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Le littoral de la France, vol. 1: Côtes Normandes de Dunkerque au Mont Saint-Michel

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Pointe du Hoc.

CAUDEBEC.—LE MASCARET DE LA SEINE.

CHAPITRE XXV

ROUEN A TRAVERS L'HISTOIRE

La route de terre met entre le Havre et Rouen, les deux villes les plus importantes du département de la Seine-Inférieure, une distance de quatre-vingt-quatre kilomètres. La route fluviale porte à près du double cette distance: soit cent cinquante kilomètres. Nous n'aurions donc pas à nous occuper de Rouen, si la Seine ne lui avait créé un port, depuis longtemps classé parmi les plus actifs de France, parmi ceux qui peuvent, avec une presque certitude, compter sur l'avenir.

Large, à Rouen, de plus de deux cents mètres et offrant une bonne profondeur, le fleuve, constamment amélioré, permet aux navires calant six mètres d'arriver en plein cœur du vieux duché neustrien, à moins de trois heures de Paris. Ces avantages ont influé très heureusement sur la navigation de la Seine et, depuis treize ans, le développement du commerce international rouennais a suivi une marche ascendante. Il n'était pas, dès lors, possible d'oublier l'ancienne capitale de la Normandie dans un travail destiné à mettre en relief nos ressources fluviales et maritimes. C'est d'ailleurs avec un vif plaisir que nous entrerons dans une cité où, souvenirs, monuments, richesse artistique, commerciale, industrielle, agricole, beauté de la situation se réunissent pour former un rare, un admirable ensemble, captivant à la fois les jeux et l'esprit.


Adossé aux collines élevées qui forcent la Seine à des détours multiples, Rouen gravit plusieurs des pentes rapides et y installe quelques-uns de ses faubourgs, mais revient avec prédilection sur les rives dont le voisinage a fait sa fortune.

Des quais superbes ont rectifié le cours des eaux sinueuses; des ponts, soigneusement aménagés pour les besoins de la navigation, ont relié les berges et les îles, sur lesquelles se dressent les innombrables cheminées d'usines en pleine activité. Dans les rues, le long des quais, un mouvement de bon aloi annonce le travail. La voie ferrée amène ou remporte de nombreux voyageurs; les navires déchargent ou aménagent de riches cargaisons.... Et pour ornements au séduisant tableau, pointent vers le ciel les tours, les flèches des magnifiques églises, témoignages précieux de l'art de nos ancêtres, pendant que, semblables à un cadre opulent, se déroulent de toute part les grasses prairies normandes.

Peu de villes se présentent avec plus de charme, peu possèdent des chroniques plus attachantes, peu, encore, ont donné un plus grand nombre d'hommes illustres à la couronne glorieuse de la Patrie française.

Telle est la ville de Rouen dans le présent. Voyons rapidement ce qu'elle fut dans le passé.


Au grand désappointement de plusieurs archéologues, César, dans ses Commentaires, n'a pas fait mention de Rotomagus ou Rudomum, capitale des Véliocasses! Mais César, selon toute vraisemblance, n'a pas nommé chacune des villes désolées par ses légions, et des fouilles bien conduites ont heureusement fait découvrir des ruines romaines assez anciennes.

Combien est lente la marche du progrès moral humain! Les siècles s'ajoutent aux siècles sans avoir pu encore sérieusement battre en brèche le prestige des conquérants par les armes. Il semble, en vérité, que l'homme aime à trouver dans le sang et les larmes les éléments d'une éclatante renommée!


Rouen, toutefois, s'est depuis longtemps consolé de l'omission de César: son nom ayant pris une assez belle place dans l'histoire du pays, où il apparaît dès le troisième siècle. Parmi ses premiers évêques, plusieurs sont célèbres; saint Mellon et saint Avitien en commencent la liste. Prétextat unit, dans l'église métropolitaine, Mérovée, fils de Chilpéric Ier, à Brunehaut, rivale de Frédégonde, la marâtre du jeune prince. Le prélat portera la peine de son indépendance, et deux affidés aux gages de Frédégonde l'assassineront devant l'autel même de la cathédrale!

ROUEN.—VUE GÉNÉRALE.

Saint Romain délivre la ville d'une gargouille ou dragon qui ravageait ses faubourgs. Le bruit de ce miracle devint la cause d'une faveur accordée au chapitre de Rouen: la délivrance d'un condamné à mort, chaque année, le jour de l'Ascension.

Saint Ouen, ami de saint Éloi, se distingue autant par ses qualités d'administrateur que par ses vertus.

Et ainsi se déroule une longue phalange de prélats où figurent des noms historiques, parmi lesquels se distinguent ceux du grand Georges d'Amboise, des cardinaux: Charles de Bourbon, François de Joyeuse, François de Harlay....

Placée sur un fleuve navigable, dont l'embouchure se trouvait à souhait le long de la route habituelle suivie par les Northmen, la ville de Rouen ne pouvait échapper à l'invasion des hordes barbares. Maintes fois elle subit le pillage, l'incendie, la ruine.... Enfin, Charles-le-Simple, triste successeur de Charlemagne, fait mieux que d'éloigner à prix d'or les envahisseurs: il signe le traité de Saint-Clair-sur-Epte, conférant à Rollon, trop connu sur les bords de la Seine, la possession de la Neustrie, c'est-à-dire de la plus riche province de son royaume!!!

Tout aussitôt, Rollon s'occupe d'organiser le gouvernement du nouveau duché, qui dorénavant s'appellera, de par les conquérants, duché de Normandie.

Un des premiers soins du duc est de favoriser le commerce, en même temps que de mettre sa capitale sur un bon pied d'importance militaire. Enrichis par leurs incursions, les Normands tiennent à honneur, soit de faire montre de leurs trésors, soit d'essayer de racheter d'horribles crimes en bâtissant de splendides églises; alors marcha de front la rénovation complète de la pauvre province, encore saignante de tant de blessures reçues: Rouen y fut au premier rang.

Son commerce et son industrie lui valurent très promptement de grands privilèges. Ainsi les Rouennais avaient-ils obtenu, en Angleterre, du roi Édouard-le-Confesseur, le port de Dungeness, voisin de Douvres. Ils y exerçaient sur une grande échelle le plus florissant des trafics, et quand le roi Henri II leur accorda le monopole du commerce avec l'Irlande, on peut dire que, déjà, ils se l'étaient approprié par leur attention à profiter de toutes les occasions d'établir solidement leur prestige. C'est la belle époque de la Ghilde, ou association des marchands rouennais pour la défense et l'extension de leurs privilèges, association bientôt si puissante qu'elle en engendrera une autre, la Communauté de Ville, destinée, celle-ci, à la défense des droits civiques et politiques des bourgeois. Ses luttes contre les archevêques, contre la Cour, puis contre le Parlement sont célèbres.

Devenus rois d'Angleterre, les ducs de Normandie favorisèrent beaucoup Rouen, dont la Commune se montra toujours dévouée aux intérêts royaux. Elle le fit voir à plusieurs reprises, notamment quand Philippe-Auguste, vainqueur de Jean-sans-Terre, mit le siège devant la ville. La résistance fut longue et, si le lâche monarque anglais avait secouru les bourgeois, Philippe eût peut-être été obligé de se retirer. Mais la domination étrangère allait prendre fin sur le vieux sol neustrien.

Rouen, fidèle à ses ducs-rois, combattit avec le même zèle pour la couronne française, redevenue sa légitime souveraine, et cependant le joug fut trop souvent cruellement lourd. Philippe-le-Bel écrasa d'impôts la pauvre ville, qui voulut en vain se rebeller et finit par se consoler en recevant de Louis X, le Hutin, la fameuse Charte dite aux Normands, octroyant aux habitants du duché le droit de «ne pouvoir jamais être cités en justice devant une autre barre que celle de leur province».

Avec raison, on a remarqué la persistance d'action de cette charte, puisque, même sous le règne du Roi-Soleil, on avait soin, dans les actes pouvant violer les vieux privilèges, d'introduire une phrase expresse: «Nonobstant Clameur de haro et Charte normande!»

On sait que ces mots: Clameur de haro, se rapportaient à la prodigieuse popularité obtenue par Rollon, le grand justicier. Haro signifiait, à proprement parler, «J'en appelle à Rollon!» protestation toute-puissante que nous verrons jeter, dans les circonstances les plus dramatiques, à Caen, au milieu des funérailles de Guillaume-le-Conquérant.

Les derniers mots: Charte normande, s'expliquent d'eux-mêmes par l'octroi des privilèges dus à Louis-le-Hutin.

Philippe VI de Valois voulut constituer la Normandie en duché d'apanage pour son fils aîné; mais bientôt le Dauphiné allait être légué à la France, par Humbert II, son dernier seigneur, sous condition expresse que l'héritier du trône porterait le titre de Dauphin.

Philippe n'eut garde de refuser, et le premier titre ne fut plus porté que par un cadet de la maison royale.

L'infortuné second fils de Louis XVI s'appela d'abord (nul ne l'a oublié) duc de Normandie. Avec lui s'est éteint le dernier vestige de la création féodale du quatorzième siècle.

Charles VI traita rudement les bourgeois rouennais, que le rétablissement des gabelles avait poussés à la révolte. Nombre d'exécutions eurent lieu, des monuments municipaux furent rasés, les franchises, les privilèges abolis, les habitants notables jetés en prison et des sommes énormes exigées. Pendant une année tout entière, la terreur et le deuil régnèrent dans Rouen, puis, lorsque, enfin apaisée, la colère de Charles devint moins terrible, il fallut pourtant se soumettre à voir le maire remplacé par un bailli royal.

ROUEN
1. La Seine, vue prise du Pont-de-Pierre.—2. Une tour de la cathédrale.—3. Bateaux marchands.—4. Place de la Haute-Vieille-Tour.—5. La rue Saint-Romain.—6. Ancienne église Saint-Laurent.—7. Portail de l'église Saint-Eloi.—8. Vieille maison dans la rue Harangerie.—9. La Seine, vue prise du quai de Lesseps.

Un peu de ressentiment eût été permis à la pauvre ville désolée, mais son patriotisme se retrouva soudain tout entier à la première nouvelle d'une invasion anglaise. Elle jura de combattre jusqu'à la dernière extrémité les troupes envoyées devant ses murailles par Henri V, compétiteur déclaré de Charles VI à la couronne de France.

Son serment, Rouen le tint avec énergie, et l'histoire a enregistré les actes d'héroïsme de ses défenseurs. Mais le courage, le droit, devaient succomber sous la force toujours renaissante. Accablée par le nombre, privée des secours ardemment implorés, la ville fut réduite à capituler.

Bientôt nous retrouverons, dans la biographie des Rouennais célèbres, le principal épisode de ce siège terrible, nous le retrouverons avec les souvenirs de Jeanne d'Arc, souvenirs trop sacrés pour ne pas prendre ici une place toute spéciale....


Rouen souffrit beaucoup sous la domination anglaise et revint avec joie à la couronne de France.

Louis XI réunit définitivement au domaine royal le duché de Normandie et s'occupa beaucoup de Rouen, dont le génie commercial lui plaisait.

Avec le fameux cardinal Georges d'Amboise, son archevêque, la ville prit une importance nouvelle, car le ministre de Louis XII obtint la création, en Cour perpétuelle, de la juridiction dite Échiquier de Normandie, chargée, primitivement, de l'administration des revenus de la couronne et de la connaissance des cas litigieux relatifs aux impôts. Le nouveau Parlement conquit très vite une belle place dans la magistrature du royaume. Par malheur, il ne sut pas toujours user de modération suivant les cas soumis à son autorité. Des arrêts cruels amenèrent une réaction aussi peu mesurée. En 1562, les calvinistes révoltés furent, pendant un moment, maîtres de la ville. Le duc de Guise reprit Rouen et, pour récompenser ses troupes, leur accorda huit jours entiers de pillage!!!

On peut dire que plus de trois quarts de siècle s'écoulèrent dans ces affreuses luttes civiles, car, depuis l'avènement de François Ier jusqu'à l'Édit de Nantes, une année entière ne se termina guère sans avoir ensanglanté la ville où, entre autres, le massacre de la Saint-Barthélemy eut une effroyable répétition.

La Ligue y trouva également un retentissement enthousiaste, cause d'un siège dirigé par Henri IV lui-même. Les Rouennais le subirent avec bravoure et le roi dut se retirer. Deux ans plus tard, néanmoins, Henri faisait son entrée solennelle, obtenue, cette fois, par la puissance de l'or: l'amiral de Villars ayant livré, pour une somme de cent vingt mille écus et le titre de maréchal, la place qu'il s'était chargé de garder aux Guises.

Du reste, l'heure avait sonné où l'intrépide «Béarnais» se voyait enfin reconnu par la France entière.

Rouen profita de la paix relative établie dans le royaume pour réparer ses pertes et relever son commerce, son industrie, ce à quoi une réussite complète répondit. Tout à coup, cette prospérité renaissante fut foudroyée. La révocation de l'Édit de Nantes, en lui enlevant brusquement un quart de sa population, fit fermer la presque totalité des magasins et des usines. La misère s'abattait déjà sur la ville, quand un trait de génie sauva son avenir.

Un négociant rouennais venait de songer à la possibilité de tirer parti du coton. L'élan était donné, les rouenneries allaient pénétrer dans le monde entier et exiger la création d'un immense matériel, source d'un prodigieux mouvement commercial. Ces premières années du dix-huitième siècle sont aussi l'époque florissante des manufactures de poteries recherchées, de nos jours, avec tant d'empressement et imitées avec tant d'application.

Une longue période de calme suivit, calme si profond qu'à peine le voit-on troublé par les discordes éclatant entre la Cour, les archevêques et le Parlement. La grande secousse de la fin du dix-huitième siècle ne causa même pas à Rouen, si proche de Paris, cependant, la commotion dont souffrirent les principales villes françaises. Il faut, en réalité, arriver à l'invasion de 1870 pour retrouver Rouen aux prises avec une situation rendue plus cruelle....

Mais, nous ne reviendrons pas sur les traits caractéristiques dont chacun de ces jours néfastes est marqué. Nul ne les a oubliés. Cela même serait-il possible!!!

L'heure viendra, nous le croyons fermement, où tout reparaîtra au grand jour de l'histoire, avec la date bénie de la délivrance complète.... Puisse-t-elle ne pas trop tarder!

ROUEN.—LA CATHÉDRALE.

CHAPITRE XXVI

ROUEN MONUMENTAL

Sans les superbes monuments légués par le Moyen Age et par la Renaissance, on croirait parcourir une ville toute moderne, tellement sont rares les autres vestiges du passé. De grandes rues tracées en ligne droite et bordées de vastes maisons en pierre, ont pris la place de nombre de vieilles constructions en bois où, si facilement, le feu, chaque année, exerçait ses ravages. A peine, çà et là, retrouve-t-on quelque façade intéressante. Le plus souvent, elle est mutilée pour les besoins de l'appropriation actuelle.

En revanche, l'hygiène semble faire, à Rouen, de grands progrès. L'eau coule un peu partout, tant de fontaines bien installées que de bassins destinés à l'ornement de beaux jardins publics. Sous ce dernier rapport, le jardin Solférino, très ombreux, très pittoresque, et le jardin de l'Hôtel-de-Ville, attenant à l'église Saint-Ouen, vaste, bien aménagé, sont les plus remarquables. Le Jardin des Plantes mérite une mention toute particulière.

La ville revêt ainsi un air soigné et jeune, fort engageant pour ses visiteurs dont, après tout, la sympathie pour les choses du passé trouve largement à se satisfaire.

Les seuls édifices religieux réclameraient des semaines entières, si l'on voulait en détailler les merveilleuses beautés.

La cathédrale, sous le vocable de Notre-Dame, mériterait bien qu'on la dégageât promptement des dernières échoppes dont elle est entourée et que la place ménagée devant son portail fût plus digne d'y livrer accès.

Après tant de descriptions admirablement faites, il serait impossible d'espérer retracer beaucoup de choses nouvelles; mais il peut être permis de dire que la grandiose tour de Beurre et son admirable galerie, que la tour Saint-Romain, plus fruste et comme abandonnée à son ancienneté, disposent l'esprit aux grands souvenirs, si nombreux sous ces voûtes immenses.

Que de fois elles furent prises à témoin de vœux, de traités, de cérémonies ou pompeuses ou funèbres! Rois de France et d'Angleterre, ducs normands et français, hautains seigneurs, puissants prélats y sont venus s'agenouiller les uns après les autres.

De grands noms retentissent. Rollon et Guillaume Longue-Épée, son fils, ont souhaité de reposer à la métropole. Bedford, oncle et tuteur de Henri VI d'Angleterre, Bedford, dont le pied pesa si lourdement sur la France, voulut être inhumé près de ses ancêtres. Pourquoi une inscription ne rappelle-t-elle pas qu'il fut le meurtrier de Jeanne d'Arc!!!

Le cœur de Charles V, roi de France, fut déposé non loin de celui de Richard Ier, surnommé Cœur de Lion.

Dans la chapelle de la Vierge, deux merveilles sculpturales couvrent les tombeaux des cardinaux d'Amboise (oncle et neveu) et de Louis de Brézé, époux de la trop fameuse Diane de Poitiers.

Près de cette dernière sépulture, un autre Brézé dort le sommeil de la mort, sous une pierre moins fastueuse, mais qui émeut davantage un cœur français, car elle rappelle le courage de l'infatigable compagnon de Charles VII, toujours prêt à marcher contre les ennemis de la Patrie.

Rouen.—Tombeau de Louis de Brézé dans la cathédrale.

Comment ne pas s'arrêter à traduire toutes ces scènes des siècles écoulés, à se pénétrer de la noblesse des lignes de la nef, du chœur; de la richesse de l'escalier de la bibliothèque; à étudier les vieilles tapisseries, parfois si naïves; à contempler le superbe portail des Libraires et celui de la Calende qui offre plus d'une surprise?

ROUEN.—L'ÉGLISE SAINT-MACLOU.

Poème de pierre, ce dernier réalise l'extase enflammée du prophète Isaïe s'écriant: «Les Séraphins étaient autour du Trône (de Dieu): ils avaient chacun six ailes: deux dont ils voilaient leur face, deux dont ils voilaient leurs pieds et deux autres dont ils volaient.»

«Le maître tailleur de pierre», pour parler comme le faisaient simplement les artistes de l'époque, a lutté corps à corps avec les difficultés qu'il abordait si bravement, et une œuvre belle, pensée, vivante, est sortie de ses mains.


Saint-Ouen, justement reconnu comme «l'un des plus parfaits édifices gothiques de l'Europe entière», était l'église d'une abbaye riche, puissante, exerçant jadis dans la ville le droit de haute et basse justice et rivalisant d'autorité, non seulement avec les archevêques, mais avec les ducs, puis, plus tard, avec les rois.

Rouen.—Escaliers de la Bibliothèque
(Cathédrale)
Rouen.—Grille du chœur.(Eglise Saint-Ouen)

De cette puissance est issu le prodigieux monument où la grâce, la pureté de style, la majesté s'allient dans un si harmonieux ensemble que l'on ne saurait vanter l'une de ces qualités de préférence à l'autre.

Combien le jour s'épand, doucement atténué, par d'innombrables fenêtres dont beaucoup sont encore ornées de leurs précieuses verrières! Combien la longue file de colonnes unies en faisceaux se poursuit noblement et s'incline, austère, quoique svelte, pour former le chevet! Combien radieuse s'élève la tour centrale dentelée sous sa triomphante couronne!

Le porche, moderne, n'est pas dépourvu de mérite. On le remarquerait même s'il n'avait le malheur de prétendre terminer un sublime chef-d'œuvre. Mieux vaudrait, en vérité, ne pas s'essayer à ces problèmes où, d'avance, le vainqueur, quoi qu'il fasse, est certain de perdre une partie de sa valeur.


L'Hôtel de ville attient à l'église; il occupe un emplacement du terrain circonscrit autrefois par les murs de l'abbaye. Il n'a rien de monumental, mais il est riche d'une curieuse bibliothèque.


Un beau jardin entoure le chevet de Saint-Ouen, et s'étend devant la façade intérieure de l'hôtel.

De vieux arbres et des eaux jaillissantes ajoutent au plaisir que l'on éprouve de pouvoir y contempler l'aspect extérieur de l'église.


Et si l'on croyait avoir épuisé toutes les formules admiratives, Saint-Maclou détromperait vite.

Quelle fête pour les yeux! Jamais la pierre se prêta-t-elle avec une plus parfaite docilité aux caprices ailés d'une poétique imagination! Cinq porches[27], se moulant sur une courbe doucement arrondie, laissent éclater de fines guirlandes, des aiguilles, des arabesques, des pinacles surmontés de délicieuses statues.

[27] Deux sont aveuglés.

Des flèches élancées parent la toiture et les tours.

Jean Goujon, affirme une tradition, cisela les portes, tradition admissible et dont la gloire du grand artiste ne peut qu'être fière.

L'escalier de l'orgue est encore une ravissante page sculpturale. Des verrières de prix éclairent l'intérieur.


ROUEN.—PORTE DITE DE JEAN-GOUJON, ÉGLISE SAINT MACLOU.

Très voisin de ce précieux édifice, si voisin qu'il en a été, comme son nom l'indique, l'une des entrées, on trouve l'Aître (du mot latin atrium) ou vieux cimetière Saint-Maclou.

Hélas! la rage brutale des démolisseurs s'est exercée complète sur les figures décorant autrefois les colonnes des galeries de l'ossuaire. Pas une ne se voit intacte!!! Il a fallu la patience, l'érudition savante de H. Langlois, l'habile antiquaire, pour y reconstituer une danse macabre fort intéressante.

Mutilées aussi les pierres tombales relevées du champ mortuaire. Avec grand'peine déchiffre-t-on un mot, un signe!!! C'est à croire que la destruction fut de tout point systématique.

Rouen.—Portes Jean Goujon.
(Eglise Saint-Maclou).

On n'éprouve pas moins une sorte d'apaisement à parcourir le vieux cimetière, car la pensée de la mort, si terrible pour un esprit vulgaire, porte toujours avec elle un germe consolant d'espérance pour les cœurs «de bonne volonté».


Rouen est riche encore de plusieurs autres beaux monuments religieux; la crypte gallo-romaine de Saint-Gervais dépendit longtemps de l'abbaye du même nom, où, après le siège de Mantes, vint mourir Guillaume-le-Conquérant. Abandonné par ses enfants et par ses principaux officiers, le roi puissant trouva à peine cet asile. Son cadavre, délaissé, ne dut qu'à la pitié d'un vieux serviteur le linceul nécessaire et des funérailles célébrées à Caen.


Les verrières de Saint-Godard et de Saint-Vincent charmeraient pendant de longues heures; mais on regrette que la vieille tour de l'ancienne église Saint-Laurent n'ait pas eu la fortune de la tour de l'église (disparue) de Saint-André, conservée au milieu d'un petit parterre, qui possède également la façade d'une jolie maison du seizième siècle en bois sculpté, dite: maison de Diane de Poitiers.


Continuons toujours notre marche.

Entrons dans l'Hôtel du Bourg-Théroulde, fâcheusement occupé par les bureaux d'une administration financière. N'était-il donc pas possible de faire du bel édifice un musée, mieux approprié, certainement, à cette destination que la construction sans caractère élevée pour renfermer les «Beaux-Arts», comme il est inscrit sur son portail? Par bonheur, on est facilement autorisé à visiter l'hôtel et l'on peut admirer les curieux bas-reliefs dont il est orné. Quant à la cour si gracieuse, à la façade sculptée et au perron d'accès, la vue en reste libre, le passage étant commun à plusieurs locataires.


Un autre monument date de la même époque: c'est le Palais de Justice, ancienne Cour de l'Échiquier de Normandie. Digne pendant des merveilles sculpturales de Saint-Maclou, sa façade s'épanouit en piliers, en trumeaux, en dais, en clochetons, en statuettes, en balustres, divisés par une tourelle de la plus suprême élégance.

Rien de gracieux, de riche comme l'aspect général, sinon la salle des Assises, avec son plafond à caissons en chêne, dorés et fouillés, du temps de François Ier. L'immense salle des Procureurs possède aussi une admirable voûte en chêne, figurant la coque d'un navire renversé.

Tout cela, en vérité, dépasse de bien loin, en grandeur réelle, en magnificence, nos édifices modernes, pour la plupart si mesquins ou dénués d'un cachet spécial. Nos architectes ne manquent cependant pas de talent, on dépense beaucoup et les concours se multiplient à outrance. D'où vient donc le mal? Ne serait-ce pas que l'on veut, surtout, bâtir vite et que personne, État, public ou particuliers, ne s'intéresse réellement à la création d'un style nouveau?

Rouen.—Palais de justice et Tour de la Grosse Horloge.

La thèse serait trop facile à soutenir par les faits; elle n'aurait qu'un tort: nous éloigner de notre sujet.


Trois autres débris du passé excitent fortement l'intérêt: la Tour de la Grosse Horloge, avec ses grandes croisées ogivales et sa voûte pittoresque, portant aux deux faces extérieures un large cadran, tandis que le tympan et les deux faces latérales de l'intérieur sont couverts de bas-reliefs des plus originaux. Tout bon Rouennais, attaché aux légendes de sa ville natale, soutiendra que ces scènes représentent Rouen, personnage fantastique, fondateur de la cité!

Le moindre coup d'œil prouve qu'il s'agit de la parabole du Bon Pasteur, gardant avec amour son troupeau. Le ciseau de l'artiste a finement fouillé la pierre et l'on contemple longtemps son œuvre avec plaisir.

La Grosse Horloge date de la fin du quatorzième siècle. Elle a conservé une cloche d'argent célèbre qui, chaque soir, tinte pendant un quart d'heure. Réminiscence poétique, dans une ville avant tout commerciale, «du bon vieux temps», où Guillaume-le-Conquérant édictait la loi du couvre-feu! Alors, dès que sonnait la cloche impérieuse, les bourgeois étaient tenus de rentrer chez eux et, bientôt, toute lueur devait disparaître des châssis, sertis en plomb, pratiqués dans la devanture des maisons.


La Tour Jeanne d'Arc porte, semble-t-il, un nom usurpé. La prison où la sublime héroïne fut jetée aurait, pour cause de ruine, été démolie sous le premier Empire. Qu'importe!

Si Jeanne passa seulement une heure dans le donjon conservé ou si elle y subit son abominable captivité, ces murailles n'en gardent pas moins une empreinte sacrée et nous l'inscrirons aux dernières lignes de la relation de notre séjour à Rouen, car elle ne saurait supporter aucun autre voisinage.... Elle doit rester en nos cœurs comme un gage de foi, comme un germe d'espoir bien cher au milieu de la nuit cruelle où parut sombrer l'avenir de la Patrie!...


Et, maintenant, arrêtons-nous devant ce qui subsiste de l'ancien Palais des ducs de Normandie, autrefois baigné par la Seine, dont il est maintenant séparé de toute la largeur d'une rue et d'un beau quai.

Les vieilles écuries, transformées en entrepôt de douane, la voûte, deux ou trois salles, le tout remarquable par l'épaisseur des murs et la solidité, la massivité des charpentes, occupent moins cependant que la Basse-Vieille-Tour, sous le gracieux baldaquin de laquelle on arrive par une double rampe de quelques marches. Là, au premier étage, le jour de l'Ascension, avait lieu, chaque année, la délivrance d'un condamné à mort. La cérémonie remontait à l'épiscopat même de saint Romain.

ROUEN.—EGLISE SAINT-OUEN

La légende porte qu'une affreuse gargouille désolant les faubourgs de la ville, le prélat vénéré se fit accompagner de deux criminels pris à la geôle des futurs suppliciés; puis, ayant jeté son étole au cou du dragon, il commanda à ses compagnons, mourant de peur, de mener le monstre, ainsi lié, sur la principale place de la cité, où il fut brûlé aux grands applaudissements du peuple. Pour récompense de leur docilité, les prisonniers obtinrent grâce.

Les rois de France, après eux les ducs de Normandie et les rois d'Angleterre, voulurent consacrer ce fait par une faveur éclatante. Le chapitre, héritier des reliques de saint Romain, avait également succédé à son droit de délivrer annuellement un condamné. Mais, pour perpétuer la mémoire du prélat, une condition était imposée. En grande pompe, la pesante châsse contenant les restes de saint Romain était apportée au péristyle du premier étage de la Basse-Vieille-Tour. Les criminels, condamnés à mort, arrivaient sous bonne garde et chacun d'eux s'efforçait de soulever la fierte[28], tour de force nécessitant une grande solidité de muscles; celui qui y réussissait était aussitôt délivré «en souvenir de Mgr saint Romain».

[28] Vieux mot équivalant à celui de châsse et conservé encore à Rouen.

Pendant plusieurs siècles, la levée de la Fierte de saint Romain eut lieu régulièrement, puis on s'avisa de remarquer que le plus fort d'entre les condamnés à mort ne se trouvait pas toujours être le plus digne de pitié.

Ce fut un pas dangereux vers la voie d'examen attentif de la cérémonie. De nos jours, elle n'est plus qu'une chronique originale dont on a plaisir à se remémorer les moindres incidents, aux lieux mêmes si souvent témoins de leurs curieux épisodes.


Pour ne rien oublier de cette rapide revue du passé, il faut parcourir les rues de la Tour-de-l'Horloge, de l'Épicerie, des Carmes, Grand-Pont, Saint-Patrice, des Juifs, de Saint-Romain, des Bons-Enfants, le Marché-aux-Balais et plusieurs autres pour retrouver quelques maisons ou curieuses ou célèbres. La façade de la maison natale de Corneille a été reconstruite au Musée d'antiquités. Inutile donc de la chercher rue de la Pie, mais on peut voir encore celles de Fontenelle, de Géricault, de Boïeldieu, de Dulong....

Malheureusement, beaucoup de ces vieilles maisons ont subi de fâcheuses transformations. Nous n'en voulons pour preuve que le pauvre Bureau des Finances (vis-à-vis de la cathédrale), tout honteux de voir ses balcons, ses fenêtres, sa physionomie enfin, disparaître sous les enseignes de négoces, estimables assurément, mais des plus anti-artistiques! Cette charmante construction de la Renaissance, classée, croyons-nous, parmi les monuments historiques, mériterait bien d'être au plus vite délivrée.

Consolons-nous en nous hâtant de voir les trois belles fontaines gothiques dont Rouen est riche. L'une d'elles, nommée de la Croix-de-Pierre, fut érigée par le grand cardinal Georges d'Amboise. La fontaine de la Crosse, aux élégantes guirlandes de feuillage, est un peu plus ancienne, et la fontaine de Lisieux a été, avec raison, comme les deux autres, classée parmi les monuments historiques. Près d'elles, la fontaine dite de Sainte-Marie, réputée «chef-d'œuvre» par des touristes enthousiastes, descend soudain à un rang bien modeste.

Non que, pris à part, chacun des morceaux dont elle est composée ne mérite un certain éloge. La statue principale est même presque belle. Mais, réunis, ces morceaux semblent manquer de cohésion. Il y a trop de choses sur un espace relativement restreint et l'aspect général y gagne des lignes heurtées, fort peu agréables.

Avec d'aussi charmants modèles sous les yeux que la fontaine de la Crosse, pour ne citer que celle-là, l'erreur paraît plus grave, moins compréhensible.

C'est toujours l'étrange laisser-aller uni à l'ostentation dont nous parlions au sujet de monuments plus considérables. Nous voulons agir vite, et tout aussi bien, sinon mieux qu'autrefois; mais la persévérance n'est pas notre qualité dominante. Un grand effort lasse les esprits, la pondération des idées se voit reléguée à l'égal d'une chimère. Le résultat serait bien propre à diminuer notre orgueil, si nous avions le bon esprit de profiter de la leçon que nous nous donnons nous-mêmes... Sans y penser, à vrai dire!

Rouen.—Fontaine Sainte-Marie.

CHAPITRE XXVII

ROUEN MODERNE

A toutes les époques de son existence, Rouen s'est distingué par son génie commercial et industriel. Les ressources si abondantes de ses campagnes privilégiées ne lui ont pas suffi. Une ambition bien compréhensible l'a porté à vouloir mettre en œuvre toute la fortune que lui promettait son excellente situation.

Le temps n'a jamais été oublié des Rouennais où leur Ghilde puissante fondait solidement un empire presque universel. Cet empire pacifique, bien des crises, beaucoup de circonstances terribles l'ébranlèrent, sans pouvoir le détruire complètement. Aujourd'hui, la belle ville se retrouve plus jeune, plus forte, plus active, plus industrieuse, plus déterminée à la lutte que ne le souhaiteraient nos voisins, si désireux d'anéantir le commerce français.

Toutes les branches d'industrie lui sont également familières. On sait à quel degré de perfection atteignent ses manufactures de cotonnade, de toiles blanches ou imprimées, de bonneteries, de couvertures. Les blanchisseries de tissus de lin ou de coton, de ses faubourgs et des environs, n'ont pas de rivales.

La teinture des étoffes de soie ou de laine et le cylindrage de ces mêmes étoffes occupent un grand nombre d'ouvriers.

En outre du coton, devenu en quelque sorte le monopole de Rouen, le commerce des laines y a pris une vaste extension, ainsi que celui des huiles, des graines oléagineuses et des savons.

Des forges, des fonderies, des papeteries, des faïenceries, des confiseries renommées, ajoutent à ce mouvement dont la seule énumération serait longue, si rien de ce qui la constitue n'était omis.

Rouen.—Quai du Havre.

La régularisation du chenal maritime a développé cette continuelle progression. Actuellement, des navires calant plus de six mètres et jaugeant près de trois mille tonneaux peuvent aborder aux quais rouennais en une seule marée. Le premier effet d'un tel avantage a été de constituer la ville en une sorte d'entrepôt du commerce d'exportation entre le Havre et Paris. Le tableau des douanes est la preuve la plus éloquente de la prospérité nouvelle.

Il ne faut pas perdre de vue que la marée se fait sentir jusqu'au delà de Pont-de-l'Arche (Eure), à près de vingt kilomètres en amont de Rouen. Le flux parcourt donc une distance totale d'environ cent soixante-dix kilomètres.

Dans les grandes mers, la Seine ne met pas plus de deux heures et demie pour monter à sept mètres de hauteur et le plus faible tirant de morte-eau, constaté en 1883, donnait encore une profondeur de cinq mètres quarante-huit centimètres.

Par contre, le reflux exige près de dix heures; la pente du fleuve n'apportant d'ailleurs aucun obstacle dont on ne puisse avoir facilement raison, car elle est à peine, entre Rouen et la mer, de sept centimètres par kilomètre.

ROUEN.—COURS-LA-REINE.

On comprend dès lors l'ardeur des Rouennais pour réclamer toutes les améliorations possibles dans le régime de la Seine maritime, et l'empressement avec lequel la municipalité a poussé aux grands travaux permettant de faire de son port un des meilleurs que pût choisir le commerce international.

Les docks-entrepôts sont immenses; les quais, très beaux, ont un développement de trois mille cinq cent trente-huit mètres, dont dix-neuf cent quarante mètres appartiennent à la rive droite; l'outillage nécessaire aux chargements ou déchargements est très complet. Il va sans dire que les navires long-courriers et caboteurs sont certains de trouver tout ce que leur entretien ou leur armement exige.

La proportion ascendante suit, en conséquence, un cours régulier. En 1883, les navires entrants furent au nombre de 1669, jaugeant 1453 231 tonnes et portant, en charge effective, 1289 667 tonnes de marchandises. Dans la même année, la voie fluviale transportait, de ou pour Rouen, un poids de 663 905 tonnes. Il est facile d'augurer que ce mouvement n'est pas près de prendre fin.


Nous l'avons dit, mais il faut le répéter, Rouen est une ville très agréable à parcourir. Son activité de bon aloi ne se fait pas morose et les exigences de son industrie commencent à marcher de pair avec une hygiène bien entendue.

Les vieux quartiers, jadis traversés à ciel ouvert par les petits cours d'eau tributaires de la Seine, ont été assainis.

Le pittoresque du coup d'œil y a perdu. Les maisons noires, luisantes, pourvues de ponceaux et cachés à demi derrière des étendoirs ou des perches soutenant des étoffes, des écheveaux de coton, de laine, aux couleurs multiples, ont elles-mêmes disparu; ces masures offraient mille sujets d'étude à un peintre, seulement elles gardaient tous les miasmes avivés par les ruisseaux qui souillaient ces dispositions trop primitives.

Nul ne se plaindra de la transformation, car on ne saurait regretter que les choses vraiment belles, trop souvent sacrifiées; en revanche, toute construction malsaine doit être proscrite, si elle n'est au moins améliorable.


Les promenades sont nombreuses à Rouen. L'une des plus attrayantes est le parcours des quais; vient ensuite celle des beaux jardins publics. Les faubourgs ne forment pas la partie la moins charmante d'une excursion dans la riche ville.

Sans aller jusqu'à La Bouille, si renommée chez les Rouennais, que nombre d'entre eux appliqueraient à ce coteau le fameux dicton: «Voir Naples (lire La Bouille) et mourir!» on peut se procurer facilement un spectacle, à notre avis, de beaucoup préférable.

Il suffit de gravir la colline de Bon-Secours, l'un des points culminants de la Seine-Inférieure, au sommet duquel est bâtie l'église d'un pèlerinage célèbre. Cette jolie construction gothique voit chaque jour accourir une foule de fidèles.

Hélas! cette pieuse affluence a causé une catastrophe imprévue. On a cherché à rendre l'église digne de sa réputation et tout l'intérieur en a été peint et doré, si bien peint, si bien doré, qu'il est presque dangereux de fixer les yeux sur cette affreuse... sur cette riche décoration, voulons-nous dire.

Heureusement, un panorama, comme il est peu donné d'en rencontrer, nous fera vite oublier cette déconvenue; on en aperçoit déjà une grande partie du bas du cimetière établi devant l'église sur la pente de la colline, mais, pour l'embrasser dans toute sa pompe, il faut suivre la route neuve, appelée «d'en haut», qui contourne les sommets et mène au point le plus favorable pour n'en perdre aucun détail.

La ville en entier se déploie, parée des précieux édifices dont les tours lui composent une royale couronne. Le fleuve, comme heureux de la baigner, se replie, s'endort ou coule, rapide, pour revenir sur lui-même avant de s'enfuir vers la mer, qui bientôt mêlera ses flots glauques aux vagues bleuâtres du captif.

De tous côtés, une ligne ondoyante reçoit l'impulsion de la brise apportée par le flux. Arbres exotiques des jardins, arbustes, arbres des champs et des bois verdoyant sur les collines, marient leurs exhalaisons salutaires.

Une opulente campagne couverte de fermes, de vergers, de moissons, de bétail, semble envahir jusqu'à l'espace où fument les cheminées des usines.

Le sifflet des voies ferrées répond à celui des machines de fabriques ou de navires.

L'horizon, largement ouvert et ondulé par les crêtes des coteaux, conduit le regard à des distances presque infinies.

Si le ciel est clair, on emporte une impression merveilleuse de souveraine beauté.

Et, si quelques nuages voilent l'éclat du jour, si toutes les vives couleurs finissent par revêtir une teinte plus calme.... la douceur doublera la beauté; l'œil aura peine à se détacher du cadre poétique, la pensée y reviendra souvent, ou, plutôt, ne l'oubliera jamais.

ROUEN—TOMBEAU DES CARDINAUX D'AMBOISE.

CHAPITRE XXVIII

QUELQUES GLOIRES ROUENNAISES

Il pourrait suffire au juste orgueil de Rouen de nommer Pierre Corneille.

Le fier génie qui sut prêter à ses héros les sentiments et les accents de demi-dieux reçut, en 1834, un hommage solennel des habitants de sa ville natale.

Une statue en bronze a été élevée sur le terre-plein du Pont-de-Pierre, au milieu d'une fraîche pelouse ombragée et fleurie. La place est bien choisie. Corneille, debout, s'abandonne à l'inspiration de son puissant cerveau, et son regard peut se reposer sur les premiers plans du beau paysage qu'il aima, de la tranquille contrée où il venait jouir d'une heure de repos si chèrement gagné!

Trop oublié, l'auteur de Stilicon et d'Ariane, Thomas Corneille, eût mérité, ne fût-ce que pour son affection dévouée, un médaillon sur le piédestal de la statue de son glorieux frère.

Autour du géant dramatique se groupe un faisceau de noms célèbres. Et, tout d'abord, convient-il, peut-être, de rappeler celui que l'on désigna comme l'homme le plus universel de son siècle, Bernard le Bovier de Fontenelle (1657-1757), neveu, par sa mère, des deux Corneille. Si l'on n'accepte pas toutes les idées des Dialogues des Morts, du Traité du Bonheur, de la Pluralité des Mondes et de tant d'autres écrits subtils, il serait impossible de refuser à leur auteur l'esprit le plus vif, le plus rare, le plus charmant. Cet esprit, Fontenelle eut la fortune inouïe de le conserver jusqu'au dernier jour de son existence séculaire. Ce n'est pas le moindre fleuron de sa renommée.

Marc-Antoine Gérard de Saint-Amant (1594-1661), l'un des premiers membres de l'Académie française, ne méritait pas de se voir accablé comme il le fut par Boileau. Dans plus d'une de ses odes et dans nombre de passages de son Moïse sauvé, on retrouve la marque d'un vrai poète. Hélas! pour quelque cause, le «Régent du Parnasse» fut d'un avis contraire et le pauvre Saint-Amant, non seulement ne bénéficia pas de l'oubli, mais fut contraint à partager le ridicule attaché par l'impitoyable critique à:

Pradon (1632-1698). Ce dernier, rêvant de placer sa Phèdre et ses drames médiocres au-dessus des œuvres de Racine, justifia pour la cent millième fois la terrible prédiction: «Tel brille au second rang....»

Mais les lettres rouennaises se relèvent avec Jacques Basnage de Beauval (1653-1723), un vrai savant, un véritable écrivain, dont le grand titre d'honneur est d'avoir contribué à faire conclure, en 1717, un traité d'alliance entre la France et la Hollande.

Le frère de Basnage (1656-1720) fut, lui aussi, un écrivain et un savant de mérite.

Samuel Bochart (1599-1667), le plus grand orientaliste de son temps, possédait toutes les langues savantes asiatiques. C'est à lui que l'on doit un traité sur tous les animaux, plantes et minéraux, dont les Écritures font mention. On comprend sans peine que le patient érudit gagna à ces travaux l'innocente préoccupation de rattacher une origine hébraïque à toutes les langues, à toutes les sciences.

Le P. Daniel (1649-1728) a écrit une Histoire de France assez aride, mais exacte et qui obtint plus de succès que ses polémiques poursuivies, d'ailleurs, non sans verve et talent, contre Pascal et Descartes.

Le P. Sanadon (1673-1733) fut un latiniste élégant et pur. On sait avec quel soin, quel bonheur de recherches il a traduit Horace. Ses œuvres personnelles ne sont pas moins intéressantes.

Mme du Boccage (1710-1802) fut très louée en son temps, et elle n'eut rien moins, pour exalter ses travaux littéraires, que des amis comme Voltaire et Fontenelle. Beaucoup de partialité devait entrer dans ce favorable jugement, car il est difficile, aujourd'hui, de lire sans fatigue les Amazones ou même la Colombiade, son meilleur ouvrage.

Il en est tout autrement des écrits de Mme Leprince de Beaumont (1711-1780). A la vérité, l'auteur de tant de jolis contes borna son ambition et sut en faire passer la morale, la raison, grâce à un enjouement de bon aloi. Plus d'une génération enfantine lui est redevable de passe-temps joyeux.

INTÉRIEUR DE L'ÉGLISE DE N.-D. DE BON-SECOURS.

Parmi nos contemporains se détachent les figures: d'Armand Carrel, talent vif et hardi comme son esprit;

De Louis Bouilhet, qui eut son heure de célébrité, justement gagnée, surtout par Mœlenis, par Mme de Montarcy, par Hélène Peyron.... Il mourut trop tôt et sans avoir pu, croyons-nous, donner sa véritable mesure;

De Gustave Flaubert; le brillant styliste restera plus longtemps en possession de sa renommée. Malheureusement, ses œuvres, si elles doivent être appréciées des lettrés, ont donné naissance à la plaie morale connue sous le nom de réalisme.

Cette prétendue découverte littéraire semble être encore en pleine vigueur. On lui devra d'avoir vu pénétrer librement dans les familles des livres qu'autrefois on eût à peine fait circuler sous le manteau.

Ce que la littérature y a gagné, l'histoire de notre temps aura peine à le reconnaître; mais, ce que les mœurs y ont perdu, chaque jour, hélas! les critiques les plus indulgents le constatent avec effroi.


Par bonheur, Rouen nous présente d'autres noms sur lesquels il fait bon d'arrêter sa pensée.

Dans les arts, voici Jean Jouvenet (1647-1717) qui triomphe: au Louvre, avec son Paralytique, son Esther, sa Pêche miraculeuse, sa Résurrection de Lazare; à Notre-Dame de Paris, avec son Magnificat.

Jean Restout (1692-1768), son neveu et son élève, donna libre cours à sa vive imagination dans la décoration des palais de Fontainebleau et de Trianon.


Puis surgit un vrai grand peintre, un de ces artistes dont le nom peut sans crainte soutenir la comparaison avec les noms glorieux de n'importe quel pays: André Géricault (1781-1824) pensa et vécut, pour ainsi dire, ce Radeau de la Méduse, où sa main fiévreuse fait toucher aux dernières bornes du sublime le drame horrible qui retient, fascinés, les yeux épouvantés.

La même surabondance de pensée éclate dans son Chasseur à cheval, dans son Cuirassier blessé. Géricault devait mourir jeune, il se hâtait de lutter contre la vie et la lutte fut féconde, puisqu'elle nous a donné ces chefs d'œuvre.


Dans les sciences, plus d'un Rouennais a su se créer une belle place.

Pierre-Louis Dulong (1785-1838), l'admirable physicien, ne crut pas trop payer par la perte d'un œil et d'un bras la découverte du chlorure d'azote. Ses travaux, avec Petit et François Arago, ont à jamais marqué sa place parmi les savants illustres que la France revendique avec orgueil.


Si Reims est la ville natale de Jean-Baptiste de la Salle, Rouen se souvient que le fondateur de l'Institut des Frères de la Doctrine Chrétienne établit chez lui, dans le monastère dit de Saint-Yon, la communauté destinée à fournir gratuitement des éducateurs aux enfants pauvres. Une statue lui a été élevée.

Rouen.—Statue de J.-B. de la Salle.

Ce serait faire preuve d'une étrange injustice que d'oublier dans cette énumération, si brève qu'elle doive être, le nom de Robert Cavelier de la Salle (1643-1687). L'intrépide, l'héroïque explorateur d'une partie de l'Amérique septentrionale, voulut établir solidement l'influence française dans sa vice-royauté de la Louisiane, qu'il rêvait de changer en la plus florissante colonie. Ses travaux tiennent du prodige, et à lui, bien à lui, revient la découverte de la détermination exacte du cours et des embouchures de l'immense Mississipi. Sa vie, si courte, fut généreusement employée. Elle est une de celles dont, Français, nous pouvons tirer une pure, une légitime gloire.

«Car en lui passa l'âme des grands découvreurs normands, des précurseurs de Colomb et de Gama. Génie fort et complet, patient, intrépide, généreux, avide de gloire, il nous a ouvert quinze cents lieues de pays dans les plus riches contrées américaines... et ne cessa de poursuivre son but et d'espérer que lorsqu'il tomba sous la balle d'un assassin.

«Les Américains ont placé son médaillon au Panthéon de Washington et donné son nom à l'un des comtés de l'Illinois[29]....»

[29] Sur Cavelier de la Salle et sur les voyageurs qui suivent, nous avons parcouru les excellentes biographies consacrées à leur mémoire par M. Gabriel Gravier, Président honoraire et Secrétaire général de la Société de géographie normande. Nous aurions voulu puiser plus largement dans les intéressants travaux de M. Gravier, bien connu par ses recherches infatigables sur l'histoire des navigateurs normands; ses opinions, aujourd'hui, sont généralement admises et sa compétence n'est pas discutée. Nous devons à notre savant correspondant les meilleurs remercîments et une réelle gratitude pour son obligeance si complète.

Henri Joutel (1640-1735) fut le digne, le dévoué compagnon de Cavelier de la Salle. Il mérite une place près de son illustre chef.

Augustin Beaulieu (1589-1639) «.... a fait dans l'histoire des apparitions de courte durée, mais assez brillantes pour que son nom mérite d'être consacré. Savant marin, fin diplomate, habile marchand, avisé, prudent et brave, bon surtout, il représentait avec éclat ces grands capitaines de mer dieppois, comme lui fugitifs météores, qui ont illustré la première moitié de son siècle.»

Ses voyages, son expérience, son caractère lui méritèrent la confiance de Richelieu, qui l'employa d'abord à l'île de Ré, pendant les guerres contre les calvinistes, puis, ensuite, lui donna le commandement d'un navire pour aider le comte d'Harcourt dans l'attaque des îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat.

Quand il mourut, à peine âgé de cinquante ans, la marine française perdit l'un de ses meilleurs officiers.


François Cauche, né à Rouen en 1616, devint aussi, pour les intérêts de son négoce, un intrépide explorateur. L'Ile-de-France et Madagascar surtout, puis l'île Sainte-Marie, furent visitées presque en entier par lui. «Sa relation est écrite simplement, honnêtement et inspire toute confiance.... Les nombreux renseignements qu'il donne sur les mœurs, les croyances des habitants, sur la faune et la flore de Madagascar ne sont pas démentis, quoique Cauche eût fort peu d'instruction, ce que démontrent ses études sur la langue malgache.» Il n'en mérite pas moins par son honnêteté et son patriotisme d'être «mis au rang des hommes utiles, des grands citoyens.» On ignore la date de sa mort.

Près Rouen.—Intérieur de l'église de Notre-Dame de Bon-Secours.

Fermand, conseiller au Parlement de Normandie; Fauvel, sieur d'Oudeauville, maître des comptes de la même province; Beaudoin de Launay, également de Rouen (1630-1632), s'associèrent avec Stochove, sieur de Sainte-Catherine, gentilhomme flamand, pour visiter l'Italie, le Levant, l'Égypte, voyage offrant, à l'époque, de sérieux dangers; aussi, dit avec raison M. Gravier, en louant la relation des explorateurs, «les jeunes gens qui en ont le temps et le moyen suivraient avec fruit les traces de nos vieux magistrats rouennais et du flamand, leur compagnon.»

Paulin ou Paul Lucas (1664-1737) réussit plusieurs missions qui lui furent données pour Constantinople et visita principalement la Grèce, Smyrne, l'Asie Mineure, l'Égypte, où il trafiqua des pierres précieuses, après avoir été soldat et marin. Il s'occupa surtout d'antiquités. Le Cabinet du Roi reçut de lui, en 1696, une belle collection.

La chaire.

Voltaire l'a raillé pour sa facilité à «accueillir des fables»; mais Lucas était homme d'esprit et de savoir, et, s'il prenait la peine de relater des fables, c'est qu'elles peuvent souvent ouvrir des horizons à la vérité historique. Si la renommée du voyageur est de beaucoup inférieure à son mérite, on peut dire, avec son biographe, qu'il fait honneur à sa ville natale.


Jules Poret, baron de Blosseville (1802-1833), semblait appelé à parcourir la plus brillante carrière maritime. A vingt ans il se signalait dans le voyage autour du monde de la Coquille, commandée par Duperré, et plusieurs points découverts pendant ce voyage portent son nom. Une rencontre avec l'illustre et infortuné capitaine John Franklin décida du sort du jeune officier. Il souhaita ardemment d'explorer les régions polaires. Ce souhait fut exaucé. Le 9 juin 1833, il recevait le commandement de la canonnière-brick la Lilloise et partait pour l'Islande. Vingt jours plus tard, il découvrait une dizaine de lieues de la côte orientale du Groënland, jusque-là inconnue de tout Européen, terres appelées aujourd'hui «de Blosseville». Le 25 août, il fut encore aperçu par un navire, puis on n'eut plus de nouvelles du jeune et déjà célèbre officier. Vainement trois navires furent-ils envoyés à sa recherche: les glaces polaires ont gardé leur secret.


Nous voudrions pouvoir ne pas oublier un seul des noms dont Rouen s'honore, mais la liste est si heureusement chargée!

On sait ce que fut Bois-Guillebert, l'intègre lieutenant-général (neveu de Vauban), l'auteur du Détail de la France sous Louis XIV: un défenseur des opprimés, un soutien pour les malheureux.

Delarue, dans les premières années du dix-huitième siècle, eut l'idée de faire filer le coton. C'était le point de départ d'une industrie qui allait créer des ressources nouvelles à la ville et contribuer si efficacement à sa fortune.

Lepecq de la Clôture (1736-1804) fut un grand médecin, et Louis Brune (1807-1843) un dévoué sauveteur. Deux rues portent ces noms respectés.


Une statue placée devant le Théâtre des Arts honore la mémoire de Boïeldieu (1775-1834), le chantre des pages délicieuses de Jean de Paris, du Nouveau Seigneur du village, du Chaperon Rouge, de la Dame Blanche, si jeune encore après soixante ans de triomphes dans l'univers entier. Nous savons bien qu'il a été, qu'il est peut-être encore de mode de railler le style de Boïeldieu; mais quiconque aime la musique claire, gracieuse, douce, délicate, émouvante, revient et reviendra toujours à ces partitions poétiques, tendres, vraiment françaises, dont l'impression sur les âmes reste si nette, encore qu'elle ne ressemble pas à un effrayant problème algébrique!

Sur la tombe de Frédéric Bérat, autre compositeur rouennais, on a gravé les dernières mesures de sa chanson la plus connue et devenue si populaire: Ma Normandie! La ville ne pouvait moins faire pour celui qui, si chaleureusement, affirmait son amour du sol natal.


Combien nous pouvons regretter encore d'omissions! Mais, il faut bien l'avouer, nous attendions presque avec impatience le moment de tracer un autre nom qui, à Rouen, s'empare du cœur et s'impose à la pensée, avec une force à laquelle il serait presque sacrilège de se soustraire:

JEANNE D'ARC!!!

Ce nom, symbole d'une épopée unique dans l'histoire des peuples, on le suit à travers la voie douloureuse, commençant à Compiègne pour aboutir aux flammes du bûcher élevé, ici, sur la place du Vieux-Marché....

En même temps, de la profondeur des siècles viennent se ranger, près de la martyre, ses impuissants mais courageux défenseurs: Jean Lohier, le légiste rouennais, qui protesta si hautement, si intrépidement contre la violation des plus simples formes de la justice envers celle dont le crime avait été d'aimer son pays!!

Le bon huissier Massieu, qui appuya si efficacement la demande du religieux assistant la suppliciée, afin qu'on tînt devant les yeux de Jeanne une croix apportée de l'église Saint-Sauveur.

Et ce religieux, «ce saint», comme le dit Michelet, frère Isambart de la Pierre, qui pendant tout le procès fit preuve d'un entier dévouement à l'héroïne. Son témoignage ne saurait être récusé, car n'était-il pas prêt à le payer de sa vie!...

De quelle amertume et, pourtant, de quel réconfort on se sent pénétré en lisant, aux lieux où elles se passèrent, la relation de ces choses si incroyables, quoique si vraies!

La haine féroce, immonde; la lâcheté dans ce qu'elle peut avoir de plus vil; l'hypocrisie dans ce qu'elle a de plus odieux, près du patriotisme le plus saint, de la pureté la plus radieuse, de la résignation, du sacrifice surhumain!

Comment honorer une telle mémoire! Comment?

Rouen ne devrait pas hésiter à faire disparaître l'étrange statue qui est censée représenter Jeanne.

Puis, sur la place désormais consacrée, nous voudrions voir, sculptés dans le granit, un échafaud et un bûcher.

Le premier porterait l'effigie d'Alain Blanchard, la victime de Henri V d'Angleterre (lors du siège de 1419), disant aux soldats qui le traînaient à la mort:

«Je n'ai pas de biens pour racheter ma vie comme les autres; mais, quand j'aurais de quoi payer ma rançon, je ne voudrais pas racheter le roi anglais de son déshonneur!»

Sur le bûcher, et serrant contre son cœur l'informe croix de bois liée à la hâte par un soldat anglais, Jeanne d'Arc, personnifiant le dévouement à la Patrie, rappellerait aux cœurs faibles que le droit, la vaillance peuvent succomber pour un temps, mais que l'heure de la justice sonne toujours, que nul crime ne reste impuni.

Le supplice de Jeanne, un Anglais, Bedford, l'ordonna pour venger son pays, humilié de succomber sous la main d'une femme!

Et il ne voyait pas que lui-même jetait une poignée de boue au front de l'Angleterre.... une boue sanglante impossible à laver!!

La parole prophétique d'Alain Blanchard se réalisait.

Chaque fois qu'un vainqueur a déshonoré son triomphe, l'histoire, implacable, enregistre l'action honteuse et bientôt vient l'expiation.


Pourquoi réveiller ces cruels souvenirs? dira-t-on, peut-être. Pourquoi? Ne pouvons-nous y trouver un aliment à notre douleur, en même temps que le principe d'une force nécessaire à l'attente sage, mais en éveil? Aux noms des martyrs d'autrefois joignons les noms de nos martyrs d'hier, entourons-les d'un souvenir inaltérable!

L'échafaud d'Alain Blanchard nous apprendra comment on peut clouer un vainqueur au pilori!

Le bûcher de Jeanne d'Arc nous rendra la foi dans les destinées de notre pays, trop souvent près de périr, mais renaissant toujours plus grand!


Parle, sublime paysanne! Pénètre nos cœurs, nos âmes, de cet amour de la France pour lequel, sans murmurer, tu accomplis ton cruel sacrifice!

Si nous aimons notre Patrie comme tu l'as aimée, elle réparera une fois de plus ses ruines! Si nous assistons à son triomphe, notre récompense sera grande. Mais, si nous devions succomber en essayant la tâche sainte, inspire-nous ton courage.

Mourir pour la France, si l'on ne peut vivre pour elle, est préférable à l'infamie de douter de son honneur, de déserter son drapeau!...


CHAPITRE XXIX

LA NAVIGATION DE LA SEINE.—PARIS PORT DE MER

Nous avons vu le Havre travaillant sans relâche à améliorer son port, à étendre ses relations avec le monde entier. Les progrès et les nécessités de la marine moderne exigent impérieusement ces transformations incessantes. L'avenir paraît devoir être aux immenses steamers qui, depuis leur apparition, ont bouleversé toute l'économie ancienne de la navigation et réclament des conditions d'atterrage spéciales.

La profondeur d'un port en eau vive, la largeur d'un chenal, la sûreté d'évolution dans une rade, les facilités de déchargement à quai, la prompte dispersion des marchandises importées, la rapidité d'arrivage d'une cargaison, sont les principales sources de l'activité commerciale d'une place maritime. Sous peine de décadence, nous ne pouvons nous laisser devancer longtemps par nos concurrents anglais, belges, allemands.

Les premiers ne sont pas, à beaucoup près, aussi redoutables qu'ils semblent l'être. Notre position continentale reste un immense avantage et, nous le répétons, il nous suffirait de vouloir sérieusement pour acquérir une indiscutable influence.

Cette question préoccupe tous ceux qui ne se désintéressent pas, à la légère, de l'étude des efforts réalisés par nos voisins de Belgique et d'Allemagne.

Le premier de ces pays possède Anvers; le second Hambourg, deux ports admirablement situés, et plus admirablement encore aménagés.

Là, on ne s'est pas contenté de tirer parti des avantages locaux, on a tout fait, on continue de tout faire pour que des améliorations nouvelles viennent puissamment en aide à la diffusion des relations.

Chemins de fer, canaux et routes à bon marché complètent un système de fret intelligent, réduit, quant aux dépenses; supérieur, quant à la manière dont il est compris.

Il en résulte que les transactions augmentent chaque jour à Hambourg et à Anvers.... Pourquoi ne profiterions-nous pas de ces leçons?

Nous pouvons faire mieux: hâtons-nous. Ce n'est pas de l'argent improductif, celui qui est prodigué pour mettre en œuvre les forces vives d'un pays.

Depuis longtemps, on réclame l'amélioration de la navigation de la Seine, mais des influences néfastes, avivées par des querelles de clocher, ont apporté des entraves à tous les projets présentés.

Le Havre croit lutter contre des mesures désastreuses. Rouen sait combien il lui importe d'obtenir une route d'eau toujours de plus en plus facile, sûre, directe. Les travaux accomplis et les résultats obtenus prouvent ce que l'on peut attendre de l'avenir.

Il ne faut pas oublier que la Seine coule entre deux chaînes de collines laissant peu de solutions de continuité. Les eaux, gênées par ces barrages naturels, ont dû se frayer un lit sinueux changeant brusquement, et à chaque instant, de direction.

C'est bien à elles que l'on pourrait appliquer le nom de Méandre. Ainsi, on compte à peine quatre-vingt-quatre kilomètres de Rouen au Havre, par la route de terre, mais la route fluviale présente un développement de cent cinquante kilomètres. Il y a donc avantage de près de la moitié du parcours, si l'on prend la voie de terre.

Mais là n'existe pas l'obstacle le plus sérieux, quoiqu'il faille compter avec lui. Le vrai danger résulte des bancs de sable obstruant le lit du fleuve, bancs remués par chaque marée et qui ont causé un grand nombre de naufrages: La Traverse en témoigne.

On appelle ainsi la brusque déviation du cours du chenal canalisé qui, suivant la rive droite depuis Caudebec jusqu'à la Pierre-du-Poirier, se dirige subitement vers la rive gauche, et la longe sur un parcours dépassant le port de Quillebeuf (Eure).

Le chenal est, d'ailleurs, jalonné avec soin, mais plusieurs des balises et des bouées ont leur point d'attache sur les mâts et les carènes de navires depuis longtemps ensablés!...

La barre, enfin, accompagne toujours la mer montante. Elle ne devient guère tout à fait menaçante qu'aux marées équinoxiales, mais elle n'en constitue pas moins une cause de retard pour la marche des navires, car cette énorme vague, formée des flots refoulés du fleuve, se dresse comme une muraille perpendiculaire, et roule souvent depuis l'embouchure de la Seine jusqu'à Rouen.

Une canalisation nouvelle s'impose donc si l'on ne veut voir, dans un avenir presque prochain, diminuer le trafic fluvial.

Pour commencer à remédier à une telle éventualité, un canal a été creusé entre le Havre et la pointe du Tancarville, village riverain de la Seine, célèbre par les belles ruines de son vieux château-fort.

Embouchure de la Seine, entre Le Havre-De-Grâce et Honfleur.
D'après une ancienne carte de Normandie.

La distance est d'un peu plus de trente kilomètres.

Les avantages sont très réels, puisque l'embouchure du fleuve est évitée. Cependant, il va de soi que tout ne saurait se borner là, et que ce travail en appelle un autre, prolongé non pas seulement jusqu'à Rouen, mais jusqu'à Paris, sinon même au delà.


Cet espoir n'a rien de chimérique pour les ingénieurs. Il y a longtemps qu'un projet beaucoup plus grandiose encore sollicite leur attention. Déjà, on avait rêvé de faire de Paris un port de mer, en construisant des navires n'exigeant qu'un faible tirant d'eau.

Les Parisiens se souviennent du joli petit bâtiment l'Esther, appartenant au capitaine Le Barazer, et du Frigorifique, conception de M. Le Tellier. Ce dernier navire fit le voyage de la Plata et en rapporta des viandes conservées par le froid.

Mais la marine commerciale moderne ne s'accommode plus de dimensions aussi restreintes. Elle veut des moyens de transport équivalant à ses aspirations, et l'on est en train de rivaliser avec le Great-Eastern, de légendaire mémoire.

Certes, tous les steamers, non plus que les bâtiments de commerce, en général, ne seront point taillés sur un pareil gabarit; néanmoins, loin de se montrer disposé à réduire les proportions, on leur donnera plus d'ampleur. Le régime de la navigation fluviale doit donc pouvoir souffrir ces changements inévitables.


Un savant du plus haut mérite, un ingénieur des plus distingués, M. Bouquet de la Grye, répond à cette alternative en offrant de faire de Paris un véritable port maritime.

Preuves en mains, par le moyen du travail de l'auteur, nous assistons au couronnement d'une entreprise gigantesque et qui, pourtant, semble être presque simple. La Seine élargie, approfondie, supporte des navires d'un fort tonnage. Ils viennent, sans escale, s'amarrer dans de vastes bassins creusés à Argenteuil, à Saint-Ouen.... La marée remonte jusqu'à la Villette....

Rêve! disent les incrédules. Réalité possible! affirment ceux qui prennent la peine de se pénétrer du beau travail de M. Bouquet de la Grye et qui désirent vivement le voir mettre à exécution, car il en résulterait, nous le croyons, un grand bien non seulement pour le commerce de Paris, mais pour celui de la France entière.


CHAPITRES XXX-XXXI

HONFLEUR

Plus de cinq cents ans avant que l'on songeât aux avantages offerts par les bassins naturels du Havre, un duc de Normandie, Robert le Magnifique, fondait, en 1034, au sommet d'une colline élevée, située sur la rive gauche de l'embouchure de la Seine, un oratoire devenu immédiatement célèbre.

Plan de Honfleur, d'après une ancienne carte (1693).

Notre-Dame-de-Grâce, tel était le nom donné par Robert à cette chapelle, et, certainement, il n'en pouvait guère trouver un meilleur pour la nombreuse population de marins au milieu de laquelle on l'élevait.

En effet, cette colline accusant nettement la rive gauche de l'embouchure de la Seine, comme les coteaux d'Ingouville et de Sainte-Adresse signalent la rive droite du même fleuve, elle devient un point de repère précieux pour les navigateurs. Les touristes y trouvent un splendide observatoire.


Mais si, tout de suite, nous nous rendions à Grâce, Honfleur perdrait de son prix à nos yeux; hâtons-nous donc de le visiter.

Malgré le voisinage du Havre, cette ville travaille activement et tire le meilleur parti possible de sa position. La population maritime s'y livre à la pêche côtière.

Il possède de vastes chantiers de bois du Nord et fait un commerce assez étendu de charbons anglais. Dernièrement, de grandes améliorations ont été apportées au service de la navigation et, en dépit des vases, des galets, Honfleur se trouve en possession d'un vaste avant-port et de bassins à flot.

Quelques débris semblent indiquer l'emplacement de la forteresse élevée par Henri IV. On trouve encore de vieilles maisons dans la rue Basse.

Toutefois, ce que l'on visite avec le plus d'intérêt, c'est la vieille et très curieuse église Sainte-Catherine. Sa tour, bâtie en bois comme l'église, en est séparée par une rue; des poutres, recouvertes d'ardoises, l'étayent de tous côtés. Des sculptures et des tableaux achèvent de rendre digne d'attention cet antique monument.


Un souvenir qu'il est impossible d'oublier quand on parcourt Honfleur, c'est la bravoure déployée par ses marins, chaque fois que les nécessités de la guerre les ont appelés à combattre l'ennemi.

Honfleur.—Bassin Sainte-Catherine.

Lors des terribles épreuves subie par la France, sous le règne de Charles VI, devenu fou, les habitants de Honfleur coulèrent bas la flotte anglaise, commandée par l'amiral Hugues Spencer.

HONFLEUR.—NOTRE-DAME DE GRÂCE.

En 1795, ils contribuaient à la prise du fameux commodore Sidney-Smith, et peut-être que, si on le leur avait laissé garder, l'habile marin ne se fût point échappé, et n'eût pu préparer le désastre subi, par notre armée d'Égypte, devant Saint-Jean-d'Acre, en 1799.


De patients chercheurs ont prétendu que, par l'examen de vieilles chroniques, on pouvait affirmer que les marins honfleurais abordèrent les premiers en Amérique.

Nous ne pouvons décider de cette prétention; mais, certainement, Honfleur suivait l'exemple de Dieppe, et engageait des navires dans les expéditions les plus aventureuses.

C'est de son port que le capitaine Denis partit pour Terre-Neuve, dont il prit possession au nom de la France.

Honfleur revendique l'honneur de compter parmi ses enfants le navigateur Binot Le Paulmier de Gonneville, premier explorateur des terres australes. Mais Harfleur résiste à cette prétention. Peut-être la synonymie d'appellation des deux villes a-t-elle causé quelque confusion pour les historiens.

Honfleur.—Phare de l'Hospice.

Nulle incertitude, au contraire, en ce qui concerne le lieu de naissance de l'un des pères de la photographie moderne. Daguerre est bien Honfleurais.


L'entrée du port de Honfleur est protégée par deux phares: l'un, feu fixe rouge, de quatrième ordre, se trouve à l'extrémité de la nouvelle jetée; le second, feu blanc fixe, de premier ordre, se trouve sur la jetée de l'Hôpital.


Lorsqu'on arrive dans la ville par la route de Caen, une avenue de plus de trois kilomètres de longueur donne aux touristes l'ombrage de ses arbres séculaires, et l'impression n'en est que meilleure pour se disposer à gravir la colline de Grâce.

Honfleur.—Côte de Grâce.
Honfleur.—Autel de Notre-Dame de Grâce.

Autrefois, il est vrai, la côte était infiniment plus abrupte. De nos jours, on en a adouci la pente, on a même poussé la prévenance jusqu'à y installer des bancs de repos.

Mais admettons une fatigue plus grande encore, le dédommagement est bien merveilleux.


On croirait avoir gravi une hauteur prodigieuse, tellement l'horizon se déroule grandiose. La Seine, élargie, vient mêler ses eaux calmes aux flots plus tumultueux de la Manche.

Honfleur.—Ancien Hôtel de ville.

Il est vrai que, les jours de vents d'ouest, le fleuve, imitant la mer, roule de grosses vagues, et qu'à l'époque du mascaret, ou barre, le spectacle devient saisissant. Les habitants du pays appellent simplement ce phénomène: le flot. En effet, c'est un véritable flot qui, de la mer, va rouler jusqu'à Rouen, et refoule en grondant les eaux de la Seine.


Deux bancs de sable appelés d'Amfard et le Rattier, futures îles formées par les dépôts fluviaux, divisent l'embouchure de la Seine. Puis c'est Honfleur lui-même, Tancarville, Harfleur, Le Havre, la Manche, incessamment sillonnée de navires...


C'est la verdure des campagnes, mêlant sa teinte fraîche au bleu du ciel, au vert glauque ou azuré des flots, à la blancheur de l'écume, toute diaprée des reflets du soleil...

C'est le murmure venant de la terre et se confondant avec le sourd bruissement qui frappe sans relâche le rivage.... C'est la pointe noirâtre des écueils, couverte ou surgissant tout à coup.... C'est, en un mot, comme une prière immortelle offerte à Dieu par les œuvres de sa main paternelle.


On ne quitte que bien à regret ce tableau admirable..... On ne peut jamais l'oublier.

Le banc d'Amfard.

Honfleur est en communication avec Le Havre, distant de 12 kilomètres environ, au moyen d'un bateau à vapeur qui fait plusieurs voyages par jour.

Il communique aussi avec l'Angleterre par Southampton.

Ancienne coiffe des environs de Honfleur.

CHAPITRE XXXII

DE HONFLEUR A DIVES

Chaque petit village normand, situé sur un point quelconque de la côte, devient vite, à présent, une station de bains. Beaucoup d'entre ces bourgades, cependant, sont loin d'avoir une plage favorable; mais l'air pur, joint à la proximité de Paris, fait leur fortune.

Qui donc, autrefois, songeait à Vasouy, à Villerville?

Villerville.—La Plage.

Moins aristocratiques que Trouville et Deauville, on y rencontre, pourtant, des buts de promenades charmantes. Toute la campagne est riche, fertile, bien cultivée. Après le bain, il est agréable de longer ces champs si verts ou de se reposer à l'ombre des pommiers touffus.


Le château ou, plutôt, les ruines du château de Bonneville, reculées de sept kilomètres dans les terres, occupent à peu près le sommet d'un triangle dont les pointes s'étendent de Touques à pont-l'Évêque. Cette forteresse célèbre fut bâtie par Guillaume, duc de Normandie, qui allait devenir le maître de l'Angleterre.

Guillaume affectionnait beaucoup son bon château de Bonneville, et il y tenait volontiers sa cour. De même, il protégea Touques, où nous retrouverons des marques de sa munificence.


Avant d'entrer à Trouville, faisons une petite station à Touques, ce sera justice. On ne parlait point encore de la moderne ville de bains de mer que, depuis des siècles, sa voisine était en possession d'un commerce très florissant. Nous avons une preuve de son ancienne importance, par ses deux belles églises: Saint-Pierre et Saint-Thomas.

Villerville.—L'Église.

La première date du règne même du fameux Guillaume, et elle a conservé quelques parties de cette époque. Elle est rangée parmi les monuments historiques. Saint-Thomas date d'une centaine d'années plus tard.

Après ces vénérables édifices, témoignages de la munificence des souverains normands, on visite les vieilles halles en bois et le château de Montruit, superbe spécimen de l'architecture du seizième siècle.

Mais les jours de gloire de l'antique petite cité ont pris fin. Trouville s'est emparé de tout le commerce, de tout le mouvement de voyageurs, de tout le bruit de la mode.... et oublie qu'il doit, en quelque sorte, sa prospérité à un habitant de.... Touques.

BONNEVILLE.—RUINES DU CHATEAU.

Frappé de la belle position de l'humble station de pêcheurs, M. Desseaux se mit en tête d'en faire une ville véritable. Cette idée qui, plus tard, devait être le point de départ de tant de fortunes, ne fut pas heureuse pour l'inventeur de Trouville.

Trouville.—Le Casino.

Quinze ans après, la renommée de la nouvelle plage de bains grandissait chaque jour, et elle n'a fait que s'accroître.

Cette renommée, d'ailleurs, est méritée. Tout se réunit en faveur de Trouville.

Les rues étroites de la vieille ville contrastent avec les quais spacieux, toujours animés par la présence d'un grand nombre de bateaux de pêche, de yachts de plaisance, de bâtiments de commerce.

La grève, immense, déploie un véritable luxe de sable fin et doux. Les galets n'y blessent point le pied des baigneurs, les vases et l'eau saumâtre n'affectent point leur odorat.

Un panorama ravissant se déroule devant leurs yeux, et le fond du tableau est formé par de charmantes collines couvertes d'une verdure touffue, parsemées de riches villas, de coquets chalets.

La mode a donc eu raison d'adopter Trouville. Mais une ombre ternit cette splendeur. La proximité de la ville avec Paris y amène, pendant l'été, une véritable foule, très élégante, qui veut, à la fois, profiter de l'air salubre et garder toutes les habitudes mondaines. On va au théâtre, aux courses....

Deauville.

Cela répand beaucoup d'argent chez les habitants; toutefois, les personnes souffrantes ou ayant besoin d'un véritable repos préfèrent une plage moins bruyante, et l'on en trouve lorsque l'on suit l'admirable côte qui va se déroulant de Trouville au delà de Cabourg.

Traversons la rivière qui a donné son nom à Touques. Nous voici dans la très élégante et très fréquentée Deauville, rivale de Trouville, plus aristocratique même que cette dernière.

Il y a trente ans, on ne songeait guère à la possibilité d'une semblable transformation. Les marais et les dunes occupaient en maîtres tout le terrain.

C'était le pays de la fièvre, peu habité, du reste.

Quand on voulait traverser le petit fleuve, on avait recours à un passeur, qui demandait cinq centimes pour prix de son labeur.

Aujourd'hui, on franchit la Touques sur un très beau pont, et, à la place des marécages, des sables arides, on trouve de magnifiques villas, des châteaux princiers.

Villers.—L'Église.

Rien ne manque à la cité nouvelle qui possède une église, une mairie, un temple, des rues bien tracées.... Un hippodrome, très à la mode, voit chaque année des courses célèbres.


Nous qui aimons davantage la tranquillité, nous continuons vite notre route vers Dives.

D'abord assez plat, le sol ne tarde point à s'élever et, bientôt, les côtes se présentent rapides. Au sommet de la falaise, nous passons devant le hameau de Bénerville, dont l'humble chapelle, toute verdie de mousse, semble s'effondrer sous le poids de sa pauvre toiture.... Elle date du onzième siècle, cette église presque abandonnée, car le mouvement de la population se porte vers Deauville, d'un côté, et, de l'autre, vers le bourg, toujours grandissant, de Villers-sur-Mer.


De la hauteur où nous sommes parvenus, l'horizon est admirable.

Pourtant, nous ne nous arrêterons pas longtemps; car, plus loin, nous verrons mieux encore. Chaque tour de roue de notre voiture nous conduira, désormais, vers les plus charmants paysages.


La côte franchie, le chemin devient facile jusqu'à Villers, hameau en 1852, et aujourd'hui station de bains très appréciée.

Peut-être, sous les ducs de Normandie, Villers était-il important. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on retrouve, près du beau château moderne, une motte ancienne marquant l'emplacement d'une demeure féodale. Puis, aussi, l'église est remarquable. Sa nef date du onzième siècle et le chœur du treizième siècle. Une vieille tradition affirme, qu'autrefois, l'église se trouvait au centre de la paroisse qui, du côté de la terre, s'étend à plus de quatre grands kilomètres. La mer ayant beaucoup gagné sur la grève, trois cents mètres à peine, la séparent du monument et, sans doute, elle emportera encore plus d'un lambeau de la jolie plage.

La générosité des nombreux baigneurs venant chaque année passer la saison dans cette agréable station, a permis de restaurer avec soin l'intéressant édifice.

Ici, tout comme à Trouville, il y a beaucoup d'élégance. Les constructions nouvelles reculent de plus en plus les bornes de la petite ville. Ce ne sont que maisons et véritables châteaux bâtis avec un confortable, une richesse ne laissant rien à désirer.


La campagne y est extrêmement attrayante: ce sont de hautes collines boisées, des ravins rapides, couverts d'une herbe épaisse et animés par le bruit des ruisseaux; des fermes annonçant l'aisance, de magnifiques prairies avec leur population de bœufs et de vaches dignes, souvent, de figurer dans les concours.

Quant à la plage, elle est toute de beau sable, et sa ligne d'horizon ne lasse jamais l'admiration des baigneurs.

TROUVILLE

Lorsque, de Villers[30], on veut se diriger vers Dives, deux routes se présentent: celle qui permet l'emploi de la voiture, en faisant, à travers champs, un long détour aboutissant à Beuzeval; celle qui, accessible seulement aux piétons, passe sous les falaises d'Auberville, en côtoyant le banc de petites roches appelées les Vaches Noires.

[30] Où l'on arrive maintenant par un chemin de fer, prolongé sur Dives et Cabourg.

Cette dernière est de beaucoup la plus agréable. La fatigue qu'elle peut occasionner trouve une compensation dans les mille aspects de la grève et les découvertes marines qu'il arrive de faire.

Car les falaises sont en argile bleue d'Oxford et elles renferment beaucoup de richesses géologiques, sans compter que les roches offrent des trésors pour les pêcheurs patients. Les varechs soutiennent des moules presque microscopiques, mais si délicates! Les anfractuosités des pierres servent de retraite aux crabes, le flot montant y amène beaucoup de crevettes et les oiseaux de mer s'y rencontrent nombreux.

Pour toutes ces raisons, il ne faut pas hésiter, lorsque l'on est bon marcheur, à passer devant les Equerniats.... Tel est le nom pittoresque donné aux groupes de falaises par les gens du pays.


Nous n'ajoutons point, la chose se comprenant d'elle-même, que la route de la plage ne peut être suivie qu'à mer basse.


Toujours en longeant la côte, dont beaucoup de points atteignent une hauteur de cent mètres, on arrive à Houlgate-Beuzeval.

Ces deux localités se touchent et, pourtant, on les croirait placées à une grande distance l'une de l'autre.

Houlgate possède de vrais châteaux, des parcs, des villas, des lacs, des pelouses, un temple.... remplaçant de beaux herbages ou des dunes de médiocre valeur.

Aujourd'hui, une colonie anglaise y a élu domicile, apportant avec elle le goût du confortable et de l'élégance britannique dans sa pureté intégrale.

A Beuzeval, par contre, on se croit plus en famille, moins obligé de sacrifier à la mode, de faire parade d'une grande fortune.

Et, chose à considérer, le pays y est aussi agréable, puisque, nous le répétons, les deux localités se touchent.

Lorsque l'on a pris son bain, on peut se donner le plaisir de longues promenades à travers une campagne souriante, accidentée, bien ombragée et bien arrosée.

Tout ce coin de la Normandie est vraiment superbe.


Ne quittons pas Beuzeval sans rappeler que, lors des guerres du premier Empire, un pilote de ce village eut le bonheur de se signaler par un grand acte de courage et de sang-froid.


Deux frégates, appelées le Vésuve et la Confiance, sortaient du port du Havre; chassées par l'ennemi, elles s'efforçaient d'atteindre la petite rivière de Dives.


Mauger, le pilote beuzevalais, rappelons hautement son nom, Mauger n'hésita point à commander une manœuvre hardie qui força le succès. Le Vésuve fut sauvé par lui. La Confiance, moins bonne marcheuse, fut victime du feu de l'ennemi, mais l'équipage put gagner la grève de Houlgate.

Peut-être ce souvenir, et plusieurs autres du même genre, ajoutés à un fait historique d'une importance immense, dont nous nous occuperons tout à l'heure, ont-ils contribué à donner l'éveil sur les services que la rivière de Dives pourrait être appelée à rendre, dans la défense de cette partie du littoral français.


De nos jours, c'est par un bon chemin, conquis sur la mer, que l'on se rend de Beuzeval à la ville de Dives; mais les gens de la contrée se rappellent le temps où, pour accomplir ce trajet, il fallait attendre le bon plaisir du flot, si l'on ne préférait gravir péniblement le sommet de la côte.

Trop souvent même, quand on avait attendu, il fallait se résigner à la fatigue de l'ascension, parce que les vagues, dans leur effort, avaient enlevé ou fait écrouler une partie de la falaise.

Semblable accident se renouvelle encore assez fréquemment, malgré le minutieux entretien du chemin. C'est que les collines n'ont pas d'autre assise que l'argile. Des pluies prolongées aident l'action des flots, et il n'est pas rare d'assister, en un espace de temps très court, à la formation de galets considérables, dus à l'action de l'eau salée sur cette argile[31].

[31] Les superbes travaux du chemin de fer qui relie Dives à Trouville, mettent Beuzeval aussi à l'abri que possible des catastrophes causées par les grosses marées et les violents coups de mer.

Nous allions oublier, et c'eût été dommage, de mentionner l'un des plaisirs favoris des baigneurs et des habitants de la côte: La pêche à l'équille.

Le mot: pêche, n'est pas absolument exact, car, pour s'emparer du petit poisson, couleur d'argent, si exquis en friture, point n'est besoin de filets ni de barque.

Une fourche à branches aplaties et un panier suffisent.


L'équille, nommée lançon en Bretagne[32], ressemble beaucoup à une anguille, mais les plus longues ne dépassent guère vingt centimètres sur une grosseur de cinq à six centimètres. C'est alors un beau brin, disent les pêcheurs normands.

[32] L'équille fait partie de la classe des poissons apodes, c'est-à-dire des poissons qui ne possèdent pas de nageoires ventrales.

Equilles.

L'équille se cache dans le sable humide du rivage. A certains moments de fortes marées, on peut, disent toujours les bonnes gens du pays, la prendre d'assis, c'est-à-dire qu'elle est tellement abondante que les plus maladroits pêcheurs, ou chasseurs, comme on voudra, en capturent une grande quantité.

A ce jeu, il faut avoir les reins souples et une réelle vivacité de mouvements. On enfonce dans le sable la petite fourche dont on est muni, et on la relève, amenant à la surface, avec les tas de sablon mouillé, un ou plusieurs points brillants qu'il faut se dépêcher de saisir, car le museau pointu de l'équille rouvre, avec une rapidité surprenante, le chemin au pauvre petit poisson vers une retraite nouvelle.

De très loin, les cultivateurs viennent en partie de plaisir pêcher avec leur famille. Parents, enfants se portent des défis, et c'est un tableau des plus animés, des plus joyeux.

Les habiles y gagnent d'excellents changements à leur nourriture ordinaire; parfois leur garde-manger s'enrichit de conserves, l'équille supportant bien une salaison modérée.

Honfleur.Plate: Bateau de pêche.

DIVES

CHAPITRE XXXIII

DE DIVES A OUISTREHAM

Depuis quelques années, Dives, ville très ancienne, est reliée au grand réseau des chemins de fer de l'Ouest, par une ligne qui se raccorde à la station de Mézidon. Mais on n'a pas trouvé ce progrès suffisant, et, à travers le sol accidenté de la vallée d'Auge, il a été construit une ligne nouvelle partant de Deauville. L'établissement en a été coûteux; il a fallu établir beaucoup de viaducs et d'aqueducs, sans compter un pont, très difficile à édifier, à l'embouchure de la Dives, dont le lit est profond, presque mouvant.

On a triomphé certainement de ces difficultés, mais peut-être le port en souffrira-t-il...

Il est vrai que la nouvelle ligne ferrée rentre dans le plan stratégique des routes devant raccorder nos rivages entre eux.

En elle-même, l'idée est donc bonne; toutefois, il est permis de regretter que l'on ne cherche pas à tirer meilleur parti d'une excellente position maritime. Si on le voulait, le port de Dives acquerrait bien vite une réelle notoriété et développerait, dans de grandes proportions, la prospérité de la contrée.


Nous nous souvenons que plusieurs historiens, Augustin Thierry, notamment, ont désigné Saint-Valery-sur-Somme comme point d'embarquement de Guillaume, duc de Normandie, futur fondateur du royaume d'Angleterre. Mais des recherches patientes ont démontré, jusqu'à l'évidence, l'erreur d'une telle assertion.

C'est à Dives que furent faits les préparatifs de l'expédition. C'est de Dives que sortirent les vaisseaux du Conquérant[33].

[33] La ville a pris le nom de la rivière qui la baigne.

En souvenir de l'événement, une colonne en granit a été érigée (1861) sur le point culminant de la falaise de Caumont, regardant la rivière, et des tables de marbre, portant inscrits les noms des compagnons du duc normand, ont été placées dans l'église du bourg.


Les habitants disent: ville. L'aspect des lieux leur donne raison. On retrouve plus d'une trace de l'importance de Dives. Beaucoup de rues se dirigent au loin dans la campagne, témoignant que les maisons devaient être plus nombreuses. Les halles, fort anciennes (quatorzième et quinzième siècles), ne sont pas celles d'un village.

Encore bien moins l'église, vaste et bel édifice, dont quelques parties remontent au onzième siècle.

Anciennes coiffes des femmes de Dives et de Deauville.

On a dit avec raison que ce monument vénérable prouverait, à lui seul, la prospérité dont, il y a huit siècles, jouissait la petite ville. Une simple bourgade n'avait pas besoin d'une église bâtie sur de pareilles proportions; mais les chevaliers de Guillaume devaient s'y sentir à l'aise.


On visite encore avec intérêt une maison bien conservée datant du dix-septième siècle, et une autre, plus vieille de cent ans, sinon davantage.

Cette dernière porte fièrement le nom d'Hostellerie de Guillaume le Conquérant. Une chronique prétend que la mer baignait alors les murailles du vieux logis. Cela se pourrait; la pointe de Cabourg n'existait pas encore. Elle ne s'est formée que peu à peu, sous l'effort des vagues, charriant d'immenses quantités de sable. L'embouchure de la rivière devait occuper une position plus à l'ouest de la gare actuelle du chemin de fer conduisant à Mézidon.

Une chose très certaine, c'est qu'il fallait trouver des ressources de toute sorte pour l'armée normande, composée de cinquante mille hommes. Plusieurs navires furent envoyés de Touques, à Dives, rejoindre l'expédition.

Aujourd'hui, la petite ville se consacre toute entière aux travaux de la paix. Elle possède une source de revenus importants dans la population, de plus en plus nombreuse, des baigneurs attirés par la beauté du pays.

Le samedi, un marché fort bien approvisionné réunit les petits propriétaires et les fermières qui y apportent de magnifiques volailles, du beurre excellent, du fromage délicieux.

C'est le pays du bon vivre.

Dives.—Hostellerie de Guillaume le Conquérant

Le 9 septembre, une foire célèbre commence et dure trois jours. Autrefois, on pouvait y admirer les riches costumes normands. Maintenant, les modes modernes envahissent les campagnes les plus reculées. C'est fâcheux pour le coup d'œil, mais, naturellement, les affaires n'en souffrent pas.


Pour nous, simples voyageurs, nous ne quitterons pas la ville sans gravir le Pavé. Ainsi s'appelait une vieille route pavée, remplacée par une voie empierrée, allant rejoindre celle qui, de Trouville par Touques, conduit à Varaville et à Caen.

L'excursion n'a rien de très pénible, quoique la côte soit des plus rapides. Le fût-elle davantage, on oublierait bien vite ce léger inconvénient devant la splendeur du tableau dont on jouit avidement.

A droite, la côte se recourbe en un immense fer à cheval, jusqu'à la jetée du Havre, montrant dans ses replis les jolies constructions blanches des stations de bains, des bouquets de bois touffus, la ligne brillante des ruisseaux, des rivières et du grand fleuve: la Seine.

L'ondulation du sol dentelle les rivages de la verdure gaie des prairies ou du sable aride des dunes.

A gauche, c'est la plage coquette de Cabourg, puis une courbe nouvelle, et la pointe dessinée par les terres de l'embouchure de l'Orne; sur la ligne d'horizon passent, nombreux, les navires et les barques; à nos pieds, c'est un profond ravin tout frais, tout vert, baigné par la Dives.

Sous l'éclat du soleil, l'ensemble est prestigieux; pourtant, à la nuit tombante, un charme plus séduisant ajoute à la magie de l'ensemble.... Les phares font briller leur lumière protectrice, tantôt fixe et blanche, tantôt mouvante et colorée. On croirait que les étoiles de la pointe de la Hève s'avancent vers les feux de la pointe d'Ouistreham et toutes ces lueurs, se mêlant aux lueurs des habitations, jettent sur les vagues d'étincelantes traînées, où les nuances de la palette divine sont avivées par le mouvement perpétuel du flot.

Quand on a gravi la côte de Grâce, à Honfleur, et le Pavé, à Dives, on peut, sans exagération, dire que l'on a contemplé les deux plus beaux horizons de cette partie du littoral français.


Cabourg, station de bains toute moderne, paraît, ensuite, un peu moins agréable; mais, rentrant ainsi dans les exigences de la vie ordinaire, on se trouve, inconsciemment, poussé à l'injustice.

Cabourg est devenu une véritable ville, élégante et simple à la fois, avec une admirable plage, de belles et fraîches avenues, un casino, des chalets gracieux.


Qu'il y a loin de ces richesses aux marécages de jadis, et comme la nouvelle église ressemble peu à l'antique chapelle, dédiée à saint Michel, dont se contentaient les pêcheurs habitant ces landes et ces terrains humides, si peu attrayants.

Chaque jour, cette station de bains prend plus d'extension, le chemin de fer rendant les communications très faciles.

Les transformations s'accomplissent vite sur ces belles plages normandes, devenues une sorte de banlieue de Paris, tellement l'habitude est prise d'y aller passer, dans la belle saison, un jour ou deux par semaine.

En voyant si pimpant le Home-Varaville, continuant en quelque sorte le champ de courses renommé de Cabourg, on a peine à se souvenir du pauvre poste de douaniers occupant encore, il y a bien peu de temps, cette station de bains, déjà très suivie.

Nous nous y sommes arrêté un moment, très volontiers, et notre halte nous a valu d'entendre une histoire qui mérite de ne pas rester confinée dans des traditions locales trop peu souvent fouillées.


A une petite distance du Home, et faisant partie de la commune de Merville, on trouve une vieille redoute, un fort, dont les gardiens devaient, autrefois, surveiller une assez vaste étendue de côte et particulièrement l'entrée de la rivière l'Orne.

Par malheur, on négligeait souvent de renouveler ces garnisons, et le moment vint où la redoute de Merville ne compta plus qu'un seul défenseur.

Mais, dans le cœur de cet unique soldat, un grand courage s'alliait à l'amour de la Patrie: il en devait donner une preuve merveilleuse.


C'était en 1762. Nous nous trouvions en guerre avec l'Angleterre et, chaque jour, des tentatives nouvelles avaient lieu contre nos ports. Une après-midi, Michel Cabieu, ainsi se nommait le gardien de la redoute, s'aperçoit que des navires ennemis se dirigent vers l'embouchure de l'Orne, avec l'intention évidente d'y préparer un débarquement de troupes.

Une anxiété généreuse étreint l'âme de Cabieu. Que peut-il faire? Périr ou être emmené prisonnier.... sans que sa propre perte soit utile à la Patrie. Le brave soldat ne se résigne point à une telle alternative. L'esprit, le sang-froid, unis au courage, lui inspirent un plan bien simple.

Il sait que la redoute est à demi-cachée par les dunes de sable. Facilement, il épie toutes les manœuvres de l'ennemi, sans que ce dernier soit à même de se rendre compte du plus ou moins de force de la garnison française.

Cabieu profite de cette situation. S'emparant d'un tambour, il se hâte de battre une charge furieuse, en même temps qu'il crie, parle, donne des ordres à des soldats imaginaires, fait rouler des cailloux le long des murailles. Le tout sans relâche et avec un entrain extraordinaire.

Les Anglais s'étonnent.... Auraient-ils été mal renseignés? Leur entreprise, si bien combinée, va-t-elle trouver un obstacle sérieux? Le tapage redoublant, la prudence l'emporte, les voiles sont déployées et les navires s'éloignent lentement......


Cabieu n'ose encore croire à son triomphe. Il continue à faire tout le bruit possible; mais quand, enfin, vaincu par la fatigue, il tombe épuisé, son regard suit avec joie, dans l'ombre du soir, la silhouette, de moins en moins distincte, des bâtiments ennemis.

Au matin, l'air frais le ranime, mais nul danger ne menace plus ce point du pays: la mer est libre....

Les habitants firent une ovation à Michel qui, désormais, fut connu sous la caractéristique appellation de: Général Cabieu.

Gaîment, il la porta jusqu'en 1804, époque de sa mort.

Elle était bien méritée.... A soi, tout seul, disperser une flotte!


Les annales de nos provinces sont pleines de ces traits généreux que l'indifférence oublie, mais qu'il est bon de présenter, parfois, à notre souvenir pour raviver en nous la grande image de la Patrie.


Les circonstances du beau fait d'armes de Cabieu se trouvent diversement relatées dans plusieurs documents authentiques; mais tous sont unanimes à louanger l'humble garde-côte.

Un Mémoire tiré du recueil de M. C. Hippeau, ancien professeur à la Faculté de Caen, Mémoire faisant partie des archives du château d'Harcourt, dit que.... «Cabieu, sergent garde-côte de la paroisse d'Ouistreham, se mit à la tête de trois ou quatre gardes-côtes qu'il rencontra et marcha vers les Anglais: ses compagnons l'abandonnèrent

Une autre pièce est le récit fait à l'Assemblée constituante, le 4 septembre 1790, par M. Cussy, député du Calvados; il contient ce passage significatif: «.... le seul tambour de sa compagnie l'avait suivi, mais ne tarda pas à le quitter....»

Un rapport rédigé par Oudot et lu à la Convention nationale le 25 thermidor an II (12 août 1794), dit expressément:

«Michel Cabieu se porte au-devant de l'ennemi....»


La seule différence dont nous devions tenir compte, c'est que la redoute défendue doit être celle d'Ouistreham. Toutes les relations s'accordant à la placer sur la rive gauche de l'Orne, tandis que la station de Merville est située sur la rive droite.

CABOURG

Quoi qu'il en soit, le numéro du Moniteur universel, portant la date du 15 août 1794, contient un décret de la Convention donnant à Ouistreham le nom de Cabieu.

C'était dignement honorer le courageux soldat.

Pendant quelques années, le décret fut respecté et l'on trouve, toujours dans le Moniteur, le récit de plusieurs faits accomplis à Cabieu; une parenthèse sépare le nom nouveau du nom ancien, qui finit par reprendre droit de cité.


Louis XV avait accordé à Cabieu une pension de cent livres. Le 4 septembre 1790 et le 12 août 1794, il fut, de nouveau, recommandé aux députés.

La Convention lui vota un secours de six cents livres et nous venons de voir ce qu'elle fit pour sa réputation.


Né le 2 mars 1730, le général Michel Cabieu mourut le 4 décembre 1804.


Donnons un coup d'œil à Sallenelles, situé sur la rive droite de l'embouchure de l'Orne. Les plages du Home et de Cabourg ont détrôné ce village où, autrefois, on allait volontiers prendre les bains de mer. Cependant, la mode pourra bien, un de ces jours, prendre Sallenelles sous sa protection et en faire une jolie station. Le pays y prête.


Si nous ne voulons pas franchir l'Orne en bateau, nous suivrons la rive du petit fleuve jusqu'au pont de Ranville, pont tournant qui a remplacé le bac incommode dont devaient, il y a peu de temps encore, se contenter les piétons et les voituriers.

Mais ce léger détour ne nous empêchera pas d'aller visiter Ouistreham ou Oyestreham.


Le nom seul de cette ville indique son origine saxonne, et l'orthographe en a été modifiée pour la rendre plus euphonique à nos oreilles et à nos yeux français.

Ouistreham fait un assez florissant commerce, dont le plus clair bénéfice provient de la mer et de tout ce qui s'y rattache.

Son port possède un beau chantier de construction pour les petits navires et un vaste bassin muni de portes de flots énormes, magnifiques, qui ont dû coûter bien des soins à leur entrepreneur.


Dans ce bassin même, débouche le Canal de Caen à la mer, voie de quatorze kilomètres, extrêmement utile au commerce, car les passes naturelles de l'Orne sont d'un accès difficile et ont été trop souvent l'occasion d'abordages désastreux.

Ouistreham.-L'Eglise.

Le chenal de l'avant-port d'Ouistreham est éclairé, la nuit, par deux feux placés, l'un dans le clocher de l'église, l'autre dans la redoute défendant la petite cité, qui voit passer les navires chargés de grains, de farines, de sel, de houille, de fonte, d'acier, de fer, de vins, d'eaux-de-vie, de sapins du Nord, de denrées coloniales, d'huile, de machines: Caen, chef-lieu du département, étant très commerçant.


Ouistreham peut offrir plus d'un sujet d'études agréables.

L'église, maintenant classée parmi les monuments historiques, est presque tout entière de style roman. A son chevet, ou abside, de forme ronde, s'élève une grosse tour quadrangulaire supportant l'un des feux qui éclairent l'entrée du port.

La façade offre cette particularité que quatre des ordres d'architecture y sont superposés.

Un édifice aussi important prouve bien, qu'autrefois, Ouistreham fut un lieu renommé, beaucoup plus peuplé qu'il ne l'est à l'heure actuelle: Caen, par sa situation et son activité, lui ayant enlevé une notable partie des affaires commerciales, dues à la navigation de l'Orne.


Une seconde preuve de l'ancienneté et de l'intérêt que l'on attachait à cette petite ville, se retrouve dans les ruines intéressantes découvertes sur son territoire.

Les sculptures, très nombreuses, témoignent que de riches habitations et des temples y avaient été élevés.

Puis, on retrouve une voie romaine et un camp également construit par les soldats du conquérant des Gaules.


Enfin, si tous ces souvenirs paraissent être un peu trop sérieux, on se rend au bord de la mer soit pour se baigner, soit pour pêcher: la côte, quoique bien fouillée, donnant encore asile à une foule de petits poissons de rivage, sans compter les crevettes et les huîtres.

Aussi, pendant l'été, vient-on beaucoup aux bains de mer d'Ouistreham. Toutefois, on fera bien de se méfier de certaines parties des grèves. Les courants constants, qui agitent ces immenses masses de sable, créant plus d'un danger sérieux.

On ne doit jamais oublier que si la mer offre de grandes séductions, elle est, par-dessus tout, capricieuse et terrible. La plus simple prudence commande donc de ne point s'exposer à subir le contre-coup de ses retours offensifs.


Il est impossible de venir à Ouistreham et de ne point aller visiter Caen, l'une des villes les plus industrieuses du Calvados. Elle a, d'ailleurs, un véritable port formé par le confluent de l'Orne et de l'Odon et qui compte au nombre de ceux dont l'amélioration a été reconnue nécessaire.

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