle et loyale figure d'Agricol; la Mayeux le savait incapable de feinte; aussi s'écria-t-elle, cette fois sans confusion, et au contraire, elle aussi… avec une sorte d'orgueil:

— Toute passion sincère et pure a donc cela de beau, de bien, de consolant, mon Dieu! qu'elle finit toujours par mériter un touchant intérêt lorsqu'on a pu résister à ses premiers orages! elle honorera donc toujours et le coeur qui l'inspire et le coeur qui l'éprouve! grâce à toi, Agricol, grâce à tes bonnes paroles qui me relèvent à mes propres yeux, je sens qu'au lieu de rougir de cet amour, je dois m'en glorifier… Ma bienfaitrice a raison… tu as raison; pourquoi donc aurais-je honte? N'est-il donc pas saint et vrai, mon amour? Être toujours dans ta vie, t'aimer, te le dire, et le prouver par une affection de tous les instants, qu'ai-je espéré de plus? et pourtant la honte, la crainte, jointe au vertige que donne le malheur arrivé à son comble, m'ont poussé jusqu'au suicide? C'est qu'aussi, vois-tu, mon ami, il faut pardonner quelque chose aux mortelles défiances d'une pauvre créature vouée au ridicule depuis son enfance. Et puis, enfin… ce secret devait mourir avec moi, à moins qu'un hasard impossible à prévoir ne te le révélât… Alors, dans ce cas, tu as raison, sûre de moi-même, sûre de toi… je n'aurais rien dû redouter; mais il faut m'être indulgent: la méfiance, la cruelle méfiance de soi… Tiens, Agricol, mon généreux frère, je te dirai ce que tu me disais tout à l'heure: Regarde-moi bien, jamais non plus, tu le sais, mon visage n'a menti; eh bien, regarde… vois si mes yeux fuient les tiens… vois, si de ma vie, j'ai eu l'air aussi heureuse… et pourtant tout à l'heure j'allais mourir.

La Mayeux disait vrai… Agricol lui-même n'eût pas espéré un effet si prompt de ses paroles; malgré les traces profondes que la misère, que le chagrin, que la maladie avaient imprimées sur le visage de la jeune fille, il rayonnait alors d'un bonheur rempli d'élévation, de sérénité, tandis que ses yeux bleus, doux et purs comme son âme, s'attachaient sans embarras sur ceux d'Agricol.

— Oh! merci, merci! s'écria le forgeron avec ivresse. En te voyant si calme, si heureuse, Madeleine… c'est de la reconnaissance que j'éprouve.

— Oui, calme, oui, heureuse, car maintenant… mes plus secrètes pensées tu les sauras… Oui, heureuse, car ce jour, commencé d'une manière si funeste, finit comme un songe divin; loin d'avoir peur, je te regarde avec ivresse; j'ai retrouvé ma généreuse bienfaitrice, et je suis tranquille sur le sort de ma pauvre soeur… Oh! tout à l'heure, n'est-ce pas? nous la verrons, car cette joie, il faut qu'elle la partage.

La Mayeux était si heureuse que le forgeron n'osa ni ne voulut lui apprendre encore la mort de Céphyse, dont il se réservait de l'instruire avec ménagements; il répondit:

— Céphyse, par cela même qu'elle est plus robuste que toi, a été si rudement ébranlée, qu'il sera prudent, m'a-t-on dit tout à l'heure, de la laisser pendant toute cette journée dans le plus grand calme.

— J'attendrai donc; j'ai de quoi distraire mon impatience, j'ai tant à dire…

— Chère et douce Madeleine…

— Tiens, mon ami, s'écria la Mayeux en interrompant Agricol et en pleurant de joie, je ne puis te dire, vois-tu, ce que j'éprouve quand tu m'appelles Madeleine… C'est quelque chose de si suave, de si doux, de si bienfaisant, que j'en ai le coeur tout épanoui.

— Malheureuse enfant, elle a donc bien souffert, mon Dieu! s'écria le forgeron avec un attendrissement inexprimable, qu'elle montre tant de bonheur, tant de reconnaissance, en s'entendant appeler de son modeste nom…

— Mais, pense donc, mon ami, que ce mot dans ta bouche résume pour moi toute une vie nouvelle! Si tu savais les espérances, les délices qu'en un instant j'entrevois pour l'avenir! si tu savais toutes les chères ambitions de ma tendresse… Ta femme, cette charmante Angèle… avec sa figure d'ange et son âme d'ange… oh! à mon tour, je te dis: Regarde-moi, et tu verras que ce doux nom m'est doux aux lèvres et au coeur… oui, ta charmante et bonne Angèle m'appellera aussi Madeleine… et tes enfants!! chers petits êtres adorés, pour eux aussi… je serai Madeleine… leur bonne Madeleine; par l'amour que j'aurai pour eux, ne seront-ils pas à moi aussi bien qu'à leur mère? car je veux ma part des soins maternels; ils seront à nous trois, n'est-ce pas, Agricol?… Oh! laisse-moi pleurer… laisse-moi, c'est si bon des larmes sans amertume, des larmes qu'on ne cache pas!… Dieu soit béni! grâce à toi, mon ami… la source de celles-là est à jamais tarie.

Depuis quelques instants, cette scène attendrissante avait un témoin invisible. Le forgeron et la Mayeux, trop émus, ne pouvaient apercevoir Mlle de Cardoville, debout au seuil de la porte.

Ainsi que l'avait dit la Mayeux, ce jour, commencé pour tous sous de funestes auspices, était devenu pour tous un jour d'ineffable félicité. Adrienne aussi était radieuse: Djalma l'aimait avec passion. Ces odieuses apparences dont elle avait été dupe et victime étaient évidemment une nouvelle trame de Rodin, et il ne restait plus à Mlle de Cardoville qu'à découvrir le but de ces machinations. Une dernière joie lui était réservée… En fait de bonheur… rien ne rend pénétrant… comme le bonheur: Adrienne devina, aux dernières paroles de la Mayeux, qu'il n'y avait plus de secret entre l'ouvrière et le forgeron; aussi ne put-elle s'empêcher de crier en entrant:

— Ah! ce jour est le plus beau de ma vie, car je ne suis pas seule à être heureuse. Agricol et la Mayeux se retournèrent vivement.

— Mademoiselle, dit le forgeron, malgré la promesse que je vous ai faite, je n'ai pu cacher à Madeleine que je savais qu'elle m'aimait.

— Maintenant que je ne rougis plus de cet amour devant Agricol, comment en rougirais-je devant vous, mademoiselle, devant vous qui, tout à l'heure encore, me disiez: «Soyez fière de cet amour… car il est noble et pur!…» dit la Mayeux; et le bonheur lui donna la force de se lever, et de s'appuyer sur le bras d'Agricol.

— Bien! bien! mon amie, lui dit Adrienne en allant à elle et l'entourant d'un de ses bras afin de la soutenir aussi; un moment seulement pour excuser une indiscrétion que vous pourriez me reprocher… Si j'ai dit votre secret à M. Agricol.

— Sais-tu pourquoi, Madeleine? s'écria le forgeron en interrompant Adrienne. Encore une preuve de cette délicate générosité de coeur qui ne se dément jamais chez mademoiselle. «J'ai hésité longtemps à vous confier ce secret, m'a-t-elle dit ce matin, mais je m'y décide; nous allons retrouver votre soeur adoptive; vous êtes pour elle le meilleur des frères, mais, sans le savoir, sans y songer, bien des fois vous la blessiez cruellement; maintenant vous savez son secret… je me repose sur votre coeur pour le garder fidèlement, et pour épargner mille douleurs à cette pauvre enfant… douleurs d'autant plus amères qu'elles viennent de vous, et qu'elle doit souffrir en silence. Ainsi, quand vous parlerez de votre femme, de votre bonheur, mettez-y assez de ménagements pour ne pas froisser ce coeur noble, bon et tendre…» Oui, Madeleine, voilà pourquoi mademoiselle a commis ce qu'elle appelle une indiscrétion.

— Les termes me manquent, mademoiselle… pour vous remercier encore et toujours, dit la Mayeux.

— Voyez donc un peu, mon amie, reprit Adrienne, combien les ruses des méchants tournent souvent contre eux; on redoutait votre dévouement pour moi, on avait ordonné à cette malheureuse Florine de vous dérober votre journal.

— Afin de m'obliger de quitter votre maison à force de honte, mademoiselle, quand je saurais mes plus secrètes pensées livrées aux railleries de tous… Maintenant, je n'en doute pas, dit la Mayeux.

— Et vous avez raison, mon enfant. Eh bien, cette horrible méchanceté, qui a failli causer votre mort, tourne, à cette heure, à la confusion des méchants; leur trame est dévoilée… celle-là, et heureusement bien d'autres encore, dit Adrienne en songeant à Rose-Pompon.

Puis elle reprit avec une joie profonde:

— Enfin, nous voici plus unies, plus heureuses que jamais, et retrouvant dans notre félicité même de nouvelles forces contre nos ennemis; je dis nos ennemis, car tout ce qui m'aime est odieux à ces misérables… Mais, courage! l'heure est venue, les gens de coeur vont avoir leur tour…

— Dieu merci! mademoiselle… dit le forgeron, et, pour ma part, ce n'est pas le zèle qui me manque; quel bonheur de leur arracher leur masque!

— Laissez-moi vous rappeler, monsieur Agricol, que vous avez demain une entrevue avec M. Hardy.

— Je ne l'ai pas oublié, mademoiselle, non plus que vos offres généreuses.

— C'est tout simple, il est des miens; répétez-lui bien ce que je vais d'ailleurs lui écrire ce soir, que tous les fonds qui lui sont nécessaires pour rétablir sa fabrique sont à sa disposition; ce n'est pas seulement pour lui que je parle, mais pour cent fabriques réduites à un sort précaire… Suppliez-le surtout d'abandonner au plus tôt la funeste maison où il a été conduit; pour mille raisons, il doit se défier de tout ce qui l'entoure.

— Soyez tranquille, mademoiselle… la lettre qui m'a été écrite, en réponse à celle que j'étais parvenu à lui faire remettre secrètement, était courte, affectueuse, quoique bien triste; il m'accorde une entrevue; je suis sûr de le décider… à quitter cette triste demeure, et peut-être à l'emmener avec moi; il a toujours eu tant de confiance dans mon dévouement!

— Allons, bon courage, monsieur Agricol, dit Adrienne en mettant son manteau sur les épaules de la Mayeux et en l'enveloppant avec soin. Partons, car il se fait tard. Aussitôt arrivée chez moi, je vous donnerai une lettre pour M. Hardy, et demain vous viendrez me dire, n'est-ce pas? le résultat de votre visite.

Puis, se reprenant, Adrienne rougit légèrement et dit:

— Non… pas demain… Écrivez-moi seulement, et après-demain, sur le midi, venez.

* * * * *

Quelques instants après, la jeune ouvrière, soutenue par Agricol et Adrienne, avait descendu l'escalier de la triste maison, et, étant montée en voiture avec Mlle de Cardoville, elle demanda avec les plus vives instances à voir Céphyse; en vain Agricol avait répondu à la Mayeux que cela était impossible, qu'elle la verrait le lendemain.

* * * * *.

Grâce aux renseignements que lui avait donnés Rose-Pompon, Mlle de
Cardoville, se défiant avec raison de tout ce qui entourait
Djalma, crut avoir trouvé le moyen de faire remettre, le soir
même, et sûrement, une lettre d'elle entre les mains du prince.

XXVI. Les deux voitures.

C'est le soir même du jour où Mlle de Cardoville a empêché le suicide de la Mayeux.

Onze heures sonnent, la nuit est profonde, le vent souffle avec violence et chasse de gros nuages noirs qui interceptent complètement la pâle clarté de la lune. Un fiacre monte lentement, péniblement, au pas de ses deux chevaux essoufflés, la pente de la rue Blanche, assez rapide aux abords de la barrière, non loin de laquelle est située la maison occupée par Djalma. La voiture s'arrête; le cocher, maugréant de la longueur d'une course interminable aboutissant à cette montée difficile, se retourne sur son siège, se penche vers la glace du devant de la voiture, et dit d'un ton bourru à la personne qu'il conduisait:

— Ah çà! est-ce ici, à la fin? Du haut de la rue de Vaugirard à la barrière Blanche, ça peut compter pour une course; avec ça que la nuit est si noire, qu'on ne voit pas à quatre pas devant soi, puisqu'on n'allume pas les réverbères eu égard au clair de lune… qu'il ne fait pas…

— Cherchez une petite porte avec un auvent… passez-la… d'une vingtaine de pas, et ensuite arrêtez-vous… le long du mur, répondit une voix criarde et impatiente avec un accent italien des plus prononcés.

— Voilà un bigre d'Allemand qui me fera tourner en bourrique, se dit le cocher, courroucé; puis il ajouta:

— Mais, mille tonnerres! puisque je vous dis qu'on n'y voit pas… comment diable voulez-vous que je l'aperçoive, moi, votre petite porte!

— Vous n'avez donc pas la moindre intelligence!… Longez le mur à droite… de façon à le raser; la lumière de vos lanternes vous aidera… et vous reconnaîtrez facilement cette petite porte; elle se trouve après le numéro 50… Si vous ne la trouvez pas, c'est que vous êtes ivre, répondit avec une aigreur croissante la voix à l'accent italien.

Le cocher, pour toute réponse, jura comme un païen, fouetta ses chevaux épuisés; puis, longeant le mur de très près, il écarquilla ses yeux, afin de lire les numéros de la rue à l'aide de la lueur de ses lanternes.

Au bout de quelques moments de marche, la voiture s'arrêta de nouveau.

— J'ai dépassé le numéro 50, et voilà une petite porte à auvent, dit le cocher; est-ce celle-là!

— Oui… dit la voix. Maintenant, avancez une vingtaine de pas, puis vous arrêterez.

— Allons, bon, encore…

— Ensuite, vous descendrez de votre siège et vous irez frapper deux fois trois coups à la petite porte que nous allons dépasser… Vous comprenez bien! deux fois trois coups.

— C'est donc ça que vous me donnez comme pourboire! s'écria le cocher exaspéré.

— Quand vous m'aurez reconduit au faubourg Saint-Germain, où je demeure, vous aurez un bon pourboire, si vous êtes intelligent.

— Bon… maintenant au faubourg Saint-Germain… Plus que cela de ruban de queue, merci! dit le cocher avec une colère contenue. Moi qui avais épouffé mes chevaux pour être sur le boulevard à la sortie du spectacle, non!… de non…

Puis, faisant contre fortune bon coeur, et comptant sur le dédommagement du pourboire, il reprit:

— Je vais donc aller frapper six coups à la petite porte!

— Oui, d'abord trois coups, puis un silence, puis encore trois coups… Comprenez-vous!

— Et après!

— Vous direz à la personne qui vous ouvrira: «On vous attend,» et vous la conduirez ici à la voiture.

— Que le diable te brûle! dit le cocher en se retournant sur son siège, et il ajouta, en fouettant ses chevaux:

— Ce gredin d'Allemand-là a des manigances avec des francs-maçons ou peut-être bien avec des contrebandiers, vu que nous sommes près de la barrière… il mériterait bien que je le dénonce, pour me faire venir de la rue de Vaugirard ici.

À une vingtaine de pas au-delà de la petite porte, la voiture s'arrêta de nouveau, le cocher descendit de son siège pour exécuter les ordres qu'il avait reçus. Arrivant bientôt auprès de la petite porte, il y heurta, ainsi qu'il lui avait été recommandé, d'abord trois coups, puis, après une pause, trois autres coups.

Quelques nuages moins opaques, moins foncés que ceux qui avaient jusqu'alors obscurci le disque de la lune, formèrent alors éclaircie, et lorsqu'au signal donné la porte s'ouvrit, le cocher vit sortir un homme de taille moyenne, enveloppé d'un manteau et coiffé d'un bonnet de couleur.

Cet homme fit deux pas dans la rue, après avoir fermé la porte à clef.

— On vous attend, lui dit le cocher, je vais vous conduire à la voiture.

Et, marchant devant l'homme au manteau qui lui avait répondu par un signe de tête, il le mena jusqu'au fiacre. Il se préparait à ouvrir la portière et à baisser le marchepied, lorsque la voix de l'intérieur s'écria:

— C'est inutile… Monsieur ne montera pas… je causerai avec lui par la portière… on vous avertira lorsqu'il faudra partir.

— Ça fait que j'aurai le temps de t'envoyer à tous les diables, murmura le cocher; mais ça ne m'empêchera pas de me promener pour me dégourdir les jambes.

Et il se mit à marcher de long en large le long du mur où était percée la petite porte. Au bout de quelques secondes, il entendit le roulement lointain et de plus en plus rapproché d'une voiture qui, gravissant rapidement la montée, s'arrêta à quelque distance et en deçà de la porte du jardin.

— Tiens! une voiture bourgeoise, dit le cocher; crânes chevaux, tout de même, pour monter à ce trot-là ce roidillon de rue Blanche.

Le cocher terminait cette réflexion, lorsqu'à la faveur de l'éclaircie momentanée, il vit un homme descendre de cette voiture, s'avancer rapidement, s'arrêter un instant à la petite porte, l'ouvrir, entrer, et disparaître après l'avoir refermée sur lui.

— Tiens, tiens, ça se complique, dit le cocher; l'un est sorti, en voilà un autre qui rentre.

Ce disant, il se dirigea vers la voiture; elle était brillamment attelée de deux beaux et vigoureux chevaux; le cocher, immobile dans son carrick à dix collets, tenait son fouet dressé, le manche appuyé sur son genou droit, ainsi qu'il convient.

— Voilà un chien de temps pour faire faire le pied de grue à de superbes chevaux comme les vôtres, camarade, dit l'humble cocher de fiacre à l'automédon bourgeois, qui resta muet et impassible, sans paraître seulement se douter qu'on lui parlait. Il n'entend pas le français… c'est un Anglais… cela se reconnaît tout de suite à ses cheveux, dit le cocher, interprétant ainsi le silence de celui à qui il venait de parler; puis, avisant à quelques pas une sorte de valet de pied géant, debout contre la portière, vêtu d'une longue et ample redingote de livrée d'un gris jaunâtre, à collet bleu clair et à boutons d'argent, le cocher, s'adressant à lui en manière de compensation, et sans varier de beaucoup son thème:

— Voilà un chien de temps pour faire le pied de grue, camarade.
Même imperturbable silence de la part du valet de pied.

— C'est deux Anglais, reprit philosophiquement le cocher, et, quoique assez étonné de l'incident de la petite porte, il recommença sa promenade en se rapprochant de son fiacre.

Pendant que se passaient les faits dont nous venons de parler, l'homme au manteau et l'homme à l'accent italien continuaient de s'entretenir; l'un toujours dans la voiture, l'autre debout, en dehors, la mains appuyée au bord de la portière.

La conversation durait depuis quelque temps et avait lieu en italien; il s'agissait d'une personne absente, ainsi qu'on en jugera par les paroles suivantes:

— Ainsi, disait la voix qui sortait du fiacre, cela est bien convenu?

— Oui, monseigneur, reprit l'homme au manteau, mais seulement dans le cas où l'aigle deviendrait serpent.

— Et, dans le cas contraire, dès que vous recevrez l'autre moitié du crucifix d'ivoire que je viens de vous remettre…

— Je saurai ce que cela veut dire, monseigneur.

— Continuez toujours de mériter et de conserver sa confiance.

— Je la mériterai, je la conserverai, monseigneur, parce que j'admire et respecte cet homme, plus fort par l'esprit, par le courage et par la volonté… que les hommes les plus puissants de ce monde… Je me suis agenouillé devant lui avec humilité comme devant une des trois sombres idoles qui sont entre Bohwanie et ses adorateurs… car lui, comme moi, a pour religion de changer la vie en néant.

— Hum! hum! dit la voix d'un ton assez embarrassé, ce sont là des rapprochements inutiles et inexacts… Songez seulement à lui obéir… Sans raisonner votre obéissance…

— Qu'il parle, et j'agis; je suis entre ses mains comme un cadavre, ainsi qu'il aime à le dire… Il a vu, il voit toujours mon dévouement par les services que je lui rends auprès du prince Djalma… Il me dirait: _Tue… _que ce fils de roi…

— N'ayez pas, pour l'amour du ciel, des idées pareilles! s'écria la voix en interrompant l'homme au manteau. Grâce à Dieu, on ne vous demandera jamais de telles preuves de soumission.

— Ce que l'on m'ordonne… je le fais… Bohwanie me regarde.

— Je ne doute pas de votre zèle… je sais que vous êtes une barrière vivante et intelligente mise entre le prince et bien des intérêts coupables; et c'est parce que l'on m'a parlé de votre zèle, de votre habileté à circonvenir ce jeune Indien, et surtout de la cause de votre aveugle dévouement à exécuter les ordres que l'on vous donne, que j'ai voulu vous instruire de tout. Vous êtes fanatique de celui que vous servez… c'est bien… l'homme doit être l'esclave obéissant du dieu qu'il se choisit.

— Oui, monseigneur… tant que le dieu… reste dieu.

— Nous nous entendons parfaitement. Quant à votre récompense, vous savez… mes promesses…

— Ma récompense… je l'ai déjà, monseigneur.

— Comment?

— Je m'entends.

— À la bonne heure… Quant au secret…

— Vous avez des garanties, monseigneur.

— Oui… suffisantes.

— Et d'ailleurs, l'intérêt de la cause que je sers vous répond de mon zèle et de ma discrétion, monseigneur.

— C'est vrai… vous êtes un homme de ferme et ardente conviction.

— J'y tâche, monseigneur.

— Et, après tout, fort religieux… à votre point de vue. Or, c'est déjà très louable d'avoir un point de vue quelconque en ces matières, par l'impiété qui court, et, surtout, lorsque à votre point de vue vous pouvez m'assurer de votre aide.

— Je vous l'assure, monseigneur, par cette raison qu'un chasseur intrépide préfère un chacal à dix renards, un tigre à dix chacals, un lion à dix tigres, et l'ouelmis à dix lions.

— Qu'est-ce, l'ouelmis?

— C'est ce que l'esprit est à la matière, la lame au fourreau, le parfum à la fleur, la tête au corps.

— Je comprends… jamais comparaison n'a été plus juste… Vous êtes homme de bon jugement. Rappelez-vous toujours ce que vous venez de me dire là, et rendez-vous de plus en plus digne de la confiance de votre idole, de votre dieu…

— Sera-t-il bientôt en état de m'entendre, monseigneur?

— Dans deux ou trois jours au plus; hier une crise providentielle l'a sauvé… et il est doué d'une volonté si énergique, que sa guérison sera rapide.

— Le reverrez-vous demain, monseigneur?

— Oui, avant mon départ, pour lui faire mes adieux.

— Alors, dites-lui ceci, qui est étrange, et dont je n'ai pu l'instruire, car cela s'est passé hier.

— Parlez.

— J'étais allé au jardin des morts… partout des funérailles, des torches enflammées au milieu de la nuit noire… éclairant des tombes… Bohwanie souriait dans le ciel d'ébène. En songeant à cette sainte divinité du néant, je regardais avec joie vider une voiture remplie de cercueils. La fosse immense béait comme une bouche de l'enfer… on lui jetait… morts sur morts; elle béait toujours. Tout à coup je vois à côté de moi, à la lueur d'une torche, un vieillard… je l'avais déjà vu… c'est un juif… il est gardien de cette maison… de la… rue Saint-François… que vous savez…

Et l'homme au manteau tressaillit et s'arrêta.

— Oui… je sais… mais qu'avez-vous… à vous interrompre ainsi?

— C'est que, dans cette maison… se trouve depuis cent cinquante ans… le portrait d'un homme… d'un homme… que j'ai rencontré jadis au fond de l'Inde, sur les bords du Gange…

Et l'homme au manteau ne put s'empêcher de tressaillir et de s'arrêter encore.

— Une ressemblance singulière, sans doute?

— Oui, monseigneur, une ressemblance… singulière… pas autre chose…

— Mais ce vieux juif?… ce vieux juif?

— M'y voici, monseigneur. Toujours pleurant, il a dit à un fossoyeur: «Eh bien! le cercueil? — Vous aviez raison; je l'ai trouvé dans la seconde rangée de l'autre fosse, a répondu le fossoyeur; il portait bien, pour signe, une croix formée de sept points noirs. Mais comment avez-vous pu savoir et la place et la marque de ce cercueil? — Hélas! peu vous importe, a dit le vieux juif avec une amère tristesse. Vous voyez que je ne suis que trop bien instruit; il est caché à fleur de terre; mais dépêchez-vous vite. — À travers le tumulte, on ne s'apercevra de rien, a repris le fossoyeur. Vous m'avez bien payé, je désire que vous réussissiez dans ce que vous voulez faire.»

— Et ce vieux juif, qu'a-t-il fait de ce cercueil marqué de sept points noirs?

— Deux hommes l'accompagnaient, monseigneur, portant une civière garnie de rideaux; il a allumé une lanterne et, suivi de ces deux hommes, il s'est dirigé vers l'endroit désigné par le fossoyeur… Un embarras de voitures de morts m'a fait perdre le vieux juif, sur les traces duquel je m'étais mis à travers les tombeaux; il m'a été impossible de le retrouver…

— Cela est étrange, en effet… Ce juif, que voulait-il faire de ce cercueil?

— On dit qu'ils emploient des cadavres pour composer des charmes magiques, monsieur.

— Ces mécréants sont capables de tout… même du commerce avec l'ennemi des hommes… Du reste, on avisera… cette découverte est peut-être importante…

Minuit sonna à cet instant dans le lointain.

— Minuit!… déjà!…

— Oui, monseigneur.

— Il faut que je parte… Adieu… Ainsi, une dernière fois, vous me le jurez: la circonstance convenue arrivant, dès que vous recevrez l'autre moitié du crucifix d'ivoire que je vous ai donné tout à l'heure, vous tiendrez votre promesse?

— Par Bohwanie, je vous l'ai juré, monseigneur.

— N'oubliez pas non plus que, pour plus de sûreté, la personne qui vous remettra l'autre moitié du crucifix devra vous dire… Voyons, que devra-t-on vous dire… Vous souvenez-vous?

— On devra me dire, monseigneur: De la coupe aux lèvres, il y a loin.

_— _Très bien… Adieu. Secret et fidélité.

— Secret et fidélité, monseigneur, répondit l'homme au manteau.

Quelques secondes après, le fiacre se remettait en marche, emmenant le cardinal Malipieri. Tel était l'interlocuteur de l'homme au manteau. Ce dernier (on a sans doute reconnu Faringhea) regagna la petite porte du jardin de la maison occupée par Djalma. Au moment où il allait mettre la clef dans la serrure, à sa profonde surprise, il vit la porte s'ouvrir devant lui et un homme en sortir. Faringhea, se précipitant sur cet inconnu, le saisit violemment au collet, en s'écriant:

— Qui êtes-vous? d'où sortez-vous? Sans doute l'inconnu trouva le ton dont cette question était faite très peu rassurant, car, au lieu d'y répondre, il fit tous ses efforts pour se dégager de l'étreinte de Faringhea, en criant d'une voix retentissante:

— Pierre… à moi!… Aussitôt la voiture, qui stationnait à quelques pas, arrivant au grand trot, Pierre, le valet de pied géant, saisit le métis par les épaules, le rejeta quelques pas en arrière, et opéra ainsi une diversion fort utile à l'inconnu.

— Maintenant, monsieur, dit ce dernier à Faringhea en se rajustant, toujours protégé par le géant, je suis en mesure de répondre à vos questions… quoique vous traitiez fort brutalement une ancienne connaissance… Oui, je suis M. Dupont, ex-régisseur de la terre de Cardoville… à telle enseigne que c'est moi qui ai aidé à vous repêcher lors du naufrage du bâtiment où vous étiez embarqué.

En effet, à la vive lueur des deux lanternes, le métis reconnut la bonne et loyale figure de M. Dupont, jadis régisseur et alors, ainsi qu'on l'a dit, intendant de la maison de Mlle de Cardoville. L'on n'a peut-être pas oublié que ce fut M. Dupont qui, le premier, écrivit à Mlle de Cardoville pour réclamer son intérêt en faveur de Djalma, retenu au château de Cardoville par une blessure reçue pendant le naufrage.

— Mais, monsieur… que venez-vous faire ici? Pourquoi vous introduire ainsi clandestinement dans cette maison? dit Faringhea d'un ton brusque et soupçonneux.

— Je vous ferai observer qu'il n'y a rien du tout de clandestin dans ma conduite; je viens ici dans une voiture aux livrées de Mlle de Cardoville, ma chère et digne maîtresse, chargé par elle, très ostensiblement… très évidemment, de remettre une lettre de sa part au prince Djalma, son cousin, répondit M. Dupont avec dignité.

À ces mots, Faringhea frémit de rage muette, et reprit:

— Pourquoi, monsieur… venir à cette heure tardive? pourquoi vous introduire par cette petite porte?

— Je viens à cette heure, mon cher monsieur, parce que c'est l'ordre de Mlle de Cardoville, et je suis entré par cette petite porte parce qu'il y a tout lieu de croire qu'en m'adressant à la grande porte… il m'eût été impossible de parvenir jusqu'au prince…

— Vous vous trompez, monsieur, répondit le métis.

— C'est possible… mais, comme on savait que le prince passait presque habituellement une partie de la nuit dans le petit salon… qui communique à la serre chaude dont voici la porte, et dont Mlle de Cardoville a conservé une double clef depuis qu'elle a loué cette maison, j'étais à peu près certain, en prenant ce chemin, de pouvoir remettre entre les mains du prince la lettre de Mlle de Cardoville, sa cousine… et c'est ce que j'ai eu l'honneur de faire, mon cher monsieur, et j'ai été profondément touché de la bienveillance avec laquelle le prince a daigné me recevoir, et même se souvenir de moi.

— Et qui vous a si bien instruit, monsieur, des habitudes du prince? dit Faringhea, ne pouvant maîtriser son dépit courroucé.

— Si j'ai été exactement renseigné sur ses habitudes, mon cher monsieur, je n'ai pas été aussi bien instruit sur les vôtres, que je ne comptais pas plus vous rencontrer dans ce passage… que vous ne vous attendiez à m'y voir.

Ce disant, M. Dupont fit un salut passablement narquois au métis, et remonta dans la voiture, s'éloigna rapidement, laissant Faringhea aussi surpris que courroucé.

XXVII. Le rendez-vous.

Le lendemain de la mission remplie par Dupont auprès de Djalma, celui-ci se promenait à pas impatients et précipités dans le petit salon indien de la rue Blanche; cette pièce communiquait, on le sait, avec la serre chaude où Adrienne lui avait apparu pour la première fois. Il avait voulu, en souvenir de ce jour, s'habiller comme il était lors de cette entrevue: il portait donc une tunique de cachemire blanc, avec un turban cerise et une ceinture de la même couleur; ses guêtres de velours incarnat, brodées d'argent, dessinaient le galbe fin et pur de sa jambe, et s'échancraient sur une petite mule de maroquin blanc à talon rouge.

Le bonheur a une action si instantanée, et pour ainsi dire tellement matérielle, sur les organisations jeunes, vivaces et ardentes, que Djalma, la veille encore morne, abattu, désespéré, n'était plus reconnaissable. Une teinte livide ne ternissait plus l'or pâle de son teint mat et transparent. Ses larges prunelles, naguère voilées comme le seraient des diamants noirs par une vapeur humide, brillaient alors d'un doux éclat au milieu de leur orbe nacré; ses lèvres, longtemps pâlies, étaient devenues d'un coloris aussi vif, aussi velouté, que les plus belles fleurs de son pays.

Tantôt, interrompant sa marche précipitée, il s'arrêtait tout à coup, tirant de son sein un petit papier soigneusement plié, et le portait à ses lèvres avec une folle ivresse; alors, ne pouvant contenir les élans de son bonheur, une espèce de cri de joie mâle et sonore s'échappait de sa poitrine, et d'un bond le prince était devant la glace sans tain qui séparait le salon de la serre chaude où, pour la première fois, il avait vu Mlle de Cardoville. Singulière puissance du souvenir, merveilleuse hallucination d'un esprit dominé, envahi, par une pensée unique, fixe, incessante: bien des fois Djalma avait cru voir, ou plutôt il avait réellement vu l'image adoré d'Adrienne lui apparaître à travers cette nappe de cristal; et bien plus, l'illusion avait été si complète que, les yeux ardemment fixés sur la vision qu'il évoquait, il avait pu, à l'aide d'un pinceau imbibé de carmin[27], suivre et tracer avec une étonnante exactitude la silhouette de l'idéale figure que le délire de son imagination présentait à sa vue. C'était devant ces lignes charmantes, rehaussées du carmin le plus vif, que Djalma venait de se mettre en contemplation profonde, après avoir lu et relu, porté et reporté vingt fois à ses lèvres la lettre qu'il avait reçue la veille au soir des mains de Dupont.

Djalma n'était pas seul, Faringhea suivait tous les mouvements du prince d'un regard subtil, attentif et sombre; se tenant respectueusement debout dans un coin du salon, le métis semblait occupé à déplier et étendre le bedej de Djalma, espèce de burnous en étoffe de l'Inde, de tissu léger et soyeux, dont le fond brun disparaissait presque entièrement sous des broderies d'or ou d'argent d'une délicatesse exquise. La figure du métis était soucieuse, sinistre. Il ne pouvait s'y méprendre; la lettre de Mlle de Cardoville, remise la veille par M. Dupont à Djalma devait causer seule son enivrement, car, sans doute, il se savait aimé; dans ce cas, son silence obstiné envers Faringhea, depuis que celui-ci était entré dans le salon, l'alarmait fort, et il ne savait comment l'interpréter.

La veille, après avoir quitté M. Dupont dans un état d'anxiété facile à comprendre, le métis était revenu en hâte vers le prince, afin de juger l'effet produit par la lettre de Mlle de Cardoville; mais il trouva le salon fermé. Il frappa, personne ne lui répondit. Alors, quoique la nuit fût avancée, il expédia en toute hâte une note à Rodin, dans laquelle il lui annonçait et la visite de M. Dupont et le but probable de cette visite. Djalma avait, en effet, passé la nuit dans des emportements de bonheur et d'espoir, dans une fièvre d'impatience impossible à rendre. Au matin seulement, rentrant dans sa chambre à coucher, il avait pris quelques moments de repos et s'était habillé seul.

Plusieurs fois, mais en vain, le métis avait discrètement frappé à la porte de l'appartement de Djalma; vers les midi et demi seulement, celui-ci avait sonné pour demander que sa voiture fût prête à deux heures et demie. Faringhea s'étant présenté, le prince lui avait donné cet ordre sans le regarder et comme s'il eût parlé à tout autre de ses serviteurs. Était-ce défiance, éloignement ou distraction de la part du prince? telles étaient les questions que se posait le métis avec une angoisse croissante, car les desseins dont il était l'instrument le plus actif, le plus immédiat, pouvaient être ruinés au moindre soupçon de Djalma.

— Oh!… les heures… les heures… qu'elles sont lentes!… s'écria tout à coup le jeune Indien d'une voix basse et palpitante.

— Mes heures sont bien longues, disiez-vous avant-hier encore, monseigneur…

Et, en prononçant ces mots, Faringhea s'approcha de Djalma, afin d'attirer son attention. Voyant qu'il n'y réussissait pas, il fit quelques pas de plus, et reprit:

— Votre joie semble bien grande, monseigneur; faites-en connaître le sujet à votre pauvre et fidèle serviteur, afin qu'il puisse s'en réjouir avec vous.

S'il avait entendu les paroles du métis, Djalma n'en avait écouté aucune, il ne répondit pas; ses grands yeux noirs nageaient dans le vide, il semblait sourire avec adoration à une vision enchanteresse, les deux mains croisées sur la poitrine, ainsi que les placent, pour prier, les gens de son pays. Après quelques instants de cette sorte de contemplation, il dit:

— Quelle heure est-il?

Mais il semblait plutôt se faire cette demande à lui-même qu'à un tiers.

— Il est bientôt deux heures, monseigneur, dit Faringhea. Djalma, après avoir entendu cette réponse, s'assit et cacha sa figure dans ses mains, comme pour se recueillir et s'absorber complètement dans une ineffable méditation. Faringhea, poussé à bout par ses inquiétudes croissantes et voulant à tout prix attirer l'attention de Djalma, s'approcha de lui, et presque certain de l'effet des paroles qu'il allait prononcer, il lui dit d'une voix lente et pénétrante:

— Monseigneur… ce bonheur qui vous transporte, vous le devez, j'en suis sûr, à Mlle de Cardoville.

À peine ce nom fut-il prononcé que Djalma tressaillit, bondit sur son fauteuil, se leva, et regardant le métis en face, il s'écria comme s'il n'eût fait que de l'apercevoir:

— Faringhea… tu es ici!… Que veux-tu?

— Votre fidèle serviteur partage votre joie, monseigneur.

— Quelle joie?

— Celle que vous cause la lettre de Mlle de Cardoville, monseigneur.

Djalma ne répondit pas, mais son regard brillait de tant de bonheur, de tant de sécurité, que le métis se sentit complètement rassuré; aucun nuage de défiance ou de doute, si léger qu'il fût, n'obscurcissait les traits radieux du prince. Celui-ci, après quelques moments de silence, releva sur le métis ses yeux à demi voilés d'une larme de joie, et répondit avec l'expression d'un coeur qui déborde d'amour et de félicité:

— Oh! le bonheur… le bonheur… c'est grand et bon comme
Dieu… c'est Dieu…

— Ce bonheur vous était dû, monseigneur, après tant de souffrances…

— Quand cela!… Ah! oui, autrefois, j'ai souffert; autrefois aussi j'ai été à Java… Il y a des années de cela…

— D'ailleurs, monseigneur, cet heureux succès ne m'étonne pas. Que vous ai-je toujours dit? ne vous désolez pas… feignez un violent amour pour une autre, et cette orgueilleuse jeune fille…

À ces mots, Djalma jeta un coup d'oeil si perçant sur le métis que celui-ci s'arrêta court; mais le prince lui dit avec la plus affectueuse bonté:

— Continue… je t'écoute… Puis, appuyant son menton dans sa main et son coude sur son genou, il attacha sur Faringhea un regard profond, mais d'une douceur tellement ineffable, tellement pénétrante, que Faringhea, cette âme de fer, se sentit un instant troublé par un léger remords.

— Je disais, monseigneur, reprit-il, qu'en suivant les conseils de votre esclave… qui vous engageait à feindre un amour passionné pour une autre femme, vous avez amené Mlle de Cardoville, si fière, si orgueilleuse, à venir à vous… Ne vous l'avais-je pas prédit?

— Oui… tu l'avais prédit, répondit Djalma, toujours accoudé, toujours examinant le métis avec la même attention, avec la même expression de suave bonté.

La surprise de Faringhea augmentait; ordinairement le prince, sans le traiter avec moins de dureté, conservant du moins avec lui les traditions quelque peu hautaines et impérieuses de leur pays commun, ne lui avait jamais parlé avec cette douceur; sachant tout le mal qu'il avait fait au prince, défiant comme tous les méchants, le métis crut un moment que la bienveillance de son maître cachait un piège, aussi continua-t-il avec moins d'assurance:

— Croyez-moi, monseigneur, ce jour, si vous savez profiter de vos avantages, ce jour vous consolera de toutes vos peines, et elles ont été grandes, car hier encore… bien que vous ayez la générosité de l'oublier, et c'est un tort, hier encore vous souffriez affreusement; mais vous n'étiez pas seul à souffrir… cette fière jeune fille aussi… a souffert.

— Tu crois! dit Djalma.

— Oh! bien sûr, monseigneur; jugez donc, en vous voyant au théâtre avec une autre femme, ce qu'elle a dû ressentir… Si elle vous aimait faiblement, elle a été cruellement frappée dans son amour-propre… Si elle vous aimait avec passion, elle a été frappée au coeur… Aussi, lasse de souffrir, elle vient à vous…

— De sorte que, de toutes façons, tu es certain qu'elle a souffert… beaucoup souffert. Et cela ne t'apitoie pas! dit Djalma d'une voix contrainte, mais toujours avec un accent rempli de douceur…

— Avant de songer à plaindre les autres, monseigneur, je songe… à vos peines… et elles me touchent trop pour qu'il me reste quelque pitié pour autrui… ajouta hypocritement Faringhea: l'influence de Rodin avait déjà modifié le phansegar.

— Cela est étrange… dit Djalma en se parlant à lui-même et jetant sur le métis un regard plus profond encore, mais toujours rempli de bonté.

— Qu'est-ce qui est étrange, monseigneur?

— Rien. Mais, dis-moi, puisque tes avis m'ont si bien réussi pour le passé… que penses-tu de l'avenir?…

— De l'avenir, monseigneur?

— Oui… Dans une heure… je vais être auprès de Mlle de
Cardoville.

— Cela est grave, monseigneur… l'avenir dépend de cette première entrevue.

— C'est à quoi je pensais tout à l'heure.

— Croyez-moi, monseigneur… les femmes ne se passionnent jamais que pour l'homme hardi qui leur épargne l'embarras de refus.

— Explique-toi mieux.

— Eh bien, monseigneur, elles méprisent l'amant timide et langoureux qui, d'une voix humble, demande ce qu'il doit ravir…

— Mais je vois aujourd'hui Mlle de Cardoville pour la première fois.

— Vous l'avez vue mille fois dans vos rêves, monseigneur, et elle aussi vous a vu dans ses rêves, puisqu'elle vous aime… Il n'y a pas une de vos pensées d'amour qui n'ait eu de l'écho dans son coeur… Toutes vos ardentes adorations pour elle, elle les a ressenties pour vous. L'amour n'a pas deux langages, et, sans vous voir, vous vous êtes dit… tout ce que vous aviez à vous dire… Maintenant… aujourd'hui même, agissez en maître… elle est à vous.

— Cela est étrange… étrange, dit Djalma une seconde fois en ne quittant pas des yeux Faringhea.

Se méprenant sur le sens que le prince attachait à ces mots, le métis reprit:

— Croyez-moi, monseigneur, si étrange que cela vous semble, cela est sage… Rappelez-vous le passé… Est-ce en jouant le rôle d'un amoureux timide… que vous avez amené à vos pieds cette orgueilleuse jeune fille, monseigneur? Non, c'est en feignant de la dédaigner pour une autre femme… Ainsi, pas de faiblesse… le lion ne soupire pas comme le faible tourtereau; ce fier sultan du désert n'a pas souci de quelques mugissements plaintifs de la lionne… encore moins courroucée que reconnaissante de ses rudes et sauvages caresses; aussi, bientôt soumise, heureuse et craintive, elle rampe sur la trace de son maître. Croyez-moi, monseigneur, osez… osez… et aujourd'hui vous serez le sultan adoré de cette jeune fille dont tout Paris admire la beauté…

Après quelques minutes de silence, Djalma, secouant la tête avec une expression de tendre commisération, dit au métis… de sa voix douce et sonore:

— Pourquoi me trahir ainsi? Pourquoi me conseiller ainsi méchamment d'employer la violence, la terreur, la surprise… envers un ange de pureté… que je respecte comme ma mère? N'est- ce donc pas assez pour toi de t'être dévoué à mes ennemis, à ceux qui m'ont poursuivi jusqu'à Java?

Djalma, l'oeil sanglant, le front terrible, le poignard levé, se fût précipité sur le métis, que celui-ci eût été moins surpris, peut-être moins effrayé qu'en entendant Djalma lui parler de sa trahison avec cet accent de doux reproche.

Faringhea recula vivement d'un pas, comme s'il eût cherché à se mettre en défense. Djalma reprit avec la même mansuétude:

— Ne crains rien… hier, je t'aurais tué… je te l'assure… mais aujourd'hui, l'amour heureux me rend équitable et clément; j'ai pour toi de la pitié sans fiel, je te plains. Tu dois avoir été bien malheureux… pour être devenu si méchant.

— Moi, monseigneur! dit le métis avec une stupeur croissante.

— Mais tu as donc bien souffert, on a donc bien été impitoyable envers toi, pauvre créature, que tu es impitoyable dans ta haine, et que la vue d'un bonheur comme le mien ne te désarme pas!… Vrai… en t'écoutant tout à l'heure, j'éprouvais pour toi une commisération sincère, en voyant la triste persévérance de ta haine.

— Monseigneur, je ne sais…

Et le métis, balbutiant, ne trouvait pas une parole à répondre.

— Voyons, quel mal t'ai-je fait?

— Mais… aucun, monseigneur… répondit le métis.

— Alors pourquoi me haïr ainsi? pourquoi me vouloir du mal avec tant d'acharnement?… N'était-ce pas assez de me donner le perfide conseil de feindre un honteux amour pour cette jeune fille que tu as amenée ici… et qui, lasse du misérable rôle qu'elle jouait près de moi, a quitté cette maison?

— Votre feint amour pour cette jeune fille… monseigneur, reprit Faringhea en reprenant peu à peu son sang-froid, a vaincu la froideur de…

— Ne dis pas cela, reprit le prince avec la même douceur en l'interrompant; si je jouis de cette félicité qui me rend compatissant envers toi, qui m'élève au-dessus de moi-même, c'est que Mlle de Cardoville sait maintenant que je n'ai pas un moment cessé de l'aimer, comme elle doit être aimée… avec adoration, avec respect; toi, au contraire, en me conseillant comme tu l'as fait… ton dessein était de l'éloigner de moi à jamais; tu as failli réussir.

— Monseigneur… si vous pensez cela de moi… vous devez me regarder comme votre plus mortel ennemi…

— Ne crains rien, te dis-je… je n'ai pas le droit de te blâmer… Dans le délire du chagrin, je t'ai écouté… j'ai suivi tes avis… je n'ai pas été ta dupe, mais ton complice…

— Seulement, avoue-le, me voyant à ta merci, abattu, désespéré, n'était-ce pas cruel à toi de me conseiller ce qui pouvait m'être le plus funeste au monde?

— L'ardeur de mon zèle m'aura égaré, monseigneur.

— Je veux te croire… Mais pourtant aujourd'hui?… encore des excitations mauvaises… tu as été sans pitié pour mon malheur… Ces délices du coeur où tu me vois plongé ne t'inspirent qu'un désir… celui de changer cette ivresse en désespoir.

— Moi, monseigneur?

— Oui, toi… tu as pensé qu'en suivant tes conseils, je me
perdrais, je me déshonorerais pour toujours aux yeux de Mlle de
Cardoville… Voyons? dis? cette haine acharnée… pourquoi?
Encore une fois… que t'ai-je fait?

— Monseigneur, vous me jugez mal, et je…

— Écoute-moi, je ne veux plus que tu sois méchant et traître; je veux te rendre bon… Dans notre pays, on charme les serpents les plus dangereux, on apprivoise les tigres; eh bien, je veux aussi te dompter, à force de douceur, toi qui es un homme… toi qui as un esprit pour te guider et un coeur pour aimer… Ce jour me donne un bonheur divin, tu béniras ce jour… Que puis-je pour toi? que veux-tu? de l'or?… Tu auras de l'or… Veux-tu plus que de l'or… veux-tu un ami, dont l'amitié tendre te consolera, et, te faisant oublier les chagrins qui t'ont rendu méchant, te rendra bon?… Quoique fils de roi, veux-tu que je sois cet ami? je le serai… oui… malgré le mal… non… à cause du mal que tu m'as fait… je serai pour toi un ami sincère, heureux de me dire:

— Le jour où l'ange m'a dit qu'elle aimait, mon bonheur a été bien grand: le matin j'avais un ennemi implacable; le soir, sa haine s'était changée en amitié… Va, crois-moi, Faringhea, le malheur fait les méchants, le bonheur fait les bons: sois heureux.

À ce moment, deux heures sonnèrent.

Le prince tressaillit; c'était le moment de partir pour son rendez-vous avec Adrienne. L'admirable figure de Djalma encore embellie par la douce et ineffable expression dont elle s'était animée en parlant au métis, sembla s'illuminer d'un rayon divin. S'approchant de Faringhea, il lui tendit la main avec un geste rempli de mansuétude et de grâce, en lui disant:

— Ta main… Le métis, dont le front était baigné d'une sueur froide, dont les traits étaient pâles, altérés, presque décomposés, hésita un instant; puis, dominé, vaincu, fasciné, il tendit en frissonnant sa main au prince, qui la serra et lui dit à la mode de son pays:

— Tu mets loyalement ta main dans la main d'un ami loyal… cette main sera toujours ouverte pour toi… Adieu, Faringhea… je me sens maintenant plus digne de m'agenouiller devant l'ange.

Et Djalma sortit, afin de se rendre chez Adrienne. Malgré sa férocité, malgré la haine impitoyable qu'il portait à l'espèce humaine, bouleversé par les nobles et clémentes paroles de Djalma, le sombre sectateur de Bohwanie se dit avec terreur:

— J'ai touché sa main, il est maintenant sacré pour moi…

Puis, après un moment de silence, et la réflexion lui venant sans doute, il s'écria:

— Oui; mais il n'est pas sacré pour celui qui, selon ce qu'on m'a répondu cette nuit, doit l'attendre à la porte de cette maison…

Ce disant, le métis courut dans une chambre voisine qui donnait sur la rue, souleva un coin du rideau, et dit avec anxiété:

— Sa voiture sort… l'homme s'approche… Enfer!… la voiture a marché, je ne vois plus rien.

XXVIII. L'attente.

Par une singulière coïncidence de pensée, Adrienne avait voulu, ainsi que Djalma, être vêtue comme elle l'était lors de sa première entrevue avec lui dans la maison de la rue Blanche.

Pour le lieu de cette entrevue, si solennelle au point de vue de son bonheur, Mlle de Cardoville, avec son tact naturel, avait choisi le grand salon de réception de l'hôtel de Cardoville, où se voyaient plusieurs portraits de famille. Les plus apparents étaient ceux de son père et de sa mère. Ce salon, fort vaste et d'une grande élévation, était, ainsi que ceux qui le précédaient, meublé avec le luxe imposant du siècle de Louis XV; le plafond, peint par Lebrun, ayant pour sujet le triomphe d'Apollon, étalait l'ampleur de son dessin, la vigueur de son coloris, au milieu d'une large corniche magnifiquement sculptée et dorée, supportée dans ses angles par quatre pendentifs composés de grandes figures aussi dorées, représentant les quatre saisons; des panneaux recouverts de damas cramoisi, entourés d'encadrements, servaient de fonds aux grands portraits de famille qui ornaient cette pièce.

Il est plus facile de concevoir que de peindre les mille émotions diverses dont était agitée Mlle de Cardoville à mesure qu'approchait le moment de son entretien avec Djalma. Leur réunion avait été jusqu'alors empêchée par tant de douloureux obstacles, Adrienne savait ses ennemis si vigilants, si actifs, si perfides, qu'elle doutait encore de son bonheur. À chaque instant, presque malgré elle, son regard interrogeait la pendule; quelques minutes encore, et l'heure du rendez-vous allait sonner… Enfin cette heure sonna. Chaque coup du timbre retentit longuement au fond du coeur d'Adrienne. Elle pensa que Djalma, sans doute par réserve, ne s'était pas permis de devancer l'instant fixé par elle; loin de le blâmer de cette discrétion, elle lui en sut gré; mais, de ce moment, au moindre bruit qu'elle entendait dans les salons voisins, suspendant sa respiration, elle prêtait l'oreille avec espérance. Pendant les premières minutes qui suivirent l'heure où elle attendait Djalma, Mlle de Cardoville ne conçut aucune crainte sérieuse, et calma son impatience un peu inquiète par ce calcul, très puéril, très niais, aux yeux des gens qui n'ont jamais connu la fiévreuse agitation d'une attente heureuse, en se disant que la pendule de la maison de la rue Blanche pouvait retarder de quelque peu sur la pendule de la rue d'Anjou. Mais à mesure que cette différence supposée, d'ailleurs fort concevable, se changea en un retard d'un quart d'heure… de vingt minutes… et plus, Adrienne ressentit une angoisse croissante; deux ou trois fois, la jeune fille, se levant le coeur palpitant, alla sur la pointe du pied écouter à la porte du salon… Elle n'entendit plus rien… La demie de trois heures sonna. Ne pouvant surmonter sa frayeur naissante, et se rattachant à un dernier espoir, elle revint auprès de la cheminée, puis sonna, après avoir, pour ainsi dire, composé son visage, afin qu'il ne trahît aucune émotion.

Au bout de quelques secondes, un valet de chambre à cheveux gris, vêtu de noir, ouvrit la porte et attendit dans un respectueux silence les ordres de sa maîtresse; celle-ci lui dit d'une voix calme:

— André, priez Hébé de vous donner un flacon que j'ai oublié sur la cheminée de ma chambre, et apportez-le-moi.

André s'inclina; au moment où il allait sortir du salon pour exécuter l'ordre d'Adrienne, ordre qu'elle n'avait donné que pour pouvoir faire une autre question dont elle voulait dissimuler l'importance aux yeux de ses gens instruits de la prochaine venue du prince, Mlle de Cardoville ajouta d'un air indifférent en montrant la pendule:

— Cette pendule… va-t-elle bien? André tira sa montre, y jeta les yeux et répondit:

— Oui, mademoiselle; je me suis réglé sur les Tuileries; il est aussi trois heures et demie passées à ma montre.

— C'est bien… je vous remercie… dit Adrienne avec bonté.
André s'inclina, et, avant de sortir, il dit à Adrienne:

— J'oubliais de prévenir mademoiselle que M. le maréchal Simon est venu il y a une heure; comme la porte de mademoiselle était fermée pour tout le monde, excepté pour monsieur le prince, on a dit que mademoiselle ne recevait pas.

— C'est bien, dit Adrienne. André s'inclina de nouveau, quitta le salon, et tout retomba dans le silence. Par cela même que jusqu'à la dernière minute de l'heure de son entrevue avec Djalma, l'espérance d'Adrienne n'avait pas été troublée par le plus léger doute, la déception dont elle commençait à souffrir était d'autant plus affreuse; jetant alors un regard navré sur l'un des portraits placés au-dessus d'elle et latéralement à la cheminée, elle murmura avec un accent plaintif et désolé:

— Ô ma mère! À peine Mlle de Cardoville avait-elle prononcé ces mots, que le roulement sourd d'une voiture qui entrait dans la cour de l'hôtel ébranla légèrement les vitres. La jeune fille tressaillit et ne put retenir un léger cri de joie; son coeur bondit au-devant de Djalma: car, cette fois, elle sentait, pour ainsi dire, que c'était lui. Elle en était aussi certaine que si de ses yeux elle avait vu le prince. Elle se rassit en essuyant une larme suspendue à ses longs cils; sa main tremblait comme la feuille. Le bruit assez retentissant de plusieurs portes dont on ouvrait successivement les battants prouva bientôt à la jeune fille la certitude de ses prévisions. Les deux vantaux dorés de la porte du salon roulèrent sur leurs gonds, et le prince parut. Pendant qu'un second valet de chambre refermait la porte, André, entrant quelques secondes après Djalma, pendant que celui-ci s'approchait d'Adrienne, alla déposer, sur une table dorée à portée de la jeune fille, un petit plateau de vermeil où se trouvait un flacon de cristal; puis la porte se referma. Le prince et Mlle de Cardoville restèrent seuls.

XXIX. Adrienne et Djalma.

Le prince s'était lentement approché de Mlle de Cardoville.

Malgré l'impétuosité des passions du jeune Indien, sa démarche mal assurée, timide, mais d'une timidité charmante, trahissait sa profonde émotion. Il n'avait pas encore osé lever les yeux sur Adrienne; il était subitement devenu très pâle, et ses belles mains, religieusement croisées sur sa poitrine selon les habitudes d'adoration de son pays, tremblaient beaucoup; il restait à quelques pas d'Adrienne, la tête légèrement inclinée. Cet embarras, ridicule chez tout autre, était touchant chez ce prince de vingt ans, d'une intrépidité presque fabuleuse, d'un caractère si héroïque, si généreux, que les voyageurs ne parlaient du fils du roi Kadja-Sing qu'avec admiration et respect. Doux émoi, chaste réserve plus intéressante encore, si l'on songe que les brûlantes passions de cet adolescent étaient d'autant plus inflammables qu'elles avaient été jusqu'alors toujours contenues.

Mlle de Cardoville, non moins embarrassée, non moins troublée, était restée assise; ainsi que Djalma, elle tenait ses yeux baissés, mais la brûlante rougeur de ses joues, les battements précipités de son sein virginal, révélaient une émotion qu'elle ne pensait pas, d'ailleurs, à cacher… Adrienne malgré la fermeté de son esprit tour à tour si fin et si gai, si gracieux et si incisif; malgré la décision de son caractère indépendant et fier; malgré sa grande habitude du monde, Adrienne montrant, ainsi que Djalma, une gaucherie naïve, un trouble enchanteur, partageait cette sorte d'anéantissement passager, ineffable, sous lequel semblaient fléchir ces deux beaux êtres, amoureux, ardents et purs, comme s'ils eussent été impuissants à supporter à la fois le bouillonnement de leurs sens palpitants et l'enivrante exaltation de leur coeur.

Et pourtant leurs yeux ne s'étaient pas encore rencontrés. Tous deux redoutaient ce premier choc électrique du regard, cette invisible attraction de deux êtres aimants et passionnés l'un vers l'autre, feu sacré qui, plus rapide que la foudre, allume, embrase leur sang, et quelquefois, presque à leur insu, les enlève à la terre et les ravit au ciel: car c'est se rapprocher de Dieu que de se livrer avec une religieuse ivresse au plus noble, au plus irrésistible des penchants qu'il a mis en nous, le seul penchant enfin que, dans son adorable sagesse, le dispensateur de toutes choses ait voulu sanctifier en le douant d'une étincelle de sa divinité créatrice.

Djalma leva les yeux; ils étaient à la fois humides et étincelants; la fougue d'un amour exalté, la brûlante ardeur de l'âge, si longtemps comprimée, l'admiration exaltée d'une beauté idéale, se lisaient dans ce regard, empreint cependant d'une timidité respectueuse, et donnaient aux traits de cet adolescent une expression indéfinissable… irrésistible… Irrésistible!… car Adrienne… rencontrant le regard du prince, frémit de tout son corps, se sentit comme attirée dans un tourbillon magnétique. Déjà ses yeux s'appesantissaient sous une lassitude enivrante, lorsque, par un suprême effort de vouloir et de dignité, elle surmonta ce trouble délicieux, se leva de son fauteuil, et, d'une voix tremblante, elle dit à Djalma:

— Prince, je suis heureuse de vous recevoir ici. Puis, d'un geste, lui montrant un des portraits suspendus derrière elle, Adrienne ajouta, comme s'il s'était agi d'une présentation:

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