Le littoral de la France, vol. 1: Côtes Normandes de Dunkerque au Mont Saint-Michel
Par malheur pour Boulogne, comme pour nombre d'autres ports de mer, grands ou petits, Paris, toujours affamé, accapare le produit des bateaux de pêche, et fait main basse sur le contenu des paniers des infatigables pêcheuses de crevettes et de coquillages.
Les pêcheuses boulonnaises sont renommées, entre toutes, pour l'intrépidité avec laquelle, courant au-devant du flot, on les voit jeter leur filet, n'importe le temps qu'il puisse faire. Robustes et fraîches malgré un si dur métier, elles apportent dans la famille une aide réelle.
Pourtant le salaire est bien mince! Car si la crevette reste un aliment de luxe, il faut s'en prendre à bien d'autres causes que le gain des pauvres pêcheuses.
Les crevettes appartiennent à la classe des animaux dits crustacés, ou recouverts d'une croûte et, en effet, nous voyons les écrevisses, les homards, les langoustes, les crabes, les crevettes, revêtus d'une enveloppe ou croûte qui, chez eux, remplace en quelque sorte le squelette.
Heureusement pour les gourmets, la crevette ne peut se conserver longtemps hors de l'eau. Il devient impossible de commettre à son égard le crime dont on se rend coupable envers les pauvres homards et les langoustes, expédiés vivants dans des paniers où leur chair se fond en eau, ne laissant plus, après cuisson, qu'une carapace vide au moins des deux tiers.
On divise les crevettes en deux espèces distinctes: celles qui deviennent d'un beau rouge sous l'action du feu, et celles qui se teintent à peine d'une nuance rose.
Les rivages boulonnais ne sont pas, loin de là, dépourvus de homards ni de langoustes, mais nous retrouverons ces excellents crustacés infiniment plus nombreux sur les côtes bretonnes, où les récifs multipliés leur offrent tous les abris nécessaires.
A côté des industries se rapportant à la marine, il faut placer, comme un élément de la richesse du vieux comté boulonnais, les entreprises diverses que l'on y a implantées. C'est ainsi que nous trouverons des fabriques de plumes métalliques, des scieries, de nombreuses usines qui produisent un ciment très renommé.
L'élevage des chevaux y est assez fructueux.
On le voit, le département du Pas-de-Calais se montre le digne voisin du département du Nord.
Donnons encore un coup d'œil aux belles promenades de Boulogne, à ses ponts, à ses quais si animés, à ses bassins, et souhaitons que les travaux dont elle doit être l'objet apportent un élément nouveau à la prospérité de cette ville si intéressante.
CHAPITRE VII
DE BOULOGNE A L'EMBOUCHURE DE LA SOMME
Nous passons au Portel, industrieux petit port qui est, en même temps, une localité s'occupant activement d'agriculture. Ses propriétaires fonciers s'adonnent à l'élève des chevaux et y réussissent fort bien.
Puis, toujours en suivant la côte, nous traversons plusieurs petites plages avant d'arriver à Étaples, ville située à l'embouchure de la Canche et qui, une fois de plus, nous montrera l'instabilité des prospérités en apparence le mieux établies.
On s'accorde assez généralement pour reconnaître dans Étaples une station romaine, Quintovicus. Des fouilles pratiquées à diverses époques ont confirmé, sinon le nom, tout au moins l'importance de l'ancienne cité.
Mais la mer a passé par là, amoncelant le sable, exhaussant le fond de l'estuaire, et le port a vu diminuer, chaque année, le nombre des navires qu'il pouvait recevoir.
Aujourd'hui, les bateaux de pêche sont à peu près ses seuls visiteurs.
Cette situation a appelé, depuis longtemps, l'attention de l'État, qui reconnut la nécessité de la plantation de végétaux spéciaux pouvant amener l'immobilisation des dunes.
«Les premières tentatives faites à cet effet remontent à près de trois siècles. Elles eurent lieu dans la baie de Canche, pour préserver Étaples d'un engloutissement imminent. On se servit, pour fixer les dunes, de la plante appelée oyat (Arundo arenaria), qui rayonne partout avec ses longues racines, et prépare admirablement le terrain sablonneux à recevoir le semis des arbres destinés au boisement.
«Des lettres-patentes de 1608 ordonnent, sous Henri IV, de planter des hoyards pour arrêter l'invasion des sables sur les côtes de France.
«Depuis cette époque, plusieurs titres constatent les mêmes préoccupations et ordonnent, encore, diverses mesures de précaution à prendre.
«Enfin, de nos jours, quelques propriétaires intelligents se sont livrés, en grand, à la fixation des sables par le boisement et ont obtenu d'excellents résultats, en fertilisant des dunes stériles et en abritant ainsi les cultures voisines contre les sables mouvants.
«C'est ce que le célèbre ingénieur Brémontier a fait jadis pour la côte de Gascogne.»
Par tous les moyens possibles, ces travaux si utiles sont encouragés. L'État, non seulement y pousse les propriétaires de dunes, mais il leur fournit souvent les graines nécessaires aux semis. Les conseils généraux votent des subventions, distribuent des récompenses.
La question en vaut la peine quand on songe que, dans le Pas-de-Calais seul, plus de dix mille hectares de dunes constituaient une ceinture sablonneuse, n'ayant pas moins de six kilomètres de largeur! Ceinture toute prête à envahir, sous l'influence des ouragans, les campagnes voisines.
Il est donc grandement désirable que toutes les communes riveraines des plages de sable ne se lassent point de lutter contre l'ennemi dont elles sont menacées.
Comme toutes les villes du littoral, Étaples supporta le choc terrible des invasions normandes.
Ce fut en 842 qu'elle devint leur proie, et, certes, ainsi que ses sœurs en infortune, elle répéta volontiers la mélancolique invocation des populations maritimes françaises de la Manche, au moyen âge:
«De la fureur des Normands, délivrez-nous, Seigneur!»
Trois cents ans plus tard, vers 1160, un comte d'Alsace, Matthieu, la pourvut d'un château fort, détruit vers la fin du seizième siècle. Quelques ruines en subsistent encore.
Étaples a attaché son nom à un traité de paix signé entre la France et l'Angleterre.
Charles VIII, méditant la campagne d'Italie, se préoccupait des dispositions de Henri VII, le monarque anglais, et voulut, de ce côté, assurer le repos de son royaume. La négociation réussit; un traité fut signé en 1492. Charles partit confiant en son étoile. On sait les résultats éphémères de sa courte et brillante campagne.
Un pont, de cinq cents mètres de longueur, relie Étaples à la rive gauche de la Canche. Près de cette rive, Montreuil-sur-Mer s'élève, porté par une colline d'environ cinquante mètres d'altitude. C'est à son ancienne situation que Montreuil doit son surnom; car, de nos jours, il est à une distance de seize kilomètres du rivage.
Mais, autrefois, la mer venait battre le pied de son coteau formant une vaste baie de l'embouchure actuelle du petit fleuve. On va jusqu'à prétendre que les Phéniciens, ces hardis navigateurs du vieux monde, avaient construit un phare sur le promontoire. En se retirant, les flots laissèrent des mares saumâtres, au milieu desquelles ne craignit pas de s'établir une petite population gauloise qui, bientôt soumise par César, dut laisser bâtir le fort Vinacum.
Cette opinion peut se soutenir, de même qu'une autre imposant à la première bourgade le nom de Wimaw[8], dérivé du mot signifiant: oseraie, en gaulois. Et vraisemblablement, en effet, les osiers, de même que les joncs marins, ou oyats, devaient jouer un grand rôle dans la défense de ces villes primitives. Nous ne nous brouillerons donc pas avec les antiquaires; mais, les laissant paisiblement accorder tant bien que mal leurs preuves, nous nous occuperons surtout des faits certains passés ou modernes.
[8] Le pays dont elle fait partie s'appelait, au moyen âge, le Wimeux.
Dès le neuvième siècle, Montreuil avait ses seigneurs particuliers et, en 1188, elle se targuait fièrement de sa charte communale.
Fréquemment assiégée pendant les désastreuses guerres du moyen âge, elle eut un instant de répit en 1299, lorsque Philippe IV le Bel et Édouard Ier d'Angleterre y signèrent un traité de paix.
Mais l'humiliante convention de Brétigny la donna aux Anglais. Dix ans plus tard (1370), Duguesclin la délivrait du joug étranger.
Une dernière calamité lui était réservée. Les troupes de l'empereur Charles-Quint s'en emparèrent en 1537, après un siège célèbre pendant lequel les habitants firent preuve du plus grand héroïsme. Une défense si belle trouva promptement sa récompense. Les Français rentrèrent bientôt dans les murs de Montreuil.
Pour le présent, la ville se livre au commerce des toiles et elle a acquis, près des gourmets, un renom justifié par ses excellents pâtés de bécasses.
Quelques petits bâtiments caboteurs et des barques de pêche la visitent.
Cela suffit pour entretenir son commerce et donner de l'animation, à ses deux foires principales, dont la seconde, fixée au jour de Sainte-Cécile, ne dure pas moins d'une quinzaine.
On ne peut quitter le département du Pas-de-Calais sans donner quelques heures à Berck, cette plage de sable si salutaire aux enfants de faible constitution, et qui depuis quelques années à pris un grand développement.
La ville est divisée en deux parties: l'ancien Berck, quartier des pêcheurs, appelé Berck-Ville éloigné de 3 kil. du nouveau Berck, appelé Berck-Plage où viennent séjourner les baigneurs.
Trois hôpitaux y sont établis, l'un dépendant de l'assistance publique de la Seine et pouvant contenir 500 enfants, un second bâti par le baron Nathaniel de Rotschild pour ses correligionaires et troisième dû à l'initiative privée[9].
[9] La plupart des enfants admis dans ces établissements sont orphelins, ou bien leurs familles n'ont pas les ressources nécessaires pour les soigner. Le temps qu'ils passeront à Berck restera, sans doute, leur meilleur souvenir, mais leur saison de bains de mer n'aura pas de joyeux lendemain...
Ne les oubliez pas, vous, les favorisés de la vie, et quand, vous roulant gaiement sur le sable des grèves, ou vous précipitant au-devant de la lame, vous vous trouverez plus forts, plus vigoureux, souhaitez que les petits enfants pauvres de l'hôpital de Berck recouvrent la santé.. Souhaitez que les difficultés de l'avenir soient pour eux aplanies.
Montrez-vous dignes de votre propre bonheur.
La plage s'est couverte de nombreux chalets, plus de 12000 baigneurs s'y rassemblent tous les ans pour s'y reposer ou y retrouver la santé.
Le Nord de la France ne compte guère de stations de bains plus recherchée.
CHAPITRE VIII
LES PORTS DE LA SOMME
Le petit fleuve appelé Authie marque la limite de la Somme et du Pas-de-Calais.
Sa rive droite appartient à ce dernier; elle se termine par la pointe de Routhiauville, où s'élève seulement un modeste hameau; car, au fur et à mesure que l'on avance vers l'embouchure de la Somme, le rivage s'abaisse; il finit, bientôt, par devenir tout à fait plat, et les dunes de sable se représentent menaçantes.
De grands travaux sont nécessaires pour protéger les ports de toute cette partie du littoral. Le sable est l'ennemi toujours prêt. Aussi les navigateurs regardent-ils la baie de la Somme et les rivages voisins comme extrêmement dangereux, les bancs changeant souvent la face des chenaux les mieux connus, en venant encombrer des fonds que l'on croyait être suffisamment pourvus d'eau.
Afin de comprendre le péril, il faut se souvenir que ces plages sont de formation nouvelle.
Ainsi, une petite ville appelée Rue, éloignée, maintenant, de dix kilomètres de la mer, était, il y a mille ans, un port florissant. Un lac de vingt mille hectares, connu sous le nom de Marquenterre, l'entourait. Peu à peu, les dunes firent leur œuvre; mais la Somme et l'Authie, ainsi que plusieurs autres rivières et ruisseaux, coulaient librement; lors des grandes marées, les dépôts maritimes s'ajoutaient aux dépôts fluviaux. Les Picards se demandèrent s'ils ne devaient pas imiter les Flamands, et assainir leur pays en le transformant.
Le travail fut long, opiniâtre; son achèvement complet ne date guère que de cent cinquante ans; mais, aujourd'hui, le Marquenterre est un pays relativement sain. Seulement, on doit toujours veiller; car, le long du rivage, on retrouve les restes de plusieurs villes enfouies sous le sable.
Le sol conquis forme, à présent, un excellent terrain de culture et, quoique plat, offre de charmants points de vue.
La seule ville de quelque importance que l'on y rencontre, Rue, est une très ancienne place forte qui obtint, au douzième siècle, de son seigneur, Guillaume, comte de Ponthieu, une charte communale. Les traditions affirment la présence de la mer au pied de ses murailles.
Un fait beaucoup plus certain, c'est la renommée dont elle a été entourée à cause du pèlerinage de son Crucifix.
Cette dévotion valut, à Rue, au quinzième siècle, un admirable monument dont les nombreuses sculptures, ou ravissantes, ou naïves, charment les yeux du visiteur.
Plusieurs statues de personnages célèbres ornent la façade de cette église, dédiée au Saint-Esprit.
Ce sont celles de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, des rois de France Louis XI et Louis XII, placées côte à côte, des effigies du pape Innocent VII et de sainte Isabelle ou Élisabeth, reine de Portugal. Cette souveraine avait accompli le pèlerinage.
Au fronton même du portail, est un bas-relief expliquant la légende du Crucifix, origine de la chapelle.
Louis XI avait fait don d'une forte somme en or à ce sanctuaire. C'est par reconnaissance, probablement, que sa statue décore la façade.
Le promontoire du Crotoy, à huit kilomètres de Rue, marque l'extrémité sud des anciens marécages. La petite ville qui a pris le nom de cette colline n'offre rien de bien intéressant. Située sur la rive droite de la Somme, elle passa, au quatorzième siècle, sous la domination anglaise.
Son château, bâti par les conquérants, eut le triste honneur de recevoir, en 1431, Jeanne d'Arc prisonnière. La pauvre héroïne, coupable d'avoir délivré sa patrie, ne devait quitter ce cachot que pour aller expier, sur le bûcher élevé à Rouen, son indomptable fidélité à sa mission divine.
Quarante ans après ce funeste événement, le 3 octobre 1471, Louis XI et Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, signaient, au Crotoy, un traité de paix.
La ville actuelle et un banc de galets, appelé le Barre-Mer, recouvrent deux anciennes villes devenues la proie des sables.
Quoique l'on ait construit, au Crotoy, un immense bassin de retenue, afin de balayer les passes conduisant à la pleine mer, les savants regrettent de ne pas voir concentrer sur ce petit port, bien abrité du vent du large, les travaux exécutés à Saint-Valery, dont le chenal reste beaucoup plus difficile et expose les bâtiments à croiser longtemps devant lui.
Ainsi que le fait remarquer M. Élisée Reclus, la construction du viaduc, établi pour relier Saint-Valery à la rive droite de la Somme, hâte encore la formation d'îlots sablonneux qui, dans un laps de temps très court, se relient au continent, troublent le régime du fleuve et menacent de l'encombrer d'une manière désastreuse pour la navigation.
Mais on ne se lasse pas d'opposer tous les moyens possibles à cet état de choses, et, il faut l'espérer, le moment n'est plus éloigné où l'on pourra considérer comme vraiment vaincus tant de formidables obstacles.
Le bourg de Noyelles-sur-Mer a pris une importance nouvelle depuis qu'il a servi de point de raccordement entre Saint-Valery et Boulogne.
Lorsque la marée monte, l'estacade du chemin de fer, qui traverse la baie, est battue par le flot. Elle ne mesure pas moins de 1567 mètres de longueur; on la regarde avec raison comme un admirable ouvrage d'art.
Saint-Valery, sur la rive gauche et à l'embouchure de la Somme, est une ville d'antique origine. Elle prit naissance, selon toutes probabilités, lors de l'établissement du camp romain dont on retrouve les restes dans son voisinage.
La préoccupation constante dont elle a été l'objet exerce une heureuse influence sur sa prospérité.
Son port devient de plus en plus fréquenté. Le bassin de relâche, construit à la pointe du Hourdel, a déterminé cette recrudescence de commerce.
Étagée sur une colline, la ville se divise en deux parties: c'est dans la Ferté, ou ville basse, que le mouvement industriel et commercial se concentre.
Mais c'est dans le quartier des pêcheurs et dans la ville haute que le voyageur et l'artiste trouvent matière à observation.
Tout ce peuple essentiellement maritime, habitué à braver en face les dangers les plus redoutables, se montre à la fois grave et exubérant d'allures, ardent ou froidement résolu. Il ne se plaint pas trop. Si seulement, pourtant, on pouvait avoir plus promptement raison des sables!
Le poisson qui se joue sur ces fonds est excellent, oui; mais les barques labourent, par malheur, bien souvent, de leur quille, ces bancs dont les marées déplacent le sommet.
C'est un danger de chaque heure, une cause toujours renouvelée de craintes vives pour la bonne tenue des filets ou la capture de leurs produits.
Sur le point culminant de la côte, s'élève l'église dédiée à Saint-Valery.
Du plateau qu'elle domine, les yeux jouissent d'un admirable horizon s'étendant, à la fois, sur la Manche, sur la baie de la Somme et sur des campagnes, ou fertiles ou arides, selon que le regard se porte soit vers le cours du fleuve, soit vers le rivage parsemé de dunes.
On comprend mieux la valeur de la situation de la ville et l'acharnement avec lequel elle fut souvent disputée.
Même sur cette côte maintes fois ravagée, Saint-Valery peut revendiquer une place particulière dans le martyrologe des cités.
Que les anciens l'aient occupée, cela est hors de doute. A défaut de monuments plus précis, des médailles, en grand nombre, l'attesteraient. Mais un camp romain a été découvert sur l'espace compris entre le cap Hornu et Rossigny.
Valery, moine de l'abbaye de Luxeuil, se retira, vers 613, sur ce point du rivage. La réputation de sainteté qu'il acquit amena la fondation d'une abbaye bénédictine, et tôt après une ville florissante fut élevée autour du monastère.
Malheureusement, les hommes du Nord ne devaient pas beaucoup tarder à apparaître dans la baie de Somme.
Pillée, brûlée, non une fois, mais à plusieurs reprises, l'infortunée ville allait succomber quand Louis III, roi de France (conjointement avec Carloman, son frère), qui, dans sa part privée d'héritage, comptait la Neustrie et le Ponthieu, vint barrer le chemin aux envahisseurs.
La rencontre décisive eut lieu, en 881, à Saucourt-en-Vimeu localité voisine de Saint-Valery et d'Abbeville. Elle fut meurtrière, mais une brillante victoire couronna les efforts de Louis, alors à peine âgé de vingt et un ans.
Le retentissement de ce beau fait d'armes devait être immense.
Des poésies, tout de suite populaires, en consacrèrent la mémoire et se perpétuèrent pendant plusieurs siècles. Un très curieux manuscrit, en langue franque, relatant l'un de ces chants, a été retrouvé à Valenciennes.
La triste série des guerres contre les Anglais amena une longue période de ravages pour Saint-Valery qui, en 1356, au lendemain de la funeste bataille de Poitiers, vit Charles le Mauvais, roi de Navarre, lui apporter le deuil et la désolation.
Les excès des troupes de Charles furent si grands dans le pays entier, que les milices des communes environnantes se soulevèrent et vinrent assiéger Saint-Valery, principale garnison des oppresseurs. Elles ne se laissèrent pas rebuter par une résistance qui dura sept mois entiers et triomphèrent complètement.
La ville respira jusqu'au jour où Louis XI la fit brûler, avec Eu et Cayeux, plutôt que de livrer ces places aux Anglais.
Saint-Valery n'était point au bout de ses malheurs. Le seizième siècle vit successivement les ligueurs, les soldats de Henri IV, les Espagnols s'en emparer.... Chaque page de son histoire semble être écrite avec le sang de ses enfants.
On visite au bord de la mer une tour fameuse, dite Tour de Harold, parce que le comte de Kent, portant ce nom, y fut enfermé, un peu avant 1066.
Ce Harold était beau-frère du roi d'Angleterre, Edouard le Confesseur, à qui il espérait bien succéder. Mais le riche héritage avait un autre compétiteur: Guillaume, duc de Normandie, parent et ami du roi.
Jeté par un naufrage sur la côte du Ponthieu, le comte de Kent fut livré à Guillaume, qui le retint prisonnier et exigea, pour rançon, la reconnaissance de ses prétentions au trône anglais. Harold promit tout. Il est vrai que, plus tard, ces promesses, arrachées par la force, ne furent pas tenues. Edouard mourut en 1066 et son beau-frère se fit proclamer roi.
Guillaume jura de se venger. Une flotte le reçut avec ses principaux vassaux. Peu après, la bataille d'Hastings était livrée. Harold y perdait la vie, et une nouvelle dynastie occupait le trône d'Angleterre.
Augustin Thierry a soutenu que ce fut du port de Saint-Valery-sur-Somme que Guillaume le Conquérant partit pour son aventureuse expédition. Un autre port, de renommée et d'importance moins grandes, mais très intéressant aussi, Dives, sur la côte normande, revendique cet honneur.... dont, peut-être, il n'y a pas sujet de se montrer si fier.
En admettant (chose non prouvée) que Guillaume eût des droits à l'héritage d'Édouard le Confesseur, sa manière de les faire valoir et, surtout, les conséquences qui résultèrent pour notre pays de sa victoire ne forment guère un ensemble méritant une bien grande admiration.
Quoi qu'il en soit, la Société française d'archéologie a donné raison à Dives, mais Augustin Thierry n'en alléguait pas moins un fait vrai.
Guillaume prépara son expédition dans le port normand et le quitta plein d'espérance. Toutefois la mer, très dangereuse, en ce moment, pour ses lourds vaisseaux, l'obligea à chercher un port de relâche.
Il se réfugia à Saint-Valery-sur-Somme, d'où il appareilla, de nouveau, le 29 septembre.
Les habitants ont donc eu raison, puisqu'ils considéraient ce fait comme glorieux pour eux, d'en rappeler la mémoire par une table de marbre placée sur l'entrepôt de la marine.
Saint-Valery compte plusieurs hommes connus. Le P. Lallemant, qui a fait preuve d'une science si profonde, y est né.
De même, le contre-amiral Perrée. Ce brave marin eut le commandement de la flottille qui, pendant la fameuse expédition d'Égypte, organisée par Napoléon Ier, devait opérer sur le Nil.
Quittons la falaise et la ville haute, traversons, de nouveau, le quartier des pêcheurs, la ville basse, où chaque maison, pour ainsi dire, se rattache par une industrie quelconque aux approvisionnements maritimes. Cordages, engins de pêche, toiles goudronnées, mâts, ancres côtoient les tonnes de viandes salées, de biscuit, de gourganes (fèves sèches), de sel....
On finit par se croire un peu marin en circulant au milieu d'objets qui, tous, se rapportent à la marine, et l'on respire avec une joie nouvelle l'air fortifiant envoyé par le flot.
CHAPITRE IX
ABBEVILLE
Nous devrions, à présent, mettre le cap sur Cayeux, c'est-à-dire prendre la route de ce village; mais il semble impossible de ne point aller passer quelques heures à Abbeville.
Une objection peut être faite. Abbeville est, de vingt kilomètres, plus avancée dans les terres que Saint-Valery. Toutefois, comment oublier le second port du département? La Somme, canalisée, permettant à des navires de plus de trois cents tonneaux de s'amarrer devant ses quais.
Grâce à l'heureuse situation de la ville, l'industrie et le commerce y sont également florissants.
Trois petites rivières arrosent sa charmante vallée. Elles communiquent avec les bras de la Somme par le canal de Saint-Quentin à l'Oise et par le canal de Saint-Valery à la mer, offrant ainsi les facilités de transport les plus variées.
Les tribulations de la guerre ont eu beau fondre sur Abbeville, toujours, avec une énergie inébranlable, elle a pris les travaux qui pouvaient lui faire oublier les maux passés.
Colbert, le grand ministre, sut encourager tant d'efforts; il dota la ville d'une manufacture de velours dits d'Utrecht, et d'une manufacture de draps, installée royalement dans les belles constructions nommées les Rames.
Déjà les tapis, les toiles, les cordages d'Abbeville étaient fort appréciés par le commerce. Au commencement de ce siècle, la découverte du sucre de betterave lui apporta un nouvel élément d'activité. Plusieurs raffineries s'élevèrent, favorisées par l'état avancé de culture des campagnes environnantes, riches en grains, en légumes, en bétail, en fourrages.
Les marais voisins ont été ou assainis, ou exploités pour la tourbe qui compose leur fond.
Les Abbevillois ne veulent pas rester en arrière de leurs compatriotes de la Picardie proprement dite, qui sont en possession d'une enviable renommée industrielle et agricole.
Beaucoup d'habitants de pays plus favorisés encore au double point de vue du climat et du sol, pourraient venir chercher ici des leçons de laborieuse initiative.
Les monuments religieux remarquables sont nombreux à Abbeville. Ils justifient l'opinion des étymologistes qui trouvent dans les deux mots: abbatis villa, l'origine du nom de la ville, et font d'elle une dépendance primitive de la célèbre abbaye de Saint-Ricquier.
Le plus ancien de ces monuments est l'église Saint-Wulfran, qui a gardé une superbe façade et trois portails, dont l'un, vraiment splendide, témoigne de la munificence du grand cardinal Georges d'Amboise. Les statues de ce portail ont conservé de très curieux détails de costumes.
Les tours, fort élevées (plus de soixante mètres), dominent le gracieux paysage de la vallée de Somme, qui s'ouvre sur une largeur d'environ quatre kilomètres, permettant aux regards d'embrasser la perspective de vertes campagnes, la ligne sinueuse des cours d'eau et la disposition de la ville bâtie en trois quartiers distincts. Le quartier central occupe une île formée par la division du fleuve en plusieurs bras.
Il était grand temps qu'une restauration sérieuse empêchât l'église Saint-Wulfran de tomber absolument en ruine. Son classement parmi les édifices historiques a prévenu une catastrophe.
L'ancienne église de l'Abbaye Saint-Pierre a été reconstruite; elle n'est donc plus qu'un souvenir; mais Saint-Jacques possède encore son campanile, assez disgracieux, étrange sentinelle isolée à dix mètres du portail. En revanche, l'élégante tour de la chapelle, débris d'une construction du commencement du dix-septième siècle, domine toujours le nord de la ville.
Le beffroi de l'Hôtel de Ville est le dernier vestige de l'antique palais communal. Il date du treizième siècle et ne s'harmonise pas entièrement avec les constructions plus récentes.
L'artiste et le voyageur trouvent un ample dédommagement à la fatigue de leurs pérégrinations dans l'étude des vieilles maisons en bois, assez nombreuses encore, et qui, faut-il l'espérer, ne céderont pas leur place aux maisons modernes.
L'une d'entre elles, située rue de la Tannerie, et appelée maison de François Ier, se distingue par de ravissantes, sculptures. Le logis Sélincourt, place Saint-Pierre, est encore très remarquable, et plus d'une partie des bâtiments de la prison datent du château féodal des comtes de Ponthieu.
Car Abbeville était la capitale de tout le pays s'étendant entre les bouches de la Somme et l'estuaire de la Canche. Un petit fief, le Wimeux, y fut réuni et, dès, le dixième siècle, une famille seigneuriale prenait le titre de comtes de Ponthieu. Les alliances de cette maison la rapprochèrent des couronnes de France, de Castille et d'Angleterre. Mais disons à son honneur qu'elle resta ou, du moins, que ses vassaux restèrent surtout français.
Les historiens ont sauvé de l'oubli le nom du grand patriote d'Abbeville, Ringois, qui, sommé d'avoir à choisir entre la mort ou une soumission au roi d'Angleterre Édouard III, n'hésita pas à sacrifier sa vie. Loin d'être touché par un si noble héroïsme, le vainqueur, abusant lâchement de son pouvoir, fit précipiter le prisonnier du haut des tours dans les fossés du château de Douvres.
Abbeville n'en sut pas moins défendre avec énergie les droits de la France contre l'envahisseur.
Les souvenirs historiques se présentent en foule pendant un séjour dans cette ville.
Le plus lointain ou, du moins, celui qui sort de l'incertitude de traditions obscures, remonte à Charlemagne. Le sage empereur, comprenant la nécessité de fortifier tous les points qui pouvaient ouvrir aux barbares ravageurs du Nord la route de l'intérieur du royaume, entoura Abbeville d'épaisses murailles.
Deux siècles durent s'écouler avant que le système de défense pût être achevé par Hugues Capet.
Un grand fait religieux allait transformer l'Europe.
Pierre l'Ermite, le vénérable et enthousiaste prédicateur amiénois, appelait à la délivrance des Lieux-Saints. Encouragé par le pape Urbain II, il réussit à faire proclamer la première croisade, au concile de Clermont.
Mais son zèle s'accommodant mal des lenteurs inévitables qui devaient accompagner le rassemblement des troupes de chaque grand seigneur croisé, il persuada à un chevalier normand, Gautier, surnommé Sans-Avoir, de se mettre à la tête des premières bandes disposées au départ.
Abbeville vit plusieurs réunions de ces chefs, dont l'impatience faillit compromettre le résultat final, puisque, sans l'arrivée en Palestine des soldats réguliers conduits par Godefroy de Bouillon, l'armée entière de Gautier eût été anéantie. Après avoir brillé un instant à la cour grecque d'Alexis Comnène, le général improvisé périt bientôt sur la terre d'Asie.
Vainqueur, à Saintes et à Taillebourg, de Henri III, roi d'Angleterre, Louis IX ne jouissait pourtant pas paisiblement du fruit de ses victoires. Il est assez rare, en France, que nous poursuivions jusqu'au bout les conséquences possibles de notre droit.... ou de notre force.
Le saint roi avait donc des scrupules, et pensa ne pouvoir mieux les apaiser qu'en réglant, par un traité définitif, plusieurs des questions les plus graves toujours pendantes entre les deux royaumes.
Le projet préparé ayant été accueilli, Henri et saint Louis se réunirent à Abbeville. Le premier renonçait à la Normandie, au Maine, à l'Anjou. Le second restituait le Périgord, le Limousin et la plus grande partie de la Saintonge.
Comme beaucoup d'autres traités, celui-ci ne devait procurer qu'une paix éphémère et, moins d'un siècle plus tard, allait commencer l'effroyable guerre de Cent ans.
Louis XI reste l'un des plus habiles politiques dont l'histoire ait gardé la mémoire. Presque toujours, pourtant, les meneurs d'intrigues multipliées se prennent dans leurs propres trames. Cela arriva pour le roi de France. Il dut céder à Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, les villes dites de la Somme, engagées pour sûreté d'une grosse dette: Abbeville était du nombre. Charles se hâta d'y faire construire une imposante forteresse. Heureusement, Louis put, en 1445, payer les quatre cent mille écus fixés pour le rachat de ces places.
Abbeville fut choisie comme lieu de réunion pour le règlement de cette affaire.
A peine délivrée (en 1587) de mille obligations qui l'avaient étroitement engagée, la cité jeta bas la forteresse bourguignonne. Impatiemment, elle avait subi ce joug humiliant pour sa liberté municipale, datant de près de cinq cents années, puisque sa première charte communale est de 1130.
Le 9 octobre 1514, la capitale du Ponthieu était en fête. Une animation merveilleuse régnait dans ses rues, et les vieilles maisons sculptées disparaissaient sous des tapisseries rares, des branches vertes, des oriflammes, des blasons seigneuriaux.
Abbeville tout entière célébrait l'union de Louis XII avec Marie Tudor, sœur de Henri VIII, roi d'Angleterre.
On voulait faire brillant accueil à une jeune et charmante reine de dix-sept ans, qui allait dissiper les derniers nuages existant entre les deux royaumes, et renouveler les plus beaux jours de la cour polie d'Anne de Bretagne.
On sait combien fut court le règne de Marie et dans quelles conditions, après avoir un instant espéré épouser le successeur de Louis XII, elle dut reprendre le chemin de sa patrie.
Abbeville fut témoin de la proclamation du célèbre Vœu de Louis XIII, encore strictement observé par l'Église.
C'était pendant le siège d'Hesdin. Louis, très pieux envers la Vierge, songea à se la rendre favorable, ainsi qu'à témoigner la joie qu'il venait d'éprouver en apprenant la naissance d'un enfant désiré.
Le cardinal de Richelieu présida, à Abbeville, la première cérémonie religieuse du Vœu.
Les annalistes nous apprennent de quelles luttes acharnées Abbeville fut l'objet pendant les troubles de la Ligue et les guerres de Louis XIV contre l'Espagne.
Vauban se chargea de relever les fortifications «trouées comme de vieux drapeaux».
Un dernier fait se mêle à l'histoire d'Abbeville: le jugement, en 1766, du chevalier de la Barre.
Mais on se hâte d'échapper à une si douloureuse impression, en parcourant la longue liste des hommes célèbres nés dans la vaillante cité.
Le dix-septième siècle lui doit une brillante pléiade de géographes dont le chef, Nicolas Sanson (1600-1667), mérita, dit avec raison un de ses biographes, «le surnom de père de la géographie et de la cartographie françaises». Quoique les travaux signés par lui soient loin d'être irréprochables, ils marquent un heureux progrès sur les travaux similaires alors existants.
Louis XIII, reconnaissant des leçons qu'il avait reçues de Nicolas, le nomma ingénieur de la province de Picardie et lui donna le titre de «géographe du roi», titre porté, après lui, par ses deux fils.
Pierre Duval (1618-1683), neveu de Nicolas Sanson, fut, comme lui, un savant géographe, et a donné des travaux estimés.
Près de ces noms, il faut placer celui du P. Briet; l'érudit bibliothécaire du collège parisien des Jésuites (1601-1668) se distingua, non seulement par de grands ouvrages géographiques, mais par de vastes recherches chronologiques.
Les collectionneurs de gravures tiennent en assez grande estime les travaux de Jacques Aliamet (1728-1788), auquel l'art de graver à la pointe sèche doit ses principaux progrès.
Philippe Hecquet, le grand médecin (1661-1737), le père des malades pauvres, était Abbevillois.
Nommer seulement ses principaux ouvrages serait toucher à presque toutes les questions intéressant la médecine, la chirurgie, la pharmacie.
On ne peut oublier que Philippe Hecquet combattit vigoureusement, au profit de la raison et de la morale, les prétendus miracles accomplis par les Convulsionnaires au tombeau du diacre Pâris.
Peut-être détermina-t-il le petit chef-d'œuvre épigrammatique inscrit sur la porte du cimetière Saint-Médard:
«De faire miracle en ce lieu!»
Abbeville a élevé une statue au musicien Lesueur, quoique, selon l'opinion commune, cet homme célèbre ne soit pas né dans la ville, mais au village du Plessiel, comté de Ponthieu, sur la route d'Abbeville à Crécy.
Pour se rendre compte de l'influence exercée par Lesueur sur les artistes de son époque, il faut lire l'éloge que Choron lui a consacré.
Plus d'un musicien de l'avenir le trouvera infiniment trop enthousiaste, et se montrera aussi injuste que Choron, peut-être, se montre partial.
A défaut de génie, Lesueur avait un talent souple et fort, quoique gracieux. Son opéra: Paul et Virginie, laisse une durable impression de douceur. Une autre de ses œuvres: Ossian ou les Bardes, obtint un prodigieux succès. Malheureusement, l'opéra intitulé: La mort d'Adam, tomba tout à fait, et Lesueur résolut de se consacrer entièrement à la musique religieuse.
Plusieurs de ses messes et de ses oratorios se distinguent par une inspiration noble, vraiment élevée. Il agrandit le domaine de l'instrumentation et eut la gloire de compter des élèves comme Ambroise Thomas, Gounod. Hector Berlioz lui doit le meilleur de sa science.
Lesueur est une des gloires de l'Ecole de musique française, si riche, quoique nous poussions la folie jusqu'au point de l'oublier pour admirer des écoles bien au-dessous d'elle comme inspiration, clarté et esprit.
Millevoye est né à Abbeville en 1782. Son œuvre, eu égard à la brièveté de sa vie, forme un ensemble considérable et promettait ce qu'il n'a pu tenir; mais sa mémoire sera sauvée de l'oubli par les vers touchants des petits poèmes de la Chute des Feuilles et de Priez pour moi!
Nous sommes loin d'avoir mentionné tous les noms dont la ville s'honore, et il faut nous arrêter; cependant, ce serait commettre un crime de lèse-science que d'oublier les travaux de M. Boucher de Perthes. On peut discuter la valeur des découvertes archéologiques et géologiques de ce savant, on ne mettra pas en doute sa bonne foi, son ardeur à rechercher la vérité, son désintéressement, ses sacrifices....
Abbeville, qui doit son origine à la fameuse abbaye de Saint-Ricquier, s'est montrée digne d'un tel honneur et n'oublie pas qu'elle donnait, dès 1487, droit de cité à l'imprimerie.
Les premières presses furent installées dans une maison du treizième siècle dite du Gard, encore debout.
On ne quitte pas Abbeville sans aller admirer, à la bibliothèque, l'évangéliaire, sur vélin pourpré aux lettres d'or, présent de Charlemagne à son gendre Engilbert, qui était devenu abbé de Saint-Ricquier.
On veut aussi faire une seconde fois le tour des remparts et des belles promenades; puis le port attire avec ses larges quais, desservis par un embranchement du chemin de fer.
Mieux que jamais, alors, on comprend l'esprit picard, actif en tout et tourné, avec un égal bonheur, vers les travaux intellectuels comme vers les labeurs du négoce et de l'industrie.
Abbeville ajoute, aujourd'hui, un nom illustre aux noms dont elle est fière: celui d'Anatole Courbet (1827-1885). Une imposante manifestation signala l'arrivée du cercueil du grand marin dans sa ville natale.
Au milieu du deuil pesant sur la France par cette perte inattendue, un sentiment de noble orgueil fit tressaillir les âmes. Grâce à l'héroïque amiral, la Patrie, une fois encore, avait relevé son drapeau, en attendant qu'Elle puisse le voir flotter de nouveau triomphant...
Et c'est avec un vif sentiment de reconnaissance que, devant le tombeau de Courbet, en pensant aux prodigieuses campagnes du Tonkin et de la Chine, nous donnons un témoignage nouveau de confiance à notre Marine, jadis trop oubliée, mais replacée, enfin, au rang qu'elle a toujours si vaillamment mérité.
Abbeville a élevé un monument à son fils glorieux.
CHAPITRE X
LA POINTE DU HOURDEL.—CAYEUX.—AULT.—MERS.—LA BRESLE
L'entrée de la Somme est bornée, sur la rive droite, par la pointe Saint-Quentin; sur la rive gauche, par la pointe du Hourdel.
Toutes deux marquent, en quelque sorte, d'un trait caractéristique, le changement subi par le sol du rivage.
Les chaînes de dunes du Boulonnais vont disparaître, pour faire place aux falaises crayeuses de la Normandie qui, elles-mêmes, violemment écartées sous l'action incessante de petits fleuves, se creuseront en ports sûrs et profonds, faciles à améliorer.
Le bourg du Hourdel offrant un point plus commode à aborder en tout temps que Saint-Valery, on y a créé un havre de refuge pour les navires forcés de reculer, lorsque les vents sont contraires, devant l'embouchure sablonneuse de la Somme.
De la lanterne du phare, on découvre entièrement cette vaste baie, dont l'importance est si grande, qu'il faut souhaiter voir l'art de nos ingénieurs y accomplir des miracles en maîtrisant ou détruisant les dépôts laissés par les courants.
Cayeux, proche voisin du Hourdel, est une preuve trop frappante de l'action funeste des sables. La campagne y semble irrémédiablement stérilisée. En vain on a essayé, depuis quelques années, de combattre, par des plantations de pins maritimes, le recul de la dune. Cayeux n'est point encore soustrait à la possibilité d'une catastrophe finale. Bon nombre de ses maisons, en paille et argile, dépassent à peine la ligne élevée des tertres mouvants!
Les habitants, au reste, ne s'émouvaient pas beaucoup de cette condition territoriale. Ils avaient soin de multiplier les portes des constructions et si, pendant la nuit, ou pendant une tempête, le sable venait emplir les rues, ils trouvaient toujours moyen de sortir et de reprendre, avec calme, le travail de déblaiement.
L'église de Cayeux date du douzième siècle. Les couleurs des pierres qui ont servi à sa construction lui donnent une certaine ressemblance avec un vaste damier. Son beau clocher se profile fièrement sur le ciel.
On retrouve encore les ruines d'une forteresse, qui doit avoir été bâtie à l'époque où les invasions des Normands portaient la terreur sur le littoral de la Manche.
Adonnée principalement à la pêche, la population, cependant, s'occupe quelque peu d'industrie, surtout de serrurerie, et les bains de mer attirent, chez elle, des touristes, moins soucieux de briller sur les plages à la mode que de trouver le calme, l'air pur d'une côte dédaignée par les élégances du jour.
Ault est, comme Cayeux, un laborieux petit pays où la fabrique de la quincaillerie et des filatures de coton viennent en aide aux familles de pêcheurs.
La saison des bains y attire beaucoup de voyageurs.
Nous nous trouvons bien près du département de la Seine-Inférieure; le terrain devient onduleux.
Des parties basses et plates se présentent encore, mais, bientôt, les roches se montrent pour former, jusqu'au delà de Fécamp, une falaise abrupte, sans autre solution de continuité que les ports naturels dus aux petites rivières tributaires de la mer de la Manche.
Avant de quitter la Somme, nous passerons par Mers pour admirer les jolies sculptures de son église et sa belle croix en pierre, ornée de figures en relief; puis, la limite administrative franchie, nous trouvons la jolie vallée de la Bresle et nous entrons en plein Pays de Caux.
CHAPITRE XI
LE TRÉPORT.—EU.—LA PÊCHE CÔTIÈRE
Nous abordons une succession de plages charmantes, voisines de campagnes, dont la muraille élevée et grisâtre des falaises ne laisse pas deviner les surprises merveilleuses.
A quelques instants de marche, on trouve, après le bain salutaire, le plaisir de promenades dont il est presque impossible de se lasser, car les aspects changeants du sol, sa verdure luxuriante, les cours d'eau qui le fertilisent composent un tout bien fait pour reposer l'âme et les yeux.
Chaque année, les plages reçoivent un nombre plus considérable de baigneurs; malheureusement, toutes sont menacées par les galets qu'apporte, en quantités énormes, un courant dirigé du sud-ouest au nord-est. Une étude attentive de la côte a prouvé que ce courant ronge, chaque année, les falaises sur une étendue d'environ trente-trois centimètres.
La mer, pourvoyeuse admirable, instrument sublime de civilisation, n'en reste pas moins une ennemie, contre les efforts de laquelle le génie humain doit réagir sans repos.
La Seine-Inférieure n'a pas moins de cinq bons ports sur la Manche, et, dans ce nombre, le Havre, favorisé par une situation exceptionnelle, compte au rang des premiers ports de commerce français. Il y existe, également, beaucoup de petites stations d'échouage. Parmi elles, on trouverait peut-être sans peine la position désirée pour l'établissement d'un second port militaire sur la Manche.
Non que nous soyons admirateur sans réserve d'aucune marine militaire. Combien de forces vives y sont englouties sans profit pour un pays!... Mais, puisque l'ère de la paix universelle est encore reléguée dans le domaine de l'utopie, il faut tout faire pour ne rester en arrière sur aucun terrain....
Comme il ne rentre point dans notre travail d'aborder ces questions, reprenons simplement la route du touriste et parcourons le beau littoral normand.
Situé à l'embouchure de la Bresle, l'Ulterior Portus des Romains était, ainsi que l'indique son nom, le vrai port de la ville d'Eu, bâtie à quatre kilomètres du rivage.
En 1056, Robert, duc de Normandie, le dota d'une abbaye consacrée à saint Michel et, peu à peu, il prit le rang d'une ville importante. Les guerres du quinzième siècle arrêtèrent son essor. Plusieurs descentes des ennemis y causèrent d'irréparables ravages.
Pourtant, ses marins gardaient un grand renom de courage et d'intrépidité. Souvent, ils firent payer cher aux Anglais leur façon de comprendre une lutte entre peuples civilisés. Quelques chroniques citent des expéditions de corsaires du Tréport sur les côtes britanniques.
La première moitié du quinzième siècle vit ce port tout à fait ruiné. Une surprise (1545) favorisa la flotte anglaise, qui répara l'échec, subi vingt-deux ans auparavant, en brûlant impitoyablement la ville. Ensuite eut lieu le retour de Calais à la nationalité française. Autant de causes pour que le Tréport rentrât dans l'obscurité.
Un moment, il espéra revivre par les soins de Richelieu; mais ce ministre de génie savait calculer. Il comprit les obstacles sans nombre de la position et refusa de dépenser, sans utilité réelle, l'argent que l'on pouvait mieux employer ailleurs.
Le duc de Penthièvre, comte d'Eu, qui faisait un noble emploi de son immense fortune, se préoccupa du Tréport. C'est, vraiment, des travaux exécutés par son ordre que date la reprise d'activité de la ville.
Une forte écluse, chassant les eaux de la Bresle au moment du reflux, aide à désobstruer le chenal d'entrée et la petite rade des sables et des galets.
Plus tard, une digue, très bien comprise, a été opposée aux coups de mer, et un bassin à flot, complété par le canal de la Bresle à la ville d'Eu, rendent le Tréport excellent comme station de relâche. Les navires à destination de Dieppe en savent quelque chose quand, les vents contraires soufflant sans interruption, ils sont obligés de fuir devant eux et manquent l'entrée du chenal dieppois.
Le Tréport n'a pas été négligé dans les projets en cours d'exécution sur nos côtes. Avant peu, il pourra rendre des services plus importants, et sa vaillante population de pêcheurs y gagnera un surcroît de bien-être.
Les bains de mer du Tréport sont, chaque année, plus suivis. La plage s'étend sur une longueur d'un demi-kilomètre et un joli casino y a été construit. Mais, en dehors de cet attrait, la ville possède un joyau véritable: son église paroissiale, dédiée à saint Jacques.
Elle est bâtie sur une colline, au sommet de laquelle on parvient en gravissant un long escalier à pic.
L'ascension en est rude. Toutefois, on se trouve amplement dédommagé de la peine prise.
Un porche, couvert de sculptures de l'effet le plus pittoresque, conduit à l'intérieur du monument où, entre autres détails, on ne peut se rassasier d'admirer de superbes et gracieux pendentifs. Puis, si l'on ne redoute pas un supplément de fatigue, on gravit la rampe du clocher pour se plonger au milieu d'un horizon immense, plein de lumière et de couleur.
Ce beau clocher sert d'amer[10] à la côte entière.
[10] On sait que le mot, ainsi employé désigne, pour les marins, tous les objets d'une côte facilement reconnaissables en plein jour, tels: un clocher, un roc bizarrement découpé....
Les campagnes voisines offrent d'intéressants buts d'excursion et la ville d'Eu, distante à peine de quatre kilomètres, mérite bien que l'on se dérange pour la parcourir.
Eu, affirment les antiquaires, doit sa fondation aux Romains; la meilleure preuve de la valeur de cette opinion se trouve dans la voie militaire, facilement reconnaissable, et dans quelques débris de construction.
La ville ne remonte pas au delà du dixième siècle, répondent plusieurs historiens. Elle se groupa autour de la forteresse bâtie par Rollon, conquérant de la Normandie, qui voulait mettre garnison sur ce point pour défendre la frontière de sa principauté nouvelle.
Rapidement, Eu prit de l'importance; car, dès 996, on l'érigeait en comté pour un fils du duc Richard Ier. Au treizième siècle, la maison de Brienne devenait maîtresse du comté. Elle le posséda peu de temps.
Jean II, roi de France, accusa de trahison le connétable de Brienne, à qui la peine capitale fut infligée, et Jean d'Artois reçut le comté en apanage.
Après notre cruelle défaite à Azincourt (octobre 1415), Henri V, roi d'Angleterre, s'empara d'Eu. Plus tard, redevenue française, la seigneurie échéait au comte de Nevers, mais sa prospérité déclinait. Elle succomba tout à fait lorsque Louis XI, craignant de voir les Anglais s'emparer de la ville, ordonna de la brûler.
Eu tomba alors au rang de simple demeure princière. Henri de Guise, le Balafré, ayant épousé Catherine de Clèves (veuve d'Antoine de Croï, de la maison de Nevers), résolut de faire bâtir un château dans sa nouvelle cité. La construction fut digne du propriétaire.
Classé au rang des monuments historiques, le château forme un vaste édifice en briques rouges et pilastres de pierre de la plus noble apparence, se développant sur une étendue de près de cent mètres.
Les bâtiments ne datent pas tous de l'époque du duc de Guise. Marie-Louise d'Orléans, duchesse de Montpensier, Mademoiselle, ainsi que la dénommait l'étiquette de la cour, avait acheté le château et s'y plut beaucoup, en dépit de son humeur fantasque. Non seulement elle le fit achever, mais elle s'appliqua à l'embellir, trompant, par une activité incessante, le chagrin dont l'abreuvait Louis XIV, qui refusait de reconnaître son mariage avec Lauzun.
Le moment vint cependant, où le Roi-Soleil, comprenant à miracle ses intérêts, écouta les sollicitations de sa cousine et rendit à la liberté Lauzun, que le caprice de Mme de Montespan avait envoyé dans la forteresse de Pignerol. Mais la Grande Mademoiselle se vit forcée de payer cette faveur par l'abandon de son comté normand au duc du Maine.
Le duc de Penthièvre, qui mérita le surnom de vertueux, en devint le maître et le donna en dot, avec d'autres biens formant un total immense, à sa fille Adélaïde, la femme infortunée du duc d'Orléans, le futur Philippe-Égalité.
Les événements politiques en France, depuis bientôt un siècle, ont fait changer souvent le nom des seigneurs d'Eu. Aujourd'hui, le château est redevenu propriété du comte de Paris.
Après avoir parcouru la royale résidence et ses jardins splendides, il reste à visiter l'église paroissiale, ainsi que la chapelle du collège. Toutes deux mériteraient d'être détaillées à loisir. La première fut bâtie en remplacement de la vieille église collégiale qui vit célébrer le mariage de Guillaume le Conquérant avec sa cousine Mathilde, fille du comte de Flandre.
Cette union était une infraction aux lois canoniques. Nous pourrons, plus tard, à Caen, admirer ce qui reste des deux abbayes fondées par les époux royaux pour obtenir, du pape Nicolas II, la régularisation de leur situation.
Des anciennes constructions il reste deux tours, de style roman, et quatre piliers.
Ce fut dans la chapelle du collège, autrefois propriété de la Compagnie de Jésus, que Bourdaloue donna les prémices de son talent pour la prédication.
Deux tombeaux, chefs-d'œuvre attribués à Germain Pilon, et que le génie de l'illustre sculpteur ne répudierait certainement pas, recouvrent les sépultures du Balafré, victime de Henri III, à Blois, et de sa femme, Catherine de Clèves. La chapelle, elle-même, fut érigée par Catherine, qui passa à Eu les longues années de son veuvage, et signala sa présence par beaucoup d'œuvres de bienfaisance éclairée.
Eu possède une belle forêt renfermant un monument gallo-romain, dit d'Augusta. C'est peut-être à lui que la ville dut son nom.
On éprouve un véritable plaisir à parcourir les sentiers ombreux des jardins du château et de la forêt. L'esprit se reporte aux époques où tout était animation dans ce pays, maintenant si calme.
Après les expéditions des Northmen, les chevauchées des hommes d'armes des ducs; après les surprises guerrières, la retraite mélancolique de Catherine de Clèves, la cour bruyante de Mlle de Montpensier et les allures plus discrètes de celle du duc de Penthièvre. Que de grands personnages ont passé là.... malgré l'état des routes dont on ne se tirait pas toujours aisément. Témoin le duc de Penthièvre, prisonnier pendant plusieurs heures au fond de son carrosse renversé! Mais, alors, on prenait très philosophiquement son parti de tels inconvénients; ce qui ne nous empêche pas, au contraire, de préférer les routes modernes.... lorsqu'il nous est donné de les parcourir au hasard de notre fantaisie.
La principale, on pourrait dire la seule industrie des habitants de la côte, c'est la pêche. Ils s'y adonnent avec une intrépidité absolue. Bien rarement, les soudains caprices de la Manche les empêchent de draguer avec ardeur le moindre point de l'espace marin qui s'ouvre devant eux. On les accuserait, plutôt, de ne point apporter à leur travail assez de discernement, car beaucoup du fretin pris eût gagné à vivre quelque temps encore et aurait, ainsi, fourni mieux que des arêtes.
Mais, bon ou mauvais, le produit de la pêche est attendu par des familles nombreuses et, dans ce combat pour l'existence, il faut bien sacrifier.... le poisson.
Nous n'ajouterons pas (plein de respect pour le courage et les services rendus par ces vrais hommes de mer) l'intérêt du consommateur.
Seulement, songeant à la délicatesse de chair, à la finesse de goût des poissons, des mollusques, des crustacés pris sur les fonds sablonneux du littoral normand, souhaitons qu'ils se multiplient beaucoup, en dépit de la guerre à outrance qui leur est faite.
Voisin d'Eu, se trouve un village, Floques, dont le nom est inscrit au livre d'or de la marine française.
Jacques Sore, fameux armateur, devenu, par la confiance de Jeanne d'Albret, amiral de Navarre, y naquit.
Nul marin de l'époque (dernière moitié du seizième siècle) n'éclipsa sa renommée. Il fut surtout redoutable aux Espagnols, et sa valeur, sa science nautique, contribuèrent beaucoup à fortifier, en France, le parti protestant.
C'était le rival en courage, en audace, en succès, du fameux capitaine Polain, le même dont Brantôme a dit: «Longtemps après sa mort, il sembla que les flots bruissaient du nom et des exploits du capitaine Polain.»
Rassasié de gloire, Jacques Sore voulut mourir dans son hameau natal. M. Léon Guérin a tiré son nom de l'oubli.
Fait par Aveline avec Priviléges du Roy
1. la Citadelle.
2. le Chateau.
3. le Canal où la Manche qui fait partie de l'Ocean
4. Porte d'Ouest ou Occidentale
5. Saint Remy.
6. les Prisons
7. Porte de la Barre
8. les Iesuites
9. Rempart des Marais
10. les Minimes
11. Porte de la Poissoniere
12. Religieuses de l'Hôpitale
13. Saint Iaques.
14. Hotel de Ville.
15. Religieuses Vrsulines
16. Fort de Polet ou Spolet
17. La Tiserie
18. Le Polet
19. Cimetiere des Protestans autrefois des Pestiferez
20. Mont Acas.
21. Hopital des Pestiferez.
22. Riviere d'Arques
CHAPITRE XII
LA COTE JUSQU'A DIEPPE—PUYS—LA CITE DE LIMES
Depuis le Tréport, la ligne des falaises tend de plus en plus à s'élever. Leur flanc, d'un blanc grisâtre, devient presque vertical et se troue, à grand'peine, pour livrer passage aux nombreuses petites rivières qui, humbles ou murmurantes, veulent s'épancher directement dans la Manche.
On suit la côte, se livrant au plaisir de contempler l'aspect toujours nouveau de la mer. Par une de ces belles matinées de septembre tout inondées de soleil, quoique légèrement embrumées, le moindre objet prend un relief saisissant.
Le flot, verdâtre ou bleui, mord ou baise les contours dorés de la plage, paresseusement étendue entre les écueils sertissant le pied des falaises et les falaises elles-mêmes. Les barques passent, comme endiamantées par la frange écumante de la vague, et les goélands, les mauves font étinceler en rapides tourbillons leur plumage d'argent.
Vers le bord extrême de la côte, le terrain, aride, se couvre à peine d'une herbe courte, sèche; mais, plus en arrière, les champs, les arbres, se pressent nombreux. La fumée des métairies s'envole grisâtre sur le ciel d'un bleu laiteux....
Des bœufs, lourds de graisse; des chevaux à la croupe brillante; des moutons, déjà revêtus de leur parure d'hiver, croisent les sentiers....
On écoute les voix multiples formant la voix des solitudes et.... tout à coup, un abîme s'ouvre, au fond duquel s'élargit le ruisseau à peine regardé trois ou quatre lieues au delà, tellement son cours était insignifiant.
Sur ses berges nouvelles, des villas se groupent, des jardins improvisés exhalent leurs parfums.
Le hameau inconnu, tapi au creux de la grève, devient une élégante station de bains de mer, et, sans trop regretter le passé, on dévale ou on escalade les pentes abruptes, sous l'œil bienveillant des colons aux joues rougies par la santé recouvrée.
Ainsi, presque sans interruption, d'un point à l'autre de la mer de Normandie! Ces rivages fortunés ont, maintenant, moisson double et triple, tout comme ces champs qui, après avoir fourni le pain, engraissent des bestiaux succulents, donnent un cidre très apprécié....
S'arrêter à chacune de ces stations serait impossible. Contentons-nous de citer Biville, Berneval, Belleville, mais donnons une matinée à Puys; d'abord parce qu'un grand écrivain, Alexandre Dumas fils, a découvert ce charmant petit village; ensuite, parce que, d'ici, nous pouvons, sans fatigue, faire une excursion à la curieuse enceinte gauloise (?) romaine (?) connue sous le nom de Cité de Limes ou Cité d'Olyme.
Elle s'allonge, en forme de triangle, sur un espace occupant près de soixante hectares et on ne peut mieux choisi, au point de vue de la défense des soldats qui s'y renfermèrent. Borné d'un côté par la mer, d'un autre par l'échancrure où Puys est bâti, le camp gaulois ne pouvait être attaqué que du côté de Bracquemont, et cette partie faible avait été creusée de larges fossés, renforcés d'une muraille atteignant au moins quinze mètres d'élévation. Trois portes fermaient le refuge. Il n'en reste plus que les baies. Aussitôt franchies, le pied heurte des tombes et soulève la poussière crayeuse des ruines de pauvres chaumières achevant de s'éparpiller au souffle du large.
L'impression ressentie est douloureuse. De quels combats fut témoin ce camp retranché? Au prix de quels sacrifices essaya-t-on de le défendre? Combien fallut-il d'assauts, ou quelles ruses durent être mises en œuvre pour le ravir à ses possesseurs?
Pas un pouce de terrain au monde qui n'ait été abreuvé de sang! L'homme a-t-il donc été uniquement créé pour ces luttes sauvages?
Cessons de philosopher, le temps et le soleil sont propices. Ils rendent faciles le petit trajet de cinq kilomètres qui nous sépare de Dieppe.
CHAPITRE XIII
DIEPPE
Nous arrivons dans une ville datant à peine de huit cents ans, mais que l'illustration d'un grand nombre de ses enfants a rendue très célèbre.
Au commencement du onzième siècle, Dieppe n'avait encore pour habitants que des pêcheurs établis à l'embouchure de la petite rivière appelée Deep, c'est-à-dire profonde. Depuis, ce cours d'eau a pris le nom d'Arques; toutefois, la première appellation a eu l'honneur de s'imposer à la ville. Telle est l'opinion des étymologistes: tout s'accorde pour leur donner raison.
A l'époque où se fonda Dieppe, on n'avait point encore apprécié l'importance des bassins naturels du lieu qui, cinq cents ans plus tard, devait prendre ce nom universellement connu: Le Havre-de-Grâce.
Bénéficiant de cette ignorance, Dieppe ne tarda pas à devenir un admirable centre commercial et maritime.
Les Dieppois, on peut le dire avec justice, furent, au moyen âge, de véritables rois de la mer. Intrépides navigateurs, ils portaient leur pavillon sur tous les océans.
Les immenses ressources offertes par le continent africain attirèrent leur attention. Ils fondèrent, à l'embouchure de la Gambie[11], deux villes, qu'ils appelèrent fièrement le Petit Dieppe et le Petit Paris; ces comptoirs devinrent pour leur commerce un entrepôt donnant d'incalculables bénéfices.
[11] Grand fleuve de la côte occidentale d'Afrique qui a un cours d'environ 1700 kil. tombe dans l'océan par plusieurs embouchures.
A peu près vers la même époque, ils retrouvaient les fameuses îles Fortunées, appelées de nos jours Canaries.
Leur activité sans bornes les poussa, des premiers, vers le nouveau monde. C'est aux Dieppois que plusieurs colonies de l'Amérique du Nord doivent leur origine, et la ville de Québec, au Canada[12], a été fondée également par eux.
[12] Découvert, pour la plus grande partie, par un Malouin, Jacques Cartier.
Les traditions locales vont jusqu'à affirmer que la découverte du continent américain reviendrait à un enfant de Dieppe, Jean Cousin, dont le voyage remonterait à 1488. Malheureusement, la ruine de la ville, en 1694, entraîna la destruction des archives de sa marine et l'on en est réduit à de simples conjectures.
Quoi qu'il en soit, et même cette dernière prétention restant à l'état hypothétique, on comprend sans peine le haut degré de renommée atteint par les Dieppois.
Leur courage donna à la cité une auréole nouvelle; ils ne manquèrent pas de se signaler pendant les guerres constamment renouvelées entre l'Angleterre et la France.
Ces guerres furent trop souvent une cause de ruine pour Dieppe; toujours, cependant, l'énergie des habitants répara les désastres accumulés.
Les cruels événements du règne de Charles VI firent de la ville une place anglaise. Elle resta prisonnière jusqu'en 1435, époque à laquelle un vaillant Dieppois, le capitaine des Marais, surprit la garnison ennemie.
Talbot, le fameux général, vint assiéger Dieppe, mais ne put réussir à s'en emparer. L'histoire a conservé le trait héroïque de Louis XI, alors dauphin, qui, envoyé par son père au secours de la ville, réduisit la garnison d'une forteresse construite, par Talbot, sur la falaise dominant Dieppe.
Les soldats français, découragés par l'insuccès d'une première attaque, allaient reculer, quand le dauphin lui-même leur donna l'exemple d'une intrépidité sans égale.
Depuis cette époque, la ville resta française, mais subit le contrecoup de tous les événements dont la patrie eut à souffrir.
Deux des derniers combats intéressant Dieppe furent, le premier, une victoire complète; le second, une défaite cruelle. En 1690, Tourville battait, au large du port, les flottes réunies d'Angleterre et de Hollande.
Par malheur, quatre années plus tard, ces mêmes flottes, revenues, s'acharnaient à un bombardement si effroyable que, de Dieppe tout entier, il resta seulement trois monuments: le château, l'église Saint-Jacques et l'église Saint-Remy.
Cette catastrophe sembla être le signal de la décadence de la ville. Le développement toujours croissant du Havre porta une atteinte irrémédiable à son commerce. Enfin, les amoncellements de galets, charriés par le courant qui ronge les plages cauchoises, firent délaisser le port; il resta, cependant, le plus profond et le plus sûr des mouillages de la mer de la Manche.
Mais le courage des Dieppois ne s'est pas laissé abattre, tout le possible a été fait, et, malgré les obstacles, ils maintiennent leur bonne renommée de navigateurs et de commerçants. Le cabotage est considérable, les armements sont importants pour la pêche de la morue, du maquereau et du hareng.
La pêche côtière est très active, l'envoi du poisson frais à Paris augmente tous les jours.
Les pêcheries de la ville sont célèbres par la qualité de leurs produits. Aussi, comme à Boulogne, des trains spéciaux, dits de marée, apportent-ils, en quatre heures à peine, sur le carreau des Halles, le contenu, toujours très recherché, de nombre de mannes et paniers.
Le chiffre des marchandises expédiées à l'étranger, par le port, ou reçue de lui, tient une belle place sur nos livres de douane.
Des communications fréquentes avec l'Angleterre ont nécessité l'établissement d'un service de paquebots entre Dieppe et New-Haven.
A ces éléments de prospérité, se joint la fabrication de tabletterie très estimée. Qui n'a admiré les merveilleux objets en os et en ivoire dus aux artistes dieppois? On dirait que, pour ce genre de travail, ils ont pris des leçons d'adresse et de patience des Chinois et des Japonais, leurs rivaux.
L'horlogerie, les dentelles forment encore deux branches appréciables du commerce de la ville. Quant à la corderie, à la tonnellerie pour les salaisons, aux scieries de bois: en un mot, quant à tout ce qui concerne la navigation, l'activité ne se ralentit jamais.
Dieppe, on le voit, ne s'est pas abandonné à d'inutiles lamentations au sujet de la prospérité du Havre. Il travaille et travaille encore: c'est la meilleure manière de vaincre les coups contraires de la fortune.
Deux très belles jetées protègent le port de Dieppe, qui peut recevoir des bâtiments jaugeant[13] 1500 tonneaux. Deux bassins à flot réuniraient facilement, entre eux, six cents navires et barques de pêche. Un bassin de retenue s'étend à plus d'un kilomètre de la ville, le long du cours de la rivière d'Arques, dont il contient les eaux, par le moyen de portes d'écluse, pendant la marée haute. A marée basse, les portes s'ouvrent et la rivière s'épanche librement dans l'avant-port.
[13] On appelle jauge la capacité d'un navire en chargement. De ce mot est venu le verbe jauger, pour dire mesurer.
Ces beaux travaux ont rendu de grands services à la navigation.
Les quais ont été très soigneusement construits; ils présentent toujours un aspect animé. Toutes les nations de l'Europe entretiennent des consuls à Dieppe.
Le chemin de fer n'a pas tardé à développer le commerce de la ville, et la mode, depuis bien longtemps, a adopté la plage dieppoise. L'établissement des bains de mer est un des plus importants et des mieux entendus.
Si l'on est fatigué des bains, et que les promenades à pied semblent préférables, on n'a vraiment que l'embarras du choix: les jetées, le jardin anglais, créé entre la ville et la plage, sur une longueur de plus de mille mètres, le cours, et, surtout, les falaises, offrent des aspects toujours nouveaux.
Au sommet de la colline qui s'élève près du casino, apparaissent les tourelles du château, très curieux à visiter, car il a conservé le cachet de l'époque où il fut bâti. Aussi est-il, avec raison, rangé parmi les monuments historiques.
Les deux églises méritent d'être vues. Saint-Jacques, la plus ancienne, date de 1354. On y trouve une chapelle dite de Jean Ango, parce qu'elle renfermait le tombeau du célèbre armateur dont l'histoire est devenue presque fabuleuse, tellement elle renferme d'événements extraordinaires et pourtant, strictement vrais.
Jean Ango, né vers la fin du quinzième siècle, était fils d'un riche armateur. Devenu armateur lui-même, après la mort de son père, son génie commercial se développa rapidement.
Bientôt, une colossale fortune récompensa son labeur incessant. Ses navires formaient une flotte nombreuse, trafiquant avec le monde entier.
Il se sentit de force à rivaliser avec les rois et en donna une preuve irréfutable. Les Portugais étaient alors (1530) en paix avec la France; cependant, la jalousie porta quelques armateurs de cette nation à s'emparer d'un des navires de Jean Ango, leur concurrent redoutable dans le commerce avec l'Afrique et les Indes.
Le fier Dieppois résolut de venger cet outrage et de le venger seul. Ne prenant conseil que de lui-même, il arma toute une flotte nouvelle, en envoya une partie bloquer le port de Lisbonne et l'autre partie ravager, jusque dans les Indes, tous les établissements portugais.
En vain, le roi de Portugal voulut combattre; il ne possédait pas, comme Ango, d'incalculables richesses. Après quelques mois de lutte impuissante, il fut bien obligé d'envoyer un ambassadeur à Dieppe! Encore, François Ier dut-il employer ses bons offices pour obtenir que le roi Ango consentît à la paix!...
C'était là un glorieux succès pour l'armateur qui, du reste, se montrait bon Français, et tint à honneur de recevoir splendidement le roi François Ier, quand ce souverain, en 1532, visita Dieppe. Charmé de l'accueil d'Ango, le monarque lui conféra des titres de noblesse et la dignité de gouverneur de la ville.
Cette prospérité merveilleuse devait avoir un terme. Après la mort de François Ier, Ango éprouva d'énormes pertes qui parurent le conduire à une ruine complète. Il n'en fut pas ainsi, néanmoins; mais ces revers frappèrent l'armateur d'un coup terrible. Il ne put supporter l'idée de voir sa puissance décroître avec sa fortune: il mourut de chagrin en 1551.
Dieppe lui devrait bien une statue; car, certainement, il contribua dans une large mesure à rendre fameuse sa ville natale.
Un autre enfant de Dieppe a obtenu cet honneur. Sur la place du Marché, s'élève la statue d'Abraham Duquesne, le vaillant chef d'escadre, l'illustre marin dont la carrière ne compte que des succès.
Né en 1610, Duquesne, fils d'un très habile capitaine, prouva de bonne heure ses talents. Il avait à peine vingt-sept ans, quand il chassa les Espagnols des îles de Lérins (Provence). Chacune de ses campagnes fut marquée par une victoire.
Plus tard on le voit, impatient de l'inaction où Mazarin laissait la flotte française, demander la permission de s'engager au service de la Suède, alors en guerre avec le Danemark. Grâce à lui, les Danois furent vaincus.
Mais des succès plus éclatants allaient le signaler à l'Europe entière et lui mériter la glorieuse épithète de Grand, que l'on ne saurait oublier lorsque l'on prononce le nom de Duquesne.
du vaisseau que montait l'amiral de Brancas, et qui porta successivement les pavillons de Mgneurs d'Harcourt, de Bordeaux et de Brézé
Trois fois opposé au fameux amiral hollandais Ruyter, réputé le plus habile et le plus heureux des hommes de mer du temps, trois fois il le vainquit. Le dernier de ces combats eut lieu devant Catane (Sicile), en 1676. Peu de jours après, Ruyter mourait des suites de ses blessures.
Les guerres de la France avec l'Espagne rendirent Duquesne redoutable aux flottes espagnoles. En deux ans, par ses efforts principalement, notre pays était en possession d'une marine admirable.
Enfin, pour couronner une si belle carrière, deux éclatants succès étaient réservés à Duquesne.
Alger était alors, comme il le redevint plus tard, un véritable repaire de pirates dont les vaisseaux semaient la terreur sur toute l'étendue de la Méditerranée.
Un moment, Colbert avait songé à faire exécuter une sérieuse expédition dans les États barbaresques. Mais la France était absorbée par trop de complications politiques, et le projet, depuis réalisé en 1830, se borna à une rude leçon donnée par Duquesne.
Deux fois, l'illustre marin vint ranger ses navires devant la capitale du dey. Au premier de ces blocus (1682), on fit usage d'un nouvel engin de guerre: les galiotes à bombes, invention de Bernard Renau d'Élisaçaray (ou Eliçagaray), savant officier de marine béarnais. Cette terrible découverte assura le succès, et, après le second blocus, Mezzo-Morto, qui venait de succéder au dey Baba-Hassan, tué par ses sujets révoltés, se vit forcé d'implorer la clémence de Louis XIV.
Pendant quelque temps, la Méditerranée fut purgée de ses écumeurs.
La dernière campagne de Duquesne se termina encore par un triomphe.
La République de Gênes, si puissante sur mer, eut l'imprudence de croire qu'elle pourrait lutter contre le Roi-Soleil. Duquesne la tira de son erreur.
Le doge, coupable d'avoir prêté secours, non seulement aux Espagnols, mais aux Algériens, dut venir humilier sa fierté à la cour de Versailles.
Événement inouï, sans précédent, qui arracha à l'orgueilleux potentat la réponse célèbre, alors qu'on lui demandait l'impression produite sur son imagination par les splendeurs de la cour.
«Je suis surtout étonné de m'y voir!»
L'expédition contre Gênes termina la carrière maritime de Duquesne, carrière marquée, surtout, par des succès, et de laquelle on a pu faire ce digne éloge:
«De nos jours encore, il est plus d'un habile marin qui regarde Duquesne comme le plus grand homme de mer que la France ait eu. Eh! qui, d'ailleurs, serait assez sûr de son jugement pour oser affirmer que le vainqueur de Ruyter, de Ruyter, qui avait vaincu l'élite des amiraux anglais, n'est pas le plus grand homme de mer, non seulement de la France, mais de toutes les nations modernes! Mais ce qu'on peut dire, sans crainte de contradiction, c'est qu'en tenant compte des changements et des progrès qui sont survenus, si le grand Duquesne a son égal dans l'histoire, il n'a point son supérieur[14].»
[14] M. Léon Guérin, les Marins illustres.
Un nom plus modeste est celui de Bouzard.
Simple pilote, il ne figure point parmi ceux qui remportèrent de sanglantes batailles; mais, infatigable dans son dévouement, il se consacra au sauvetage des navires en danger. Le nombre est grand des naufragés qui lui durent le salut!
Dieppe a honoré la mémoire de Bouzard en lui élevant une statue, récompense bien méritée d'une existence faite tout entière de sacrifices sublimes.
Beaucoup d'autres Dieppois se sont illustrés dans les arts et dans les sciences. Jean Pecquet, mort en 1674, fit de très importantes découvertes anatomiques. Brugen de la Martinière (dix-septième et dix-huitième siècle) fut un savant géographe. Desceliers (seizième siècle) devint le premier hydrographe de son temps. Dieppe lui doit d'avoir eu, entre toutes les villes maritimes de France, l'honneur d'établir une école d'hydrographie.
Plusieurs biographes font naître à Dieppe le fameux Jean de Béthencourt; c'est une erreur. Harfleur le revendique justement comme sien.
De même, la petite ville bretonne de La Roche-Bernard dispute à la cité normande l'honneur d'avoir été, en quelque sorte, le berceau de la marine militaire française.
Voici, en effet, ce que dit, à ce sujet, l'amiral Thévenard:
«....Le vaisseau la Couronne, de soixante-quatorze canons, fut construit, en 1637, à la Roche-Bernard.... Charles Morieu (de Dieppe) apporta dans sa construction tout l'art que l'on possédait dans ces temps, où ce vaisseau fut la merveille de l'architecture navale.
«L'ignorance où l'on était alors fit trouver surprenant aux marins de voir ce vaisseau se mouvoir, en tous sens, avec la même facilité et avoir même plus de vitesse qu'un petit bâtiment brûlot, avec lequel il rejoignit l'armée devant Fontarabie (3 juillet 1638), où il fit l'admiration des marins français d'alors et de ceux des nations voisines....»
Entre autres détails curieux, l'amiral ajoute:
«Le grand pavillon de France, que l'on arborait au grand mât dans les solennités, coûtait onze mille écus, chose incroyable, à moins que cette dénomination ne fût d'une valeur beaucoup moins grande que celle d'aujourd'hui.»
Il faut plutôt croire à une erreur du copiste chargé de répéter les chiffres du compte de dépenses. Mais d'un autre côté, M. l'amiral Paris fait remarquer que ces étendards, énormes, tout en soie et brodés avec luxe, devaient, à cause précisément de leur perfection, coûter fort cher.
Quoi qu'il en soit, on vit pendant longtemps, à la Roche-Bernard, les ruines du chantier d'où partit la Couronne, et, comme l'ingénieur était Dieppois, une confusion s'établit au profit de sa ville natale, qui passa pour avoir vu construire le fameux navire.
Dieppe est divisée en deux parties distinctes, la ville proprement dite, et le Pollet, ou port de l'Est, ainsi nommé parce que ce faubourg se trouve à l'est du port.
Un peu partout les vieilles mœurs s'effacent, mais le pêcheur polletais garde encore une physionomie originale. Intrépide, habitué dès la première enfance aux pénibles travaux de la mer, il devient un marin admirable dont le courage ne saurait être surpassé.
Une visite au vieux Pollet est tout particulièrement pittoresque. Ce sont les moindres détails de l'existence, prise sur le vif, de ces familles qui ne connaissent et ne veulent connaître d'autre horizon que la mer.
Déjà, le costume des pêcheurs est une révélation, il ne ressemble à aucun autre.
Les chemises de toile et de laine, les amples gilets bien chauds; une, deux ou, parfois, trois vestes énormes; plusieurs paires de bas, deux pantalons, au moins; d'immenses bottes où se perdent les jambes et les cuisses, et, brochant sur le tout, un grand caban goudronné!...
C'est à se demander comment le pêcheur polletais peut faire un pas.
Mais, aussi, quand il se trouve exposé à l'orage, au brouillard, aux vagues démontées, son armature laineuse le préserve de plus d'une maladie grave. La phthisie, par exemple, l'atteint rarement.
Longtemps (et nous n'affirmerions pas que toute trace en ait disparu) un véritable antagonisme régna entre Dieppois et Polletais. Ces derniers, se livrant surtout à la pêche côtière, restaient un sujet de risée pour les premiers, plus entreprenants, mais qui se gardaient, d'ailleurs, de chercher à frayer avec leurs robustes adversaires.
M. Vitet a donné pour origine de cette rivalité, l'établissement violent, au faubourg du Pollet, d'une colonie vénitienne dont serait descendue la population actuelle. Le savant académicien tirait les plus ingénieuses conjectures de mille traits de mœurs, de costume, de prononciation.
Quoi qu'il en puisse être, ces hardis pêcheurs seraient de dignes fils de la Reine déchue de l'Adriatique.
Les Polletais se montrent d'une hardiesse extrême dès qu'il s'agit de prendre la mer. Leurs bateaux (les Dieppois appellent barques les embarcations similaires) sont, comme eux, lourds d'aspect, mais se comportent admirablement, surtout pour s'élever dans l'aire du vent. Le gréement est celui du lougre, avec quelques modifications spéciales au Pollet. Le jaugeage varie de dix à quatre-vingts tonneaux, et l'équipage, selon l'importance du bateau, présente un ensemble de cinq à trente hommes, presque tous parents: les Polletais se mariant rarement à l'étranger, c'est-à-dire en dehors du faubourg qu'ils habitent.
Une promenade en mer, à bord d'un bateau du Pollet, laisse la plus vive impression d'estime pour ces braves travailleurs si calmes, si froids en apparence, mais toujours prêts à se sacrifier si le pays ou leurs semblables font appel à leur dévouement.
L'époque tourmentée de la fin du dix-huitième siècle et du commencement du dix-neuvième a montré le patriotisme des Polletais. De nombreux sauvetages accomplis prouvent leur humanité.
Il y a peu de temps encore, M. Richepin, l'écrivain bien connu, signalait la conduite héroïque d'un maître haleur du Pollet, Louis Vain, dit Gelée, qui, à lui seul, a déjà sauvé une soixantaine de personnes et a préservé plusieurs navires d'une destruction totale!
Ce serait affaiblir la profonde émotion excitée par de semblables faits que d'essayer même de mettre en lumière leur sublimité.
CHAPITRE XIV
DE DIEPPE A SAINT-VALERY-EN-CAUX
Toute la côte dieppoise est, à juste titre, célèbre par les points de vue que l'on y rencontre. Seul, l'embarras du choix peut faire hésiter le touriste.
Voici d'abord, à une distance de moins de huit kilomètres, en suivant la charmante vallée de la rivière de Dieppe, un petit bourg dont le nom a, plus d'une fois, pris place dans nos annales glorieuses.
Arques, jadis fortifié, possédait un château que, tour à tour, se disputèrent les Anglais, les Flamands, les Français. Philippe Auguste s'en empara, lorsqu'il arracha la Normandie à Jean sans Terre.
Mais le sceau de la renommée fut, pour la petite ville, l'issue de la bataille livrée par Henri IV, le 15 septembre 1589, au duc de Mayenne, son compétiteur.
Qui ne se souvient de l'humoristique lettre du roi adressée à Crillon:
«Pends-toi, brave Crillon, nous avons vaincu à Arques et tu n'y étais pas! Adieu! Je t'aime à tort et à travers!»
Depuis cette époque, la tranquillité régna dans l'ancienne forteresse qui vit tomber ses murailles, ruiner son château et, peu à peu, perdit toute importance.
Ici, comme en une foule de petites localités normandes, les légendes abondent et, entre elles, dominent les récits où figurent Guillaume le Conquérant et son père. Ce dernier, Robert le Magnifique, plus connu sous le nom de Robert le Diable, a épuisé la verve des conteurs populaires. Son existence agitée, la splendeur de sa cour, l'impétuosité de son caractère, la manière dont il s'empara du trône ducal, ses caprices et sa mort, en Terre-Sainte, au retour d'un pèlerinage d'expiation, tout, en lui, était fait pour exercer un empire sans limites sur des populations ignorantes et superstitieuses.
Satan lui-même, affirment les ballades, avait été son père, et ce fut au château d'Arques que sa mère infortunée, succombant sous le poids de la douleur, laissa pénétrer l'horrible secret.
(Pour plus amples détails, relire le livret de l'opéra de Meyerbeer.)
Une promenade à Arques n'est donc pas chose indifférente, puisqu'elle nous met en présence de personnages entourés du prestige en tout temps attaché au surnaturel.
Congé pris du mystérieux Robert, dirigeons-nous vers Caudecote et Pourville, à l'embouchure de la Scie. Les horizons ravissants sur la mer et les falaises se multiplient. L'admiration n'est pas un seul instant lassée, car chaque paysage possède sa beauté propre, son attrait particulier.
Toujours en côtoyant la Manche, nous arrivons à Varengeville, qui garde les ruines de la maison de plaisance du roi de Dieppe: Jean Ango.
Il y reçut magnifiquement François Ier, dont le goût délicat fut frappé des trésors d'art accumulés par l'armateur.
Boiseries sculptées, meubles sans prix, tentures idéales, rien n'y avait été oublié. Le souverain pouvait se croire dans une des résidences royales qu'il prenait soin d'embellir...
Le manoir est devenu une ferme! Des splendeurs qui le rendirent un lieu enchanté, on retrouve à peine quelques débris de sculpture, des baies architecturales et les restes d'une grande peinture à fresque. Les trésors d'art ont été dispersés ou détruits...
Mais le pays lui-même n'a pas subi cette loi du destin.
La mer y est toujours aussi belle.
Avec une immuable majesté, ses flots arrivent du fond de l'immense horizon baigner les blanches falaises, pendant que Dieppe paraît s'endormir au murmure de son éternelle mélodie...
On ne quitte pas cette partie des falaises sans aller se reposer au pied du phare d'Ailly, situé sur une pointe haute de près de cent mètres. Sa construction date de l'année 1775. A cette époque, le gouvernement de Normandie décida de remédier aux dangers présentés par la vaste étendue de récifs qui prolongent la pointe d'Ailly.
Le phare, de première classe électrique, est un feu tournant de minute en minute. Sa tour carrée, en solides pierres de taille, supporte la lanterne qui, par les nuits claires, envoie à plus de quarante kilomètres le brillant éclat des appareils lumineux dont elle est composée.
Nous nous arrêterions volontiers, ici, pour étudier les deux modes d'éclairage des phares; mais, bientôt, les feux jumeaux de la célèbre pointe de la Hève seront sous nos yeux. Attendons.
Saluons le bourg de Sainte-Marguerite et sa belle église, non loin de laquelle a été découverte une villa romaine, ornée d'une mosaïque si remarquable que l'administration des monuments historiques a revendiqué le droit de la conserver.
Partout, sur le territoire de la commune, les sépultures antiques sont nombreuses, et on y a reconnu un cimetière gallo-romain.
Aussi les visiteurs sont-ils nombreux à Sainte-Marguerite. Ils le sont davantage encore à Veules, petit port d'échouage, où tout semble être réuni pour le plaisir des yeux.
Aux archéologues, les ruines de l'église de Saint-Nicolas, le couvent des Pénitents et la vieille maladrerie du douzième siècle, devenue la chapelle du Val.
Aux ingénieurs et aux mécaniciens, le Moulin de la Mer qui, pour force motrice, n'a pas craint d'utiliser le mouvement éternel des marées, devançant ainsi la réalisation d'un des problèmes favoris de la science moderne.
Aux artistes, aux poètes, les longues stations sur la falaise.
Aux rêveurs, les délicieuses promenades le long de la petite rivière clapotante, épandant ses vagues en miniature au milieu des campagnes rendues si fraîches, si veloutées par l'émeraude de nombreuses cressonnières.
On ne quitte pas Veules sans se promettre d'y revenir.
Le mouvement commercial de cette partie de la haute Normandie revient en entier à Saint-Valery-en-Caux, port petit, mais très sûr, et qui peut recevoir les navires même par les vents d'ouest et du nord-ouest, si redoutés sur la côte entière.
La ville a été fondée, au huitième siècle, par l'apôtre qui se bâtit un asile à l'embouchure de la Somme et évangélisa le pays de Caux.
La légende ne pouvait manquer de se mêler à l'histoire. On voit saint Valery, voulant anéantir un culte idolâtre rendu à la petite rivière qui baigne le pays, en boucher les sources avec des ballots de laine.
Le remède fut efficace, puisque l'eau ne reparut pas avant le quinzième siècle; mais quelque chose contraria de nouveau son cours, car, cent ans après, elle redevenait invisible et ne manifesta plus sa présence qu'au moment où il fut question de creuser le bassin de retenue pour abriter les barques de pêche.
La petite ville ne pouvait échapper aux maux dont souffrit pendant tant de siècles le littoral de la Manche. Anglais, Bourguignons, Français s'en rendirent alternativement maîtres. Enfin, la victoire définitive resta à Louis XI. Mais il fallut de longues années pour ramener la prospérité évanouie. Par bonheur, elle est aujourd'hui presque complète. Saint-Valery, grâce à sa situation, se voit devenu l'entrepôt de tous les produits de l'arrondissement d'Yvetot destinés à l'exportation et, réciproquement, il reçoit les marchandises étrangères envoyées à cette dernière ville ainsi qu'aux environs.
Deux phares protègent l'entrée du port, toujours animé par le mouvement quotidien de la pêche côtière et de la population riveraine, car des maisons et des arbres, restes d'une promenade, l'entourent. Il arme aussi pour la pêche de la morue. Les corderies, la construction des navires, les fabriques de soude marine, les filatures de coton, prouvent en faveur de l'activité des habitants.
Depuis longtemps, les baigneurs, constamment en nombre, apportent à la ville un élément nouveau de prospérité.
Saint-Valery n'est pas dépourvu de monuments. La vieille chapelle de Notre-Dame-de-Bon-Port remonte au douzième siècle.
On trouve à l'arsenal, ancien couvent de Pénitents fondé au dix-septième siècle, un très beau cloître et une chapelle encore ornée de riches sculptures sur bois de l'époque de Louis XIII.
Pour se rendre à l'église paroissiale, il faut franchir une distance d'un kilomètre au moins, et gravir une jolie colline, qui laisse entrevoir la perspective animée du port et de la ville ainsi que les champs, fort bien cultivés, dont ils sont entourés.
Sur les murs extérieurs, on distingue des reliefs de figures guerrières...
Écoutons le chant monotone de quelques pêcheurs occupés à réparer leurs filets, ou de quelques paysans travaillant dans les campagnes.
Avec un peu de bonne volonté, et en demandant la signification des mots de patois dont la chanson est émaillée, nous aurons la clé de la scène perpétuée sur les murs de l'église: elle représente le duel héroïque soutenu par Pierre de Bréauté, un Cauchois, au siège de Bois-le-Duc, en Hollande.
Ainsi se gardera la mémoire du valeureux gentilhomme.
Tout n'est pas dit pour la prospérité de Saint-Valery. Elle ira certainement en s'accroissant, à mesure que se poursuivent les plans grandioses destinés à développer les ressources maritimes et territoriales de la France.
Favorisé par sa situation, l'excellent petit port ne peut que gagner à ce mouvement heureux de réveil patriotique.
Si l'on ne craint pas de franchir une distance de trente kilomètres, vers l'intérieur des terres, on peut se donner le plaisir d'aller parcourir la ville ayant composé jadis, à elle toute seule, les États et la capitale du:
Bon petit roi d'Yvetot bien connu dans l'histoire.
CHAPITRE XV
FÉCAMP
Environ au tiers du chemin conduisant à Fécamp, par la côte, on rencontre Veulettes, petite station maritime, près de l'embouchure du Durdent.
Le sol, graduellement exhaussé, resserre le village entre deux collines élevées, d'un aspect fort triste, car elles sont dépourvues de verdure.
Mais la grève est si charmante, si coquette sous sa parure de sable bien fin, les falaises sont creusées en grottes si curieuses, les sources de la mignonne rivière, baignant le vallon, procurent une si agréable excursion, que, d'année en année, Veulettes voit augmenter sa population flottante de baigneurs.
Pour satisfaire à la mode du jour, un casino et un établissement de bains de mer ont été construits. Rien ne manque donc ici de ce que les touristes aiment à rencontrer.
Il y a même un monument artistique de grande valeur: l'église paroissiale, copie de la merveille gothique: Saint-Ouen, dont est doté le chef-lieu du département.
Après les falaises, très menacées par la mer, des Petites-Dalles, lieu bien connu des baigneurs aristocratiques, nous atteignons le point culminant du rivage de la haute Normandie.
Fécamp n'est pas à une altitude moindre de 128 mètres. Seules, dans le département entier, les collines de Canteleu et de Sainte-Catherine, dominant la Seine, la première de 138 mètres, la seconde de 153 mètres, le dépassent en hauteur.
La ville doit, certainement, être d'origine fort antique. A plusieurs reprises, on a découvert, sur son territoire, nombre de sépultures gallo-romaines, avec leur habituel complément de vases en terre et en verre. Plusieurs d'entre elles, selon les archéologues, peuvent remonter au premier siècle de l'ère chrétienne, et donneraient raison à l'opinion qui veut faire de Fécamp une station romaine, en traduisant son nom des deux mots latins Fisci Campus ou Fici Campus.
Nous ne nous chargeons pas d'élucider ces questions délicates produites, trop souvent, par une similitude voulue; mais beaucoup de faits justifieraient, ici, la complaisance des étymologistes.
664 est la date certaine de l'avènement de Fécamp dans l'histoire. Saint Waninge, disciple de saint Ouen et de saint Wandrille, fonda en ce lieu une abbaye de religieuses que, vers 881, les Northmen détruisirent.
Un siècle plus tard, ces hommes du Nord étant devenus, de dévastateurs, les vigilants gardiens de la contrée, Richard Ier (en 998) substitua au monastère ruiné une abbaye de Bénédictins, placée sous le vocable de la Trinité.
Promptement, la renommée de cette abbaye s'établit. Elle finit par ne dépendre que du Saint-Siège et acquit des biens considérables; un de ses abbés fut élu pape.
La possession d'une relique insigne avait produit toute sa gloire. On connaît l'histoire du Précieux Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, apporté dans un tronc de figuier, qui aurait échoué à l'embouchure de la rivière de Fécamp.
Ce fut pour honorer cette relique que le duc de Normandie releva les ruines de l'abbaye primitive.
La belle église actuelle, dite de Notre-Dame, a été construite au quatorzième et au quinzième siècles par les religieux, pour remplacer leur chapelle délabrée.
Le terrain environnant ayant dû s'exhausser, il faut descendre douze marches avant de pouvoir pénétrer dans l'édifice, où les yeux charmés s'arrêtent sur une succession de chefs-d'œuvre.
Comment ne pas admirer le pilier du centre, soutien des voûtes de plusieurs chapelles? Comment ne donner qu'un regard distrait au groupe, travail du quinzième siècle, destiné à rappeler la consécration de l'église?...
Serait-il possible de rester indifférent devant la Dormition de la Vierge, ces belles statues polychromes groupées avec tant de charme?...
Devant les vitraux et les lambris de la chapelle Saint-Thomas? Mais, surtout, devant le Christ voilé, œuvre unique, merveille de sentiment, on peut ajouter de génie, due à un humble menuisier?...
Si longue que soit la visite, elle paraît toujours trop courte, et, quoique bien dépouillée de ses richesses passées, Notre-Dame est un de ces nobles monuments dont la conservation importe à la gloire artistique d'un pays.
Bâti à l'embouchure des rivières de Ganzeville et de Valmont qui, réunies, prennent le nom de la ville, Fécamp étend ses rues, dont plusieurs ont une pente très raide, jusque sur la plage, malheureusement trop envahie par les galets. Cet inconvénient n'a pas empêché d'élever un fort bel établissement de bains de mer, chaque année très fréquenté.
Le port est d'un abri sûr. Déjà très amélioré, il le sera plus encore dans un avenir prochain, et son importance croîtra dans de notables proportions. Toujours animé, il rompt agréablement l'aspect triste de la côte, formée de roches crayeuses, abruptes, d'un blanc grisâtre.
Vues de la mer, ces falaises produisent une impression morne, augmentée par le froissement continuel des galets. Plusieurs d'entre elles, nous le savons, dépassent la hauteur de 100 mètres et se dressent comme des murailles à pic.
La baie formant le port a 1200 mètres d'ouverture. Deux jetées, dites du nord et du sud, la protègent. La première, emportée, en 1791, par une violente tempête, a été reconstruite en maçonnerie et poutres formant digue d'un côté et estacade brise-lames de l'autre.
La profondeur d'eau, rendue plus importante par de récents travaux, permet aux bâtiments de toute grandeur de pénétrer, malgré les vents contraires, dans le port, qui garde le premier rang, sur la Manche, pour la pêche de la morue (en Islande et à Terre-Neuve), du hareng, du maquereau. Il va sans dire que la pêche côtière n'est pas non plus dédaignée, et qu'elle donne lieu à une activité constante.
Fécamp ne veut pas rester en dehors du mouvement salutaire dont notre littoral va si largement profiter. Il y prendra, au contraire, une place appréciée, et l'avenir ne saurait manquer d'utiliser les ressources commerciales et industrielles qu'il a su se créer.
En effet, les forges, les chantiers de construction, les scieries, les filatures, les moulins à l'huile, les minoteries, les tanneries... occupent toute une population de travailleurs.
Fécamp prouve ce que peut une ville industrieuse, même placée dans un voisinage redoutable. La prospérité du Havre ne la décourage pas, tout au contraire. Elle lui est un stimulant qui l'empêche d'oublier la condition maîtresse du succès: le travail.
En outre des feux éclairant les approches du port, Fécamp possède un sémaphore et, dans son voisinage immédiat, un beau phare de première classe, bâti au sommet de la falaise, près de l'antique chapelle du Bourg-Beaudoin.
Henri Ier roi d'Angleterre, fils du Conquérant, fonda ce charmant petit édifice gothique.
Tout à côté de l'église, se voyait le château, ou citadelle, fortifiée par Guillaume Longue-Épée.
Ruinée, puis reconstruite, elle fut, un moment, au pouvoir de la Ligue.
Sans doute, il semble oiseux de raconter, après tant d'autres chroniqueurs, l'exploit du fameux Bois-Rosé. Cependant, il paraît presque aussi impossible de le passer sous silence, car une semblable légende s'impose à l'attention du touriste.
A dessein, nous nous servons du mot légende: des critiques sérieux ayant contesté le mode de surprise employé par Bois-Rosé.
Mais,—ne l'a-t-on pas fait mille fois remarquer?—il y a des fables trop séduisantes pour qu'elles ne soient pas mieux accueillies que l'histoire.
Sans le vouloir, et en dépit d'un scepticisme de bon aloi, on frissonne quand, arrivé en haut de la falaise, les chroniqueurs du pays vous racontent l'aventure chevaleresque.
Ne pouvant enlever la ville par terre, Bois-Rosé résolut de la surprendre du côté de la mer. Il gagna quelques soldats de la garnison, puis, tout étant bien convenu, choisissant une nuit sombre, il vint en barques, avec un groupe d'hommes déterminés, attendre, au pied des roches, le cordage promis.
Les soldats tinrent parole, une forte échelle de corde se déroula et pendit, touchant le flot..... Mais il fallait, chargés des lourdes armes de l'époque, se hisser par la seule force du poignet jusqu'au sommet de la falaise.....
Impossible de reculer. La mer montante avait emporté les barques: on n'échapperait pas à son étreinte.
Les aventuriers regrettèrent peut-être l'engagement pris, mais il n'était plus temps. Bois-Rosé les pressait, mieux valait encore tenter la seule chance qui restât. Accrochés au câble, ils commencèrent l'ascension vertigineuse; le chef venait le dernier, afin de prévenir les défaillances.
En bas, la mer grondait sourdement; en haut, ce pouvait être la mort. Et puis si la corde, qui tournoyait et s'effilait en frottant les arêtes du roc, allait rompre!
Un des aventuriers sentit son cœur faiblir..... il entraînerait avec lui ses compagnons dans l'abîme.....
Bois-Rosé, prévenu du péril, s'en fie à son audace, à sa force. Escaladant les épaules des hommes qui le précèdent, il arrive au défaillant, et, le menaçant d'un poignard, le force à continuer la terrible ascension..... Mille chances contre une se réunissaient pour empêcher la réussite. Cette chance unique prévalut; Bois-Rosé emporta le château, ce qui amena la capitulation de la ville.
Peu de gymnastes voudraient renouveler pareil exploit. Ils auraient grandement raison, d'ailleurs: les falaises sont perfides. Des pans énormes glissent, parfois, tout à coup dans les flots, car il ne faut pas oublier que les courants minent la côte, et que les influences atmosphériques complètent leur œuvre dévastatrice.