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Le juif errant - Tome II

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Ineffable et touchant spectacle, en effet, que celui d'une jeune vierge dont le front pudique rougit au premier feu d'un secret désir… Le Créateur de toutes choses n'anime-t-il pas le corps ainsi que l'âme de sa divine étincelle? Ne doit-il pas être religieusement glorifié dans l'intelligence comme dans les sens, dont il a si paternellement doué ses créatures? Impies, blasphémateurs sont donc ceux-là qui cherchent à étouffer ces sens célestes, au lieu de guider, d'harmoniser leur divin essor.

Soudain Mlle de Cardoville tressaillit, redressa la tête, ouvrit les yeux comme si elle sortait d'un rêve, se recula brusquement, s'éloigna du bas-relief, et fit quelques pas dans la chambre avec agitation, en portant ses mains brûlantes à son front. Puis, retombant pour ainsi dire anéantie sur un siège, ses larmes coulèrent avec abondance; la plus amère douleur éclata sur ses traits, qui révélèrent alors les profonds déchirements de la funeste lutte qui se livrait en elle-même. Puis ses larmes tarirent peu à peu. Et à cette crise d'accablement si pénible succéda une sorte de dépit violent, d'indignation courroucée contre elle-même, qui se traduisit par ces mots qui lui échappèrent:

— Pour la première fois de ma vie, je me sens faible et lâche… oh! oui… lâche!… bien lâche!…

* * * * *

Le bruit d'une porte qui s'ouvrit et se referma tira Mlle de Cardoville de ses réflexions amères. Georgette rentra et dit à sa maîtresse:

— Mademoiselle peut-elle recevoir M. le comte de Montbron?

Adrienne sachant trop vivre pour témoigner devant ses femmes l'espèce d'impatience que lui causait une venue inopportune, dit à Georgette:

— Vous avez dit à M. de Montbron que j'étais chez moi?

— Oui, mademoiselle.

— Priez-le d'entrer. Quoique Mlle de Cardoville ressentît à ce moment une assez vive contrariété de l'arrivée de M. de Montbron, hâtons-nous de dire qu'elle avait pour lui une affection presque filiale, une estime profonde, et pourtant, par un contraste assez fréquent d'ailleurs, elle se trouvait presque toujours d'un avis opposé au sien, et il en résultait, lorsque Mlle de Cardoville avait toute sa liberté d'esprit, les discussions les plus follement gaies ou les plus animées; discussions dans lesquelles, malgré sa verve moqueuse et sceptique, sa vieille expérience, sa rare connaissance des hommes et des choses, disons enfin le mot, malgré sa _rouerie de bonne compagnie, M. de Montbron n'avait pas toujours l'avantage et il avouait très gaiement sa défaite. Ainsi, pour ne donner qu'une idée des dissentiments du comte et d'Adrienne, il avait, avant de se faire, ainsi qu'il disait gaiement, son complice_, il avait toujours combattu (pour d'autres motifs que ceux allégués par Mme de Saint-Dizier) sa volonté de vivre seule et à sa guise, tandis qu'au contraire Rodin, en donnant aux résolutions de la jeune fille à ce sujet un but rempli de grandeur, avait acquis sur elle une sorte d'influence.

Âgé alors de soixante ans passés, le comte de Montbron avait été l'un des hommes les plus brillants du directoire, du consulat et de l'empire: ses prodigalités, ses bons mots, ses impertinences, ses duels, ses amours, ses pertes au jeu, avaient presque toujours défrayé les entretiens de la société de son temps. Quant à son caractère, à son coeur et à son commerce, nous dirons qu'il était resté dans les termes de la plus sincère amitié presque avec toutes ses anciennes maîtresses. À l'heure où nous le présentons au lecteur, il était encore fort gros joueur et fort beau joueur; il avait, comme on disait autrefois, une très grande mine, l'air décidé, fin et moqueur; ses façons étaient celles du meilleur monde, avec une pointe d'impertinence agressive lorsqu'il n'aimait pas les gens; il était grand, très mince et d'une tournure encore svelte, presque juvénile; il avait le front haut et chauve, les cheveux blancs et courts, des favoris gris taillés en croissant, la figure longue, le nez aquilin, des yeux bleus très pénétrants et des dents encore fort belles.

— Monsieur le comte de Montbron! dit Georgette en ouvrant la porte.

Le comte entra, et alla baiser la main d'Adrienne avec une sorte de familiarité paternelle.

— Allons! se dit M. de Montbron, tâchons de savoir la vérité que je viens chercher, afin d'éviter peut-être un grand malheur.

III. Les aveux.

Mlle de Cardoville, ne voulant pas laisser pénétrer la cause des violents sentiments qui l'agitaient, accueillit M. de Montbron avec une gaieté feinte et forcée; de son côté, celui-ci, malgré sa grande habitude du monde, se trouvant fort embarrassé d'aborder le sujet dont il désirait conférer avec Adrienne, résolut, comme on dit vulgairement, de _tâter le terrain _avant d'engager sérieusement la conversation.

Après avoir regardé la jeune fille pendant quelques secondes,
M. de Montbron secoua la tête, et dit avec un soupir de regret:

— Ma chère enfant, je ne suis pas content…

— Quelque peine de coeur… ou de creps, mon cher comte? dit
Adrienne en souriant.

— Une peine de coeur, dit M. de Montbron.

— Comment, vous si beau joueur, vous auriez plus de souci d'un coup de tête féminin… que d'un coup de dé?

— J'ai une peine de coeur, et c'est vous qui me la causez, ma chère enfant.

— Monsieur de Montbron, vous allez me rendre très orgueilleuse, dit Adrienne en souriant.

— Et vous auriez grand tort… car ma peine de coeur vient justement, je vous le dis brutalement, de ce que vous négligez votre beauté… Oui, voyez vos traits pâles, abattus, fatigués… depuis quelques jours vous êtes triste… vous avez quelque chagrin… j'en suis sûr.

— Mon cher monsieur de Montbron, vous avez tant de pénétration qu'il vous est permis d'en manquer une fois… et cela vous arrive… aujourd'hui. Je ne suis pas triste, je n'ai aucun chagrin… et je vais vous dire une bien énorme, une bien orgueilleuse impertinence: jamais je ne me suis trouvée si jolie.

— Il n'y a rien de plus modeste, au contraire, que cette prétention… Et qui vous a dit ce mensonge-là? une femme?

— Non… c'est mon coeur, et il a dit vrai, reprit Adrienne avec une légère émotion; puis elle ajouta:

— Comprenez… si vous pouvez.

— Prétendez-vous par là que vous êtes fière de l'altération de vos traits, parce que vous êtes fière des souffrances de votre coeur? dit M. de Montbron en examinant Adrienne avec attention.

— Soit, j'avais donc raison, vous avez un chagrin… J'insiste… ajouta le comte d'un ton vraiment pénétré, parce que cela m'est pénible…

— Rassurez-vous; je suis on ne peut plus heureuse, car à chaque instant je me contemplais dans cette pensée: qu'à mon âge je suis libre… absolument libre.

— Oui… libre… de vous tourmenter… libre… d'être malheureuse tout à votre aise.

— Allons, allons, mon cher comte, dit Adrienne, voici notre vieille querelle qui se ranime… je trouve en vous l'allié de ma tante… et de l'abbé d'Aigrigny.

— Moi? oui… à peu près comme les républicains sont les alliés des légitimistes: ils s'entendent pour se dévorer plus tard… À propos de votre abominable tante, on dit que depuis quelque jours il se tient chez elle une manière de concile qui s'agite fort; véritable émeute mitrée. Votre tante est en bonne voie.

— Pourquoi pas? Vous l'eussiez vue autrefois ambitionner le rôle de la déesse Raison… aujourd'hui nous la verrons peut-être canonisée… N'a-t-elle pas déjà accompli la première partie de la vie de sainte Madeleine?

— Vous ne direz jamais autant de mal d'elle qu'elle en fait, ma chère enfant. Néanmoins, quoique pour des raisons bien opposées… je pensais comme elle au sujet de votre caprice de vivre seule…

— Je le sais.

— Oui, et par cela même que je désirais vous voir mille fois plus libre encore que vous ne l'êtes… moi, je vous conseillais… tout bonnement.

— De me marier.

— Sans doute; de cette façon, votre chère liberté… avec ses conséquences, au lieu de s'appeler Mlle de Cardoville… se serait appelée Mme de… qui vous voudrez… Nous vous aurions trouvé un excellent mari qui eût été responsable… de votre indépendance…

— Et qui aurait été responsable de ce ridicule mari? et qui se serait dégradé jusqu'à porter un nom moqué, bafoué par tous?… Moi, peut-être? dit Adrienne en s'animant légèrement. Non, non, mon cher comte; en bien ou en mal, je répondrai toujours seule de mes actions; à mon nom s'attachera, bonne ou mauvaise, une opinion que, seule du moins, j'aurai formée, car il me serait aussi impossible de déshonorer lâchement un nom qui ne serait pas le mien, que de le porter s'il n'était pas continuellement entouré de la profonde estime qu'il me faut. Or, comme on ne répond que de soi… je garderai mon nom.

— Il n'y a que vous au monde pour avoir des idées pareilles.

— Pourquoi? dit Adrienne en riant, parce qu'il me paraît disgracieux de voir une pauvre jeune fille pour ainsi dire s'incarner et disparaître dans quelque homme très laid et très égoïste, et devenir, comme on le dit sans rire… elle, douce et jolie, devenir tout à coup la _moitié _de cette vilaine chose… oui… ainsi, elle fraîche et charmante rose, je suppose, la _moitié _d'un affreux chardon! Allons, mon cher comte, avouez- le… c'est quelque chose de fort odieux que cette métempsycose… conjugale, ajouta Adrienne avec un éclat de rire.

La gaieté factice, un peu fébrile, d'Adrienne, contrastait d'une manière si navrante avec la pâleur et l'altération de ses traits; il était si facile de voir qu'elle cherchait à étourdir un profond chagrin par ses rires forcés, que M. de Montbron en fut douloureusement touché; mais, dissimulant son émotion, il parut réfléchir un instant et prit machinalement un des livres tout récemment achetés et coupés dont Adrienne était entourée. Après avoir jeté un regard distrait sur ce volume, il continua en dissimulant la pénible émotion que lui causait le rire forcé de Mlle de Cardoville:

— Voyons, chère tête folle que vous êtes… une fois de plus… Supposons que j'aie vingt ans et que vous me fassiez l'honneur de m'épouser… on vous appellerait Mme de Montbron, je suppose?

— Peut-être…

— Comment, peut-être? quoique mariés vous ne porteriez pas mon nom?

— Mon cher comte, dit Adrienne en souriant, ne poursuivons pas une hypothèse qui ne peut me laisser que… des regrets.

Tout à coup, M. de Montbron fit un brusque mouvement et regarda Mlle de Cardoville, avec une expression de surprise profonde… Depuis quelques moments, tout en causant à Adrienne, le comte avait pris machinalement deux ou trois des volumes çà et là épars sur la causeuse, et machinalement encore il avait jeté les yeux sur ces ouvrages. Le premier portait pour titre: Histoire moderne de l'Inde, le deuxième: Voyage dans l'Inde, le troisième: _Lettre sur l'Inde. _De plus en plus surpris, M. de Montbron avait continué son investigation et avait vu se compléter cette nomenclature indienne par le quatrième volume des _Promenades dans l'Inde; _le cinquième, des _Souvenirs de l'Hindoustan; le sixième, Notes d'un voyageur aux Indes orientales. _De là une surprise que, pour plusieurs motifs fort graves, M. de Montbron n'avait pu cacher plus longtemps et que ses regards témoignèrent à Adrienne.

Celle-ci ayant complètement oublié la présence des volumes accusateurs dont elle était entourée, cédant à un mouvement de dépit involontaire, rougit légèrement; puis, son caractère ferme et résolu reprenant le dessus, elle dit à M. de Montbron en le regardant en face:

— Eh bien!… mon cher comte… de quoi vous étonnez-vous?

Au lieu de répondre, M. de Montbron semblait de plus en plus absorbé, pensif, en contemplant la jeune fille, et il ne put s'empêcher de dire en se parlant à soi-même:

— Non… non… c'est impossible… et pourtant…

— Il serait peut-être indiscret à moi… d'assister à votre monologue, mon cher comte, dit Adrienne.

— Excusez-moi, ma chère enfant… mais ce que je vois me surprend à un point…

— Et que voyez-vous, je vous prie?

— Des traces d'une préoccupation aussi vive… aussi grande… que nouvelle… pour tout ce qui a rapport… à l'Inde, dit M. de Montbron en accentuant lentement ses paroles et attachant un regard pénétrant sur la jeune fille.

— Eh bien? dit bravement Adrienne.

— Eh bien, je cherche la cause de cette soudaine passion…

— Géographique, dit Mlle de Cardoville en interrompant M. de Montbron… Vous trouvez cette passion peut-être un peu sérieuse pour mon âge… mon cher comte… mais il faut bien occuper ses loisirs… et puis enfin, ayant pour cousin un Indien quelque peu prince, il m'a pris envie d'avoir une idée du fortuné pays… d'où m'est arrivée cette sauvage parenté.

Ces derniers mots furent prononcés avec une amertume dont
M. de Montbron fut frappé; aussi, observant attentivement
Adrienne, il reprit:

— Il me semble que vous parlez du prince… avec un peu d'aigreur.

— Non… j'en parle avec indifférence…

— Il mériterait pourtant… un sentiment tout autre…

— D'une toute autre personne peut-être, répondit sèchement
Adrienne.

— Il est si malheureux!… dit M. de Montbron d'un ton sincèrement pénétré. Il y a deux jours encore, je l'ai vu… il m'a déchiré le coeur.

— Et que me font, à moi… ces déchirements? s'écria Adrienne avec une impatience douloureuse, presque courroucée.

— Je désirerais que de si cruels tourments vous fissent au moins pitié… répondit gravement le comte.

— À moi… pitié! s'écria Adrienne d'un air de fierté révoltée.
Puis, se contenant, elle ajouta froidement:

— Ah çà… monsieur de Montbron, c'est une plaisanterie?… Ce n'est pas sérieusement que vous me demandez de m'intéresser aux tourments amoureux de votre prince?

Il y eut un dédain si glacial dans ces derniers mots d'Adrienne, ses traits péniblement contractés trahirent une hauteur si amère, que M. de Montbron dit tristement:

— Ainsi… cela est vrai… on ne m'avait pas trompé… Moi qui, par ma vieille et constante amitié, avais, je crois, quelques droits à votre confiance, je n'ai rien su… tandis que vous avez tout dit à un autre… Cela m'est pénible… très pénible…

— Je ne vous comprends pas, monsieur de Montbron.

— Eh! mon Dieu!… maintenant je n'ai plus de ménagements à garder!… s'écria le comte. Il n'y a plus, je le vois, aucun espoir pour ce malheureux enfant… vous aimez quelqu'un.

Et comme Adrienne fit un mouvement.

— Oh! il n'y a pas à le nier, reprit le comte; votre pâleur… votre tristesse depuis quelques jours… votre implacable indifférence pour le prince, tout me le prouve… vous aimez…

Mlle de Cardoville, blessée de la façon dont le comte parlait du sentiment qu'il lui supposait, reprit avec une dignité hautaine:

— Vous devez savoir, monsieur de Montbron, qu'un secret surpris… n'est pas une confidence, et votre langage m'étonne…

— Eh! ma chère amie, si j'use du triste privilège de l'expérience… si je devine, si je vous dis que vous aimez… si je vais même presque jusqu'à vous reprocher cet amour… c'est qu'il s'agit pour ainsi dire de la vie ou de la mort de ce pauvre jeune prince, qui, vous le savez, m'intéresse maintenant autant que s'il était mon fils, car il est impossible de le connaître sans lui porter le plus tendre intérêt!

— Il serait singulier, reprit Adrienne avec un redoublement de froideur et d'ironie amère, que mon amour… en admettant que j'eusse un amour dans le coeur… eût une si étrange influence sur le prince Djalma… Que lui importe que j'aime! ajouta-t-elle avec un dédain presque douloureux.

— Que lui importe!!! Mais, en vérité, ma chère amie, permettez- moi de vous le dire, c'est vous qui plaisantez cruellement… Comment!… ce malheureux enfant vous aime avec toute l'ardeur d'un premier amour; deux fois déjà il a voulu, par le suicide, mettre fin à l'horrible torture que lui cause sa passion pour vous… et vous trouvez étrange que votre amour pour un autre… soit une question de vie ou de mort pour lui!…

— Mais il m'aime donc! s'écria la jeune fille avec un accent impossible à rendre.

— À en mourir… vous dis-je, je l'ai vu… Adrienne fit un mouvement de stupeur; de pâle qu'elle était elle devint pourpre, puis cette rougeur disparut, ses lèvres blanchirent et tremblèrent: son émotion fut si vive qu'elle resta quelques moments sans pouvoir parler, et mit la main sur son coeur comme pour en comprimer les battements. M. de Montbron, presque effrayé du changement subit de la physionomie d'Adrienne, de l'altération croissante de ses traits, se rapprocha vivement d'elle et s'écria:

— Mon Dieu! ma pauvre enfant, qu'avez-vous! Au lieu de lui répondre, Adrienne lui fit un signe de la main comme pour le rassurer; le comte, en effet, se rassura, car le visage de la jeune fille, naguère contracté par la douleur, l'ironie et le dédain, semblait renaître au milieu des émotions les plus douces, les plus ineffables; l'impression qu'elle éprouvait était si enivrante, qu'elle semblait s'y complaire et craindre d'en perdre le moindre sentiment; puis la réflexion lui disant que peut-être elle était la dupe d'une illusion ou d'un mensonge, elle s'écria tout à coup avec angoisse, en s'adressant à M. de Montbron:

— Mais ce que vous me dites… est vrai… au moins…

— Ce que je vous dis!

— Oui… que le prince Djalma…

— Vous aime comme un insensé!… Hélas!… cela n'est que trop vrai.

— Non… non… s'écria Adrienne, avec une expression ravissante de naïveté, cela ne saurait être jamais trop vrai.

— Que dites-vous!… s'écria le comte.

— Mais cette… femme!… demanda Adrienne, comme si ce mot lui eût brûlé les lèvres.

— Quelle femme!

— Celle qui était la cause de ces déchirements si douloureux.

— Cette femme!… qui voulez-vous que ce fût, sinon vous!

— Moi!… oh! oui, c'était moi, n'est-ce pas? rien que moi!

— Sur l'honneur… croyez-en mon expérience… jamais je n'ai vu une passion plus sincère et plus touchante.

— Oh! n'est-ce pas, jamais il n'a eu dans le coeur un autre amour que le mien?

— Lui?… jamais.

— On me l'a dit… pourtant…

— Qui?

— M. Rodin…

— Que Djalma?…

— Deux jours après m'avoir vue s'était épris d'un fol amour.

— M. Rodin… vous a dit cela? s'écria M. de Montbron en paraissant frappé d'une idée subite. Mais c'est aussi lui qui a dit à Djalma… que vous étiez éprise de quelqu'un…

— Moi!…

— Et c'est cela qui causait l'affreux désespoir de ce malheureux enfant…

— Et c'est cela qui causait mon affreux désespoir, à moi!

— Mais vous l'aimez donc autant qu'il vous aime? s'écria M. de
Montbron transporté de joie.

— Si je l'aime?… dit Mlle de Cardoville.

Quelque coups frappés discrètement à la porte interrompirent
Adrienne.

— Vos gens… sans doute… Remettez-vous, dit le comte.

— Entrez, dit Adrienne d'une voix émue. Florine parut.

— Qu'est-ce? dit Mlle de Cardoville.

— M. Rodin vient de venir. Craignant de déranger mademoiselle, il n'a pas voulu entrer; mais il reviendra dans une demi-heure… Mademoiselle voudra-t-elle le recevoir?

— Oui, oui, dit le comte à Florine, et lors même que je serais encore avec mademoiselle, introduisez-le… N'est-ce pas votre avis? demanda M. de Montbron à Adrienne.

— C'est mon avis… répondit la jeune fille.

Et un éclair d'indignation brilla dans ses yeux en songeant à cette perfidie de Rodin.

— Ah! le vieux drôle!… dit de M. de Montbron. Je m'étais toujours défié de ce coutors. Florine sortit, laissant le comte avec sa maîtresse.

IV. Amour.

Mlle de Cardoville était transfigurée: pour la première fois sa beauté éclatait dans tout son lustre; jusqu'alors voilée par l'indifférence ou assombrie par la douleur, un éblouissant rayon de soleil l'illuminait tout à coup. La légère irritation causée par la perfidie de Rodin avait passé comme une ombre imperceptible sur le front de la jeune fille. Que lui importaient maintenant ces mensonges, ces perfidies? N'étaient-elles pas déjouées? Et à l'avenir… quel pouvoir humain pourrait se mettre entre elle et Djalma, si sûrs l'un de l'autre? Qui oserait lutter contre ces deux êtres résolus et forts de la puissance irrésistible de la jeunesse, de l'amour et de la liberté? Qui oserait tenter de les suivre dans cette sphère embrasée où ils allaient, eux si beaux, eux si heureux, se confondre dans un amour si inextinguible, protégés et défendus par leur bonheur, armure à toute épreuve?

À peine Florine sortie, Adrienne s'approcha de M. de Montbron d'un pas rapide; elle semblait grandie: à la voir légère, triomphante et radieuse, on eût dit une divinité marchant sur des nuées.

— Quand le verrai-je? Tel fut son premier mot à M. de Montbron.

— Mais… demain; il faut le préparer à tant de bonheur; chez une nature si ardente… une joie si soudaine, si inattendue… peut être terrible.

Adrienne resta un moment pensive, et dit tout à coup:

— Demain… oui… pas avant demain… j'ai une superstition du coeur.

— Laquelle?

— Vous le saurez, IL M'AIME… ce mot dit tout, renferme tout, comprend tout… est tout… et pourtant j'ai mille questions sur les lèvres… à propos de lui… je ne vous en ferai aucune avant demain… non, parce que, par une adorable fatalité… demain est, pour moi… un anniversaire sacré… D'ici là, je vivrai un siècle… Heureusement… je puis attendre… Tenez…

Puis, faisant un signe à M. de Montbron, elle le conduisit près du
Bacchus indien.

— Comme il lui ressemble!… dit-elle au comte.

— En effet, s'écria celui-ci, c'est étrange!

— Étrange?… reprit Adrienne en souriant avec une douce fierté, étrange qu'un héros, qu'un demi-dieu, qu'un idéal de beauté ressemble à Djalma?…

— Combien vous l'aimez!… dit M. de Montbron profondément ému et presque ébloui de la félicité qui resplendissait sur le visage d'Adrienne.

— Je devais bien souffrir, n'est-ce pas? lui dit-elle après un moment de silence.

— Mais si je ne m'étais pas décidé à venir ici aujourd'hui, en désespoir de cause, que serait-il arrivé?

— Je n'en sais rien… je serais morte peut-être… car je suis frappée là… d'une manière incurable (et elle mit la main à son coeur). Mais ce qui eût été ma mort… sera ma vie…

— C'était horrible! dit le comte en tressaillant, une passion pareille concentrée en vous-même, fière comme vous l'êtes…

— Oui, fière!… mais non orgueilleuse… Aussi, en apprenant son amour pour une autre… en apprenant que l'impression que j'avais cru lui causer lors de notre première entrevue s'était aussitôt effacée… j'ai renoncé à tout espoir, sans pouvoir renoncer à mon amour; au lieu de fuir son souvenir, je me suis entourée de ce qui pouvait me le rappeler… À défaut de bonheur, il y a encore une amère jouissance à souffrir par ce qu'on aime.

— Je comprends maintenant votre bibliothèque indienne. Adrienne, sans répondre au comte, alla prendre sur le guéridon un des livres fraîchement coupés, et, l'apportant à M. de Montbron, lui dit en souriant, avec une expression de joie et de bonheur célestes:

— J'avais tort de nier; je suis orgueilleuse. Tenez… lisez cela… tout haut… je vous en prie… je vous dis que je puis attendre à demain.

Et du bout de son doigt charmant, elle indiqua au comte le passage, en lui présentant le livre. Puis elle alla, pour ainsi dire, se blottir au fond de la causeuse, et là, dans une attitude profondément attentive, recueillie, le corps penché en avant, ses mains croisées sur le coussin, son menton appuyé sur ses mains, ses grands yeux attachés, avec une sorte d'adoration, sur le Bacchus indien qui lui faisait face, elle sembla, dans cette contemplation passionnée, se préparer à entendre la lecture de M. de Montbron.

Celui-ci, très étonné, commença après avoir regardé Adrienne, qui lui dit de sa voix la plus caressante:

— Et bien, doucement… je vous en conjure…

M. de Montbron lut le passage suivant du journal d'un voyageur dans l'Inde:

«… Lorsque je me trouvais à Bombay, en 1829, on ne parlait, dans toute la société anglaise, que d'un jeune héros, fils de…»

Le comte s'étant interrompu une seconde, à cause de la prononciation barbare du nom du père de Djalma, Adrienne lui dit vivement de sa douce voix:

— Fils de Kadja-Sing.

_— _Quelle mémoire! dit le comte en souriant. Et il reprit: «… Un jeune héros, le fils de Kadja-Sing, roi de Mundi. Au retour d'une expédition lointaine et sanglante dans les montagnes contre ce roi indien, le colonel Drake était revenu rempli d'enthousiasme pour le fils de Kadja-Sing, nommé Djalma. Sortant à peine de l'adolescence, ce jeune prince a, dans cette guerre implacable, fait preuve d'une intrépidité si chevaleresque, d'un caractère si noble, que l'on a nommé son père le Père du Généreux

— Cette coutume est touchante… dit le comte. Récompenser pour ainsi dire le père en lui donnant un surnom glorieux pour son fils, cela est grand… Mais quelle rencontre bizarre que ce livre! dit le comte surpris; il y a de quoi, je le comprends, exalter la tête la plus froide…

— Oh!… vous allez voir… vous allez voir!… dit Adrienne. Le comte poursuivit la lecture: «Le colonel Drake, l'un des plus valeureux et des meilleurs officiers de l'armée anglaise, disait hier devant moi que, blessé grièvement et fait prisonnier par le prince Djalma, après une résistance énergique, il avait été emmené au camp établi dans le village de…»

Ici, même hésitation de la part du comte, à l'endroit d'un nom bien autrement sauvage que le premier; aussi, ne voulant pas tenter l'aventure, il s'interrompit et dit à Adrienne:

— Quant à celui-ci… j'y renonce.

— C'est pourtant facile! reprit Adrienne, et elle prononça avec une inexprimable douceur le nom suivant, d'ailleurs fort doux:

— Dans le village de Shumshabad.

_— _Voilà un procédé mnémonique infaillible pour retenir les noms géographiques, dit le comte, et il continua:

«Une fois arrivé au camp, le colonel Drake reçut l'hospitalité la plus touchante, et le prince Djalma eut pour lui les soins d'un fils. Ce fut là que le colonel eut connaissance de quelques faits qui portèrent à son comble son enthousiasme pour le prince Djalma. Il a raconté devant moi les deux suivants:

«À l'un des combats, le prince était accompagné d'un jeune Indien d'environ douze ans, qu'il aimait tendrement et qui lui servait de page, le suivant à cheval pour porter ses armes de rechange. Cet enfant était idolâtré par sa mère; au moment de l'expédition, elle avait confié son fils au prince Djalma en lui disant avec un stoïcisme digne de l'antiquité: Qu'il soit votre frère. Il sera mon frère, avait répondu le prince. Au milieu d'une sanglante déroute, l'enfant est brièvement blessé, son cheval tué; le prince, au péril de sa vie, malgré la précipitation d'une retraite forcée, le dégage, le prend en croupe et fuit; on les poursuit; un coup de feu atteint leur cheval; mais il peut atteindre un massif de jungles, au milieu duquel, après quelques vains efforts, il tombe épuisé. L'enfant était incapable de marcher: le prince l'emporte, se cache avec lui au plus épais du taillis. Les Anglais arrivent, fouillent les jungles; les deux victimes échappent. Après une nuit et un jour de marches, de contremarches, de ruses, de fatigues, de périls inouïs, le prince, portant toujours l'enfant, dont l'une des jambes était à demi brisée, parvient à gagner le camp de son père, et dit simplement: J'avais promis à sa mère qu'il serait mon frère, j'ai agi en frère.»

— C'est admirable! s'écria le comte.

— Continuez… oh! continuez, dit Adrienne en essuyant une larme, sans détourner ses yeux du bas-relief, qu'elle continuait de contempler avec une admiration croissante.

Le comte poursuivit: «Une autre fois le prince Djalma, suivi de deux esclaves noirs, se rend, avant le lever du soleil, dans un endroit très sauvage, pour s'emparer d'une portée de deux petits tigres âgés de quelques jours. Le repaire avait été signalé. Le tigre et sa femelle étaient encore au dehors à la curée. L'un des noirs s'introduit dans la tanière par une étroite ouverture; l'autre, aidé de Djalma, abat à coups de hache un assez gros tronçon d'arbre afin de disposer un siège pour prendre le tigre ou sa femelle. Du côté de l'ouverture, la caverne était presque à pic. Le prince y monte avec agilité afin de disposer le piège, avec l'autre noir; tout à coup un rugissement effroyable retentit; en quelques bonds la femelle, revenant de curée, atteint l'ouverture de la tanière. Le noir qui tendait le piège avec le prince a le crâne ouvert d'un coup de dent, l'arbre tombe en travers de l'étroite entrée du repaire et empêche la femelle d'y pénétrer, et barre en même temps le passage au noir qui accourait avec les petits tigres…

«Au-dessus, à vingt pieds environ, sur une plate-forme de roches, le prince, couché à plat ventre, considérait cet affreux spectacle. La tigresse, rendue furieuse par le cris de ses petits, dévorait les mains du noir, qui, de l'intérieur du repaire, tâchait de maintenir le tronc d'arbre, son seul rempart, et poussait des cris lamentables.

— C'est horrible! dit le comte.

— Oh! continuez… continuez… s'écria Adrienne avec exaltation, vous allez voir ce que peut l'héroïsme de la bonté.

Le comte poursuivit: «Tout à coup, le prince met son poignard entre ses dents, attache sa ceinture à un bloc de roc, prend la hache d'une main, de l'autre se laisse glisser le long de ce cordage improvisé, tombe à quelques pas de la bête féroce, bondit jusqu'à elle, et, rapide comme l'éclair, lui porte coup sur coup, deux atteintes mortelles, au moment où le noir, perdant ses forces, abandonnant le tronc d'arbre, allait être mis en pièces.»

— Et vous vous étonniez de sa ressemblance avec ce demi-dieu, à qui la Fable même ne prête pas un dévouement aussi généreux! s'écria la jeune fille avec une exaltation croissante.

— Je ne m'étonne plus, j'admire, dit le comte d'une voix émue, et, à ces nobles traits, mon coeur bat d'enthousiasme comme si j'avais vingt ans.

— Et le noble coeur de ce voyageur a battu comme le vôtre à ce récit, dit Adrienne; vous allez voir.

«Ce qui rend admirable l'intrépidité du prince, c'est que, selon les principes des castes indiennes, la vie d'un esclave n'a aucune importance; aussi un fils de roi, en risquant sa vie pour le salut d'une pauvre créature si infime, obéissait à un héroïque instinct de charité véritablement chrétienne, jusqu'alors inouïe dans ce pays.

«Deux traits pareils, disait avec raison le colonel Drake, suffisent à peindre un homme; c'est donc avec un sentiment de respect profond et d'admiration touchante que moi, voyageur inconnu, j'ai écrit le nom du prince Djalma sur ce livre de voyage, éprouvant toutefois une sorte de tristesse en me demandant quel sera l'avenir de ce prince perdu au fond de ce pays sauvage, toujours dévasté par la guerre. Si modeste que soit l'hommage que je rends à ce caractère digne des temps héroïques, son nom du moins sera répété avec un généreux enthousiasme par tous les coeurs sympathiques à ce qui est généreux et grand.»

— Et tout à l'heure, en lisant ces lignes si simples, si touchantes, reprit Adrienne, je n'ai pu m'empêcher de porter à mes lèvres le nom de ce voyageur.

— Oui…, le voilà bien tel que je l'avais jugé, dit le comte de plus en plus ému, en rendant le livre à Adrienne, qui se levant grave et touchante, lui dit:

— Le voilà tel que je voulais vous le faire connaître, afin que vous compreniez… mon adoration pour lui; car ce courage, cette héroïque bonté, je les avais devinés, lors d'un entretien surpris malgré moi, avant de me montrer à lui… De ce jour, je le savais aussi généreux qu'intrépide, aussi tendre, aussi sensible qu'énergique et résolu; mais lorsque je le vis si merveilleusement beau… et si différent, par le noble caractère de sa physionomie, par ses vêtements même, de tout ce que j'avais rencontré jusqu'alors… quand je vis l'impression que je lui causai… et que j'éprouvai plus violente encore peut-être… je sentis ma vie attachée à cet amour.

— Et maintenant, vos projets?…

— Divins, radieux comme mon coeur… En apprenant son bonheur, je veux que Djalma éprouve ce même éblouissement dont je suis frappée et qui ne me permet pas encore de regarder… mon soleil en face… car, je vous le répète… d'ici à demain j'ai un siècle à vivre. Oui, chose étrange! j'aurais cru après une telle révélation, sentir le besoin de rester seule plongée dans cet océan de pensées enivrantes. Eh bien, non, d'ici à demain, je redoute la solitude… J'éprouve je ne sais quelle impatience fébrile… inquiète… ardente… Oh! bénie serait la fée qui, me touchant de sa baguette, m'endormirait à cette heure jusqu'à demain.

— Je serai cette bienfaisante fée, dit tout à coup le comte en souriant.

— Vous?

— Moi.

— Et comment?

— Voyez la puissance de ma baguette; je veux vous distraire d'une partie de vos pensées en vous les rendant matériellement visibles…

— Expliquez-vous, de grâce.

— Et de plus mon projet aura encore pour vous un autre avantage. Écoutez-moi: vous êtes si heureuse, que vous pouvez tout entendre… votre odieuse tante et ses odieux amis répandent le bruit que votre séjour chez M. Baleinier…

— A été nécessité par la faiblesse de mon esprit, dit Adrienne en souriant, je m'y attendais.

— C'est stupide; mais comme votre résolution de vivre seule vous fait des envieux et des ennemis, vous sentez pourquoi il ne manquera pas des gens parfaitement disposés, à donner créance à toutes les stupidités possibles.

— Je l'espère bien… Passer pour folle aux yeux des sots… c'est très flatteur.

— Oui, mais prouver aux sots qu'ils sont des sots, et cela à la face de tout Paris, c'est amusant; or, on commence à s'inquiéter de votre disparition; vous avez interrompu vos promenades habituelles en voiture; ma nièce paraît seule depuis longtemps dans notre loge aux Italiens. Vous voulez tuer, brûler le temps jusqu'à demain… voici une occasion excellente: il est deux heures; à trois heures et demie ma nièce est ici en voiture; la journée est splendide… il y aura un monde fou au bois de Boulogne, vous faites une charmante promenade; on vous voit déjà là… puis, le grand air, le mouvement, calmeront votre fièvre de bonheur… Et ce soir, c'est là que commence ma magie, je vous conduis dans l'Inde.

— Dans l'Inde?…

— Au milieu de ces forêts sauvages où l'on entend rugir les lions, les panthères et les tigres. Ce combat héroïque qui vous a tant émue tout à l'heure… nous l'aurons sous nos yeux, réel et terrible…

— Franchement, mon cher comte, c'est une plaisanterie.

— Pas du tout, je vous promets de vous faire voir de véritables bêtes farouches, redoutables hôtes du pays de notre demi-dieu… tigres grondants… lions rugissants… Cela ne vaudra-t-il pas vos livres?

— Mais encore…

— Allons, il faut vous donner le secret de mon pouvoir surnaturel: au retour de votre promenade, vous dînez chez ma nièce, et nous allons ensuite à un spectacle fort curieux qui se donne à la Porte-Saint-Martin… Un dompteur de bêtes des plus extraordinaires y montre des animaux parfaitement féroces au milieu d'une forêt (ici seulement comme l'illusion) et simule avec eux, tigres, lions et panthères, des combats formidables. Tout Paris court à ces représentations, et tout Paris vous y verra plus belle et plus charmante que jamais.

— J'accepte, j'accepte, dit Adrienne avec une joie d'enfant. Oui… vous avez raison… j'éprouverai un plaisir étrange à voir ces monstres farouche qui me rappelleront ceux que mon demi-dieu a si héroïquement combattus. J'accepte encore, parce que, pour la première fois de ma vie, je brûle du désir d'être trouvée belle… même par tout le monde… J'accepte… enfin… parce que…

Mlle de Cardoville fut interrompue, d'abord par un léger coup frappé à la porte, puis par Florine, qui entra en annonçant M. Rodin.

V. Exécution.

Rodin entra. D'un coup d'oeil rapide jeté sur Mlle de Cardoville et sur M. de Montbron, il devina qu'il allait se trouver dans une position difficile. En effet rien ne semblait moins _rassurant _pour lui que la contenance d'Adrienne et du comte.

Celui-ci, lorsqu'il n'aimait pas les gens, manifestait, nous l'avons dit, son antipathie par des façons d'une impertinence agressive, d'ailleurs soutenue par bon nombre de duels; aussi, à la vue de Rodin, ses traits prirent soudain une expression insolente et dure. Accoudé à la cheminée et causant avec Adrienne, il tourna dédaigneusement la tête par-dessus son épaule sans répondre au profond salut du jésuite.

À la vue de cet homme, Mlle de Cardoville se sentit presque surprise de n'éprouver aucun mouvement d'irritation ou de haine. La brillante flamme qui brûlait dans son coeur le purifiait de tout sentiment vindicatif. Elle sourit au contraire, car jetant un fier et doux regard sur le Bacchus indien, puis sur elle-même, elle se demandait ce que deux êtres si jeunes, si beaux, si libres, si amoureux, pouvaient avoir à cette heure à redouter de ce vieux homme crasseux, à mine ignoble et basse, qui s'avançait tortueusement avec ses circonvolutions de reptile. En un mot, loin de ressentir de la colère ou de l'aversion contre Rodin, la jeune fille n'éprouva qu'un accès de gaieté moqueuse, et ses grands yeux, déjà étincelants de félicité, pétillèrent bientôt de malice et d'ironie.

Rodin se sentit mal à l'aise. Les gens de sa robe préfèrent de beaucoup les ennemis violents aux ennemis moqueurs; tantôt ils échappent aux colères décharnées contre eux en se jetant à genoux, en pleurant, gémissant, en se frappant la poitrine; tantôt, au contraire, ils les bravent en se redressant armés et implacables; mais devant la raillerie mordante ils se déconcertent aisément. Ainsi fut-il de Rodin; il pressentit que, placé entre Adrienne de Cardoville et M. de Montbron, il allait avoir, ainsi qu'on dit vulgairement, un fort _mauvais quart d'heure _à passer.

Le comte ouvrit le feu. Tournant la tête par-dessus son épaule, il dit à Rodin:

— Ah!… ah!… vous voici, monsieur l'homme de bien?

— Approchez… monsieur, approchez donc, reprit Adrienne avec un sourire moqueur; vous, la perle des amis, vous, le modèle des philosophes… vous, l'ennemi déclaré de toute fourberie, de tout mensonge, j'ai mille compliments à vous faire…

— J'accepte tout de vous, ma chère demoiselle… même des compliments immérités, dit le jésuite en s'efforçant de sourire, et découvrant ainsi ses vilaines dents jaunes et déchaussées; mais, puis-je savoir ce qui me mérite vos compliments?

— Votre pénétration, monsieur, car elle est rare, dit Adrienne.

— Et moi, monsieur, dit le comte, je rends hommage à votre véracité… non moins rare… trop rare… peut-être.

— Moi, pénétrant! en quoi, ma chère demoiselle? dit froidement Rodin; moi, véridique! en quoi, monsieur le comte? ajouta-t-il en se tournant ensuite vers M. de Montbron.

— En quoi… monsieur? dit Adrienne, mais vous avez deviné un secret entouré de difficultés, de mystères sans nombre. En un mot, vous avez su lire au plus profond du coeur d'une femme…

— Moi, ma chère demoiselle?…

— Vous-même, monsieur; et réjouissez-vous… votre pénétration a eu les plus heureux résultats.

— Et votre véracité a fait merveille… ajouta le comte.

— Il est doux au coeur de bien agir, même sans le savoir, dit Rodin se tenant toujours sur la défensive et épiant tour à tour d'un oeil oblique le comte et Adrienne: mais pourrai-je savoir ce dont on me loue?

— La reconnaissance m'oblige à vous en instruire, monsieur, dit Adrienne avec malice: vous avez découvert et dit au prince Djalma que j'aimais passionnément… quelqu'un; eh bien… glorifiez votre pénétration, mon cher monsieur… c'est vrai.

— Vous avez découvert et dit à mademoiselle que le prince Djalma aimait passionnément… quelqu'un, reprit le comte; eh bien, glorifiez votre pénétration, mon cher monsieur… c'est vrai.

Rodin resta confondu, interdit.

— Ce quelqu'un que j'aimais si passionnément, dit Adrienne, c'était le prince.

— Cette personne que le prince aimait passionnément, reprit le comte, c'était mademoiselle.

Ces révélations, gravement inquiétantes et faites coup sur coup, abasourdirent Rodin; il resta muet, effrayé, songeant à l'avenir.

— Comprenez-vous, maintenant, monsieur, notre gratitude envers vous? reprit Adrienne d'un ton de plus en plus railleur. Grâce à votre sagacité, grâce au touchant intérêt que vous nous portiez, nous vous devons, le prince et moi, d'être éclairés sur nos sentiments mutuels.

Le jésuite reprit peu à peu son sang-froid, et son calme apparent irrita fort M. de Montbron, qui, sans la présence d'Adrienne, eût donné un tout autre tour au persiflage.

— Il y a erreur, dit Rodin, dans tout ce que vous me faites l'honneur de m'apprendre, ma chère demoiselle. Je n'ai de ma vie parlé du sentiment, on ne peut plus convenable et respectable, d'ailleurs, que vous auriez pu avoir pour le prince Djalma…

— Il est vrai, reprit Adrienne; par un scrupule de discrétion exquise, lorsque vous me parliez du profond amour que le prince Djalma ressentait… vous poussiez la réserve, la délicatesse, jusqu'à me dire que… ce n'était pas moi qu'il aimait…

— Et le même scrupule vous faisait dire au prince que Mlle de Cardoville aimait passionnément quelqu'un… qui n'était pas lui…

— Monsieur le comte, reprit sèchement Rodin, je ne devrais pas avoir besoin de vous dire que j'éprouve assez peu le besoin de me mêler d'intrigues amoureuses.

— Allons donc! c'est modestie ou amour-propre, dit insolemment le comte. Dans votre intérêt, de grâce, pas de maladresse pareille… Si on vous prenait au mot?… si ça se répandait?… Soyez donc meilleur ménager des honnêtes petits métiers que vous faites sans doute…

— Il en est un, du moins, dit Rodin en se redressant aussi agressif que M. de Montbron, dont je vous devrai le rude apprentissage, monsieur le comte, c'est le pesant métier d'être votre auditeur.

— Ah çà! cher monsieur, reprit le comte avec dédain, est-ce que vous ignorez qu'il y a toutes sortes de moyens de châtier les impertinents et les fourbes?…

— Mon cher comte!… dit Adrienne à M. de Montbron d'un ton de reproche. Rodin reprit avec un flegme parfait:

— Je ne vois pas trop, monsieur le compte 1° ce qu'il y a de courageux à menacer et à appeler impertinent un pauvre vieux bonhomme comme moi; 2°…

— Monsieur Rodin, dit le comte en interrompant le jésuite, 1° un pauvre vieux bonhomme comme vous, qui fait le mal en se retranchant derrière la vieillesse qu'il déshonore, est à la fois lâche et méchant; il mérite un double châtiment; 2° quant à l'âge, je ne sache pas que les louvetiers et les gendarmes s'inclinent avec respect devant le pelage gris des vieux loups et les cheveux blancs des vieux coquins; qu'en pensez-vous, cher monsieur?

Rodin, toujours impassible, souleva sa flasque paupière, attacha une seconde à peine son petit oeil de reptile sur le comte, et lui lança un regard rapide, froid et aigu comme un dard… puis la paupière livide retomba sur la morne prunelle de cet homme à face de cadavre.

— N'ayant pas l'inconvénient d'être un vieux loup, et encore moins un vieux coquin, reprit paisiblement Rodin, vous me permettez, monsieur le comte, de ne pas trop m'inquiéter des poursuites des louvetiers et des gendarmes; quant aux reproches que l'on me fait, j'ai une manière bien simple de répondre, je ne dis pas de me justifier… je ne me justifie jamais.

— Vraiment! dit le comte.

— Jamais, reprit froidement Rodin; mes actes se chargent de cela; je répondrai donc simplement que, voyant l'impression profonde, violente, presque effrayante, causée par mademoiselle sur le prince…

— Que cette assurance que vous me donnez de l'amour du prince, dit Adrienne avec un sourire enchanteur et en interrompant Rodin, vous absolve du mal que vous avez voulu me faire… La vue de notre prochain bonheur sera votre seule punition.

— Peut-être n'ai-je pas besoin d'absolution ou de punition, car, ainsi que j'ai eu l'honneur de le faire observer à monsieur le comte, ma chère demoiselle, l'avenir justifiera mes actes… Oui, j'ai dû dire au prince que vous aimiez une autre personne que lui, de même que j'ai dû vous dire qu'il aimait une autre personne que vous… et cela dans votre intérêt mutuel… Que mon attachement pour vous m'ait égaré… cela se peut, je ne suis pas infaillible… mais après ma conduite passée envers vous, ma chère demoiselle, j'ai peut-être le droit de m'étonner d'être traité ainsi… Ceci n'est pas une plainte… Si je ne me justifie jamais… je ne me plains jamais non plus…

— Voilà, parbleu, quelque chose d'héroïque, mon cher monsieur, dit le comte; vous daignez ne pas vous plaindre ni vous justifier du mal que vous faites.

— Du mal que je fais? Et Rodin regarda fixement le comte. Jouons- nous aux énigmes?

— Et qu'est-ce donc, monsieur, s'écria le comte avec indignation, que d'avoir, par vos mensonges, plongé le prince dans un désespoir si affreux, qu'il a voulu deux fois attenter à ses jours! qu'est- ce donc d'avoir aussi, par vos mensonges, jeté mademoiselle dans une erreur si cruelle et si complète que, sans la résolution que j'ai prise aujourd'hui, cette erreur durerait encore et aurait eu des suites les plus funestes!

— Et pourriez-vous me faire l'honneur de me dire, monsieur le comte, quel intérêt j'ai, moi, à ces désespoirs, à ces erreurs, en admettant même que j'aie voulu les causer!

— Un grand intérêt, sans doute, dit durement le comte, et d'autant plus dangereux, qu'il est caché; car vous êtes de ceux, je le vois, à qui le malheur d'autrui doit rapporter plaisir et profit.

— C'est trop, monsieur le comte; je me contenterai du profit, dit
Rodin en s'inclinant.

— Votre impudent sang-froid ne me donnera pas le change; tout ceci est grave, reprit le comte. Il est impossible qu'une si perfide fourberie soit un acte isolé… Qui sait si ce n'est pas un des effets de la haine que Mme de Saint-Dizier porte à Mlle de Cardoville!

Adrienne avait écouté la discussion précédente avec une attention profonde. Tout à coup, elle tressaillit comme éclairée par une révélation soudaine. Après un moment de silence, elle dit à Rodin, sans amertume, sans colère, mais avec un calme rempli de douceur et de sérénité:

— On dit, monsieur, que l'amour heureux fait des prodiges… Je serais tentée de le croire; car après quelques minutes de réflexion, et en me rappelant certaines circonstances, voici que votre conduite m'apparaît sous un jour nouveau.

— Quelle serait donc cette nouvelle perspective, ma chère demoiselle?

— Pour que vous soyez à mon point de vue, monsieur, permettez-moi d'insister sur quelques faits: la Mayeux m'était généreusement dévouée; elle m'avait donné des preuves irrécusables d'attachement; son esprit valait son noble coeur… mais elle ressentait pour vous un éloignement invincible; tout à coup elle disparaît mystérieusement de chez moi… et il n'a pas tenu à vous que j'aie sur elle d'odieux soupçons. M. de Montbron a pour moi une affection paternelle, mais je dois vous l'avouer, peu de sympathie pour vous; ainsi vous avez tâché de jeter la défiance entre lui et moi… Enfin, le prince Djalma éprouve un sentiment profond pour moi… et vous employez la fourberie la plus perfide pour tuer ce sentiment. Dans quel but agissez-vous ainsi!… je l'ignore… mais à coup sûr il m'est hostile.

— Il me semble, mademoiselle, dit sévèrement Rodin, qu'à votre ignorance se joint l'oubli des service rendus.

— Je ne veux pas nier, monsieur, que vous m'ayez retirée de la maison de M. Baleinier; mais en définitive, quelques jours plus tard, j'étais infailliblement délivrée par M. de Montbron que voici…

— Vous avez raison, ma chère enfant, dit le comte; il se pourrait bien que l'on ait voulu se donner le mérite de ce qui devait bientôt forcément arriver, grâce à vos amis.

— Vous vous noyez, je vous sauve, vous m'êtes reconnaissante!… Erreur, dit Rodin avec amertume; un autre passant vous aurait sans doute sauvée plus tard.

— La comparaison manque un peu de justesse, dit Adrienne en souriant; une maison de santé n'est pas un fleuve, et quoique je vous croie maintenant très capable, monsieur, de nager entre deux eaux, la natation vous a été inutile en cette circonstance… et vous m'avez simplement ouvert une porte… qui devait inévitablement s'ouvrir plus tard.

— Très bien, ma chère enfant, dit le comte en riant aux éclats de la réponse d'Adrienne.

— Je sais, monsieur, que vos excellents soins ne se sont pas étendus qu'à moi… Les filles de M. le maréchal Simon lui ont été ramenées par vous… mais il est à croire que les réclamations de M. le maréchal duc de Ligny, au sujet de ses enfants, n'eussent pas été vaines. Vous avez été jusqu'à rendre à un vieux soldat sa croix impériale, véritable relique sacrée pour lui; c'est très touchant… Vous avez enfin démasqué l'abbé d'Aigrigny et M. Baleinier… mais j'étais moi-même décidée à les démasquer… du reste, tout ceci prouve que vous êtes, monsieur, un homme d'infiniment d'esprit…

— Ah! mademoiselle… fit humblement Rodin.

— Rempli de ressources et d'invention…

— Ah! mademoiselle…

— Ce n'est pas ma faute si dans notre long entretien chez M. Baleinier vous avez trahi cette supériorité qui m'a frappée, je l'avoue, profondément frappée… et dont vous semblez assez embarrassé à cette heure… Que voulez-vous, monsieur, il est bien difficile à un rare esprit comme le vôtre de garder l'incognito. Cependant, comme il se pourrait que, par des voies différentes, oh! très différentes, ajouta la jeune fille avec malice, nous concourions au même but… (toujours selon notre entretien de chez M. Baleinier) je veux dans l'intérêt de notre _communion future, _comme vous disiez, vous donner un conseil… et vous parler franchement.

Rodin avait écouté Mlle de Cardoville avec une apparente impassibilité, tenant son chapeau sous son bras, ses mains croisées sur son gilet et faisant tourner ses pouces. La seule marque extérieure du trouble terrible où le jetaient les calmes paroles d'Adrienne fut que les paupières livides du jésuite, hypocritement abaissées, devinrent peu à peu très rouges, tant le sang y affluait violemment. Il répondit néanmoins à Mlle de Cardoville d'une voix assurée et en s'inclinant profondément:

— Un bon conseil et une franche parole sont choses toujours excellentes…

— Voyez-vous, monsieur, reprit Adrienne avec une légère exaltation, l'amour heureux donne une telle pénétration, une telle énergie, un tel courage, que les périls, on s'en joue… les embûches, on les découvre… les haines, on les brave. Croyez-moi, la divine clarté qui rayonne autour de deux coeurs bien aimants suffit à dissiper toutes les ténèbres, à éclairer tous les pièges. Tenez… dans l'Inde… excusez cette faiblesse… j'aime beaucoup à parler de l'Inde, ajouta la jeune fille avec un sourire d'une grâce et d'une finesse indicibles, dans l'Inde les voyageurs, pour assurer leur tranquillité pendant la nuit, allument un grand feu autour de leur ajoupa (pardon encore de cette teinte de couleur locale), et aussi loin que s'étend l'auréole lumineuse, elle met en fuite par sa seule clarté tous les reptiles impurs, venimeux, que la lumière effraye et qui ne vivent que dans les ténèbres.

— Le sens de la comparaison m'a jusqu'ici échappé, dit Rodin en continuant de faire tourner ses pouces et en soulevant à demi ses paupières de plus en plus injectées.

— Je vais parler plus clairement, dit Adrienne en souriant. Supposez, monsieur, que le dernier… service que vous venez de rendre à moi et au prince, car vous ne procédez que par services rendus… cela est fort neuf et fort habile… je le reconnais…

— Bravo, ma chère enfant, dit le comte avec joie, l'exécution sera complète.

— Ah!… c'est une exécution? dit Rodin toujours impassible.

— Non, monsieur, reprit Adrienne en souriant, c'est une simple conversation entre une pauvre jeune fille et un vieux philosophe ami du bien. Supposez donc que les fréquents… _services _que vous avez rendus à moi et aux miens m'aient tout à coup ouvert les yeux ou plutôt, ajouta la jeune fille d'un ton grave, supposez que Dieu, qui donne à la mère l'instinct de défendre son enfant… m'ait donné à moi, avec mon bonheur, l'instinct de conservation de ce bonheur, et que je ne sais quel pressentiment, en éclairant mille circonstances jusqu'alors obscures, m'ait tout à coup révélé qu'au lieu d'être mon ami, vous êtes peut-être l'ennemi le plus dangereux de moi et de ma famille…

— Ainsi, nous passons de l'exécution aux suppositions, dit Rodin toujours imperturbable.

— Et de la supposition… monsieur, puisqu'il faut le dire, à la certitude, reprit Adrienne avec une fermeté digne et sereine. Oui, maintenant, je le crois, j'ai été quelque temps votre dupe… et je vous le dis sans haine, sans colère, mais avec regret, il est pénible de voir un homme de votre intelligence, de votre esprit… s'abaisser à de telles machinations… et, après avoir fait jouer tant de ressorts diaboliques, n'arriver enfin qu'au ridicule, pour un homme comme vous, d'être vaincu par une jeune fille qui n'a pour arme, pour défense, pour lumières… que son amour!… En un mot, monsieur, je vous regarde dès aujourd'hui comme un ennemi implacable et dangereux; car j'entrevois votre but sans deviner par quels moyens vous voulez l'atteindre: sans doute ces moyens seront dignes du passé. Eh bien! malgré tout cela, je ne vous crains pas; dès demain ma famille sera instruite de tout, et cette union active, intelligente, résolue, nous tiendra bien en garde; car il s'agit nécessairement de cet énorme héritage qu'on a déjà failli nous ravir. Maintenant, quels rapports peut-il y avoir entre les griefs que je vous reproche et la fin toute pécuniaire que l'on se propose?… Je l'ignore absolument… mais, vous me l'avez dit vous-même, mes ennemis sont si dangereusement habiles, leurs ruses toujours si détournées, qu'il faut s'attendre à tout, prévoir tout: je me souviendrai de la leçon… Je vous ai promis de la franchise, monsieur; en voilà, je suppose.

— Cela serait du moins imprudent… comme la franchise, si j'étais votre ennemi, dit Rodin toujours impassible. Mais vous m'aviez promis un conseil, ma chère demoiselle.

— Le conseil sera bref. N'essayez pas de lutter contre moi, parce qu'il y a, voyez-vous, quelque chose de plus fort que vous et les vôtres: une femme qui défend son bonheur.

Adrienne prononça ces derniers mots avec une confiance si souveraine, son beau regard étincelait, pour ainsi dire, d'une félicité si intrépide, que Rodin, malgré sa flegmatique audace, fut un moment effrayé. Cependant il ne parut nullement déconcerté, et, après un moment de silence, il reprit avec un air de compassion presque dédaigneuse:

— Ma chère demoiselle, nous ne nous reverrons jamais, c'est probable… rappelez-vous seulement une chose que je vous répète: Je ne me justifie jamais; l'avenir se charge de cela… Sur ce, ma chère demoiselle, je suis, nonobstant, votre très dévoué serviteur… Et il salua. Monsieur le comte… à vous rendre mes respectueux devoirs, ajouta-t-il en s'inclinant devant M. de Montbron plus humblement encore, et il sortit.

À peine Rodin fut-il sorti, qu'Adrienne courut à son bureau et écrivit quelques mots à la hâte, cacheta son billet, et dit à M. de Montbron:

— Je ne verrai pas le prince avant demain… autant par superstition de coeur que parce qu'il est nécessaire pour mes projets que cette entrevue soit entourée de quelque solennité… Vous saurez tout… mais je veux lui écrire à l'instant… car avec un ennemi tel que M. Rodin, il faut tout prévoir…

— Vous avez raison, ma chère enfant… cette lettre vite…
Adrienne la lui donna.

— Je lui en dis assez pour calmer sa douleur… et pas assez pour m'ôter le délicieux bonheur de la surprise que je lui ménage demain.

— Tout cela est rempli de raison et de coeur; je cours chez le prince lui remettre votre billet… Je ne le verrai pas; je ne pourrais répondre de moi… Ah çà! notre promenade de tantôt, notre spectacle de ce soir, tiennent toujours?

— Certainement, je n'ai plus besoin de m'étourdir jusqu'à demain; puis, je le sens, le grand air me fera du bien; cet entretien avec M. Rodin m'a un peu animée.

— Le vieux misérable!… Mais… nous en reparlerons… Je cours chez le prince… et je reviens vous prendre avec Mme de Morinval pour aller aux Champs-Élysées.

Et le comte de Montbron sortit précipitamment, aussi joyeux qu'il était entré triste et désolé.

VI. Les Champs-Élysées.

Deux heures environ s'étaient passées depuis l'entretien de Rodin et de Mlle de Cardoville. De nombreux promeneurs, attirés aux Champs-Élysées par la sérénité d'un beau jour de printemps (le mois de mars touchait à sa fin), s'arrêtaient pour admirer un ravissant attelage.

Qu'on se figure une calèche bleu-lapis, à train blanc aussi réchampi de bleu, attelée de quatre superbes chevaux de sang bai doré, à crins noirs, aux harnais étincelants d'ornements d'argent et menés en Daumont par deux petits postillons de taille parfaitement égale, portant cape de velours noir, veste de casimir bleu clair à collet blanc, culotte de peau et bottes à revers; deux grands valets de pied poudrés, à livrée également bleu clair, à collet et parements blancs, étaient assis sur le siège de derrière. On ne pouvait rien voir de mieux conduit, de mieux attelé; les chevaux, pleins de race, de vigueur et de feu, habilement menés par les postillons, marchaient d'un pas singulièrement égal, se cadençant avec grâce, mordant leur frein couvert d'écume, et secouant de temps à autre leurs cocardes de soie bleue et blanche à rubans flottants, au centre desquelles s'épanouissait une belle rose. Un homme à cheval, mis avec une élégante simplicité, suivant l'autre côté de l'avenue, contemplait avec une sorte d'orgueilleuse satisfaction cet attelage qu'il avait pour ainsi dire créé; cet homme était M. de Bonneville, l'écuyer d'Adrienne, comme disait M. de Montbron, car cette voiture était celle de la jeune fille.

Un changement avait eu lieu dans le _programme _de la journée magique. M. de Montbron n'avait pu remettre à Djalma le billet de Mlle de Cardoville, le prince était parti dès le matin à la campagne avec le maréchal Simon, avait dit Faringhea; mais il devait être de retour dans la soirée, et la lettre lui serait remise à son arrivée.

Complètement rassurée sur Djalma, sachant qu'il trouverait quelques lignes qui, sans lui apprendre le bonheur qu'il attendait, le lui feraient du moins pressentir, Adrienne, écoutant le conseil de M. de Montbron, était allée à la promenade dans sa voiture à elle, afin de bien constater aux yeux du monde qu'elle était bien décidée, malgré les bruits perfides répétés par Mme de Saint-Dizier, à ne rien changer dans sa résolution de vivre seule et d'avoir sa maison. Adrienne portait une petite capote blanche à demi-voile de blonde, qui encadrait sa figure rose et ses cheveux d'or; sa robe montante de velours grenat disparaissait presque sous un grand châle de cachemire vert. La jeune marquise de Morinval, aussi fort jolie, fort élégante, était assise à sa droite; M. de Montbron occupait, en face d'elles deux, le devant de la calèche.

Ceux qui connaissent le monde parisien, ou plutôt cette imperceptible fraction du monde parisien qui, pendant une heure ou deux, s'en va par chaque beau jour de soleil aux Champs-Élysées pour voir et pour être vue, comprendront que la présence de Mlle de Cardoville sur cette brillante promenade dut être un événement extraordinaire, quelque chose d'inouï. Ce que l'on appelle le _monde _ne pouvait en croire ses yeux en voyant cette jeune fille de dix-huit ans, riche à millions, appartenant à la plus haute noblesse, venir pour ainsi dire constater aux yeux de tous, en se montrant dans sa voiture, qu'en effet elle vivait entièrement libre et indépendante, contrairement à tous les usages, à toutes les convenances. Cette sorte d'émancipation semblait quelque chose de monstrueux, et l'on était presque étonné de ce que le maintien de la jeune fille, rempli de grâce et de dignité, démentît complètement les calomnies répandues par Mme de Saint-Dizier et ses amis à propos de la folie prétendue de sa nièce.

Plusieurs beaux, profitant de ce qu'ils connaissaient la marquise de Morinval ou M. de Montbron, vinrent tour à tour la saluer et marchèrent pendant quelques minutes au pas de leurs chevaux à côté de la calèche, afin d'avoir l'occasion de voir, d'admirer et peut-être d'entendre Mlle de Cardoville; celle-ci combla tous ces voeux en parlant avec son charme et son esprit habituels; alors la surprise, l'enthousiasme, furent à leur comble, ce que l'on avait d'abord taxé de bizarrerie presque insensée devint une originalité charmante, et il n'eût tenu qu'à Mlle de Cardoville d'être, de ce jour, déclarée la reine de l'élégance et de la mode.

La jeune fille se rendait très bien compte de l'impression qu'elle produisait, elle en était heureuse et fière en songeant à Djalma; lorsqu'elle le comparait à ces hommes à la mode, son bonheur augmentait encore. Et de fait, ces jeunes gens, dont la plupart n'avaient jamais quitté Paris, ou qui s'étaient au plus aventurés jusqu'à Baden, lui semblaient _bien pâles _auprès de Djalma, qui, à son âge, avait tant de fois commandé et combattu dans de sanglantes guerres, et dont la réputation de courage et d'héroïque générosité, citée avec admiration par les voyageurs, arrivait du fond de l'Inde jusqu'à Paris. Et puis, enfin, les plus charmants élégants, avec leurs petits chapeaux, leurs redingotes étriquées et leurs grandes cravates, pouvaient-ils approcher du prince indien, dont la gracieuse et mâle beauté était encore rehaussée par l'éclat d'un costume à la fois si riche et si pittoresque!

Tout était donc, en ce jour de bonheur, joie et amour pour Adrienne; le soleil, se couchant dans un ciel d'une sérénité splendide, inondait la promenade de ses rayons dorés; l'air était tiède; les voitures se croisaient en tous sens, les chevaux des cavaliers passaient et repassaient rapides et fringants; une brise légère agitait les écharpes des femmes, les plumes de leurs chapeaux; partout enfin le bruit, le mouvement, la lumière. Adrienne, du fond de sa voiture, s'amusait à voir miroiter sous ses yeux ce tourbillon étincelant de tout le luxe parisien; mais, au milieu de ce brillant chaos, elle voyait par la pensée se dessiner la mélancolique et douce figure de Djalma, lorsque quelque chose tomba sur ses genoux… elle tressaillit. C'était un bouquet de violettes un peu fanées. Au même instant, elle entendit une voix enfantine qui disait, en suivant la calèche:

— Pour l'amour de Dieu… ma bonne dame… un petit sou! Adrienne tourna la tête et vit une pauvre petite fille pâle et hâve, d'une figure douce et triste, à peine vêtue de haillons et qui tendait sa main en levant des yeux suppliants. Quoique ce contraste si frappant de l'extrême misère au sein même de l'extrême luxe fût si commun qu'il n'était plus remarquable, Adrienne en fut doublement affectée; le souvenir de la Mayeux, peut-être alors en proie à la plus affreuse misère, lui vint à la pensée.

— Ah! du moins, pensa la jeune fille, que ce soir ne soit pas pour moi seule un jour de radieux bonheur.

Se penchant un peu en dehors de la voiture, elle dit à la petite fille:

— As-tu ta mère, mon enfant?

— Non, madame; je n'ai plus ni mère ni père…

— Qui prend soin de toi?

— Personne, madame… On me donne des bouquets à vendre; il faut que je rapporte des sous… sans cela… on me bat.

— Pauvre petite!

— Un sou… ma bonne dame, un sou, pour l'amour de Dieu! dit l'enfant en continuant d'accompagner la calèche, qui marchait alors au pas.

— Mon cher comte, dit Adrienne en souriant et s'adressant à M. de Montbron, vous n'en êtes malheureusement pas à votre premier enlèvement… penchez-vous en dehors de la portière, tendez vos deux mains à cette enfant, enlevez-la prestement… nous la cacherons vite entre Mme de Morinval et moi… et nous quitterons la promenade sans que personne ne se soit aperçu de ce rapt audacieux.

— Comment! dit le comte avec surprise, vous voulez…

— Oui… je vous en prie.

— Quelle folie!

— Hier peut-être vous auriez pu traiter ce caprice de folie, mais aujourd'hui, et Adrienne appuya sur ce mot en regardant M. de Montbron d'un air d'intelligence, mais _aujourd'hui _vous devez comprendre… que c'est presque un devoir.

— Oui, je le comprends, bon et noble coeur, dit le comte d'un air ému pendant que Mme de Morinval, qui ignorait complètement l'amour de Mlle de Cardoville pour Djalma, regardait avec autant de surprise que de curiosité le comte et la jeune fille.

M. de Montbron, s'avançant alors au dehors de la portière et tendant ses mains à l'enfant, lui dit:

— Donne-moi tes deux mains, petite. Quoique bien étonnée, l'enfant obéit machinalement et tendit ses deux petits bras; alors le comte la prit par les poignets et l'enleva très adroitement, avec d'autant plus de facilité que la voiture était fort basse et, nous l'avons dit, allait au pas. L'enfant, plus stupéfaite encore qu'effrayée, ne dit mot, Adrienne et Mme de Morinval laissèrent un vide entre elles; on y blottit la petite fille qui disparut aussitôt sous les pans des châles des deux jeunes femmes.

Tout ceci fut exécuté si rapidement qu'à peine quelques personnes, passant dans les contre-allées, s'aperçurent de cet enlèvement.

_— _Maintenant, mon cher comte, dit Adrienne radieuse, sauvons- nous vite avec notre proie.

M. de Montbron se leva à demi et dit aux postillons:

— À l'hôtel.

Et les quatre chevaux partirent à la fois d'un trot rapide et égal.

— Il me semble que cette journée de bonheur est maintenant consacrée, et que mon luxe est excusé, pensait Adrienne; en attendant que je puisse retrouver cette pauvre Mayeux en faisant faire dès aujourd'hui mille recherches, sa place du moins ne sera pas vide.

Il y a souvent des rapprochements étranges… Au moment où cette bonne pensée pour la Mayeux venait à l'esprit d'Adrienne, un grand mouvement de foule se manifestait dans l'une des contre-allées; plusieurs passants s'attroupèrent, bientôt d'autres personnes coururent se joindre au groupe.

— Voyez donc, mon oncle, dit Mme de Morinval, comme la foule s'assemble là-bas! Qu'est-ce que cela peut être? Si l'on faisait arrêter la voiture pour envoyer savoir la cause de ce rassemblement?

— Ma chère, j'en suis désolé, mais votre curiosité ne sera pas satisfaite, dit le comte en tirant sa montre; il est bientôt six heures; la représentation des bêtes féroces commencera à huit heures; nous avons juste le temps de rentrer et de dîner… Est-ce votre avis, ma chère enfant? dit-il à Adrienne.

— Est-ce le vôtre, Julie? dit Mlle de Cardoville à la marquise.

— Sans doute, répondit la jeune femme.

— Je vous saurai d'ailleurs d'autant plus de gré de ne pas vous attarder, reprit le comte, qu'après vous avoir conduites à la Porte-Saint-Martin, je serai obligé d'aller au club pour une demi- heure, afin d'y voter pour lord Campbell, que je présente.

— Nous resterons donc seules, Adrienne et moi, au spectacle, mon oncle?

— Mais votre mari vient avec vous, je suppose.

— Vous avez raison, mon oncle; ne nous abandonnez pas trop pour cela.

— Comptez-y, car je suis au moins aussi curieux que vous de voir ces terribles animaux, et le fameux Morok, l'incomparable dompteur de bêtes.

Quelques minutes après, la voiture de Cardoville avait quitté les Champs-Élysées, emportant la petite fille et se dirigeant vers la rue d'Anjou. Au moment où le brillant attelage disparaissait, l'attroupement dont on a parlé avait encore augmenté; une foule compacte se pressait autour de l'un des grands arbres des Champs- Élysées, et l'on entendait sortir çà et là de ce groupe des exclamations de pitié. Un promeneur, s'approchant d'un jeune homme placé aux derniers rangs de l'attroupement, lui dit:

— Qu'est-ce qu'il y a donc là?

— On dit que c'est une pauvresse… une jeune fille bossue qui vient de tomber d'inanition…

— Une bossue… beau dommage!… il y en a toujours assez de bossues… dit brutalement le promeneur avec un rire grossier.

— Bossue ou non… si elle meurt de faim… répondit le jeune homme en contenant à peine son indignation, ça n'en est pas moins triste; et il n'y a pas là de quoi rire, monsieur!

— Mourir de faim, bah! dit le promeneur en haussant les épaules. Il n'y a que la canaille qui ne veut pas travailler qui meurt de faim… et c'est bien fait.

— Et moi, je parie, monsieur, qu'il y a une mort dont vous ne mourrez jamais, vous! s'écria le jeune homme indigné de la cruelle insolence du promeneur.

— Que voulez-vous dire? reprit le promeneur avec hauteur.

— Je veux dire, monsieur, que ce n'est jamais le coeur qui vous étouffera.

— Monsieur! s'écria le promeneur d'un ton courroucé.

— Eh bien! quoi, monsieur? reprit le jeune homme en regardant son interlocuteur en face.

— Rien… dit le promeneur; et, tournant brusquement les talons, il alla tout grondant rejoindre un cabriolet à caisse orange sur laquelle on voyait un énorme blason surmonté d'un tortil de baron. Un domestique, ridiculement galonné d'or sur vert et orné d'une énorme aiguillette qui lui battait les mollets, était debout à côté du cheval, et n'aperçut pas son maître.

— Tu bayes donc aux corneilles, animal? lui dit le promeneur en le poussant du bout de sa canne. Le domestique se retourna confus.

— Monsieur… c'est que…

— Tu ne sauras donc jamais dire monsieur le baron, gredin! s'écria le promeneur courroucé. Allons, ouvre la portière.

Le promeneur était M. Tripeaud, baron industriel, loup-cervier, agioteur.

La pauvre bossue était la Mayeux, qui venait en effet de tomber exténuée de misère et de besoin au moment où elle se rendait chez Mlle de Cardoville. La malheureuse créature avait trouvé le courage de braver la honte et les atroces railleries qu'elle redoutait en venant dans cette maison dont elle s'était volontairement exilée; cette fois il ne s'agissait pas d'elle, mais de sa soeur Céphyse… la reine Bacchanal, de retour à Paris depuis la veille, et que la Mayeux voulait, grâce à Adrienne, arracher au sort le plus épouvantable.

* * * * *

Deux heures après ces différentes scènes, une foule énorme se pressait aux abords de la Porte-Saint-Martin afin d'assister aux exercices de Morok, qui devait simuler un combat avec la fameuse panthère noire de Java, nommée la Mort.

Bientôt Adrienne, M. et Mme de Morinval, descendirent de voiture devant l'entrée du théâtre; ils devaient y être rejoints par le comte de Montbron, qu'ils avaient en passant laissé au club.

VII. Derrière la toile.

La salle immense de la Porte-Saint-Martin était remplie d'une foule impatiente. Ainsi que M. de Montbron l'avait dit à Mlle de Cardoville_, tout Paris _se pressait avec une vive et ardente curiosité aux représentations de Morok; il est inutile de dire que le dompteur de bêtes avait complètement abandonné le petit commerce de bimbeloteries dévotieuses auquel il se livrait si fructueusement à l'auberge du Faucon blanc, près de Leipzig; il en était de même des grandes enseignes sur lesquelles les effets surprenants de la soudaine conversion de Morok étaient traduits en peintures si bizarres; ces roueries surannées n'eussent pas été de mise à Paris. Morok finissait de s'habiller dans une des loges d'acteur qu'on lui avait donnée; par-dessus sa cotte de mailles, ses jambards et ses brassards, il portait un ample pantalon rouge que des cercles de cuivre doré attachaient à ses chevilles. Son long cafetan d'étoffe brochée noir, or et pourpre, était serré à sa taille et à ses poignets par d'autres larges cercles de métal aussi doré. Ce sombre costume donnait au dompteur de bêtes une physionomie plus sinistre encore. Sa barbe épaisse et jaunâtre tombait à grands flots sur sa poitrine, et il enroulait gravement une longue pièce de mousseline blanche autour de sa calotte rouge. Dévot prophète en Allemagne, comédien à Paris, Morok savait, comme ses protecteurs, parfaitement s'accommoder aux circonstances.

Assis dans un coin de la loge, et le contemplant avec une sorte d'admiration stupide, était Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu. Depuis ce jour où l'incendie avait dévoré la fabrique de M. Hardy, Jacques n'avait pas quitté Morok, passant chaque nuit dans des orgies dont l'organisation de fer du dompteur de bêtes bravait la funeste influence. Les traits de Jacques commençaient, au contraire, à s'altérer profondément: ses joues creuses, sa pâleur marbrée, son regard parfois hébété, parfois éclatant d'un sombre feu, trahissaient les ravages de la débauche; une sorte de sourire amer et sardonique effleurait presque continuellement ses lèvres desséchées. Cette intelligence, autrefois vive et gaie, luttait encore quelque peu contre le lourd hébétement d'une ivresse presque continuelle. Déshabitué du travail, ne pouvant se passer de plaisirs grossiers, cherchant à noyer dans le vin un reste d'honnêteté qui se révoltait en lui, Jacques en était venu à accepter sans honte la large aumône des sensualités abrutissantes que lui faisait Morok, celui-ci soldant les frais assez considérables de leurs orgies, mais ne lui donnant jamais d'argent, afin de le garder toujours dans sa dépendance. Après avoir pendant quelque temps contemplé Morok avec ébahissement, Jacques lui dit:

— C'est égal, c'est un fier métier que le tien (ils se tutoyaient alors); tu peux te vanter qu'il n'y a pas, à l'heure qu'il est, deux hommes comme toi, dans le monde entier… et c'est flatteur… C'est dommage que tu ne te bornes pas à ce beau métier-là.

— Que veux-tu dire?

— Et cette conspiration aux frais de laquelle tu me fais _noce, _tous les jours et toutes les nuits?

— Ça chauffe, mais le moment n'est pas encore venu; c'est pour cela que je veux t'avoir toujours sous la main jusqu'au grand jour… Te plains-tu?

— Non, mordieu! dit Jacques; qu'est-ce que je ferais? Brûlé par l'eau-de-vie, comme je le suis, j'aurais la volonté de travailler que je n'en aurais pas la force… je n'ai pas, comme toi, une tête de marbre et un corps de fer… mais, pour me griser avec de la poudre au lieu de me griser avec autre chose… ça me va, je ne suis plus bon qu'à cet ouvrage-là… et puis, ça m'empêche de penser.

— À quoi?

— Tu sais bien… que quand je pense… je ne pense qu'à une chose… dit Jacques d'un air sombre.

— La reine Bacchanal, encore? dit Morok avec dédain.

— Toujours… un peu; quand je n'y penserai plus du tout, c'est que je serai mort… ou tout à fait abruti… Démon!

— Tu ne t'es jamais mieux porté… et tu n'as jamais eu plus d'esprit… niais! répondit Morok en attachant son turban. L'entretien fut interrompu… Goliath entra précipitamment dans la loge.

La taille gigantesque de cet Hercule avait encore augmenté de carrure; il était costumé en Alcide: ses membres énormes, sillonnés de veines grosses comme le pouce, se gonflaient sous un maillot couleur de chair sur lequel tranchait un caleçon rouge.

— Qu'as-tu à entrer ici comme une tempête? lui dit Morok.

— Il y a bien une autre tempête dans la salle; ils commencent à s'impatienter et crient comme des possédés; mais si ce n'était que ça!

— Qu'y a-t-il encore?

— La Mort ne pourra pas jouer ce soir… Morok se retourna brusquement, presque avec inquiétude.

— Pourquoi cela? s'écria-t-il.

— Je viens de la voir… elle se tient rasée au fond de sa loge… ses oreilles sont si couchées sur sa tête qu'on dirait qu'on les lui a coupées… Vous savez ce que cela veut dire.

— Est-ce là tout? dit Morok en se retournant vers la glace pour achever sa coiffure.

— C'est bien assez, puisqu'elle est dans un de ses accès de rage. Depuis cette nuit où, en Allemagne, elle a éventré cette rosse de cheval blanc, je ne lui ai pas vu l'air si féroce; ses yeux luisent comme deux chandelles.

— Alors on lui mettra sa belle collerette, dit simplement Morok.

— Sa belle collerette?

— Oui, son collier à ressort.

— Et il faudra que je vous aide comme une femme de chambre, dit le géant; jolie toilette à faire…

— Tais-toi…

— Ce n'est pas tout… reprit Goliath d'un air embarrassé.

— Quoi encore?…

— J'aime autant vous le dire… tout de suite…

— Parleras-tu?

— Eh bien… il est ici.

— Qui, bête brute?

— L'Anglais! Morok tressaillit, ses bras tombèrent le long de son corps.

Jacques fut frappé de la pâleur et de la contraction des traits du dompteur de bêtes.

— L'Anglais… tu l'as vu! s'écria Morok en s'adressant à
Goliath; tu en es sûr?

— Très sûr… Je regardais par le trou de la toile, je l'ai vu dans une petite loge presque sur le théâtre; il veut voir les choses de près… il est bien facile à reconnaître à son front pointu, à son grand nez et à ses yeux ronds.

Morok tressaillit encore. Cet homme, ordinairement d'une impassibilité farouche, parut de plus en plus troublé et si effrayé que Jacques lui dit:

— Qu'est-ce donc que cet Anglais?

— Il me suivait depuis Strasbourg, où il m'avait rencontré, répondit Morok sans pouvoir cacher son abattement; il voyageait à petites journées comme moi, avec ses chevaux, s'arrêtant où je m'arrêtais, afin de ne jamais manquer une de mes représentations. Mais deux jours avant d'arriver à Paris il m'avait abandonné… je m'en croyais délivré, ajouta Morok en soupirant.

— Délivré… comme tu dis cela!… reprit Jacques surpris; une si bonne pratique, un admirateur pareil!

— Oui, dit Morok de plus en plus morne et accablé, ce misérable- là a parié une somme énorme que je serais dévoré devant lui pendant un de mes exercices, il espère gagner son pari… voilà pourquoi il ne me quitte pas.

Couche-tout-nu trouva l'idée de l'Anglais d'une excentricité si réjouissante que, pour la première fois depuis longtemps, il partit d'un rire des plus francs.

Morok, devenant blême de rage, se précipita sur lui d'un air si menaçant que Goliath fut obligé de s'interposer.

— Allons… allons, dit Jacques, ne te fâche pas; puisque c'est sérieux. Je ne ris plus…

Morok se calma et dit à Couche-tout-nu d'une voix sourde:

— Me crois-tu lâche?

— Non, pardieu!

— Eh bien, pourtant, cet Anglais à figure grotesque m'épouvante plus que mon tigre ou ma panthère…

— Tu me le dis… je te crois, répondit Jacques; mais je ne comprends pas en quoi la présence de cet homme t'épouvante…

— Mais songe donc, misérable! s'écria Morok, qu'obligé d'épier sans cesse le moindre mouvement de la bête féroce que je tiens domptée sous mon geste et mon regard, il y a pour moi quelque chose d'effrayant à savoir que deux yeux sont là… toujours là… fixes… attendant que la moindre distraction me livre aux dents des animaux!

— Maintenant je comprends, reprit Jacques, et il tressaillit à son tour. Ça fait peur.

— Oui… car… une fois là… j'ai beau ne pas l'apercevoir, cet Anglais de malheur, il me semble voir toujours devant moi ses deux yeux ronds, fixes et grands ouverts… Mon tigre Caïn a déjà failli une fois me dévorer le bras… pendant une distraction que me causait cet Anglais que l'enfer confonde!… Tonnerre et sang! s'écria Morok, cet homme me sera fatal…

Et Morok marcha dans la loge avec agitation.

— Sans compter que la Mort a ce soir ses oreilles aplaties sur son crâne, reprit brutalement Goliath. Si vous vous obstinez… c'est moi qui vous le dis… l'Anglais gagnera son pari ce soir.

— Sors d'ici, brute… ne me romps pas la tête de tes prédictions de malheur, s'écria Morok, et va préparer le collier de la Mort.

— Allons, chacun son goût… vous voulez que la panthère vous goûte, dit le géant en sortant pesamment après cette plaisanterie.

— Mais, puisque tu as ces craintes, dit Couche-tout-nu, pourquoi ne dis-tu pas que la panthère est malade?

Morok haussa les épaules, et répondit avec une sorte d'exaltation farouche:

— As-tu entendu parler de l'âpre désir du joueur qui met son honneur, sa vie sur une carte? Eh bien! moi aussi… dans ces exercices de chaque jour où ma vie est en jeu, je trouve un sauvage et âpre plaisir à braver la mort devant une foule frémissante, épouvantée de mon audace… Enfin, jusque dans l'effroi que m'inspire cet Anglais, je trouve quelquefois malgré moi je ne sais quel terrible excitant que j'abhorre et que je subis.

Le régisseur, entrant dans la loge du dompteur de bêtes, l'interrompit.

— Peut-on frapper les trois coups, monsieur Morok? lui dit-il.
L'ouverture ne durera pas dix minutes.

— Frappez, dit Morok.

— M. le commissaire de police vient de faire examiner de nouveau la double chaîne destinée à la panthère et le piton rivé au plancher du théâtre, au fond de la caverne du premier plan, ajouta le régisseur. Tout a été trouvé d'une solidité très rassurante.

— Oui… rassurante… excepté pour moi, murmura le dompteur de bêtes.

— Ainsi, monsieur Morok, on peut frapper?

— On peut frapper, répondit Morok. Et le régisseur sortit.

VIII. Le lever du rideau.

Les trois coups d'usage retentirent solennellement derrière la toile, l'ouverture commença et, il faut l'avouer, fut peu écoutée.

À l'intérieur, la salle offrait un coup d'oeil très animé. Sauf deux avant-scènes des premières, l'une à droite, l'autre à gauche du spectateur, toutes les places étaient occupées. Un grand nombre de femmes très élégantes, attirées comme toujours par l'étrangeté sauvage du spectacle, garnissaient les loges. Aux stalles se pressaient la plupart des jeunes gens, qui, le matin, avaient parcouru les Champs-Élysées, au pas de leurs chevaux. Quelques mots échangés d'une stalle à l'autre donneront une idée de leur entretien.

— Savez-vous, mon cher, qu'il n'y aurait pas une foule pareille et une salle si bien composée pour voir Athalie?

_— _Certainement. Que sont les pauvres hurlements d'un comédien, auprès du rugissement d'un lion?…

— Moi, je ne comprends pas qu'on permette à ce Morok d'attacher sa panthère dans un coin du théâtre avec une chaîne à un anneau de fer… Si la chaîne cassait?

— À propos de chaîne brisée… voilà la petite Mme de Blinville, qui n'est pas une tigresse… La voyez-vous aux secondes de face…

— Ça lui va très bien d'avoir brisé, comme vous dites, la chaîne conjugale; elle est très en beauté cette année.

— Ah! voici la belle duchesse de Saint-Prix… Mais tout ce qu'il y a d'élégant est ici ce soir… Je ne dis par ça pour nous.

— C'est une véritable salle des Italiens… quel air de joie et de fête!

— Après tout, on fait bien de s'amuser, on ne s'amusera peut-être pas longtemps.

— Pourquoi donc?

— Et si le choléra vient à Paris?

— Ah! bah!

— Est-ce que vous croyez au choléra, vous?

— Parbleu! il arrive du Nord, en se promenant la canne à la main.

— Que le diable l'emporte en chemin, et que nous ne voyions pas ici sa figure verte!

— On dit qu'il est à Londres.

— Bon voyage!

— Moi j'aime autant parler d'autre chose; c'est une faiblesse si vous voulez; moi, je trouve cela triste.

— Je crois bien.

— Ah! messieurs… je ne me trompe pas… non… c'est elle!…

— Qui donc?

— Mlle de Cardoville! Elle entre à l'avant-scène avec Morinval et sa femme. C'est une résurrection complète: ce matin aux Champs- Élysées, ce soir ici…

— C'est, ma foi, vrai! C'est bien Mlle de Cardoville.

— Mon Dieu! qu'elle est belle!…

— Prêtez-moi votre lorgnette.

— Hein!… qu'en dites-vous?

— Ravissante… Éblouissante!

— Et avec cette beauté, de l'esprit comme un démon, dix-huit ans, trois cent mille livres de rente, une grande naissance, et… libre comme l'air.

— Oui, dire enfin que, pourvu que ça lui plût, je pourrais être demain, ou même aujourd'hui, le plus heureux des hommes.

— C'est à vous rendre fou ou enragé!

— On assure que son hôtel de la rue d'Anjou est quelque chose de féerique; on parle d'une salle de bains et d'une chambre à coucher dignes des Mille et une Nuits.

_— _Et libre comme l'air… J'en reviens toujours là.

— Ah! si j'étais à sa place!

— Moi, je serai d'une légèreté effrayante.

— Ah! messieurs, quel heureux mortel que celui qui sera aimé le premier!

— Vous croyez donc qu'elle en aimera plusieurs?

— Étant libre comme l'air…

— Voilà toutes les loges remplies, sauf l'avant-scène qui fait face à celle de Mlle de Cardoville; heureux les locataires de cette loge!

— Avez-vous vu aux premières l'ambassadrice d'Angleterre?

— Et la princesse d'Alvimar… quel bouquet monstre!

— Je voudrais bien savoir le nom… de ce bouquet-là.

— Parbleu! C'est Germigny.

— Comme c'est flatteur pour les lions et les tigres d'attirer si belle compagnie!

— Remarquez-vous, messieurs, comme toutes les élégantes lorgnent
Mlle de Cardoville?

— Elle fait événement…

— Elle a bien raison de se montrer: on la faisait passer pour folle.

— Ah! messieurs… la bonne… l'excellente figure!…

— Où donc, où donc?

— Là… dans cette petite loge au-dessus de celle de Mlle de
Cardoville.

— C'est un casse-noisette de Nuremberg.

— C'est un homme de bois.

— A-t-il les yeux fixes et ronds!

— Et ce nez!

— Et ce front!

— C'est un grotesque.

— Ah! messieurs, silence! voici la toile qui se lève. En effet, la toile se leva. Quelques mots d'explication sont nécessaires pour l'intelligence de ce qui va suivre. L'avant-scène du rez-de- chaussée à gauche du spectateur était coupée en deux loges; dans l'une se trouvaient plusieurs personnes désignées par les jeune gens placés aux stalles. L'autre compartiment, plus rapproché du théâtre, était occupé par l'Anglais, cet excentrique et sinistre parieur qui inspirait tant d'épouvante à Morok. Il faudrait être doué du rare et fantastique génie d'Hoffmann pour dignement peindre cette physionomie à la fois grotesque et effrayante qui se détachait des ténèbres du fond de la loge. Cet Anglais avait cinquante ans environ, un front complètement chauve et allongé en cône; au-dessous de ce front, surmonté de sourcils affectant la forme de deux accents circonflexes, brillaient deux gros yeux verts, singulièrement ronds et fixes, très rapprochés d'un nez à courbure très saillante et très tranchante; un menton, ainsi qu'on le dit vulgairement, en casse-noisette, disparaissait à demi dans une haute et ample cravate de batiste blanche non moins roidement empesée que le col de chemise à coins arrondis, qui atteignait presque le lobe de l'oreille. Le teint de cette figure extrêmement maigre et osseuse était pourtant fort coloré, presque pourpre, ce qui faisait valoir ce vert étincelant des prunelles et le blanc du globe de l'oeil. La bouche, fort grande, tantôt sifflotait imperceptiblement un air de gigue écossaise (toujours le même air), tantôt se relevait légèrement vers ses coins, contractée par un sourire sardonique. L'Anglais était d'ailleurs mis avec une exquise recherche: son habit bleu à boutons de métal laissait voir son gilet de piqué blanc, d'une blancheur aussi irréprochable que son ample cravate; deux magnifiques rubis formaient les boutons de sa chemise, et il appuyait sur le bord de la loge ses mains patriciennes soigneusement gantées de gants glacés. Lorsque l'on savait le bizarre et cruel désir qui amenait ce parieur à toutes ces représentations, sa grotesque figure, au lieu d'exciter un rire moqueur, devenait presque effrayante. L'on comprenait alors l'espèce d'épouvantable cauchemar causé à Morok par ces deux gros yeux ronds et fixes qui semblaient patiemment attendre la mort du dompteur de bêtes (et quelle horrible mort!) avec une confiance inexorable.

Au-dessus de la loge ténébreuse de l'Anglais, et offrant un gracieux contraste, se trouvaient dans l'avant-scène des premières M. et Mme de Morinval et Mlle de Cardoville. Celle-ci avait pris place du côté du théâtre. Elle était coiffée en cheveux et portait une robe de crêpe de Chine d'un bleu céleste, rehaussée au corsage d'une broche à pendeloques de perles du plus bel orient, rien de plus; et Adrienne était charmante ainsi. À la main elle tenait un énorme bouquet composé des plus rares fleurs de l'Inde; le stéphanotis, le gardénia, mélangeaient leur blancheur mate à la pourpre des hibiscus et des amaryllis de Java. Mme de Morinval, placée de l'autre côté de la loge, était mise aussi avec goût et simplicité. M. de Morinval, fort beau jeune homme blond, très élégant, se tenait derrière les deux femmes. M. de Montbron devait venir d'un moment à l'autre.

Rappelons enfin au lecteur qu'à droite du spectateur, l'avant- scène des premières qui faisait face à la loge d'Adrienne était restée jusqu'alors complètement vide.

Le théâtre représentait une gigantesque forêt de l'Inde; au fond de grands arbres exotiques se découpaient en ombelles ou en flèches sur des masses anguleuses de roches à pic, laissant à peine voir quelques coins d'un ciel rougeâtre. Chaque coulisse formait un massif d'arbres entrecoupés de rocs; enfin, à gauche du spectateur, et absolument au-dessous de la loge d'Adrienne, on voyait l'échancrure irrégulière d'une noire et profonde caverne, qui semblait à demi écrasée sous un amas de blocs de granit jetés là par quelque éruption volcanique. Ce site, d'une âpreté, d'une grandeur sauvage, était merveilleusement composé, l'illusion aussi complète que possible; la rampe baissée garnie d'un réflecteur pourpré, jetait sur ce sinistre paysage des tons ardents et voilés qui en augmentaient encore l'aspect lugubre et saisissant. Adrienne, un peu penchée en dehors de sa loge, les joues légèrement animées, les yeux brillants, le coeur palpitant, cherchait à retrouver dans ce tableau la forêt solitaire dépeinte dans le récit de ce voyageur qui racontait avec quelle intrépidité généreuse Djalma s'était précipité sur une tigresse en furie pour sauver la vie d'un pauvre esclave noir réfugié dans une caverne. Et de fait, le hasard servait merveilleusement le souvenir de la jeune fille. Tout absorbée par la contemplation de ce site et par les idées qu'il éveillait en son coeur, elle ne songeait nullement à ce qui se passait dans la salle. Il se passait pourtant quelque chose d'assez curieux à l'avant-scène qui, restée vide jusqu'alors, faisait face à la loge d'Adrienne.

La porte de cette loge s'était ouverte. Un homme de quarante ans environ, au teint bistré, y était entré; vêtu à l'indienne, une longue robe d'étoffe de soie orange, serrée à sa taille par une ceinture verte, il portait son petit turban blanc; après avoir disposé deux chaises sur le devant de la loge et regardé un instant de côté et d'autre dans la salle, il tressaillit; ses yeux noirs étincelèrent, et il ressortit vivement. Cet homme était Faringhea.

Cette apparition causait déjà dans la salle une surprise mêlée de curiosité; la majorité des spectateurs n'avait pas, comme Adrienne, mille raisons d'être absorbée par la seule contemplation d'un décor pittoresque. L'attention publique augmenta en voyant entrer dans la loge d'où venait de sortir Faringhea un jeune homme d'une rare beauté, aussi vêtu à l'indienne d'une longue robe de cachemire blanc à manches flottantes, et coiffé d'un turban rayé d'or comme sa ceinture, où brillait un long poignard étincelant de pierreries… Ce jeune homme était Djalma.

Un instant il se tint debout à la porte, jetant, du fond de la loge, un regard presque indifférent sur cette salle, où se pressait une foule immense… Bientôt, faisant quelques pas avec une sorte de majesté gracieuse et tranquille, le prince s'assit nonchalamment sur une des chaises, puis, tournant la tête vers la porte au bout de quelques secondes, il parut s'étonner de ne pas voir entrer une personne qu'il attendait sans doute.

Celle-ci parut enfin, l'ouvreuse finissait de la débarrasser de son manteau… Cette personne était une charmante jeune fille blonde, vêtue avec plus d'éclat que de goût, d'une robe de soie blanche à larges raies cerise, effrontément décolletée et à manches courtes; deux gros noeuds de rubans cerise placés de chaque côté de ses cheveux blonds encadraient la plus jolie, la plus mutine, la plus éveillée de toutes les petites mines.

On a déjà reconnu Rose-Pompon, gantée de gants blancs, longs, ridiculement surchargés de bracelets, mais qui du moins ne cachaient qu'à demi ses jolis bras; elle tenait à la main un énorme bouquet de roses. Loin d'imiter la calme démarche de Djalma, Rose-Pompon entra en sautillant dans la loge, remua bruyamment les chaises, se trémoussa quelque temps sur son siège avant de s'asseoir, afin d'étaler sa belle robe; puis, sans être le moins du monde intimidée par cette brillante assemblée, elle fit d'un petit geste agaçant respirer l'odeur de son bouquet de roses à Djalma, et elle parut définitivement s'équilibrer sur la chaise qu'elle occupait.

Faringhea rentra, ferma la porte de la loge et s'assit derrière le prince.

Adrienne, toujours profondément absorbée dans la contemplation de la forêt indienne et dans ses doux souvenirs, n'avait fait aucune attention aux nouveaux arrivants… Comme elle tournait complètement la tête du côté du théâtre et que Djalma ne pouvait, pour ainsi dire, l'apercevoir à ce moment que de profil perdu, il n'avait pas non plus reconnu Mlle de Cardoville…

IX. La mort.

L'espèce de _libretto _dans lequel se trouvait intercalé le combat de Morok et de la panthère noire était si insignifiant, que la majorité du public n'y prêtait aucune attention, réservant tout son intérêt pour la scène dans laquelle devait paraître le dompteur de bêtes. Cette indifférence du public explique la curiosité produite dans la salle par l'arrivée de Faringhea et de Djalma, curiosité qui se traduisit (comme naguère de nos jours lors de la présence des Arabes dans quelque lieu public) par une légère rumeur et un mouvement général de la foule.

La mine si éveillée, si gentille de Rose-Pompon, toujours charmante, malgré sa toilette singulièrement voyante et surtout d'une prétention ridicule pour un pareil théâtre, ses façons très légères et plus que familières à l'égard du bel Indien qui l'accompagnait, augmentaient et avivaient encore la surprise; car, à ce moment même, Rose-Pompon, cédant, l'effrontée qu'elle était, à un mouvement d'agaçante coquetterie, avait, on l'a dit, approché son gros bouquet de roses de la figure de Djalma pour le lui faire sentir. Mais le prince, à la vue de ce paysage qui lui rappelait son pays, au lieu de paraître sensible à cette gentille provocation, resta quelques minutes rêveur, les yeux attachés sur le théâtre; alors Rose-Pompon se mit à battre la mesure avec son bouquet sur le devant de sa loge, tandis que le balancement un peu trop cadencé de ses jolies épaules annonçait que cette danseuse endiablée commençait à être possédée d'idées chorégraphiques plus ou moins orageuses, en entendant un pas redoublé fort animé que l'orchestre jouait alors.

Placée absolument en face de la loge où venait de s'établir Faringhea, Djalma et Rose-Pompon, Mme de Morinval s'était bien aperçue de l'arrivée de ces nouveaux personnages, et surtout des coquettes excentricités de Rose-Pompon: aussi la jeune marquise, se penchant vers Mlle de Cardoville, toujours absorbée dans ses ineffables souvenirs, lui avait dit en riant:

— Ma chère, ce qu'il y a de plus amusant ici n'est pas sur le théâtre… Regardez donc en face de nous.

— En face de nous! répéta machinalement Adrienne. Et après s'être retournée vers Mme de Morinval d'un air surpris, elle jeta les yeux du côté qu'on lui indiquait… Elle regarda…

Que vit-elle!… Djalma assis à côté d'une jeune fille qui lui faisait familièrement respirer le parfum de son bouquet. Étourdie, frappée presque physiquement au coeur d'un coup électrique profond, aigu, Adrienne devint d'une pâleur mortelle… Par instinct elle ferma les yeux pendant une seconde, afin _de ne pas voir… _de même que l'on tâche de détourner le poignard qui, vous ayant déjà frappé, vous menace encore… Puis tout à coup, à sa sensation de douleur, pour ainsi dire matérielle, succéda une pensée terrible pour son amour et sa juste fierté.

— Djalma est ici avec cette femme… et il a reçu ma lettre, se disait-elle, ma lettre… où il a pu lire le bonheur qui l'attendait!

À l'idée de ce sanglant outrage, la rougeur de la honte, de l'indignation, remplaça la pâleur d'Adrienne, qui, anéantie devant la réalité, se disait encore:

— Rodin ne m'avait pas trompée!… Il faut renoncer à rendre la foudroyante rapidité de ces émotions qui vous torturent, qui vous tuent dans l'espace d'une minute… Ainsi Adrienne avait été précipitée du plus radieux bonheur au fond d'un abîme de douleurs atroces en moins d'une seconde… car elle fut à peine une seconde avant de répondre à Mme de Morinval:

— Qu'y a-t-il donc de si curieux en face de nous, ma chère Julie?

Cette réponse évasive permettait à Adrienne de reprendre son sang- froid. Heureusement, grâce à ses longues boucles de cheveux, qui, de profil, cachaient presque entièrement ses joues, sa pâleur et sa rougeur subites échappèrent à Mme de Morinval, qui reprit gaiement:

— Comment, ma chère, vous ne voyez pas ces Indiens qui viennent d'entrer dans cette loge d'avant-scène… tenez… là… justement en face de la nôtre?

— Ah! oui… très bien… je les vois, répondit Adrienne d'une voix ferme.

— Et vous ne les trouvez pas très curieux? reprit la marquise.

— Allons, mesdames, dit en riant M. de Morinval, un peu d'indulgence pour de pauvres étrangers: ils ignorent nos usages, sans cela s'afficheraient-ils en si mauvaise compagnie à la face de tout Paris?

— En effet, dit Adrienne avec un sourire amer, leur ingénuité est si touchante!… Il faut les plaindre.

— Mais c'est qu'elle est malheureusement charmante, cette petite, avec sa robe décolletée et ses bras nus, dit la marquise; _cela _doit avoir seize ou dix-sept ans au plus. Regardez-la donc, ma chère Adrienne; quel dommage!…

— Vous êtes dans un jour de charité, vous et votre mari, ma chère Julie, répondit Adrienne; il faut plaindre ces Indiens, plaindre cette créature… Voyons, qui plaindrons-nous encore?

— Nous ne plaindrons pas ce bel Indien au turban rouge et or, dit la marquise en riant, car, si cela dure… la petite aux rubans cerise va l'embrasser… Par ma foi! voyez comme elle se penche vers son sultan… Ils sont très amusants, continua-t-elle en partageant l'hilarité de son mari et en lorgnant Rose-Pompon.

Puis elle reprit au bout d'une minute, en s'adressant à Adrienne:

— Je suis certaine d'une chose, moi… c'est que, malgré ses mines évaporées, cette petite est folle de cet Indien… Je viens de surprendre un regard qui dit beaucoup de choses.

— À quoi bon tant de pénétration, ma bonne Julie? dit doucement Adrienne; quel intérêt avons-nous à lire dans le coeur de cette jeune fille?…

— Si elle aime son sultan… elle a bien raison, dit le marquis en lorgnant à son tour, car de ma vie je n'ai rencontré quelqu'un de plus admirablement beau que cet Indien. Je ne le vois que de profil, mais ce profil est pur et fin comme un camée antique… Ne trouvez-vous pas, mademoiselle? ajouta le marquis en se penchant vers Adrienne. Il est bien entendu que c'est une simple question d'art… que je me permets de vous adresser…

— Comme objet d'art? répondit Adrienne; en effet, c'est fort beau.

— Ah çà! dit la marquise, elle est impertinente, cette petite! Ne voilà-t-il pas qu'elle nous lorgne!…

— Bien! dit le marquis, et la voilà qui met sans façon sa main sur l'épaule de son Indien pour lui faire sans doute partager l'admiration que vous lui inspirez, mesdames…

En effet, Djalma, jusqu'alors distrait par la vue du décor qui lui rappelait son pays, était resté insensible aux agaceries de Rose- Pompon, et n'avait pas encore aperçu Adrienne.

— Ah bien, par exemple! disait Rose-Pompon en s'agitant sur le devant de sa loge et continuant de lorgner Mlle de Cardoville, car c'était elle, et non la marquise qui attirait alors son attention, voilà qui est joliment rare… une délicieuse femme avec des cheveux roux, mais d'un bien joli roux, faut le dire. Regardez donc_, prince Charmant!_

Et, on l'a dit, elle frappa légèrement sur l'épaule de Djalma, qui, à ces mots, tressaillit, tourna la tête, et, pour la première fois, aperçut Mlle de Cardoville.

Quoiqu'on l'eût presque préparé à cette rencontre, le prince éprouva un saisissement si violent, qu'éperdu, il allait involontairement se lever, mais il sentit peser vigoureusement sur son épaule la main de fer de Faringhea, qui, placé derrière lui, s'écria rapidement à voix basse et en langue hindoue:

— Du courage… et demain cette femme sera à vos pieds.

Et comme Djalma faisait un nouvel effort, le métis ajouta pour le contenir:

— Tout à l'heure, elle a pâli, rougi de jalousie… pas de faiblesse, ou tout est perdu.

— Ah çà! vous voilà encore à parler votre affreux patois, dit Rose-Pompon à Faringhea en se retournant. D'abord, ce n'est pas poli; et puis ce langage est si baroque, qu'on dirait, quand vous le parlez, que vous cassez des noix.

— Je parle de vous à monseigneur, dit le métis. Il s'agit d'une surprise qu'il vous ménage.

— Une surprise… c'est différent. Alors, dépêchez, entendez- vous, prince Charmant?… ajouta-t-elle en regardant tendrement Djalma.

— Mon coeur se brise, dit Djalma d'une voix sourde à Faringhea en employant toujours la langue hindoue.

— Et demain il bondira de joie et d'amour, reprit le métis. Ce n'est qu'à force de mépris qu'on réduit une femme fière. Demain… vous dis-je, tremblante et confuse, elle sera suppliante à vos pieds.

— Demain… elle me haïra… à la mort! répondit le prince avec accablement.

— Oui… si maintenant elle vous voit faible et lâche… À cette heure, il n'y a plus à reculer… regardez-la donc bien en face, et ensuite prenez le bouquet de cette petite pour le porter à vos lèvres… Aussitôt vous verrez cette femme si fière rougir et pâlir comme tout à l'heure; alors me croirez-vous?

Djalma, réduit par le désespoir à tout tenter, subissant malgré lui la fascination des conseils diaboliques de Faringhea, regarda pendant une seconde Mlle de Cardoville bien en face, prit d'une main tremblante le bouquet de Rose-Pompon, puis jetant de nouveau les yeux sur Adrienne, il effleura le bouquet de ses lèvres.

À cette outrageante bravade, Mlle de Cardoville ne put retenir un tressaillement si brusque, si douloureux, que le prince en fut frappé.

— Elle est à vous… lui dit le métis. «Voyez-vous, monseigneur, comme elle a frémi… de jalousie… elle est à vous; courage! et bientôt elle vous préférera à ce beau jeune homme qui est derrière elle… car _c'est lui… _qu'elle croyait aimer jusqu'ici. Et comme si le métis eût deviné le soulèvement de rage et de haine que cette révélation devait exciter dans le coeur du prince, il ajouta rapidement:

— Du calme… du dédain!… N'est-ce pas cet homme qui maintenant doit vous haïr?

Le prince se contint et passa la main sur son front, que la colère avait rendu brûlant.

— Mon Dieu! qu'est-ce que vous lui contez donc qui l'agace comme ça? dit Rose-Pompon à Faringhea d'un ton boudeur; puis s'adressant à Djalma: Voyons, prince Charmant, comme on dit dans les contes de fées, rendez-moi mon bouquet. Et elle le reprit. Vous l'avez porté à vos lèvres, j'aurais presque envie de le croquer… Et elle ajouta tout bas en soupirant et en jetant un regard passionné sur Djalma: ce monstre de Nini-Moulin ne m'a pas trompée… Tout ça est très honnête, je n'ai pas seulement… _ça _à me reprocher.

Et du bout de ses petites dents blanches elle mordit le bout de l'ongle rose de sa main droite, qu'elle avait dégantée.

Est-il besoin de dire que la lettre d'Adrienne n'avait pas été remise au prince, et qu'il n'était nullement allé passer la journée à la campagne avec le maréchal Simon? Depuis trois jours que M. de Montbron n'avait vu Djalma, Faringhea lui avait persuadé qu'en affichant un autre amour, il réduirait Mlle de Cardoville. Quant à la présence de Djalma au théâtre, Rodin avait su par Florine que sa maîtresse allait le soir à la Porte-Saint-Martin.

Avant que Djalma l'eût reconnue, Adrienne, sentant ses forces défaillir, avait été sur le point de quitter le théâtre. L'homme qu'elle avait jusqu'alors porté si haut dans son coeur, celui qu'elle avait admiré à l'égal d'un héros et d'un dieu, celui qu'elle avait cru plongé dans un désespoir si affreux, qu'entraînée par la plus tendre pitié, elle lui avait loyalement écrit, afin qu'une douce espérance calmât ses douleurs… celui-là enfin répondait à une généreuse preuve de franchise et d'amour en se donnant ridiculement en spectacle avec une créature indigne de lui. Pour la fierté d'Adrienne, que d'incurables blessures! Peu lui importait que Djalma crût ou non la rendre témoin de cet indigne affront. Mais lorsqu'elle se vit reconnue par le prince, mais lorsqu'il poussa l'outrage jusqu'à la regarder en face, jusqu'à la braver en portant à ses lèvres le bouquet de la créature qui l'accompagnait, Adrienne, saisie d'une noble indignation, se sentit le courage de rester. Loin de fermer les yeux à l'évidence, elle éprouva une sorte de plaisir barbare à assister à l'agonie, à la mort de son pur et divin amour. Le front haut, l'oeil fier et brillant, la joue colorée, la lèvre dédaigneuse, à son tour elle regarda le prince avec une méprisante fermeté; un sourire sardonique effleura ses lèvres, et elle dit à la marquise, tout occupée, ainsi que bon nombre de spectateurs, de ce qui se passait à l'avant-scène:

— Cette révoltante exhibition de moeurs sauvages est du moins parfaitement d'accord avec le reste du programme.

— Certes, dit la marquise, et mon cher oncle aura perdu ce qu'il y aura peut-être de plus amusant à voir.

— M. de Montbron? dit vivement Adrienne avec une amertume à peine contenue, oui… il regrettera de ne pas avoir _tout vu… _Il me tarde qu'il arrive… N'est-ce pas à lui que je dois cette charmante soirée?

Peut-être Mme de Morinval eût remarqué l'expression de sanglante ironie qu'Adrienne n'avait pu complètement dissimuler, si tout à coup un rugissement rauque, prolongé, retentissant, n'eût attiré son attention et celle de tous les spectateurs, restés, nous l'avons dit, jusqu'alors fort indifférents aux scènes de remplissage destinées à amener l'apparition de Morok sur le théâtre. Tous les yeux se tournèrent instinctivement vers la caverne située à gauche du théâtre, au-dessous de la loge de Mlle de Cardoville; un frisson de curiosité ardente parcourut toute la salle…

Un second rugissement encore plus sonore, plus profond, et qui semblait plus irrité que le premier, sortit cette fois du souterrain dont l'ouverture disparaissait à demi sous des broussailles artificielles, faciles à écarter. À ce rugissement, l'Anglais se leva debout de sa petite loge, en sortit presque à mi-corps et se frotta vivement les mains; puis, complètement immobile, ses gros yeux verts, fixes et brillants, ne quittèrent plus l'entrée de la caverne.

À ces hurlements féroces, Djalma avait tressailli, malgré toutes les excitations d'amour, de jalousie, de haine, auxquelles il était en proie. La vue de cette forêt, les rugissements de la panthère lui causèrent une émotion profonde en réveillant de nouveau le souvenir de son pays et de ces chasses meurtrières qui, comme la guerre, ont des enivrements terribles; il eût tout à coup entendu des clairons et les gongs de l'armée de son père sonner l'attaque, qu'il n'eût pas été transporté d'une ardeur plus sauvage. Bientôt des grondements sourds, comme un tonnerre lointain, couvrirent presque les râlements stridents de la panthère: le lion et le tigre, Judas et Caïn, lui répondaient du fond du théâtre, où étaient leurs cages… À cet effrayant concert, dont ses oreilles avaient été tant de fois frappées au milieu des solitudes de l'Inde, lorsqu'il y campait pour la chasse ou pour la guerre, le sang de Djalma bouillonna dans ses veines, ses yeux étincelèrent d'une ardeur farouche, la tête un peu penchée en avant, les deux mains crispées sur le rebord de la loge, tout son corps frémissait d'un tremblement convulsif. Les spectateurs, le théâtre, Adrienne n'existaient plus pour lui: il était dans une forêt de son pays… et il sentait le tigre…

Il se mêlait alors à sa beauté une expression si intrépide, si farouche, que Rose-Pompon le contemplait avec une sorte de frayeur et d'admiration passionnée. Pour la première fois de sa vie, peut- être ses jolis yeux bleus, ordinairement si gais, si malins, peignaient une émotion sérieuse, elle ne pouvait se rendre compte de ce qu'elle ressentait. Son coeur se serrait, battait avec force, comme si quelque malheur allait arriver. Cédant à un mouvement de crainte involontaire elle saisit le bras de Djalma et lui dit:

— Ne regardez donc pas ainsi cette caverne, vous me faites peur…

Le prince ne l'entendit pas.

— Ah! le voilà! murmura la foule presque tout d'une voix. Morok paraissait au fond du théâtre… Morok, costumé comme nous l'avons dépeint, portait de plus un arc et un long carquois rempli de flèches. Il descendit lentement la rampe de rochers simulés qui allaient en s'abaissant jusque vers le milieu du théâtre; de temps à autre il s'arrêtait court, feignant de prêter l'oreille et de ne s'avancer qu'avec circonspection; en jetant ses regards de côté et d'autre, involontairement sans doute il rencontra les deux gros yeux verts de l'Anglais, dont la loge avoisinait justement la caverne. Aussitôt les traits du dompteur de bêtes se contractèrent d'une manière si effrayante que Mme de Morinval qui l'examinait curieusement à l'aide d'une excellente lorgnette, dit vivement à Adrienne:

— Ma chère, cet homme a peur… il lui arrivera malheur…

— Est-ce qu'il arrive des malheurs? répondit Adrienne avec un sourire sardonique, des malheurs au milieu de cette foule si brillante, si parée, si animée… des malheurs… ici ce soir? Allons donc, ma chère Julie… vous n'y songez pas… c'est dans l'ombre, c'est dans la solitude, qu'un malheur arrive… jamais au milieu d'une foule joyeuse, à l'éclat des lumières.

— Ciel! Adrienne… prenez garde! s'écria la marquise, ne pouvant retenir un cri d'effroi et saisissant le bras de Mlle de Cardoville comme pour l'attirer à elle:

— La voyez-vous? Et la marquise, de sa main tremblante, désignait l'ouverture de la caverne. Adrienne avança vivement la tête et regarda.

— Prenez garde!… ne vous avancez pas tant, lui dit vivement
Mme de Morinval.

— Vous êtes folle avec vos terreurs, ma chère amie, dit le marquis à sa femme. La panthère est parfaitement bien enchaînée, et brisât-elle sa chaîne, ce qui est impossible, nous serions ici hors de sa portée.

Une grande rumeur de curiosité palpitante courut alors dans la salle, tous les regards étaient invinciblement attachés sur la caverne. Entre les broussailles artificielles qu'elle écarta brusquement avec son large poitrail, la panthère noire apparut tout à coup; par deux fois elle allongea sa tête aplatie, illuminée de ses deux yeux jaunes et flamboyants… puis, ouvrant à demi sa gueule rouge… elle poussa un nouveau rugissement en montrant deux rangées de crocs formidables. Une double chaîne de fer et un collier aussi de fer peint en noir, se confondant avec son pelage d'ébène et l'ombre de la caverne, l'illusion était complète; le terrible animal semblait être en liberté dans son repaire.

— Mesdames, dit tout à coup le marquis, regardez donc les
Indiens… ils sont superbes d'émotion.

En effet, à la vue de la panthère, l'ardeur farouche de Djalma était arrivée à son comble… ses yeux étincelaient dans leur orbite nacrée comme deux diamants noirs; sa lèvre supérieure se retroussait convulsivement avec une expression de férocité animale, comme s'il eût été dans un violent paroxysme de colère.

Faringhea, alors accoudé sur le bord de la loge, était aussi en proie à une émotion profonde, causée par un hasard étrange.

«Cette panthère noire d'une si noire espèce, pensait-il, que je vois ici, à Paris, sur un théâtre, doit être celle que le Malais (le _thug _ou étrangleur qui avait tatoué Djalma à Java pendant son sommeil) a enlevée toute petite dans son repaire, et vendue à un capitaine européen… Le pouvoir de Bohwanie est partout,» ajoutait le _thug _dans sa superstition sanguinaire.

— Ne trouvez-vous pas, repris le marquis s'adressant à Adrienne, que ces Indiens sont superbes à voir ainsi?…

— Peut-être… ils auront assisté à une chasse pareille dans leur pays, dit Adrienne comme si elle eût voulu évoquer et braver ce qu'il y avait de plus cruel dans ses souvenirs.

— Adrienne…, dit tout à coup la marquise à Mlle de Cardoville d'une voix altérée, maintenant voilà le dompteur de bêtes assez près de vous… sa figure n'est-elle pas effrayante à voir? Je vous dis que cet homme a peur.

— Le fait est, ajouta le marquis très sérieusement cette fois, que sa pâleur est affreuse et qu'elle semble augmenter de minute en minute… à mesure qu'il s'approche de ce côté… On dit que s'il perdait son sang-froid une minute il courrait le plus grand péril.

— Ah!… ce serait horrible, s'écria la marquise en s'adressant à
Adrienne là, sous nos yeux… s'il était blessé…

— Est-ce qu'on meurt d'une blessure!… répondit Adrienne à la marquise avec un accent d'une si froide indifférence que la jeune femme regarda Mlle de Cardoville avec surprise et lui dit:

— Ah! ma chère… ce que vous dites là est cruel!…

— Que voulez-vous? c'est l'atmosphère qui nous entoure qui réagit sur moi, dit la jeune fille avec un sourire glacé.

— Voyez… voyez… le dompteur de bêtes va tirer sa flèche sur la panthère, dit tout à coup le marquis; c'est sans doute après qu'il simulera le combat corps à corps.

Morok était à ce moment sur le devant du théâtre, mais il lui fallait le traverser dans sa largeur pour arriver jusqu'à l'entrée de la caverne. Il s'arrêta un moment, ajusta une flèche sur la corde de son arc, se mit à genoux derrière un bloc de rocher, visa longtemps… le trait siffla et alla se perdre dans la profondeur de la caverne, où la panthère s'était retirée après avoir un instant montré sa tête menaçante.

À peine la flèche eut-elle disparu, que la Mort, irritée à dessein par Goliath alors invisible, poussa un rugissement de colère comme si elle eût été frappée… La pantomime de Morok devint si expressive, il exprima si naturellement sa joie d'avoir atteint la bête féroce, que les bravos frénétiques éclatèrent dans toute la salle. Jetant alors son arc loin de lui, il tira un poignard de sa ceinture, le prit entre ses dents, et se mit à ramper sur ses mains et sur ses genoux, comme s'il eût voulu surprendre dans son repaire la panthère blessée. Pour rendre l'illusion plus parfaite, la Mort, irritée de nouveau par Goliath, qui la frappait avec une barre de fer, la Mort poussa du fond du souterrain des rugissements effroyables.

Le sombre aspect de la forêt, à peine éclairée de reflets rougeâtres, était d'un effet si saisissant, les hurlements de la panthère si furieux, les gestes, l'attitude, la physionomie de Morok si empreints de terreur… que la salle, attentive, frémissante, restait dans un silence profond; toutes les respirations étaient suspendues; on eût dit qu'un frisson d'épouvante gagnait tous les spectateurs, comme s'ils se fussent attendus à quelque horrible événement.

Ce qui rendait la pantomime de Morok d'une vérité si effrayante, c'est qu'en s'approchant ainsi pas à pas de la caverne, il approchait aussi de la loge de l'Anglais… Malgré lui, le dompteur de bêtes, fasciné par la peur, ne pouvait détacher ses yeux des deux gros yeux verts de cet homme; on eût dit que chacun des brusques mouvements qu'il faisait en rampant répondait à une secousse d'attraction magnétique causée par le regard fixe du sinistre parieur… Aussi, plus Morok se rapprochait de lui, plus sa figure se décomposait et devenait livide. Une fois encore, à la vue de cette pantomime, qui n'était plus un jeu, mais l'expression vraie de l'épouvante, le silence profond, palpitant qui régnait dans la salle, fut interrompu par des acclamations et des transports auxquels se joignirent les rugissements de la panthère et les grondements du lion et du tigre.

L'Anglais, presque hors de la loge, les lèvres relevées par son effrayant sourire sardonique, ses gros yeux toujours fixes, était haletant, oppressé. La sueur coulait de son front chauve et rouge, comme s'il eût véritablement dépensé une incroyable force magnétique pour attirer Morok, qu'il voyait bientôt à l'entrée de la caverne.

Le moment était décisif. Accroupi, ramassé sur lui-même, son poignard à la main, suivant du geste et de l'oeil tous les mouvements de la Mort, qui, rugissante, irritée, ouvrant sa gueule énorme, semblait vouloir défendre l'entrée de son repaire, Morok attendait le moment de se jeter sur elle.

Il y a une telle fascination dans le danger qu'Adrienne partagea malgré elle le sentiment de curiosité poignante mêlée d'effroi qui faisait palpiter tous les spectateurs: penchée comme la marquise, plongeant du regard sur cette scène d'un intérêt effrayant, la jeune fille tenait machinalement à la main son bouquet indien qu'elle avait toujours conservé.

Tout à coup Morok jeta un cri sauvage en s'élançant sur la Mort, qui répondit à ce cri par un rugissement éclatant en se précipitant sur son maître avec tant de furie, qu'Adrienne, épouvantée, croyant voir cet homme perdu, se rejeta en arrière cachant sa figure dans ses deux mains.

Son bouquet lui échappa, tomba sur la scène, et roula dans la caverne où luttaient la panthère et Morok.

Prompt comme la foudre, souple et agile comme un tigre, cédant à l'emportement de son amour et à l'ardeur farouche excitée en lui par les rugissements de la panthère, Djalma fut d'un bond sur le théâtre, tira son poignard et se précipita dans la caverne pour y saisir le bouquet d'Adrienne. À cet instant, un cri épouvantable de Morok blessé appelait à l'aide… La panthère, plus furieuse encore à la vue de Djalma, fit un effort désespéré pour rompre sa chaîne; n'y pouvant parvenir, elle se dressa sur ses pattes de derrière afin d'enlacer Djalma, alors à la portée de ses griffes tranchantes. Baisser la tête, se jeter à genoux et en même temps lui plonger à deux reprises son poignard dans le ventre avec la rapidité de l'éclair, ce fut ainsi que Djalma échappa à une mort certaine; la panthère rugit en retombant de tout son poids sur le prince… Pendant une seconde que dura sa terrible agonie, on ne vit qu'une masse confuse et convulsive de membres noirs, de vêtement blancs ensanglantés… puis enfin Djalma se releva pâle, sanglant, blessé; alors, debout, l'oeil étincelant d'un orgueil sauvage, le pied sur le cadavre de la panthère… tenant à la main le bouquet d'Adrienne, il jeta sur elle un regard qui disait son amour insensé.

Alors seulement aussi Adrienne sentit ses forces l'abandonner, car un courage surhumain lui avait donné la puissance d'assister aux effroyables péripéties de cette lutte.

Seizième partie Le choléra

I. Le voyageur.

Il est nuit.

La lune brille, les étoiles scintillent au milieu d'un ciel d'une mélancolique sérénité; les aigres sifflements d'un vent du nord, brise funeste, sèche, glacée, se croisent, serpentent, éclatent en violentes rafales; de leur souffle âpre et strident… elles balayent les hauteurs de Montmartre.

Au sommet le plus élevé de cette colline, un homme est debout. Sa grande ombre se projette sur le terrain pierreux éclairé par la lune… Ce voyageur regarde la ville immense qui s'étend à ses pieds… PARIS…, dont la noire silhouette découpe ses tours, ses coupoles, ses dômes, ses clochers, sur la limpidité bleuâtre de l'horizon, tandis que du milieu de cet océan de pierre s'élève une vapeur lumineuse qui rougit l'azur étoilé du zénith… C'est la lueur lointaine des mille feux qui, le soir, à l'heure des plaisirs, éclairent joyeusement la bruyante capitale.

— Non, disait le voyageur, cela ne sera pas… le Seigneur ne le voudra pas. C'est assez de deux fois. Il y a cinq siècles, la main vengeresse du Tout-Puissant m'avait poussé du fond de l'Asie jusqu'ici… Voyageur solitaire, j'avais laissé derrière moi plus de deuil, plus de désespoir, plus de désastres, plus de morts… que n'en auraient laissé les armées de cent conquérants dévastateurs… Je suis entré dans cette ville… et elle a été aussi décimée… Il y a deux siècles, cette main inexorable qui me conduit à travers le monde m'a encore amené ici; et cette fois comme l'autre, ce fléau que de loin en loin le Tout-Puissant attache à mes pas a ravagé cette ville et atteint d'abord mes frères, déjà épuisés par la fatigue et par la misère.

Mes frères à moi… l'artisan de Jérusalem, l'artisan maudit du Seigneur qui, dans ma personne, a maudit la race des travailleurs, race toujours souffrante, toujours déshéritée, toujours esclave, et qui, comme moi, marche, marche, sans trêve ni repos, sans récompense ni espoir, jusqu'à ce que les femmes, hommes, enfants, vieillards, meurent sous un joug de fer… joug homicide que d'autres reprennent à leur tour, et que les travailleurs portent ainsi d'âge en âge sur leur épaule docile et meurtrie. Et voici que, pour la troisième fois depuis cinq siècles, j'arrive au faîte d'une des collines qui dominent cette ville. Et peut-être j'apporte avec moi l'épouvante, la désolation, et la mort. Et cette ville, enivrée du bruit de ses joies, de ses fêtes nocturnes, ne sait pas… oh! ne sait pas que je suis à sa porte…

Mais non, non, ma présence ne sera pas une calamité nouvelle… Le Seigneur, dans ses vues impénétrables, m'a conduit jusqu'ici à travers la France, en me faisant éviter sur ma route jusqu'au plus humble hameau; aussi aucun redoublement de glas funèbre n'a signalé mon passage. Et puis le spectre m'a quitté… ce spectre livide… et vert… aux yeux profonds et sanglants… Quand j'ai foulé le sol de la France… sa main humide et glacée a abandonné la mienne… il a disparu.

Et pourtant… je le sens… l'atmosphère de mort m'entoure encore. Ils ne cessent pas, les sifflements aigus de ce vent sinistre qui, m'enveloppant de son tourbillon, semblait de son souffle empoisonné propager le fléau. Sans doute la colère du Seigneur s'apaise… Peut-être ma présence ici est une menace dont il donnera conscience à ceux qu'il doit intimider… Oui, car sans cela il voudrait donc, au contraire, frapper un coup d'un retentissement plus épouvantable… en jetant tout d'abord la terreur et la mort au coeur du pays, au sein de cette ville immense! Oh non! non! le Seigneur aura pitié… Non… il ne me condamnera pas à ce nouveau supplice…

Hélas! dans cette ville, mes frères sont plus nombreux et plus misérables qu'ailleurs… Et c'est moi… qui leur apporterais la mort!…

Non, le Seigneur aura pitié; car hélas! les sept descendants de ma soeur sont enfin réunis dans cette ville… Et c'est moi qui leur apporterais la mort!… la mort… au lieu du secours qu'ils réclament!…

Car cette femme qui comme moi erre d'un bout du monde à l'autre, après avoir une fois brisé les trames de leurs ennemis… cette femme a poursuivi sa marche éternelle… En vain elle a pressenti que de grands malheurs menaçaient de nouveau ceux-là qui me tiennent par le sang de ma soeur… La main invisible qui m'amène… chasse devant moi la femme errante… Comme toujours emportée par l'irrésistible tourbillon, en vain elle s'est écriée, suppliante, au moment d'abandonner les miens:

— Qu'au moins Seigneur… je finisse ma tâche!

— MARCHE!!!

— Quelques jours, par pitié! rien que quelques jours!

— MARCHE!!!

— Je laisse ceux que je protège au bord de l'abîme.

— MARCHE!… MARCHE!!… Et l'astre errant s'est élancé de nouveau dans sa route éternelle… Et sa voix a traversé l'espace, m'appelant au secours des miens…

— Quand sa voix est arrivée jusqu'à moi, je le sentais… les rejetons de ma soeur étaient encore exposés à d'effrayants périls… Ces périls augmentent encore…

— Oh! dites, dites, Seigneur! les descendants de ma soeur échapperont-ils à la fatalité qui depuis tant de siècles s'appesantit sur ma race? Me pardonnerez-vous en eux? me punirez- vous en eux?

Oh! faites qu'ils obéissent aux dernières volontés de leur aïeul! Faites qu'ils puissent unir leurs coeurs charitables, leurs vaillantes forces, leurs grandes richesses! Ainsi ils travailleront au bonheur futur de l'humanité… Ainsi ils rachèteront peut-être ma vie éternelle!

Ces mots de l'Homme-Dieu: AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES… seraient leur seule fin, leurs seuls moyens… À l'aide de ces paroles toutes puissantes ils combattraient, ils vaincraient ces faux ancêtres qui ont renié les préceptes d'amour, de paix et d'espérance de l'Homme-Dieu, pour des enseignements remplis de haine, de violence et de désespoir…

Ces faux prêtres… qui, soudoyés par les puissants et par les heureux de ce monde… leurs complices de tous les temps… au lieu de demander ici-bas un peu de bonheur pour mes frères qui souffrent, qui gémissent depuis tant de siècles, osent dire en votre nom, Seigneur, que le pauvre est à jamais voué aux tortures de ce monde… et que le désir ou l'espérance de moins souffrir sur cette terre est un crime à vos yeux… _parce que le bonheur du petit nombre… et le malheur de presque toute l'humanité… _telle est votre volonté. Ô blasphème!… N'est-ce pas le contraire de ces paroles homicides qui est digne de la volonté divine?

Par pitié! écoutez-moi, Seigneur… Arrachez à leurs ennemis les descendants de ma soeur… depuis l'artisan jusqu'au fils de roi… Ne laissez pas détruire le germe d'une puissante et féconde association, qui, grâce à vous, datera peut-être dans les fastes du bonheur de l'humanité. Laissez-moi, Seigneur, les réunir, puisqu'on les divise; les défendre, puisqu'on les attaque… laissez-moi faire espérer ceux-là qui n'espèrent plus, donner du courage à ceux qui sont abattus, relever ceux dont la chute menace, soutenir ceux qui persévèrent dans le bien…

Et peut-être leur lutte, leur dévouement, leur vertu, leurs douleurs expieront ma faute… à moi que le malheur, oh! que le malheur seul avait rendu injuste et méchant.

Seigneur! puisque votre main toute-puissante m'a conduit ici… dans un but que j'ignore, désarmez enfin votre colère; que je ne sois plus l'instrument de vos vengeances!… Assez de deuil sur la terre! Depuis deux années, vos créatures tombent par milliers sur mes pas…

Le monde est décimé, un voile de deuil s'étend par tout le globe… Depuis l'Asie jusqu'aux glaces du pôle… j'ai marché… et l'on est mort… N'entendez-vous pas ce long sanglot qui de la terre monte vers vous, Seigneur?… Miséricorde pour tous et pour moi… Qu'un jour, qu'un seul jour… je puisse réunir les descendants de ma soeur… et ils sont sauvés…

En disant ces paroles, le voyageur tomba à genoux… il levait vers le ciel ses mains suppliantes.

Tout à coup le vent rugit avec plus de violence; ses sifflements aigus se changèrent en tourmente… Le voyageur tressaillit. D'une voix épouvantée, il s'écria:

— Seigneur, le vent de mort mugit avec rage… Il me semble que son tourbillon me soulève Seigneur, vous n'exaucez donc pas ma prière! Le spectre… oh! le spectre… le voilà encore… sa face verdâtre est agitée de mouvements convulsifs… ses yeux rouges tournent dans leur orbite… Va-t'en!… va-t'en… Sa main!… oh! sa main glacée a saisi la mienne…

— MARCHE!

— Oh! Seigneur… ce fléau, ce terrible fléau, le porter encore dans cette ville!… Mes frères vont périr les premiers!… eux, si misérables… Grâce!…

— MARCHE!

— Et les descendants de ma soeur… grâce, grâce!

— MARCHE!

— Oh!… Seigneur, pitié!… Je ne peux plus me retenir au sol… le spectre m'entraîne sur le penchant de cette colline… ma marche est rapide comme le vent de mort qui souffle derrière moi… Déjà je vois les murailles de la ville… Oh! pitié, Seigneur, pitié pour les descendants de ma soeur! Épargnez-les… faites que je ne sois pas leur bourreau, et qu'ils triomphent de leurs ennemis!

— MARCHE!… MARCHE!!

— Le sol fuit toujours derrière moi… Déjà la porte de la ville… oh! déjà… Seigneur… Il est temps encore… Oh! grâce pour cette ville endormie!… Que tout à l'heure elle ne se réveille pas à des cris d'épouvante, de désespoir et de mort!!… Seigneur, je touche au seuil de la porte… vous le voulez donc… C'en est fait… Paris!!… le fléau est dans ton sein!… Ah! maudit, toujours maudit!

— MARCHE!… MARCHE!!… MARCHE!!![17]

II. La collation.

Le lendemain du jour où le sinistre voyageur, descendant des hauteurs de Montmartre, était entré dans Paris, une assez grande activité régnait à l'hôtel de Saint-Dizier. Quoiqu'il fût à peine midi, la princesse, sans être parée, elle avait trop bon goût pour cela, était cependant mise avec plus de recherche qu'à l'ordinaire; ses cheveux blonds, au lieu d'être simplement aplatis en bandeaux, formaient deux touffes crêpées, qui seyaient fort bien à ses joues grasses et fleuries. Son bonnet était garni de frais rubans roses; enfin, en voyant Mme de Saint-Dizier se cambrer, presque svelte, dans sa robe de moire grise, on devinait que Mme Grivois avait dû requérir l'assistance et les efforts d'une autre des femmes de la princesse pour entreprendre et pour obtenir ce remarquable amincissement de la taille replète de leur maîtresse.

Nous dirons bientôt la cause édifiante de cette légère recrudescence de coquetterie mondaine. La princesse, suivie de Mme Grivois, sa femme de charge, donnait ses derniers ordres relativement à quelques préparatifs qui se faisaient dans un vaste salon. Au milieu de cette pièce était une grande table ronde, recouverte d'un tapis de velours cramoisi et entourée de plusieurs chaises, au milieu desquelles on remarquait, à la place d'honneur, un fauteuil de bois doré. Dans un des angles du salon, non loin de la cheminée, où brûlait un excellent feu, se dressait une sorte de buffet improvisé; l'on y voyait les éléments variés de la plus friande, de la plus exquise collation. Ainsi, sur des plats d'argent, là s'élevaient en pyramides des sandwichs de laitance de carpe au beurre d'anchois, émincés de thon mariné et de truffes de Périgord (on était en carême); plus loin, sur des réchauds d'argent à l'esprit-de-vin afin de les conserver bien chaudes, des _bouchées _de queues d'écrevisses de la Meuse à la crème cuite fumaient dans leur pâte feuilletée, croustillante et dorée et semblaient défier en excellente, en succulence, de petit pâtés aux huîtres de Marennes étuvées dans le vin de Madère et _aiguisées _d'un hachis d'esturgeon aux quatre épices. À côté de ces oeuvres _sérieuses _venaient des oeuvres plus légères, de petits biscuits soufflés à l'ananas, des _fondants _aux fraises, primeur alors fort rare; des gelées d'oranges servies dans l'écorce entière de ces fruits, artistement vidés à cet effet; rubis et topazes, les vins de Bordeaux, de Madère et d'Alicante étincelaient dans de larges flacons de cristal, tandis que le vin de Champagne et deux aiguières de porcelaine de Sèvres, remplies l'une de café à la crème et l'autre de chocolat à la vanille ambrée, arrivaient presque à l'état de sorbets, plongés qu'ils étaient dans un grand rafraîchissoir d'argent ciselé, rempli de glace. Mais ce qui donnait à cette friande collation un caractère singulièrement apostolique et romain, c'étaient certains produits de l'_office _religieusement élaborés. Ainsi on remarquait de charmants petits calvaires en pâte d'abricot, des mitres sacerdotales pralinées, des crosses épiscopales en massepain auxquelles la princesse avait joint, par une attention toute pleine de délicatesse, un petit chapeau de cardinal en sucre de cerises, orné de cordelières en fils de caramel; la pièce la plus importante de ces sucreries catholiques, le chef-d'oeuvre du chef d'office de Mme de Saint- Dizier, était un superbe crucifix en angélique avec sa couronne d'épine-vinette candie.[18]

Ce sont là d'étranges profanations dont s'indignent avec raison les gens même peu dévots. Mais, depuis l'impudente jonglerie de la tunique de Trèves jusqu'à la plaisanterie effrontée de la châsse d'Argenteuil, les gens pieux à la façon de la princesse de Saint- Dizier semblent prendre à tâche de ridiculiser à force de zèle des traditions respectables.

Après avoir jeté un coup d'oeil des plus satisfaits sur la collation ainsi préparée, Mme de Saint-Dizier dit à Mme Grivois, en lui montrant le fauteuil doré qui semblait destiné au président de cette réunion:

— A-t-on mis ma chancelière sous la table, pour que son Éminence puisse y reposer ses pieds? elle se plaint toujours du froid…

— Oui, madame, dit Mme Grivois après avoir regardé sous la table; la chancelière est là…

— Dites aussi que l'on remplisse d'eau bouillante une boule d'étain, dans le cas où son Éminence n'aurait pas assez de la chancelière pour réchauffer ses pieds…

— Oui, madame.

— Mettez encore du bois dans le feu.

— Mais, madame… c'est déjà un vrai brasier… voyez donc! Et puis, si Son Éminence a toujours froid, Mgr l'évêque d'Halfagen a toujours trop chaud; il est continuellement en nage.

La princesse haussa les épaules et dit à Mme Grivois:

— Est-ce que Son Éminence Mgr le cardinal de Malipieri n'est pas le supérieur de Mgr l'évêque d'Halfagen?

— Si madame.

— Eh bien! selon la hiérarchie, c'est à monseigneur à souffrir de la chaleur, et non pas à Son Éminence de souffrir du froid… Ainsi donc, faites ce que je vous dis, remettez du bois dans le feu. Du reste, rien de plus simple. Son Éminence est Italienne, monseigneur appartient au nord de la Belgique; il est fort naturel qu'ils soient habitués à des températures différentes.

— Comme madame voudra, dit Mme Grivois en mettant deux énormes bûches au feu; mais, à la chaleur qu'il fait ici, monseigneur est capable de tomber suffoqué.

— Eh! mon Dieu! moi aussi, je trouve qu'il fait trop chaud ici; mais notre sainte religion ne nous enseigne-t-elle pas le sacrifice et la mortification? dit la princesse avec une touchante expression de dévouement.

On connaît maintenant la cause de la toilette un peu coquette de la princesse de Saint-Dizier. Il s'agissait de recevoir dignement des prélats qui, réunis au père d'Aigrigny, à d'autres dignitaires de l'Église, avaient déjà tenu chez la princesse une espèce de concile au petit pied. Une jeune mariée qui donne son premier bal, un mineur émancipé qui donne son premier dîner de garçon, une femme d'esprit qui fait la première lecture de sa première oeuvre inédite ne sont pas plus radieux, plus fiers et en même temps plus soigneusement empressés auprès de leurs hôtes que ne l'était Mme de Saint-Dizier auprès de _ses _prélats. Voir de très graves intérêts s'agiter, se débattre chez elle et devant elle; entendre des gens fort capables lui demander son avis sur certaines dispositions pratiques relatives à l'influence des congrégations de femmes, c'était pour la princesse à en mourir d'orgueil, car leurs _Éminences _et leurs _Grandeurs _consacraient ainsi à jamais sa prétention d'être considérée… environ comme une sainte mère de l'Église. Aussi, pour ces prélats indigènes ou exotiques, avait-elle déployé une foule d'onctueuses câlineries, et de benoîtes coquetteries. Rien de plus logique, d'ailleurs, que les transfigurations successives de cette femme sans coeur mais aimant sincèrement, passionnément, l'intrigue et la domination de coterie. Elle avait, selon les progrès de l'âge, naturellement passé de l'intrigue amoureuse à l'intrigue politique, et de l'intrigue politique à l'intrigue religieuse.

Au moment où Mme de Saint-Dizier terminait l'inspection de ses préparatifs, un bruit de voitures, retentissant dans la cour de l'hôtel, l'avertit de l'arrivée des personnes qu'elle attendait; sans doute ces personnes étaient du rang le plus élevé, car, contre tous les usages, elle alla les recevoir à la porte de son premier salon.

C'étaient en effet le cardinal Malipieri qui avait toujours froid, et l'évêque belge Halfagen, qui avait toujours chaud; le père d'Aigrigny les accompagnait. Le cardinal romain était un grand homme plus osseux que maigre et à la physionomie hautaine et rusée, à la figure jaunâtre et bouffie; il louchait beaucoup, et ses yeux étaient profondément cernés d'un cercle brun. L'évêque belge était un petit homme court, gros, trapu, à l'abdomen proéminent, au teint apoplectique, au regard délibéré, à la main potelée, molle et douillette.

Bientôt la compagnie fut rassemblée dans le grand salon; le cardinal alla se coller à la cheminée, tandis que l'évêque, qui commençait à suer et à souffler, lorgnait de temps à autre le chocolat et le café glacés qui devaient l'aider à supporter les ardeurs de cette canicule artificielle.

Le père d'Aigrigny, s'approchant de la princesse, lui dit à demi- voix:

— Voulez-vous donner l'ordre que l'on introduise ici l'abbé
Gabriel de Rennepont, qui viendra vous demander?

— Ce jeune prêtre est donc ici? demanda la princesse avec une vive surprise.

— Depuis avant-hier. Nous l'avons fait mander à Paris par ses supérieurs… Vous saurez tout… Quant au père Rodin, Mme Grivois ira, comme l'autre jour, le faire entrer par la petite porte de l'escalier dérobé.

— Il viendra aujourd'hui?

— Il a des choses fort importantes à nous apprendre. Il a désiré que monseigneur le cardinal et monseigneur l'évêque soient présents à l'entretien, car ils ont été mis à Rome au fait de tout par le père général, en leur qualité d'affiliés…

La princesse sonna, donna ses ordres, et, revenant auprès du cardinal, lui dit avec l'accent de la sollicitude la plus empressée:

— Votre Éminence commence-t-elle à se réchauffer un peu? Votre
Éminence veut-elle une boule d'eau chaude sous ses pieds? Votre
Éminence désire-t-elle que l'on fasse encore plus de feu?…

À cette proposition, l'évêque, qui étanchait son front ruisselant, poussa un soupir désespéré.

— Mille grâces, madame la princesse, répondit le cardinal à Mme de Saint-Dizier, en fort bon français, mais avec un accent italien intolérable; je suis vraiment confus de tant de bontés.

— Monseigneur n'acceptera-t-il rien? dit la princesse à l'évêque en lui indiquant le buffet.

— Je prendrai, madame la princesse, si vous voulez le permettre, un peu de café à la glace.

Et le prélat fit un prudent circuit afin d'approcher de la collation sans passer devant la cheminée.

— Et Votre Éminence ne prendra-t-elle pas un de ces petits pâtés aux huîtres? Ils sont brûlants, dit la princesse.

— Je les connais déjà, madame la princesse, dit le cardinal en chafriolant d'un air gourmet; ils sont exquis, et je ne résiste pas.

— Quel vin aurai-je l'honneur d'offrir à Votre Éminence? reprit gracieusement la princesse.

— Un peu de vin de Bordeaux, madame, si vous le voulez bien.

Et comme le père d'Aigrigny s'apprêtait à verser à boire au cardinal, la princesse lui disputa ce plaisir.

— Votre Éminence m'approuvera sans doute, dit le père d'Aigrigny au cardinal pendant que celui-ci dégustait gravement les petits pâtés aux huîtres; je n'ai pas cru devoir convoquer pour aujourd'hui Mgr l'évêque de Mogador, non plus que Mgr l'archevêque de Nanterre et notre sainte mère Perpétue, supérieure du couvent de Sainte-Marie, l'entretien que nous devons avoir avec Sa Révérence le père Rodin et avec l'abbé Gabriel étant tout à fait particulier et confidentiel.

— Notre très cher père a eu parfaitement raison, dit le cardinal, car, bien que par ses conséquences possibles cette affaire Rennepont intéresse toute l'Église apostolique et romaine, il est certaines choses qu'il faut tenir dans le secret.

— Aussi je saisirai cette occasion pour remercier encore Votre Éminence d'avoir daigné faire une exception en faveur d'une très obscure et très humble servante de l'Église, dit la princesse en faisant au cardinal une respectueuse et profonde révérence.

— C'était chose juste et due, madame la princesse, répondit le cardinal en s'inclinant après avoir déposé son verre vide sur la table, nous savons combien l'Église vous doit pour la direction salutaire que vous imprimez aux oeuvres religieuses dont vous êtes la patronne.

— Quant à cela, Votre Éminence peut être certaine que je fais refuser tout secours à l'indigent qui ne peut pas justifier d'un billet de confession.

— Et c'est seulement ainsi, madame, reprit le cardinal en se laissant tenter cette fois par l'appétissante tournure d'une _bouchée _aux queues d'écrevisses, c'est seulement ainsi que la charité a un sens… Je me soucie peu que l'impiété ait faim… la piété… c'est différent. Et le prélat avala prestement la _bouchée. _Du reste, reprit-il, nous savons aussi avec quel zèle ardent vous poursuivez inexorablement les impies et les rebelles à l'autorité de notre saint-père.

— Votre Éminence peut être convaincue que je suis Romaine de coeur, d'âme et de conviction; je ne fais aucune différence entre un gallican et un Turc, dit bravement la princesse.

— Madame la princesse a raison, dit l'évêque belge; je dirai plus: un gallican doit être plus odieux à l'Église qu'un païen, et je suis à ce sujet de l'avis de Louis XIV. On lui demandait une faveur pour un homme de sa cour:

«— Jamais, dit le grand roi; cet homme-là est janséniste. «— Lui, sire! il est athée. «— Alors, c'est différent, j'accorde la faveur,» dit le roi. Cette petite plaisanterie épiscopale fit assez rire. Après quoi le père d'Aigrigny reprit sérieusement, en s'adressant au cardinal:

— Malheureusement, ainsi que je le dirai tout à l'heure à Votre Éminence, à propos de l'abbé Gabriel, si l'on n'y veillait fort, le bas clergé s'infecterait de gallicanisme et d'idée de rébellion contre ce qu'ils appellent le despotisme des évêques.

— Pour obvier à cela, reprit durement le cardinal, il faut que les évêques redoublent de sévérité et qu'ils se souviennent toujours qu'ils sont Romains avant d'être Français, car en France ils représentent Rome, le saint-père et les intérêts de l'Église, comme un ambassadeur représente à l'étranger son pays, son maître et les intérêts de sa nation.

— C'est évident, dit le père d'Aigrigny; aussi nous espérons que, grâce à l'impulsion vigoureuse que Votre Éminence vient de donner à l'épiscopat, nous obtiendrons la liberté d'enseignement. Alors, au lieu de jeunes Français infectés de philosophie et de sot patriotisme, nous aurons de bons catholiques romains, bien obéissants, bien disciplinés, qui deviendront ainsi les respectueux sujets de notre saint-père.

— Et de la sorte, dans un temps donné, reprit l'évêque belge en souriant, si notre saint-père voulait, je suppose, délier les catholiques de France de leur obéissance au pouvoir existant, il pourrait, en reconnaissant un autre pouvoir, lui assurer ainsi un parti catholique considérable et tout formé.

Ce disant, l'évêque s'essuya le front et alla chercher un peu de _sibérie _au fond d'une des aiguières remplies de chocolat glacé.

— Or, un pouvoir se montre toujours reconnaissant d'un pareil cadeau, dit la princesse en souriant à son tour, et il accorde alors de grandes immunités à l'Église.

— Et ainsi l'Église reprend la place qu'elle doit occuper, et qu'elle n'occupe malheureusement pas en France, dans ces temps d'impiété et d'anarchie, dit le cardinal. Heureusement j'ai vu sur ma route bon nombre de prélats dont j'ai gourmandé la tiédeur et ranimé le zèle… leur enjoignant au nom du saint-père, d'attaquer ouvertement, hardiment, la liberté de la presse et des cultes, quoiqu'elle soit reconnue par d'abominables lois révolutionnaires.

— Hélas! Votre Éminence n'a donc pas reculé devant les terribles dangers… devant les cruels martyres auxquels seront exposés nos prélats en lui obéissant? dit gaiement la princesse. Et ces redoutables appels comme d'abus, monseigneur; car enfin, Votre Éminence résiderait en France, elle attaquerait les lois du pays… comme dit cette race d'avocats et de parlementaires… eh bien! chose terrible… le conseil d'État déclarerait qu'il y a _abus _dans votre mandement… monseigneur. Il y a abus! Votre Éminence comprend-elle ce qu'il y a d'effrayant pour un prince de l'Église qui, assis sur son trône pontifical, entouré de ses dignitaires et de son chapitre, entend au loin quelques douzaines de bureaucrates athées, à livrée noire et bleue, crier sur tous les tons, depuis le fausset jusqu'à la basse: _Il y a abus! il y a abus! _En vérité, s'il y a abus quelque part, c'est abus de ridicule… chez ces gens-là.

Cette plaisanterie de la princesse fut accueillie par une hilarité générale.

L'évêque belge reprit:

— Moi je trouve que ces fiers défenseurs des lois, tout en faisant les fanfarons, agissent avec une humilité parfaitement chrétienne; un prélat soufflette rudement leur impiété, et ils répondent modestement en faisant la révérence: «Ah! monseigneur, il y a abus…»

De nouveaux rires accueillirent cette plaisanterie.

— Il faut bien les laisser s'amuser à ces innocentes criailleries d'écoliers incommodés par la rude férule du maître, dit en souriant le cardinal. Nous serons toujours chez eux, malgré eux et contre eux… d'abord, parce que plus qu'eux-mêmes nous tenons à leur salut, et ensuite parce que les pouvoirs auront toujours besoin de nous pour les consacrer et pour brider le populaire. Du reste, pendant que les avocats, les parlementaires et les athées universitaires poussent des cris d'une haine impuissante, les âmes vraiment chrétiennes se rallient et se liguent contre l'impiété… À mon passage à Lyon, j'ai été profondément touché… Mais comme c'est une véritable ville romaine: confréries, pénitents, oeuvres de toutes sortes… rien n'y manque… et qui mieux est, plus de trois cent mille écus de donation au clergé en une année… Ah! Lyon est la digne capitale de la France catholique… Trois cent mille écus de donation… voilà de quoi confondre l'impiété… trois cent mille écus!!! Que répondront à cela messieurs les philosophes?

— Malheureusement, monseigneur, reprit le père d'Aigrigny, toutes les villes de France ne ressemblent pas à Lyon; je dois même prévenir Votre Éminence qu'un fait très grave se manifeste; quelques membres du bas clergé prétendent faire cause commune avec le populaire, dont ils partagent la pauvreté, les privations, et se préparent à réclamer, au nom de l'égalité évangélique, contre ce qu'ils appellent la despotique aristocratie des évêques.

— S'ils avaient cette audace, s'écria le cardinal, il n'y aurait pas d'interdiction, pas de peines assez sévères pour une pareille rébellion!

— Ils osent plus encore, monseigneur; quelques-uns songent à faire un schisme, à demander que l'Église française soit absolument séparée de Rome, sous le prétexte que l'ultramontanisme a dénaturé, corrompu la pureté primitive des préceptes du Christ. Un jeune prêtre, d'abord missionnaire, puis curé de campagne, l'abbé Gabriel de Rennepont, que j'ai fait mander à Paris par ses supérieurs, s'est fait le centre d'une sorte de propagande; il a rassemblé plusieurs desservants des communes voisines de la sienne, et, tout en leur recommandant une obéissance absolue à leurs évêques, tant que rien ne serait changé dans la hiérarchie existante, il les a engagés à user de leurs droits de citoyens français pour arriver légalement à ce qu'ils appellent l'affranchissement du bas clergé. Car, selon lui, les prêtres de paroisse sont livrés au bon plaisir des évêques, qui les interdisent et leur ôtent leur pain sans appel ni contrôle[19].

— Mais c'est un Luther catholique que ce jeune homme! dit l'évêque.

Et, marchant sur ses pointes, il alla se verser un glorieux verre de vin de Madère, dans lequel il humecta lentement un massepain en forme de crosse épiscopale.

Invité par l'exemple, le cardinal, sous le prétexte d'aller réchauffer au feu de la cheminée ses pieds toujours glacés, jugea à propos de s'offrir un verre d'excellent vin vieux de Malaga, qu'il huma par gorgées avec un air de méditation profonde; après quoi il reprit:

— Ainsi, cet abbé se pose en réformateur. Ce doit être un ambitieux. Est-il dangereux?

— Sur nos avis, ses supérieurs l'ont jugé tel; on lui a ordonné de se rendre ici: il viendra tout à l'heure, et je dirai à Votre Éminence pourquoi je l'ai mandé; mais auparavant voici une note qui, en quelques lignes, expose les funestes tendances de l'abbé Gabriel. On lui a adressé les questions suivantes sur plusieurs de ses actes; il y a répondu de la sorte, et c'est en suite de ses réponses que ses supérieurs l'ont rappelé.

Ce disant le père d'Aigrigny prit dans son portefeuille un papier qu'il lut en ces termes:

Demande: Est-il vrai que vous ayez rendu les devoirs religieux à un habitant de votre paroisse, mort dans l'impénitence finale la plus détestable, puisqu'il s'était suicidé?

Réponse de l'abbé Gabriel: Je lui ai rendu les derniers devoirs, parce que plus que, tout autre, en raison de sa fin coupable, il avait besoin des prières de l'Église; pendant la nuit qui a suivi son enterrement, j'ai encore imploré pour lui la miséricorde divine.

Demande: Est-il vrai que vous ayez refusé des vases sacrés en vermeil et divers embellissements dont une de vos ouailles, obéissant à un zèle pieux, voulait doter votre paroisse?

Réponse: J'ai refusé ces vases de vermeil et ces embellissements parce que la maison du Seigneur doit toujours être humble et sans faste, afin de rappeler sans cesse au fidèle que le divin Sauveur est né dans une étable; j'ai engagé la personne qui voulait faire à ma paroisse ces inutiles présents à employer cet argent en aumônes judicieuses, l'assurant que cela serait plus agréable au Seigneur.

_— _Mais c'est une amère et une violente déclaration contre l'ornement des temples! s'écria le cardinal. Ce jeune prêtre est des plus dangereux… Continuez, mon très cher père.

Et, dans son indignation, Son Éminence avala coup sur coup plusieurs _fondantes _aux fraises. Le père d'Aigrigny continua:

Demande: Est-il vrai que vous ayez retiré dans votre presbytère et soigné pendant plusieurs jours un habitant du village, Suisse de naissance et appartenant à la communion protestante? Est-il vrai que non seulement vous n'ayez pas tenté de le convertir à la religion catholique, apostolique et romaine, mais que vous ayez poussé l'oubli de vos devoirs jusqu'à enterrer cet hérétique dans le champ du repos consacré à ceux de notre sainte communion?

Réponse: Un de mes frères était sans asile. Sa vie avait été honnête et laborieuse. Vieillard, les forces lui ont manqué pour le travail, puis la maladie est venue; alors, presque mourant, il a été chassé de sa misérable demeure par un homme impitoyable auquel il devait une année de loyer; j'ai recueilli ce vieillard dans ma maison, j'ai consolé ses derniers jours. Cette pauvre créature avait toute sa vie souffert et travaillé, au moment de mourir, elle n'a pas prononcé une parole d'amertume contre son sort; elle s'est recommandée à Dieu, elle a pieusement baisé le crucifix. Et son âme, simple et pure, s'est exhalée dans le sein du Créateur… J'ai fermé ses paupières avec respect, je l'ai enseveli moi-même, j'ai prié pour lui, et, quoique mort dans la foi protestante, je l'ai cru digne d'entrer dans le champ du repos.

_— _De mieux en mieux, dit le cardinal, c'est une tolérance monstrueuse, c'est une attaque horrible contre cette maxime qui est le catholicisme tout entier: Hors l'Église pas de salut.

_— _Tout ceci est d'autant plus grave, monseigneur, reprit le père d'Aigrigny, que la douceur, la charité, le dévouement tout chrétien de l'abbé Gabriel ont exercé, non seulement dans sa commune, mais dans les communes environnantes, un véritable enthousiasme. Les desservants des paroisses ont cédé à l'entraînement général, et, il faut l'avouer, sans sa modération, un véritable schisme eût commencé.

— Mais qu'espérez-vous en l'amenant ici devant nous? dit le prélat.

— La position de l'abbé Gabriel est complexe: d'abord comme héritier de la famille Rennepont…

— Mais il a fait cession de ses droits? demanda le cardinal.

— Oui, monseigneur, et cette cession, d'abord entachée de vices de formes, a été depuis peu, et de son consentement, il faut le dire encore, parfaitement régularisée; car il avait fait serment, quoi qu'il arrivât, de faire abandon à la compagnie de Jésus de sa part de ces biens. Néanmoins, Sa Révérence le père Rodin croit que si Votre Éminence, après avoir montré à l'abbé Gabriel qu'il allait être révoqué par ses supérieurs, lui proposait une position éminente à Rome… on pourrait peut-être lui faire quitter la France et éveiller en lui des sentiments d'ambition qui sommeillent sans doute; car, Votre Éminence l'a dit fort judicieusement, tout réformateur doit être ambitieux.

— J'approuve cette idée, dit le cardinal après un moment de réflexion; avec son mérite, avec sa puissance d'action sur les hommes, l'abbé Gabriel peut arriver très haut… s'il est docile; et s'il ne l'est pas… il vaut mieux pour le salut de l'Église qu'il soit à Rome qu'ici… car, à Rome… nous avons, vous le savez, mon très cher père… des garanties que vous n'avez malheureusement pas en France.

Après quelques instants de silence, le cardinal dit tout à coup au père d'Aigrigny:

— Puisque nous parlons du père Rodin… franchement, qu'en pensez-vous?…

— Votre Éminence connaît sa capacité… dit le père d'Aigrigny d'un air contraint et défiant; notre révérend père général…

— Lui a donné mission de vous remplacer, dit le cardinal; je sais cela; il me l'a dit à Rome. Mais que pensez-vous… du caractère du père Rodin?… Peut-on avoir en lui une foi complètement aveugle?

— C'est un esprit si tranchant, si entier, si secret, si impénétrable… dit le père d'Aigrigny avec hésitation, qu'il est difficile de porter sur lui un jugement certain…

— Le croyez-vous ambitieux? dit le cardinal après un nouveau moment de silence… Ne le supposez-vous pas capable d'avoir d'autres visées… que celle de la plus grande gloire de sa compagnie?… Oui… j'ai des raisons pour vous parler ainsi… ajouta le prélat avec intention.

— Mais, reprit le père d'Aigrigny, non sans méfiance, car entre gens de même sorte on joue toujours au fin, que Votre Éminence en pense-t-elle, soit par elle-même, soit par les rapports du père général?

— Mais je pense que si son apparent dévouement à son ordre cachait quelque arrière-pensée, il faudrait à tout prix la pénétrer… car avec les influences qu'il s'est ménagées à Rome depuis longtemps… et que j'ai surprises… il pourrait être un jour, et dans un temps donné… bien redoutable.

— Eh bien!… s'écria le père d'Aigrigny, emporté par sa jalousie contre Rodin, je suis, quant à cela, de l'avis de Votre Éminence; car quelquefois j'ai surpris en lui des éclairs d'ambition aussi effrayante que profonde, et puisqu'il faut tout dire… à Votre Éminence…

Le père d'Aigrigny ne put continuer.

À ce moment, Mme Grivois, après avoir frappé, entrebâilla la porte et fit un signe à sa maîtresse.

La princesse répondit par un mouvement de tête.

Mme Grivois ressortit.

Une seconde après Rodin entra dans le salon.

III. Le bilan.

À la vue de Rodin, les deux prélats et le père d'Aigrigny se levèrent spontanément, tant la supériorité réelle de cet homme imposait; leurs visages, naguère contractés par la défiance et par la jalousie, s'épanouirent tout à coup et semblèrent sourire au révérend père avec une affectueuse déférence; la princesse fit quelques pas à sa rencontre.

Rodin, toujours sordidement vêtu, laissant sur le moelleux tapis les traces boueuses de ses gros souliers, mit son parapluie dans un coin, et s'avança vers la table, non plus avec son humilité accoutumée, mais d'un pas délibéré, la tête haute, le regard assuré; non seulement il se sentait au milieu des siens, mais il avait la conscience de les dominer par l'intelligence.

— Nous parlions de Votre Révérence, mon très cher père, dit le cardinal avec une affabilité charmante.

— Ah!… fit Rodin en regardant fixement le prélat; et que disait-on?

— Mais… reprit l'évêque belge en s'essuyant le front, tout le bien que l'on peut dire de Votre Révérence…

— N'accepterez-vous pas quelque chose, mon très cher père? dit la princesse à Rodin en lui montrant le buffet splendide.

— Merci, madame, j'ai mangé ce matin mes radis.

— Mon secrétaire, l'abbé Berlini, qui a assisté ce matin à votre repas, m'a, en effet, fort édifié sur la frugalité de Votre Révérence, dit le prélat, elle est digne d'un anachorète.

— Si nous parlions d'affaires? dit brusquement Rodin en homme habitué à dominer, à conduire la discussion.

— Nous serons toujours très heureux de vous entendre, dit le prélat. Votre Révérence a fixé elle-même ce jour pour nous entretenir de cette grande affaire Rennepont… si grande, qu'elle entre pour beaucoup dans mon voyage en France… car soutenir les intérêts de la très glorieuse compagnie de Jésus, à laquelle je tiens à honneur d'être affilié, c'est soutenir les intérêts de Rome, et j'ai promis au révérend père général que je me mettrais entièrement à vos ordres.

— Je ne puis que répéter ce que vient de dire Son Éminence, dit l'évêque. Partis de Rome ensemble, nos idées sont les mêmes.

— Certes, dit Rodin en s'adressant au cardinal, Votre Éminence peut servir notre cause… et beaucoup… Je lui dirai tout à l'heure comment… Puis s'adressant à la princesse: — J'ai fait dire au docteur Baleinier de venir ici, madame, car il sera bon de l'instruire de certaines choses.

— On le fera entrer, comme d'habitude, dit la princesse. Depuis l'arrivée de Rodin, le père d'Aigrigny avait gardé le silence. Il semblait sous le coup d'une amère préoccupation et subir une lutte intérieure assez violente; enfin, se levant à demi, il dit d'une voix aigre-douce en s'adressant au prélat:

— Je ne viens pas prier Votre Éminence d'être juge entre Sa Révérence le père Rodin et moi; notre général a parlé: j'ai obéi. Mais Votre Éminence devant bientôt revoir notre supérieur, je désirerais, si elle m'accordait cette grâce, qu'elle pût lui reporter fidèlement les réponses de Sa Révérence le père Rodin à quelques-unes de mes questions.

Le prélat s'inclina. Rodin regarda le père d'Aigrigny d'un air étonné et lui dit sèchement:

— C'est chose jugée… à quoi bon ces questions?

— Non pas à m'innocenter, reprit le père d'Aigrigny, mais à bien préciser l'état des choses aux yeux de Son Éminence.

— Alors parlez… et surtout pas de paroles inutiles… Puis
Rodin tirant sa grosse montre d'argent, la consulta, et ajouta:

— Il faut qu'à deux heures je sois à Saint-Sulpice.

— Je serai aussi bref que possible, dit le père d'Aigrigny avec un ressentiment contenu, et il reprit, en s'adressant à Rodin:

— Lorsque Votre Révérence a cru devoir substituer son action à la mienne, en blâmant… bien sévèrement peut-être, la manière dont j'avais conduit les intérêts qui m'avaient été confiés… ces intérêts, je l'avoue loyalement, étaient compromis…

— Compromis? reprit Rodin avec ironie. Dites donc… perdus… puisque vous m'aviez ordonné d'écrire à Rome qu'il fallait renoncer à tout espoir.

— C'est la vérité, dit le père d'Aigrigny.

— C'est donc un malade désespéré, abandonné des… meilleurs médecins, continua Rodin avec ironie, que j'ai entrepris de faire vivre. Poursuivez…

Et plongeant ses deux mains dans les goussets de son pantalon, il regarda le père d'Aigrigny en face.

— Votre Révérence m'a durement blâmé, reprit le père d'Aigrigny, non pas d'avoir cherché, par tous les moyens possibles, à rentrer dans des biens odieusement dérobés à notre compagnie…

— Tous nos casuistes vous y autorisent avec raison, dit le cardinal; les textes sont clairs, positifs; vous avez parfaitement le droit de récupérer _per fas aut nefas _un bien traîtreusement dérobé.

— Aussi, reprit le père d'Aigrigny, Sa Révérence le père Rodin m'a seulement reproché la brutalité militaire de mes moyens, leur violence, en dangereux désaccord, disait-il, avec les moeurs du temps… Soit… Mais d'abord… je ne pouvais être légalement l'objet d'aucune poursuite, et enfin, sans une circonstance d'une fatalité inouïe, le succès consacrait la marche que j'avais suivie, si brutale, si grossière qu'elle fût… Maintenant… puis-je demander à Votre Révérence ce qu'elle…

— Ce que j'ai fait de plus que vous? dit Rodin au père d'Aigrigny en cédant à son impertinente habitude d'interruption; ce que j'ai fait de mieux que vous? quel pas j'ai fait faire à l'affaire Rennepont, après l'avoir reçue de vous absolument désespérée? Est- ce cela que vous voulez savoir?

— Positivement, dit sèchement le père d'Aigrigny.

— Eh bien, je l'avoue, reprit Rodin d'un air sardonique, autant vous avez fait de grandes choses, de grosses choses, de turbulentes choses… autant moi, j'en ai fait de petites, de puériles, de cachées! Mon Dieu, oui! moi qui osais me donner pour un homme à larges vues, vous ne sauriez imaginer le sot métier que je fais depuis six semaines.

— Je ne me serais jamais permis d'adresser un tel reproche à Votre Révérence… si mérité qu'il parût, dit le père d'Aigrigny avec un sourire amer.

— Un reproche? dit Rodin en haussant les épaules, un reproche? vous voilà jugé. Savez-vous ce que j'écrivais de vous il y a six semaines? le voici: «Le père d'Aigrigny a d'excellentes qualités, il me servira», et dès demain je vous emploierai très activement, dit Rodin en manière de parenthèse; mais, ajoutai-je, «il n'est pas assez grand pour savoir à l'occasion se faire petit…» Comprenez-vous?

— Pas très bien, dit le père d'Aigrigny en rougissant.

— Tant pis pour vous, reprit Rodin; cela prouve que j'avais raison. Eh bien, puisqu'il faut vous le dire, j'ai eu, moi, assez d'esprit pour faire le plus sot métier du monde pendant six semaines… Oui, tel que vous me voyez, j'ai fait la causette avec une grisette; j'ai parlé progrès, humanité, liberté, émancipation de la femme… avec une jeune fille à tête folle; j'ai parlé grand Napoléon, fétichisme bonapartiste, avec un vieux soldat imbécile; j'ai parlé gloire impériale, humiliation de la France, espérance dans le roi de Rome, avec un brave homme de maréchal de France qui, s'il a le coeur plein d'adoration pour ce voleur de trônes qui a tiré le boulet à Sainte-Hélène, a la tête aussi creuse, aussi sonore qu'une trompette de guerre… aussi, soufflez dans cette boîte sans cervelle quelques notes guerrières ou patriotiques, et voilà que ça donne des fanfares ahuries sans savoir pour qui, pour quoi, ni comment. J'ai bien fait plus, sur ma foi!… j'ai parlé amourette avec un jeune tigre sauvage. Quand je vous le disais, que c'était lamentable de voir un homme un peu intelligent s'amoindrir, comme je l'ai fait, par tous ces petits moyens; s'abaisser à nouer si laborieusement les mille fils de cette trame obscure! Beau spectacle, n'est-ce pas? voir l'araignée tisser opiniâtrement sa toile… comme c'est intéressant, un vilain petit animal noirâtre tendant fil sur fil, renouant ceux- ci, renforçant ceux-là, en allongeant d'autres; vous haussez les épaules, soit… mais revenez deux heures après; que trouvez-vous? le petit animal noirâtre bien gorgé, bien repu, et dans sa toile une douzaine de folles mouches si enlacées, si garrottées, que le petit animal noirâtre n'a plus qu'à choisir à son aise l'heure et le moment de sa pâture…

En disant ces mots, Rodin sourit d'une manière étrange; ses yeux, ordinairement à demi voilés par ses flasques paupières, s'ouvrirent tout grands et semblèrent briller plus que de coutume; le jésuite sentait en lui depuis quelques instants une sorte d'excitation fébrile; il l'attribuait à la lutte qu'il soutenait devant ces éminents personnages, qui subissaient déjà l'influence de sa parole originale et tranchante.

Le père d'Aigrigny commençait à regretter d'avoir engagé cette lutte; pourtant il reprit avec une ironie mal contenue:

— Je ne conteste pas la ténuité de vos moyens. Je suis d'accord avec vous, ils sont très puérils, ils sont très vulgaires; mais cela ne suffit pas absolument pour donner une haute idée de votre mérite… Je me permettrai donc de vous demander…

— Ce que ces moyens ont produit? reprit Rodin avec une exaltation qui ne lui était pas habituelle. Regardez dans ma toile d'araignée, et vous y verrez cette belle et insolente jeune fille, si fière, il y a six semaines, de sa beauté, de son esprit, de son audace… à cette heure, pâle, défaite, elle est mortellement blessée au coeur.

— Mais cet élan d'intrépidité chevaleresque du prince indien dont tout Paris s'est ému, dit la princesse, Mlle de Cardoville en a dû être touchée?…

— Oui, mais j'ai paralysé l'effet de ce dévouement stupide et sauvage en démontrant à cette jeune fille qu'il ne suffit pas de tuer des panthères noires pour prouver que l'on est un amant sensible, délicat et fidèle.

— Soit, dit le père d'Aigrigny. Ceci est un fait acquis; voici
Mlle de Cardoville blessée au coeur.

— Mais qu'en résulte-t-il pour les intérêts de l'affaire Rennepont? reprit le cardinal avec curiosité en s'accoudant sur la table.

— Il en résulte d'abord, dit Rodin, que, lorsque le plus dangereux ennemi que l'on puisse avoir est dangereusement blessé, il quitte le champ de bataille; c'est déjà quelque chose, ce me semble?

— En effet, dit la princesse, l'esprit, l'audace de Mlle de Cardoville pouvaient en faire l'âme de la coalition dirigée contre nous.

— Soit, reprit obstinément le père d'Aigrigny; sous ce rapport elle n'est plus à craindre, c'est un avantage. Mais cette blessure au coeur ne l'empêchera pas d'hériter?

— Qui vous l'a dit? demanda froidement Rodin avec assurance. Savez-vous pourquoi j'ai tant fait pour la rapprocher, d'abord malgré elle, de Djalma, et ensuite pour l'éloigner de lui, encore malgré elle?

— Je vous le demande, dit le père d'Aigrigny, en quoi cet orage de passions empêchera-t-il Mlle de Cardoville et le prince d'hériter?

— Est-ce d'un ciel serein ou d'un ciel d'orage que part la foudre qui éclate et qui frappe? Soyez tranquille, je saurai où placer le paratonnerre. Quant à M. Hardy, cet homme vivait pour trois choses: pour ses ouvriers, pour un ami, pour une maîtresse! il a reçu trois traits en plein coeur. Je vise toujours au coeur, moi; c'est légal, et c'est sûr.

— C'est légal, c'est sûr et c'est louable, dit l'évêque; car, si j'ai bien entendu, ce fabricant avait une concubine… or, il est bien de faire servir une passion mauvaise à la punition du méchant…

— Ceci est évident, ajouta le cardinal, ils ont de mauvaises passions… on s'en sert… c'est leur faute…

— Notre sainte mère Perpétue, dit la princesse, a concouru de tous ses moyens à la découverte de cet abominable adultère.

— Voici M. Hardy frappé dans ses plus chères affections, je l'admets, dit le père d'Aigrigny, qui ne cédait le terrain que pied à pied, le voilà frappé dans sa fortune… mais il en sera d'autant plus âpre à la curée de cet immense héritage…

Cet argument parut sérieux aux deux prélats et à la princesse; tous regardèrent Rodin avec une vive curiosité; au lieu de répondre, celui-ci alla vers le buffet, et, contre son habitude de sobriété stoïque, et malgré sa répugnance pour le vin, il examina les flacons et dit:

— Qu'est-ce qu'il y a là-dedans?

— Du vin de Bordeaux et de Xérès… dit madame de Saint-Dizier, fort étonnée de ce goût subit de Rodin.

Celui-ci prit un flacon au hasard, et il se versa un verre de vin de Madère qu'il but d'un trait. Depuis quelques moments, il s'était senti plusieurs fois frissonner d'une façon étrange. À ce frisson avait succédé une sorte de faiblesse, il espéra que le vin le ranimerait. Après avoir essuyé ses lèvres du revers de sa main crasseuse, il revint auprès de la table, et s'adressant au père d'Aigrigny:

— Qu'est-ce que vous me disiez à propos de M. Hardy?

— Qu'étant frappé dans sa fortune, il n'en serait que plus âpre à la curée de cet immense héritage, répéta le père d'Aigrigny, intérieurement outré du ton impérieux de son supérieur.

— M. Hardy, penser à l'argent! dit Rodin en haussant les épaules, est-ce qu'il pense, seulement? tout est brisé en lui. Indifférent aux choses de la vie, il est plongé dans une stupeur dont il ne sort que pour fondre en larmes; alors il parle avec une bonté machinale à ceux qui l'entourent des soins les plus empressés (je l'ai mis entre bonnes mains). Il commence cependant à se montrer sensible à la tendre commisération qu'on lui témoigne sans relâche… Car il est bon… excellent autant que faible, et c'est à cette excellence… que je vous adresserai, père d'Aigrigny, afin que vous accomplissiez ce qui me reste à faire.

— Moi? dit le père d'Aigrigny, fort étonné.

— Oui, et alors vous reconnaîtrez si le résultat que j'ai obtenu… n'est pas considérable… et… Puis, s'interrompant, Rodin, passant la main sur son front, se dit à lui-même:

— Cela est étrange!

— Qu'avez-vous? lui dit la princesse avec intérêt.

— Rien, madame, reprit Rodin en tressaillant; c'est sans doute ce vin que j'ai bu… je n'y suis pas accoutumé… Je ressens un peu de mal de tête, cela passera.

— Vous avez, en effet… les yeux bien injectés, mon cher père, dit la princesse.

— C'est que j'ai regardé trop fixement dans ma toile, reprit le jésuite avec son sourire sinistre, et il faut que j'y regarde encore pour faire bien voir au père d'Aigrigny, qui fait le myope… mes autres mouches… les deux filles du général Simon, par exemple, de jour en jour plus tristes, plus abattues, et sentant une barrière glacée s'élever entre elles et le maréchal… Et celui-ci, depuis la mort de son père, il faut l'entendre, il faut le voir, tiraillé, déchiré, entre deux pensées contraires; aujourd'hui se croyant déshonoré s'il fait ceci… demain déshonoré s'il ne le fait pas: ce soldat, ce héros de l'Empire, est à présent plus faible, plus irrésolu qu'un enfant. Voyons… que reste-t-il encore de cette famille impie?… Jacques Rennepont? Demandez à Morok dans quel état d'hébétement l'orgie a jeté ce misérable et vers quel abîme il roule!… Voilà mon bilan… voilà dans quel état d'isolement, d'anéantissement, se trouvent aujourd'hui tous les membres de cette famille qui réunissaient, il y a six semaines, tant d'éléments puissants, énergiques, dangereux, s'ils eussent été concentrés!… voilà donc ces Rennepont qui, d'après le conseil de leur hérétique aïeul, devaient unir leurs forces pour nous combattre et nous écraser… et ils étaient grandement à craindre… Qu'avais-je dit? que j'agirais sur leurs passions. Qu'ai-je fait? j'ai agi sur leurs passions. Aussi en vain à cette heure ils se débattent dans ma toile… qui les enlace de toutes parts… ils sont à moi, vous dis-je… ils sont à moi…

Depuis quelques moments, et à mesure qu'il parlait, la physionomie et la voix de Rodin subissaient une altération singulière: son teint, toujours si cadavéreux, s'était de plus en plus coloré, mais inégalement et comme par marbrures; puis, phénomène étrange! ses yeux, en devenant de plus en plus brillants, avaient paru se creuser davantage. Sa voix vibrait, saccadée, brève, stridente. L'altération des traits de Rodin, dont il ne paraissait pas avoir conscience, était si remarquable que les autres acteurs de cette scène le regardaient avec une sorte d'effroi.

Se trompant sur la cause de cette impression, Rodin, indigné, s'écria d'une voix çà et là entrecoupée par des élans d'aspiration profonde et embarrassée:

— Est-ce de la pitié pour cette race impie, que je lis sur vos visages!… de la pitié… pour cette jeune fille qui ne met jamais le pied dans une église, et qui élève chez elle des autels païens!… de la pitié pour ce Hardy, ce blasphémateur sentimental, cet athée philanthrope qui n'avait pas une chapelle dans sa fabrique, et qui osait accoler le nom de Socrate, de Marc- Aurèle et de Platon à celui de notre Sauveur, qui appelait _Jésus le divin philosophe?… _de la pitié pour cet Indien sectateur de Brahma!… de la pitié pour ces deux soeurs qui n'ont pas reçu le baptême!… de la pitié pour cette brute de Jacques Rennepont!… de la pitié pour ce stupide soldat impérial, qui a pour dieu Napoléon et pour évangile les bulletins de la grande armée!… de la pitié pour cette famille de renégats dont l'aïeul, relaps infâme, non content de nous avoir volé notre bien, excite encore du fond de sa tombe, au bout d'un siècle et demi, sa race maudite à relever la tête contre nous!… Comment! pour nous défendre de ces vipères, nous n'aurions pas le droit de les écraser dans le venin qu'elles distillent!… Et je vous dis, moi, que c'est servir Dieu, que c'est donner un salutaire exemple, que de vouer, à la face de tous, et par le déchaînement même de ses passions… cette famille impie à la douleur, au désespoir, à la mort!…

Rodin était effrayant de férocité en parlant ainsi; le feu de ses yeux devenait plus éclatant encore; ses lèvres étaient sèches et arides, une sueur froide baignait ses tempes, dont on remarquait les battements précipités; de nouveaux frissons glacés coururent par tout son corps. Attribuant ce malaise croissant à un peu de courbature, car il avait écrit une partie de la nuit, et voulant remédier à une nouvelle défaillance, il alla droit au buffet, se versa un autre verre de vin qu'il avala d'un trait, puis il revint au moment où le cardinal lui disait:

— Si la marche que vous suivez à l'égard de cette famille avait besoin d'être justifiée, mon très cher père, vous l'eussiez justifiée victorieusement par vos dernières paroles… Non seulement, selon nos casuistes, je le répète, vous êtes dans votre plein droit, mais il n'y a là rien de répréhensible aux yeux des lois humaines; quant aux lois divines, c'est plaire au Seigneur que de combattre et de terrasser l'impie par les armes qu'il donne contre lui-même.

Vaincu, ainsi que les autres assistants, par l'assurance diabolique de Rodin, et ramené à une sorte d'admiration craintive, le père d'Aigrigny lui dit:

— Je le confesse, j'ai eu tort de douter de l'esprit de Votre Révérence; trompé par l'apparence des moyens que vous avez employés; les considérant isolément, je n'avais pu juger de leur ensemble redoutable et surtout les résultats qu'ils ont, en effet, produits. Maintenant, je le vois, le succès, grâce à vous, n'est pas douteux.

— Et ceci est une exagération, reprit Rodin avec une impatience fiévreuse, toutes ces passions sont à cette heure en ébullition; mais le moment est critique… comme l'alchimiste penché sur son creuset, où bouillonne une mixture qui peut lui donner des trésors ou la mort… moi seul je puis, à cette heure…

Rodin n'acheva pas, il porta brusquement ses deux mains à son front avec un cri de douleur étouffé.

— Qu'avez-vous? dit le père d'Aigrigny; depuis quelques instants… vous pâlissez d'une manière effrayante.

— Je ne sais ce que j'ai, dit Rodin d'une voix altérée: ma douleur de tête augmente, une sorte de vertige m'a un instant étourdi.

— Asseyez-vous, dit la princesse avec intérêt.

— Prenez quelque chose, ajouta l'évêque.

— Ce ne sera rien, reprit Rodin en faisant un effort sur lui- même; je ne suis pas douillet, Dieu merci!… J'ai peu dormi cette nuit… c'est de la fatigue… rien de plus. Je disais donc que moi seul pouvais à cette heure diriger cette affaire… mais non l'exécuter… il me faut disparaître… mais veiller incessamment dans l'ombre, d'où je tiendrai tous les fils, que moi seul… puis… faire agir… ajouta Rodin d'une voix oppressée.

— Mon très cher père, dit le cardinal avec inquiétude, je vous assure que vous êtes assez gravement indisposé… Votre pâleur devient livide.

— C'est possible, répondit courageusement Rodin; mais je ne m'abats pas pour si peu… Revenons à notre affaire… Voici l'heure, père d'Aigrigny, où vos qualités, et vous en avez de grandes, je ne les jamais niées… me peuvent être d'un grand secours… Vous avez de la séduction… du charme… une éloquence pénétrante… il faudra…

Rodin s'interrompit encore. Son front ruisselait d'une sueur froide, il sentit ses jambes se dérober sous lui, et il dit, malgré son opiniâtre énergie:

— Je l'avoue… je ne me sens pas bien… cependant, ce matin, je me portais aussi bien que jamais… je tremble malgré moi… je suis glacé…

— Rapprochez-vous du feu… c'est un malaise subit, dit l'évêque en lui offrant le bras avec un dévouement héroïque, cela n'aura pas de suite.

— Si vous preniez quelque boisson chaude, une tasse de thé, dit la princesse. M. Baleinier doit venir bientôt heureusement, il nous rassurera… sur cette indisposition…

— En vérité… c'est inexplicable, dit le prélat. À ces mots du cardinal, Rodin, qui s'était péniblement approché du feu, tourna les yeux vers le prélat et le regarda fixement d'une façon étrange pendant une seconde; puis, fort de son indomptable énergie, malgré l'altération de ses traits, qui se décomposaient à vue d'oeil, Rodin dit d'une voix brisée qu'il tâcha de rendre ferme:

— Ce feu m'a réchauffé, ce ne sera rien… j'ai bien, par ma foi! le temps de me dorloter… Quel à-propos!… tomber malade au moment où l'affaire Rennepont ne peut réussir que par moi seul!… Revenons donc à notre affaire… Je vous disais, père d'Aigrigny, que vous pourriez beaucoup nous servir… et vous aussi, madame la princesse, car vous avez épousé cette cause comme si elle était la vôtre; et…

Rodin s'interrompit encore… Cette fois il poussa un cri aigu, tomba sur une chaise placée près de lui, se rejeta convulsivement en arrière, et, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, il s'écria:

— Oh! que je souffre!… Alors, chose effroyable! à l'altération des traits de Rodin succéda une décomposition cadavéreuse presque aussi rapide que la pensée… ses yeux, déjà caves, s'injectèrent de sang et semblèrent se retirer au fond de leur orbite, dont l'ombre ainsi agrandie forma comme deux trous noirs du creux desquels luisaient deux prunelles de feu; des tiraillements nerveux saccadés tendirent et collèrent sur les moindres saillies des os du visage la peau flasque, humide, glacée, qui devint instantanément verdâtre; de ses lèvres, bridées par le rictus d'une douleur atroce, s'échappait un souffle haletant, de temps à autre interrompu par ces mots:

— Oh!… je souffre… je brûle… Puis, cédant à un transport furieux, Rodin, du bout de ses ongles, labourait sa poitrine nue, car il avait fait sauter les boutons de son gilet et à demi déchiré sa chemise noire et crasseuse, comme si la pression de ces vêtements eût augmenté la violence des douleurs sous lesquelles il se tordait. L'évêque, le cardinal et le père d'Aigrigny se rapprochèrent vivement de Rodin et l'entourèrent pour le contenir; il éprouvait d'horribles convulsions; tout à coup, rassemblant ses forces, il se dressa sur ses pieds, droit et roide comme un cadavre; alors, ses vêtements en désordre, ses rares cheveux gris hérissés autour de sa face verte, attachant ses yeux rouges et flamboyants sur le cardinal, qui à ce moment se penchait vers lui, il le saisit de ses deux mains convulsives, et avec un accent terrible il s'écria d'une voix étranglée:

— Cardinal Malipieri… cette maladie est trop subite; on se défie de moi à Rome… vous êtes de la race des Borgia… et votre secrétaire… était chez moi ce matin…

— Malheureux!… qu'ose-t-il dire?… s'écria le prélat aussi stupéfait qu'indigné de cette accusation.

Ce disant, le cardinal tâchait de se débarrasser de l'étreinte du jésuite, dont les doigts crispés avaient la roideur du fer.

— On m'a empoisonné… murmura Rodin. Et, s'affaissant sur lui- même, il retomba dans les bras du père d'Aigrigny.

Malgré son effroi, le cardinal eut le temps de dire tout bas à celui-ci:

— Il croit qu'on veut l'empoisonner… il machine donc quelque chose de bien dangereux! La porte du salon s'ouvrit: c'était le docteur Baleinier.

— Ah! docteur! s'écria la princesse, pâle, effrayée, en courant à lui, le père Rodin vient d'être attaqué subitement de convulsions affreuses… venez… venez.

— Des convulsions… ce n'est rien, calmez-vous, madame, dit le docteur en jetant son chapeau sur un meuble et en s'approchant à la hâte du groupe qui entourait le moribond.

— Voici le docteur… s'écria la princesse.

Tous s'écartèrent, moins le père d'Aigrigny, qui soutenait Rodin affaissé sur une chaise.

— Ciel!… quel symptôme!… s'écria le docteur Baleinier en examinant avec une terreur croissante la face de Rodin, qui de verte devenait bleuâtre.

— Qu'y a-t-il donc? demandèrent les spectateurs tout d'une voix.

— Ce qu'il y a?… reprit le docteur en se rejetant en arrière comme s'il eût marché sur un serpent; c'est le choléra, et c'est contagieux.

À ce mot effrayant, magique, le père d'Aigrigny abandonna Rodin, qui roula sur le tapis.

— Il est perdu! s'écria le docteur Baleinier, pourtant je cours chercher ce qu'il faut pour tenter un dernier effort.

Et il se précipita vers la porte. La princesse de Saint-Dizier, le père d'Aigrigny, l'évêque et le cardinal se précipitèrent éperdus à la suite du docteur Baleinier. Tous se pressaient à la porte, que personne, tant le trouble était grand, ne pouvait ouvrir.

Elle s'ouvrit pourtant, mais du dehors… et Gabriel parut, Gabriel, le type du vrai prêtre, du saint prêtre, du prêtre évangélique, que l'on ne saurait assez environner de respect, d'ardente sympathie, de tendre admiration. Sa figure d'archange, d'une sérénité si douce, offrit un contraste singulier avec tous ces visages contractés, bouleversés par l'épouvante… Le jeune prêtre faillit être renversé par les fuyards, qui, se précipitant par l'issue qu'il venait d'ouvrir, s'écriaient:

— N'entrez pas… il meurt du choléra… sauvez-vous!

— À ces mots, repoussant dans le salon l'évêque, qui, resté le dernier de tous, tâchait de forcer la porte, Gabriel courut à Rodin pendant que le prélat s'échappait par la porte laissée libre.

Rodin, couché sur le tapis, les membres contournés par des crampes affreuses, se tordait dans des douleurs intolérables; la violence de sa chute avait sans doute réveillé ses esprits, car il murmurait d'une voix sépulcrale:

— Ils me laissent… mourir… là… comme un chien… Oh! les lâches!… au secours!… personne…

Et le moribond, s'étant renversé sur le dos par un mouvement convulsif, tournant vers le plafond sa face de damné, où éclatait un espoir infernal, répétait encore:

— Personne… personne… Ses yeux, tout à coup flamboyants et féroces, rencontrèrent les grands yeux bleus de l'angélique et blonde figure de Gabriel, qui, s'agenouillant auprès de lui, lui dit de sa voix douce et grave:

— Me voici, mon père… je viens vous secourir, si vous pouvez être secouru… priez pour vous, si le Seigneur vous rappelle à lui.

— Gabriel!… murmura Rodin d'une voix éteinte, pardon… pour le mal… que je vous ai fait… Pitié!… ne m'abandonnez pas!… ne…

Rodin ne put achever; il était parvenu à se soulever sur son séant, il poussa un cri et retomba sans mouvement.

* * * * *

Le même jour, dans les journaux du soir, on lisait:

«Le choléra est à Paris… le premier cas s'est déclaré aujourd'hui, à trois heures et demie, rue de Babylone, à l'hôtel de Saint-Dizier.»

IV. Le parvis Notre-Dame.

Huit jours se sont écoulés depuis que Rodin a été atteint du choléra, dont les ravages vont toujours croissant.

Terrible temps que celui-là! Un voile de deuil s'est étendu sur Paris, naguère si joyeux. Jamais, pourtant, le ciel n'a été d'un azur plus pur, plus constant; jamais le soleil n'a rayonné plus radieux. Cette inexorable sérénité de la nature durant les ravages du fléau mortel offrait un étrange et mystérieux contraste. L'insolente lumière d'un soleil éblouissant rendait plus visible encore l'altération des traits causée par les mille angoisses de la peur. Car chacun tremblait, celui-ci pour soi, celui-là pour les êtres aimés; les physionomies trahissaient quelque chose d'inquiet, d'étonné, de fébrile. Les pas étaient précipités comme si, en marchant plus vite, il avait chance d'échapper au péril; et puis aussi on se hâtait de rentrer chez soi. On laissait la vie, la santé, le bonheur dans sa maison; deux heures après, on y retrouvait souvent l'agonie, la mort, le désespoir. À chaque instant des choses nouvelles et sinistres frappaient votre vue: tantôt passaient par les rues des charrettes remplies de cercueils symétriquement empilés. Elles s'arrêtaient devant chaque demeure: des hommes vêtus de gris et de noir attendaient sous la porte; ils tendaient les bras, et à ceux-ci l'on jetait un cercueil, à ceux- là deux, souvent trois ou quatre, dans la même maison; si bien que, parfois, la provision étant vite épuisée, bien des morts de la rue n'étaient pas servis, et la charrette, arrivée pleine, s'en allait vide.

Dans presque toutes les maisons, de bas en haut, de haut en bas, c'était un bruit de marteaux assourdissant: on clouait des bières; on en clouait tant et tant que, par intervalles, les cloueurs s'arrêtaient fatigués. Alors éclataient toutes sortes de cris de douleur, de gémissements plaintifs, d'imprécations désespérées. C'étaient ceux à qui les hommes gris et noirs avaient pris quelqu'un pour remplir les bières. On remplissait donc incessamment des bières, et on les clouait jour et nuit, plutôt le jour que la nuit; car, dès le crépuscule, à défaut des corbillards insuffisants, arrivait une lugubre file de voitures mortuaires improvisées: tombereaux, charrettes, tapissières, fiacres, haquets, venaient servir au funèbre transport; à l'encontre des autres qui, dans les rues, entraient pleines et sortaient vides, ces dernières entraient vides et bientôt sortaient pleines.

Pendant ce temps-là les vitres des maisons s'illuminaient, et souvent les lumières brûlaient jusqu'au jour. C'était la saison des bals; ces clartés ressemblaient assez aux rayonnements lumineux des folles nuits de fête, si ce n'est que les cierges remplaçaient la bougie, et la psalmodie des prières des morts le joyeux bourdonnement du bal; puis, dans les rues, au lieu des bouffonneries transparentes de l'enseigne des costumiers pour les mascarades, se balançaient de loin en loin de grandes lanternes d'un rouge de sang portant ces mots en lettres noires:

SECOURS AUX CHOLÉRIQUES

Où il y avait véritablement fête… pendant la nuit, c'était aux cimetières… Ils se débauchaient… Eux, toujours si mornes, si muets, à ces heures nocturnes, heures silencieuses où l'on entend le léger frissonnement des cyprès agités par la brise… eux, si solitaires que nul pas humain n'osait pendant la nuit troubler leur silence funèbre… ils étaient tout à coup devenus animés, bruyants, tapageurs et brillants de lumières. À la lueur fumeuse des torches qui jetaient de grandes clartés rougeâtres sur les sapins noirs et sur les pierres blanches des sépulcres, bon nombre de fossoyeurs fossoyaient allègrement en fredonnant. Ce dangereux et rude métier se payait alors presque à prix d'or; on avait tant besoin de ces bonnes gens, qu'il fallait, après tout, les ménager; s'ils buvaient souvent, ils buvaient beaucoup; s'ils chantaient toujours, ils chantaient fort, et ce, pour entretenir leurs forces et leur bonne humeur, puissant auxiliaire d'un tel travail. Si quelques-uns ne finissaient pas d'aventure la fosse commencée, d'obligeants compagnons la finissaient _pour _eux (c'était le mot), et les y plaçaient amicalement.

Aux joyeux refrains des fossoyeurs répondaient d'autres flonflons lointains; des cabarets s'étaient improvisés aux environs des cimetières, et les cochers des morts, une fois leurs pratiques descendues à leur adresse, comme ils disaient ingénieusement, les cochers des morts, riches d'un salaire extraordinaire, banquetaient, rigolaient en seigneurs; souvent l'aurore les surprit le verre à la main et la gaudriole aux lèvres… Observation bizarre; chez ces gens de funérailles, vivant dans les entrailles du fléau, la mortalité fut presque nulle.

Dans les quartiers sombres, infects, où, au milieu d'une atmosphère morbide, vivaient entassés une foule de prolétaires déjà épuisés par les plus dures privations, et, ainsi que l'on disait énergiquement alors_, tout mâchés _pour le choléra, il ne s'agissait plus d'individus, mais de familles entières enlevées en quelques heures; pourtant, parfois, ô clémence providentielle! un ou deux petits enfants restaient seuls dans la chambre froide et délabrée, après que père et mère, frère et soeur étaient partis en cercueil. Souvent aussi on fut obligé de fermer, faute de locataires, plusieurs de ces maisons, pauvres ruches de laborieux travailleurs, complètement déshabitées en un jour par le fléau, depuis la cave, où, selon l'habitude, couchaient sur la paille de petits ramoneurs, jusqu'aux mansardes, où, hâves et demi-nus, se roidissaient sur le carreau glacé quelques malheureux sans travail et sans pain.

De tous les quartiers de Paris, celui qui, pendant la période croissante du choléra, offrit peut-être le spectacle le plus effrayant, fut le quartier de la Cité, et, dans la Cité, le parvis de Notre-Dame était presque chaque jour le théâtre de scènes terribles, la plupart des malades des rues voisines que l'on transportait à l'Hôtel-Dieu affluant sur cette place.

Le choléra n'avait pas une physionomie… il en avait mille. Ainsi, huit jours après que Rodin avait été subitement atteint, plusieurs événements, où l'horrible le disputait à l'étrange, se passaient sur le parvis de Notre-Dame. Au lieu de la rue d'Arcole, qui conduit aujourd'hui directement sur cette place, on y arrivait alors d'un côté par une ruelle sordide comme toutes les rues de la Cité; une voûte sombre et écrasée la terminait. En entrant dans le parvis on avait à gauche le portail de l'immense cathédrale, et en face de soi les bâtiments de l'Hôtel-Dieu. Un peu plus loin, une échappée de vue permettait d'apercevoir le parapet du quai Notre- Dame.

Sur la muraille noirâtre et lézardée de l'arcade on pouvait lire un placard récemment appliqué; il portait ces mots tracés au moyen d'un poncis et de lettres de cuivre[20]:

Vengeance!… vengeance!…

Les gens du peuple qui se font porter dans les hôpitaux y sont empoisonnés, parce qu'on trouve le nombre des malades trop considérable; chaque nuit des bateaux remplis de cadavres descendent la Seine.

Vengeance! et mort aux assassins du peuple!

Deux hommes enveloppés de manteaux et à demi cachés dans l'ombre de la voûte écoutaient avec une curiosité inquiète une rumeur qui s'élevait de plus en plus menaçante du milieu d'un rassemblement tumultueusement groupé aux abords de l'Hôtel-Dieu.

Bientôt ces cris: _Mort aux médecins! Vengeance! _arrivèrent jusqu'aux deux hommes embusqués sous l'arcade.

— Les placards font leur effet, dit l'un; le feu est aux poudres… Une fois la populace en délire… on la lancera sur qui l'on voudra.

— Dis donc, reprit l'autre homme, regarde là-bas… cet hercule dont la taille gigantesque domine toute cette canaille. Est-ce que ce n'était pas un des plus enragés meneurs lors de la destruction de la fabrique de M. Hardy?

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