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Le juif errant - Tome II

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Quant au but de cette manoeuvre, il était fort simple: en harcelant ainsi le maréchal de tous côtés, en le persuadant de la tiédeur de ses enfants, on devait naturellement espérer vaincre l'hésitation qui l'empêchait encore d'abandonner de nouveau ses filles pour se jeter dans une aventureuse entreprise. Rendre au maréchal la vie même si amère, qu'il regardât comme un bonheur de chercher l'oubli de ses tourments dans les violentes émotions d'un projet téméraire, généreux et chevaleresque, telle était la fin que se proposait Rodin, et cette fin ne manquait ni de logique ni de possibilité.

Après avoir lu cette lettre les deux jeunes filles restèrent un instant silencieuses, accablées; puis Rose, qui tenait le papier, se leva vivement, s'approcha de la cheminée, et jeta la lettre au feu en disant d'un air craintif:

— Il faut bien vite brûler cette lettre… Sans cela il arriverait peut-être de grands malheurs.

— Pas de plus grands que celui qui nous arrive… dit Blanche avec abattement: causer de grands chagrins à notre père, quelle peut en être la cause?

— Peut-être, vois-tu, Blanche, dit Rose, dont les larmes coulèrent lentement, peut-être qu'il ne nous trouve pas telles qu'il nous aurait désirées; il nous aime bien comme les filles de notre pauvre mère qu'il adorait… mais, pour lui, nous ne sommes pas les filles qu'il avait rêvées. Me comprends-tu, ma soeur?

— Oui… oui… c'est peut-être cela qui le chagrine tant… Nous sommes si peu instruites, si sauvages, si gauches, qu'il a sans doute honte de nous, et comme il nous aime malgré cela… il souffre.

— Hélas! ce n'est pas notre faute… Notre bonne mère nous a élevées dans ce désert de Sibérie comme elle a pu.

— Oh! notre père, en lui-même, ne nous le reproche pas, sans doute; mais, comme tu dis, il en souffre.

— Surtout s'il a des amis dont les filles soient bien belles, remplies de talent et d'esprit; alors, il regrette amèrement que nous ne soyons pas ainsi.

— Te rappelles-tu, lorsqu'il nous a menées chez notre cousine, Mlle Adrienne, qui a été si tendre, si bonne pour nous, comme il nous disait avec admiration: «Avez-vous vu, mes enfants? Qu'elle est belle, Mlle Adrienne, quel esprit, quel noble coeur, et avec cela quelle grâce, quel charme!»

— Oh! c'est bien vrai… Mlle de Cardoville était si belle, sa voix était si douce, qu'en la regardant, qu'en l'écoutant, il nous semblait que nous n'avions plus de chagrin.

— Et c'est à cause de cela, vois-tu, Rose, que notre père, en nous comparant à notre cousine et à tant d'autres belles demoiselles, ne doit pas être fier de nous… et lui, si aimé, si honoré, il aurait tant aimé être fier de ses filles?

Tout à coup Rose, mettant sa main sur le bras de sa soeur, lui dit avec anxiété:

— Écoute… écoute… on parle bien haut dans la chambre de notre père.

— Oui… dit Blanche en prêtant l'oreille à son tour; et puis on marche… c'est son pas…

— Ah! mon Dieu… comme il élève la voix! il a l'air bien en colère… il va peut-être venir…

Et à la pensée de l'arrivée de leur père… de leur père qui pourtant les adorait, les deux malheureuses enfants se regardèrent avec crainte.

Les éclats de voix devenant de plus en plus distincts, plus courroucés, Rose, toute tremblante, dit à sa soeur:

— Ne restons pas ici… viens dans notre chambre…

— Pourquoi?

— Nous entendrions malgré nous, les paroles de notre père, et il ignore sans doute que nous sommes là…

— Tu as raison… viens, viens, répondit Blanche en se levant précipitamment.

— Oh! j'ai peur… je ne l'ai jamais entendu parler d'un ton si irrité.

— Ah! mon Dieu!… dit Blanche en pâlissant et en s'arrêtant involontairement, c'est à Dagobert qu'il parle ainsi…

— Que se passe-t-il donc alors pour qu'il lui parle de la sorte…?

— Hélas! c'est quelque malheur…

— Oh!… ma soeur… ne restons pas ici… cela fait trop de peine d'entendre parler ainsi à Dagobert.

Le bruit retentissant d'un objet lancé ou brisé avec fureur dans la pièce voisine épouvanta tellement les orphelines, que, pâles, tremblantes d'émotion, elles se précipitèrent dans leur chambre, dont elles fermèrent la porte.

Expliquons maintenant la cause du violent courroux du maréchal
Simon.

XLII. Le lion blessé.

Telle était la scène dont le retentissement avait si fort effrayé Rose et Blanche. D'abord, seul chez lui, le maréchal Simon, alors dans un état d'exaspération difficile à rendre, s'était mis à marcher précipitamment, sa belle et mâle figure enflammée de colère, ses yeux étincelant d'indignation, tandis que sur son large front couronné de cheveux grisonnants, coupés très court, quelques veines, dont on aurait pu compter les battements, semblaient gonflées à se rompre; parfois son épaisse moustache noire s'agitait par un mouvement convulsif, assez semblable à celui qui tord la face du lion en fureur. Et de même aussi qu'un lion blessé, harcelé, torturé par mille piqûres invisibles, va et vient avec un courroux sauvage dans la loge où il est retenu, le maréchal Simon, haletant, courroucé, allait et venait dans sa chambre, pour ainsi dire par bonds; tantôt il marchait un peu courbé comme s'il eût fléchi sous le poids de sa colère; tantôt, au contraire, s'arrêtant brusquement, se redressant ferme sur ses reins, croisant ses bras sur sa robuste poitrine, le front haut, menaçant, le regard terrible, il semblait défier un ennemi invisible en murmurant quelques exclamations confuses; c'était alors l'homme de guerre et de bataille dans toute sa fougue intrépide. Bientôt le maréchal s'arrêta, frappa du pied avec colère, s'approcha de la cheminée et sonna si violemment que le cordon lui resta dans la main. Un domestique accourut à ce tintement précipité.

— Vous n'avez donc pas dit à Dagobert que je voulais lui parler? s'écria le maréchal.

— J'ai exécuté les ordres de monsieur le duc; mais M. Dagobert accompagnait son fils jusqu'à la porte de la cour, et…

— C'est bon, dit le maréchal Simon en faisant de la main un geste impérieux et brusque.

Le domestique sortit, et son maître continua de marcher à grands pas, en froissant avec rage une lettre qu'il tenait dans sa main gauche. Cette lettre lui avait été innocemment remise par Rabat- Joie qui, le voyant rentrer, était accouru lui faire fête.

Enfin la porte s'ouvrit, Dagobert parut.

— Voilà bien longtemps que je vous ai fait demander, monsieur, s'écria le maréchal d'un ton irrité.

Dagobert, plus peiné que surpris de ce nouvel accès d'emportement, qu'il attribuait avec raison à l'état de surexcitation presque continuelle où se trouvait le maréchal, répondit doucement:

— Mon général, excusez-moi, mais je reconduisais mon fils… et…

— Lisez cela, monsieur, dit brusquement le maréchal en l'interrompant et lui tendant la lettre.

Puis, pendant que Dagobert lisait, le maréchal reprit avec une colère croissante, en renversant du pied une chaise qui se trouvait sur son passage:

— Ainsi, jusque chez moi, jusque dans ma maison, il est des misérables sans doute gagnés par ceux qui me harcèlent avec un incroyable acharnement… Eh bien! avez-vous lu, monsieur?

— C'est une nouvelle infamie… à ajouter aux autres, dit froidement Dagobert. Et il jeta la lettre dans la cheminée.

— Cette lettre est infâme… mais elle dit vrai, reprit le maréchal.

Dagobert le regarda sans le comprendre. Le maréchal continua:

— Et cette lettre infâme, savez-vous qui l'a remise entre mes mains? Car on dirait que le démon s'en mêle: c'est votre chien!

— Rabat-Joie?… dit Dagobert au comble de la surprise.

— Oui, reprit amèrement le maréchal; c'est sans doute une plaisanterie de votre invention?…

— Je n'ai guère le coeur à la plaisanterie, mon général, reprit Dagobert, de plus en plus attristé de l'état d'irritation où il voyait le maréchal; je ne m'explique pas comment cela est arrivé… Rabat-Joie rapporte très bien, il aura sans doute trouvé la lettre dans la maison, et alors…

— Et cette lettre, qui l'avait laissée ici? Je suis donc entouré de traîtres? vous ne surveillez donc rien, vous en qui j'ai toute confiance!

— Mon général… écoutez-moi… Mais le maréchal reprit sans vouloir l'entendre:

— Comment, mordieu! j'ai fait vingt-cinq ans de guerre, j'ai tenu tête à des armées, j'ai victorieusement lutté contre les plus mauvais temps de l'exil et de la proscription, j'ai résisté à des coups de massue… et je serais tué à coups d'épingle! Comment! poursuivi jusque chez moi, je serai impunément harcelé, obsédé, torturé à chaque instant, par suite de je ne sais quelle misérable haine! Quand je dis je ne sais… je me trompe… d'Aigrigny, le renégat, est au fond de tout cela, j'en suis sûr, je n'ai au monde qu'un ennemi… et c'est cet homme; il faut que j'en finisse avec lui, je suis las… c'est trop.

— Mais, mon général, songez donc que c'est un prêtre, et…

— Et que m'importe qu'il soit prêtre? Je l'ai vu manier l'épée; je saurai bien faire monter à la face de ce renégat son sang de soldat!…

— Mais, mon général…

— Je vous dis, moi, qu'il faut que je m'en prenne à quelqu'un, s'écria le maréchal en proie à une violente exaspération; je vous dis qu'il faut que je mette un nom et une figure à ces lâchetés ténébreuses, pour pouvoir en finir avec elles!… Elles m'enserrent de toutes parts, elles font de ma vie un enfer… vous le savez bien… et l'on ne tente rien pour épargner ces colères qui me tuent à petit feu. Je ne puis compter sur personne!…

— Mon général, je ne peux pas laisser passer cela, dit Dagobert d'une voix calme, mais ferme et pénétrée.

— Que signifie?…

— Mon général, je ne peux pas vous laisser dire que vous ne comptez sur personne; vous finiriez par le croire, et ça serait encore plus dur pour vous que pour ceux qui savent à quoi s'en tenir sur leur dévouement et qui se jetteraient dans le feu pour vous, et… je suis de ceux-là… moi… vous le savez bien.

Ces simples paroles, dites par Dagobert avec un accent profondément ému, rappelèrent le maréchal à lui-même; car ce caractère loyal et généreux pouvait bien de temps à autre s'aigrir par l'irritation et le chagrin, mais il reprenait bientôt sa droiture première; aussi, s'adressant à Dagobert, il reprit d'un ton moins brusque, mais qui décelait toujours une vive agitation:

— Tu as raison, je ne dois pas douter de toi; l'irritation m'emporte; cette lettre infâme m'a mis hors de moi… c'est à devenir fou. Je suis injuste, bourru… ingrat… oui, ingrat… et envers qui!… envers toi… encore…

— Ne parlons plus de moi, mon général; avec des mots pareils au bout de l'an, vous pourriez me brutaliser toute l'année… Mais que vous est-il arrivé?…

La physionomie du maréchal redevint sombre, il dit d'une voix brève et rapide:

— Il m'est arrivé… qu'on me méprise, qu'on me dédaigne.

— Vous… vous!…

— Oui, moi, et après tout, reprit le maréchal avec amertume, pourquoi te cacher cette nouvelle blessure? J'ai douté de toi, et je te dois un dédommagement; apprends donc tout: depuis quelque temps, je m'en aperçois, lorsque je les rencontre, mes anciens compagnons d'armes s'éloignent peu à peu de moi…

— Comment… cette lettre anonyme de tout à l'heure… c'était à cela…

— Qu'elle faisait allusion… oui… et elle disait vrai, reprit le maréchal avec un soupir de rage et d'indignation.

— Mais c'est impossible, mon général, vous si aimé, si respecté…

— Tout cela, ce sont des mots; je te parle de faits, moi. Quand je parais, souvent l'entretien commencé cesse tout à coup; au lieu de me traiter en camarade de guerre, on affecte envers moi une politesse rigoureusement froide; ce sont enfin mille nuances, mille riens qui blessent le coeur, et dont on ne peut se formaliser…

— Ce que vous me dites là… mon général, me confond, reprit
Dagobert atterré. Vous me l'assurez… je dois vous croire…

— C'est intolérable. J'ai voulu en avoir le coeur net; ce matin je vais chez le général d'Havrincourt; il était avec moi colonel de la garde impériale: c'est l'honneur et la loyauté même. Je viens à lui le coeur ouvert. «Je m'aperçois, lui dis-je, de la froideur qu'on me témoigne; quelque calomnie doit circuler contre moi; dites-moi tout; connaissant les attaques, je me défendrai hautement, loyalement.»

— Eh bien, mon général?

— D'Havrincourt est resté impassible, cérémonieux; à mes questions, il m'a répondu froidement: «Je ne sache pas, monsieur le maréchal, qu'aucun bruit calomnieux ait été répandu sur vous. - - Il ne s'agit pas de m'appeler monsieur le maréchal, mon cher d'Havrincourt; nous sommes de vieux soldats, de vieux amis; j'ai l'honneur inquiet, je l'avoue, car je trouve que vous et nos camarades ne m'accueillez plus cordialement comme par le passé. Ce n'est pas à nier… je le vois, je le sais, je le sens…» À cela, d'Havrincourt me répond avec la même froideur: «Jamais je n'ai vu qu'on ait manqué d'égards envers vous. — Je ne vous parle pas d'égards, me suis-je écrié en serrant affectueusement sa main, qui a faiblement répondu à mon étreinte; je vous parle de la cordialité, de la confiance qu'on me témoignait, tandis que maintenant l'on me traite en étranger. Pourquoi cela? Pourquoi ce changement?» Toujours froid et réservé, il me répond: «Ce sont là des réserves si délicates, monsieur le maréchal, qu'il m'est impossible de vous donner un avis à ce sujet.» Mon coeur a bondi de colère, de douleur. Que faire? Provoquer d'Havrincourt, c'était fou; par dignité, j'ai rompu cet entretien, qui n'a que trop confirmé mes craintes… Ainsi, ajouta le maréchal en s'animant de plus en plus, ainsi je suis sans doute déchu de l'estime à laquelle j'ai droit, méprisé peut-être, sans en savoir seulement la cause! Cela n'est-il pas odieux? Si du moins on articulait un fait, un bruit quelconque, j'aurais prise au moins pour me défendre, pour me venger ou pour répondre. Mais rien, rien, pas un mot; une froideur polie aussi blessante qu'une insulte… Oh! encore une fois, c'est trop… c'est trop… car tout ceci se joint encore à d'autres soucis. Quelle vie est la mienne, depuis la mort de mon père?… Trouvé-je du moins quelques repos, quelque bonheur dans sa maison? Non. J'y rentre, c'est pour y lire des lettres infâmes… et de plus, ajouta le maréchal d'un ton déchirant après un moment d'hésitation, et de plus, je trouve mes enfants de plus en plus indifférentes pour moi… Oui, ajouta le maréchal en voyant la stupeur de Dagobert, et elles ne savent pourtant pas combien elles me sont chères.

— Vos filles… indifférentes! reprit Dagobert avec stupeur, vous leur faites ce reproche?

— Eh! mon Dieu! je ne les blâme pas; à peine si elles ont eu le temps de me connaître.

— Elles n'ont pas eu le temps de vous connaître! reprit le soldat d'un ton de reproche en s'animant à son tour. Ah! et de quoi leur mère leur parlait-elle, si ce n'est de vous? Et moi donc, est-ce qu'à chaque instant vous n'étiez pas en tiers avec nous? Et qu'aurions-nous donc appris à vos enfants, sinon à vous connaître, à vous aimer?

— Vous les défendez… c'est justice… elles vous aiment mieux que moi, dit le maréchal avec une amertume croissante.

Dagobert se sentit si péniblement ému, qu'il regarda le maréchal sans lui répondre.

— Eh bien, oui, s'écria le maréchal avec une douloureuse expansion, oui, cela est lâche et ingrat, soit; mais il n'importe!… Vingt fois j'ai été jaloux de l'affectueuse confiance que mes enfants vous témoignaient, tandis qu'auprès de moi elles semblent toujours craintives. Si leurs figures mélancoliques s'animent quelquefois d'une expression un peu plus gaie que d'habitude, c'est en vous parlant, c'est en vous voyant; tandis que pour moi il n'y a que respect, contrainte, froideur… et ce calme me tue. Sûr de l'affection de mes enfants, j'aurais tout bravé… tout surmonté.

Puis, voyant Dagobert s'élancer vers la porte qui communiquait dans la chambre de Rose et de Blanche, le maréchal lui dit:

— Où vas-tu?

— Chercher vos filles, mon général.

— Pourquoi faire?

— Pour les mettre en face de vous, pour leur dire: «Mes enfants, votre père croit que vous ne l'aimez pas…» Je ne leur dirai que cela, et vous verrez…

— Dagobert! je vous le défends, s'écria vivement le père de Rose et de Blanche.

— Il n'y a pas de Dagobert qui tienne… Vous n'avez pas le droit d'être injuste envers ces pauvres petites. Et le soldat fit de nouveau un pas vers la porte.

— Dagobert, je vous ordonne de rester ici, s'écria le maréchal.

— Écoutez, mon général: je suis votre soldat, votre inférieur, votre serviteur, si vous voulez, dit rudement l'ex-grenadier à cheval, mais, il n'y a ni rang, ni grade qui tienne quand il s'agit de défendre vos filles… Tout va s'expliquer… mettre les braves gens en face, je ne connais que ça.

Et si le maréchal ne l'eût arrêté par le bras, Dagobert entrait dans l'appartement des orphelines.

— Restez, dit si impérieusement le maréchal, que le soldat, habitué à l'obéissance, baissa la tête et ne bougea pas. Qu'allez- vous faire? reprit le maréchal: dire à mes filles que je crois qu'elles ne m'aiment pas? provoquer ainsi des affectations de tendresse que ces pauvres enfants ne ressentent pas… ce n'est pas leur faute… c'est la mienne sans doute.

— Ah! mon général, dit Dagobert avec un accent navré, ce n'est pas de la colère que j'éprouve… en vous entendant parler ainsi de vos enfants… c'est de la douleur… Vous me brisez le coeur…

Le maréchal, touché de l'expression de la physionomie du soldat, reprit moins brusquement:

— Allons, soit, j'ai encore tort; et pourtant… voyons, je vous le demande… sans amertume… sans jalousie… mes enfants ne sont-elles pas plus confiantes, plus familières avec vous qu'avec moi?

— Eh! mordieu! mon général, s'écria Dagobert, si vous le prenez par là… elles sont encore plus familières avec Rabat-Joie qu'avec moi!… Vous êtes leur père… et si bon que soit un père, il impose toujours… Elles sont familières avec moi! pardieu! la belle histoire! Que diable de respect voulez-vous qu'elles aient pour moi, qui, sauf mes moustaches et ces six pieds, suis environ comme une vieille _mie _qui les aurait bercées… Et puis, il faut aussi tout dire: dès avant la mort de votre brave père, vous étiez triste… préoccupé… ces enfants ont remarqué cela… et ce que vous prenez pour de la froideur… de leur part, je suis sûr que c'est de l'inquiétude pour vous… Tenez, mon général, vous n'êtes pas juste… vous vous plaignez de ce qu'elles vous aiment trop…

— Je me plains… de ce que je souffre, dit le maréchal avec un emportement douloureux; moi seul… je connais mes souffrances.

— Il faut qu'elles soient vives… mon général, dit Dagobert, entraîné plus loin qu'il ne le voulait peut-être par son attachement pour les orphelines; oui, il faut que vos souffrances soient vives, car ceux qui vous aiment s'en ressentent cruellement.

— Encore des reproches, monsieur!…

— Eh bien! oui, mon général, oui, des reproches, s'écria Dagobert; ce sont vos enfants qui auraient plutôt à se plaindre de vous, à vous accuser de froideur, puisque vous les méconnaissez ainsi.

— Monsieur… dit le maréchal en se contenant avec peine.
Monsieur… c'est assez… c'est trop…

— Oh! oui, c'est assez… reprit Dagobert avec une émotion croissante; au fait, à quoi bon défendre de malheureuses enfants qui ne savent que se résigner et vous aimer? à quoi bon les défendre contre votre malheureux aveuglement?

Le maréchal fit un mouvement d'impatience et de colère, puis il reprit avec un sang-froid forcé:

— J'ai besoin de me rappeler tout ce que je vous dois… et je ne l'oublierai pas… quoi que vous fassiez…

— Mais, mon général, s'écria Dagobert, pourquoi ne voulez-vous pas que j'aille chercher vos enfants?

— Mais vous ne voyez donc pas que cette scène me brise, me tue! s'écria le maréchal exaspéré. Vous ne comprenez donc pas que je ne veux pas rendre mes enfants témoins de ce que j'endure!… Le chagrin d'un père a sa dignité, monsieur; vous devriez le sentir et le respecter.

— Le respecter?… non… car c'est une injustice qui le cause.

— Assez… monsieur… assez.

— Et non content de vous tourmenter ainsi, s'écria Dagobert, ne se contraignant plus, savez-vous ce que vous ferez? vous ferez mourir vos filles de chagrin, entendez-vous?… et ce n'est pas pour cela que je vous les ai amenées du fond de la Sibérie…

— Des reproches!…

— Oui; car la véritable ingratitude envers moi, c'est de rendre vos filles malheureuses…

— Sortez à l'instant, sortez, monsieur! s'écria le maréchal, complètement hors de lui, et si effrayant de colère et de douleur, que Dagobert, regrettant d'avoir été trop loin, reprit:

— Mon général, j'ai tort. Je vous ai peut-être manqué de respect… pardonnez-moi… mais…

— Soit, je vous pardonne, et je vous prie de me laisser seul, répondit le maréchal en se contenant avec peine.

— Mon général… un mot…

— Je vous demande en grâce de me laisser seul… je vous le demande comme un service… Est-ce assez? dit le maréchal en redoublant d'efforts pour se contraindre.

Et une grande pâleur succédait à la vive rougeur qui, pendant cette scène pénible, avait enflammé les traits du maréchal. Dagobert, effrayé de ce symptôme, redoubla d'instances.

— Je vous en supplie, mon général, dit-il d'une voix altérée, permettez-moi… pour un moment, de…

— Puisque vous l'exigez, ce sera donc moi qui sortirai, monsieur, dit le maréchal en faisant un pas vers la porte.

Ces mots furent dits de telle sorte que Dagobert n'osa pas insister; il baissa la tête, accablé, désespéré, regarda encore un instant le maréchal en silence et d'un air suppliant; mais à un nouveau mouvement d'emportement que ne put retenir le père de Rose et de Blanche, le soldat sortit à pas lents…

* * * * *

Quelques minutes s'étaient à peine écoulées depuis le départ de Dagobert lorsque le maréchal, qui, après un sombre silence, s'était plusieurs fois approché de la porte de l'appartement de ses filles avec une hésitation remplie d'angoisse, fit un violent effort sur lui-même, essuya la sueur froide qui baignait son front, tâcha de dissimuler son agitation, et entra dans la chambre où s'étaient réfugiées Rose et Blanche.

XLIII. L'épreuve.

Dagobert avait eu raison de défendre ses enfants, ainsi qu'il appelait paternellement Rose et Blanche; et cependant les appréhensions du maréchal au sujet de la tiédeur d'affection qu'il reprochait à ses filles étaient malheureusement justifiées par les apparences. Ainsi qu'il l'avait dit à son père, ne pouvant s'expliquer l'embarras triste, presque craintif, que ses enfants éprouvaient en sa présence, il cherchait en vain la cause de ce qu'il appelait leur indifférence. Tantôt, se reprochant amèrement de n'avoir pu assez cacher la douleur que la mort de leur mère lui avait causée, il craignait de leur avoir ainsi laissé croire qu'elles étaient incapables de le consoler; tantôt il craignait de ne pas s'être montré assez tendre, assez expansif envers elles, de les avoir glacées par sa rudesse militaire; tantôt enfin il se disait, avec un regret navrant, qu'ayant toujours vécu loin d'elles, il devait leur être presque étranger. En un mot, les suppositions les moins fondées se présentaient en foule à son esprit, et dès que de pareils germes de doute, de défiance ou de crainte sont jetés dans une affection, tôt ou tard ils se développent avec une ténacité funeste. Pourtant, malgré cette froideur dont il souffrait tant, l'affection du maréchal pour ses filles était si profonde, que le chagrin de les quitter encore causait seul les hésitations qui désolaient sa vie, lutte incessante entre son amour paternel et un devoir qu'il regardait comme sacré.

Quant au fatal effet des calomnies assez habilement répandues sur le maréchal pour que des gens d'honneur, ses anciens compagnons d'armes, pussent y ajouter quelque créance, elles avaient été propagées par des amis de la princesse de Saint-Dizier avec une effrayante adresse. On aura plus tard et le sens et le but de ces bruits odieux, qui, joints à d'autres blessures vives faites à son coeur, comblaient l'exaspération du maréchal.

Emporté par la colère, par la surexcitation que lui causaient ces _coups d'épingle _incessants, comme il disait, choqué de quelques paroles de Dagobert, il l'avait rudoyé; mais après le départ du soldat, dans le silence de la réflexion, le maréchal, se rappelant l'expression convaincue, chaleureuse, du défenseur de ses filles, avait senti s'éveiller dans son esprit quelque doute sur la froideur qu'il lui reprochait; et, après avoir pris une résolution terrible, dans le cas où cette épreuve confirmerait ses doutes désolants, il entra, nous l'avons dit, chez ses filles.

Le bruit de sa discussion avec Dagobert avait été tel, que l'éclat de sa voix, traversant le salon, était confusément arrivé jusqu'aux oreilles des deux soeurs, réfugiées dans leur chambre à coucher. Aussi, à l'arrivée de leur père, leurs figures pâles trahissaient l'anxiété. À la vue du maréchal, dont les traits étaient également altérés, les deux jeunes filles se levèrent respectueusement, mais restèrent serrées l'une contre l'autre et toutes tremblantes.

Et pourtant ce n'était pas la colère, la dureté, qui se lisaient sur la figure de leur père; c'était une douleur profonde, presque suppliante, qui semblait dire:

— Mes enfants… je souffre… je viens à vous, rassurez-moi!… ou je meurs…

L'expression de la physionomie du maréchal fut à ce moment pour ainsi dire si parlante, que, le premier mouvement de crainte surmonté, les orphelines furent sur le point de se jeter dans ses bras; mais se rappelant les recommandations de l'écrit anonyme qui leur disait combien l'effusion de leur tendresse était pénible à leur père, elles échangèrent un coup d'oeil rapide et se continrent.

Par une fatalité cruelle, à ce moment aussi, le maréchal brûlait d'envie d'ouvrir ses bras à ses enfants. Il les contemplait avec idolâtrie; il fit un léger mouvement comme pour les appeler à lui, n'osant tenter davantage, de crainte de n'être point compris. Mais les pauvres enfants, paralysées par de perfides avis, restèrent muettes, immobiles et tremblantes.

À cette apparente insensibilité, le maréchal sentit son coeur lui manquer; il ne pouvait plus en douter: ses filles ne comprenaient ni sa terrible douleur ni sa tendresse désespérée.

— Toujours la même froideur, pensa-t-il, je ne m'étais pas trompé. Tâchant pourtant de cacher ce qu'il ressentait, s'avançant vers elles, il leur dit d'une voix qu'il essaya de rendre calme:

— Bonjour, mes enfants…

— Bonjour, mon père, répondit Rose, moins craintive que sa soeur.

— Je n'ai pu vous voir… hier, dit le maréchal d'une voix altérée; j'ai été si occupé… voyez-vous… il s'agissait d'affaires graves… de choses… relatives au service… Enfin, vous ne m'en voulez pas… de vous avoir négligées? Et il tâcha de sourire, n'osant pas leur dire que, pendant la nuit dernière, après un terrible emportement, il était allé, pour calmer ses angoisses, les contempler endormies. N'est-ce pas, reprit-il, vous me pardonnez de vous avoir ainsi oubliées?…

— Oui, mon père… dit Blanche en baissant les yeux.

— Et si j'étais forcé de partir pour quelque temps, reprit lentement le maréchal, vous me le pardonneriez aussi… vous vous consoleriez de mon absence, n'est-ce pas?

— Nous serions bien chagrines… si vous vous contraigniez le moins du monde pour nous… dit Rose en se souvenant de l'écrit anonyme qui parlait des sacrifices que leur présence causait à leur père.

À cette réponse, faite avec autant d'embarras que de timidité, et où le maréchal crut voir une indifférence naïve, il ne douta plus du peu d'affection de ses filles pour lui.

— C'est fini, pensa le malheureux père en contemplant ses enfants. Rien ne vibre en elles… Que je parte… que je reste… peu leur importe! Non… non… je ne suis rien pour elles, puisqu'en ce moment suprême, où elles me voient peut-être pour la dernière fois… l'instinct filial ne leur dit pas que leur tendresse me sauverait…

Pendant cette réflexion accablante, le maréchal n'avait pas cessé de contempler ses filles avec attendrissement, et sa mâle figure prit alors une expansion si touchante et si déchirante, son regard disait si douloureusement les tortures de son âme au désespoir, que Rose et Blanche, bouleversées, épouvantées, cédant à un mouvement spontané, irréfléchi se jetèrent au cou de leur père; et le couvrirent de larmes et de caresses. Le maréchal Simon n'avait pas dit un mot, ses filles n'avaient pas prononcé une parole, et tous trois s'étaient enfin compris… Un choc sympathique avait tout à coup électrisé et confondu ces trois coeurs…

Vaines craintes, faux doutes, avis mensongers, tout avait cédé devant cet élan irrésistible qui jetait les filles dans les bras du père; une révélation soudaine leur donnait la foi au moment fatal où une défiance incurable allait à jamais les séparer.

En une seconde, le maréchal sentit tout cela, mais les expressions lui manquèrent… Palpitant, égaré, baisant le front, les cheveux, les mains de ses filles, pleurant, soupirant, souriant tour à tour, il était fou, il délirait, il était ivre de bonheur; puis enfin il s'écria:

— Je les ai retrouvées… ou plutôt… non, non, je ne les ai jamais perdues. Elles m'aimaient… Oh! je n'en doute plus à cette heure… Elles m'aimaient… elles n'osaient pas… me le dire… je leur imposais… Et moi qui croyais… mais c'est ma faute… Ah! mon Dieu! que cela fait de bien, que cela donne de force, de coeur et d'espoir! Ha! ha! s'écria-t-il, riant, pleurant à la fois, et couvrant ses filles de nouvelles caresses, qu'ils viennent donc me dédaigner, me harceler! je défie tout maintenant. Voyons, mes beaux yeux bleus, regardez-moi bien, oh! bien en face… que cela me fasse revivre tout à fait.

— Oh mon père… vous nous aimez donc autant que nous vous aimons? s'écria Rose avec une naïveté enchanteresse.

— Nous pourrons donc souvent, bien souvent, tous les jours, nous jeter à votre cou, vous embrasser, vous dire notre joie d'être auprès de vous?

— Vous montrer, mon père, les trésors de tendresse et d'amour que nous amassions pour vous au fond de notre coeur, hélas! bien tristes de ne pouvoir les dépenser.

— Nous pourrons vous dire tout haut ce que nous pensions tout bas?

— Oui… vous le pourrez… vous le pourrez, dit le maréchal Simon en balbutiant de joie. Et qui vous en empêchait… mes enfants?… Mais non, non, ne me répondez pas… assez du passé… je sais tout, je comprends tout: mes préoccupations… vous les avez interprétées d'une façon… cela vous a attristées… moi, de mon côté… votre tristesse, vous concevez… je l'ai interprétée… parce que… Mais tenez, je ne fais pas attention à un mot de ce que je vous dis. Je ne pense qu'à vous regarder; cela m'étourdit… cela m'éblouit… c'est le vertige de la joie.

— Oh! regardez-nous, mon père… regardez bien au fond de nos yeux, bien au fond de notre coeur, s'écria Rose avec ravissement.

— Et vous y lirez bonheur pour nous… et amour pour vous, mon père, ajouta Blanche.

— Vous… vous… dit le maréchal d'un ton d'affectueux reproche, qu'est-ce que cela signifie?… Voulez-vous bien me dire _toi… _Je dis vous, moi, parce que vous êtes deux.

— Mon père… ta main, dit Blanche en prenant la main de son père, et le mettant sur son coeur.

— Mon père, ta main, dit Rose en prenant l'autre main du maréchal.

— Crois-tu à notre amour, à notre bonheur, maintenant? reprit
Rose.

Il est impossible de rendre tout ce qu'il y avait d'orgueil charmant et filial dans la divine physionomie de ces deux jeunes filles pendant que leur père, ses vaillantes mains légèrement appuyées sur leur sein virginal, en comptait avec ivresse les pulsations joyeuses et précipitées.

— Ah! oui… le bonheur et la tendresse peuvent seuls faire battre ainsi le coeur, s'écria le maréchal.

Une sorte de soupir rauque, oppressé, qu'on entendit à la porte de la chambre, restée ouverte, fit retourner les deux têtes brunes et la tête grise, qui aperçurent alors la grande figure de Dagobert, accosté du museau noir de Rabat-Joie, pointant à la hauteur des genoux de son maître.

Le soldat, s'essuyant les yeux et la moustache avec son petit mouchoir à carreaux bleus, restait immobile comme le dieu Terme; lorsqu'il put parler, s'adressant au maréchal, il secoua la tête et articula d'une voix enrouée, car le digne homme avalait ses larmes:

— Je vous… le disais… bien, moi!…

— Silence… lui dit le maréchal en lui faisant un signe d'intelligence. Tu étais meilleur père que moi, mon vieil ami; viens vite les embrasser. Je ne suis plus jaloux.

Et le maréchal tendit sa main au soldat, qui la serra cordialement, pendant que les deux orphelines se jetaient à son cou, et que Rabat-Joie voulant, selon sa coutume, prendre part à la fête, se dressant sur ses pattes de derrière, appuyait familièrement ses pattes de devant sur le dos de son maître.

Il y eut un instant de profond silence. La félicité céleste dont le maréchal, ses filles et le soldat jouissaient dans ce moment d'expansion ineffable fut interrompue par un jappement de Rabat- Joie, qui venait de quitter sa position de bipède. L'heureux groupe se désunit, regarda, et vit la stupide face de Jocrisse. Il avait l'air encore plus bête, plus béat que de coutume; il restait coi dans l'embrasure de la porte ouverte, les yeux écarquillés, tenant à la main son éternel panier de bois, et sous son bras un plumeau.

Rien ne met plus en gaieté que le bonheur; aussi, quoique son arrivée fût assez inopportune, un éclat de rire frais et charmant, sortant des lèvres fleuries de Rose et de Blanche, accueillit cette apparition grotesque. Jocrisse faisant rire les filles du maréchal, depuis si longtemps attristées, Jocrisse eut droit à l'instant à l'indulgence du maréchal, qui lui dit avec bonne humeur:

— Que veux-tu, mon garçon?

— Monsieur le duc, ce n'est pas moi! répondit Jocrisse en mettant la main sur sa poitrine, comme s'il eût fait un serment. De sorte que son plumeau s'échappa de dessous son bras.

Les rires des deux jeunes filles redoublèrent.

— Comment, ce n'est pas toi? dit le maréchal.

— Ici, Rabat-Joie! cria Dagobert, car le digne chien semblait avoir un secret et mauvais pressentiment à l'endroit du niais supposé, et s'approchait de lui d'un air fâcheux.

— Non, monsieur le duc, ça n'est pas moi, reprit Jocrisse, c'est le valet de chambre qui m'a dit de dire à M. Dagobert, en montant du bois, de dire à monsieur le duc, puisque j'en montais dans un panier, que M. Robert le demandait.

À cette nouvelle bêtise de Jocrisse, les éclats de rire des deux jeunes filles redoublèrent.

Au nom de M. Robert, le maréchal Simon tressaillit. M. Robert était le secret émissaire de Rodin au sujet de l'entreprise possible, quoique aventureuse, qu'il s'agissait de tenter pour enlever Napoléon II.

Après un moment de silence, le maréchal, dont la figure rayonnait toujours de bonheur et de joie, dit à Jocrisse:

— Prie M. Robert d'attendre un moment en bas, dans mon cabinet.

— Oui, monsieur le duc, répondit Jocrisse en s'inclinant jusqu'à terre.

Le niais sorti, le maréchal dit à ses filles d'une voix enjouée:

— Vous sentez bien qu'en un jour, qu'en un moment comme celui-ci, on ne quitte pas ses enfants… même pour M. Robert.

— Oh! tant mieux, mon père!… s'écria gaiement Blanche, car
M. Robert me déplaisait déjà beaucoup.

— Avez-vous là de quoi écrire? demanda le maréchal.

— Oui, mon père… là… sur la table, dit vivement Rose en indiquant au maréchal un petit bureau placé à côté de l'une des croisées de leur chambre, vers lequel le maréchal se dirigea rapidement.

Par discrétion, les deux jeunes filles restèrent auprès de la cheminée où elles étaient, et s'embrassèrent tendrement, comme pour se réjouir de soeur à soeur, seule à seule, de cette journée inespérée.

Le maréchal s'assit devant le bureau de ses filles et fit signe à Dagobert d'approcher. Tout en écrivant rapidement quelques mots d'une main ferme, il dit au soldat en souriant, et assez bas pour qu'il fût impossible à ses filles de l'entendre:

— Sais-tu à quoi j'étais presque décidé tout à l'heure, avant d'entrer ici?

— À quoi étiez-vous décidé, mon général?

— À me brûler la cervelle… C'est à mes enfants que je dois la vie… Et le maréchal continua d'écrire.

À cette confidence, Dagobert fit un mouvement, puis il reprit, toujours à voix basse:

— Ça n'aurait toujours pas été avec vos pistolets… J'avais ôté les capsules… Le maréchal se retourna vivement vers lui en le regardant d'un air surpris. Le soldat baissa la tête affirmativement et ajouta:

— Dieu merci!… c'est fini de ces idées-là… Pour toute réponse, le maréchal lui montra ses filles d'un regard humide de tendresse, étincelant de bonheur; puis, cachetant le billet de quelques lignes qu'il venait d'écrire, il le donna au soldat et lui dit:

— Remets cela à M. Robert… je le verrai demain. Dagobert prit la lettre et sortit. Le maréchal revenant auprès de ses filles, leur dit joyeusement en leur tendant les bras:

— Maintenant, mesdemoiselles, deux beaux baisers pour avoir sacrifié le pauvre M. Robert… Les ai-je bien gagnés?

Rose et Blanche se jetèrent au cou de leur père.

* * * * *

À peu près au moment où ces choses se passaient à Paris, deux voyageurs étrangers, quoique séparés l'un de l'autre, échangeaient à travers l'espace de mystérieuses pensées.

XLIV. Les ruines de l'abbaye de Saint-Jean le Décapité.

Le soleil est à son déclin. Au plus profond d'une immense forêt de sapins, au milieu d'une sombre solitude, s'élèvent les ruines d'une abbaye autrefois vouée à saint Jean le Décapité.

Le lierre, les plantes parasites, la mousse, couvrent presque entièrement les pierres noires de vétusté; quelques arceaux démantelés, quelques murailles percées de fenêtres ogivales restent encore debout et se découpent sur l'obscur rideau de ces grands bois. Dominant ces amas de décombres, dressée sur son piédestal écorné, à demi caché sous les lianes, une statue de pierre colossale, çà et là mutilée, est restée debout. Cette statue est étrange, sinistre. Elle représente un homme décapité. Vêtu de la toge antique, entre ses mains il tient un plat; dans ce plat est une tête… Cette tête est la sienne. C'est la statue de saint Jean, martyr, mis à mort par ordre d'Hérodiade.

Le silence est solennel. De temps à autre on entend seulement le sourd bruissement du branchage des pins énormes que la brise agite.

Des nuages cuivrés, rougis par le couchant, voguent lentement au- dessus de la forêt, et se reflètent dans le courant d'un petit ruisseau d'eau vive, qui, traversant les ruines de l'abbaye, prend sa source plus loin, au milieu d'une masse de roches. L'onde coule, les nuages passent, les arbres séculaires frémissent, la brise murmure…

Soudain, à travers la pénombre formée par la cime épaisse de cette futaie, dont les innombrables troncs se perdent dans des profondeurs infinies apparaît une forme humaine…

C'est une femme.

Elle s'avance lentement vers les ruines… elle les atteint… elle foule ce sol autrefois béni… Cette femme est pâle, son regard est triste, sa longue robe flottante, et ses pieds sont poudreux; sa démarche est pénible, chancelante.

Un bloc de pierre est placé au bord de la source, presque au- dessous de la statue de saint Jean le Décapité. Sur cette pierre, cette femme tombe épuisée, haletante de fatigue.

Et pourtant, depuis bien des jours, bien des ans, bien des siècles, elle marche… marche… infatigable…

Mais, pour la première fois… elle ressent une lassitude invincible…

Pour la première fois… ses pieds sont endoloris…

Pour la première fois, celle-là, qui traversait d'un pas égal, indifférent et sûr, la lave mouvante des déserts torrides, tandis que des caravanes entières s'engloutissaient sous ces vagues de sable incandescent…

Celle-là qui, d'un pas ferme et dédaigneux, foulait la neige éternelle des contrées boréales, solitude glacée où nul être humain ne peut vivre…

Celle-là qu'épargnaient les flammes dévorantes de l'incendie ou les eaux impétueuses du torrent…

Celle-là enfin qui, depuis tant de siècles, n'avait plus rien de commun avec l'humanité… celle-là en éprouvait pour la première fois les douleurs…

Ses pieds saignent, ses membres sont brisés par la fatigue, une soif brûlante la dévore…

Elle ressent ces infirmités… elle souffre… et elle ose à peine y croire…

Sa joie serait trop immense…

Mais son gosier, de plus en plus desséché, se contracte; sa gorge est en feu… Elle aperçoit la source, et se précipite à genoux pour se désaltérer à ce courant cristallin et transparent comme un miroir.

Que se passe-t-il donc? À peine ses lèvres enflammées ont-elles effleuré cette eau fraîche et pure, que, toujours agenouillée au bord du ruisseau, et appuyée sur ses deux mains, cette femme cesse brusquement de boire et se regarde avidement dans la glace limpide…

Tout à coup, oubliant la soif qui la dévore encore, elle pousse un grand cri… un cri de joie profonde, immense, religieuse, comme une action de grâces infinie envers le Seigneur.

Dans ce miroir profond… elle vient de s'apercevoir qu'elle a vieilli… En quelques jours, en quelques heures, en quelques minutes, à l'instant peut-être… elle a atteint la maturité de l'âge…

Elle qui, depuis plus de dix-huit siècles, avait vingt ans, et traînait à travers les mondes et les générations cette impérissable jeunesse…

Elle avait vieilli… Elle pouvait enfin aspirer à la mort…

Chaque minute de sa vie la rapprochait de la tombe…

Transportée de cet espoir ineffable, elle se redresse, lève la tête vers le ciel et joint ses mains dans une attitude de prière fervente…

Alors ses yeux s'arrêtent sur la grande statue de pierre qui représente saint Jean le Décapité…

La tête que le martyr porte entre ses mains… semble, à travers sa paupière de granit à demi close par la mort, jeter sur la juive errante un regard de commisération et de pitié…

Et c'est elle, Hérodiade, qui, dans la cruelle ivresse d'une fête païenne, a demandé le supplice de ce saint!…

Et c'est au pied de l'image du martyr que, pour la première fois… depuis tant de siècles… l'immortalité qui pesait sur Hérodiade semble s'adoucir!…

«Ô mystère impénétrable! ô divine espérance! s'écrie-t-elle, le courroux céleste s'apaise enfin… La main du Seigneur me ramène aux pieds de ce saint martyr… c'est à ses pieds que je commence à être une créature humaine… Et c'est pour venger sa mort que le Seigneur m'avait condamnée à une marche éternelle…

«Ô mon Dieu! faites que je ne sois pas la seule pardonnée… Celui-là, l'artisan qui, comme moi, la fille du roi… marche aussi depuis des siècles… celui-là… comme moi, peut-il espérer d'atteindre le terme de sa course éternelle?

«Où est-il, Seigneur… où est-il?… Cette puissance que vous m'aviez donnée de le voir, de l'entendre à travers les espaces, me l'avez-vous retirée? Oh! dans ce moment suprême, ce don divin, rendez-le-moi… Seigneur… car, à mesure que je ressens ces infirmités humaines, que je bénis comme la fin de mon éternité de maux, ma vue perd le pouvoir de traverser l'immensité, mon oreille le pouvoir d'entendre l'homme errant d'un bout du monde à l'autre…»

La nuit était venue… obscure… orageuse…

Le vent s'était élevé au milieu des grands sapins.

Derrière leur cime noire, commençait à monter lentement à travers de sombres nuées, le disque argenté de la lune…

L'invocation de la juive errante fut peut-être entendue…

Tout à coup ses yeux se fermèrent, ses mains se joignirent, et elle resta agenouillée au milieu des ruines… immobile comme une statue des tombeaux… Et elle eut alors une vision étrange!!!

XLV. Le calvaire.

Telle était la vision d'Hérodiade:

Au sommet d'une haute montagne, nue, rocailleuse, escarpée, s'élève un calvaire.

Le soleil décline ainsi qu'il déclinait lorsque la juive s'est traînée, épuisée de fatigue, au milieu des ruines de Saint-Jean le Décapité.

Le grand Christ en croix qui domine le calvaire, la montagne et la plaine aride, solitaire, infinie; le grand Christ en croix se détache blanc et pâle sur les nuages d'un noir bleu qui couvrent partout le ciel et deviennent d'un violet sombre en se dégradant à l'horizon…

À l'horizon… où le soleil couchant a laissé de longues traînées d'une lueur sinistre… d'un rouge de sang. Aussi loin que la vue peut s'étendre, aucune végétation n'apparaît sur ce morne désert, couvert de sable et de cailloux comme le lit séculaire de quelque océan desséché.

Un silence de mort plane sur cette contrée désolée. Quelquefois de gigantesques vautours noirs, au cou rouge et pelé, à l'oeil jaune et lumineux, abattent leur grand vol au milieu de ces solitudes, viennent faire la sanglante curée de la proie qu'ils ont enlevée dans un pays moins sauvage.

Comment ce calvaire, ce lieu de prière, a-t-il été élevé si loin, si loin de la demeure des hommes?

Ce calvaire a été élevé à grand frais par un pécheur repentant; il avait fait beaucoup de mal aux autres hommes… et, pour mériter le pardon de ses crimes, il a gravi cette montagne à genoux et, devenu cénobite, il a vécu jusqu'à sa mort au pied de cette croix, à peine abrité sous un toit de chaume depuis longtemps balayé par les vents.

Le soleil décline toujours…

Le ciel devient de plus en plus sombre… les raies lumineuses de l'horizon, naguère empourprées, commencent à s'obscurcir lentement, ainsi que les barres de fer rougies au feu, dont l'incandescence s'éteint peu à peu.

Soudain l'on entend, derrière l'un des versants du calvaire opposé au couchant, le bruit de quelques pierres qui se détachent et tombent en bondissant jusqu'au bas de la montagne.

Le pied d'un voyageur qui, après avoir traversé la plaine, gravit depuis une heure cette pente escarpée, a fait rouler ces cailloux au loin.

Ce voyageur ne paraît pas encore, mais l'on distingue son pas lent, égal et ferme. Enfin… il atteint le sommet de la montagne, et sa haute taille se dessine sur le ciel orageux.

Ce voyageur est aussi pâle que le Christ en croix: sur son large front, de l'une à l'autre tempe, s'étend une ligne noire.

Celui-là est l'artisan de Jérusalem… L'artisan rendu méchant par la misère, par l'injustice et par l'oppression, celui qui, sans pitié pour les souffrances de l'homme divin portant sa croix, l'avait repoussé de sa demeure… en lui criant durement:

— MARCHE… MARCHE… MARCHE…

Et depuis ce jour, un Dieu vengeur a dit à son tour à l'artisan de
Jérusalem:

— MARCHE… MARCHE… MARCHE… Et il a marché… éternellement marché… Ne bornant pas là sa vengeance, le Seigneur a voulu quelquefois attacher la mort aux pas de l'homme errant, et que les tombes innombrables fussent les bornes militaires de sa marche homicide à travers les mondes.

Et c'était pour l'homme errant des jours de repos dans sa douleur infinie, lorsque la main invisible du Seigneur le poussait dans de profondes solitudes… telles que le désert où il traînait alors ses pas; du moins, en traversant cette plaine désolée, en gravissant ce rude calvaire, il n'entendait plus le glas funèbre des cloches des morts, qui toujours, toujours, tintaient derrière lui… dans les contrées habitées.

Tout le jour, et encore à cette heure, plongé dans le noir abîme de ses pensées, suivant sa route fatale… allant où le menait l'invisible main, la tête baissée sur sa poitrine, les yeux fixés à terre, l'homme errant avait traversé la plaine, monté la montagne sans regarder le ciel… sans apercevoir le calvaire, sans voir le Christ en croix.

L'homme errant pensait aux derniers descendants de sa race; il sentait, au déchirement de son coeur, que de grands périls les menaçaient encore…

Et dans un désespoir amer, profond comme l'Océan, l'artisan de
Jérusalem s'assit au pied du calvaire.

À ce moment un dernier rayon de soleil, perçant à l'horizon le sombre amoncellement des nuages, jeta sur la crête de la montagne, sur le calvaire, une lueur ardente comme le reflet d'un incendie.

Le juif appuyait alors sur sa main son front penché… Sa longue chevelure, agitée par la brise crépusculaire, venait de voiler sa pâle figure, lorsque, écartant ses cheveux de son visage, il tressaillit de surprise… lui qui ne pouvait plus s'étonner de rien…

D'un regard avide, il contemplait la longue mèche de cheveux qu'il tenait à la main… Ses cheveux, naguère noirs comme la nuit… étaient devenus gris.

Lui aussi, comme Hérodiade, il avait vieilli.

Le cours de son âge, arrêté depuis dix-huit siècles… reprenait sa marche…

Ainsi que la juive errante, lui aussi pouvait donc dès lors aspirer à la tombe… Se jetant à genoux, il tendit les mains, le visage vers le ciel… pour demander à Dieu l'explication de ce mystère qui le ravissait d'espérance.

Alors, pour la première fois, ses yeux s'arrêtèrent sur le Christ en croix qui dominait le calvaire, de même que la juive errante avait fixé son regard sur la paupière de granit du saint martyr.

Le Christ, la tête inclinée sous le poids de sa couronne d'épines, semblait du haut de sa croix contempler avec douceur et pardon l'artisan qu'il avait maudit depuis tant de siècles… et qui, à genoux, renversé en arrière, dans une attitude d'épouvante et de prière, tendait vers lui ses mains suppliantes.

— Ô Christ!… s'écria le juif, le bras vengeur du Seigneur me ramène au pied de cette croix si pesante que tu portais, brisé de fatigue… ô Christ! lorsque tu voulus t'arrêter pour te reposer au seuil de ma pauvre demeure, et que, dans ma dureté impitoyable, je te repoussai en te disant: «Marche!… marche!…» et voici qu'après ma vie errante je me retrouve devant cette croix… et voici qu'enfin mes cheveux blanchissent… Ô Christ! dans ta bonté divine, m'as-tu donc pardonné? Suis-je donc arrivé au terme de ma course éternelle! Ta céleste clémence m'accordera-t-elle enfin ce repos du sépulcre qui, jusqu'ici, hélas! m'a toujours fui!… Oh! si ta clémence descend sur moi… qu'elle descende aussi sur cette femme… dont le supplice est égal au mien!… Protège aussi les derniers descendants de ma race! Quel sera leur sort? Seigneur, déjà l'un d'eux, le seul de tous que le malheur eût perverti, a disparu de cette terre. Est-ce pour cela que mes cheveux ont blanchi! Mon crime ne sera-t-il donc expié que lorsque, dans ce monde, il ne restera plus un seul des rejetons de notre famille maudite! Ou bien cette preuve de votre toute-puissante bonté, ô Seigneur! qui me rend à l'humanité, annonce-t-elle votre clémence et la félicité des miens! Sortiront-ils enfin triomphants des périls qui les menacent! Pourront-ils, accomplissant tout le bien dont leur aïeul voulait combler l'humanité, mériter ainsi leur grâce et la mienne! ou bien, inexorablement condamnés par vous, Seigneur, comme les rejetons maudits de ma race maudite, doivent- ils expier leur tache originelle et mon crime! Oh! dites, Seigneur, serai-je pardonné avec eux? seront-ils punis avec moi!

En vain le crépuscule avait fait place à une nuit orageuse et noire… le juif priait toujours, agenouillé au pied du calvaire.

XLVI. Le conseil.

La scène suivante se passe à l'hôtel de Saint-Dizier, le surlendemain du jour où a eu lieu la réconciliation du maréchal Simon et de ses filles.

La princesse écoute les paroles de Rodin avec la plus profonde attention. Le révérend père est, selon son habitude, debout et adossé à la cheminée, tenant ses mains plongées dans les poches de derrière de sa vieille redingote brune; ses gros souliers boueux ont laissé leur empreinte sur le tapis d'hermine qui garnit le devant de la cheminée du salon. Une satisfaction profonde se lit sur la face cadavéreuse du jésuite. Mme de Saint-Dizier, mise avec cette sorte de coquetterie discrète qui convenait à une mère d'Église de sa sorte, ne quittait pas Rodin des yeux, car celui-ci avait complètement supplanté le père d'Aigrigny dans l'esprit de la dévote. Le flegme, l'audace, la haute intelligence, le caractère rude et dominateur de l'ex-socius, imposaient à cette femme altière, la subjuguaient et lui inspiraient une admiration sincère, presque de l'attrait; il n'était pas même jusqu'à la saleté cynique, jusqu'à la repartie souvent brutale de ce prêtre, qui ne lui agréât, et qui ne fût pour elle une sorte de ragoût dépravé, qu'elle préférait alors de beaucoup aux formes exquises, à l'élégance musquée du beau révérend père d'Aigrigny.

— Oui, madame, disait Rodin d'un ton convaincu et pénétré, car ces gens-là ne se démasquent pas, même entre complices, oui, madame, les nouvelles de notre maison de retraite de Saint-Hérem sont excellentes. M. Hardy… l'esprit fort… le libre penseur, est enfin entré dans le giron de notre Église catholique, apostolique et romaine.

Rodin ayant hypocritement nasillé ces derniers mots… la dévote inclina la tête avec respect.

— La grâce a touché cet impie… reprit Rodin, et l'a touché si fort, que, dans son enthousiasme ascétique, il a voulu déjà prononcer les voeux qui l'attachent à notre sainte compagnie.

— Si tôt, mon père? dit la princesse étonnée.

— Nos instituts s'opposent à cette précipitation, à moins cependant qu'il ne s'agisse d'un pénitent qui, se voyant in articulo mortis (à l'article de la mort), considère comme souverainement efficace pour son salut de mourir dans notre habit, et de nous abandonner ses biens… pour la plus grande gloire du Seigneur.

— Est-ce que M. Hardy se trouve dans une position aussi désespérée, mon père?

— La fièvre le dévore; après tant de coups successifs qui l'ont miraculeusement poussé dans la voie du salut, reprit Rodin avec componction, cet homme, d'une nature si frêle et si délicate, est à cette heure presque entièrement anéanti, moralement et physiquement. Aussi les austérités, les macérations, les joies divines de l'extase vont-elles lui frayer on ne peut plus promptement le chemin de la vie éternelle, et il est probable qu'avant quelques jours…

Et le prêtre secoua la tête d'un air sinistre.

— Si tôt que cela, mon père?

— C'est presque certain; j'ai donc pu, usant de mes dispenses, faire recevoir ce cher pénitent_, in articulo mortis_, membre de notre sainte compagnie, à laquelle, selon la règle, il a abandonné tous ses biens, présents et futurs… de sorte qu'à cette heure il n'a plus à songer qu'au salut de son âme… Encore une victime du philosophisme arrachée aux griffes de Satan.

— Ah! mon père, s'écria la dévote avec admiration, c'est une miraculeuse conversion… Le père d'Aigrigny m'a dit combien vous aviez eu à lutter contre l'influence de l'abbé Gabriel.

— L'abbé Gabriel, reprit Rodin, a été puni de s'être mêlé de ce qui ne le regardait point et d'autres choses encore… J'ai exigé son interdiction… et il a été interdit par son évêque et révoqué de sa cure… On dit qu'afin de passer le temps, il court les ambulances de cholériques pour y distribuer des consolations chrétiennes; on ne peut s'opposer à cela… Mais ce consolateur ambulant sent son hérétique d'une lieue…

— C'est un esprit dangereux, reprit la princesse, car il a une assez grande action sur les hommes; aussi n'a-t-il pas fallu moins que votre éloquence admirable, irrésistible, pour ruiner les détestables conseils de cet abbé Gabriel, qui s'était imaginé de vouloir ramener M. Hardy à la vie mondaine… En vérité, mon père, vous êtes un saint Chrysostome.

— Bon, bon, madame, dit brusquement Rodin, très peu sensible aux flatteries, gardez cela pour d'autres.

— Je vous dis que vous êtes un saint Chrysostome, mon père, répéta la princesse avec feu; car, comme lui vous méritez le surnom de saint Jean Bouche d'or.

— Allons donc, madame! dit Rodin avec brutalité en haussant les épaules, moi une bouche d'or!… j'ai les lèvres trop livides et les dents trop noires… Vous plaisantez, avec votre bouche d'or.

— Mais, mon père…

— Mais, madame, on ne me prend pas à cette glu-là, moi, reprit durement Rodin; je hais les compliments, je n'en fais point.

— Que votre modestie me pardonne, mon père, dit humblement la dévote, je n'ai pu résister au bonheur de vous témoigner mon admiration; car, ainsi que vous l'aviez presque prédit… ou prévu il y a peu de mois, voici déjà deux membres de la famille Rennepont désintéressés dans la question de l'héritage…

Rodin regarda Mme de Saint-Dizier d'un air radouci et approbatif en l'entendant formuler ainsi la position des deux défunts héritiers. Car, selon Rodin, M. Hardy, par sa donation et son ascétisme homicide, n'appartenait plus au monde.

La dévote continua:

— L'un de ces hommes, misérable artisan, a été conduit à sa perte par l'exaltation de ses vices… vous avez conduit l'autre dans la voie du salut en exaltant ses qualités aimantes et tendres. Soyez donc glorifié dans vos prévisions, mon père, car, vous l'avez dit: «C'est aux passions que je m'adresserai pour arriver à mon but.»

— Ne glorifiez pas si vite, je vous prie, dit impatiemment Rodin. Et votre nièce? et les deux filles du maréchal Simon? Ces personnes-là ont-elles fait aussi une fin chrétienne, ou sont- elles désintéressées de la question de l'héritage, pour nous glorifier sitôt?

— Non, sans doute.

— Eh bien, donc! vous le voyez, madame ne perdons point de temps à nous congratuler du passé; songeons à l'avenir… Le grand jour approche, le 1er juin n'est pas loin… fasse le ciel que nous ne voyons pas les quatre membres de la famille qui survivent continuer de vivre dans l'impénitence jusqu'à cette époque et posséder cet énorme héritage… objet de nouvelles perditions entre leurs mains, objet de gloire pour le Seigneur et pour son Église entre les mains de notre compagnie.

— Il est vrai, mon père…

— À propos de cela, vous devriez voir des gens d'affaires au sujet de votre nièce?

— Je les ai vus, mon père; et, si incertaine que soit la chance dont je vous ai parlé, elle est à tenter; je saurai aujourd'hui, je l'espère, si légalement cela est possible…

— Peut-être alors, dans le milieu où cette nouvelle condition la placerait, trouverait-on… moyen d'arriver… à… sa _conversion! _dit Rodin avec un étrange et hideux sourire; car jusqu'ici, depuis qu'elle s'est fatalement rapprochée de cet Indien, le bonheur de ces deux païens paraît inaltérable et étincelant comme le diamant; rien n'y peut mordre… pas même la dent de Faringhea… Mais espérons que le Seigneur fera justice de ces vaines et coupables félicités.

Cet entretien fut interrompu par le père d'Aigrigny; il entra dans le salon d'un air triomphant et s'écria de la porte:

— Victoire!

— Que dites-vous? demanda la princesse.

— Il est parti… cette nuit, dit le père d'Aigrigny.

— Qui cela?… fit Rodin.

— Le maréchal Simon, répondit le père d'Aigrigny.

— Enfin… dit Rodin, qui ne put cacher sa joie profonde.

— C'est sans doute son entretien avec le général d'Havrincourt qui aura comblé la mesure, s'écria la dévote; car, je le sais, il a eu une entrevue avec le général, qui, comme tant d'autres, a cru aux bruits plus ou moins fondés que j'avais fait répandre… Tout moyen est bon pour atteindre l'impie, ajouta la princesse en manière de correctif.

— Avez-vous quelques détails? dit Rodin.

— Je quitte Robert, dit le père d'Aigrigny; son signalement, son âge, peuvent se rapporter à l'âge et au signalement du maréchal; celui-ci est parti avec ses papiers. Seulement une chose a profondément surpris votre émissaire.

— Laquelle? dit Rodin.

— Jusqu'alors, il avait eu sans cesse à combattre les hésitations du maréchal; il avait, en outre, remarqué son air sombre, désespéré… Hier, au contraire, il lui a trouvé un air si heureux, si rayonnant, qu'il n'a pu s'empêcher de lui demander la cause de ce changement.

— Eh bien! dirent à la fois Rodin et la princesse, étrangement surpris.

—» Je suis en effet l'homme le plus heureux du monde, a répondu le maréchal, car je vais avec joie et bonheur remplir un devoir sacré.»

Les trois acteurs de cette scène se regardèrent en silence.

— Et qui a pu amener ce brusque changement dans l'esprit du maréchal? dit la princesse d'un air pensif; on comptait au contraire sur des chagrins, sur des irritations de toute sorte pour le jeter dans cette aventureuse entreprise.

— Je m'y perds, dit Rodin en réfléchissant; mais il m'importe, il est parti: il ne faut pas perdre un moment pour agir sur ses filles… A-t-il emmené ce maudit soldat?

— Non… dit le père d'Aigrigny, malheureusement non… mis en défiance et instruit par le passé, il va redoubler de précautions, et un homme qui aurait pu, dans un cas désespéré, nous servir contre lui… vint d'être frappé par la contagion.

— Qui donc cela? demanda la princesse.

— Morok… Je pouvais compter sur lui en tout, pour tout, partout… et il est perdu, car, s'il échappe à la contagion, il est à craindre qu'il ne succombe à un mal horrible et incurable.

— Que dites-vous?…

— Il y a peu de jours, il a été mordu par un des molosses de sa ménagerie, et le lendemain la rage s'est déclarée chez le chien.

— Ah! c'est affreux! s'écria la princesse. Et où est ce malheureux?

— On l'a transporté dans une des ambulances provisoires établies à Paris, car le choléra seul s'est déclaré chez lui jusqu'à présent… et, je le répète, c'est un double malheur, car c'était un homme dévoué, décidé et prêt à tout… Or, le soldat, gardien des orphelines, sera d'un abord presque impossible, et par lui seul cependant on peut arriver aux filles du maréchal Simon.

— C'est évident, dit Rodin d'un air pensif.

— Surtout depuis que les lettres anonymes ont de nouveau éveillé ses soupçons, ajouta le père d'Aigrigny et…

— À propos de lettres anonymes, dit tout à coup Rodin en interrompant le père d'Aigrigny, il est un fait qu'il est bon que vous sachiez; je vous dirai pourquoi.

— De quoi s'agit-il?

— Outre les lettres que vous savez, le maréchal Simon en a reçu nombre d'autres que vous ignorez, et dans lesquelles, par tous les moyens possibles, on tâchait d'exaspérer son irritation contre vous, en lui rappelant toutes les raisons qu'il avait de vous haïr, et en le raillant de ce que votre caractère sacré vous mettait à l'abri de sa vengeance.

Le père d'Aigrigny regarda Rodin avec stupeur, et s'écria en rougissant malgré lui:

— Mais dans quel but… Votre Révérence a-t-elle agi ainsi?

— D'abord, afin de détourner de moi les soupçons qui pouvaient être éveillés par ces lettres; puis, afin d'exalter la rage du maréchal jusqu'au délire, en lui rappelant sans cesse et les justes motifs de sa haine contre vous, et l'impossibilité où il était de vous atteindre. Ceci, joint aux autres ferments de chagrins, de colère, d'irritation, que les brutales passions de cet homme de bataille faisaient bouillonner en lui, devait le pousser à cette folle entreprise, qui est la conséquence et la punition de son idolâtrie pour un misérable usurpateur.

— Soit, dit le père d'Aigrigny d'un air contraint; mais je ferai observer à Votre Révérence qu'il était un peu dangereux d'exciter ainsi le maréchal Simon contre moi.

— Pourquoi? demanda Rodin en attachant un coup d'oeil perçant sur le père d'Aigrigny.

— Parce que le maréchal, poussé hors des bornes, ne se souvenant que de notre haine mutuelle… pouvait me chercher, me rencontrer…

— Eh bien! après? fit Rodin.

— Eh il pouvait oublier… que je suis prêtre… et…

— Ah! vous avez peur?… dit dédaigneusement Rodin en interrompant le père d'Aigrigny.

À ces mots de Rodin: «Vous avez peur» le révérend père bondit sur sa chaise; puis, reprenant son sang-froid, il ajouta:

— Votre Révérence ne se trompe pas; oui, j'aurais peur… oui… Dans une circonstance pareille… J'aurais peur d'oublier que je suis prêtre… et de trop me souvenir que j'ai été soldat.

— Vraiment? dit Rodin avec un souverain mépris… vous en êtes encore là… à ce niais et sauvage point d'honneur? Votre soutane n'a pas éteint ce beau feu? Ainsi, ce sabreur, dont j'étais bien sûr de détraquer la pauvre cervelle, vide et sonore comme un tambour, en prononçant quelques mots magiques pour ces batailleurs stupides: Honneur militaire… serment… Napoléon II, ainsi, ce sabreur, s'il se fût porté contre vous à quelque acte de violence, il vous eût fallu faire un grand effort pour rester calme?

Et Rodin attacha de nouveau son regard pénétrant sur le révérend père.

— Il est inutile, je crois, à Votre Révérence, de faire des suppositions semblables, dit le père d'Aigrigny en contenant difficilement son agitation.

— Comme votre supérieur, reprit sévèrement Rodin, j'ai le droit de vous demander ce que vous eussiez fait si le maréchal Simon avait levé la main sur vous…

— Monsieur! s'écria le révérend père.

— Il n'y a pas de _messieurs _ici, il y a des prêtres, dit durement Rodin. Le père d'Aigrigny baissa la tête, contenant difficilement sa colère.

— Je vous demande, reprit obstinément Rodin, quelle aurait été votre conduite si le maréchal Simon vous eût frappé? Est-ce clair?

— Assez! de grâce, dit le père d'Aigrigny, assez!

— Ou, si vous l'aimez mieux, s'il vous eût souffleté sur les deux joues? reprit Rodin avec un flegme opiniâtre.

Le père d'Aigrigny, blême, les dents serrées, les poings crispés, était en proie à une sorte de vertige à la seule pensée d'un outrage, tandis que Rodin, qui n'avait pas sans doute fait en vain cette question, soulevant ses flasques paupières, semblait profondément attentif aux symptômes significatifs qui se trahissaient sur la physionomie bouleversée de l'ancien colonel.

La dévote, de plus en plus sous le charme de _l'ex-socius, _trouvant la position du père d'Aigrigny aussi pénible que fausse, sentait s'augmenter son admiration pour Rodin.

Enfin le père d'Aigrigny, reprenant peu à peu son sang-froid, répondit à Rodin d'un ton calme et contraint:

— Si j'avais à subir un pareil outrage, je prierais le Seigneur de me donner la résignation de l'humilité.

— Et certainement le Seigneur écouterait vos voeux, dit froidement Rodin, satisfait de l'épreuve qu'il venait de tenter sur le père d'Aigrigny. D'ailleurs, vous voici prévenu, et il est peu probable, ajouta-t-il avec un sourire affreux, que le maréchal Simon revienne ici afin d'éprouver si rudement votre humilité… Mais s'il revenait, et Rodin attacha de nouveau un regard long et perçant sur le révérend père, s'il revenait… vous sauriez, je n'en doute pas, montrer à ce brutal traîneur de sabre, malgré ses violences, tout ce qu'il y a de résignation et d'humilité dans une âme vraiment chrétienne.

Deux coups, discrètement frappés à la porte de l'appartement interrompirent un moment la conversation. Un valet de chambre entra portant sur un plateau une large enveloppe cachetée, qu'il remit à la princesse, après quoi il sortit.

Mme de Saint-Dizier, ayant d'un regard demandé à Rodin la permission de décacheter cette lettre, la parcourut, et bientôt une satisfaction cruelle éclata sur son visage.

— Il y a de l'espoir, s'écria-t-elle en s'adressant à Rodin; la demande est rigoureusement légale, elle se renforce de l'instance en interdiction; les conséquences peuvent être celles que nous souhaitons. En un mot, ma nièce peut, du jour au lendemain, être menacée de la plus complète misère… Elle si prodigue… quel bouleversement dans toute sa vie!…

— Il y aurait sans doute alors quelque prise sur ce caractère indomptable… dit Rodin d'un air méditatif; car jusqu'ici tout a échoué. On dirait que certains bonheurs rendent invulnérable, murmura le jésuite en rongeant ses ongles plats et noirs.

— Mais, pour obtenir le résultat que je désire, il faut exaspérer l'orgueil de ma nièce; il est donc absolument indispensable que je la voie et que je cause avec elle, dit Mme de Saint-Dizier en réfléchissant.

— Mlle de Cardoville refusera cette entrevue, dit le père d'Aigrigny.

— Peut-être, dit la princesse. Elle est si heureuse!… que son audace doit être à son comble; oui… oui… je la connais. Je lui écrirai de telle sorte… qu'elle viendra.

— Vous croyez? demanda Rodin d'un air dubitatif.

— N'en doutez pas, mon père, reprit la princesse, elle viendra.
Et, une fois sa fierté en jeu… on peut beaucoup espérer.

— Il faut donc agir, madame, reprit Rodin, agir promptement, le moment approche, les haines, les défiances sont éveillées… il n'y a pas un moment à perdre.

— Quant aux haines, reprit la princesse, Mlle de Cardoville a pu voir où aboutit le procès qu'elle a tenté de faire à propos de ce qu'elle appelle sa détention dans une maison de santé, et la séquestration des demoiselles Simon dans le couvent de Sainte- Marie. Dieu merci, nous avons des amis partout; je sais de bonne part qu'il sera passé outre sur ces criailleries, faute de preuves suffisantes, malgré l'acharnement de certains magistrats parlementaires qui seront notés, et bien notés…

— Dans ces circonstances, reprit Rodin, le départ du maréchal donne toute latitude; il faut agir immédiatement sur ses filles.

— Mais comment? dit la princesse.

— Il faut d'abord les voir, reprit Rodin, causer avec elles, les étudier… ensuite on agira en conséquence.

— Mais le soldat ne les quittera pas d'une seconde, dit le père d'Aigrigny.

— Alors, reprit Rodin, il faudra causer avec elles devant le soldat et le mettre des nôtres.

— Lui!… Cet espoir est insensé! s'écria le père d'Aigrigny; vous ne connaissez pas cet homme.

— Je ne le connais pas! dit Rodin en haussant les épaules. Mlle de Cardoville ne m'a-t-elle pas présenté à lui comme son libérateur, lorsque je vous ai eu dénoncé comme l'âme de cette machination? n'est-ce pas moi qui lui ai rendu sa ridicule relique impériale… sa croix d'honneur, chez le docteur Baleinier?… n'est-ce pas moi enfin qui lui ai ramené les jeunes filles du couvent, et qui les ai mises aux bras de leur père?

— Oui, reprit la princesse; mais, depuis ce temps, ma nièce maudite a tout deviné, tout découvert. Elle vous a dit, à vous- même, mon père…

— Qu'elle me considérait comme son plus mortel ennemi, dit Rodin. Soit. Mais a-t-elle dit cela au maréchal? M'a-t-elle nommé à lui? et si elle l'a fait, le maréchal a-t-il appris cette circonstance à son soldat? Cela se peut, mais cela n'est pas certain; en tous cas, il faut s'en assurer: si le soldat me traite en ennemi dévoilé… nous verrons… mais je tenterai d'abord d'être accueilli en ami.

— Quand cela? dit la dévote.

— Demain matin, répondit Rodin.

— Grand Dieu! mon cher père, s'écria Mme de Saint-Dizier avec crainte, si ce soldat voit en vous un ennemi? Prenez garde…

— Je prends toujours garde, madame… J'ai eu raison de compagnons plus terribles que lui… du choléra, par exemple. Et le jésuite sourit en montrant ses dents noires…

— Mais, s'il vous traite en ennemi… il refusera de vous recevoir; de quelle manière parviendrez-vous jusqu'aux filles du maréchal Simon? dit le père d'Aigrigny.

— Je n'en sais rien du tout, dit Rodin; mais, comme je veux y parvenir… j'y parviendrai.

— Mon père, dit tout à coup la princesse en réfléchissant, ces jeunes filles ne m'ont jamais vue… si, sans me nommer… je pouvais m'introduire auprès d'elles?

— Cela serait, madame, parfaitement inutile, car il faut d'abord que je sache à quoi me résoudre à l'égard de ces orphelines… À tout prix, je veux donc les voir, les entretenir longtemps… alors seulement, une fois mon plan bien arrêté, votre concours pourra m'être utile… En tous cas… veuillez être prête demain matin, afin de m'accompagner, madame.

— Où cela, mon père?

— Chez le maréchal Simon.

— Chez lui?

— Pas précisément chez lui; vous monterez dans votre voiture, moi je prendrai un fiacre: je tenterai de m'introduire auprès des jeunes filles; pendant ce temps-là, vous m'attendrez à quelques pas de la maison du maréchal; si je réussis, si j'ai besoin de votre aide, j'irai vous trouver dans votre voiture; vous recevrez mes instructions, et rien n'aura paru concerté entre nous.

— Soit, mon révérend père; mais, en vérité, je tremble en songeant à votre entrevue avec ce soldat brutal, dit la princesse.

— Le seigneur veillera sur son serviteur, madame, répondit Rodin. Quant à vous, mon père, ajouta-t-il en s'adressant au père d'Aigrigny, faites à l'instant partir pour Vienne la note qui était prête, afin d'annoncer à qui vous savez le départ et la prochaine arrivée du maréchal. Tout est prévu. Ce soir, j'écrirai plus amplement.

Le lendemain matin, sur les huit heures, Mme de Saint-Dizier, dans sa voiture, et Rodin dans son fiacre, se dirigeaient vers la maison du maréchal Simon.

XLVII. Le bonheur.

Depuis deux jours le maréchal Simon est parti. Il est huit heures du matin. Dagobert, marchant avec de grandes précautions sur la pointe du pied, afin de ne pas faire crier le parquet, traverse le salon qui conduit à la chambre à coucher de Rose et de Blanche, et va discrètement coller son oreille à la porte de l'appartement des jeunes filles; Rabat-Joie suit exactement son maître, et semble marcher avec autant de précaution que lui.

La figure du soldat est inquiète, préoccupée; tout en s'approchant, il dit à demi-voix:

— Pourvu que ces chères enfants n'aient rien entendu… cette nuit! Cela les effrayerait, il vaut mieux qu'elles ne sachent cet événement que le plus tard possible. Cela serait capable de les attrister cruellement; pauvres petites, elles sont si gaies, si heureuses, depuis qu'elles savent l'amour de leur père pour elles!… Elles ont si bravement supporté son départ… Aussi, pourvu qu'elles ne soient pas instruites de l'accident de cette nuit! elles en seraient trop affligées!

Puis, prêtant encore l'oreille, le soldat reprit:

— Je n'entends rien… rien… Elles toujours éveillées de si bonne heure… c'est peut-être le chagrin.

Les réflexions de Dagobert furent interrompues par deux éclats de rire d'une fraîcheur charmante qui retentirent tout à coup dans l'intérieur de la chambre à coucher des jeunes filles.

— Allons! elles ne sont pas si tristes que je croyais, dit Dagobert en respirant plus à l'aise; probablement elles ne savent rien.

Bientôt les éclats de rires redoublèrent tellement, que le soldat, ravi de cet accès de gaieté si rare chez ses enfants, se sentit d'abord tout attendri; un instant ses yeux devinrent humides en pensant que les orphelines avaient retrouvé l'heureuse sérénité de leur âge; puis, passant de l'attendrissement à la joie, l'oreille toujours collée contre la porte, le corps à demi penché, les mains appuyées sur ses genoux, Dagobert, épanoui, rayonnant, les lèvres relevées par une expression de jovialité muette, hochant un peu la tête, accompagna de son rire muet les éclats d'hilarité croissante des jeunes filles… Enfin, comme rien n'est plus contagieux que la gaieté, et que le digne soldat se pâmait d'aise, il finit par rire tout haut, et de toutes ses forces, sans savoir pourquoi, et seulement parce que Rose et Blanche riaient de tout leur coeur. Rabat-Joie n'avait jamais vu son maître dans un tel accès de jovialité; il regarda d'abord avec un profond et silencieux étonnement, puis il se mit à japper d'un air interrogatif.

À cet _accent _bien connu, le rire des jeunes filles s'arrêta tout à coup, et une voix fraîche, encore un peu tremblante de joyeuse émotion, s'écria:

— C'est donc toi, Rabat-Joie, qui viens nous éveiller?

Rabat-Joie comprit, remua la queue, coucha ses oreilles et, rasant près de la porte comme un chien couchant, répondit par un léger grognement à l'appel de sa jeune maîtresse.

— Monsieur Rabat-Joie, dit la voix de Rose, qui contenait à peine un nouvel accès d'hilarité, vous êtes bien matinal!

— Alors, pourrez-vous nous dire l'heure, s'il vous plaît, monsieur Rabat-Joie? ajouta Blanche.

— Oui, mesdemoiselles: il est huit heures passées, dit tout à coup la grosse voix de Dagobert, qui accompagna cette facétie d'un immense éclat de rire.

Un léger cri de gaie surprise se fit entendre, puis Rose reprit:

— Bonjour Dagobert.

— Bonjour, mes enfants… Vous êtes bien paresseuses aujourd'hui, sans reproche.

— Ce n'est pas notre faute, notre chère Augustine n'est pas encore entrée chez nous, dit Rose; nous l'attendons.

— Nous y voilà, se dit Dagobert, dont les traits redevinrent soucieux.

Puis il reprit tout haut avec un accent assez embarrassé, car le digne homme savait mal mentir:

— Mes enfants, votre gouvernante est sortie ce matin… de très bonne heure… elle est allée à la campagne pour… pour affaires… elle ne reviendra que dans quelques jours… ainsi, pour aujourd'hui, vous ferez bien de vous lever toutes seules.

— Cette bonne madame Augustine… reprit la voix de Blanche avec intérêt. Ce n'est pas quelque chose de fâcheux pour elle qui l'a fait s'en aller si vite, n'est-ce pas, Dagobert?

— Non, non, pas du tout, c'est pour affaires, répondit le soldat; pour voir… un de ses parents…

— Ah! tant mieux, dit Rose. Eh bien, Dagobert, quand nous t'appellerons, tu pourras entrer.

— Je reviens dans un quart d'heure, dit le soldat en s'éloignant; puis il pensa:

— Il faut que je chapitre cet animal de Jocrisse, car il est si bête et si bavard, qu'il peut tout éventer.

Le nom du niais supposé servira de transition naturelle pour faire connaître la cause de la folle gaieté des deux soeurs; elles riaient des nombreuses jeannoteries de ce lourdaud.

Les deux jeunes filles s'étaient levées et habillées, se servant mutuellement de femme de chambre; Rose avait coiffé et peigné Blanche; c'était au tour de Blanche de coiffer Rose; les deux jeunes filles, ainsi groupées, offraient un tableau rempli de grâce. Rose était assise devant une toilette; sa soeur, debout derrière elle, lissait ses beaux cheveux bruns. Âge heureux et charmant, encore si voisin de l'enfance, que la joie présente fait vite oublier les chagrins passés. Et puis, les orphelines éprouvaient plus que de la joie, c'était du bonheur, oui, un bonheur profond désormais inaltérable; leur père les adorait; leur présence, loin de lui être pénible, le ravissait. Enfin rassuré lui-même sur la tendresse de ses enfants, il n'avait non plus, grâce à elles, aucun chagrin à redouter. Pour les trois êtres, ainsi certains de leur mutuelle et ineffable affection, que pouvait être une séparation momentanée?

Ceci dit et compris, on concevra l'innocente gaieté des deux soeurs, malgré le départ de leur père et l'expression enjouée, heureuse, qui animait leurs ravissantes figures, sur lesquelles refleurissaient déjà leurs couleurs naguère mourantes; leur foi dans l'avenir donnait à leur physionomie quelque chose de résolu, de décidé qui ajoutait un charme piquant à leurs traits enchanteurs.

Blanche, en lissant les cheveux de sa soeur, laissa tomber son peigne; comme elle se baissait pour le ramasser, Rose la prévint et le lui rendit en disant:

— S'il s'était cassé, tu l'aurais mis dans le panier aux anses.

Et les deux jeunes filles de rire comme des folles, à ces mots qui faisaient allusion à une admirable jeannoterie de Jocrisse.

Le niais supposé avait cassé l'anse d'une tasse et, la gouvernante des jeunes filles le réprimandant, il avait répondu: «Soyez tranquille, madame, j'ai mis l'anse dans le panier aux anses.

_— _Le panier aux anses?

— Oui, madame c'est là où je serre toutes les anses que je casse et que je casserai.»

— Mon Dieu, dit Rose en essuyant ses yeux humides de larmes de joie, que c'est donc ridicule de rire de pareilles sottises!

— C'est que c'est si drôle aussi! reprit Blanche; comment y résister?

— Tout ce que je regrette… c'est que notre père ne nous entende pas rire ainsi.

— Il était si heureux de nous voir gaies!

— Il faudra lui écrire aujourd'hui l'histoire du panier aux anses.

— Et celle du plumeau, afin de lui montrer que, selon notre promesse, nous n'avons pas de chagrin pendant son absence.

— Lui écrire… Ma soeur… mais non… tu le sais bien, il nous écrira, lui… mais nous ne pouvons pas lui répondre.

— C'est vrai… Alors… une idée. Écrivons-lui toujours, à son adresse ici. Dagobert mettra les lettres à la poste et, à son retour, notre père lira notre correspondance.

— Tu as raison, c'est charmant. Que de folies nous allons lui conter, puisqu'ils les aime!…

— Et nous aussi… Il faut l'avouer, nous ne demandons pas mieux que d'être gaies.

— Oh! certes… les dernières paroles de notre père nous ont donné tant de courage, n'est-ce pas, soeur?

— Moi, en l'écoutant, je me sentais intrépide au sujet de son départ.

— Et quand il nous a dit: «Mes enfants, je vais vous confier… ce que je puis vous confier… J'avais à remplir un devoir sacré… pour cela il me fallait vous quitter pendant quelque temps; et quoique je fusse assez aveugle pour douter de votre tendresse, je ne pouvais me résoudre à vous abandonner… cependant ma conscience était inquiète, agitée; le chagrin abat tellement que je n'avais pas la force de prendre une décision, et les jours se passaient ainsi dans les hésitations remplies d'angoisses; mais, une fois certain de votre tendresse, tout à coup ces irrésolutions ont cessé, j'ai compris qu'il ne s'agissait pas de sacrifier un devoir à un autre et de me préparer ainsi un remords, mais qu'il fallait accomplir deux devoirs à la fois, devoirs sacrés tous deux, et c'est ce que je fais avec joie, avec coeur, avec bonheur.»

— Oh! dis, dis, ma soeur, continue, s'écria Blanche en se levant pour se rapprocher de Rose, il me semble entendre notre père; rappelons-nous-les souvent, ces paroles; elles nous soutiendraient, si nous avions l'envie de nous attrister de son absence.

— N'est-ce pas, soeur? Mais, comme notre père nous le disait encore: «Au lieu d'être chagrines de mon départ, mes enfants, soyez-en joyeuses, soyez-en fières. Je vous quitte pour accomplir quelque chose de bien, de généreux. Tenez, figurez-vous qu'il y ait quelque part un pauvre orphelin, souffrant, opprimé, abandonné de tous; que le père de cet orphelin ait été mon bienfaiteur, que je lui aie juré de me dévouer à son fils… et que les jours de son fils soient menacés!… Dites, mes enfants, seriez-vous tristes de me voir vous quitter pour aller au secours de cet orphelin?

— Oh! non, non, brave père, avons-nous répondu, nous ne serions pas tes filles, alors! reprit Rose avec exaltation. Va, sois sûr de nous. Nous serions trop malheureuses de penser que notre tristesse pourrait affaiblir ton courage; va, pars, et chaque jour nous nous dirons avec orgueil: «C'est pour accomplir un noble et grand devoir que notre père nous a quittées; aussi il nous est doux de l'attendre.»

— Comme c'est beau, comme cela soutient, l'idée du devoir… du dévouement, ma soeur! reprit Rose avec exaltation! vois donc, cela donne à notre père le courage de nous quitter sans chagrin, et à nous le courage d'attendre gaiement son retour.

— Et puis, de quel calme nous jouissons à cette heure! Ces rêves affligeants qui nous présageaient de si tristes événements ne nous tourmentent plus.

— Je te le dis, soeur, cette fois nous sommes pour toujours en plein bonheur…

— Et puis, es-tu comme moi? Il me semble maintenant que je me sens plus forte, plus courageuse, et que je braverais tous les malheurs possibles.

— Je le crois bien; vois donc comme nous sommes fortes maintenant; notre père au milieu de nous, toi d'un côté, moi de l'autre, et…

— Dagobert à l'avant-garde, Rabat-Joie à l'arrière-garde: donc l'armée sera complète. Aussi qu'on vienne l'attaquer, mille escadrons! ajouta une grosse et joyeuse voix en interrompant la jeune fille, et Dagobert parut à la porte du salon, qu'il entrebâilla. Heureux, radieux, il fallait voir; car le vieil indiscret avait quelque peu écouté les jeunes filles avant de se montrer.

— Ah! tu nous écoutais, curieux! dit gaiement Rose en sortant de sa chambre avec sa soeur, et entrant dans le salon, où toutes deux embrassèrent affectueusement le soldat.

— Je crois bien, que je vous écoutais, et je ne regrettais qu'une chose, c'était de ne pas avoir les oreilles aussi grandes que celles de Rabat-Joie, pour entendre davantage. Braves, braves filles, voilà comme je vous aime… un peu crânes, mordieu! et disant au chagrin: Allons, demi-tour à gauche… assez causé… fichtre!

— Bon… tu vas voir qu'il va nous dire de jurer maintenant, dit
Rose à sa soeur en riant.

— Eh! eh! ma foi, de temps en temps… je ne dis pas non, reprit le soldat; ça soulage, ça calme; car si, pour supporter des tremblements de misère, on ne pouvait pas jurer les cinq cent mille noms de…

— Mais veux-tu bien te taire, dit Rose en mettant sa jolie main sur la moustache grise de Dagobert pour lui couper la parole, si Mme Augustine t'entendait…

— Pauvre gouvernante, si douce, si timide!… reprit Blanche.

— Quelle peur tu lui ferais!

— Oui, dit Dagobert en tâchant de cacher son embarras renaissant; mais elle ne nous entend pas, puisqu'elle est… partie pour la campagne.

— Bonne et digne femme, reprit Blanche avec intérêt, elle nous a dit, à propos de toi, un mot bien touchant qui peint son excellent coeur.

— Certainement, reprit Rose; en nous parlant de toi, elle nous disait: «Ah! mesdemoiselles, auprès de l'affection de M. Dagobert, je sais que mon attachement si récent doit vous paraître bien peu de chose, que vous n'en avez pas besoin, et pourtant je me _sens le droit _de me dévouer aussi pour vous.»

— Sans doute, sans doute, c'était… c'est un coeur d'or, dit
Dagobert puis il ajouta tout bas:

— C'est comme un fait exprès, voilà qu'elles mettent la conversation sur cette pauvre femme…

— Du reste, mon père l'a bien choisie, reprit Rose, elle est veuve d'un ancien militaire qui a fait la guerre avec lui…

— Du temps que nous étions tristes, dit Blanche, il fallait voir ses inquiétudes; et son chagrin, tout ce qu'elle tentait bien timidement pour nous consoler.

— Vingt fois j'ai vu rouler de grosses larmes dans ses yeux en nous regardant, reprit Rose; oh! elle nous aime tendrement, et nous le lui rendons bien… et, à ce sujet, tu ne sais pas, Dagobert? nous avons un projet dès que notre père sera de retour…

— Tais-toi donc, ma soeur… reprit Blanche en riant, Dagobert ne nous gardera pas le secret.

— Lui?

— N'est-ce pas tu nous le garderas, Dagobert?

— Tenez, dit le soldat de plus en plus embarrassé, vous ferez bien de ne rien dire…

— Tu ne peux donc rien cacher à Mme Augustine?

— Ah! monsieur Dagobert, monsieur Dagobert, dit Blanche gaiement en menaçant le soldat du bout du doigt, je vous soupçonne d'avoir fait le coquet auprès de notre bonne gouvernante.

— Moi… coquet? dit le soldat. Le ton, l'expression de Dagobert en prononçant ces mots furent si puissants, que les deux soeurs partirent d'un grand éclat de rire. Leur hilarité était au comble lorsque la porte s'ouvrit.

Jocrisse fit quelques pas dans le salon, en annonçant à haute voix:

— Monsieur Rodin. En effet, le jésuite se glissa précipitamment dans l'appartement comme pour prendre possession du terrain; une fois entré, il crut la partie gagnée, et ses yeux de reptile étincelèrent. Il serait difficile de peindre la surprise des deux soeurs et la colère du soldat à cette visite imprévue. Courant à Jocrisse, Dagobert le prit au collet, et s'écria:

— Qui t'a permis d'introduire quelqu'un ici… sans me prévenir?

— Grâce, monsieur Dagobert! dit Jocrisse en se jetant à genoux, et joignant les mains d'un air aussi niais que suppliant.

— Va-t'en… sors d'ici, et vous aussi… et vous surtout! ajouta le soldat d'un air menaçant en se retournant vers Rodin, qui déjà s'approchait des jeunes filles en souriant d'un air paterne.

— Je suis à vos ordres, mon cher monsieur… dit humblement le prêtre en s'inclinant, mais sans bouger de place.

— T'en iras-tu, criait le soldat à Jocrisse, toujours agenouillé, car, grâce à l'avantage de cette position, cet homme savait pouvoir dire un certain nombre de paroles avant que Dagobert pût le mettre à la porte.

— Monsieur Dagobert, disait Jocrisse d'une voix dolente, pardon d'avoir conduit ici monsieur sans vous prévenir; mais, hélas! j'ai la tête perdue à cause du malheur qui est arrivé à Mme Augustine…

— Quel malheur? s'écrièrent aussitôt Rose et Blanche, en s'approchant vivement de Jocrisse avec inquiétude.

— T'en iras-tu! reprit Dagobert en secouant Jocrisse par le collet pour le forcer à se relever.

— Parlez… parlez… reprit Blanche en s'interposant entre le soldat et Jocrisse, qu'est-il donc arrivé à Mme Augustine?

— Mademoiselle, se hâta de dire Jocrisse, malgré les bourrades du soldat, Mme Augustine a été attaquée cette nuit du choléra, et on l'a…

Jocrisse ne put achever, Dagobert lui asséna dans la mâchoire le plus glorieux coup de poing qu'il eût donné depuis longtemps; et puis, usant de sa force encore redoutable pour son âge, l'ancien grenadier à cheval, d'un poignet vigoureux, redressa Jocrisse sur ses jambes et, d'un violent coup de pied au bas des reins, l'envoya rouler dans la pièce voisine. Se retournant alors vers Rodin, les joues animées, l'oeil étincelant de colère, Dagobert lui montra la porte d'un geste expressif en lui disant d'une voix courroucée:

— À votre tour… si vous ne filez pas… et rondement…

— À vous rendre mes devoirs, mon cher monsieur, dit Rodin en se dirigeant à reculons vers la porte, tout en saluant les jeunes filles.

XLVIII. Le devoir.

Rodin, opérant lentement sa retraite sous le feu des regards courroucés de Dagobert, gagnait la porte à reculons en jetant des regards obliques et pénétrants sur les orphelines visiblement émues par l'indiscrétion calculée de Jocrisse (Dagobert lui avait ordonné de ne pas parler devant les jeunes filles de la maladie de leur gouvernante; le niais supposé avait, à tout hasard, fait le contraire de l'ordre qu'on lui avait donné).

Rose, se rapprochant vivement du soldat, lui dit:

— Est-il vrai, mon Dieu! que cette pauvre Mme Augustine soit attaquée du choléra?

— Non… je ne sais pas… je ne crois pas… répondit le soldat avec hésitation; d'ailleurs, que vous importe?…

— Dagobert… tu veux nous cacher… un malheur, dit Blanche: je me souviens maintenant de ton embarras lorsque, tout à l'heure, tu nous parlais de notre gouvernante.

— Si elle est malade… nous ne devons pas l'abandonner, elle a eu pitié de nos chagrins, nous devons avoir pitié de ses souffrances.

— Viens, ma soeur… allons dans sa chambre, dit Blanche en faisant un pas vers la porte, où Rodin s'était arrêté prêtant une attention croissante à cette scène imprévue, qui semblait le faire si profondément réfléchir.

— Vous ne sortirez pas d'ici, dit sévèrement le soldat s'adressant aux deux soeurs.

— Dagobert, dit Blanche avec fermeté, il s'agit d'un devoir sacré, il y aurait lâcheté à y manquer.

— Je vous dis que vous ne sortirez pas… dit le soldat en frappant du pied avec impatience.

— Mon ami, reprit Blanche d'un air non moins résolu que sa soeur, et avec une sorte d'exaltation qui colora son charmant visage d'un vif incarnat, notre père, en nous quittant, nous a donné un admirable exemple de dévouement au devoir… il ne nous pardonnerait pas d'avoir oublié sa leçon.

— Comment! s'écria Dagobert hors de lui en s'avançant vers les deux soeurs pour les empêcher de sortir, vous croyez que si votre gouvernante avait le choléra, je vous laisserais aller près d'elle sous prétexte de devoir?… Votre devoir est de vivre, et de vivre heureuses pour votre père… et pour moi, par-dessus le marché… Ainsi, plus un mot de cette folie.

— Nous ne courons aucun danger à aller auprès de notre gouvernante dans sa chambre, dit Rose.

— Eh, y eût-il danger, ajouta Blanche, nous ne devrions pas non plus hésiter. Ainsi, Dagobert, sois bon… laisse-nous passer.

Tout à coup Rodin, qui avait écouté ce qui précède avec une attention méditative, tressaillit; son oeil brilla, et un éclair de joie sinistre illumina son visage.

— Dagobert, ne nous refuse pas, dit Blanche; tu ferais pour nous ce que tu nous reproches de faire pour une autre.

Dagobert avait, jusque-là, pour ainsi dire barré le passage au jésuite et aux deux soeurs, en se mettant devant la porte; après un moment de réflexion, il haussa les épaules, s'effaça et dit avec calme:

— J'étais un vieux fou. Allez, mesdemoiselles… allez… si vous trouvez Mme Augustine dans la maison… je vous permets de rester auprès d'elle…

Interdites de l'assurance et des paroles de Dagobert, les deux jeunes filles restèrent immobiles et indécises.

— Si notre gouvernante n'est pas ici… où est-elle donc? dit
Rose.

— Vous croyez peut-être que je vais vous le dire, après l'exaltation où je vous vois!

— Elle est morte!… s'écria Rose en pâlissant.

— Non, non, calmez-vous, dit vivement le soldat; non… sur votre père, je vous jure que non… seulement, à la première atteinte de la maladie, elle a demandé à être transportée hors de la maison… craignant la contagion pour ceux qui l'habitent.

— Bonne et courageuse femme… dit Rose avec attendrissement, et tu ne veux pas…

— Je ne veux pas que vous sortiez d'ici, et vous n'en sortirez pas, quand je devrais vous enfermer dans cette chambre, s'écria le soldat en frappant du pied avec colère; puis se rappelant que la malheureuse indiscrétion de Jocrisse causait seule ce fâcheux incident, il ajouta avec une fureur concentrée:

— Oh! il faudra que je casse ma canne sur le dos de ce gredin- là…

Ce disant, il se retourna vers la porte, où Rodin se tenait silencieusement attentif, dissimulant sous son impassibilité habituelle les funestes espérances qu'il venait de concevoir.

Les deux jeunes filles, ne doutant plus du départ de leur gouvernante, et persuadées que Dagobert ne leur apprendrait pas où on l'avait transportée, restèrent pensives et attristées.

À la vue du prêtre, qu'il avait un moment oublié, le courroux du soldat augmenta, et il lui dit brutalement:

— Vous êtes encore là?

— Je vous ferai observer, mon cher monsieur, dit Rodin avec l'air de bonhomie parfaite qu'il savait prendre dans l'occasion, que vous vous teniez devant la porte, ce qui m'empêchait naturellement de sortir.

— Eh bien! maintenant… rien ne vous empêche, filez…

— Je m'empresserai donc de… _filer… _mon cher monsieur, quoique j'aie, je crois, le droit de m'étonner d'une réception pareille…

— Il ne s'agit pas de réception, mais de départ… Allez-vous-en.

— J'étais venu, mon cher monsieur, pour vous parler…

— Je n'ai pas le temps de causer.

— Il s'agit d'affaires graves…

— Je n'ai pas d'autre affaire grave que celle de rester avec ces enfants…

— Soit, mon cher monsieur, dit Rodin en touchant au seuil de la porte, je ne vous importunerai pas plus longtemps; excusez mon indiscrétion… porteur de nouvelles… d'excellentes nouvelles du maréchal Simon… je venais…

— Des nouvelles de notre père! dit vivement Rose en s'approchant de Rodin.

— Oh! parlez… parlez, monsieur, ajouta Blanche.

— Vous avez des nouvelles du maréchal, vous! dit Dagobert en jetant sur Rodin un regard soupçonneux. Et quelles sont-elles, ces nouvelles?

Mais Rodin, sans d'abord répondre à cette question, quitta le seuil de la porte, rentra dans le salon et, contemplant tour à tour Rose et Blanche avec admiration, il reprit:

— Quel bonheur pour moi de venir encore apporter quelque joie à ces chères demoiselles! Les voilà bien comme je les ai laissées, toujours gracieuses et charmantes, quoique moins tristes que le jour où j'ai été les chercher dans ce vilain couvent où on les retenait prisonnières… Avec quel bonheur… je les ai vues se jeter dans les bras de leur glorieux père!…

— C'était là leur place, et la vôtre n'est pas ici… dit rudement Dagobert en tenant toujours le battant de la porte ouvert derrière Rodin.

— Avouez au moins que ma place était chez le docteur Baleinier… dit le jésuite en regardant le soldat d'un air fin, vous savez, dans cette maison de santé… ce jour où je vous ai rendu cette noble croix impériale que vous regrettiez si fort… ce jour où cette bonne Mlle de Cardoville, en vous disant que j'étais son libérateur, vous a empêché de m'étrangler, un peu… mon cher monsieur… Ah! mais, c'est que c'est ainsi que j'ai l'honneur de vous le dire, mesdemoiselles, ajouta Rodin en souriant, ce brave soldat commençait à m'étrangler; car, soit dit, sans le fâcher, il a, malgré son âge, un poignet de fer. Eh! eh! eh! les Prussiens et les Cosaques doivent le savoir encore mieux que moi…

Ce peu de mots rappelaient à Dagobert et aux jeunes filles les services que Rodin leur avait véritablement rendus.

Quoique le maréchal eût entendu parler de Rodin par Mlle de Cardoville comme d'un homme fort dangereux, dont elle avait été dupe, le père de Rose et de Blanche, sans cesse tourmenté, harcelé, n'avait pas fait part de cette circonstance à Dagobert; mais celui-ci, instruit par l'expérience, et malgré tant d'apparences favorables au jésuite, éprouvait à son endroit un éloignement insurmontable; aussi reprit-il brusquement:

— Il ne s'agit pas de savoir si j'ai le poignet rude ou non, mais…

— Si je fais allusion à cette innocente vivacité de votre part, mon cher monsieur, dit Rodin d'un ton doucereux en interrompant Dagobert et se rapprochant davantage des deux soeurs par une sorte de circonlocution de reptile qui lui était particulière, si j'y fais allusion, c'est en me souvenant involontairement des petits services que j'ai été trop heureux de vous rendre.

Dagobert regarda fixement Rodin, qui aussitôt abaissa sur sa prunelle fauve sa flasque paupière.

— D'abord, dit le soldat après un moment de silence, un homme de coeur ne parle jamais des services qu'il a rendus… et voilà trois fois que vous revenez là-dessus…

— Mais, Dagobert, lui dit tout bas Rose, s'il s'agit de nouvelles de notre père…

Le soldat fit un geste de la main comme pour prier la jeune fille de le laisser parler, et reprit en regardant toujours Rodin entre les deux yeux:

— Vous êtes malin… mais je ne suis pas un conscrit.

— Je suis malin, moi? dit Rodin d'un air béat.

— Beaucoup… Vous croyez m'entortiller avec vos belles phrases, mais ça ne prend pas… Écoutez-moi bien: Quelqu'un de votre bande de robes noires m'avait volé ma croix… vous me l'avez restituée… soit… quelqu'un de votre bande avait enlevé ces enfants… vous les avez été chercher… soit… Vous avez dénoncé le renégat d'Aigrigny… c'est encore vrai… mais tout cela ne prouve que deux choses: la première, c'est que vous avez été assez misérable pour être le complice de ces gueux-là… la seconde, c'est que vous avez été assez misérable pour les dénoncer; or, ces deux choses-là sont ignobles… vous m'êtes suspect. Filez, et filez vite, votre vue n'est pas sainte pour ces enfants.

— Mais, mon cher monsieur…

— Il n'y a pas de mais, reprit Dagobert d'une voix irritée; quand un homme bâti comme vous fait le bien, ça cache quelque chose de mauvais… il faut se défier… et je me défie.

— Je conçois, dit froidement Rodin en cachant son désappointement croissant, car il avait cru facilement amadouer le soldat; on n'est pas maître de cela… pourtant… si vous réfléchissez… quel intérêt puis-je avoir à vous tromper, et sur quoi vous tromperais-je?

— Vous avez un intérêt quelconque à vous entêter à rester là malgré moi… quand je vous dis de vous en aller.

— J'ai eu l'honneur de vous dire le but de ma visite, mon cher monsieur.

— Des nouvelles du maréchal Simon, n'est-ce pas?

— C'est cela même; je suis assez heureux pour avoir des nouvelles de M. le maréchal, répondit Rodin en se rapprochant de nouveau des jeunes filles comme pour regagner le terrain qu'il avait perdu, et il leur dit:

— Oui, mes chères demoiselles, j'ai des nouvelles de votre glorieux père.

— Alors, venez tout de suite chez moi, vous me les direz, reprit
Dagobert.

— Comment!… vous avez la cruauté de priver ces chères demoiselles… d'entendre… les nouvelles que…

— Mordieu! monsieur, s'écria Dagobert d'une voix tonnante, vous ne voyez donc pas qu'il me répugne de jeter un homme de votre âge à la porte! Ça finira-t-il!

— Allons, allons, dit doucement Rodin, ne vous emportez pas contre un vieux bonhomme comme moi… Est-ce que j'en vaux la peine?… Allons chez vous… soit… Je vous conterai ce que j'ai à vous conter… et vous vous repentirez de ne m'avoir pas laissé parler devant ces chères demoiselles, ce sera votre punition, méchant homme!

Ce disant, Rodin, après s'être de nouveau incliné, cachant son dépit et sa colère, passa devant Dagobert, qui ferma la porte après avoir fait un signe d'intelligence aux deux soeurs, qui restèrent seules.

— Dagobert, quelles nouvelles de notre père? dit vivement Rose au soldat en le voyant rentrer un quart d'heure après être sorti en accompagnant Rodin.

— Eh bien… ce vieux sorcier sait, en effet, que le maréchal est parti et qu'il est parti joyeux; il connaît, m'a-t-il dit, M. Robert. Comment est-il instruit de tout cela?… je l'ignore, ajouta le soldat d'un air pensif; mais c'est une raison de plus pour me défier de lui.

— Et les nouvelles de notre père, quelles sont-elles? demanda
Rose.

— Un des amis de ce vieux misérable (je ne m'en dédis pas!) connaît, m'a-t-il dit, votre père, et l'a rencontré à vingt-cinq lieues d'ici; sachant que cet homme revenait à Paris, le maréchal l'aurait chargé de vous dire ou de vous faire dire qu'il était en parfaite santé, et qu'il espérait bientôt vous revoir…

— Ah! quel bonheur! s'écria Rose.

— Tu vois bien, tu avais tort de le soupçonner… ce pauvre vieillard, ajouta Blanche, tu l'as traité si durement!…

— C'est possible… mais je ne m'en repens pas…

— Pourquoi cela?

— J'ai mes raisons… et une des meilleures, c'est que lorsque je l'ai vu entrer, tourner, virer autour de vous, je me suis senti froid jusque dans la moelle des os, sans savoir pourquoi… j'aurais vu un serpent s'avancer vers vous en rampant, que je n'aurais pas été plus effrayé… Je sais bien que, devant moi, il ne pouvait pas vous faire de mal; mais, que voulez-vous que je vous dise, mes enfants!… malgré les services qu'après tout il nous a rendus, je me tenais à quatre pour ne pas le jeter par la fenêtre… Or, cette manière de lui prouver ma reconnaissance n'est pas naturelle… Il faut donc se défier des gens qui vous inspirent ces idées-là.

— Bon Dagobert, c'est ton affection pour nous qui te rend si soupçonneux, dit Rose d'un ton caressant; cela prouve combien tu nous aimes.

— Combien tu aimes tes enfants, ajouta Blanche en s'approchant de Dagobert et en jetant un coup d'oeil d'intelligence à sa soeur comme si toutes deux allaient réaliser quelque complot fait en l'absence du soldat…

Celui-ci, qui était dans un de ces jours de défiance, regarda tour à tour les orphelines, puis, secouant la tête, il reprit:

— Hum!… vous me câlinez bien… vous avez quelque chose à me demander…

— Eh bien!… oui… tu sais que nous ne mentons jamais… dit
Rose.

— Voyons, Dagobert, sois juste… voilà tout, ajouta Blanche.

Et chacune d'elles s'approchant du soldat, qui était resté debout, joignit et appuya ses mains sur son épaule en le regardant et lui souriant de l'air le plus séducteur.

— Allons, parlez, voyons… dit Dagobert en les regardant l'une après l'autre, je n'ai qu'à me bien tenir. Il s'agit de quelque chose de difficile à arracher, j'en suis sûr…

— Écoute, toi qui es si brave, si bon, si juste, toi qui nous as louées quelquefois d'être courageuses comme des filles de soldat…

— Au fait… au fait… dit Dagobert, qui commençait à s'inquiéter de ces précautions oratoires.

La jeune fille allait parler lorsqu'on frappa discrètement à la porte (la leçon que Dagobert avait donnée à Jocrisse avait été d'un exemple salutaire, il venait de le chasser à l'instant même de la maison).

— Qui est là! dit Dagobert.

— Moi, Justin, monsieur Dagobert, dit une voix.

— Entrez.

Un domestique de la maison, homme honnête et fidèle, parut à la porte.

— Qu'est-ce? lui dit le soldat.

— Monsieur Dagobert, répondit Justin, il y a en bas une dame en voiture. Elle a envoyé son valet de pied s'informer si l'on pouvait parler à M. le duc et à mesdemoiselles… On lui a dit que M. le duc n'y était pas, mais que mesdemoiselles y étaient; alors elle a demandé à les voir… disant que c'était pour une quête.

— Et cette dame… l'avez-vous vue?… a-t-elle dit son nom?

— Elle ne l'a pas dit, monsieur Dagobert, mais ça a l'air d'une grande dame… une voiture superbe… des domestiques en grande livrée.

— Cette dame vient pour une quête, dit Rose à Dagobert, sans doute pour des pauvres; on lui a dit que nous y étions: nous ne pouvons nous empêcher de la recevoir… il me semble!

— Qu'en penses-tu, Dagobert? dit Blanche.

— Une dame… à la bonne heure… ce n'est pas comme ce vieux sorcier de tout à l'heure, dit le soldat, et d'ailleurs je ne vous quitte pas.

Puis s'adressant à Justin:

— Fais monter cette dame. Le domestique sortit.

— Comment, Dagobert… tu te défies aussi de cette dame que tu ne connais pas?

— Écoutez, mes enfants, je n'avais aucune raison de me défier de ma brave et digne femme, n'est-ce pas? ça n'empêche pas que c'est elle qui vous a livrées entre les mains des robes noires… et cela… sans savoir faire mal… et seulement pour obéir à son gredin de confesseur.

— Pauvre femme! c'est vrai. Elle nous aimait bien pourtant, dit
Rose pensive.

— Quand as-tu eu de ses nouvelles? dit Blanche.

— Avant-hier. Elle va de mieux en mieux; l'air du petit pays où est la cure de Gabriel lui est favorable, et elle garde le presbytère en l'attendant.

À ce moment les deux battants de la porte du salon s'ouvrirent, et la princesse de Saint-Dizier entra après une respectueuse révérence. Elle tenait à la main une de ces bourses de velours rouge employées dans les églises par les quêteuses.

XLIX. La quête.

Nous l'avons dit, la princesse de Saint-Dizier savait prendre, lorsqu'il le fallait, les dehors les plus attrayants, le masque le plus affectueux; ayant d'ailleurs conservé des habitudes galantes de sa jeunesse, une coquetterie câline singulièrement insinuante, elle l'appliquait à la réussite de ses intrigues dévotes, comme elle l'avait autrefois appliquée au bon succès de ses intrigues amoureuses. Un air de grande dame, tempéré, nuancé çà et là de retours de simplicité cordiale, pendant lesquels Mme de Saint- Dizier jouait merveilleusement bien la bonne femme, se joignait à ces séduisantes apparences. Telle était la princesse lorsqu'elle se présenta devant les filles du maréchal Simon et devant Dagobert. Bien corsée dans sa robe de moire grise, qui dissimulait autant que possible sa taille trop replète, un chaperon de velours noir et de nombreuses boucles de cheveux blonds encadraient son visage à trois mentons grassouillets, encore fort agréable, et auquel un regard d'une aménité charmante, un gracieux sourire qui mettait en valeur des dents très blanches, donnaient l'expression de la plus aimable bienveillance.

Dagobert, malgré sa mauvaise humeur, Rose et Blanche, malgré leur timidité, se sentirent tout d'abord prévenus en faveur de Mme de Saint-Dizier; celle-ci, s'avançant vers les jeunes filles, leur fit une demi-révérence du meilleur air, et leur dit de sa voix onctueuse et pénétrante:

— C'est à mesdemoiselles de Ligny que j'ai l'honneur de parler?

Rose et Blanche, peu habituées à s'entendre donner le nom honorifique de leur père, rougirent et se regardèrent avec embarras sans répondre.

Dagobert, voulant venir à leur secours, dit à la princesse:

— Oui, madame, ces demoiselles sont les filles du maréchal Simon… Mais d'habitude on les appelle tout bonnement mesdemoiselles Simon.

— Je ne m'étonne pas, monsieur, répondit la princesse, de ce que la plus aimable modestie soit une des qualités habituelles aux filles de M. le maréchal; elles voudront donc bien m'excuser de les avoir nommées du glorieux nom qui rappelle l'immortel souvenir d'une des plus brillantes victoires de leur père.

À ces mots flatteurs et bienveillants, Rose et Blanche jetèrent un regard reconnaissant sur Mme de Saint-Dizier, tandis que Dagobert, heureux et fier de cette louange à la fois adressée au maréchal et à ses filles, se sentit comme elles de plus en plus en confiance avec la quêteuse.

Celle-ci reprit d'un ton touchant et pénétré:

— Je viens vers vous, mesdemoiselles, pleine de confiance dans les exemples de noble générosité que vous a donnés M. le maréchal, implorer votre charité en faveur des victimes du choléra; je suis l'une des dames patronnesses d'une oeuvre de secours et, quelle que soit votre offrande, mesdemoiselles, elle sera accueillie avec une vive reconnaissance…

— C'est nous, madame, qui vous remercions d'avoir voulu songer à nous pour cette bonne oeuvre, dit Blanche avec grâce.

— Permettez-moi, madame, ajouta Rose, d'aller chercher tout ce dont nous pouvons disposer pour vous l'offrir.

Et, ayant échangé un regard avec sa soeur, la jeune fille sortit du salon et entra dans la chambre à coucher qui l'avoisinait.

— Madame, dit respectueusement Dagobert, de plus en plus séduit par les paroles et les manières de la princesse, faites-nous donc l'honneur de vous asseoir en attendant que Rose revienne avec son boursicaut…

Puis le soldat reprit vivement, après avoir avancé un siège à la princesse, qui s'assit:

— Pardon, madame, si je dis Rose… tout court, en parlant d'une des filles du maréchal Simon… mais j'ai vu naître ces enfants…

— Et, après mon père, nous n'avons pas d'ami meilleur, plus tendre, plus dévoué que Dagobert, madame, ajouta Blanche en s'adressant à la princesse.

— Je le crois sans peine, mademoiselle, répondit la dévote, car vous et votre charmante soeur paraissez bien dignes d'un pareil dévouement… dévouement, ajouta la princesse en se tournant vers Dagobert, aussi honorable pour ceux qui l'inspirent que pour celui qui le ressent…

— Ma foi, oui, madame, dit Dagobert, je m'en honore et je m'en flatte, car il y a de quoi… Mais, tenez, voilà Rose avec son magot.

En effet, la jeune fille sortit de la chambre tenant à la main une bourse de soie verte assez remplie. Elle la remit à la princesse, qui avait déjà deux ou trois fois tourné la tête vers la porte avec une secrète impatience, comme si elle eût attendu la venue d'une personne qui n'arrivait pas. Ce mouvement ne fut pas remarqué par Dagobert.

— Nous voudrions, madame, dit Rose à Mme de Saint-Dizier, vous offrir davantage; mais c'est là tout ce que nous possédons…

— Comment!… de l'or? dit la dévote en voyant plusieurs louis briller à travers les maillons de la bourse. Mais votre _modeste _offrande, mesdemoiselles, est d'une générosité rare.

Puis la princesse ajouta en regardant les jeunes filles avec attendrissement:

— Cette somme était sans doute destinée à vos plaisirs, à votre toilette. Ce don n'en est que plus touchant… Ah! je n'avais pas trop présumé de votre coeur… Vous imposer de ces privations souvent si pénibles pour les jeunes filles!

— Madame, dit Rose avec embarras, croyez que cette offrande n'est nullement une privation pour nous…

— Oh! je vous crois, reprit gracieusement la princesse, vous êtes trop jolies pour avoir besoin des ressources superflues de la toilette, et votre âme est trop belle pour ne pas préférer les jouissances de la charité à tout autre plaisir…

— Madame…

— Allons, mesdemoiselles, dit Mme de Saint-Dizier en souriant et en prenant son air de bonne femme, ne soyez pas confuses de ces louanges. À mon âge on ne flatte guère, et je vous parle en mère… que dis-je! en grand'mère, je suis bien assez vieille pour cela…

— Nous serions bien heureuses si notre aumône pouvait alléger quelques-uns des maux pour le soulagement desquels vous quêtez, madame, dit Rose; car ces maux sont affreux sans doute.

— Oui, bien affreux, reprit tristement la dévote; mais ce qui console un peu de tels malheurs, c'est de voir l'intérêt, la pitié qu'ils inspirent dans toutes les classes de la société… En ma qualité de quêteuse, je suis plus à même que personne d'apprécier tant de nobles dévouements, qui ont aussi, pour ainsi dire, leur contagion… car…

— Entendez-vous, mesdemoiselles, s'écria Dagobert triomphant, et en interrompant la princesse afin d'interpréter les paroles de celle-ci dans un sens favorable à l'opposition qu'il apportait au désir des orphelines, qui voulaient aller visiter leur gouvernante malade; entendez-vous ce que dit si bien madame? Dans certains cas, le dévouement devient une espèce de contagion… or, il n'y a rien de pire que la contagion… et…

Le soldat ne put continuer, un domestique entra et l'avertit que quelqu'un voulait à l'instant lui parler. La princesse dissimula parfaitement le contentement que lui causait cet incident auquel elle n'était pas étrangère, et qui éloignait momentanément Dagobert des deux jeunes filles.

Dagobert, assez contrarié d'être obligé de sortir, se leva et dit à la princesse en la regardant d'un air d'intelligence:

— Merci, madame, de vos bons avis sur la contagion du dévouement! aussi, avant de vous en aller, dites encore, je vous prie, quelques mots comme ceux-là à ces jeunes filles; vous rendrez grand service à elles, à leur père et à moi… Je reviens à l'instant, madame, car il faut que je vous remercie encore.

Puis, passant auprès des deux soeurs, Dagobert leur dit tout bas:

— Écoutez bien cette brave dame, mes enfants, vous ne pouvez mieux faire; et il sortit en saluant respectueusement la princesse.

Le soldat sorti, la dévote dit aux jeunes filles d'une voix calme et d'un air parfaitement dégagé, quoiqu'elle brûlât du désir de profiter de l'absence momentanée de Dagobert, afin d'exécuter les instructions qu'elle venait de recevoir à l'instant de Rodin:

— Je n'ai pas bien compris les dernières paroles de votre vieil ami… ou plutôt il a, je crois, mal interprété les miennes… Quand je vous parlais tout à l'heure de la généreuse contagion du dévouement, j'étais loin de jeter le blâme sur ce sentiment, pour lequel j'éprouve, au contraire, la plus profonde admiration…

— Oh! n'est-ce pas, madame? dit vivement Rose, et c'est ainsi que nous avions compris vos paroles.

— Puis, si vous saviez, madame, combien ces paroles viennent à propos pour nous!… ajouta Blanche en regardant sa soeur d'un air d'intelligence.

— J'étais sûre que des coeurs comme les vôtres me comprendraient, reprit la dévote; sans doute le dévouement a sa contagion, mais c'est une généreuse, une héroïque contagion!… Si vous saviez de combien de traits touchants, adorables, je suis chaque jour témoin, combien d'actes de courage m'ont fait tressaillir d'enthousiasme! Oui, oui, gloire et grâces soient rendues au Seigneur! ajouta Mme de Saint-Dizier avec componction. Toutes les classes de la société, toutes les conditions rivalisent de zèle, de charité chrétienne.

Ah! si vous voyiez dans ces ambulances établies pour donner les premiers soins aux personnes atteintes de la contagion, quelle émulation de dévouement! Pauvres et riches, jeunes gens et vieillards, femmes de tout âge, s'empressent autour des malheureux malades, et regardent comme une faveur d'être admis au pieux honneur de soigner… d'encourager… de consoler tant d'infortunes…

— Et c'est à des étrangers pour elles que tant de personnes courageuses témoignent un si vif intérêt, dit Rose en s'adressant à sa soeur d'un ton pénétré d'admiration.

— Sans doute, reprit la dévote. Tenez, hier encore, j'ai été émue jusqu'aux larmes: je visitais l'ambulance provisoire établie… justement à quelques pas d'ici… tout près de votre maison. Une des salles était presque entièrement remplie de pauvres créatures du peuple apportées là mourantes; tout à coup je vois entrer une femme de mes amies accompagnée de ses deux filles, jeunes, charmantes et charitables comme vous, et bientôt toutes trois, la mère et ses deux filles, se mettent, ainsi que d'humbles servantes du Seigneur, aux ordres des médecins pour soigner ces infortunées.

Les deux soeurs échangèrent un regard impossible à rendre en entendant ces paroles de la princesse, paroles perfidement calculées pour exalter jusqu'à l'héroïsme les penchants généreux des jeunes filles; car Rodin n'avait pas oublié leur émotion profonde en apprenant la maladie subite de leur gouvernante; la pensée rapide, pénétrante du jésuite, avait aussitôt tiré parti de cet incident, et aussitôt il avait enjoint à Mme de Saint-Dizier d'agir en conséquence.

La dévote continua donc en jetant sur les orphelines un regard attentif, afin de juger de l'effet de ses paroles:

— Vous pensez bien qu'au premier rang de ceux qui accomplissent cette mission de charité, l'on compte les ministres du Seigneur… Ce matin même, dans cet établissement de secours dont je vous parle… et qui est situé près d'ici… j'ai été, comme bien d'autres, frappée d'admiration à la vue d'un jeune prêtre… que dis-je!… d'un ange! qui semblait descendu du ciel pour apporter à toutes ces pauvres femmes les ineffables consolations de la religion… Oh! oui, ce jeune prêtre est un être angélique… car si, comme moi, dans ces tristes circonstances, vous saviez ce que l'abbé Gabriel…

— L'abbé Gabriel! s'écrièrent les jeunes filles en échangeant un regard de surprise et de joie.

— Vous le connaissez? demanda la dévote en feignant la surprise.

— Si nous le connaissons, madame… Il nous a sauvé la vie…

— Lors du naufrage où nous périssions sans son secours.

— L'abbé Gabriel vous a sauvé la vie? dit Mme de Saint-Dizier en paraissant de plus en plus étonnée; mais ne vous trompez-vous pas?

— Oh! non, non, madame; vous parlez de dévouement courageux, admirable: ce doit être lui…

— D'ailleurs, ajouta Rose ingénument, Gabriel est bien reconnaissable, il est beau comme un archange…

— Il a de longs cheveux blonds, ajouta Blanche.

— Et des yeux bleus si doux, si bons, qu'on se sent tout attendrie en le regardant, ajouta Rose.

— Plus de doute… c'est bien lui, reprit la dévote; alors vous comprendrez l'adoration qu'on lui témoigne et l'incroyable ardeur de charité que son exemple inspire à tous. Ah! si vous aviez entendu, ce matin encore, avec quelle tendre admiration il parlait de ces femmes généreuses qui avaient le noble courage, disait-il, de venir soigner, consoler d'autres femmes, leurs soeurs, dans cet asile de souffrances!… Hélas! je l'avoue, le Seigneur nous commande l'humilité, la modestie; pourtant, je le confesse, en écoutant ce matin l'abbé Gabriel, je ne pouvais me défendre d'une sorte de pieuse fierté; oui, malgré moi, je prenais ma faible part des louanges qu'il adressait à ces femmes, qui, selon sa touchante expression, semblaient reconnaître une soeur bien-aimée dans chaque pauvre malade auprès de laquelle elles s'agenouillaient pour lui prodiguer leurs soins.

— Entends-tu, ma soeur? dit Blanche à Rose avec exaltation: comme l'on doit être fière de mériter de pareilles louanges!

— Oui, oui! s'écria la princesse avec un entraînement calculé, on peut en être fière, car c'est au nom de l'humanité, c'est au nom du Seigneur qu'il les accorde, ces louanges, et l'on dirait que Dieu parle par sa bouche inspirée.

— Madame, dit vivement Rose, dont le coeur battait d'enthousiasme aux paroles de la dévote, nous n'avons plus notre mère; notre père est absent… vous avez une si belle âme, un si noble coeur, que nous ne pouvons mieux nous adresser qu'à vous… pour demander conseil…

— Quel conseil, ma chère enfant? dit Mme de Saint-Dizier d'une voix insinuante; oui… ma chère enfant, laissez-moi vous donner ce nom, plus en rapport avec votre âge et le mien…

— Il nous sera doux aussi de recevoir ce nom de vous, madame, reprit Blanche; puis elle ajouta: Nous avions une gouvernante: elle nous a toujours témoigné le plus vif attachement; cette nuit, elle a été frappée du choléra.

— Oh! mon Dieu! dit la dévote, feignant le plus touchant intérêt; et comment va-t-elle?

— Hélas, madame, nous l'ignorons.

— Comment! vous ne l'avez pas encore vue?

— Ne nous accusez pas d'indifférence ou d'ingratitude, madame, dit tristement Blanche; ce n'est pas notre faute, si nous ne sommes pas déjà auprès de notre gouvernante.

— Et qui vous empêche de vous y rendre?

— Dagobert… notre vieil ami, que vous avez vu ici tout à l'heure.

— Lui!… pourquoi s'oppose-t-il à ce que vous remplissiez un devoir de reconnaissance?

— Il est donc vrai, madame, que notre devoir est de nous rendre auprès d'elle?

Mme de Saint-Dizier regarda tour à tour les deux jeunes filles comme si elle eût été au comble de l'étonnement, et dit:

— Vous me demandez si c'est votre devoir; c'est vous… vous dont l'âme est si généreuse, qui me faites une pareille question!

— Notre première pensée a été de courir auprès de notre gouvernante, madame, je vous l'assure; mais Dagobert nous aime tant, qu'il tremble toujours pour nous…

— Et puis, ajouta Rose, mon père nous a confiées à lui; aussi, dans sa tendre sollicitude pour nous, il s'exagère le danger auquel nous nous exposerions peut-être en allant voir notre gouvernante.

— Les scrupules de cet excellent homme sont excusables, dit la dévote; mais ses craintes sont, ainsi que vous dites, exagérées; depuis nombre de jours je vais visiter les ambulances, plusieurs de mes amies font comme moi, et jusqu'à présent nous n'avons pas ressenti la moindre atteinte de la maladie… qui d'ailleurs n'est pas contagieuse; cela est maintenant prouvé… aussi, rassurez- vous…

— Qu'il y ait ou non du danger, madame, dit Rose, notre devoir nous appelle auprès de notre gouvernante.

— Je le crois, mes enfants; sinon elle vous accuserait peut-être d'ingratitude et de lâcheté; puis, ajouta Mme de Saint-Dizier avec componction, il ne s'agit pas seulement de mériter l'estime du monde, il faut songer à mériter la grâce du Seigneur… pour soi… et pour les siens… Ainsi, vous avez eu le malheur de perdre votre mère, n'est-ce pas?

— Hélas! oui, madame.

— Eh bien, mes enfants, quoiqu'il n'y ait pas à douter qu'elle soit placée… au paradis, parmi les élus, car elle est morte en chrétienne, n'est-ce pas? elle a reçu les derniers sacrements de notre sainte mère l'Église? ajouta la princesse en manière de parenthèse.

— Nous vivions au fond de la Sibérie, dans un désert… madame, répondit tristement Rose. Notre mère est morte du choléra… il n'y avait pas de prêtres aux environs… pour l'assister…

— Serait-il possible? s'écria la princesse d'un air alarmé. Votre pauvre mère est morte sans l'assistance d'un ministre du Seigneur?

— Ma soeur et moi nous avons veillé auprès d'elle après l'avoir ensevelie, en priant Dieu pour elle… comme nous savions le prier… dit Rose les yeux baignés de larmes; puis Dagobert a creusé la fosse où elle repose.

— Ah! mes chères enfants, dit la dévote en feignant un accablement douloureux.

— Qu'avez-vous, madame? s'écrièrent les orphelines effrayées.

— Hélas!… votre digne mère, malgré toutes ses vertus, n'est pas encore montée au paradis parmi les élus.

— Que dites-vous, madame?

— Malheureusement, elle est morte sans avoir reçu les sacrements; de sorte que son âme reste errante parmi les âmes du purgatoire, attendant ainsi l'heure de la clémence du Seigneur… délivrance qui peut être hâtée, grâce à l'intercession de prières que l'on prononce chaque jour dans les églises pour le rachat des âmes en peine.

Mme de Saint-Dizier prit un air si désolé, si convaincu, si pénétré, en prononçant ces paroles; les jeunes filles avaient un sentiment filial si profond, que, dans leur ingénuité, elles crurent aux frayeurs de la princesse à l'endroit de leur mère, se reprochant avec une tristesse naïve d'avoir ignoré jusqu'alors la particularité du purgatoire. La dévote, voyant, à l'expression de douloureuse tristesse qui se répandit aussitôt sur la physionomie des jeunes filles, que sa fourberie hypocrite avait produit l'effet qu'elle attendait, ajouta:

— Il ne faut pas vous désespérer, mes enfants; tôt ou tard le Seigneur appellera votre mère dans son saint paradis; d'ailleurs, ne pouvez-vous pas hâter l'heure de la délivrance de cette âme chérie?

— Nous, madame!… Oh! dites, dites, car vos paroles nous effrayent pour notre mère.

— Pauvres enfants, comme elles sont intéressantes! dit la princesse avec attendrissement, en pressant les mains des orphelines dans les siennes. Rassurez-vous, vous dis-je, reprit- elle; vous pouvez beaucoup pour votre mère: oui, mieux que personne vous obtiendrez du Seigneur qu'il retire cette pauvre âme du purgatoire et qu'il la fasse monter dans son saint paradis.

— Nous, madame! Mon Dieu! et comment donc?

— En méritant les bontés du Seigneur par une conduite édifiante. Ainsi, par exemple, vous ne pouvez lui être plus agréables qu'en accomplissant cet acte de dévouement et de reconnaissance envers votre gouvernante: oui, j'en suis certaine, cette preuve de zèle tout chrétien, comme dit le saint abbé Gabriel, compterait efficacement auprès du Seigneur pour la délivrance de votre mère; car dans sa bonté, le Seigneur accueille surtout favorablement les prières des filles qui prient pour leur mère et qui, pour obtenir sa grâce, offrent au ciel de nobles et saintes actions.

— Ah! ce n'est plus seulement de notre gouvernante qu'il s'agit maintenant, s'écria Blanche.

— Voilà Dagobert, dit tout à coup Rose en prêtant l'oreille et en entendant à travers la cloison le pas du soldat, qui montait l'escalier.

— Remettez-vous… Calmez-vous… Ne dites rien de tout ceci à cet excellent homme… dit vivement la princesse; il s'inquiéterait à tort et mettrait peut-être des obstacles à votre généreuse résolution.

— Mais comment faire madame, pour découvrir où est notre gouvernante? dit Rose.

— Nous saurons tout cela… fiez-vous à moi, dit tout bas la dévote; je reviendrai vous voir… et nous conspirerons ensemble… oui, nous conspirerons pour le prochain rachat de l'âme de votre pauvre mère…

À peine la dévote avait-elle prononcé ces derniers mots avec componction que le soldat rentra, l'air épanoui, rayonnant. Dans son contentement, il ne s'aperçut pas de l'émotion que les deux soeurs ne parvinrent pas à dissimuler tout d'abord.

Mme de Saint-Dizier, voulant distraire l'attention du soldat, lui dit en se levant et allant vers lui:

— Je n'ai pas voulu prendre congé de ces demoiselles, monsieur, sans vous adresser sur leurs rares qualités toutes les louanges qu'elles méritent.

— Ce que vous me dites là, madame, ne m'étonne pas… mais je n'en suis pas moins heureux. Ah çà, vous avez, je l'espère, chapitré ces mauvaises petites têtes sur la contagion du dévouement…

— Soyez tranquille, monsieur, dit la dévote en échangeant un regard d'intelligence avec les deux jeunes filles, je leur ai dit tout ce qu'il fallait leur dire; nous nous entendons maintenant.

Ces mots satisfirent complètement Dagobert; et Mme de Saint- Dizier, après avoir pris affectueusement congé des orphelines, regagna sa voiture et alla retrouver Rodin, qui l'attendait à quelques pas de là dans un fiacre, afin de savoir l'issue de l'entrevue.

L. L'ambulance.

Parmi un grand nombre d'ambulances provisoires ouvertes à l'époque du choléra dans tous les quartiers de Paris, on en avait établi une dans un vaste rez-de-chaussée d'une maison de la rue du Mont- Blanc; et cet appartement, alors vacant, avait été généreusement mis, par son propriétaire, à la disposition de l'autorité. Dans cet endroit l'on transportait les malades indigents qui, subitement atteints de la contagion, étaient jugés dans un état trop alarmant pour pouvoir être immédiatement conduits aux hôpitaux.

Il faut le dire, à la louange de la population parisienne, non seulement les dons volontaires de toute nature affluaient dans ces succursales, mais des personnes de toutes conditions, gens du monde, ouvriers, industriels, artistes, s'y organisaient en service de jour et de nuit, afin de pouvoir établir l'ordre, exercer une active surveillance dans ces hôpitaux improvisés, et venir en aide aux médecins pour exécuter les prescriptions à l'égard des cholériques. Des femmes de toutes conditions partageaient cet élan de généreuse fraternité pour le malheur, et si rien n'était plus respectable que les susceptibilités de la modestie, nous pourrions citer, entre mille, deux jeunes et charmantes femmes dont l'une appartenait à l'aristocratie et l'autre à la riche bourgeoisie, qui, pendant cinq ou six jours durant lesquels l'épidémie sévit avec le plus de violence, vinrent chaque matin partager, avec d'admirables soeurs de charité, les périlleux et humbles soins que celles-ci donnaient aux malades indigentes que l'on amenait dans l'ambulance provisoire de l'un des quartiers de Paris.

Ces faits de charité fraternelle, et tant d'autres qui se passent de nos jours, montrent combien sont vaines et intéressées les prétentions effrontées de certains ultramontains. À les entendre, eux ou leurs moines, en vertu de leur détachement de toutes les affections terrestres, sont seuls capables de donner au monde ces merveilleux exemples d'abnégation, d'ardente charité, qui font l'orgueil de l'humanité; à les entendre, il n'est, par exemple, dans la société, rien de comparable au courage et au dévouement du prêtre qui va administrer un mourant; rien n'est plus admirable que le trappiste qui, le croirait-on! pousse l'abnégation évangélique jusqu'à défricher, jusqu'à cultiver des terres appartenant à son ordre!… N'est-ce pas idéal? n'est-ce pas divin? Labourer, ensemencer _la terre dont les produits sont _à _vous! _En vérité, c'est héroïque; aussi nous admirons la chose de toutes nos forces.

Seulement, tout en reconnaissant ce qu'il y a de bon dans un bon prêtre, nous demanderons humblement s'ils sont moines, clercs ou prêtres:

Ces médecins des pauvres qui, à toute heure du jour ou de la nuit, accourent au misérable chevet de l'infortune?

Ces médecins qui, pendant le choléra, ont risqué mille fois leur vie avec autant de désintéressement que d'intrépidité?

Ces savants, ces jeunes praticiens qui, par amour de la science et de l'humanité, ont sollicité comme une grâce, comme un honneur, d'aller braver la mort en Espagne lorsque la fièvre jaune décimait la population?

Était-ce donc le célibat, le renoncement qui faisait la force de tant d'hommes généreux? Hésitaient-ils à sacrifier leur vie, préoccupés qu'ils étaient de leurs plaisirs ou des doux devoirs de la famille? Non, aucun d'eux ne renonçait pour cela aux joies du monde. La plupart d'entre eux avaient des femmes, des enfants; et c'est parce qu'ils connaissaient les joies de la paternité, qu'ils avaient le courage de s'exposer à la mort pour sauver la femme, les enfants de leur frères; s'ils faisaient enfin si vaillamment le bien, c'est qu'ils vivaient selon les vues éternelles du Créateur, qui a fait l'homme pour la famille et non pour le stérile isolement du cloître.

Sont-ils trappistes, ces millions de cultivateurs, de prolétaires des campagnes, qui défrichent et arrosent de leurs sueurs des terres qui ne sont pas les leurs, et cela pour un salaire insuffisant aux premiers besoins de leurs enfants?

Enfin (ceci paraîtra peut-être puéril, mais nous le tenons pour incontestable), sont-ils moines, clercs ou prêtres, ces hommes intrépides qui, à toute heure du jour ou de la nuit, s'élancent avec une fabuleuse intrépidité au milieu des flammes et de la fournaise, escaladant des poutres embrasées, des décombres brûlants, pour préserver des biens qui ne sont pas à eux, pour sauver des gens qui leur sont inconnus, et cela simplement, sans fierté, sans privilège, sans morgue, sans autre rémunération que le pain de munition qu'ils mangent, sans autre signe honorifique que l'habit de soldat qu'ils portent, et cela surtout sans prétendre le moins du monde à monopoliser le courage, le dévouement, et à être un jour quelque peu canonisés et enchâssés? Et pourtant, nous pensons que tant de hardis sapeurs qui ont risqué leur vie dans vingt incendies, qui ont arraché aux flammes des vieillards, des femmes, des enfants, qui ont préservé des villes entières des ravages du feu, ont _au moins _autant mérité de Dieu et de l'humanité que saint Polycarpe, saint Fructueux, saint Privé, et autres plus ou moins sanctifiés.

Non, non, grâce aux doctrines morales de tous les siècles; de tous les peuples, de toutes les philosophies, grâce à l'émancipation progressive de l'humanité, les sentiments de charité, de dévouement, de fraternité, sont presque devenus des instincts naturels, et se développent merveilleusement chez l'homme lorsqu'il se trouve dans la condition de bonheur relatif pour lequel Dieu l'a doué et créé.

Non, non, certains ultramontains intrigants et tapageurs ne conservent pas seuls, comme ils le voudraient faire croire, la tradition du dévouement de l'homme à l'homme, de l'abnégation de la créature: en théorie et en pratique, MarcAurèle vaut bien saint Jean; Platon, saint Augustin; Confucius, saint Chrysostome; depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, la _maternité, l'amitié, l'amour, _la science, la gloire, la liberté, ont, en dehors de toute orthodoxie, une armée de glorieux noms, d'admirables martyrs à opposer aux saints et aux martyrs du calendrier; oui, nous le répétons, jamais les ordres monastiques qui se sont le plus piqués de dévouement à l'humanité n'ont fait pour leurs frères plus que n'ont fait, pendant les terribles journées du choléra, tant de jeunes gens libertins, tant de femmes coquettes et charmantes, tant d'artistes païens, tant de lettrés panthéistes, tant de médecins matérialistes.

* * * * *

Deux jours s'étaient passés depuis la visite de Mme de Saint- Dizier aux orphelines; il était environ dix heures du matin. Les personnes qui avaient volontairement fait le service de nuit auprès des malades à l'ambulance établie rue du Mont-Blanc allaient être relevées par d'autres servants volontaires.

— Eh bien! messieurs, dit l'un des nouveaux arrivants, où en sommes-nous? y a-t-il eu décroissance cette nuit dans le nombre des malades?

— Malheureusement non…, mais les médecins croient que la contagion a atteint son plus haut degré d'intensité.

— Il reste du moins l'espérance de la voir décroître…

— Et parmi ces messieurs que nous remplaçons, aucun n'a-t-il été atteint?

— Nous sommes venus onze hier; ce matin nous ne sommes plus que neuf.

— C'est triste… Et ces deux personnes ont été rapidement frappées?

— Une des victimes… jeune homme de vingt-cinq ans, officier de cavalerie en congé… a été pour ainsi dire foudroyé… en moins d'un quart d'heure il est mort; quoique de pareils faits soient fréquents, nous sommes tous restés dans la stupeur.

— Pauvre jeune homme!…

— Il avait un mot d'encouragement cordial et d'espoir pour chacun; il était parvenu à remonter tellement le moral de plusieurs malades, que plusieurs d'entre eux, qui avaient moins le choléra que la peur du choléra, sont sortis à peu près guéris de l'ambulance…

— Quel dommage!… un si brave jeune homme!… Enfin, il est mort glorieusement; il y a autant de courage à mourir ainsi qu'à la bataille…

— Il n'y avait pour rivaliser de zèle, de courage avec lui, qu'un jeune prêtre d'une figure angélique; on le nomme l'abbé Gabriel; il est infatigable; à peine prend-il quelques heures de repos, courant de l'un à l'autre, se faisant tout à tous; il n'oublie personne; ses consolations, qu'il donne partout du plus profond de son coeur, ne sont pas des banalités qu'il débite par métier; non, non, je l'ai vu pleurer la mort d'une pauvre femme à qui il avait fermé les yeux après une déchirante agonie. Ah! si tous les prêtres lui ressemblaient!…

— Sans doute, c'est si vénérable, un bon prêtre!… Et quelle est l'autre victime de cette nuit parmi vous?

— Oh! cette mort-là a été affreuse… N'en parlons pas, j'ai encore cet horrible tableau devant les yeux.

— Une attaque de choléra foudroyante?

— Si ce malheureux n'était mort que de la contagion, vous ne me verriez pas si effrayé à ce souvenir.

— De quoi est-il donc mort?

— C'est toute une histoire sinistre… Il y a trois jours, on a amené ici un homme que l'on croyait seulement atteint du choléra… vous avez sans doute entendu parler de ce personnage, c'est un dompteur de bêtes féroces qui a fait courir tout Paris à la Porte-Saint-Martin.

— Je sais de qui vous voulez parler… un nommé Morok; il jouait une espèce de scène avec une panthère noire apprivoisée!

— Précisément, j'étais même à une représentation singulière, à la fin de laquelle un étranger, un Indien, par suite d'un pari, dit- on, a sauté sur le théâtre et a tué la panthère… Eh bien, figurez-vous que chez Morok, amené d'abord ici comme cholérique, et en effet il offrait les symptômes de la contagion, une maladie affreuse s'est tout à coup déclarée.

— Et cette maladie?

— L'hydrophobie.

— Il est devenu enragé?

— Oui!… il a avoué avoir été mordu, il y a peu de jours, par l'un des molosses qui gardent sa ménagerie; malheureusement, il n'a fait cet aveu qu'après le terrible accès qui a coûté la vie au malheureux que nous regrettons.

— Comment cela s'est-il donc passé?

— Morok occupait une chambre avec trois autres malades. Tout à coup, saisi d'une espèce de délire furieux, il se lève en poussant des cris féroces… et se précipite comme un fou dans le corridor… Le malheureux que nous regrettons se présente à lui et veut l'arrêter. Cette espèce de lutte exalte la frénésie de Morok, et il se jette sur celui qui s'opposait à son passage, le mord, le déchire… et tombe enfin dans d'horribles convulsions.

— Ah! vous avez raison, c'est affreux… Et malgré tous les secours, la victime de Morok?…

— Est morte cette nuit, au milieu de souffrances atroces; car l'émotion avait été si violente, qu'une fièvre cérébrale s'est aussitôt déclarée.

— Et Morok, est-il mort?

— Je ne sais pas… On a dû le transporter hier dans un hôpital, après l'avoir garrotté pendant l'état d'affaissement qui succède ordinairement à ces crises violentes; mais en attendant qu'il pût être emmené d'ici, on l'a enfermé dans une chambre haute de cette maison.

— Mais il est perdu?

— Il doit être mort… Les médecins ne lui donnaient pas vingt- quatre heures à vivre.

Les interlocuteurs de cet entretien se tenaient dans une antichambre située au rez-de-chaussée où se réunissaient ordinairement les personnes qui venaient offrir volontairement leur aide et leurs concours. D'un côté, cette pièce communiquait avec les salles de l'ambulance; de l'autre, avec le vestibule, dont la fenêtre s'ouvrait sur la cour.

— Ah! mon Dieu! dit l'un des interlocuteurs en regardant à travers la croisée, voyez donc quelles charmantes jeunes personnes viennent de descendre de cette belle voiture; comme elles se ressemblent! En vérité, une pareille ressemblance est extraordinaire.

— Sans doute, ce sont deux jumelles… Pauvres jeunes filles! elles sont vêtues de deuil… Peut-être ont-elles à regretter un père ou une mère.

— L'on dirait qu'elles viennent de ce côté.

— Oui, elles montent le perron… Bientôt, en effet, Rose et Blanche entrèrent dans l'antichambre, l'air timide, inquiet, quoique une sorte d'exaltation fébrile et résolue brillât dans leurs regards.

L'un des deux hommes qui causaient ensemble, touché de l'embarras des jeunes filles, s'avança vers elle et leur dit d'un ton de politesse prévenante:

— Désirez-vous quelque chose, mesdemoiselles?

— N'est-ce pas ici, monsieur, reprit Rose, l'ambulance de la rue du Mont-Blanc?

— Oui, mademoiselle.

— Une dame nommée Mme Augustine du Tremblay a été, nous a-t-on dit, amenée ici il y a deux jours, monsieur. Pourrions-nous la voir?

— Je dois vous faire observer, mademoiselle, qu'il y a quelque danger… à pénétrer dans les salles des malades.

— C'est une amie bien chère que nous désirons voir, répondit Rose d'un ton doux et ferme qui disait assez son mépris du danger.

— Je ne puis d'ailleurs, vous assurer, mademoiselle, reprit son interlocuteur, que la personne que vous cherchez soit ici; mais si vous voulez vous donner la peine d'entrer dans cette pièce, à main gauche, vous trouverez la bonne soeur Marthe dans son cabinet: elle est chargée de la salle des femmes, et vous donnera tous les renseignements que vous pourrez désirer.

— Merci, monsieur, dit Blanche en s'inclinant gracieusement, et elle entra avec sa soeur dans l'appartement que l'on venait de lui indiquer.

— En vérité, elles sont charmantes, dit l'homme en suivant du regard les deux soeurs, qui disparurent bientôt. Ce serait dommage si…

Il ne put achever… Tout à coup un tumulte effroyable mêlé de cris d'horreur et d'épouvante, retentit dans les pièces voisines; presque aussitôt deux portes qui communiquaient à l'antichambre s'ouvrirent violemment, et un grand nombre de malades, la plupart demi-nus, hâves, décharnés, les traits altérés par la terreur, se précipitèrent dans cette pièce en criant: «Au secours! au secours! l'enragé!…»

Il est impossible de peindre la mêlée désespérée furieuse, qui suivit cette panique de gens effarés se ruant sur l'unique porte de l'antichambre afin d'échapper au péril qu'ils redoutaient, et là, luttant, se battant, se foulant aux pieds, afin de fuir par cette étroite issue. Au moment où le dernier de ces malheureux parvenait à gagner la porte, se traînant épuisé sur ses mains ensanglantées, car il avait été renversé et presque écrasé durant la mêlée, Morok, l'objet de tant d'épouvante… Morok apparut.

Il était horrible… un lambeau de couverture ceignait ses reins; son torse blafard et meurtri était nu ainsi que ses jambes, autour desquelles se voyaient encore les débris des liens qu'il venait de briser; son épaisse chevelure jaunâtre se roidissait sur son front; sa barbe semblait se hérisser, par la même horripilation; ses yeux, roulant égarés, sanglants dans leurs orbites, brillaient illuminés d'un éclat vitreux; l'écume inondait ses lèvres: de temps à autre il poussait des cris rauques, gutturaux; les veines de ses membres de fer étaient tendues à se rompre; il bondissait par saccades, comme une bête fauve, en étendant devant lui ses doigts osseux et crispés.

Au moment où Morok allait atteindre l'issue par laquelle ceux qu'il poursuivait venaient de s'échapper, des personnes valides, accourues au bruit, parvinrent à fermer au dehors et cette porte et celles qui communiquaient aux salles de l'ambulance. Morok se vit prisonnier. Il courut alors à la fenêtre pour la briser et se précipiter dans la cour; mais s'arrêtant tout à coup, il recula devant l'éclat miroitant des carreaux, saisi de l'horreur invincible que tous les hydrophobes éprouvent à la vue des objets luisants, et surtout des glaces.

Bientôt les malades qu'il avait poursuivis, ameutés dans la cour, le virent, à travers la fenêtre, s'épuiser en efforts furieux pour ouvrir les portes que l'on venait de fermer sur lui. Puis, reconnaissant l'inutilité de ses tentatives; il poussa des cris sauvages et se mit à tourner rapidement autour de cette salle, comme un animal féroce qui cherche en vain l'issue de sa cage. Mais ceux des spectateurs de cette scène qui collaient leurs visages aux vitres de la fenêtre poussèrent une grande clameur d'angoisse et d'épouvante.

Morok venait d'apercevoir la petite porte qui communiquait au cabinet occupé par la soeur Marthe, et dans lequel Rose et Blanche venaient d'entrer quelques instants auparavant. Morok, espérant sortir par cette issue, tira violemment à lui le bouton de cette porte, et parvint à l'entr'ouvrir, malgré la résistance qu'il éprouvait à l'intérieur…

Un instant, la foule, effrayée vit, de la cour, les bras roidis de la soeur Marthe et des orphelines cramponnés à la porte et la retenant de tout leur pouvoir.

LI. L'hydrophobie.

Lorsque les malades rassemblés dans la cour virent l'acharnement des tentatives de Morok pour forcer la porte de la chambre où étaient renfermées soeur Marthe et les orphelines, la terreur redoubla.

— La soeur est perdue! s'écriait-on avec horreur.

— Cette porte va céder…

— Et ce cabinet n'a pas d'autre issue!

— Il y a deux jeunes filles en deuil avec elle…

— On ne peut pourtant laisser de pauvres femmes aux prises avec ce furieux!… À moi, mes amis! dit généreusement un spectateur valide en courant vers le perron pour rentrer dans l'antichambre.

— Il est trop tard, c'est vous exposer en vain, dirent plusieurs personnes en le retenant malgré lui. À ce moment, on entendit des voix crier:

— Voici l'abbé Gabriel!

— Il descend du premier… il accourt au bruit.

— Il demande ce que c'est.

— Que va-t-il faire?

En effet, Gabriel, occupé près d'un mourant dans une salle voisine, venait d'apprendre que Morok, brisant ses liens, était parvenu à s'échapper par une étroite lucarne de la chambre où on l'avait enfermé provisoirement. Prévoyant les terribles dangers qui pouvaient résulter de l'évasion du dompteur de bêtes, le jeune missionnaire, ne consultant que son courage, accourut dans l'espoir de conjurer de plus grands malheurs. D'après ses ordres, un infirmier le suivait tenant à la main un réchaud portatif rempli d'une braise ardente, au milieu de laquelle chauffaient à blanc plusieurs fers à cautériser, dont les médecins se servaient dans quelques cas de choléra désespérés.

L'angélique figure de Gabriel était pâle; mais une calme intrépidité éclatait sur son noble front. Traversant précipitamment le vestibule, écartant de droite et de gauche la foule pressée sur son passage, il se dirigeait, en hâte, vers l'antichambre. Au moment où il s'en approchait, un des malades lui dit d'une voix lamentable:

— Oh! monsieur l'abbé… c'est fini; ceux qui sont dans la cour et qui voient à travers les vitres, disent que la soeur Marthe est perdue…

Gabriel ne répondit rien, mit vivement la main sur la clef de la porte; mais avant de pénétrer dans cette pièce où était renfermé Morok, il se retourna vers l'infirmier et lui dit d'une voix ferme.

— Vos fers sont chauffés à blanc?

— Oui, monsieur l'abbé.

— Attendez-moi là… et tenez-vous prêt. Quant à vous, mes amis, ajouta-t-il en s'adressant à quelques malades frissonnant d'effroi, dès que je serai entré… fermez la porte sur moi… Je réponds de tout; et vous, infirmier, ne venez que lorsque j'appellerai…

Puis le jeune missionnaire fit jouer le pêne dans la serrure. À ce moment, un cri de terreur, de pitié, d'admiration, sortit de toute les poitrines, et les spectateurs de cette scène, rassemblés autour de la porte, s'en éloignèrent en hâte par un mouvement d'épouvante involontaire.

Après avoir levé les yeux au ciel comme pour invoquer Dieu à cet instant terrible, Gabriel poussa la porte et la referma aussitôt sur lui. Il se trouva seul avec Morok.

Le dompteur de bêtes, par un dernier effort de fureur, était parvenu à ouvrir presque entièrement la porte à laquelle la soeur Marthe et les orphelines se cramponnaient agonisantes de frayeur, en poussant des cris désespérés. Au bruit des pas de Gabriel, Morok se retourna brusquement. Alors loin de persister à entrer dans le cabinet, d'un bond il s'élança en rugissant sur le jeune missionnaire.

Pendant ce temps, la soeur Marthe et les orphelines, ignorant la cause de la retraite de leur agresseur, et profitant de ce moment de répit, poussèrent un verrou et se mirent ainsi à l'abri d'une nouvelle attaque.

Morok, l'oeil hagard, les dents convulsivement serrées, s'était rué sur Gabriel, les mains étendues en avant afin de le saisir à la gorge; le missionnaire reçut vaillamment le choc; ayant, d'un coup d'oeil rapide, deviné le mouvement de son adversaire, à l'instant où celui-ci s'élança sur lui, il le saisit par les deux poignets… et, le contenant ainsi, les abaissa violemment d'une main vigoureuse.

Pendant une seconde, Morok et Gabriel restèrent muets, haletants, immobiles, se mesurant du regard; puis, le missionnaire, arc-bouté sur ses reins, le haut du corps renversé en arrière, tâcha de vaincre les efforts de l'hydrophobe, qui, par de violents soubresauts, tentait de lui échapper et de se jeter sur lui, la tête en avant, pour le déchirer.

Tout à coup le dompteur de bêtes sembla défaillir, ses genoux fléchirent; sa tête, livide, violacée, se pencha sur ses épaules; ses yeux se fermèrent… Le missionnaire, pensant qu'une faiblesse passagère succédait à l'accès de rage de ce misérable, et qu'il allait tomber, cessa de le maintenir pour lui prêter secours… Se sentant libre, grâce à sa ruse, Morok se releva tout à coup pour se jeter avec rage sur Gabriel. Surpris par cette brusque attaque, celui-ci chancela et se sentit saisir et enlacer dans les bras de fer de ce furieux.

Redoublant pourtant d'énergie et d'efforts, luttant poitrine contre poitrine, pied contre pied, le missionnaire fit à son tour trébucher son adversaire, d'un élan vigoureux parvint à le renverser, à lui saisir de nouveau les mains, et à le tenir presque immobile sous son genou… L'ayant ainsi complètement maîtrisé, Gabriel tournait la tête pour appeler à l'aide, lorsque Morok, par un effort désespéré, parvint à se redresser sur son séant et à saisir entre ses dents le bras gauche du missionnaire. À cette morsure aiguë, profonde, horrible, qui entama les chairs, le missionnaire ne put retenir un cri de douleur et d'effroi… il voulut en vain se dégager; son bras restait serré comme dans un étau entre les mâchoires convulsives de Morok, qui ne lâchait pas prise…

Cette scène effrayante avait duré moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, lorsque tout à coup la porte donnant sur le vestibule s'ouvrit violemment; plusieurs hommes de coeur, ayant appris par les malades terrifiés le danger que courait le jeune prêtre, accouraient à son secours, malgré la recommandation qu'il avait faite de n'entrer que lorsqu'il appellerait.

L'infirmier portant son réchaud et ses fers rougis à blanc était au nombre des nouveaux arrivants; Gabriel, l'apercevant, lui cria d'une voix altérée:

— Vite, vite, mon ami, vos fers; j'y avais pensé, grâce à Dieu…

L'un des hommes qui venait d'entrer s'était heureusement précautionné d'une couverture de laine; au moment où le missionnaire parvenait à arracher son bras d'entre les dents de Morok, qu'il tenait toujours sous son genou, on jeta la couverture sur la tête de l'hydrophobe, qui fut aussitôt enveloppé et garrotté sans danger, malgré sa résistance désespérée.

Gabriel alors se releva, déchira la manche de sa soutane, et mettant à nu son bras gauche, où l'on voyait une profonde morsure, saignante et bleuâtre, il fit signe à l'infirmier d'approcher, saisit un des fer rougis à blanc et, par deux fois, d'une main ferme et sûre, il appliqua l'acier incandescent sur sa plaie avec un calme héroïque qui frappa tous les assistants d'admiration. Mais bientôt tant d'émotions diverses, si intrépidement combattues, eurent une réaction inévitable: le front de Gabriel se perla de grosses gouttes de sueur, ses longs cheveux blonds se collèrent à ses tempes, il pâlit… chancela… perdit connaissance, et fut transporté dans une pièce voisine pour y recevoir les premiers secours.

* * * * *

Un hasard, concevable d'ailleurs, avait fait, à l'insu de Mme de Saint-Dizier, une vérité de l'un de ses mensonges. Afin d'engager encore davantage les orphelines à se rendre à l'ambulance provisoire, elle avait imaginé de leur dire que Gabriel s'y trouvait ce qu'elle était loin de croire; car elle eût, au contraire, tenté d'empêcher cette rencontre, qui pouvait nuire à ses projets, l'attachement du jeune missionnaire pour les jeunes filles lui étant connu.

Peu de temps après la scène terrible que l'on a racontée, Rose et Blanche entrèrent, accompagnées de soeur Marthe, dans une vaste salle d'un aspect étrange, sinistre, où l'on avait transporté un grand nombre de femmes subitement frappées du choléra. Cet immense appartement généreusement prêté pour établir une ambulance temporaire, était décoré avec un luxe excessif; la pièce alors occupée par les femmes malades dont nous parlons avait servi de salon de réception; les boiseries blanches étincelaient de somptueuses dorures: des glaces magnifiquement encadrées séparaient les trumeaux de fenêtres à travers lesquelles on apercevait les fraîches pelouses d'un riant jardin que les premières pousses de mai verdissaient déjà. Au milieu de ce luxe, de ces lambris dorés, sur un parquet de bois précieux, richement incrusté, l'on voyait symétriquement disposées quatre files de lits de toute formes, provenant aussi de dons volontaires, depuis l'humble lit de sangle jusqu'à la riche couchette d'acajou sculpté.

Cette longue salle avait été partagée en deux, dans toute sa longueur, par une cloison provisoire de quatre à cinq pieds de hauteur; l'on s'était ainsi ménagé la faculté d'établir quatre rangées de lits; cette séparation s'arrêtait à quelque distance des deux extrémités de ce salon: à cet endroit, il conservait toute sa largeur; dans cet espace réservé l'on ne voyait point de lits; là se tenaient les servants volontaires, lorsque les malades n'avaient pas besoin de leurs soins; à l'une de ces extrémités était une haute et magnifique cheminée de marbre, ornée de bronze doré; là chauffaient différents breuvages; enfin, comme dernier trait à ce tableau d'un si singulier aspect, des femmes, appartenant aux conditions les plus diverses, se chargeaient volontairement de soigner tout à tour ces malades, dont les sanglots, les gémissements, étaient toujours accueillis par elles avec de consolantes paroles de commisération et d'espérance. Tel était l'endroit à la fois bizarre et lugubre dans lequel Rose et Blanche, se tenant par la main, entrèrent quelque temps après que Gabriel eut déployé un courage si héroïque dans sa lutte contre Morok.

La soeur Marthe accompagnait les filles du maréchal Simon; après leur avoir dit quelques mots tout bas, elle indiqua à chacune d'elles un des côtés de la cloison où étaient rangés des lits, puis se dirigea vers l'autre extrémité de la salle afin de donner quelques ordres.

Les orphelines, sous le coup de la terrible émotion causée par le péril dont Gabriel les avait sauvées à leur insu, étaient d'une excessive pâleur; néanmoins une ferme résolution se lisait dans leurs yeux. Il s'agissait non seulement pour elles d'accomplir un impérieux devoir de reconnaissance, et de se montrer ainsi dignes de leur valeureux père; il s'agissait encore pour elles du salut de leur mère, dont la félicité éternelle pouvait dépendre, leur avait-on dit, des preuves de dévouement chrétien qu'elles donneraient au Seigneur. Est-il besoin d'ajouter que la princesse de Saint-Dizier, suivant les avis de Rodin, dans une seconde entrevue habilement ménagée entre elle et les deux soeurs, à l'insu de Dagobert, avait tour à tour abusé, exalté, fanatisé ces pauvres âmes confiantes, naïves et généreuses, en poussant jusqu'à l'exagération la plus funeste tout ce qu'il y avait en elles de sentiments élevés et courageux? Les orphelines ayant demandé à la soeur Marthe si Mme Augustine du Tremblay avait été amenée dans cet asile de secours depuis trois jours, la soeur leur avait répondu qu'elle l'ignorait… mais qu'en parcourant les salles des femmes il leur serait très facile de s'assurer si la personne qu'elles cherchaient s'y trouvait. Car l'abominable dévote qui, complice de Rodin, jetait ces deux enfants au milieu d'un péril mortel, avait menti effrontément en leur affirmant qu'elle venait d'apprendre que leur gouvernante avait été transportée dans cette ambulance.

Les filles du maréchal Simon avaient, et pendant l'exil et durant leur pénible voyage avec Dagobert, été exposées à de bien rudes épreuves; mais jamais un spectacle aussi désolant que celui qui s'offrait tout à coup à leurs yeux n'avait frappé leurs regards… Cette longue file de lits, où tant de créatures étaient gisantes, où celles-ci se tordaient en poussant des gémissements de douleur, où celles-là faisaient entendre les sourds râlements de l'agonie, où d'autres, enfin, dans le délire de la fièvre, éclataient en sanglots ou appelaient à grands cris les êtres dont la mort allait les séparer; ce spectacle effrayant, même pour des hommes aguerris, devait presque inévitablement, selon l'exécrable prévision de Rodin et de ses complices, causer une impression fatale à ces deux jeunes filles, qu'une exaltation de coeur aussi généreuse qu'irréfléchie poussait à cette funeste visite. Puis, circonstance funeste, qui pour ainsi dire ne se révéla dans toute la poignante et profonde amertume de leur souvenir qu'au chevet des premières malades qu'elles virent, c'était aussi du choléra… de cette mort affreuse, qu'était morte la mère des orphelines…

Que l'on se figure donc les deux soeurs arrivant dans ces vastes salles d'un aspect si effrayant, déjà affreusement émues par la terreur que leur avait inspirée Morok, et commençant leur triste recherche parmi ces infortunées dont les souffrances, dont l'agonie, dont la mort, rappelaient à chaque instant aux orphelines la souffrance, l'agonie, la mort de leur mère.

Un moment, pourtant, à l'aspect de cette salle funèbre, Rose et Blanche sentirent leur résolution faiblir: un noir pressentiment leur fit regretter leur héroïque imprudence; enfin, depuis quelques minutes, elles commençaient à ressentir les sourds tressaillements d'un frisson fébrile, glacé; puis, de douloureux élancements faisaient parfois battre leurs tempes; mais attribuant ces symptômes, dont elles ignoraient le danger, aux suites de l'effroi que venait de leur causer Morok, tout ce qu'il y avait de bon, de valeureux en elles étouffa bientôt ces craintes; et toutes deux, Rose d'un côté de la cloison, Blanche de l'autre, commencèrent séparément leur pénible recherche.

Gabriel, transporté dans la chambre des médecins de service, avait bientôt repris ses sens. Grâce à sa présence d'esprit et à son courage, sa blessure, cicatrisée à temps, ne pouvait plus avoir de suites dangereuses; sa plaie pansée, il voulut retourner dans la salle des femmes; car c'était là qu'il donnait de pieuses consolations à une mourante quand l'on était venu le prévenir des affreux dangers qui pouvaient résulter de l'évasion de Morok.

Peu d'instants avant que le missionnaire entrât dans cette salle, Rose et Blanche arrivaient presque ensemble au terme de leur triste recherche, l'une ayant parcouru la ligne gauche des lits, l'autre la ligne droite, séparées par la cloison qui traversait toute la salle…

Les deux soeurs ne s'étaient pas encore rejointes. Leurs pas devenaient de plus en plus chancelants; à mesure qu'elles s'avançaient, elles étaient obligées de s'appuyer de temps à autre sur les lits auprès desquels elles passaient; les forces commençaient à leur manquer. En proie à une sorte de vertige, de douleur et d'épouvante, elles ne paraissaient plus agir que machinalement. Hélas! les orphelines venaient d'être frappées presque ensemble des terribles symptômes du choléra. Par suite de cette espèce de phénomène physiologique dont nous avons déjà parlé, phénomène fréquent chez les êtres jumeaux, et qui déjà plusieurs fois s'était révélé lors de deux ou trois maladies dont les jeunes filles avaient été pareillement atteintes; cette fois encore, une cause mystérieuse soumettant leur organisation à des sensations, à des accidents simultanés, semblaient les assimiler à deux fleurs d'une même tige, qui tour à tour renaissent et se flétrissent ensemble. Puis, l'aspect de toutes les souffrances, de toutes les agonies auxquelles les orphelines venaient d'assister en traversant cette longue salle, avait encore accéléré le développement de cette effroyable maladie. Rose et Blanche portaient déjà sur leur visage bouleversé, méconnaissable, la mortelle empreinte de la contagion, lorsque chacune d'elles sortit de son côté des subdivisions de la salle qu'elles venaient de parcourir sans trouver leur gouvernante.

Rose et Blanche, séparées jusqu'alors par la haute cloison qui régnait dans toute la longueur du salon, n'avaient pu s'apercevoir… mais lorsqu'enfin elles jetèrent les yeux l'une sur l'autre, il se passa une scène déchirante.

LII. L'ange gardien.

À la fraîcheur charmante de Rose et de Blanche avait succédé une pâleur livide; leurs grands yeux bleus devenus caves, commençant à se retirer au fond de leurs orbites, paraissaient énormes; leurs lèvres, naguère si vermeilles, se couvraient déjà d'une teinte violette… comme celle qui remplaçait peu à peu la transparence carminée de leurs joues et de leurs doigts effilés. On eût dit que tout ce qu'il y avait de rose et de pourpre dans leur ravissant visage se ternissait ainsi peu à peu sous le souffle bleuâtre et glacé de la mort.

Lorsque les orphelines se trouvèrent face à face, défaillantes, se soutenant à peine… un cri de mutuel effroi sortit de leur sein; chacune, à la vue de l'épouvantable altération des traits de sa soeur, s'écria:

— Ma soeur… toi aussi, tu souffres!…

Et toutes deux se précipitèrent dans les bras l'une de l'autre en fondant en larmes; puis, s'interrogeant du regard:

— Mon Dieu, Rose… tu es bien pâle!

— Comme toi, ma soeur…

— Tu ressens aussi un frisson glacé?…

— Oui, je suis brisée… ma vue se trouble…

— Moi, j'ai la poitrine en feu…

— Ma soeur, nous allons peut-être mourir…

— Pourvu que cela soit ensemble…

— Et notre pauvre père?…

— Et Dagobert?

— Ma soeur… notre rêve… était vrai! s'écria tout à coup Rose délirante, en jetant ses bras autour du cou de sa soeur. Regarde… regarde… l'ange Gabriel vient nous chercher…

À ce moment, en effet, Gabriel entrait dans l'espèce d'hémicycle réservé à chaque extrémité du salon.

— Ciel!… que vois-je!… les filles du maréchal Simon, s'écria le jeune prêtre.

Et, s'élançant, il reçut les orphelines entre ses bras; elles n'avaient plus la force de se soutenir; déjà leurs têtes alanguies, leurs yeux mourants, leur souffle péniblement oppressé annonçaient les approches de la mort…

La soeur Marthe n'était qu'à quelques pas, elle accourut à l'appel de Gabriel; aidé de cette sainte femme, il put transporter les orphelines sur le lit réservé au médecin de garde. De peur que le spectacle de cette déchirante agonie n'impressionnât trop vivement les malades voisines, la soeur Marthe tira un grand rideau, et les deux soeurs furent séparées, de la sorte, du reste de la salle.

Leurs mains s'étaient si étroitement entrelacées pendant un accès de paroxysme nerveux, que l'on ne put disjoindre leurs doigts crispés; ce fut ainsi que les premiers secours leurs furent donnés… secours impuissants à vaincre le mal, mais qui du moins calmèrent pour quelques instants l'atroce violence de leurs douleurs et jetèrent une faible lueur au milieu de leur raison obscurcie et troublée.

À ce moment Gabriel, debout à leur chevet et penché vers elles, les contemplait avec une douleur inexprimable; le coeur brisé, la figure baignée de larmes, il songeait avec épouvante au sort étrange qui le rendait témoin de la mort de ces deux jeunes filles, ses parentes, que peu de mois auparavant il avait arrachées aux horreurs de la tempête… Malgré la fermeté d'âme du missionnaire, il ne pouvait s'empêcher de frémir en réfléchissant à la destinée des orphelines, à la mort de Jacques Rennepont, à l'effrayante captation qui, après avoir jeté M. Hardy dans la solitude claustrale de Saint-Hérem, en avait fait, presque à l'agonie, un membre de la société de Jésus; le missionnaire se disait que déjà quatre membres de la famille Rennepont… de sa famille à lui, Gabriel, venaient d'être successivement frappés par un concours de circonstances funestes; il se demandait enfin avec effroi comment les détestables intérêts de la société d'Ignace de Loyola étaient servis par une fatalité si providentielle!… L'étonnement du jeune missionnaire eût fait place à l'horreur la plus profonde, s'il eût connu la part que Rodin et ses complices avaient à la mort de Jacques Rennepont, en faisant surexciter par Morok les mauvais penchants de cet artisan, et à la fin prochaine de Rose et de Blanche, en faisant exalter par la princesse de Saint-Dizier les inspirations généreuses des orphelines jusqu'à un héroïsme homicide.

Rose et Blanche, sortant un moment du douloureux anéantissement où elles étaient plongées, ouvrirent à demi leurs grands yeux déjà troublés, éteints; et puis toutes deux, de plus en plus délirantes, attachèrent un regard fixe, extatique, sur l'angélique figure de Gabriel…

— Ma soeur, dit Rose d'un voix affaiblie, vois-tu l'archange… comme dans notre rêve… en Allemagne?…

— Oui… il y a trois jours, il nous est encore apparu.

— Il vient… nous chercher.

— Hélas! notre mort… sauvera-t-elle notre pauvre mère… du purgatoire — Archange… saint archange… priez Dieu pour notre mère… et pour nous…

Jusqu'alors, Gabriel, stupéfait d'étonnement et de douleur, presque suffoquant par les sanglots, n'avait pu trouver une parole; mais à ces mots des orphelines, il s'écria:

— Chères enfants, pourquoi douter du salut de votre mère?… Ah!… jamais âme plus pure, plus sainte, n'est remontée vers le Créateur… Votre mère!… mais je le sais par mon père adoptif, ses vertus, son courage ont fait l'admiration de ceux qui la connaissaient… aussi, croyez-moi… Dieu l'a bénie…

— Oh! tu l'entends… ma soeur, s'écria Rose, et un éclat céleste illumina un instant la figure livide des orphelines. Notre mère est bénie de Dieu!…

— Oui, oui, reprit Gabriel; écartez ces idées funestes… pauvres enfants… reprenez courage, vous ne mourrez pas… Songez à votre père…

— Notre père! dit Blanche en tressaillant; et elle reprit avec un mélange de raison et d'exaltation délirante qui eût déchiré l'âme la plus indifférente:

— Hélas! il ne nous retrouvera plus à son retour… Pardonne- nous, mon père… nous n'avons pas cru mal agir… Nous avons, comme toi, voulu faire quelque chose de généreux, en tâchant d'aller secourir notre gouvernante…

— Et puis nous ne savions pas mourir si vite et si tôt… Hier encore nous étions gaies, heureuses…

— Ô bon archange! vous apparaîtrez en rêve à notre père, comme vous nous êtes apparu; vous lui direz qu'en mourant, la dernière pensée… de ses enfants… a été pour lui…

— C'est sans avertir Dagobert que nous sommes… venues ici… que notre père ne le gronde pas.

— Saint archange, reprit l'autre orpheline d'une voix de plus en plus affaiblie, à Dagobert aussi… vous apparaîtrez… pour lui dire que nous lui demandons pardon du chagrin que notre mort lui aura causé…

— Que notre vieil ami donne… une bonne caresse pour nous au pauvre Rabat-Joie, notre gardien fidèle, ajouta Blanche et tâchant de sourire.

— Et puis… enfin… reprit Rose d'une voix plus faible, promettez-nous d'apparaître aussi à deux personnes… qui ont été si affectueuses pour nous… portez-leur notre dernier souvenir… à cette bonne Mayeux… et à cette belle mademoiselle Adrienne.

— Nous n'oublions… personne de ceux qui nous ont aimées, dit Blanche avec un suprême effort; maintenant… que le bon Dieu… fasse… que nous allions rejoindre notre mère… pour ne plus jamais la quitter.

— Vous nous l'avez promis… vous savez… bon archange, dans le rêve… vous nous avez dit: «Pauvres enfants, venues… de si loin… vous aurez… traversé cette terre… pour aller vous reposer à jamais dans le sein maternel…»

— Oh! c'est affreux… affreux! si jeunes… et aucun espoir de les sauver… murmura Gabriel en cachant dans ses mains sa figure altérée. Seigneur, Seigneur, tes vues sont impénétrables… Hélas! pourquoi frapper ces enfants d'une mort si cruelle?

Rose poussa un grand soupir et dit d'une voix expirante:

— Que nous soyons… ensevelies… ensemble… afin d'être, après notre mort… comme pendant notre vie… ensemble.

Et les deux soeurs tournèrent leurs regards expirants et tendirent leurs mains suppliantes vers Gabriel.

— Ô saintes martyres du plus généreux dévouement! s'écria le missionnaire en levant au ciel ses yeux baignés de larmes, âmes angéliques… trésors d'innocence et de candeur, remontez, remontez au ciel!… puisque, hélas! Dieu vous rappelle à lui, comme si la terre n'était pas digne de vous posséder.

— Ma soeur!… mon père!… Tels furent les mots suprêmes que les orphelines prononcèrent d'une voix mourante… Puis, les deux soeurs, par un dernier mouvement instinctif, semblèrent vouloir se serrer l'une contre l'autre, leurs paupières appesanties se soulevèrent à demi, comme pour échanger encore un regard; alors elles frissonnèrent deux ou trois fois, leurs membres s'affaissèrent… et un profond soupir s'exhala de leurs lèvres violettes faiblement entrouvertes… Rose et Blanche étaient mortes!… Gabriel et la soeur Marthe, après avoir fermé la paupière des orphelines, s'agenouillèrent pour prier auprès de la couche funèbre. Tout à coup un grand tumulte se fit entendre dans la salle. Bientôt des pas précipités, mêlés d'imprécations, retentirent; le rideau qui environnait cette scène lugubre s'ouvrit et Dagobert entra précipitamment, pâle, égaré, les habits en désordre…

À la vue de Gabriel et de la soeur de charité agenouillés auprès du corps de ses enfants, le soldat, pétrifié, poussa un cri terrible, essaya de faire un pas… mais en vain, car avant que Gabriel eût pu courir à lui, Dagobert tomba à la renverse, et sa tête grise rebondit sur le parquet.

* * * * *

Il fait… nuit… une nuit sombre, orageuse.

Une heure du matin vient de sonner à l'église de Montmartre. C'est au cimetière de Montmartre que, le même jour, on a transporté le cercueil qui, selon le voeu de Rose et de Blanche, les contenait toutes deux…

À travers l'ombre épaisse qui enveloppe le champ des morts, on voit errer une pâle lumière. C'est le fossoyeur. Il marche avec précaution, une lanterne sourde à la main. Un homme, enveloppé d'un manteau, l'accompagne; sa tête est baissée, il pleure. C'est Samuel.

Samuel… vieux juif… le gardien de la maison de la rue Saint-
François.

La nuit des funérailles de Jacques Rennepont, le premier mort des sept héritiers, enterré dans un autre cimetière, Samuel est aussi venu s'entretenir mystérieusement avec le fossoyeur… pour en obtenir à prix d'or… une faveur…

Étrange et effrayante faveur!!!

Après avoir traversé bien des sentiers bordés de cyprès, côtoyé bien des tombes, le juif et le fossoyeur arrivèrent à une petite clairière située près de la muraille occidentale du cimetière.

La nuit était toujours si noire, que l'on y voyait à peine.

Après avoir promené çà et là sa lanterne à terre et autour de lui, le fossoyeur, montrant à Samuel, au pied d'un grand if aux longs rameaux noirs, une éminence de terre fraîchement remuée, il dit:

— C'est là…

— Vous en êtes sûr?…

— Oui, oui… deux corps dans une même bière… ça ne se rencontre pas tous les jours.

— Hélas! toutes deux dans le même cercueil… dit le juif en gémissant.

— Maintenant que vous savez l'endroit… que voulez-vous de plus? demanda le fossoyeur.

Samuel ne répondit pas. Il tomba à genoux, baisa pieusement la terre qui recouvrait la fosse, puis se relevant, les yeux baignés de larmes, il s'approcha du fossoyeur et lui parla quelques instants tout bas… à l'oreille, tout bas… quoiqu'ils fussent seuls, au fond de ce cimetière désert.

Alors entre ces deux hommes commença un mystérieux entretien que la nuit enveloppait de son ombre, de son silence.

Le fossoyeur, épouvanté de ce que Samuel lui demandait, refusa d'abord. Mais le juif, employant tour à tour la persuasion, les prières, les larmes, et enfin la séduction de l'or, que l'on entendit tinter, le fossoyeur, après une longue résistance, parut vaincu… Quoique frémissant à la pensée de ce qu'il promettait à Samuel, il lui dit d'une voix altérée:

— Dans la nuit de demain… à deux heures.

— Je serai derrière ce mur, dit Samuel en montrant, à l'aide de la lanterne, la clôture peu élevée; pour signal… je jetterai trois pierres dans le cimetière.

— Oui… pour signal, trois pierres, répondit le fossoyeur en frissonnant et en essuyant la sueur froide qui coulait sur son front.

Retrouvant un reste de vigueur, Samuel, malgré son grand âge, s'aidant des anfractuosités des pierres, escalada le mur peu élevé à cet endroit et disparut.

Le fossoyeur regagna sa maison à grands pas… regardant de temps à autre avec effroi derrière lui, comme s'il eût été poursuivi par quelque sinistre vision.

* * * * *

Le soir des funérailles de Rose et de Blanche, Rodin écrivit deux billets. Le premier, adressé à son mystérieux correspondant de Rome, faisait allusion à la mort de Jacques Rennepont, à la mort de Rose et de Blanche Simon, à la captation de M. Hardy et à la donation de Gabriel, événements qui réduisaient le nombre des héritiers à deux… à Mlle de Cardoville et à Djalma. Ce premier billet, écrit par Rodin et adressé à Rome, contenait ces seuls mots: «Qui de sept ôte cinq, reste DEUX. — Faites connaître ce résultat au cardinal-prince, et qu'il marche… car moi j'avance… j'avance… j'avance…» Le second billet, d'une écriture contrefaite, fut adressé et devait parvenir sûrement au maréchal Simon. Il contenait ce peu de mots:

«S'il en est temps encore, revenez en hâte, vos filles sont mortes.

«On vous dira qui les a tuées.»

LIII. La ruine.

C'est le lendemain de la mort des filles du maréchal Simon.

Mlle de Cardoville ignore encore la funeste fin de ses jeunes parentes; sa figure est rayonnante de bonheur. Jamais elle n'a été plus jolie; jamais ses yeux n'ont été plus brillants, son teint d'une blancheur plus éblouissante, ses lèvres d'un corail plus humide. Selon son habitude un peu excentrique de se vêtir chez elle d'une manière pittoresque, Adrienne porte, quoiqu'il soit environ trois heures de l'après-midi, une robe de moire d'un vert pâle, à jupe très ample, dont les manches et le corsage, largement tailladés de rose, sont rehaussés de passementeries de jais blanc d'une exquise délicatesse; un léger réseau de perles, aussi de jais blanc, cachant la natte épaisse qui se tord derrière la tête d'Adrienne, forme une sorte de coiffure orientale d'une originalité charmante accompagnant à merveille les longues boucles de cheveux de la jeune fille qui encadrent son visage et tombent presque jusque sur son sein arrondi. À l'expression de bonheur ineffable qui épanouit les traits de Mlle de Cardoville se joint certain air résolu, railleur incisif, qui ne lui est pas habituel; sa ravissante tête semble se redresser plus vaillante encore sur un cou gracieux et blanc comme celui d'un cygne: on dirait qu'une ardeur mal contenue dilate ses petites narines roses et sensuelles, et qu'elle attend avec une impatience hautaine le moment d'une lutte agressive et ironique…

Non loin d'Adrienne est la Mayeux; elle a repris dans la maison la place qu'elle y avait d'abord occupée; la jeune ouvrière porte le deuil de sa soeur; son visage exprime une tristesse douce et calme. Elle regarde Mlle de Cardoville avec surprise, car jamais jusqu'alors elle n'a vu la physionomie de la belle patricienne empreinte de cette expression d'audace et d'ironie.

Mlle de Cardoville n'avait pas la moindre coquetterie, dans le sens étroit et vulgaire de ce mot; pourtant elle jetait un regard interrogatif sur la glace devant laquelle elle se tenait debout; puis, après avoir rendu sa souplesse élastique à une boucle de ses longs cheveux d'or, en l'enroulant un moment sur son doigt d'ivoire, elle effaça du plat de sa main quelques plis imperceptibles formés par le froncement de l'épaisse étoffe autour de son élégant corsage. Ce mouvement et celui qu'elle fit en tournant à demi le dos à la glace pour voir si sa robe s'ajustait parfaitement de tout point, révélèrent par une ondulation serpentine tout le charme voluptueux, tous les divins trésors de cette taille souple, fine et cambrée; car malgré la richesse sculpturale du contour de ses hanches et de ses épaules blanches, fermes et lustrées comme un beau marbre pentélique, Adrienne était aussi l'une de ces heureuses privilégiées du Seigneur… qui peuvent se faire une ceinture de leur jarretière. Ces charmantes évolutions de coquetterie féminine accomplies avec une grâce indicible, Adrienne se tournant vers la Mayeux, dont la surprise allait croissant, lui dit en souriant:

— Ma douce Madeleine, ne vous moquez pas trop de ma question: Que diriez-vous d'un tableau… qui me représenterait comme me voilà?

— Mais, mademoiselle…

— Comment! encore mademoiselle! dit Adrienne d'un ton de doux reproche — Mais… Adrienne… reprit la Mayeux, je dirais que je vois un charmant tableau… et que, comme toujours, vous êtes mise avec un goût parfait…

— Vous ne me trouvez pas mieux aujourd'hui… que les autres jours? Cher poète… je commence par vous déclarer que ce n'est pas pour moi que je vous demande cela… ajoute gaiement Adrienne.

— Je m'en doute, répondit la Mayeux en souriant un peu; eh bien, à vrai dire, il est impossible d'imaginer une toilette plus à votre avantage. Cette robe d'un vert tendre et d'un rose pâle, relevée par le doux éclat de ces garnitures de jais blanc qui s'harmonisent si merveilleusement avec l'or de vos cheveux, tout cela fait que de ma vie, je vous le répète, je n'ai vu un aussi gracieux tableau…

Ce que la Mayeux disait, elle le sentait, et elle se trouvait heureuse de pouvoir l'exprimer, car nous avons dit la vive admiration de cette âme poétique pour tout ce qui était beau.

— Eh bien, reprit gaiement Adrienne, je suis ravie de ce que vous me trouvez mieux aujourd'hui qu'un autre jour, mon amie.

— Seulement… reprit la Mayeux en hésitant.

— Seulement? dit Adrienne en regardant la jeune ouvrière d'un regard interrogatif.

— Seulement, mon amie, reprit la Mayeux, si je ne vous ai jamais vue plus jolie… jamais je n'ai vu non plus sur vos traits l'expression résolue, ironique que vous aviez tout à l'heure… C'était comme un air d'impatient défi.

— C'est cela même, ma douce petite Madeleine, dit Adrienne en se jetant au cou de la Mayeux, avec une joyeuse tendresse; il faut que je vous embrasse pour m'avoir si bien devinée; car si j'ai, voyez-vous, cet air un peu agressif… c'est que j'attends ma chère tante.

— Mme la princesse de Saint-Dizier! s'écria la Mayeux avec crainte, cette grande dame si méchante qui vous a fait tant de mal?

— Justement; elle m'a demandé un moment d'entretien, et je me fais une joie de la recevoir…

— Une joie!…

— Une joie… un peu moqueuse, un peu ironique… un peu méchante, il est vrai, reprit gaiement Adrienne… Jugez donc… Elle regrette ses galanteries, sa beauté, sa jeunesse; enfin, son embonpoint même la désole, cette sainte femme!… et elle va me voir belle, aimée, amoureuse, et mince… oui, surtout mince… ajouta Mlle de Cardoville, en riant comme une folle; puis elle reprit:

— Or, vous ne pouvez vous imaginer, mon amie, l'envie forcenée, le désespoir atroce que cause aux ridicules prétentions d'une grosse femme mûre… la vue d'une jeune femme… mince…

— Mon amie… dit sérieusement la Mayeux, vous plaisantez… et pourtant, je ne sais pourquoi la venue de la princesse m'effraye…

— Cher et tendre coeur, rassurez-vous donc, reprit affectueusement Adrienne; cette femme, je ne la crains pas… je ne la crains plus… pour le lui bien prouver, et aussi pour la désoler beaucoup, je vais la traiter, elle, un monstre d'hypocrisie, de noirceur… elle, qui vient sans doute ici dans quelque dessein affreux… je vais la traiter en femme inoffensive et ridicule… pour tout dire, en grosse femme…

Et Adrienne se prit à rire de nouveau.

Un valet de chambre, entra, interrompit l'accès de folle gaieté d'Adrienne et lui dit:

— Mme la princesse de Saint-Dizier fait demander si mademoiselle peut la recevoir.

— Certainement, dit Mlle de Cardoville. Le domestique sortit. La
Mayeux allait, par discrétion, se lever et quitter la chambre,
Adrienne la retint et lui dit avec un accent de sérieuse tendresse
en lui prenant la main:

— Mon amie… restez… je vous en prie…

— Vous voulez…

— Oui… je veux… toujours par vengeance, reprit Adrienne en souriant, montrer à Mme de Saint-Dizier… que j'ai une tendre amie… qu'enfin je jouis de tous les bonheurs à la fois…

— Mais, Adrienne, reprit timidement la Mayeux, pensez donc… que…

— Silence! Voici la princesse, restez… Je vous le demande en grâce et comme un service. Votre rare instinct de coeur… devinera peut-être le but caché de sa visite… les pressentiments de votre affection ne m'ont-ils pas éclairée sur les trames de cet odieux Rodin?

Devant une telle prière, la Mayeux ne pouvait hésiter; elle resta, mais fit quelques pas pour se reculer de la cheminée.

Adrienne la prit par la main, la fit se rasseoir dans le fauteuil qu'elle occupait au coin du foyer, et lui dit:

— Ma chère Madeleine, gardez votre place; vous ne devez rien à
Mme de Saint-Dizier; moi, c'est différent: elle vient chez moi.

À peine Adrienne avait-elle prononcé ces mots, que la princesse entra, la tête haute, l'air imposant (et elle avait, on l'a dit, le plus grand air du monde), le pas ferme, la démarche altière.

Les caractères les plus entiers, les esprits les plus réfléchis, cèdent presque toujours par quelque endroit à de puériles faiblesses; une envie féroce, excitée par l'élégance, par la beauté, par l'esprit d'Adrienne, avait toujours eu une large part dans la haine de la princesse contre sa nièce; quoiqu'il lui fût impossible de songer à rivaliser avec Adrienne, et qu'elle n'y songeât même pas sérieusement, Mme de Saint-Dizier n'avait pu s'empêcher, pour se rendre à l'entrevue qu'elle lui avait demandée, de mettre plus de recherche dans sa toilette et de se faire corser, serrer, sangler à triple tour, dans sa robe de taffetas changeant; compression qui lui rendait le visage beaucoup plus coloré qu'elle ne l'avait habituellement. En un mot, la foule de haineux sentiments qui l'animaient contre Adrienne avait, à la seule pensée de cette rencontre, jeté une telle perturbation dans l'esprit ordinairement calme et mesuré de la princesse, qu'au lieu de ces toilettes simples et peu voyantes qu'en femme de tact et de goût elle portait d'ordinaire, elle avait commis la maladresse d'une robe gorge de pigeon et d'un chapeau grenat orné d'un magnifique oiseau de paradis.

La haine, l'envie, et l'orgueil du triomphe (la dévote songeait à l'habileté perfide avec laquelle elle avait envoyé à une mort presque assurée les filles du maréchal Simon), l'exécrable espérance mal dissimulée de réussir dans de nouvelles trames, se partageaient, pour ainsi dire, l'expression de la physionomie de la princesse de Saint-Dizier lorsqu'elle entra chez sa nièce.

Adrienne, sans faire un pas au-devant de sa tante, se leva néanmoins très poliment du sofa où elle était assise, fit une demi-révérence remplie de grâce et de dignité, puis elle se rassit; montrant alors du geste à la princesse un fauteuil placé en face de la cheminée dont la Mayeux occupait un angle, et elle, Adrienne, un autre côté, elle dit:

— Donnez-vous la peine de vous asseoir, madame. La princesse devint très rouge, resta debout, et jeta un regard de dédaigneuse et insolente surprise sur la Mayeux, qui, fidèle à la recommandation d'Adrienne, s'était légèrement inclinée à l'entrée de Mme de Saint-Dizier sans lui offrir sa place. La jeune ouvrière avait agi de la sorte et par réflexion de dignité, et en écoutant aussi la voix de sa conscience qui lui disait que la véritable supériorité de position n'appartenait pas à cette princesse lâche, hypocrite et méchante, mais à elle, la Mayeux, si admirablement bonne et dévouée.

— Ayez donc la bonté de vous asseoir, madame, reprit Adrienne de sa voix douce en désignant à sa tante le siège vacant.

— L'entretien que je vous ai demandé, mademoiselle, dit la princesse, doit être secret.

— Je n'ai pas de secret, madame, pour ma meilleure amie; vous pouvez donc parler devant mademoiselle.

— Je sais depuis longtemps, reprit Mme de Saint-Dizier avec une ironie amère, qu'en toutes choses vous vous souciez fort peu du secret et que vous êtes facile sur le choix de ce que vous appelez vos amis… mais vous me permettrez d'agir autrement que vous. Si vous n'avez pas de secrets, mademoiselle, j'en ai… moi… et je n'entends pas en faire confidence à la première venue…

Et la dévote jeta un nouveau coup d'oeil de mépris sur la Mayeux. Celle-ci, blessée du ton insolent de la princesse, répondit doucement et simplement.

— Je ne vois pas jusqu'ici, madame, la différence si humiliante qui peut exister entre la première… et la dernière venue chez Mlle de Cardoville.

— Comment!… _ça _parle! s'écria la princesse d'un ton de pitié superbe et insolente.

— Du moins, madame… _ça _répond, reprit la Mayeux de sa voix calme.

— Je veux vous entretenir seule; est-ce clair, mademoiselle? dit impatiemment la dévote à sa nièce.

— Pardon… je ne vous comprends pas, madame, fit Adrienne d'un air étonné; mademoiselle, qui m'honore de son amitié, veut bien consentir à assister à l'entretien que vous m'avez demandé. Je dis qu'elle le veut bien… parce qu'il lui faut, en effet, une très affectueuse condescendance pour se résigner à entendre… pour l'amour de moi… toutes les choses gracieuses, bienveillantes… charmantes… dont vous venez sans doute me faire part…

— Mais, mademoiselle… dit vivement la princesse.

— Permettez-moi de vous interrompre, madame, reprit Adrienne avec l'accent d'une aménité parfaite, et comme si elle eût adressé à la dévote des compliments les plus flatteurs. Afin de vous mettre tout de suite en confiance avec mademoiselle, je m'empresse de vous apprendre qu'elle est instruite de toutes les pieuses noirceurs… de toutes les dévotes dignités… dont vous avez voulu, et failli me rendre victime… elle sait enfin que vous êtes une mère de l'Église… comme on en voit peu… Puis-je espérer maintenant, madame, voir cesser votre délicate et intéressante réserve?

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