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Le littoral de la France, vol. 1: Côtes Normandes de Dunkerque au Mont Saint-Michel

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Ancien vaisseau de ligne, le perroquet de fougue sur le mât.

On a dit de la France qu'elle était assez riche pour payer sa gloire. Il est encore plus vrai de dire qu'elle peut être assez riche, assez résolue, pour se faire respecter.


Cherbourg étant l'un des ports d'attache des vaisseaux cuirassés, il est rare que la rade n'offre pas le spectacle d'une de ces prodigieuses masses flottantes qui, par leurs proportions, ressemblent à des îlots. Près d'eux, les frégates même paraissent s'abîmer dans les flots, et les chaloupes ne sont plus que des points imperceptibles.

Ils sont dignes, au reste, du paysage entourant la rade, paysage vraiment imposant avec ses belles montagnes qui, du côté de l'est, se profilent jusqu'à la pointe de Gatteville-Barfleur, et, du côté de l'ouest, jusqu'au cap de la Hague ou de la Hogue[52].

[52] Il ne faut pas confondre ce cap avec la rade de la Hougue, que nous avons déjà visitée: cette dernière se trouvant entre Carentan et Barfleur.

C'est, justement, dans la profonde échancrure existant au milieu de la ligne maritime contenue entre les deux pointes, que Cherbourg a été fondé.

Creusé en plein roc, le fond du port a fourni une grande partie des matériaux de la digue qui, elle-même, ferme artificiellement les mille hectares de la rade.

Les grands cuirassés peuvent occuper jusqu'à près du tiers de cette surface, et l'on améliorera encore les endroits rendus inaccessibles par des rochers sous-marins.

Ancien vaisseau à trois ponts en panne

Ici, nous pouvons facilement comprendre la signification de ces mots usuels de la marine militaire: vaisseau, frégate, corvette; en même temps, quelques-unes des belles manœuvres nous deviendront familières.


Dans l'ancienne marine de guerre, le mot: Vaisseau, correspondait à une construction navale ayant une ou plusieurs batteries d'artillerie couvertes et munies de quatre-vingts à cent vingt canons.

Ce dernier type était connu sous le nom de Vaisseau à trois ponts ou, généralement, un trois-ponts, ou, encore, Vaisseau de premier rang.

Celui de second rang n'avait plus que cent canons, celui de troisième quatre-vingt-dix, et celui de quatrième rang quatre-vingts canons.

Il arrivait parfois, il peut toujours arriver, que des défectuosités de construction rendent un vaisseau impropre à un bon service, dans la classe où on l'a rangé.

Ancien vaisseau de 74 courant vent largue.

Il n'est point, pour cela, hors d'usage. Une de ses batteries étant jugée superflue, on la rase, et l'ensemble du bâtiment gagnant en légèreté, la marche ainsi que la facilité des manœuvres acquièrent des qualités réelles. Voilà pourquoi les mots de: vaisseau-rasé ne veulent pas toujours dire: vaisseau hors d'usage, mais bien: vaisseau transformé.

Les anciens bâtiments n'avaient généralement pas les dimensions données à nos vaisseaux, même avant l'adoption du type cuirassé. Beaucoup étaient extrêmement petits. Plusieurs n'avaient que cinquante pièces d'artillerie, d'autres en portaient soixante-quatorze. On les range dans les classes modernes desquelles ils se rapprochent le plus.

C'est ainsi que nous voyons un vaisseau de 74 dans la gravure précédente. Il court vent largue; autrement dit, ses voiles se trouvant frappées par un vent favorable, on leur laisse la facilité d'y donner prise en relâchant les cordages qui les maintiennent aux mâts.


De plus, nous voyons la fumée des pièces qui viennent d'exécuter le Salut. Il y a, pour un vaisseau, plusieurs occasions de Saluer. Par exemple, en croisant des bâtiments de nations amies, en arrivant devant un fort, ou en recevant la visite d'un personnage important. Suivant les pays, le nombre de coups de canon varie. Généralement, il est échelonné de 3 à 21 coups.

Mais il est des cas où le simple Salut devient une Salve. Alors, toutes les pièces d'artillerie tirent ensemble une, deux ou trois fois. Dans les grandes revues d'apparat, cette sorte de simulacre de combat est d'un effet prodigieux.

Ancienne frégate au plus près du vent.

Les bâtiments de commerce étant dépourvus d'artillerie, saluent en amenant[53] leurs voiles les plus élevées, ou en faisant flotter plus largement l'une même de ces voiles.

[53] Synonyme de: descendre.

Quelques-uns, autrefois, faisaient davantage: ils amenaient et hissaient successivement leur pavillon. Mais on a condamné avec force une telle pratique.

Le drapeau d'un pays ne saurait être employé ainsi. Sa seule place est la place d'honneur; il y doit flotter constamment, et, s'il en descend, il faut que ce soit par suite d'un accident imprévu ou après un combat dans lequel la victoire aura trahi le courage....

On ne trouverait plus, croyons-nous, de capitaine marchand disposé à donner une semblable marque de soumission absolue.


Combien de fois la question du Salut n'engendra-t-elle point de querelles!


L'excellent dictionnaire de marine Bonnefoux et Pâris donne, à ce sujet, de curieux renseignements.

«Autrefois, lisons-nous, et jusqu'au dix-huitième siècle, le Salut, à bord, consistait, non seulement, comme aujourd'hui, en un certain nombre de coups de canon, mais aussi dans l'obligation d'amener, dans certains cas, ou de ferler[54] son pavillon, d'amener les voiles hautes et de prendre le dessous du vent[55].

[54] Synonyme de: relever, plier le long d'un mât, d'un cordage.

[55] Se mettre sous la ligne de vent d'un autre bâtiment et, par conséquent, sous sa dépendance.

«Ces obligations dénotaient, alors, une grande soumission; elles étaient imposées aux plus faibles sans admettre de réciprocité, et quelques nations voulant l'exiger des bâtiments de guerre d'autres nations, il en résulta plus d'une fois, des refus, rixes, batailles.

«C'est ainsi qu'en 1688 les amiraux français et espagnol Tourville et Papachin se livrèrent un rude combat, par la seule raison que Papachin avait refusé le Salut exigé.

«Aujourd'hui, le Salut n'est plus un signe de domination ou de soumission, mais, simplement, un échange de courtoisie et de bons procédés qui, toutefois, présente tant de cas d'application, qu'il demande du tact, du discernement et, souvent, un sentiment élevé des convenances.

«Entre étrangers, c'est le pavillon ou l'État, représenté par le pavillon, que l'on Salue. Celui qui arrive, Salue le premier d'un certain nombre de coups de canon, et, quelle que soit la force relative du bâtiment ou du fort qui Salue, il doit y être répondu par un nombre égal.

«Entre nationaux, c'est, ordinairement, le grade des commandants des bâtiments ou la dignité des personnes qui s'y trouvent, que l'on Salue, et l'inférieur, qui arrive, doit, s'il y a lieu, Saluer le premier. Le nombre de coups de canon qu'il tire, alors, et celui qui est rendu, sont réglés par une disposition ministérielle.»


Nous comprenons, maintenant, l'importance de cette manœuvre, en apparence si simple et presque insignifiante.

Un second dessin nous montre un vaisseau placé en panne.

Son attitude peut correspondre à plus d'un incident. Tout d'abord, si le vent poussait vers un point où l'on ne voudrait pas jeter l'ancre. Un homme tombe à la mer; si le navire conservait son allure, il n'y aurait nulle espérance de sauver le naufragé; mais en neutralisant autant que possible l'effet de la voilure, on gagne du temps et les canots, mis à flot, opèrent le sauvetage.

On met en panne de plusieurs façons différentes; mais toutes arrivent à ce résultat de disposer les voiles en un sens gênant pour les mouvements de la quille et opposé, par conséquent, autant que possible, à la marche en avant ou en arrière. Le gouvernail aide à la manœuvre.


Nous ne pouvons entrer dans des développements qui réclameraient l'emploi de termes techniques nombreux. Toutefois remarquons, en nous souvenant de l'étude faite, au Havre, sur les bâtiments de commerce, que les voiles de hune, le petit foc et la brigantine jouent le rôle principal dans la manœuvre de mettre en panne.


Les frégates modernes portent de 40 à 60 canons; leur rang est gradué de dix en dix pièces d'artillerie, celles de 40 appartiennent au troisième rang, et ainsi de suite. Toutes n'ont qu'une batterie couverte: c'est ce qui les distingue des vaisseaux.

Elles en diffèrent encore, d'ailleurs, par leur aspect plus élancé, plus léger, par la rapidité de leurs allures. Rien de plus gracieux qu'une frégate sous voiles....

Les flots semblent s'ouvrir sans effort sous sa carène et le vent paraît lui obéir....

En temps de guerre, ce sont les meilleurs bâtiments de croisière.


La frégate représentée par le dessin marche à l'allure du plus près, ce qui signifie qu'elle veut promptement gagner ou avancer dans la direction d'où souffle le vent.

Elle Salue à la voix, c'est-à-dire que l'on répète, à son bord, le cri indiqué par le commandant, d'après les règlements. Nous venons de voir les différents cas exigeant le Salut.

Lorsqu'il s'agit de Saluer à la voix, les hommes de l'équipage vont se poster du côté où passe, soit le bâtiment, soit le personnage auquel il faut faire honneur.

Puis, tous les matelots étant montés dans les haubans[56] et sur les vergues[57], profèrent, à leur tour, le cri ordonné.

[56] Haubans, cordages importants servant à soutenir et à assujettir les mâts.

[57] Vergues, pièces de bois croisant sur les mâts et supportant les voiles.


Les grandes solennités maritimes rassemblent souvent les différents genres de Salut simultanément exécutés.

Pavoisés et brillants sous leurs fraîches peintures, les vaisseaux font feu de leur robuste artillerie, pendant qu'en tenue de parade l'équipage lance aux échos ses formidables hourras.

Gardes côtes cuirassés.

Rien, à notre avis, ne surpasse ces solennités: la mer encadrant le tableau d'une poésie pénétrante et l'ensemble d'une flotte ayant des aspects mobiles du plus piquant imprévu.


La corvette prend rang après la frégate. Pontée bas, élancée et possédant une excellente voilure, elle est un admirable éclaireur; mais, de nos jours, on lui donne de beaucoup plus grandes dimensions qu'elle n'en avait, même vers la fin du dix-huitième siècle.

Ainsi, nos corvettes de premier rang portent 30 canons et ont une batterie couverte; elles correspondent aux frégates de guerre du temps de Louis XVI.

Les corvettes de second rang portent de 20 à 24 canons, établis en «batterie barbette,» comme nous l'avons vu précédemment.

Vaisseaux, frégates et corvettes sont pourvus de trois mâts. Dans ce nombre de mâts, le beaupré ne compte jamais[58].

[58] Nous l'avons déjà expliqué à l'article: Havre.

Vient ensuite, toujours par rang de force, le brick ou brig de guerre, sensiblement plus petit et n'ayant que deux mâts.

La marine militaire classe les bricks selon l'importance de leur artillerie. Il y a des bricks-avisos qui, dans une escadre, jouent le rôle d'un véritable bateau-poste; d'autres sont employés au service côtier.

Frégate cuirassée.

Parmi les bâtiments destinés à protéger nos rivages, il faut encore citer les gardes-côtes cuirassés. Ce nom indique suffisamment le but que l'on a voulu atteindre; trop longtemps les navires gardes-côtes ayant été laissés dans un état d'impuissance absolue, quant aux services que l'on réclamait d'eux.


Enfin, les canonnières font partie de toute cette catégorie d'engins guerriers nouveaux: monitors, batteries flottantes.... car leurs proportions et leur armement sont bien faits pour bouleverser les vieilles classifications.


CHAPITRE XLI

ARMEMENT ET LANCEMENT D'UN VAISSEAU

Port militaire avant tout, Cherbourg, nécessairement, doit abriter une nombreuse population n'ayant pour objectif que la marine de guerre ou ce qui y confine.

Le tiers des habitants, a-t-on dit, vit des travaux du port.

Cela doit être. Il faut beaucoup de bras pour suffire aux besoins de l'arsenal, des chantiers de construction, de la manutention, des corderies.... en un mot, de cette immense entreprise qui s'appelle l'armement d'un vaisseau.

Tout y est prévu, puisque le vaisseau représente une forteresse flottante qui, à un moment donné, peut se trouver réduite à ses seules ressources.

Le vaisseau se tiendra en garde non seulement contre les caprices de la mer, mais l'existence tranquille de chaque jour de paix, comme les nécessités de chaque minute de la terrible phase d'un combat naval doivent y être assurées.

Ancien uniforme d'infanterie de marine et Armes de Cherbourg.

Ce n'est pas tout encore, il devient le gardien de l'honneur de la patrie. Le pavillon déployé dans sa mâture lui rappelle que, par une extension touchante, son pont représente une fraction du sol natal qu'il est chargé de faire respecter et ne peut céder avant d'avoir franchi la limite de l'impossible....

De là, le profond sentiment de dignité dont se pénètrent les officiers et les marins de la flotte.

Le temps n'est pas encore très éloigné où les équipages du commerce avaient à peine le droit de revendiquer devant eux l'humble qualité de matelots. C'était pis, même, quand il s'agissait de l'armée de terre ou de l'infanterie de marine.

Heureusement, les rivalités ou n'existent plus ou s'effacent avec rapidité.

La marine militaire, on l'a compris, c'est le droit dans sa force fière, puissante, protégeant, servant les nobles causes.

L'infanterie, qui lui doit son nom, c'est l'auxiliaire indispensable de nos escadres, la vaillante gardienne de nos colonies.

La marine marchande c'est le travail, l'activité de la nation, contribuant à la conquête de sa fortune, au développement de son génie.


Nous serons peut-être dans le vrai, si nous avançons que l'introduction de la vapeur à bord des bâtiments de guerre a beaucoup aidé à ce résultat.

Le système naval tout entier se transforme constamment.

Jadis si difficile à acquérir, l'expérience nautique se montre moins hérissée d'obstacles. Non pas que nos officiers soient inférieurs à leurs prédécesseurs, mais l'occasion est souvent rare, pour eux, de mettre à profit leurs patientes études.

Les périlleuses traversées exigeant, autrefois, plusieurs mois, s'accomplissent maintenant en quelques semaines, et celles qui réclamaient de longues semaines, s'effectuent en quelques jours.

La navigation mixte simplifie l'étude des manœuvres de voilures et l'on compte à présent, affirment les pessimistes, «nos vieux loups de mer».

Lamentations bien exagérées, ce nous semble. Mais, si nous devions rechercher la vraie source de la pénurie d'excellents et solides équipages, il faudrait entrer dans des développements et des considérations que notre travail ne saurait admettre.

Répétons, seulement, combien il importe qu'une protection efficace remédie aux maux dont souffrent nos pêcheurs. La pêche, on ne saurait trop le redire, est la pépinière de notre marine de guerre; tout ce qui se fera pour elle, sera, par contre-coup, fait pour notre flotte: ne l'oublions jamais....


Un des plus grandioses événements auxquels on puisse assister dans un port militaire, c'est le lancement d'un vaisseau.

CHERBOURG.—VUE GÉNÉRALE DE LA RADE ET DE LA VILLE

Le Havre construit des steamers immenses, cependant la mise à l'eau d'un cuirassé émeut encore davantage. Si l'on n'a pas vu le chantier où repose un de ces géants, on ne saurait se faire la moindre idée des audaces auxquelles sont arrivés nos ingénieurs.

La cale immense qui le contient est absolument bondée, du sol à la toiture, par la masse de la coque, quoique les poutres d'étais soient enlevées.

Il ne se trouve plus maintenu que par les coittes, énormes pièces de bois placées de chaque côté. Ce soutien l'empêchera de pencher avant qu'il ait atteint l'eau du bassin, sa future résidence, en attendant le moment où, l'armement se trouvant complété, sa carrière maritime commencera.


Le ber est tout prêt. Ce lit des madriers et de cordages va permettre au nouveau vaisseau de glisser doucement sur le plan incliné de la cale.


L'art moderne a perfectionné le lancement comme il a révolutionné les règles de la construction ancienne.

C'était, jadis, une opération redoutable, celle de mettre un navire à la mer. Au dernier moment, un homme devait aller, sous la quille, frapper à coups de hache les étais la soutenant encore.

Il lui fallait se maintenir sur un plancher déclive, avoir le regard assez juste pour frapper là seulement où c'était nécessaire; le bras assez fort pour ne pas se reprendre trop longtemps, et le pied assez agile pour éviter le choc fatal de la masse entière brusquement ébranlée.

Plus d'une fois, la mort fut la récompense de tant d'audace, mais il arriva aussi que des condamnés, ayant subi victorieusement cette redoutable épreuve, obtinrent la grâce méritée par leur courage.


De nos jours, les accidents sont rares, justement en raison de la simplification de la manœuvre.

C'est au moment où la marée montante a rempli le bassin confinant le chantier, que le vaisseau, tout enguirlandé et pavoisé, est admis à prendre possession de son nouveau domaine.

Le glissement d'un semblable poids sur les poutres du bord détermine une élévation de température, qui se traduit par des étincelles, prélude d'incendie. Mais on a obvié à ce danger.

L'eau ruisselle de toutes parts, inondant les madriers et les rendant d'autant plus glissants. Sans cesse renouvelée, elle ne peut se vaporiser complètement.

Enfin une sorte de détonation retentit: la mer a reçu son hôte et, comme si elle reconnaissait en lui un futur dominateur, elle gonfle ses vagues autour de la carène, l'inondant de son écume en signe de protestation....

Pourtant, il lui faut se soumettre, quitte, plus tard, à prendre une cruelle revanche....


Le lancement est toujours l'occasion d'une véritable affluence d'étrangers dans la ville. Aussi, est-ce le moment le plus favorable pour passer une rapide revue des différents costumes maritimes.

Anciens uniformes de douaniers.

Voici un yachtman anglais. Il est venu se rendre compte des progrès de la science nautique chez ses voisins. Quelquefois même, en dépit de la simplicité de ses allures, il est le propriétaire richissime du beau yacht entré au port depuis la veille.

Voici nos alertes petits marins, discutant avec feu les qualités du nouveau vaisseau, qu'ils seront, peut-être, appelés à monter.

Les flammes, les guidons, les pavillons flottent aux mâts.

Les hommes circulent en simple tricot de travail ou en grande tenue.

Des soldats d'infanterie de marine viennent voir la prison flottante sur laquelle ils seront transportés aux colonies lointaines.... et sur laquelle peu, hélas! reviendront au port!


Ainsi que pour les douaniers et les canonniers gardes-côtes, l'uniforme de ces excellents soldats a été considérablement modifié; sauf la couleur du drap, il ressemble à celui de notre infanterie de ligne.

Les panaches, les lourds shakos, les sabres traînants, les immenses fusils, les habits sanglés du temps de Napoléon Ier ont, Dieu merci! disparu; et les troupes y gagnent une plus grande agilité, une moindre déperdition de forces.

Fendant les groupes, passent graves, imposants, les officiers. Leur bel uniforme a, lui aussi, subi d'heureuses modifications et fait, le plus avantageusement du monde, ressortir les mâles physionomies, les regards énergiques, les nobles allures.

A la fois riche et seyant, sévère et gracieux, on comprend qu'il soit estimé très haut par nos marins et ne puisse supporter, à leurs yeux, aucune comparaison...

Cherbourg.—Bains de mer.

CHAPITRE XLII

UNE DATE CHERBOURGEOISE.—LES ENVIRONS DE LA VILLE.—NOTES BIOGRAPHIQUES

Cherbourg, qui a élevé une statue au véritable créateur de son port, reçut sa dépouille quand, la tradition napoléonienne suffisamment embellie, on obtint de l'Angleterre la restitution du cercueil du prisonnier de Sainte-Hélène.


La Belle-Poule, sous les ordres du prince de Joinville, vint stationner en rade, où le transbordement eut lieu.

La gravure du tableau de M. Morel-Fatio montre assez ce que fut cette cérémonie. Elle pourrait fournir l'occasion de plus d'une remarque philosophique, si on la rapprochait de la fête d'inauguration de l'obélisque érigé (1817) en l'honneur du duc de Berry, et de l'éclat rayonnant de la fête où, en 1858, Napoléon III se montrait aux côtés de la souveraine de la Grande-Bretagne....

Mais les méditations de ce genre menant rarement à une conclusion satisfaisante, nous préférons terminer par une ascension à la montagne du Roule, notre séjour ici.

Du sommet, on jouit de l'un des plus admirables points de vue avoisinant Cherbourg. La ville, le port, la rade, encadrés par un vaste horizon, se découvrent dans leurs moindres détails.

Une citadelle couronne le plateau élevé de cent dix mètres; elle fait partie du puissant système de fortifications protégeant l'unique refuge, sur la Manche, de nos flottes de guerre.

Voisines de la citadelle, s'émiettent les ruines d'un antique petit ermitage, qui, jadis, dominait triomphant, une grotte appelée des: Fées, située au pied de la montagne.

Ce nom, appliqué à la grotte, n'étonne pas lorsque l'on a pris la peine de parcourir la campagne cherbourgeoise.

Les monuments druidiques y sont nombreux, et le peuple n'a jamais hésité à attribuer à des causes surnaturelles ces témoignages de l'industrie des premiers habitants de notre pays.

On ne peut, toutefois, quitter Cherbourg sans aller saluer le buste en bronze érigé au comte de Briqueville. Né en 1785, à Bretteville, banlieue du port, il fit vaillamment la campagne de France et, sous les murs de Paris, après avoir taillé en pièces un corps de cavalerie prussienne, résista jusqu'à ce qu'il eut reçu une grave blessure.

Le colonel de Briqueville s'était déjà illustré à Ligny. Si ses conseils avaient été écoutés, nous n'eussions point eu à inscrire le nom de Waterloo parmi nos désastres.... Le sort de la France s'en fût amélioré.

Rentré dans la vie privée après la signature de la paix, le brillant soldat mourut en 1844.

L'abbé de Beauvais qui, dans l'oraison funèbre de Louis XV, prononça la phrase fameuse «Le silence du peuple est la leçon des rois» était né à Cherbourg.

Madame de Mirbel, la célèbre miniaturiste, naquit aussi dans cette ville. On sait les qualités de modelé et de couleur par lesquels ses travaux se distinguent. Elle eut l'inspiration d'abandonner le pointillé, en usage pour la miniature. Ce genre de peinture lui doit donc d'avoir été complètement transformé et d'avoir été, par elle, élevé très haut dans le domaine de l'art.

L'arrivée à terre.

CHAPITRE XLIII

QUELQUES MOTS D'HOMMAGE A NOTRE MARINE MILITAIRE

Ce chapitre additionnel, si court que nous le voulions faire, paraîtra, craignons-nous, inutile, car on oublie vite dans notre cher pays, et la critique y fait, en général, un chemin plus rapide que la louange.

Ce n'est pas une raison suffisante pour nous empêcher de dire notre pensée.

Très librement, nous avons exprimé les vœux que nous formons au sujet de la situation de notre marine marchande et de notre population côtière.

Avec la même franchise, nous demandons pour notre marine militaire un redoublement de sollicitude. Les services qu'elle est appelée à rendre sont incalculables, ceux qu'elle a rendus sont immenses.

Nous n'avons pas la prétention de chercher à les énumérer tous: les bornes de notre cadre seraient, d'ailleurs, trop limitées.

Nous ne voulons pas davantage raviver de cruels souvenirs, et retracer le rôle de nos marins ainsi que de leurs officiers pendant la période de la guerre franco-allemande.

Si le courage, le dévouement absolu avaient pu nous sauver, la marine militaire eût eu droit à des honneurs exceptionnels.

Cela, personne ne le conteste; une chose dont on se préoccupe moins, c'est du rôle de nos marins dans la conservation et l'extension des colonies françaises.

Combien de fois avons-nous entendu critiquer ce rôle! Alors nous redisions avec reconnaissance les noms de tous ceux qui, sans se lasser jamais, travaillent à consolider, à étendre notre prospérité coloniale. Après la liste des explorateurs, il n'en est pas de plus longue et nous voudrions pouvoir la dresser complète. Elle serait instructive.

Mais cette joie nous étant refusée, nous ne prendrons que trois faits parmi ceux dont ces dernières années ont retenti:

A M. le contre-amiral Serres, l'honneur de nous avoir gardé Taïti malgré des obstacles nombreux.

A M. le commandant Rivière,[59] la gloire de n'avoir pas désespéré, à Hanoï, de la mère patrie, et d'avoir tenu hautement, fermement, son drapeau menacé.

[59] Au moment où allait paraître la première édition de ce livre, arrivait la cruelle nouvelle de la mort du commandant Rivière, l'intrépide défenseur d'Hanoï (Tonkin). La Société des Gens de lettres, dont il faisait partie, s'est honorée en ouvrant une souscription pour élever un monument au littérateur distingué, à l'héroïque marin.

A M. le lieutenant Savorgnan de Brazza, la gloire aussi, gloire incontestable, d'accomplir des conquêtes pacifiques, de faire aimer le nom français, de faire désirer la protection de la France.


Ainsi, partout, l'action de notre marine militaire se manifeste, bienfaisante, à nos intérêts mieux compris.

Ayons pour elle la sollicitude dont, ailleurs, on entoure ses rivales, nous verrons bientôt les meilleurs résultats se produire.

Non pas, établissons-le clairement, que nous poussions, quand même, aux immenses dépenses nécessitées par l'entretien et l'accroissement de notre flotte de guerre.

Il est toujours triste de voir les forces d'un pays mises au service de la plus effrayante des calamités: la guerre.

Notre désir ardent serait de penser qu'un moment viendra où les peuples apprécieront les seuls bienfaits de la paix.

En attendant, il faut protéger la sécurité, la dignité de la patrie. Car elle est bien éloignée (nous ne pouvons nous résigner à dire chimérique), l'ère de la paix universelle!

Vienne un choc nouveau, nous retrouverons intrépides, prêts à affronter tous les dangers, nos vaillants marins.

Malheureusement, l'expérience du passé nous le rappelle, la bravoure n'est pas tout, il lui faut les moyens de résister à l'écrasement par la force brutale.

Voilà pourquoi, sans autrement admirer les dernières conceptions du génie naval, nous applaudissons à leur mise sur chantier.

Il est loin le temps où le sort d'une journée pouvait dépendre du courage des combattants. S'il en était encore ainsi, nous serions pleinement rassurés.

Les preuves du contraire abondant, la prudence exige que nous nous mettions à l'abri des surprises, car il ne suffit pas de construire des forteresses flottantes, nos ports doivent suivre une pareille progression.

Souvenons-nous de l'étonnement provoqué par l'échouage de la Dévastation, à l'instant où elle sortait des passes de Lorient....

L'accident fut, relativement, peu de chose; mais admettons qu'il eût eu lieu à la suite d'un combat, c'est-à-dire que la Dévastation, obligée au repos, se soit hâtée de venir à Lorient chercher un refuge: L'ennemi ne pouvait-il profiter de sa fâcheuse situation pour la détruire?...

Le Solférino, navire de l'État.

Supposition gratuite, nous le reconnaissons; toutefois ne donne-t-elle pas lieu de réfléchir à sa possibilité?

Les anciens ports, malgré des travaux considérables, réclament impérieusement une amélioration prompte, généreuse.

Il ne s'agit pas, dans un cas aussi grave, d'invoquer l'éloignement relatif du danger; il faut y parer, l'amoindrir jusqu'aux dernières limites.

Nous avons tout pour nous: Officiers instruits, marins solides, bonne situation côtière; sachons tirer parti de nos richesses.


Voulons, répéterons-nous à satiété....

Les obstacles ne sont pas plus formidables pour nous qu'ils ne l'ont été pour nos rivaux, bien au contraire.

Voulons, oui, voulons, ne marchandons pas à l'une de nos égides les moyens de se rendre invincible....

Le patriotisme, l'abnégation, la vaillance de nos marins fera le reste.

Jamais ils n'ont manqué à leur noble tâche[60]...!

[60] Nous les avons vus encore à l'œuvre sous le commandement de l'illustre amiral Courbet qui, à Son-Tay (Tonkin), a vengé le commandant Rivière et s'apprêtait à poursuivre une vigoureuse campagne, continuée par la prise de Bac-Ninh.

LE SUFFREN

CHAPITRE XLIV

LA COTE, DE CHERBOURG A COUTANCES

De même que les moindres replis de la côte, la campagne entière serait à explorer. Très accidentée, elle forme une suite de collines, de vallons parsemés de superbes ruines, de monuments druidiques, de splendides châteaux anciens et modernes.

Château de Martinvast.

Parmi ces derniers, le château de Martinvast tient une belle place. Il se présente entouré d'un parc remarquable, rempli de vieux arbres, de plantes exotiques et coupé de vastes pelouses, au milieu desquelles se tient encore debout un donjon, seul débris d'une antique forteresse.

L'église du village date du onzième siècle, elle est de style roman.

Non loin, on trouve un dolmen classé parmi les monuments historiques. Le bloc formant table, selon l'étymologie du mot[61], n'a pas moins de 4 mètres de longueur, sur 2m.50 de largeur et 1m.50 d'épaisseur. Les trois blocs qui le soutiennent ont 1m.55 d'élévation.

[61] Dol, table; men, pierre.—Men, pierre; hir, longue.

Certes, ce dolmen est remarquable, mais combien il perd de sa majesté lorsqu'on se souvient des géants celtiques, disséminés à la surface entière de la vieille péninsule bretonne, et que l'on a pu contempler l'extraordinaire dolmen placé sur la rive droite de l'embouchure de l'Aven. Celui-là se compose d'une plate-forme de quinze mètres de longueur sur neuf de largeur!

Château de Tourlaville.

Le reste du monument est dans les mêmes proportions.

Néanmoins, telles que sont les pierres druidiques de la Manche, elles excitent la curiosité et l'intérêt. Les travaux nécessités par l'établissement de la voie ferrée sont un autre sujet d'admiration.

L'allée couverte de Tourlaville, appelée les Roches Pouquelées, corruption probable du mot breton: Poull-piket[62] mériterait bien que l'on se dérangeât pour la parcourir, même si le beau château du seizième siècle, son voisin, n'était intelligemment réparé.

[62] Les poulpikets et les korigans, nains gardiens de trésors cachés, héros de milliers de légendes bretonnes.

Les seigneurs de ce château et de la très vieille tour, seule ruine d'un donjon, ont joué autrefois un grand rôle dans les chroniques du pays, mais un rôle, en général, sanglant et souvent criminel.

Château de Nacqueville.

Le fort de Querqueville défend Cherbourg et son phare éclaire la rade. Une tradition veut que l'église soit bâtie sur les ruines d'un temple romain.

Ce qui reste hors de doute, c'est l'ancienneté d'une grande partie des constructions, maintenant protégées par la commission des monuments historiques.

Le château de Nacqueville est encore très curieux; mais nous devons reprendre le bord de la côte pour ne le plus guère quitter. Il a tout ce qu'il faut pour nous dédommager des jolies excursions sacrifiées.

Les falaises, schisteuses ou granitiques, se présentent extrêmement découpées. Les caresses et les colères du flot y sont, en quelque sorte, écrites sur chaque pierre.

Une baie succède à une anse, un écueil abrupt à une croupe arrondie.


L'extrémité nord-ouest du département se termine en un cap, dit de la Hague, séparé de l'île anglaise d'Aurigny, par le Raz ou canal de Blanchart, qui, selon la belle expression de M. Élisée Reclus, «est le premier de ces terribles défilés marins[63], où le flot de marée et le jusant, resserrés entre des chaînes d'écueils et de bas fonds, coulent comme des fleuves avec une effrayante rapidité.»

[63] Du golfe des îles Normandes.

Nez de Jobourg.

Entre les falaises de ce point du littoral, le Nez de Jobourg est célèbre.

Son aspect ne dément pas le nom humoristique sous lequel il est connu. Le village possède encore, sur son territoire, l'enceinte apparente d'un camp romain, et surtout des grottes réellement belles, ce qui leur a valu l'honneur de devenir le théâtre des contes légendaires répétés aux veillées.

Les sables se montrent plus abondants lorsque l'on approche de Vauville, commune riche en pierres druidiques, classées parmi les monuments historiques.

La baie qui s'étend de Beaumont-Hague à Heauville garde le nom de Vauville. La terminaison de la plupart de ces appellations est bien faite pour jeter un peu de confusion dans les souvenirs des voyageurs.

Guernesey, possession anglaise, fait presque face à la baie.


Nous entrons à Diélette, hameau bâti sur le tout petit fleuve du même nom, ce qui assure à son port, creusé depuis un siècle, le trafic du canton voisin. Le granit, les produits agricoles, d'excellent minerai de fer, la pêche des huîtres y entretiennent l'activité maritime.

Deux phares à feu fixe, l'un blanc, l'autre rouge éclairent le chenal et le port.

Diélette est une dépendance de Flamanville, commune très intéressante à explorer. Elle possède un magnifique château, bâti au dix-septième siècle, dont on vante, avec raison, la cour d'honneur et les escaliers. Le beau granit du pays a été seul employé dans la construction.

Le granit, encore, forme les parois du Trou-Baligan, caverne immense, digne d'abriter toutes les fées et tous les nains, héros des contes populaires.


Le Dolmen de la Pierre-au-Roy touche un mât à signaux: l'emblème du passé côtoie l'emblème civilisateur du présent....


Nous passons rapidement d'une anse à une autre. Presque toutes sont défendues par des écueils et elles restent absolument à sec au moment du reflux.

Beaucoup n'en sont pas moins devenues de laborieux petits ports dont la prospérité augmente chaque année.


Carteret en fait foi. Ne se souciât-on pas de son commerce, que l'on s'y arrêterait bien volontiers pour parcourir ses falaises aux aspects imprévus, et son château.

Une famille seigneuriale porta le nom de Carteret et posséda des fiefs dans l'île de Jersey. Une branche de cette famille adopta la nationalité anglaise et l'un de ses membres, Georges de Carteret, avait, en 1651, le gouvernement du château Elisabeth, la dernière des forteresses de l'île qui se soumit à Cromwell. Deux fois, le gouverneur y donna asile à Charles II, fugitif.

En reconnaissance de l'hospitalité reçue, le monarque offrit au Bailli et aux Jurés de Jersey une superbe Masse en argent, portant, gravée, l'attestation de son séjour. La Masse paraît dans toutes les cérémonies de la Cour de Justice.


On retrouve, ainsi, une foule de traits qui témoignent de l'antique union de l'île avec la France, et des relations constantes qu'elle y entretient.

Iles Chausey.

Port-Bail, comme Carteret, fait partie du canton de Barneville, mais il est en train de devenir plus important que son chef-lieu. Ses industrieux pêcheurs et ses hardis caboteurs ne se laissent rebuter par aucune difficulté. Leur énergie se traduit en prospérité pour le pays, prospérité qui ne saurait manquer de suivre une période ascendante.

Tout en continuant de nous plier aux dentelures du rivage, nous ne pouvons nous empêcher de faire un retour vers une époque lointaine de notre histoire nationale. Philippe Auguste venait de reconquérir la Normandie sur Jean Sans Terre.... Il n'avait qu'à étendre la main pour réunir à sa couronne les îles voisines: Aurigny, Guernesey, Jersey, Serk, Herm, en un mot l'archipel normand: cela n'eut pas lieu.

Oubli, négligence ou hésitation, le résultat n'en fut pas moins malheureux. Ces îles, évidemment, sont des parties détachées du Cotentin....

De plus, les mœurs, les coutumes, le langage y étaient identiques aux mœurs, aux coutumes, au langage du reste de la province normande.

Mais les regrets sont superflus. Nous devons nous résigner à voir, sans les posséder, dans les eaux françaises, ces charmants joyaux maritimes.

Il nous faut nous contenter des Iles Chausey, immenses bancs de granit, au nombre d'une cinquantaine, exploités en carrières de pierres à bâtir.

Leur gisement s'étend sur plus de douze kilomètres. Un beau phare à feu fixe, avec éclats rouges, est situé sur le plus grand de ces îlots.


A peu de distance de l'embouchure de l'Ay, petit cours d'eau qui vient tomber dans la Manche, en face de Jersey, on trouve les restes de la riche abbaye bénédictine de Lessay. L'église date du onzième siècle; son magnifique portail, sa belle tour, ainsi que ses cloîtres, subsistent assez bien conservés.


Pour nous rendre à Coutances, nous traverserons le canal du même nom formé par la Soulle, rivière qui, au pont de la Roque, se jette dans le petit fleuve appelé la Sienne.

Près Osmonville.

COUTANCES

CHAPITRE XLV

COUTANCES.—LE COMTE DE TOURVILLE.—LES HAUTEVILLE

Une énorme tour, accostée de flèches pyramidales, se découpe sur le bleu du ciel. C'est le couronnement de la cathédrale de Coutances qui, par sa situation, domine tous les environs et sert de point de reconnaissance aux navigateurs.

L'origine de la ville est controversée, mais les historiens s'accordent pour la faire remonter aux premiers siècles de notre histoire nationale.

Elle aurait été l'une des principales villes des Unelli et, plus tard, aurait pris le nom de l'empereur Constance Chlore, qui se serait beaucoup occupé d'elle.

Une chose est très certaine: on la trouve nettement désignée vers la fin du quatrième siècle, et, peu de temps après, son église avait le rang d'évêché. La suprématie épiscopale lui a été conservée, mais l'autorité administrative est échue à Saint-Lô, placé plus au centre du département.


On ne voit pas que Coutances ait joué un grand rôle jusqu'à ce que la guerre de Cent ans éclatât. Cela dut tenir aux ravages exercés par les Normands dans la pauvre cité. Plus tard Talbot, ce même Talbot que plusieurs historiens français (!!) appellent «grand», terrorisa Coutances par tous les horribles excès déjà commis à Harfleur, à Honfleur et dans un grand nombre de villes normandes.

Le mal en arriva à un point si insupportable que la population entière se souleva enfin et chassa honteusement l'étranger.

Toutefois, le joug anglais ne fut entièrement brisé que par le connétable de Richemont, en 1449; mais les vicissitudes de Coutances ne furent point, pour cela, terminées.

Louis XI punit d'une manière cruelle sa participation à la Ligue du Bien Public, et les guerres de religion devinrent le signal de scènes affreuses.

A peine commençait-elle à oublier ces tristes souvenirs que la révolte des Nu-Pieds éclata.

Louis XIII avait établi une taxe excessive sur les cuirs. Les cordonniers de Bayeux, en grand nombre dans cette ville, jugèrent qu'il leur était impossible de subir un semblable impôt.

Ils se rebellèrent et prirent le surnom de Nu-pieds. On crut vaincre sûrement les meneurs en pendant, rouant et jetant leurs chefs aux galères. On se trompa.

Loin de rester circonscrite dans le pays Bessin, la ligue populaire devint traînée de poudre. Elle se ramifia un peu partout, en Normandie, mais le Cotentin et l'Avranchin devinrent ses principaux foyers de résistance.

Les maux qui en furent la suite sont incalculables et tous les historiens s'accordent à dire que la répression coûta autant, sinon davantage, à la province, que lui avait coûté la révolte.


Enfin, Coutances subit le contre-coup de la révocation de l'Édit de Nantes; mais, depuis lors, le calme de son existence n'a guère été troublé.

Un moment, pourtant, elle put prétendre à un surcroît d'activité. L'Assemblée Constituante la désigna pour chef-lieu du département nouveau.

Napoléon rapporta le décret et Coutances ne garda que la juridiction criminelle. Seulement, quand eut lieu la révision des sièges épiscopaux, l'ancienneté de son église plaida en sa faveur et elle bénéficia de la suppression de l'évêché d'Avranches.


Si blasés que soient nos yeux par les singuliers mélanges architectoniques dont nous sommes accablés depuis une trentaine d'années, les plus indifférents ne peuvent, sans admiration, contempler la cathédrale, imposante par la masse de ses bâtiments, élégante et simple, quoique riche, par les détails dont le plus pur style ogival a relevé son ensemble.

Sa fondation remonte au treizième siècle; elle domine non seulement la ville, mais les environs, sur un horizon très étendu, car sa hauteur totale n'est pas moindre de cent trente-quatre mètres, et le monticule qui la soutient est lui-même fort élevé.

Deux beaux portails latéraux complètent l'effet produit par la grosse tour, les tourelles et les flèches purement dentelées.

A l'intérieur, des verrières bien conservées s'harmonisent avec des autels portant le cachet d'une ancienneté vénérable. La plus belle des chapelles est dédiée à la Vierge qui, sous le vocable de Notre-Dame, est patronne de la cathédrale.

Cathédrale de Coutances.

Après ce magnifique monument, on a encore à voir Saint-Pierre et l'aqueduc dit des Piliers, ouvrage attribué aux Romains, mais qui fut presque entièrement reconstruit au douzième ou au treizième siècle. Des seize arches qui le composaient, cinq seulement ont pu résister au temps.


Malgré son aspect un peu morne, Coutances fait un assez profitable commerce des produits agricoles et manufacturiers de l'arrondissement. Les transactions sont grandement aidées par le canal de Soulle, qui la met en communication avec le havre de Régneville et le petit port du même nom, de plus en plus fréquenté.

Un château-fort protégeait autrefois Régneville. Maintenant, la population s'adonne à peu près tout entière à la pêche du littoral, à l'élevage fructueux des huîtres et au cabotage, qui tend à prendre une sérieuse importance.


Riche en souvenirs historiques, l'arrondissement de Coutances compte, parmi ses enfants, un grand nombre d'hommes célèbres à divers titres.

Le très ancien petit bourg de Hambye, capitale, au temps de liberté de la Gaule, d'une peuplade, se retrouve intimement lié aux légendes jersiaises.

Il conserve avec soin les restes imposants de sa forteresse et les belles ruines d'une abbaye datant du douzième siècle.

Sous les voûtes croulantes de l'église repose le cercueil de Louis d'Estouteville, l'héroïque capitaine dont les annales du Mont Saint-Michel ont gardé la glorieuse mémoire.


Le château féodal de Saint-Denis-le-Gast vit naître Saint-Evremond.


Tourville, le vaillant vaincu du combat de la Hougue, naquit, en 1642, au château portant le nom de sa famille, fort ancienne et puissante.

M. Léon Guérin, un de ses biographes, a écrit de lui:

«Il y a en quelque sorte deux marins dans Tourville: L'un, tout de premier mouvement, tout d'inspiration, tout de feu, qui s'élance et triomphe à l'abordage, comme Jean Bart; l'autre méditatif, prudent, calculateur, rangeant le plus de chances possibles de son côté avant de rien hasarder, comme Duquesne.

«Aussi sa vie militaire se divise-t-elle en deux parts, qui offrent, sous deux aspects différents, chacune leur genre de beauté, chacune leurs enseignements. Dans la première, c'est la fougue de la plus valeureuse jeunesse; dans la seconde, c'est la sagesse et l'expérience de l'âge mûr, acquises avant le temps.»

On ne pouvait mieux définir le génie de Tourville, qui parut toujours aussi grand, soit que le succès répondit à son courage, soit que le hasard le trahit.

Il avait dix-sept ans lors de sa première campagne contre les pirates barbaresques et il y accomplit de tels prodiges de hardiesse, d'intrépidité, de vivacité d'esprit que sa renommée fut aussitôt établie. Six années entières, passées en croisières brillantes sur la Méditerranée, entoura son nom d'un si grand éclat, que Louis XIV n'hésita pas à donner au jeune comte le grade de capitaine de vaisseau.

Sous les ordres du vice-amiral d'Estrées, il se trouva, en 1672, face à face avec le redoutable amiral hollandais Ruyter, et sut l'empêcher de capturer son vaisseau le Sans-Pareil[64].

[64] Le Musée de Marine conserve un modèle du Sans-Pareil, mais postérieur au temps de Tourville. Il a également un modèle du Royal-Louis ou Soleil-Royal (modèle du temps de Louis XIV), vaisseau monté par Tourville à la Hougue. Ou est en train d'en rétablir les plans d'après des données manuscrites trouvées au Musée.

Partout, il se signale à l'attention. Duquesne le regardait comme l'un des plus habiles, des plus vaillants marins qu'il connût. Tourville méritait l'éloge; sa vie entière est remplie de faits éclatants. Il ose, en 1685, alors que, de nouveau, son vaisseau était sous les ordres de d'Estrées, proposer et exécuter la périlleuse aventure d'aller, avec une seule chaloupe, explorer le port de Tripoli. Pendant toute une nuit, il sonde la rade, trouve la place favorable pour que la flotte française vienne s'y embosser, et, par cet excès d'audace, provoque la soumission des pirates tripolitains.

Sa lutte contre le vice-amiral espagnol Papachin, dont nous avons dit un mot à propos du Salut entre bâtiments, fut homérique.

Papachin se croyant de beaucoup plus fort que Tourville, refusait de saluer le pavillon français. Mais, à la fin, vaincu, désemparé, près de couler bas, il s'estima trop heureux d'obéir.


Nous n'avons pas à suivre Tourville dans chacun des combats où sa valeur sembla dompter les chances les plus contraires. Si une seule fois la victoire lui échappe, ce n'est pas sa prévoyance qu'il faut accuser.

M. Léon Guérin donne, avec une concision plus frappante que n'importe quelle longue explication, les causes du funeste combat de la Hougue.

«Tourville, dit-il, voulait attendre d'avoir les forces nécessaires pour lutter contre les quatre-vingt-seize vaisseaux et les vingt-trois frégates ainsi que les brûlots de la flotte anglo-hollandaise.

«Mais le ministre Pontchartrain (le père), triste successeur de Colbert et de Seignelay, eut la témérité de lui écrire:

«Ce n'est point à vous à discuter les ordres du roi, c'est à vous de les exécuter et d'entrer dans la Manche[65]. Mandez-moi si vous le voulez faire, sinon le roi commettra à votre place quelqu'un plus obéissant et moins circonspect que vous».

[65] Tourville était alors à Brest.

«Tourville, l'indignation et le désespoir au cœur, assembla aussitôt ses capitaines, et leur fit la lecture de cette insolente épître.

«Il ne s'agit point de délibérer, leur dit-il ensuite, mais d'agir. Si on nous accuse de circonspection, du moins que l'on ne nous taxe pas de lâcheté.» Et il les renvoya de suite en leur donnant l'ordre d'appareiller, quoiqu'il n'eut que trente-neuf vaisseaux et sept brûlots à sa disposition.

Comme si ce n'eût pas été assez de la lettre de Pontchartrain, Louis XIV avait envoyé, signées de sa main, des instructions pour chercher les ennemis «et les combattre forts ou faibles partout où on les rencontrerait.» Le roi ajoutait s'en remettre à Tourville pour, «s'il y avait du désavantage, sauver l'armée le mieux qu'il pourrait!!!»


Le désastre de la Hougue répondit à ces incroyables paroles[66].

[66] Pour ne rien laisser dans l'ombre, nous devons ajouter que Louis XIV, ayant eu avis de la réunion des Anglais et des Hollandais, envoya un contre-ordre à Tourville. Par suite de plusieurs malheureuses circonstances, ce contre-ordre, sauveur de notre flotte, n'arriva pas.

Et, pourtant, Tourville ne fut pas vaincu au vrai sens du mot.

Pas un de ses lieutenants n'amena pavillon, mais l'état de la mer donna à l'ennemi, le lendemain, la supériorité contre des vaisseaux désemparés[67]....

[67] M. l'amiral Paris a calculé le poids des boulets des deux flottes. Les ennemis lançaient le double de fer, et leurs brûlots avaient beau jeu sur des navires désemparés.

Nous savons ce qu'il advint de treize de nos bâtiments, mais si, à cette époque, Cherbourg n'avait été un port sans défense, sans profondeur, sans étendue, notre flotte y eut trouvé le salut.

Au sujet de ce triste lendemain, M. Léon Guérin rectifie encore une erreur trop accréditée. Certes, la perte de treize bâtiments était grande, mais elle affaiblit les cadres de notre marine sans l'anéantir, à loin près, ainsi que, souvent, on l'a répété. Et la meilleure preuve en est que, quelques mois après, Tourville recevait le commandement d'une escadre de quatre-vingt-dix-huit vaisseaux de ligne.

Louis XIV avait déjà reconnu la faute où son ministre et lui étaient tombés. Le 27 mars 1693, il élevait Tourville à la dignité de maréchal de France.

Le 28 juin de la même année, le nouveau maréchal vengeait avec usure son chagrin, et faisait éprouver aux vice-amiraux anglo-hollandais une défaite si épouvantable que le commerce des alliés en fut, pour longtemps, ébranlé.

Pendant huit ans, encore, l'illustre marin servit brillamment son pays. Quand il mourut, le 28 mai 1701, la flotte entière le pleura, car les matelots l'aimaient autant qu'ils l'admiraient[68].

[68] L'art des évolutions était arrivé à un degré de perfection admirable; on en possède une trace dans l'œuvre du P. Hoste qui fut aumônier, pendant quinze ans, sous Duquesne et Tourville. (Amiral Pâris.)

Son fils unique ne lui survécut que peu de temps, mais le nom de Tourville restait gravé au livre immortel des gloires incontestées de la France.


Un autre nom surgit, entouré, celui-ci, du nimbe à demi fabuleux de l'épopée.

Elle semble empruntée aux romans de chevalerie, l'histoire de ces Hauteville, petits hobereaux normands qui, se souvenant des exploits des Harold et des Rollon partent, suivis de trois cents soldats, à la délivrance des empires, à la conquête des royaumes.

Le père de ces hardis guerriers, Tancrède de Hauteville, avait glorieusement servi le duc normand, Richard II.

Vieux et fatigué, il se retire dans son fief de Hauteville, près Coutances, où l'attendent douze fils courageux, intrépides, hardis comme lui.

Tancrède.

Ils ne resteront pas longtemps au manoir paternel, les aventureux jeunes hommes, car ils connaissent l'histoire de la délivrance du prince de Salerme par quarante pèlerins normands, et ils viennent d'apprendre que cinq autres compatriotes, cinq frères, ont su se faire une belle place dans l'Italie méridionale.


Pourquoi ne partiraient-ils pas à leur tour? Ils ont l'audace et la force, en la personne de Guillaume Bras-de-fer, de Drogon, d'Onfroi, de Geofroy, de Mauger, d'un autre Guillaume, d'Alverède, de Humbert et de Tancrède. Ils ont l'habileté et la finesse en la personne de Robert que ses talents ont fait surnommer Guiscard ou l'Avisé: ils ont la prudence et la fermeté en Roger, le plus jeune de la famille.

Oui, il faut partir, après avoir, toutefois, assuré le sort du nom du père dans la patrie commune. Serlon, un des fils ainés, restera au manoir.

Loin de s'opposer à ces projets, le vieux Tancrède les fortifiait. Pressentait-il la gloire future de sa maison?


La fortune, une fortune inouïe couronne les entreprises des frères alliés. Guillaume Bras-de-fer, parti, d'abord, avec Drogon et Humfroi, se signale par la conquête de la Calabre et de la Pouille; mais il était réservé à Robert de fonder sûrement la principauté nouvelle. D'une bravoure indomptable, ce dernier décide du sort de plusieurs batailles et sa prudence sait en assurer les fruits.

Comte de Pouille, puis duc de Calabre, il traite avec les papes, maintient ses droits et repousse successivement l'empereur d'Allemagne et l'empereur grec, qui sont obligés de le reconnaître comme légitime souverain.


La vie de Roger, le dernier des fils de Tancrède de Hauteville, est plus accidentée encore. Après avoir servi fidèlement Robert pendant la soumission de la Calabre, il entreprend d'enlever la Sicile aux Sarrasins.

Vingt-huit ans de luttes acharnées, traversées par des revers terribles, n'abattent pas sa volonté. L'île devient sienne et le titre de Grand Comte lui est décerné, non point seulement par lui-même, mais par l'histoire.


Son fils aîné, Roger II, achève l'œuvre si bien commencée. Il réunit Naples et Palerme sous son sceptre.... L'union devait durer jusqu'à nos jours, comme se conserva le titre de Roi des Deux-Siciles.


Une dernière gloire était réservée aux Hauteville.


Un neveu de Robert Guischard, un petit-fils du vieux chevalier mort près de Coutances, et portant également le nom de Tancrède, se met, en 1095, à la tête des Normands de Sicile qui vont prendre part à la première croisade.

Il sait se distinguer parmi tant de valeureux chevaliers, conquiert le pays de Galilée, et prend le titre de prince de Tibériade! Plus tard, on lui confie le gouvernement d'Antioche et d'Édesse....


Enthousiasmé, Raoul (de Caen) qui a suivi en Palestine le prince normand, se donne la tâche d'écrire la relation de ses exploits, et, cinq cents ans après l'achèvement de ce curieux travail, Torquato Tasso, subissant l'enthousiasme de Raoul, fera de Tancrède l'un des principaux héros de sa Jérusalem délivrée, plaçant le nom de Hauteville dans les régions merveilleuses où jamais l'oubli ne saurait l'atteindre ni l'obscurcir.


Ainsi se réalise, en sa naïve simplicité, la définition donnée par les vieux chroniqueurs de l'appellation du fief appartenant au serviteur de Richard II de Normandie.

«Le château de Hauteville, près Coutances, fut ainsi nommé, moins à cause de la hauteur du lieu qu'il occupe, que de celle qui attendait la postérité de son noble maître.»


On aimerait à parcourir au moins les ruines du donjon natal de ces fiers conquérants, mais Hauteville ou Hautteville-la-Guichard n'en a rien conservé. Peut-être, toutefois, une trace de la gloire de ses anciens seigneurs se ravive-t-elle dans son nom: Guichard ne serait-il pas la corruption du surnom de Robert, duc de Pouille et de Calabre: Guiscard ou l'Avisé?


Coutances peut se replier dans son calme heureux et prospère.

Si l'histoire ne garde pas grand souvenir de son existence, comme cité, elle peut s'estimer suffisamment ennoblie, quand elle unit son blason au blason des Tourville et des Hauteville.

Robert Guiscard.

GRANVILLE

CHAPITRE XLVI

GRANVILLE.—AVRANCHES.—PONTORSON

De nouveau, les sables recommencent à envahir le rivage. Ils vont ainsi, augmentant toujours en étendue, jusqu'à l'immense estuaire de 250 kilomètres carrés, désigné sous le nom de baie du Mont Saint-Michel.

Des pointes granitiques percent cette lourde enveloppe. L'une d'elles, située à l'embouchure d'un petit cours d'eau: le Boscq, s'avance vers le nord de la baie.

Plan de Granville en 1693.

Sous l'action incessante du flot, la base de cette presqu'île a fini par se creuser en grottes dont les parois, révolues de mousse marine, semblent laisser ruisseler une pluie de sang.

Le promontoire lui-même a dû subir de nombreux chocs et, sans doute, sa forme actuelle est l'œuvre de la mer. Il se développe en croissant, dont l'extrémité nord se hérisse des crêtes aiguës du Rocher-Fourchu, et l'extrémité sud des roches dites le Corps-de-Garde.


Ce fut sur ce cap, fortifié naturellement, que Grannon, seigneur normand, bâtit une chapelle, origine d'un hameau de pêcheurs, plus tard devenu cité.

Au treizième siècle, un seigneur de Granville est mentionné; mais l'importance de la ville ne date que du milieu du quinzième siècle, où elle devint une place forte ardemment disputée pendant les guerres sans cesse renaissantes entre les Français et les Anglais.

Eglise de Granville.

Les fortifications ont été reconstruites au dix-huitième siècle et améliorées encore depuis. Mais ce qui nous intéressera beaucoup plus, c'est la prospérité continuellement ascendante du commerce granvillais.


Prospérité due à la pêche et aux transactions maritimes, renaissance de la florissante époque (1786) où l'on comptait, à Granville, plus de six mille marins, soumis aux devoirs de l'inscription.

La guerre civile, d'abord, puis les campagnes sans fin de Napoléon Ier portèrent un terrible coup à la laborieuse ville. Mais elle a su vite reprendre son essor.

Granville ne cesse de concentrer ses efforts pour que la navigation trouve chez elle toutes les facilités possibles afin d'attirer le mouvement commercial qui est une de ses grandes ressources.

L'entrée du chenal a été rendue plus commode, le bassin à flot peut contenir plus de cent navires, n'importe quel en soit le tonnage: De grandes frégates y recevraient asile. Un nouveau môle, c'est-à-dire une jetée disposée de manière à assurer la sécurité de la rade, a été construit tout en granit; les quais ont été prolongés. En un mot, Granville estime, avec raison, qu'elle ne saurait trop faire pour assurer sa prospérité maritime.

Paysanne des environs de Granville.

On se trouve, ici, en plein pays de pêche. Les armements pour les bancs de morue de Terre-Neuve et d'Islande sont toujours très actifs, ainsi que les industries, conséquences, non seulement de cette pêche, mais de toutes les autres.


C'est un bien charmant tableau que celui dont on peut jouir de la pointe du promontoire. Les navires entrent et sortent pressés, les bateaux pêcheurs forment de petites flottilles; les paquebots, en relations quotidiennes avec Jersey et Guernesey, portent presque toujours de nombreux voyageurs; les canots de plaisance bercent doucement sur les vagues des passagers souvent intimidés de leur propre audace—et, formant cadre au panorama,—l'imposante baie du mont Saint-Michel se déploie, large, sereine, fière du splendide édifice qui lui a donné son nom.

Les heures semblent trop courtes; on revient avec un empressement toujours nouveau à cette place d'où l'œil se repose, enchanté, sur mille objets pleins d'intérêt.

Après une telle promenade, l'intérieur de la cité, divisée en ville haute, close de murailles, et en ville basse, blottie autour du port, semble triste.

Les vieilles maisons, en granit noirci par l'air et le vent chargés d'exhalaisons marines, présentent leurs façades sombres, comme rébarbatives.

Mais, à travers les rues tortueuses et rocailleuses, circule une aimable population. Les femmes, surtout, se distinguent par leur beauté au type méridional. Quelques savants, M. de Quatrefages, en tête, les regardent comme filles d'une colonie basque, établie à Granville au moyen âge.

M. Baude, d'accord en cela avec les traditions, les fait descendre de Siciliennes, devenues compagnes des soldats des sires de Hauteville.

N'importe leur origine, elles contribuent à donner un cachet à part aux promenades dans Granville qui, sans cette division, sembleraient singulièrement fatigantes.


Les îles Chausey gisent en face du port, à environ douze kilomètres. Elles ne donnent que du granit, très beau à la vérité, et de prodigieuses quantités de lapins. C'est à se demander comment la gent rongeuse peut pulluler ainsi au milieu d'entassements énormes de rochers nus, arides... la mer, sans doute, pourvoit à la difficulté.


En continuant à suivre le rivage, on trouve un petit cours d'eau: la Sée, qui, en compagnie de la Sélune, vient former un golfe minuscule dans le grand golfe renfermé entre la pointe de Cancale et celle de Granville.

La Sée serpente à travers des marais et des grèves constamment fouillées par les infiltrations d'eaux douces et salées. Les plages mouvantes commencent; il devient nécessaire de ne point courir la côte sans guide exercé.

Mais on ne ferait guère attention à l'humble fleuve, s'il n'avait l'honneur de porter sur sa rive gauche l'une des plus charmantes petites villes que l'on puisse désirer visiter.

Avranches s'étage en amphithéâtre sur une colline élevée, qui la place comme en sentinelle au centre d'un vaste horizon.

Elle fut la capitale des Abrincatui, vaillante peuplade gauloise qui voulut résister à César, mais dut subir la vengeance du conquérant. En raison de sa situation, excellente pour une place de guerre, un préfet de légion y résida.


Avranches fut érigée en évêché dès les premières années du sixième siècle, en faveur de saint Léonicien. Plusieurs de ses prélats ont eu un rôle historique: saint Nepos, saint Sever, saint Aubert, ce dernier a fondé l'abbaye du Mont Saint-Michel.

Charlemagne résolut de préserver la ville des incursions des Normands; mais ses successeurs négligèrent d'imiter un si utile exemple et Avranches fut ravagée plusieurs fois.

Avec le reste de la Neustrie, elle passa sous la domination du duc Guillaume Longue-Epée, qui lui donna le rang de Comté.

Les chroniques attribuent à l'un de ses comtes, Hugues, dit le Loup, la véritable fondation des sociétés littéraires et scientifiques, gloire future d'Avranches.

Ainsi que les autres cités normandes, elle fut, tour à tour, prise, reprise, détruite et relevée de ses ruines. Enlevée, en 1203, à Jean Sans-Terre, roi d'Angleterre, elle fut rasée. Saint Louis la rebâtit et entreprit de la fortifier de nouveau. Enfin, en 1450, elle fut réunie à la patrie française.


Ces diverses péripéties ont enlevé à Avranches les monuments qui l'enrichissaient. De sa vieille cathédrale, il ne reste qu'une pierre, mais la valeur historique de ce débris est grande. Henri II, roi d'Angleterre, y appuya ses genoux, quand, en 1172, il se prosterna devant les légats du pape, tout prêt à subir la fustigation, en réparation du meurtre de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry. Il faut lire dans Augustin Thierry le récit de cette scène entière. Une inscription en rapporte le souvenir.

Mais si Avranches n'a plus de monuments, elle a gardé son admirable position, son aspect souriant, gai, heureux.

Quelques débris de ses vieux remparts apparaissent, çà et là, sans parvenir à l'assombrir. Ils deviennent, au contraire, un attrait de plus.


On ne se fatigue point de parcourir la ville. Presque toutes ses places sont remarquables. Sur celle dite: d'Estoudeville on trouve les ruines intéressantes d'un antique château-fort. De la place Daniel-Huet, ainsi nommée en l'honneur du savant évêque qui, pendant dix ans, fut la gloire d'Avranches, on contemple la baie du Mont Saint-Michel tout entière.


Par un beau jour de soleil, c'est un spectacle éblouissant. Par un jour de tempête, le tableau devient plus saisissant encore; les nuages plombés, la mer bondissante, les sables bouleversés, semblent vouloir s'acharner sur le roc qui, depuis onze siècles, porte la merveilleuse abbaye fondée par saint Aubert, et la portera, il faut l'espérer, pendant de longs siècles encore.


Difficilement, on s'arrache à cette vue; mais, chose qu'il serait injuste d'oublier, on prend intérêt à parcourir les jolis boulevards, plantés de tilleuls, entourant Avranches d'une verte et agréable couronne. On reste longtemps, bien longtemps, dans les allées du Jardin botanique, admirable site plein de poésie.

La Bibliothèque et ses manuscrits, précieuses épaves, pour la plupart, de l'abbaye du Mont Saint-Michel, exigerait des stations répétées, si l'on voulait feuilleter ses principaux trésors.


Enfin, on va plus d'une fois revoir la Nafrée, promenade dont beaucoup de grandes villes s'enorgueilliraient avec raison.

Et, pour enrichir par un souvenir sans rival possible le long voyage qui nous a amenés ici, nous prenons la route de la grève fertile en naufrages: la grève du Mont Saint-Michel au péril de la mer!


Cependant, nous n'y arriverons pas sans faire un détour, car notre itinéraire s'arrête à la frontière Bretonne et Pontorson est encore ville normande.

Mais, le moyen, en quittant l'abbaye du Mont, de prendre intérêt à la petite cité? Elle mérite, néanmoins, de ne point être oubliée, c'est pourquoi nous nous y rendrons d'abord.


Pontorson a une origine très ancienne et joua longtemps, au moyen âge, un rôle important.

Cette petite ville est bâtie à l'embouchure du Couësnon, fleuve insignifiant, quant à l'étendue de son cours, atteignant environ soixante kilomètres; mais ce mince cours d'eau a vu, plus d'une fois, la fortune d'un pays se décider sur ses bords.

Il limite, ici, la frontière bretonne, et un vieux proverbe accuse le Couësnon d'avoir fait trop belle la part de la Normandie.

Un jour Coësnon,
En sa folie,
A mis le Mont
En Normandie.

Peut-être ce proverbe a-t-il raison. Le petit fleuve qui vient se perdre dans les sables de la baie du Mont Saint-Michel, a eu, jusque de nos jours, une renommée bien justifiée de caprice. Tantôt il était un faible ruisseau, tantôt un torrent coulant entre des rives mobiles qu'il refoulait ou acceptait, parfois, d'un jour à l'autre. Les vieilles chroniques sont remplies de détails à ce sujet, et, maintes fois, ce fut le prétexte de querelles entre les ducs normands et les ducs bretons.

Aujourd'hui, le Couësnon a été endigué et son cours régularisé, il ne pourrait plus favoriser un département au grand dommage de l'autre.... en admettant qu'il l'ait jamais fait.

Le premier château-fort construit à Pontorson date du règne de Robert, père de Guillaume le Conquérant; le duc voulait se garder du côté de la Bretagne.

Cette forteresse fut rebâtie en 1135 et en 1171; elle passa, plus tard, sous le commandement de du Guesclin, que Charles V avait voulu récompenser de ses services. Le roi opposait ainsi un fort boulevard aux incursions anglaises.

Quatre faits historiques se dégagent des annales de la ville.

Bertrand du Guesclin et Olivier de Clisson se donnèrent, un jour, rendez-vous sur le pont de la petite cité. Ils voulaient se jurer solennellement une confraternité d'armes que tous deux désiraient et qu'ils tinrent fidèlement. On sait qu'après la mort du connétable, ce fut son ami Clisson que le roi appela à le remplacer.

Le second fait garde la mémoire de l'héroïsme de Julienne du Guesclin, sœur de l'immortel guerrier.

Une nuit, les Anglais, sachant que leur ennemi était absent de Pontorson, vinrent assiéger le château, s'en fiant, pour réussir, à des intelligences qu'ils avaient su se ménager dans la place.

Par bonheur, Julienne veillait. Intrépide, elle ne se contenta pas de donner l'alarme, mais renversa, de ses propres mains, les échelles des assaillants, qui furent repoussés.

Plus tard, Pontorson devient une des places fortes du calvinisme; les fameux Montgommery la gouvernèrent[69].

[69] Il y a encore à Pontorson trois maisons ayant appartenu aux Montgommery et parfaitement conservées. L'une est aujourd'hui un hôtel, les autres des habitations particulières.

Puis, en 1636, les bandes populaires, dites Nu-pieds, l'envahirent. La révolte qui, de Bayeux, avait gagné le Cotentin et l'Avranchin entiers, expira ici, mais non avant de s'être livrée à des excès qui amenèrent d'affreuses représailles.

Un siècle après, un violent incendie détruisait Pontorson presque en entier.

Avranches.—Hôtel de ville.

De nos jours, la petite cité s'occupe de tirer le meilleur parti possible de sa situation et s'enorgueillit, à juste titre, de son église, la plus intéressante, peut-être, de tout le pays d'Avranches. Elle possède, entre autres choses curieuses, des sculptures sur pierre d'une exécution à la fois très naïve et très gracieuse, malheureusement ces sculptures ont été mutilées au temps des guerres de religion, toutes les statuettes ont la tête enlevée, moins 13 qui représentent Jésus-Christ et les apôtres.

Voisine de Pontorson, se trouve une vieille châtellenie dont le titre, francisé, est devenu l'un des noms les plus illustres de notre histoire, car de Guarplic, Glesquin, Glaquin, ainsi que de plusieurs autres variantes, a été formé le nom de Du Guesclin!...

MONT SAINT-MICHEL

CHAPITRE XLVII

LE MONT SAINT-MICHEL

Après les grands aspects des côtes rocheuses, rien n'est comparable aux lignes fuyantes et désolées des sables de la baie du Mont Saint-Michel; rien n'est mieux fait pour pénétrer l'esprit de la vérité des révolutions physiques, si souvent démontrées par la science, et qu'un désir inassouvi de calme paisible porte à mettre en doute.

Chaque pas, ici, produit une surprise nouvelle.


Le reflux vient d'emporter aux bornes d'un horizon lointain les vagues menaçantes.

La grève s'abaisse, toute fatiguée encore de la pression de la mer; mais le Mont, mais Tombelaine, mais les promontoires de Cancale, de Granville, la colline d'Avranches savent résister aux secousses des lames obstinées.

Sur toute l'étendue de l'estuaire, une couleur blanche, cendrée répand sa note attristante; mais les contours des rivages s'accusent par les nuances vivaces de leur riche verdure.

Une sensation d'impuissance absolue contre la force fougueuse qui a frayé ce lit démesuré pénètre le cœur et l'esprit; mais la radieuse symphonie des flèches de l'abbaye couronnant le Mont prouve à l'âme qu'elle n'a pas perdu tout ascendant sur la matière, que, partout, elle vaincra encore, si elle s'appuie sur une volonté vraie, sur un labeur incessant.


La toile animée change son décor.

Le flux, impatient, arrive par bonds emportés. Il refoule devant lui les pauvres petits ruisseaux qui, à marée basse, se jouent sur le sable. Il arrive, non point brillant et clair, mais saturé des débris du sol mobile que son approche a bouleversé. Un bruit menaçant le précède....


Involontairement, on se souvient des vers écrits par Brizeux, pendant son voyage à cette pointe extrême de la Cornouailles qui regarde l'île de Sein:

«.... L'effroi de l'Armorique,»

et en vue de la Baie des Trépassés dont le

«.... Sable pâle est fait des ossements broyés,
«Et le bruit de ses bords est le cri des noyés!»

Ce souvenir se présente d'autant plus net à la pensée que, malgré le scepticisme de certains savants, peut-être bien prompts dans leurs affirmations, les traditions locales sont unanimes à garder la mémoire de drames effrayants accomplis au milieu des grèves.

Le sable, presque blanc ou gris, est fin, doux, onctueux au toucher. Le voyageur imprudent ne s'aperçoit pas de la facilité avec laquelle il cède sous son pied et se désagrège au contact de l'eau.

Seulement, peu à peu, la marche devient fatigante, et, quand on veut reculer, il n'est plus temps!....

On appelle enlisement ce genre de mort trop souvent renouvelé parmi les langues ou sables, qui cachent des gouffres insondables, puisque, disent les légendes, des navires y auraient disparu entièrement, de la carène à la pointe des mâts....


La baie du Mont Saint-Michel, c'est Protée variant sa physionomie sous l'empire de son caprice.

Parfois, l'action de la lumière se combinant avec l'action de l'humidité, le désert sablonneux, imprégné de sel, devient le théâtre des phénomènes les plus curieux de mirage.

Collines, arbres, rivières, barques paraissent se décupler; des monuments aériens font étinceler leurs coupoles dorées, puis, subitement, croulent au plus léger choc.

Parfois, encore, d'épais brouillards meuvent leurs flocons sombres dans un lent tourbillonnement où s'effacent rivages, sables, filets d'eau, flots écumeux.... Ils ensevelissent tout, sauf le sommet du Mont qui, pareil à un majestueux navire, plonge sa base dans la masse livide et va, de sa cime la plus aiguë, chercher l'éclatant rayon de soleil voilé par la brume!....


Les marées, sur cette nappe friable, atteignent une amplitude démesurée. On y a constaté, dit M. Elisée Reclus, «une élévation verticale de 15 mètres. Cette hauteur du flot n'est dépassée, dans le monde entier, que par celle des courants de marée qui pénètrent dans la baie de la Severn, en Angleterre, et dans la baie de Fundy (Amérique) entre la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.»

Cette élévation est due aux obstacles rencontrés par les vagues qui, successivement, depuis la pointe de la Hague jusqu'à la côte bretonne, se déchirent contre les pointes granitiques du rivage du Cotentin, des récifs de l'archipel anglais et, trouvant enfin un libre passage, s'y engouffrent avec furie.

Le Mont Saint-Michel en 1693.

Souvent, on a comparé le mugissement de la marée montante au bruit des chariots d'une nombreuse artillerie défilant au galop. C'est moins et plus que cela, le bruit ne ressemble à aucun autre: Voix troublante, elle emplit l'espace, éveillant un écho, là même où nul écho ne semblait pouvoir retentir!...


Ici, mieux encore que sur le littoral déjà parcouru, on comprend la portée des patientes observations tendant à prouver l'envahissement continu de la mer.

Certes, nous sommes loin de ceux qui, sans grand effort, acceptent les croyances populaires; mais nous nous rangeons parmi ceux qui cherchent le grain de vérité enfoui sous les exagérations de l'ignorance.

Rien de facile comme d'appeler fabuleuses les traditions qui gardent le souvenir de villes nombreuses disparues; rien de plus ardu que d'en démontrer la fausseté.... Et voici des faits tout récents, venant prouver à quel point l'histoire de demain peut être la fidèle copie des légendes d'autrefois...


Après M. Chèvremont, un savant consciencieux, M. Quenault, pousse le cri d'alarme.

«Cette année, écrivait-il en 1882, deux grandes marées, celles de mars et d'août, poussées par une tempête, ont augmenté le domaine de la mer aux dépens de notre rivage (la côte voisine de Coutances) d'une largeur d'environ dix mètres. Depuis vingt ans, la mer n'avait pas été aussi haute; les dunes sont coupées à pic dans toutes les communes du littoral. La mer a été terrible dans la dernière marée; elle a disloqué complètement une chaussée.»

Le Mont Saint-Michel et la fontaine Saint-Aubert.

Il y a donc près de trente ans que M. Quenault poursuit ses investigations, et chaque étude nouvelle lui donne raison.

Comment les parties friables d'un terrain pourraient-elles subir, sans se désagréger, la morsure acharnée des flots? Le granit lui-même s'y effrite.


Passons à travers le dédale de l'archipel normand, voyons les courants se replier en serpents agiles autour de chaque îlot.

Recueillons les souvenirs des vieillards: plus d'un a vu le temps où la mer était moins proche du rivage.

Franchissons le canal si justement appelé, à cause de ses dangers, Passage de la Déroute; il sépare Guernesey de Jersey. Notons les noms, comparons l'histoire, les titres anglais, à l'histoire, aux titres français et rendons-nous à l'évidence.

Le Mont Saint-Michel, face côté Nord.

Oui, sous les flots, des pays entiers ont disparu, et ce sont leurs débris qui rendent fertilisants les sables, pareils à des cendres deux fois brûlées, dont la surface occupe les 250 kilomètres carrés de la baie du Mont Saint-Michel[70].

[70] M. Pégot-Ogier, dans un travail extrêmement remarquable sur les îles de la Manche, écrit:

«Durant le septième siècle de notre ère, une succession anormale de violentes tempêtes avait élargi les détroits, rongé les côtes, creusé les golfes, délité les terres, lorsqu'en 709 les grandes marées d'équinoxe, accrues par des tempêtes d'ouest formidables, séparèrent Jersey du continent. Ainsi furent engloutis, avec leurs habitants, les villages, les couvents, les hameaux, une ville peut-être, et la forêt du Scissiacum. L'immense plaine disparut sous les flots de l'Océan, qui creusa la baie de Saint-Michel. Les Minquiers, les Ecrehous, les Beuftins, Pater-Noster et quelques rochers surnagèrent au milieu des bancs et des bas-fonds, comme pour constater le désastre; dès lors, l'archipel des îles de la Manche était formé.»

Et un autre écrivain, M. Canivet, ajoute:

«Guernesey avait été détachée auparavant, probablement à l'époque du bouleversement qui avait isolé la Grande-Bretagne du continent, en même temps que Serk, Herm, les Casquets et Aurigny, quoique celle-ci soit de beaucoup, la plus voisine de nos côtes. Voilà les faits aujourd'hui constatés avec une précision parfaite. Quant à Jersey, l'évêque saint Germain d'Auxerre s'y rendait à pied sec, au commencement du cinquième siècle, et réclamait tout au plus une planche pour franchir un ruisseau ou les passages peu sûrs de quelques marécages.»

Oui, dirons-nous, à notre tour, ces faits sont certains. L'archipel normand est formé de terres arrachées à la patrie française. La mer, qui les sépara du Cotentin, les respectera-t-elle toujours?


Nous ne pouvons donc compter, pour échapper aux catastrophes prévues par la science, que sur la solidité du granit formant la majeure partie de nos rivages du nord-ouest.

Mais il ne faut pas, non plus, oublier que les phénomènes naturels ont, tour à tour, des périodes de progression et d'arrêt. Si la mer envahit certaines plages, elle se retire de quelques autres.

A la science moderne de pénétrer les lois qui régissent ces oscillations, ces dépressions. Quand elles seront bien connues, le génie humain pourra leur poser des bornes.... sauf à les voir renverser par la volonté devant qui tout s'incline: celle de Dieu.


Les difficultés qui, jadis, rendaient sérieux un voyage au Mont Saint-Michel ont disparu. Une digue a été construite, elle permet d'accéder en tout temps au pied de l'antique forteresse, et le village de Moidrey, point terminal de ce travail, en a acquis une certaine importance.

Mais des réclamations se sont élevées, on craint que la mer batte, maintenant, avec trop de violence les vieilles murailles d'enceinte. C'est peut-être une crainte vaine. En tout cas que l'on se rassure: un semblable monument est un trésor inestimable sur lequel on veille sans cesse.


Le roc servant de base au vieux monastère émerge des sables sur une superficie de neuf cents mètres et s'élève à une hauteur de quarante-cinq mètres; son escarpement est considérable.

Malgré ces difficultés ou, plutôt, ces obstacles, en apparence insurmontables, un petit bourg a couvert les flancs du rocher et, depuis le tiers environ de sa hauteur jusqu'au sommet, de magnifiques constructions se sont dressées, nobles, imposantes, bravant l'action du temps et des éléments[71].

[71] L'élévation totale du roc et de l'abbaye est de 122 mètres.

L'origine de l'abbaye remonte à l'année 709. Saint Aubert, évêque d'Avranches, en fut le fondateur.

Dom Jean Huynes, religieux du Mont, écrit, dans son Histoire générale du monastère, que saint Aubert, ayant reçu, en songe, de l'archange saint Michel, l'ordre de bâtir une chapelle sur le Mont de Tombe[72], il obéit et fit construire:

«Non point superbement ou avec beaucoup d'artifice, mais simplement en forme de grotte, capable de contenir cent personnes, désirant qu'elle fût semblable à celle que le glorieux saint Michel avait lui-même creusée dans le roc du mont Gargan[73], et nous voulant montrer, par là, que ce n'est point tant aux temples extérieurs que Dieu requiert de la somptuosité et magnificence comme en nos cœurs...»

[72] Ce mot, disent de savants auteurs, viendrait de Tumba ou plutôt de Tumulus, signifiant lieu élevé... Le rocher voisin du Mont Saint-Michel a conservé ce nom, il s'appelle encore: Tombelaine.

[73] Mont situé dans la Pouille (royaume de Naples), célèbre par la même tradition d'une apparition de l'archange saint Michel.

Douze clercs ou chanoines furent établis dans un couvent fondé en même temps que la chapelle.

La renommée ne tarda guère à s'emparer et du récit du songe mystérieux et de l'accomplissement des ordres reçus par le saint évêque.

Remparts du Mont Saint-Michel.

N'y avait-il pas un véritable sujet d'émerveillement dans la rapidité avec laquelle se développait la prospérité de la pieuse colonie établie sur un roc sauvage, dont la situation faisait appeler le monastère: Saint-Michel au péril de la mer?

«Non, pourtant, écrit dom Jean Huynes, que la mer périsse autour; mais d'autant que, par son flux et son reflux, effaçant, sur la grève, les chemins par lesquels on y arrive, elle les rend périlleux à ceux qui n'ont coutume d'y venir.»

Ainsi le savant religieux parle, en témoin oculaire, des dangers de la grève, dangers bien réels, puisqu'ils ont provoqué le surnom donné à l'abbaye.


Ce fut vers la fin du neuvième siècle que les pentes du Mont commencèrent à se couvrir d'habitations.

Tout l'Avranchin venait de subir une terrible invasion normande et des familles entières fuyaient devant les envahisseurs. Elles vinrent chercher un refuge sous les murs de l'abbaye. La petite ville, ou plutôt le bourg du Mont, se trouva fondé.


Il ne saurait entrer dans notre plan de refaire l'histoire de ce lieu célèbre. Trop de fois elle a été entreprise et brillamment conduite, nous ne voulons donc que rappeler les faits principaux ayant marqué au milieu des mille autres événements composant ses annales. Mais, après cette très rapide excursion à travers le passé, nous prierons un guide nouveau de nous apprendre la vérité sur les dates conservées par les constructions de l'abbaye.


L'Europe entière s'occupa presque tout de suite de l'œuvre de saint Aubert et, bientôt, les ducs de Normandie, les rois d'Angleterre, les rois de France s'intéressèrent à sa prospérité. Le duc Richard II y voulut célébrer ses noces avec Judith, sœur de Geoffroy Ier, duc de Bretagne. Elle serait longue la liste des illustres bienfaiteurs et visiteurs du Mont Saint-Michel.


A diverses reprises, lors des guerres si fréquentes au moyen âge, l'abbaye fut menacée.... En 1158, le danger ne put être écarté. Les habitants d'Avranches incendièrent les bâtiments conventuels et la ville.

Par un bonheur extraordinaire, l'église, qui venait d'être achevée, ne fut pas atteinte.

Un autre incendie, allumé par Guy de Thouars, qui n'avait pu s'emparer du Mont, dévora tout, sauf encore l'église.


Philippe-Auguste releva l'abbaye de ses ruines et songea à lui donner une défense efficace en élevant un château fort sur un rocher appelé: Tombelaine, situé à 3 kilomètres au nord du Mont.

Saint Louis continua l'œuvre de son aïeul et étendit les fortifications.

De même, Philippe le Bel répara les ravages produits, en l'année 1300, par la foudre qui, plus d'une fois, devait recommencer son œuvre destructive.


Après Azincourt, les Anglais essayèrent de s'emparer d'une situation qui leur aurait été fort avantageuse.

Pendant vingt-six années, de 1425 à 1449, le petit bourg du Mont subit de nombreux assauts. L'un des premiers eut lieu en 1423, et échoua contre la valeur du gouverneur militaire: Louis d'Estouteville qui, aidé par cent vingt gentilshommes, seulement, eut la gloire de repousser l'ennemi.

Armes du Mont Saint-Michel.—Entrée conduisant à l'église.

De nos jours, on peut voir encore deux des canons abandonnés par les assaillants. Ils furent appelés les Michelettes. L'un de ces canons reste chargé d'un énorme boulet en pierre.

Le roi Charles VII félicita vivement les vaillants défenseurs et voulut instituer un ordre qui rappelât ce fait d'armes; mais, pour une cause quelconque, ce projet ne put se réaliser: Louis XI le reprit.

Il est intéressant de lire le début des lettres patentes données par le roi à cette occasion.

«Nous, à la gloire et louange de Dieu, nostre Créateur tout-puissant, et révérence de la glorieuse Vierge Marie et à l'honneur et révérence de Monseigneur Sainct Michel, premier Chevalier, qui, pour la querelle de Dieu, victorieusement batailla contre l'ancien ennemi de l'humain lignaige et le trébucha du ciel, et qui son lieu et oratoire, appelé le Mont-Sainct-Michel, a toujours seurement gardé, préservé et deffendu sans estre subjugué, ny mis ès mains des anciens ennemis de nostre royaume; et en fin que tous bons, haults et nobles couraiges soient excitez et plus esmeus à toutes vertueuses œuvres, le premier jour d'aoust mil-quatre-cent-soixante-neuf, en nostre château d'Amboise, avons constitué, créé, ordonné et, par ces présentes, créons, constituons et ordonnons un Ordre de fraternité ou amiable compagnie de certain nombre de chevaliers, jusqu'à trente-six, lequel nous voulons être nommé l'Ordre de Sainct-Michel sous la forme ci-après descrite.»


Le politique Louis XI n'agissait jamais sans avoir mûrement pesé les conséquences de ses moindres actes. Il pouvait, certes, se sentir pressé d'une tendre dévotion envers le glorieux archange; mais, également, il voyait tout le profit à tirer des statuts, en apparence inoffensifs, de l'ordre nouveau, et il espérait bien y enchaîner quelques-uns des grands vassaux, trop puissants pour le libre exercice du pouvoir royal.


Le premier des chevaliers inscrits, par Louis, sur la liste, fut son frère Charles, l'infortuné duc de Guyenne.


La cérémonie d'installation eut lieu en grande pompe dans l'église de l'abbaye. Le collier de l'ordre se composait d'un ruban d'or, chargé de coquilles, soutenant l'image de saint Michel et portant, brodée, la célèbre devise: Immensi Tremor Oceani.


«L'habit des chevaliers, relate Dom Huynes, estait un manteau de toile d'argent et, à certaines circonstances, de damas blanc, long jusqu'à terre, bordé de coquilles semées en lacqs et la bordure fourrée d'ermines; le chaperon de velours cramoisy à longues cornettes, et celui du chef de l'Ordre estait d'escarlatte brune morée. Leur serment estait de garder, soustenir et deffendre de tout leur pouvoir les hautesses et droicts de la couronne et Majesté Royale et l'authorité du souverain de l'Ordre et de ses successeurs souverains.....»

C'était là que Louis attendait les nouveaux chevaliers; mais peu de ceux qu'il eût voulu circonvenir se laissèrent prendre au piège.

L'ordre de Saint-Michel n'en brilla pas moins, d'abord, d'un assez vif éclat, particulièrement sous François Ier. En 1578, Henri III lui adjoignit l'ordre du Saint-Esprit; mais les statuts ne tardèrent pas à être méconnus, quoique la disparition effective de l'ordre n'ait eu lieu qu'en 1830, après une courte période de renouveau sous la Restauration.


En 1666, le gouverneur du Mont rasa les fortifications et le prieuré élevés sur le rocher voisin de l'abbaye.

Entrée intérieure du Mont Saint-Michel.

Sous Louis XV, on fit de celle-ci une prison d'État! Dans les premières années, et jusque vers le milieu de notre siècle, on continua à donner à ce monument unique la triste destination de prison.

Mais le zèle de l'évêque de Coutances changea, enfin, la face des choses et, maintenant, la Commission des monuments historiques s'occupe de rendre à la vieille abbaye le cachet superbe que des mutilations et une incurie déplorable avaient si gravement compromis.


De tous les ouvrages concernant le Mont Saint-Michel que nous avons consultés, le plus méthodique et l'un des plus savants, quoique l'intérêt de la narration reste entier, est celui de M. Édouard Corroyer, architecte du gouvernement.

Son livre, trop modestement appelé: Description de l'abbaye du Mont Saint-Michel, a été écrit sur un plan nouveau. La préface contient ces lignes très vraies et qui visent une foule d'erreurs commises dans nombre de travaux précédents:

«L'architecture a ici une importance considérable. L'histoire du Mont Saint-Michel est écrite sur les murs de son abbaye et de ses remparts; toutes les grandes époques de son existence sont marquées par des édifices superbes, documents parlants, pour ainsi dire, qu'il suffit d'interroger pour qu'ils répondent péremptoirement et affirment leurs origines.»

La tâche si délicate une fois entreprise, M. Corroyer l'a menée à bien avec une sûreté rare de critique approfondie. Il serait impossible de trouver une meilleure autorité pour assigner une date à chaque partie de ces constructions dont l'ensemble domine de près de cent mètres le niveau de la mer, suite de chefs-d'œuvre qui conduisent le visiteur d'émerveillement en émerveillement jusqu'à l'enthousiasme sans limites.


L'abbaye primitive n'était pas fortifiée. Non seulement le rocher qui la supportait est inaccessible au nord et à l'ouest, mais la mer présentait une défense assez redoutable pour un asile voué entièrement à la prière.

Les incursions normandes ayant provoqué l'établissement d'une petite population sur cet étroit espace, il fallut songer à lui donner une plus réelle sécurité, en même temps qu'il était nécessaire de mettre les trésors de l'église à l'abri d'un audacieux coup de main.

Les modestes clôtures primitives cédèrent la place à de solides remparts, qui enveloppèrent tous les endroits accessibles; ceinture protectrice opposée, à la fois, aux terribles marées d'équinoxe et aux bandes de partisans de toutes nationalités, pillards impitoyables, effroi du pays entier. Elle subsiste encore, mais aucune de ses parties ne remonte au delà de la seconde moitié du treizième siècle, et de grands travaux seront, pendant longtemps, indispensables pour assurer leur conservation.

La Tour du Nord est la plus ancienne de toutes et la Tour de l'Arcade est la seule qui soit arrivée jusqu'à nos jours dans sa forme primitive.


Il faut lire ce que dit M. Corroyer de l'état d'abandon où périssait le noble édifice tout entier, quand, enfin!! la Commission des monuments historiques a pu en entreprendre la restauration.

Partout, les traces ignominieuses de l'étrange destination qui lui avait été assignée prouvaient l'urgence du secours.


La petite ville du Mont est entièrement renfermée dans l'enceinte fortifiée. On y pénètre par une porte ouvrant sur l'unique rue qui la compose, rue suivant les courbes du flanc de la colline et venant aboutir, par des suites de degrés à paliers, devant l'entrée de l'abbaye.

Rue du Mont Saint-Michel.

Aucune des habitations, au nombre d'une soixantaine, ne présente un réel intérêt, quoique leur groupement et les différences de niveau du sol produisent des effets imprévus de pittoresque.

Mais on ne peut manquer d'aller voir les débris de la demeure que fit construire Duguesclin pour sa première femme, Tiphaine Raguenel. Ils se réduisent à un portail à trois arcades qui tirent leur importance de la mémoire glorieuse du grand connétable.

Une seconde enceinte couvrait les approches de l'abbaye. Son entrée, placée à l'ouest, est appelée Porte de la Ville ou du Roi. Robert Jolivet, abbé du Mont, l'éleva dans les premières années du quinzième siècle en même temps que la majeure partie des défenses nouvelles de la ville.

Cette belle porte franchie, on éprouve un instant de perplexité. Tant de sujets sollicitent l'attention! Mais le choix ne saurait être douteux. Pèlerins, artistes ou simples voyageurs se dirigent vers l'église, le bâtiment le plus ancien du Mont et celui qui résume son histoire entière.


«Richard II, duc de Normandie, écrit M. Corroyer, chargea Hildebert II, quatrième abbé du Mont, du détail des travaux. C'est à Hildebert qu'il faut attribuer les vastes substructions de l'église romane, qui, principalement du côté occidental, ont des proportions gigantesques

«Cette partie du Mont Saint-Michel est des plus intéressantes à étudier; elle démontre la grandeur et la hardiesse de l'œuvre de l'architecte Hildebert. Au lieu de saper la crête de la montagne, et, surtout, pour ne rien enlever à la majesté du piédestal, il forma un vaste plateau, dont le centre affleure l'extrémité du rocher, dont les côtés reposent sur des murs et des piles, reliés par des voûtes, et forment un soubassement d'une solidité parfaite.

«Cette immense construction est admirable de tous points; d'abord par la grandeur de la conception, et ensuite par les efforts qu'il a fallu faire pour la réaliser au milieu d'obstacles de toute nature, résultant de la situation même, de la difficulté d'approvisionnement des matériaux et des moyens restreints pour les mettre en œuvre.»

Commencée en 1020, l'église ne fut terminée qu'en 1135, sous le gouvernement de Bernard du Bec, treizième abbé du Mont. Trois siècles après, il devint nécessaire de reconstruire le chœur, attendu que «l'an mil quatre cent vingt et un, veille de la Saint-Martin, Jean Gonault (gouvernant le monastère pendant une absence de l'abbé) vit tout le haut de l'église, jusqu'aux chaires du chœur, tomber par terre, sans néanmoins, Dieu mercy, que personne fût blessé.» (Dom Jean Huynes.)


En 1450, Guillaume d'Estouteville commençait le chœur tel qu'il existe encore aujourd'hui.

Voilà pourquoi l'église ne présente pas une complète unité de style. La nef, plus ancienne, d'apparence plus robuste, s'il est possible d'employer une telle comparaison, rehausse encore la richesse, l'élégance, la grâce du chœur où les maîtres ne peuvent reprendre qu'une tendance trop grande au raffinement.

Nous ne blâmerons pas la critique, mais nous ne croyons pas qu'il faille se montrer sévère pour une œuvre d'exécution exquise en ses moindres détails, et en face de laquelle le mot perfection vient si naturellement du cœur aux lèvres!...


Combien devait être imposante et belle, aux jours prospères de l'abbaye, cette église dont la vue, malgré des traces d'occupation indigne, émeut encore si profondément!


Alors que les verrières laissaient filtrer un jour harmonieusement coloré; que les sculptures de granit s'alliaient aux sculptures de chêne, les fresques des murs avec les ornementations des chapelles; quand les voix unies des religieux répondaient à la voix de la mer montante... quand une foule de chevaliers et de châtelaines, en riches costumes, s'agenouillaient sur les dalles... Jamais scène fut-elle mieux faite pour inonder l'âme de sensations poétiques?...


Par malheur, ces scènes ne renaîtront jamais et il faut souffrir, aujourd'hui, la plus étrange alliance entre les merveilles conservées et les travaux qui, fréquemment, vont à rencontre de ce que l'art véritable serait en droit d'exiger.

Entrée du Mont Saint-Michel.

Nous n'osons espérer que la restauration entreprise sera, de tout point, intelligente, car, avec M. Corroyer, nous déplorerons que l'art moderne n'ait pas cherché, au moins pour la statue du saint patron de l'abbaye, une source d'inspiration dans l'imagerie et la statuaire du moyen âge.

On nous montre une image chrétienne, dit le savant architecte, et on l'affuble soit de vêtements grotesques, soit d'un costume théâtral, imité des Romains, costume païen par conséquent. Et il termine en ajoutant que si l'on n'a pas encore trouvé un vêtement digne d'une aussi grande figure, on devrait restituer au séculaire patron de la France son véritable costume national: l'armure française au moyen âge.

Entrée de l'abbaye.—Le Châtelet.

L'observation n'est pas inutile devant la statue dont nous reproduisons le dessin. Le grand nom de Raphaël[74] ne suffit pas à la faire trouver acceptable, et nous souhaiterions fort la voir remplacer par une copie de la belle figure ornant l'Office de saint Michel dans le Livre d'heures de Pierre II, duc de Bretagne[75].

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