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Le littoral de la France, vol. 1: Côtes Normandes de Dunkerque au Mont Saint-Michel

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CAEN.—VUE GÉNÉRALE.

CHAPITRE XXXIV

CAEN

Relativement à plusieurs autres cités du Calvados, Caen est une ville moderne.

Longtemps avant la conquête romaine, Bayeux était connu. De même, Lisieux comptait au nombre des forteresses gauloises.

Caen, cependant, ne pouvait tarder à obtenir la première place. Son avantageuse situation, au confluent d'une rivière et d'un petit fleuve, lui assurait la prépondérance sur toutes les villes voisines.

Huet, le célèbre évêque d'Avranches, qui dédia à Caen «sa chère patrie» l'ouvrage historique entrepris uniquement «pour elle», écrit que cette ville fut, en quelque sorte, «l'ouvrage du hasard» et cite le premier témoignage historique auquel on puisse avoir recours.

Il date de 1026, et porte le sceau de Richard II, duc de Normandie. qui alloue à l'abbaye de Fécamp, la dime sur les douanes de la petite cité.

Néanmoins, celle-ci devait alors commencer à sortir de son obscurité, puisque l'acte ducal mentionne l'église, le marché et le port de Cathim[34]. Ainsi orthographiait-on le nom de la ville. Plus tard, on écrivit Cathem d'où, par contraction, est venue l'appellation moderne. Longtemps on a prononcé Caën.

[34] D'autres ont lu: Cadon, mot saxon qui signifierait: ville de guerre.

Les ducs normands eurent le mérite de comprendre l'avantage offert par une semblable position, voisine de la mer et pouvant faire rayonner facilement ses relations sur une grande étendue de territoire.

Le fils de Robert le Magnifique, ou le Diable, Guillaume, futur souverain de l'Angleterre, alliait aux mérites du capitaine le génie d'un chef d'État. Il aima et protégea Caen, lui donnant, en toute occasion, des marques de sa munificence: témoin, la fondation des monastères dits: Abbaye-aux-Hommes et Abbaye aux-Dames. Ces deux splendides joyaux furent construits par obéissance envers le pape Nicolas II qui, moyennant une telle soumission, levait la censure ecclésiastique frappant le mariage de Guillaume avec sa cousine Mathilde de Flandre.

Ainsi qu'il arrive toujours, le duc s'attacha à son œuvre et la dota de façon royale, lui léguant, entre autres choses, sa couronne et son sceptre. L'Abbaye-aux-Hommes (Saint-Étienne) devint le lieu de sa sépulture, et l'Abbaye-aux-Dames (Sainte-Trinité) fut celle de la reine-duchesse, Mathilde.

En même temps, Caen se fortifiait. On l'entourait de remparts et on lui donnait la protection d'un château.

Les successeurs de Guillaume imitèrent son exemple. L'un d'eux, pour améliorer le port, y fit dériver l'Orne, dont le cours était un peu différent de ce qu'il est aujourd'hui.

La prospérité de la ville croissait rapidement.

Jean sans Terre chercha à s'en faire une alliée et lui octroya une charte communale; mais le monarque n'était pas plus aimé des bourgeois de Caen que de ses vassaux anglais, et Philippe Auguste, son heureux rival, trouva la ville fort bien disposée pour une annexion à la France.

Cette fidélité ne se démentit pas, lorsque, après une période de plus d'un siècle, pendant laquelle Caen avait continué à étendre son influence, la puissante armée d'Édouard III, d'Angleterre, toute enflée des victoires remportées sur Philippe de Valois, vint mettre le siège devant ses murs.

On ne saurait croire, si les annales les plus authentiques n'étaient là pour l'affirmer, combien fut effréné le pillage qui punit les bourgeois de leur résistance héroïque.

Une centaine de navires emportèrent le butin!... Grand nombre d'habitants et de chevaliers furent emmenés prisonniers....

Sous le règne de Charles VI, pareil désastre se renouvela. Henri V, le monarque anglais, se montra digne successeur d'Édouard III. Tous les crimes furent commis par les soldats du vainqueur, et deux mille bourgeois périrent sur leurs murailles envahies....

C'en était trop, la malheureuse ville, écrasée, ne put essayer de travailler elle-même à son affranchissement et dut attendre dix-neuf années avant d'être secourue par Charles VII en personne.

CAEN.—LE PORT

Elle se montra toujours reconnaissante de sa délivrance. En 1532, nous voyons Etienne Duval, riche marchand caennais, faire entrer des vivres dans Metz, assiégée par Charles-Quint.

De l'époque néfaste de la conquête, subsiste un seul souvenir qui, aux yeux des lettrés, peut légèrement atténuer la tyrannie odieuse des vainqueurs. Ils dotèrent Caen d'une Université: ce fut l'origine de la réputation littéraire bientôt obtenue par la ville. Les concours poétiques, désignés sous le nom de Puy de Palinod, et institués sur la proposition de l'avocat Jean le Mercier, étaient regardés avec faveur par les écrivains empressés à s'y distinguer.

Depuis lors, la nouvelle renommée créée brilla d'un vif éclat, et la liste est longue des poètes, ainsi que des prosateurs, inscrits sur les registres de la vieille Université. Il semblerait même que Caen préféra cette gloire à toute autre; du moins, on ne voit pas son nom se joindre aux noms des cités normandes profondément troublées par les guerres entre catholiques et protestants.

Caen.—Entrée du château.

Les huguenots, néanmoins, y commirent plus d'un excès, qui atteignirent surtout les belles églises de Caen; ils allèrent jusqu'à brûler les sépultures de Guillaume et de sa femme Mathilde.

Plus tard, la révocation de l'Édit de Nantes amena, par contre-coup, de nouvelles et bien fâcheuses violences; mais, bientôt, le calme de l'étude domina complètement.

Aujourd'hui, la ville a conquis une solide position commerciale. Le canal d'Ouistreham y a beaucoup aidé, en diminuant les difficultés de la navigation dans les bouches ensablées de l'Orne.

L'activité du port va toujours grandissant, et les navires sortis de ses chantiers de construction sont très appréciés. Les nombreux produits naturels et agricoles du Calvados, l'un des plus riches départements français, alimentent largement l'exportation. De son côté, l'industrie fournit, dans une mesure assez importante, aux transactions commerciales. Parmi les objets les plus recherchés, figurent les dentelles de luxe et communes. Beaucoup de ces tissus peuvent rivaliser avec ce que le goût moderne a composé de plus charmant.

Le légendaire bonnet de coton normand a dû exercer une influence heureuse sur les fabriques bonnetières de la contrée, car leurs produits s'exportent un peu partout.


L'importation a surtout lieu pour les bois du Nord, les engrais, les fers, les aciers, la houille.

Toutes les nations commerciales ont, à Caen, un représentant.

Les navires entrant ou sortant donnent un total, toujours en progression, de plusieurs centaines de mille tonnes, et la population exclusivement maritime atteint un chiffre élevé. En un mot, Caen occupe, après le Havre, Boulogne et Saint-Malo, une place au premier rang parmi les ports de la Manche. Cette place lui est maintenue par la facilité d'accès de ses quais, de ses bassins, et par un système fort bien entendu de remorquage, permettant de braver les vents contraires.


Dès le premier pas dans la ville, on s'aperçoit de la prospérité qui y règne. Située au milieu de superbes et grasses prairies, entourée de ravissantes promenades, baignée par les eaux de l'Odon et de l'Orne, elle est, de plus, fort bien bâtie. Ses rues sont suffisamment larges, aérées. Ses maisons, pour la plupart, ne ressemblent pas aux immenses casernes affectionnées par nos modernes architectes.

Peut-être la ville doit-elle ce bon goût aux nombreux monuments historiques qui lui conservent un si vif attrait.

Les églises Saint-Étienne et de la Sainte-Trinité (vocables des abbayes bâties par Guillaume et Mathilde) restent le legs le plus précieux du passé.


La première, fondation particulière du souverain, est justement regardée comme une œuvre splendide que, seule, dans la vieille province Normande, l'église rouennaise de Saint-Ouen surpasse en beauté.

CAEN.—ABBAYE-AUX-HOMMES.—ABBAYE-AUX-DAMES.

Primitivement, une tour haute de cent vingt-quatre mètres, dominant la vaste construction, s'harmonisait avec deux autres tours, de forme octogonale, à la fois belles et gracieuses.

La façade si hardie, quoique sévère d'aspect, devait y gagner encore en majesté.

De nos jours, la tour centrale est veuve de sa flèche, mais elle reste entourée de gracieux clochetons marquant l'emplacement des transepts, le pourtour du chœur et l'extrémité de l'abside.

L'intérieur de l'édifice répond dignement à cet aspect si bien fait pour disposer les yeux.

La nef, en forme de croix latine, se profile, immense, sans rien perdre, dans aucune de ses parties, du caractère simple quoique majestueux de son style.

L'ornementation, très sobre, ne vient pas briser les lignes pures des demi-colonnes qui, tour à tour, soit en un bloc unique, soit par la réunion de trois fûts tronqués, soutiennent les voûtes, ainsi que les arcades séparant les ailes du vaisseau central.

Le chœur, spacieux à cause du prolongement des collatéraux, renferme seize chapelles.

Mais depuis les mutilations qui, au seizième siècle, désolèrent Saint-Étienne, le riche tombeau de son fondateur a disparu. Plusieurs fois jetées au vent, c'est à peine si l'on a pu réunir quelques parcelles des cendres du Conquérant. Une dalle de marbre noir les recouvre.


Il était dans la destinée de Guillaume, le guerrier sans scrupules, de ne pouvoir «dormir» en paix «son dernier sommeil».

Augustin Thierry raconte d'une façon saisissante la mort et les funérailles de celui qui avait eu tant de puissance.

Abandonné de tous, le cadavre du roi restait nu sur le plancher d'une des salles du château de Rouen. Ému de pitié, un vieux serviteur, Herluin, «simple gentilhomme de campagne,» entreprend de le faire transporter à Caen.

Là, dans cette riche Abbaye-aux-Hommes, sa fondation, il trouvera une sépulture honorable.

La cérémonie commence. Tout à coup, l'ancien cri de haro (celui par lequel les Northmen de Rollon imploraient sa justice) retentit.

Asselin, fils d'Arthur, vient de pénétrer dans les rangs des assistants.

—Le terrain sur lequel s'élève l'église est à moi, proteste-t-il. Guillaume me l'a pris sans me le payer. Je ne veux pas que son corps y repose!

Clergé et seigneurs convinrent de vérifier l'assertion d'Asselin. Il était dans son droit strict et, pour obtenir qu'il retirât sa plainte, on lui acheta, moyennant soixante sous d'or de l'époque, le terrain injustement pris.... Puis la cérémonie continua.

Hélas! une nouvelle infortune attendait les restes de Guillaume.

Quand il s'agit de les ensevelir, le caveau préparé se trouva trop étroit.... On n'en tint compte et l'on chercha à y introduire le cadavre qui ne put résister à la pression.... les entrailles en sortirent!!... Il fallut brusquer l'enterrement et déserter l'église, que l'on eut beaucoup de peine à désinfecter.

Une fois de plus, la mort se montrait ironique et cruelle....

Dans la sacristie de Saint-Étienne, on conserve un portrait, plus ou moins authentique, de celui dont l'audace heureuse devait exercer une si grande influence sur notre pays.

Les anciens bâtiments claustraux sont affectés à l'usage du lycée, qui se trouve être, par là, le plus beau de la France entière.

On ne se lasse pas d'admirer le grand escalier, si large, si hardi, non plus que l'ancienne salle du chapitre et la vieille construction de style ogival où, selon la tradition, se tenaient les gardes du corps de Guillaume.

Saint-Étienne avait été autrefois fortifié, on retrouve encore quelques pans des murailles de son enceinte.


L'Abbaye-aux-Dames, actuellement église de la Trinité, est due à Mathilde de Flandre, qui voulut y avoir son tombeau.

Les mêmes actes de vandalisme qui profanèrent la sépulture de Guillaume, se répétèrent contre ce monument funèbre; toutefois, on a pu le réparer, mais il renferme seulement d'infimes débris.

Comme Saint-Étienne, l'église de la Trinité témoigne de la munificence de sa fondatrice. Les proportions en sont élégantes et la nef contient de belles galeries courant le long des travées. En outre de la disposition du sanctuaire, formant un péristyle à double étage, surélevé par plusieurs rangées de degrés, il existe, dans le chœur, une admirable crypte, jadis destinée à l'inhumation des supérieures de l'abbaye.

La commission des monuments historiques prend souvent ses devoirs au sérieux. Quand cela n'arrive pas, c'est qu'on lui marchande les fonds indispensables. Elle rendra, on doit l'espérer, à la vieille église toute sa splendeur.

CAEN.—ABBAYE DARDAINE, VIEILLES MAISONS DE LA RUE DE LA GEOLE ET HOTEL DE LA BOURSE

Après ces deux magnifiques spécimens de l'art au moyen âge, on croirait ne pouvoir s'intéresser à aucun autre souvenir du même genre: mais, sous ce rapport, Caen est très riche.


Notre-Dame-Saint-Sauveur présente un curieux mélange de plusieurs styles et une bizarrerie peu commune. Deux nefs la composent: elles se rejoignent sur le sens de leur largeur, et l'arc qui les lie constitue une véritable curiosité architecturale.


La fondation de Saint-Pierre remonte au huitième siècle. La tour actuelle date de 1308; sa flèche, d'une rare élégance, se dresse fièrement à une hauteur de 70 mètres. L'intérieur est tout brodé de sculptures aussi charmantes que riches; mais plusieurs portent le cachet de l'époque où elles furent exécutées et étalent une liberté naïve, une crudité d'allures peu en rapport avec la destination de l'édifice.

Caen.—L'Église Saint-Sauveur.

Saint-Jean est un assez beau monument de style ogival. D'ailleurs, pas une des églises, ni même des chapelles, très nombreuses à Caen, n'est en vain parcourue: toutes renferment quelques détails intéressants.

Il en est ainsi pour les vieux édifices civils.

L'hôtel des Quatrans, situé rue de Geôle, et tout bâti en bois, remonte à la fin du quatorzième siècle; le beau logis d'Écoville, appelé aussi le Valois, date de 1538.

Le Tribunal de commerce et la Bourse imitent ces gracieuses constructions italiennes, où la beauté des sculptures le dispute à la richesse de l'ornementation.

La rue Saint-Pierre, la rue Saint-Jean, la rue Froide, possèdent encore de remarquables maisons anciennes, construites en bois ou en pierre.

Caen.—Partie nord de l'Église Saint-Pierre.

Quant aux habitations historiques, elles sont en grand nombre. Bernardin de Saint-Pierre, venu enfant à Caen, a vécu rue de l'Académie.

Jean Bertaud, l'un des fils de la ville, où il naquit en 1552; le poète, aux vers purs et pleins de sentiment, qui a mérité d'être honorablement cité par Boileau, logea au carrefour Saint-Sauveur.

Daniel Huet, le savant prélat, le travailleur infatigable, habita rue Saint-Jean.

François de Malherbe, le critique de goût, le père de la poésie moderne, naquit rue Notre-Dame.

CAEN.—ABSIDE DE L'ÉGLISE SAINT-PIERRE.

Regnauld de Segrais, le charmant poète idyllique et pastoral, habita rue de l'Engannerie.

Là ne se termine pas, à beaucoup près, le défilé d'hommes célèbres dont Caen garde pieusement la mémoire.

Jean Marot, poète et historiographe, serait plus connu, si la gloire de son fils Clément ne l'avait éclipsé.

Graindorge, au seizième siècle, fabriqua des figures sur toile ouvrée et donna ainsi l'idée des tapisseries de haute lice.

L'architecte Hector Sohier, dirigea l'établissement des voûtes du cœur et des chapelles de l'église Saint-Pierre. Il y prodigua toutes les ressources d'un talent aussi souple qu'élégant.

Bois-Robert fut le familier de Richelieu et l'un des fondateurs de l'Académie française.

Les travaux du géomètre Pierre Varignon sont estimés.

Tanneguy Lefebvre, le savant philologue, eut pour fille la fameuse helléniste Mme Dacier.

Malfilatre promettait de devenir un poète exquis.

A l'enseignement du compositeur Choron, se formèrent les plus grands artistes-chanteurs du premier tiers de ce siècle.

Auber était son compatriote. Auber, dont la musique vive, gaie, si française par l'esprit et la clarté, contribuera longtemps à la fortune de nos scènes lyriques.

Le général Decaen défendit pendant huit ans nos colonies des îles de France et de Bourbon contre les Anglais.

Mais c'est nous attarder trop dans une nomenclature forcément aride.

Caen, ville littéraire, et, autrefois, siège des cours souveraines de Normandie, a toujours brillé d'un grand éclat dans les lettres, ainsi que dans l'étude plus sévère du droit. Elle se montre jalouse de sa renommée.

Tant mieux, cela compense un peu l'indifférence générale du pays qui, en dépit d'un luxe véritable de statues, oublie ceux dont le génie a formé sa gloire multiple.

Les places de Caen sont, en général, jolies. La plus remarquable est la place Royale, jadis ornée d'une belle statue de Louis XIV[35].

[35] On vient d'enlever cette œuvre d'art... Est-ce vraiment avoir fait preuve de sens et de goût?

Devant l'Université s'élèvent les statues de Malherbe et de Laplace. L'illustre astronome était né à Beaumont-en-Auge, riche bourg situé à 38 kilomètres de Caen.

En passant de nouveau rue Saint-Jean, nous n'oublierons pas qu'au numéro 148 habita celle que Lamartine, avec une étrange emphase, appela l'Ange de l'Assassinat: Charlotte Corday.

Les ruines militaires de la ville consistent presque tout entières dans le château ou, plutôt, dans l'enceinte du château bâti par Guillaume.

Il était situé sur un petit monticule dominant le nord de la ville. Mais, des constructions, il reste seulement les murailles extérieures et un donjon carré, accosté de tours rondes, à l'usage des réserves de l'artillerie. Ce n'est point très imposant et, çà et là, deux ou trois autres vieilles tours ne se présentent pas, non plus, sous un aspect bien formidable.

Laissons donc ces souvenirs guerriers qui, ici, rappellent les plus tristes époques de l'histoire de la ville, et parcourons les attrayantes promenades des faubourgs.

Les Cours ont été plantés vers la fin du dix-septième siècle. Ils encadrent royalement la vaste prairie, contenant l'hippodrome renommé. Lorsque vient l'époque des courses, on peut y comparer entre elles les races chevalines étrangères et françaises.

Nous ne nous piquons pas d'être bien profond connaisseur en cette matière. Mais, dût notre franchise prouver une réelle ignorance, nous avouons donner le prix aux belles races françaises.

Que leur manque-t-il? Ce n'est, à coup sûr, ni l'élégance d'ensemble, ni la générosité du sang, ni l'ampleur des formes, ni le fond, ni le courage....

Mais depuis qu'il est de mode de tout sacrifier à une vitesse stérile aux dépens de la solidité et du fond, on prise moins les qualités de nos chevaux, et, sous prétexte d'amélioration, on est en train, croyons-nous, de diminuer la valeur réelle de ces excellents animaux.

Il ne nous appartient pas de pousser plus loin ces recherches; nous avons seulement voulu effleurer un des côtés du caractère français.

Trop souvent, nous donnons l'étonnant spectacle du mépris de nos véritables richesses pour nous jeter dans l'engouement de pauvretés exotiques.

Les étrangers profitent de cette folie, puis, à beaux deniers comptants, nous viennent revendre ce qu'ils nous ont acheté à un prix très modeste....

Quand donc, en tout, serons-nous d'abord Français?

Le panorama des courses caennaises est on ne peut plus séduisant. La beauté du paysage où elles se passent, l'intérêt particulier, la curiosité intelligente dont elles sont l'objet, ajoutent beaucoup à leur propre attrait.

CAEN.—LA TOUR DES GENDARMES.

Il y a là tel riche propriétaire-cultivateur, modestement vêtu d'une solide blouse en toile ou d'une petite veste en gros drap, qui, d'un coup d'œil, juge en maître les concurrents.

Puis il fait bon voir onduler cette population normande, fraîche, vigoureuse, bien tenue, respirant l'aisance, le contentement.

Après ce tableau, vient celui du port et des bassins où le travail règne en maître: bâtiments long-coursiers, bâtiments caboteurs, petits navires ou barques s'y succèdent presque sans interruption, et, en cherchant bien, il ne serait peut-être pas impossible de retrouver un vieux pêcheur fidèle au costume que son père portait il y a cinquante ans.

Ainsi qu'il est facile de le comprendre, la pêche côtière tient une assez large place dans le commerce local: les huîtres de Courseulles y trouvent un excellent débouché: l'Orne et l'Odon y apportent leur tribut en poissons.

Heure de la montée, «pêche à l'anguille».

A certaines époques, la ville entière paraît vouloir se livrer au plaisir de la pêche. Chacun va se poster sur les bords du fleuve et, beaucoup, sans le secours de filets ni de lignes, réalisent, cependant, une récolte magnifique.

C'est le moment de la montée.

Alors un banc de menu fretin, d'anguillules, arrive en masses compactes, suivant le flux marin. On plonge à même dans l'épaisseur de la marée animée, qui un panier, qui un engin plus primitif encore.

Nous devons l'avouer, l'aspect du résidu de la montée ne nous a pas toujours semblé très engageant. Dans bien des cas, il a l'apparence d'une sorte de gelée frétillante dont nous n'aurions pas volontiers pris notre part.

Cependant, un plat de montée frite est, disent les amateurs, quelque chose de fort délicat.

Cela nous rappelle les minuscules anguilles de la Loire, nommées, si notre mémoire ne nous trompe, civelles, par les Nantais.


Au nombre des excursions préférées par les touristes vient, d'abord, celle du hameau de Calix, où l'on admire la Maison des Gendarmes, construction des premières années du seizième siècle, élevée par Gérard de Nollent, qui en voulut faire, à la fois, un manoir d'agrément et un château capable de subir un siège.

Il y réussit à souhait. Sa demeure participe de ce double caractère: maison de plaisance et forteresse. Le nom qui a prévalu sur celui du fondateur, provient de l'ornementation de la tour occidentale du château.

Deux statues en pierre dominent la plate-forme de cette tour. Elles représentent deux soldats, ou gens d'armes, de l'époque à laquelle vivait Gérard de Nollent. L'un se dispose à croiser la hallebarde dont il est armé, L'autre s'apprête à se servir de son arc. Symbole parlant de la vigilance des défenseurs de la place.

On revit un moment dans le passé, en parcourant ce gracieux logis féodal, et l'on ne se trouve que mieux disposé pour visiter la belle église romane de Saint-Contest; les délicieux ombrages de Louvigny; la belle tour des Ifs et le très intéressant château de Fontaine, bâti sous Louis XI.

Si tout cela n'a pas encore fatigué notre attention, nous nous rendrons dans les divers musées de Caen. La Société d'archéologie a réuni de curieux débris, et le musée d'histoire naturelle a eu l'heureuse fortune d'hériter des riches collections de Dumont-d'Urville.

C'est, du reste, justice, l'illustre contre-amiral étant enfant du pays, et Caen, mieux que sa petite ville natale, Condé-sur-Noireau, pouvant donner un cadre convenable au résumé de ses gigantesques travaux.

Nous quitterons Caen par la voie d'eau, afin de saisir l'occasion de nous rendre un compte exact de son importance. Des navires et embarcations de tout genre croisent notre bateau. Il faut souhaiter que l'on continue à améliorer ce beau canal, artère précieuse pour le commerce de cette partie de la province: pas un des petits ports du Calvados ne pouvant primer le port du chef-lieu.

La ville doit, en conséquence, ne pas craindre de lui consacrer la plus grande partie de ses ressources. Elle y gagnera une augmentation de trafic et, par suite ses revenus croîtront rapidement.

NOTRE-DAME DE LA DÉLIVRANDE.

CHAPITRE XXXV

DE CAEN A PORT-EN-BESSIN

Nous revenons vers la côte, que nous suivrons, et nous allons trouver un grand nombre de petites stations, toutes intéressantes pour divers motifs.

Nous nous rendrons, d'abord, à Colleville-sur-Orne, fière, à juste titre, de son église, dont quelques parties remontent au onzième et au douzième siècles. On visite aussi, avec beaucoup d'intérêt, un beau tumulus, c'est-à-dire une de ces constructions en pierre et terre, affectant l'apparence d'un cône, que les anciens peuples aimaient à édifier sur les tombeaux des personnages renommés parmi eux. Nous aurons occasion, en Bretagne, d'admirer plusieurs de ces étranges monuments, qui figurent de véritables collines.


Lion-sur-Mer continue la série des charmantes plages normandes qui, chaque jour, deviennent plus appréciées, parce qu'elles offrent, à la fois, proximité avec Paris, beau paysage, grève de sable fin et vie de famille.

Ici, encore, l'église est fort belle et une promenade à un joli château, datant du quinzième siècle, fera l'objet d'une excursion.

Luc-sur-Mer première station maritime de la petite ligne de Caen à Courseulles est une plage assez fréquentée des familles. Ce petit bourg a dû avoir quelque importance. Si on en juge par la vieille tour carrée couronnée d'une plate-forme crénelée qui dépendait de son ancienne église.

Les marins se livrent à la pêche côtière.

La culture maraichère est en honneur dans cette localité et les cultivateurs trouvent dans les engrais marins, qu'ils recueillent eux-mêmes, un puissant moyen d'améliorer leurs terres.

Tout près de Luc, mais un peu plus avancé dans les terres que ce bourg, et touchant presque Douvres, le chef-lieu du canton (doté d'un beau clocher construit au douzième siècle classé parmi les monuments historiques), on visite un pèlerinage célèbre: Notre-Dame-de-la-Délivrande (altération du mot: Délivrance).


L'origine de cette chapelle se confond avec l'histoire de saint Regnobert, qui la bâtit au septième siècle pour recevoir une statue miraculeuse, bientôt vénérée par un concours incessant de pèlerins.

Ancienne coiffure des femmes de la Délivrande

Les ducs de Normandie, puis les rois de France enrichirent Notre-Dame-de-bonne-Délivrande, ainsi que l'appellent les gens du pays.


Reconstruite en 1050, l'église reçut, en 1743, la visite de Louis XI.

Cette chapelle reconstruite à nouveau dans le style gothique est flanquée de deux magnifiques clochers qui se terminent par une flèche.

L'intérieur de l'église répond à la magnificence de son extérieur.


D'ailleurs, en lui-même, le bourg de la Délivrande n'a rien de remarquable ou de pittoresque et, sans la proximité de la mer, on le quitterait aussitôt.


Si l'on n'allait à Langrune pour prendre les bains, on voudrait, cependant, y passer quelques heures; d'abord, pour visiter son église, monument historique, datant du treizième siècle, dont la flèche élégante est l'un des amers de la côte; ensuite, on se hasarderait jusqu'au Raz, écueil appelé aussi: les Essarts, formant une des pointes de la longue ligne de hauts-fonds découvrant à chaque marée, et régnant à peu près de Courseulles à Arromanches, puis de cette localité à Colleville-sur-Mer.

Rien ne vaut mieux, pour graver un fait historique dans la mémoire, qu'une visite aux lieux mêmes où il s'accomplit. Remontons donc un instant vers le passé.

Langrune.

Vers la fin du seizième siècle (en 1588), Philippe II, roi d'Espagne, ayant déclaré la guerre à Élisabeth, reine d'Angleterre, sa belle-sœur, équipa contre elle une formidable armée navale, ne comprenant pas moins de cent trente-cinq vaisseaux. Fort orgueilleux et persuadé qu'il remporterait des victoires extraordinaires, le souverain espagnol nomma lui-même sa flotte: l'Invincible Armada[36].

[36] Le mot Armada signifie: flotte de vaisseaux de guerre.

Peu de jours plus tard, toute cette brillante armée était anéantie. Une violente tempête l'ayant assaillie dans la Manche, grand nombre de vaisseaux furent jetés sur les rochers.

L'un d'eux, le Calvados, vint s'entr'ouvrir sur un rocher situé un peu en avant des hauts-fonds commandant la côte de Langrune à Arromanches. C'est depuis ce naufrage que le nom de Calvados fait partie de notre langue. D'abord donné à l'écueil, cause de la perte du vaisseau, il fut étendu, plus tard, à l'un des cinq départements formés par l'ancienne province de Normandie.

Nous ne pouvons passer sous silence que des recherches consciencieuses ont fait mettre en doute l'exactitude du nom donné au vaisseau naufragé. Une erreur de lecteur ou de copiste aurait tout fait, dit Malte-Brun. L'amiral espagnol montait le San-Salvador (le Saint-Sauveur). Ce dernier mot, mal orthographié, serait devenu, par une interversion de lettres: le Calvados, nom sans signification et que, du reste, aucun des bâtiments de la flotte de Philippe II ne portait. Mais l'erreur a prévalu: c'est trop souvent son habitude[37].

[37] C'est une erreur de donner 24 kilomètres de longueur au rocher le Calvados. Le banc d'écueils possédant semblable dimension est attenant aux falaises et reste découvert à chaque marée. Mais le roc du Calvados, proprement dit, est situé à un kilomètre de la côte. Il gît sur environ mille mètres de longueur et cinq cents mètres de largeur. Le mouillage appelé: Fosse d'Espagne, sans doute en souvenir du désastre de l'Armada, s'étend entre lui, Saint-Côme-Fresné et Asnelles.

Saint-Aubin.

Les débris de l'Invincible Armada furent poursuivis et coulés par l'amiral anglais François Drake, célèbre navigateur qui se rendit si redoutable aux colonies espagnoles de l'époque.


De tous les exploits de Drake, nous ne voulons retenir qu'un fait, ayant eu grande influence sur le bien-être de l'humanité. On s'accorde à lui attribuer l'importation, en Europe, de la pomme de terre, qu'il aurait découverte à Santa-Fé du Mexique.

Courseulles.

Remarquons, en passant, combien il faut de temps pour qu'une chose même excellente, ou précieuse, soit estimée à sa juste valeur. Nous ne cultivons sérieusement, nous Français, la pomme de terre que depuis la fin du dix-huitième siècle, et il a été nécessaire que le roi Louis XVI couvrît d'une protection obstinée les efforts philanthropiques du savant baron Augustin Parmentier.


La jolie plage de Saint-Aubin a donné bon nombre de médailles romaines aux antiquaires.


Bernières possède une église dont la tour, haute de 67 mètres, est de la construction la plus élégante. Elle date du treizième siècle.

Nous voici à Courseulles, le pays aux parcs marins, garnis d'huîtres renommées; elles y prennent un embonpoint remarquable et un goût délicieux. De plus, les habitants font, en grand, la pêche du hareng, du maquereau, de la morue; ils possèdent un entrepôt de sel, leur navigation de cabotage est très active; les bains de mer y sont très fréquentés. Avec de pareils éléments de prospérité, on comprend que Courseulles respire l'aisance et soit fort bien peuplé.

Un assez beau château, style Louis XIII, domine la partie la plus élevée de ce riche bourg et achève de lui donner un grand air. A différentes reprises, on a découvert des débris datant de l'époque où l'art gaulois se modifia au contact de l'art romain. Une grande quantité de médailles ont aussi été remises au jour.

Arromanches.—Vue générale.

Un feu fixe a été établi à la tête de la jetée, d'où l'on aperçoit l'embouchure du petit fleuve la Seulles, qui a donné son nom à la localité, et les rochers de hauts-fonds régnant sur le reste de la côte.

Ils ont une longueur d'environ vingt-quatre kilomètres. A marée basse, leurs crêtes noires, devenues abordables, laissent à sec tout un monde de petits ou gros poissons, prisonniers dans leurs cavités; de coquillages, de crevettes, de homards. Mais il faut se hâter de faire la récolte, car la mer revient vite, et elle est trop souvent fatale aux barques engagées parmi ces défilés aux arêtes aiguës.

La ligne de récifs franchie, elle s'étale, paisible, sur les grèves sablonneuses et, rarement, s'y montre très formidable.

Aux longues marées d'équinoxe, l'écueil le Calvados est presque tout entier découvert. Mieux vaut, cependant, ne jamais se confier à sa seule prudence pour l'explorer. Ce n'est pas trop de s'en rapporter aux vaillants pêcheurs du pays.


Ver-sur-Mer, entre Graye et Meuvaines, possède un feu fixe de troisième ordre établi sur la pointe extrême de son territoire. Les archéologues y ont découvert beaucoup d'antiquités romaines; ils y admirent la nef et la tour de l'église (treizième siècle); une belle grange aux dîmes, datant du quatorzième siècle, ainsi que diverses parties d'une ferme. L'origine de ces dernières constructions pourrait bien se rattacher à un manoir féodal.

Asnelle-la-Belle-Plage.

C'est à Ver que s'embarqua, le 20 août 1793, l'abbé Edgeworth de Firmont, confesseur de Louis XVI.


Un petit village, Asnelles, se présente, fier de la ceinture de sable jaune si doux que la mer lui a faite. Les baigneurs ont ratifié la bonne opinion des villageois en adjoignant au nom de la localité un compliment. Asnelles est devenu: la Belle-Plage; épithète vraiment glorieuse, quand on pense à toutes ces charmantes grèves déjà parcourues; mais, chose rare, elle est méritée.


Arromanches, distant à peine d'une demi-lieue, en prend quelque jalousie. C'est à tort. Les bains de mer de ce petit port sont toujours fréquentés, et l'on y accourrait ne fût-ce que pour visiter ses belles falaises. Car le sol commence à changer de base; le roc dispute la place aux dunes de sable, et, tout à l'heure, nous allons voir un bien curieux spécimen de ces transformations.


Il se trouve en face de Longues, bourg visité par des familles désireuses d'échapper aux élégances des plages mondaines. On s'installe vite et l'on va faire un pèlerinage aux ruines de l'antique abbaye de Sainte-Marie, dont la fondation remonte à 1168. Les archéologues en font beaucoup d'éloges, mérités, du reste, par les beaux débris de la chapelle.

Arromanches.—La Plage.

Puis on visite des carrières de pierre de taille, de marbre.... et l'on arrive à une grotte toute couverte de congélations ou dépôts accumulés par les eaux, dans lesquels l'imagination peut voir mille figures bizarres. Enfin, l'on se prépare à saluer la Demoiselle de Fontenailles, reine de toute cette partie de la côte.

Il se dresse isolé, le superbe monolithe; ses flancs sont taillés comme en degrés, battu qu'il est sans relâche par le flot destructeur des falaises et des écueils voisins.

«Il existait, autrefois, trois roches à peu près semblables désignées sous le nom de Sœurs ou Demoiselles de Fontenailles. On ne sait à quelle époque s'est écroulée la première. La seconde existait encore en 1834; elle tomba peu de temps après, car une seule demoiselle figure sur un tableau de Gudin, composé en 1858 et conservé au musée de Caen. Les bases des deux roches, aujourd'hui détruites, sont encore visibles, à l'est et au nord-est de la roche actuelle, avec laquelle elles formaient un triangle.

La Demoiselle de Fontenailles.

«Ces trois roches faisaient, en 1745, partie intégrante de la côte, ainsi qu'il résulte de documents du temps. L'action de la mer, en rongeant peu à peu les falaises, les en a détachées et a continué à miner leur base, jusqu'à ce qu'elles s'écroulassent d'elles-mêmes.

«Des travaux de consolidation, entrepris en 1880, retarderont sans doute la ruine de celle qui subsiste encore aujourd'hui. Un poteau indicateur, placé au pied de la falaise, porte l'inscription suivante:

«Le 27 août 1880, la Société d'agriculture, sciences, arts et belles-lettres de Bayeux a constaté que la roche dite: Demoiselle de Fontenailles, la seule aujourd'hui des trois semblables roches, ayant, en 1715, fait partie de la terre ferme, est située à 60 mètres du pied de la falaise.»

«Cette inscription a pour but de constater, d'une manière certaine, l'envahissement de la mer sur les côtes de cette partie du Calvados; elle montre que, durant les cent dernières années, la mer s'est avancée d'environ 60 mètres, soit un peu plus d'un mètre en deux ans.

«La Demoiselle de Fontenailles a une forme singulière. Au-dessus d'une base de 5 mètres environ de hauteur, s'élève une roche de calcaire jaunâtre (comme la partie correspondante des falaises); cette roche, renflée au milieu, et amincie à ses deux extrémités, présente, vue de l'ouest, l'aspect d'une tête à profil grec, coiffée d'une sorte de casque pointu, avec un large couvre-nuque. Sur les autres faces, le profil de la roche est fort irrégulier. La hauteur totale du monolithe peut être évaluée à 30 mètres[38]

[38] Nous devons ces curieux détails à l'obligeance de M. Charles Garnier, avocat à Bayeux. Le dessin est également son œuvre. Nous lui devons encore le plan des Fosses du Soucy, la description qui s'y rattache, les vues de Portet de Grand-Camp, ainsi que plusieurs autres détails sur le pays Bessin. Nous sommes heureux de lui adresser, ici, nos meilleurs et reconnaissants remerciements.


Le village voisin s'appelle également Fontenailles ou, plutôt, son nom a servi à désigner la roche pittoresque. Dans sa vieille église, aujourd'hui fermée, était jadis une des plus anciennes cloches connues. Coulée en bronze, elle porte la date authentique de 1202. On la conserve au musée de Bayeux.


Si l'on dispose d'un peu de temps, quelque vieillard complaisant ne se refusera pas à raconter la légende des anciens seigneurs du pays, et, avec un sérieux mêlé de bonhomie narquoise, ajoutera que la roche de la grève «renferme» la dépouille d'une des filles du dernier châtelain! Il en était ainsi encore pour les monolithes dont les chercheurs de pittoresque regrettent la perte.

Figureront, pour compléter le récit, des fiançailles tragiques, des colères terribles, des trahisons, des vengeances affreuses.... Bref, l'accompagnement obligé de toute sombre légende qui se respecte!


Revenons et, poursuivant notre route, entrons dans Port-en-Bessin, bourg d'une très antique origine, comptant environ douze cents habitants. Les ruines gallo-romaines que l'on y a trouvées indiquent l'importance de sa position.

Port est situé au point terminal des ruisseaux arrosant la vallée tout entière. La Dromine avec l'Aure, dont elle est un affluent, après s'être perdues, comme nous le verrons, dans les Fosses du Soucy, reparaissent bientôt, réunie à plusieurs autres petites sources souterraines et aux eaux pluviales filtrant si facilement dans le sol perméable de la vallée. Partout, ici, les falaises, les grèves laissent jaillir ces eaux. Elles avaient nécessité la construction d'un pont justement admiré par les ingénieurs, qui savent apprécier les difficultés surmontées, et par les voyageurs, qui louaient le bel aspect des sept arches en plein cintre. Mais les travaux actuels ont, par malheur, fait disparaître ce vieux monument de l'industrie de nos pères.


Port-en-Bessin prit part à la conquête de l'Angleterre. C'est dans ses chantiers que l'évêque de Bayeux, Eudes, frère de Guillaume, fit construire quarante navires, qu'il envoya rejoindre la flotte rassemblée par les ordres du belliqueux duc normand.

Port-en-Bessin.

Un des successeurs d'Eudes, Louis de Harcourt, améliora beaucoup le port et le dota d'un bassin soigneusement muni de parapets et de vannes. Le pont soutenait les vannes destinées à établir ou à fermer la communication entre le port et une vaste retenue contenant les eaux de la vallée, chargées de pourvoir, lors du reflux, au bon entretien du bassin. Les derniers vestiges de ces travaux sont maintenant effacés.


Aujourd'hui, le port a beaucoup de mouvement. Depuis une vingtaine d'années, on s'est occupé de l'améliorer et il le sera encore: il possède un bel avant-port et un second bassin a été construit récemment. La pêche côtière, le cabotage, la construction des barques et des petits navires, telles sont les principales sources de l'aisance des habitants. Les bains de mer attirent aussi quelques voyageurs. Enfin, il n'y a que justice à mentionner une très belle église romane, commencée en 1879 et qui promet de devenir un monument dans la meilleure acception du mot.

Les rivages sont très pittoresques, les sites variés, l'air pur, et l'on peut faire une excursion pleine d'intérêt à la vieille ville de Bayeux, autrefois capitale du pays Bessin.


Une distance de neuf kilomètres seulement la sépare de Port. Sur la route, une merveille naturelle se présente, et Bayeux conserve une merveille artistique, toutes deux se rattachant au sujet qui nous occupe. Le détour que nous allons faire se trouve donc des mieux justifié.

Les Côtes du pays Bessin.

CHAPITRE XXXVI

LES FOSSES DU SOUCY.—BAYEUX.—LA TAPISSERIE DE LA REINE MATHILDE

Tout le territoire du pays Bessin est arrosé de petits fleuves, de petites rivières, de ruisseaux contribuant à la fertilité de ses campagnes. Mais il en résulte un danger pour les côtes qui, lentement fouillées par le passage des eaux douces, reçoivent encore le choc incessant des flots de la mer.

Trop souvent, de grandes portions de falaises s'écroulent, ainsi que nous l'avons déjà constaté plus d'une fois sur le littoral normand.

Un curieux phénomène, produit par cette action naturelle de l'eau sur la terre, se rencontre à trois kilomètres de Port-en-Bessin. On l'appelle les Fosses du Soucy.

Un peu en avant de ce point, deux rivières se rencontrent: la Dromme et l'Aure supérieure, cette dernière ainsi qualifiée pour la distinguer d'un autre cours d'eau portant le même nom et qui est affluent de la Vire.

La Dromme n'a que soixante kilomètres de longueur et l'Aure supérieure quarante kilomètres, mais elles traversent les plus riches, les plus charmantes vallées, avant de venir confondre leurs eaux et de les rouler ainsi vers la mer.

Seulement... sur leur passage se trouvent les Fosses, au nombre de quatre, toutes situées sur la commune de Maisons, dans la vallée que traverse l'Aure.

Cette jolie rivière prend sa source à Livry, passe à Bayeux et continue à couler vers le nord, mais les collines bordant sa rive droite se réunissent bientôt en plateau et viennent fermer sa route. Les eaux, obligées à de nombreux méandres, se divisent en deux bras. Il en est de même pour la Dromme qui, coulant parallèlement à l'Aure, se dédouble près de l'église de Maisons. Ces divers bras finissent par se confondre à des distances variant de 200 à 400 mètres. Ils enserrent de vastes prairies qui prolongent une sorte de col existant entre le mont d'Escures, élevé de 72 mètres, et le mont Cauvin, haut de 63 mètres, La partie la plus basse du col domine de 16 mètres les prairies. La pente en est escarpée; les Fosses touchent à ses premières assises.

«La rivière y rencontre un terrain spongieux et marneux, crevassé d'innombrables fissures, qu'un épais limon cache aux regards. Ces fissures règnent tout le long du coteau sur une largeur totale de 700 mètres et dans toute la partie correspondante de la vallée, ce qui cause la diminution progressive des eaux.»

Celles-ci, poursuivant leur route capricieuse, coulent tantôt au nord, tantôt à l'ouest, tantôt au sud-est. Un des courants du bras oriental vient s'engloutir dans la Fosse Tourneresse, entonnoir creusé autour d'un îlot boisé et dont les parois sont criblées de fentes nommées bétories. Le nom du gouffre vient de cette circonstance que l'eau y glisse, en tournoyant, avant de disparaître complètement.

Le second courant est absorbé, peu à peu, par le terrain marneux situé au pied des collines; il finit, également, par se perdre dans le dédale couvert d'herbes et de broussailles de la Fosse Grippesulais.

Les eaux de ces réservoirs naturels suivent des canaux souterrains et viennent former, sur le rivage de Port-en-Bessin, de nombreuses sources potables appelées: Droues, par les habitants. Le bras occidental fait mouvoir le Moulin de la Fosse, et entoure une petite île marécageuse, extrêmement basse, qui, en hiver, ou lorsque la rivière grossit à la suite de pluies prolongées, se trouve recouverte, mais absorbe avec facilité la majeure partie du courant; aussi l'appelle-t-on: Grande Fosse, nom mérité, car elle a plus de 100 mètres de longueur.

Dès lors, la rivière, affaiblie, coule plus lentement, puis, rencontrant la Petite Fosse, nouvel entonnoir bordé d'arbres, de ronces et tapissé d'herbes aquatiques, elle semble s'y vaporiser, tellement la chute, soudaine, se fait calme, sans même soulever un flocon d'écume, ni produire aucun bouillonnement.

Moins d'un kilomètre plus loin, elle reparaît, large de douze mètres, s'épanche quelques instants, et s'engouffre encore sous une longueur de 238 mètres; mais, enfin en possession d'un lit plus résistant, elle reprend sa place au soleil et forme l'Aure inférieure, qui va se jeter dans la Vire à Isigny.

PLAN DES FOSSES DU SOUCY

L'absorption ne se présente pas toujours avec cette régularité. Pendant les hivers pluvieux, l'Aure débordant, impétueuse, envahit la vallée et inonde toutes les prairies de Maisons à Isigny.


«Le paysage entourant les Fosses du Soucy est charmant. Ses pâturages, bordés de beaux arbres, sont couverts de bestiaux; du côté du sud, le terrain s'élève en pente douce et les clôtures plantées, séparant les propriétés, lui donnent l'aspect d'une forêt continue.

«Du côté du nord, l'escarpement des Fosses est tout boisé. Si le sommet du coteau est moins verdoyant, si le mont Cauvin est nu, le mont d'Escures, couronné par un joli bois, domine le pays entier. La vallée de l'Aure inférieure n'est qu'une suite de belles et riches prairies, bien plantées, nourrissant les bestiaux magnifiques, source par excellence du célèbre beurre d'Isigny.»


Même après les aspects curieux de la côte, il faut voir les Fosses: on ne regrettera pas la petite promenade pédestre qu'elles nécessitent.


A propos de ce phénomène, M. Garnier nous a envoyé un nouveau et bien intéressant renseignement. Voici sa note:

«Le 17 avril dernier (1883), j'ai revu les Fosses du Soucy en compagnie d'un ami. Depuis trois semaines, environ, la sécheresse était absolue. Rien de particulier ne signalait les Fosses Tourneresse et Grippesulais. Leurs eaux avaient, simplement, un niveau très bas; mais la Petite Fosse était entièrement à sec. Si bien à sec que nous avons pu, mon ami et moi, nous promener sur le terrain de vase consolidée qui en formait le fond.

«Nous sommes remontés, ainsi, dans le lit même du ruisseau qui porte, d'ordinaire, les eaux à la Petite Fosse. Arrivés dans la Grande Fosse, nous l'avons trouvée également sèche. Son bras Nord ne contenait pas le moindre filet d'eau; mais, à peu près vers le milieu du bras Sud, nous avons retrouvé le ruisseau et contemplé cette Fosse sous un aspect des plus curieux, telle que jamais je ne l'avais vue. A cet endroit (au milieu du bras Sud), existe un trou de 40 centimètres de diamètre environ. Les eaux s'y engouffrent comme dans une bouche d'égout. Ordinairement, la nappe de la rivière recouvre ce trou, et le surplus coule jusqu'à la Petite Fosse; mais, ce jour-là, il suffisait à recevoir toute l'eau, et ce que j'y ai trouvé d'étrange, c'est qu'en cet endroit l'eau ne disparaît pas par absorption, comme dans les autres Fosses, mais par un véritable engloutissement.

«J'ai pensé que ce détail nouveau intéresserait d'autant plus qu'il modifie, un peu, les renseignements déjà donnés. Ce spectacle, d'ailleurs, doit être fort rare; je n'avais, pour ma part, jamais vu les Fosses ainsi à sec. Mais il est certain que, même au temps où elles sont pleines, une partie des eaux tombe dans le gouffre voilé sous la nappe de la rivière.»

Bayeux.—Vieille maison.

Bayeux est une ville d'origine très antique. Elle avait une grande réputation parmi nos ancêtres. Les Gaulois et les Druides, disent les traditions, y possédaient un collège renommé.

La pauvre cité eut beaucoup à souffrir des invasions sans nombre qui se succédèrent pendant tant de siècles. Les Gaulois y luttèrent contre les Romains, d'abord; plus tard, contre les Francs, puis ceux-ci durent défendre le territoire contre les Normands, qui, enfin, restèrent maîtres du pays. Ce ne fut pas encore fini pour Bayeux.

Bayeux.—Rétable du règne de Louis XIII dans la cathédrale.

Après la conquête de l'Angleterre, les rivalités commencèrent entre la couronne française et la couronne anglaise. Il n'est donc pas surprenant que, de tant de maux, une ruine complète fût la suite. On chercherait vainement les vieilles murailles et la citadelle. Toutefois, il reste assez d'autres édifices de mérite pour que l'on ne regrette pas du tout ces spécimens de l'art de la guerre.

Armes de Bayeux.

Beaucoup de maisons du quinzième siècle fixent d'abord l'attention. Il en est, parmi elles, que l'on contemple avec un véritable plaisir. Sous ce rapport, la rue Saint-Nicolas satisfait pleinement les artistes. Elle renferme de nobles hôtels, tous du plus beau style et de la plus majestueuse apparence, entre autres l'hôtel de La Tour du Pin. Viennent ensuite, dans plusieurs autres rues, la Maison du Gouverneur, le Manoir de la Caillerie, la Maison Saint-Manvieu et une grande maison en bois, toute brodée de magnifiques sculptures, de statues de saints, de corniches. Cette dernière habitation, si remarquable, se trouve rue Saint-Malo.


La cathédrale, magnifique monument historique, possède un chœur admirable dont, autrefois, une centaine de superbes stalles, en bois sculpté, rehaussaient l'harmonie.

Une partie de ce riche trésor lui a été enlevée, mais elle possède encore son magnifique retable, de l'époque de Louis XIII. Deux belles tours surmontent l'édifice, qui repose sur une très curieuse crypte bâtie, croit-on, au onzième siècle.

Il faut encore voir la superbe Salle du chapitre, sa mosaïque et les derniers débris du Trésor.

Dans l'église Saint-Exupère, des travaux de réparation firent découvrir plusieurs tombeaux taillés, chacun au milieu d'un bloc de pierre. Ce sont des sarcophages en forme de cercueils.

Les voyageurs que l'architecture intéresse visitent la chapelle du séminaire, rangée, elle aussi, parmi les monuments historiques, la jolie tour de l'église Saint-Patrice, l'évêché....


Mais n'oublions pas que nous sommes venus à Bayeux pour admirer une œuvre universellement renommée, et qui, à son mérite, ajoute ce don précieux d'être unique au monde.

Il s'agit de la Tapisserie de la Reine Mathilde, travail extraordinaire, reproduisant, sur une toile de lin haute de cinquante centimètres et longue de soixante-dix mètres, l'histoire des guerres entre Bretons et Normands et la conquête de l'Angleterre, conquête due à l'époux de Mathilde, Guillaume, souverain de la Normandie.

BAYEUX.—LA CATHÉDRALE.

Cette tapisserie est divisée en cinquante-cinq tableaux, dans lesquels revivent toutes les phases du grand événement historique dont le résultat allait changer la face de l'Europe. Rien n'y a été oublié. En contemplant ce travail splendide, on vit, pendant quelques instants, de l'existence même des compagnons de Guillaume[39].

[39] Cette tapisserie est notre seul document sur les navires de cette époque dans la Manche.

Chevaliers, écuyers, hommes d'armes, marins, pilotes, paysans, bourgeois sont là, devant nous, agissant, parlant, pour ainsi dire, et nous initiant à leurs mœurs. L'historien, le savant, le romancier, le marin, le simple curieux, sont intéressés et voudraient bien que la tapisserie pût se déployer sur une ligne droite. L'aspect en serait plus saisissant encore.

On ne peut s'arracher aux idées éveillées par la vue d'un monde oublié, renaissant si pleinement à nos yeux.

En tête de presque tous les panneaux, est inscrite une légende latine explicative.

L'artiste, ou les artistes, ont pris soin de relater dans leur œuvre l'origine même de la conquête.

On assiste à la mort du roi Édouard le Confesseur; à l'apparition d'une étoile qui, en Angleterre, comme autrefois en Orient, prédit à des mages les grands événements prochains; on voit Harold se disposant à repousser l'invasion des Normands....

Mais, où l'intérêt redouble, c'est devant les tableaux consacrés aux préparatifs de l'expédition. Voici les bûcherons abattant les arbres destinés à la construction des navires; voici les charpentiers et les calfats, assemblant, jointoyant chaque pièce; les voiliers et les cordiers qui ajustent les engins de manœuvres.

Les embarcations, d'ailleurs, sont dignes de recevoir un souverain, sa cour et ses chevaliers. Leur proue, richement ornée, porte soit des chevaux marins, soit le dragon des farouches hommes du Nord, dont les descendants vont renouveler les exploits de leurs ancêtres.

Certainement, il ne faut pas chercher dans la célèbre tapisserie la régularité du dessin, l'exactitude de la perspective, la finesse d'exécution.

Les monuments y sont représentés avec de moindres proportions que les gens. Tel personnage, à tête minuscule, va coiffer un casque où il pourrait se perdre tout entier; les figures d'animaux rappellent les naïfs ouvrages des sabotiers de la forêt Noire.... Le plaisir et l'intérêt n'en subsistent pas moins; on n'en fait pas moins profit des renseignements ainsi conservés sur cette époque lointaine.

Nous savons bien qu'une discussion fort érudite détruit la légende attribuant ce travail à Mathilde. Il a été plus ou moins prouvé que la tapisserie de Bayeux ne pouvait remonter au delà de la fin du treizième siècle. Tout cela est possible, mais les artistes qui la créèrent avaient bien gardé les traditions de l'époque de la conquête.

Ainsi, il était arrivé que plusieurs parties du travail, notamment ce qui concerne les navires, avaient été suspectées de fantaisie. Un événement imprévu a justifié cette œuvre de colossale patience.

Il y a quelques années au plus, on a découvert, enfoncée dans une crique norvégienne, une de ces barques familières aux Rois de mer, qui s'en servaient pour leurs expéditions, si funestes à notre pays, jusqu'à ce que la faiblesse du roi Charles III, le Simple, leur abandonnât la possession de la riche Neustrie, maintenant Normandie.

La barque trouvée ressemblait exactement aux barques représentées sur la tapisserie[40].

[40] Le modèle de cette barque est au Musée de Marine.


Notre excursion à Bayeux rentrait donc bien dans le cadre que nous nous étions tracé. Nous sommes venus assister au départ de l'expédition navale, entreprise en vue de la conquête de l'Angleterre, et, grâce à la tapisserie merveilleuse, notre but a été pleinement atteint.


Cependant, nous serions inexcusables si nous quittions la ville sans donner un regard aux autres objets de mérite renfermés à la bibliothèque. Nous y trouvons le sceau de Lothaire Ier, roi de France et empereur d'Allemagne; le sceau de Guillaume le Conquérant, dont le nom revient constamment à la mémoire, lorsque l'on parcourt le vieux duché normand. On voit encore une cloche très curieuse: celle de l'église de Fontenailles, une des plus anciennes connues et portant la date authentique de 1202; enfin des bas-reliefs, des médailles fort belles, des antiquités de plusieurs époques.


Nous saluerons également d'un souvenir les grands hommes nés à Bayeux: Alain Chartier, le fameux poète (1386-1458), surnommé le Père de l'éloquence française; Jean Chartier, son frère, religieux de la célèbre abbaye de Saint-Denis, auquel on doit une Histoire de Charles VII et la publication des Grandes Chroniques de France; le maréchal de France, duc de Coigny, qui remporta, en 1734, les victoires de Parme et de Guastalla.

On ne peut, davantage, oublier l'activité déployée par les habitants. Les admirables dentelles de Bayeux reprendront, il faut l'espérer, le rang qu'elles méritent si bien.

Fragment de la tapisserie de Bayeux, d'après M. de Caumont.

L'industrie des blondes, des tulles, de la toile y est encore assez prospère; celle de la porcelaine progresse beaucoup.

Mais où la ville triomphe, c'est en tout ce qui concerne les produits agricoles: chevaux, bétail, volaille, beurre, blé....

Ainsi que la vallée d'Auge[41] la vallée d'Aure pourrait, sans exagération, porter le nom de Pays de Cocagne.

[41] Nous avons visité une partie de la riche vallée du pays d'Auge, en allant de Trouville à Cabourg; et l'on appelle: vallée d'Aure, le territoire arrosé par les rivières portant ce nom. L'Aure supérieure passe à Bayeux et l'Aure inférieure à Isigny.


CHAPITRE XXXVII

DE SAINTE-HONORINE A LA BAIE DES VEYS

Quittant Bayeux, nous reprenons notre exploration du littoral et, tout près de Port-en-Bessin, nous nous arrêtons à Sainte-Honorine-des-Pertes, non pas que la localité soit très importante, mais on y visite avec plaisir une vieille chapelle, dite de Saint-Siméon, élevée non loin de la mer, ainsi qu'une source pétrifiante. Chapelle et fontaine sont le but d'un pèlerinage fréquenté.

A différentes reprises, les eaux de cette source ont produit des blocs de travertin[42] véritablement considérables. Au reste, les couches calcaires abondent sur les rivages normands, et nous nous souvenons que les roches si curieuses d'Orcher sont dues à la même cause.

[42] Pierre grisâtre formée par le dépôt de chaux dont les sources pétrifiantes sont saturées.


Traversant cette commune, ainsi que le territoire de Saint-Laurent-sur-Mer et de Colleville-sur-Mer on trouve:

La Voie du Roi Guillaume,

sorte de petit chemin creux, rocailleux, à moitié couvert par les haies, dont les branches s'enchevêtrent au-dessus de lui.

Ce sentier court, dans la direction de l'ouest à l'est, à égale distance à peu près de la mer et de la route d'Isigny à Arromanches. Il est connu dans le pays sous le nom de Voie du Roi Guillaume.

La tradition rapporte qu'il vit passer le futur Conquérant, en 1047, lors de sa fuite précipitée de Valognes à Falaise.

Un pauvre fou, natif de Bayeux, était venu le prévenir que les barons normands voulaient s'emparer de lui pour le mettre à mort.

Guillaume, effrayé, monte à cheval au milieu de la nuit, passe à gué la baie des Veys, de Sainte-Marie-du-Mont à Saint-Clément, s'arrête dans l'église de Saint-Clément, puis se décide à poursuivre jusqu'à Ryes[43].

[43] A huit kilomètres de Bayeux.

Hubert de Ryes le reçut fort bien, lui donna ses trois fils pour escorte et dépista, par de fausses indications, les chevaliers normands lancés à sa poursuite.

M. de Caumont, dans sa statistique ripuaire (Annuaire de Normandie, 1859), donne les vers si intéressants composés par Robert Wace sur cet épisode.

Quant à la Voie du Roi Guillaume, que l'on devrait plutôt appeler Voie du duc, puisque dix-neuf années séparaient encore le souverain normand de l'heure de la conquête, elle doit remonter à une très ancienne origine, et elle parcourt bien l'itinéraire suivi par le prince.

Évidemment, personne ne peut assurer que Guillaume y ait passé, la tradition n'en reste pas moins curieuse. De plus, l'aspect des lieux se prête merveilleusement à la scène émouvante racontée par Robert Wace[44].

[44] Note due à M. Charles Garnier.


Les dix étages de la superbe tour romane de Colleville-sur-Mer complètent majestueusement une église très remarquable, mise, avec justice, sous la protection de la Commission des monuments historiques.

Les preuves de l'occupation romaine sont nombreuses dans cette localité, comme, du reste, sur tout le littoral nord-ouest de la France[45].

[45] Il ne faut pas confondre Colleville-sur-Mer avec Colleville-sur-Orne, voisine d'Ouistreham. La première de ces communes est située entre Sainte-Honorine-des-Pertes et Saint-Laurent-sur-Mer.


Nous allons faire encore une petite excursion plus avant dans les terres. Il est impossible, en effet, de passer si près du bourg de Formigny, sans aller saluer le champ où se livra la bataille du 5 avril 1450.

Ce jour-là, Arthur de Richemont, connétable de France, plus tard duc de Bretagne sous le nom d'Arthur III, eut l'honneur d'achever son œuvre. Infatigable combattant des Anglais, qui, depuis tant d'années, se croyaient maîtres absolus en France, il couronna la série de ses exploits par l'éclatante victoire de Formigny. Désormais la vieille Neustrie, devenue, sous Charles III le Simple, la proie des Normands, faisait retour à la patrie française.

Trente-six ans plus tard, en 1486, le comte Jean de Clermont, lieutenant général du roi Charles VII, voulut perpétuer, par la construction d'une chapelle, la mémoire de ce glorieux fait d'armes.

Malgré sa vétusté, le petit édifice restait un souvenir précieux, aussi la restauration en a-t-elle été faite avec soin.

Un second monument consacre la date du 5 avril 1450. C'est une borne érigée, en 1854, par M. de Caumont, l'infatigable et zélé archéologue normand.

Le bourg possède encore un monument digne d'attirer l'attention: son église paroissiale, dont une des portes conserve avec fierté une fort belle statue équestre de saint Martin.


Nous dépassons Vierville et sa jolie église, puis Saint-Pierre-du-Mont et ses beaux châteaux.

Grand-Camp.—Vue générale.

Voici Grand-Camp, industrieux petit port de pêche côtière, éclairé par un phare de quatrième ordre. Voici Maisy, avec sa haute et belle tour. Les environs sont parsemés de débris romains et les écueils défendant la côte, écueils dits: Roches de Maisy, n'ont pu, autrefois, empêcher les terribles incursions des farouches Northmen.

Les traditions rapportent que, là même, leurs navires abordèrent pour la première fois. Personne n'a oublié comment se terminèrent ces envahissements successifs, et la nécessité où se trouva le malheureux roi Charles III d'accepter les conditions posées par Rollon, chef des Hommes du Nord.

Le traité de Saint-Clair-sur-Epte, signé en 911, abandonna au conquérant la province de Neustrie, qui fut érigée en duché et prit le nom de sa population nouvelle.


Les gens du pays s'inquiètent peu de ces vieux souvenirs. Ils ne semblent pas davantage se rappeler que la prospérité de leurs rivages date à peine de trente ans. Cela est vrai, pourtant.

Les nombreuses stations de bains que nous venons de parcourir, la superbe ligne de côtes qui, sur une longueur de cent vingt kilomètres, va de Honfleur à l'embouchure de la Vire, n'étaient ni visitées ni appréciées comme elles le sont de nos jours. C'est, maintenant, une source de richesse, chaque année plus abondante, pour le département du Calvados.


Il nous reste à parcourir Isigny, la petite ville que son beurre a rendue célèbre.

Elle est située au fond d'un golfe de huit kilomètres, à l'embouchure de la Vire et de l'Aure inférieure; cette dernière rivière la traverse. Son port possède deux phares, et l'on se rendra compte de son commerce quand on saura qu'il se chiffre chaque année, pour le beurre seulement, par une somme de deux millions au moins. Ajoutons-y le produit de ses cidres, de ses poteries, de ses volailles, de ses bois, de son bétail, de ses grains, de ses colzas....

Nous n'en finirions pas d'énumérer toutes les branches d'industrie de cette belle vallée d'Aure, digne rivale, par sa fécondité, de la plantureuse vallée d'Auge, à laquelle, déjà, nous l'avons comparée.

La mairie d'Isigny a été établie dans un vaste château, bâti vers le milieu du dix-huitième siècle. Elle a vraiment très bon air, avec sa grande cour ouvrant, à la fois, sur le port et sur la principale rue de la ville.

L'église, également, mérite une visite spéciale pour les belles sculptures des chapiteaux de ses colonnes.

Une curiosité, ou plutôt un chef-d'œuvre de ténacité et de travail patient, avoisine Isigny. C'est le pont du Vey[46] construit sur la Vire. Il se complète par des portes de flot qui, maintes fois, furent au moment d'être abandonnées; car la baie dite: des Veys reste fort envasée et les vagues du large viennent y battre avec violence.

[46] Ce nom est un souvenir des passages à gué, autrefois pratiqués dans la baie. Deux gués existaient: le grand et le petit. Ils offraient plus d'un danger.

La persévérance eut raison de tous les obstacles. Plusieurs millions y passèrent, mais les portes se trouvèrent, enfin, établies pour le plus grand bien de la navigation du golfe de la Vire.


Nous sommes arrivés à la limite maritime des départements du Calvados et de la Manche, limite formée par la baie qui tire son nom du banc des Grands Veys.

Cette baie présente une assez vaste étendue, allant en réalité de l'embouchure de la Vire à l'embouchure de la Taute. Ces deux rivières sont, en outre, réunies par un canal, d'environ douze kilomètres, portant leurs noms, ce qui facilite beaucoup la navigation et le commerce.

Toute la grève de la baie se trouve recouverte à marée haute, et plusieurs autres petits cours d'eau y serpentent à marée basse.

Le sol reste, comme nous l'avons déjà remarqué, très exposé aux infiltrations produites par de nombreuses sources. Les plages n'y sont pas toujours d'une sécurité absolue; mais nous aurons bientôt à explorer des sables mille fois plus dangereux encore, lorsque nous mettrons le pied sur la terrible côte du Mont Saint-Michel.


Donnons un dernier regard au flot qui moutonne autour des écueils, jetant une frange brillante sur l'azur de la mer, puis entrons dans le département de la Manche.

Grand-Camp.

CHAPITRE XXXVIII

CARENTAN.—SAINT-VAAST-DE-LA-HOUGUE.—BARFLEUR

Les sables qui encombrent les bouches de la Vire et de la Taute règnent sur la plus grande partie du rivage oriental du département de la Manche.

Ils cèdent, vers le nord, la place à des roches dures, très élevées; puis, insensiblement, ils reparaissent sur la côte occidentale pour s'étaler bientôt en grèves immenses et trop souvent mobiles.

Un travail de M. Alexandre Chèvremont (travail couronné en 1879 par l'Académie des sciences) conclut à l'affaissement de nos rivages, à l'empiètement de la mer.

Le fait est vrai, au moins, pour la côte nord bretonne et la côte ouest du Cotentin.

Des traditions, que l'aspect du pays est bien fait pour accréditer, montrent les îles anglaises de Jersey, Guernesey, Aurigny, ainsi que le groupe français des îles Chausey, réunis au continent.

Tout le dédale d'écueils qui va du cap Blanchard, en face d'Aurigny, jusqu'aux Sept-Iles, en face de Tréguier, dans les Côtes-du-Nord, serait le squelette d'une terre disparue. Ces profonds enfoncements de la baie du Mont Saint-Michel et de la baie de Saint-Brieuc seraient le témoignage des colères de l'Océan.

Peu à peu, ou par des tempêtes violentes, les flots ont miné tout ce qui n'était pas formé de rochers les plus durs, et la nappe houleuse recouvre des forêts épaisses, des terres émiettées, des blocs désagrégés.

Un voyage le long des trois cent trente kilomètres de la ligne marine du département de la Manche n'est pas fait pour démentir le savant travail de M. Chèvremont.

Partout il faut lutter contre la vague; néanmoins, plusieurs excellentes rades naturelles et le port de Cherbourg, ainsi que de nombreux petits ports caboteurs, secondent l'activité de la population, car la configuration même de cette région de la Normandie devait porter, presque exclusivement, vers la mer l'attention des habitants.


Formé de l'Avranchin et du Cotentin, le département s'avance, semblable à une longue presqu'île, dans la direction des côtes anglaises. Sa pointe extrême n'est guère qu'à 80 kilomètres de la Grande-Bretagne, Cherbourg, notre seul port militaire sur la Manche, n'en est pas à plus de 100 kilomètres.

Il a donné beaucoup d'intrépides marins et les noms de plusieurs de ses enfants sont célèbres.


La côte tout entière fournit maint sujet d'études intéressantes; cependant nous ne nous arrêterons pas, désormais, ainsi que nous venons de le faire, à chaque station de bains de mer.

Cette méthode avait sa raison d'être en Calvados.

Nous ne nous serions pas rendu compte de la physionomie de ces beaux rivages, si nous n'avions, en quelque sorte, assisté à leur transformation.

Mais, à présent, un port de guerre, creusé de main d'homme, et un édifice unique au monde nous attirent. Il faut bien négliger tout ce qui n'offre pas un réel intérêt, soit au point de vue historique, soit au point de vue de l'importance commerciale.


Nous voici à Carentan, antique place de guerre, fortifiée par la reine Blanche de Castille, régente du royaume pendant la minorité de saint Louis.

Cette petite ville, aujourd'hui si paisible, a subi plusieurs sièges meurtriers et des pillages affreux. Son château forme un spécimen très intéressant de l'architecture militaire au douzième et au quatorzième siècles. Par malheur, le donjon a dû être démoli vers l'année 1800 et les vieilles murailles ont suivi le donjon. Mais Carentan n'a pas, pour cela, perdu toute importance. Situé à deux kilomètres de son enceinte, se trouve le fort des Ponts d'Ouve.

Il est construit en plein pays de marais presque mouvants, et sa position est si avantageuse qu'il peut défendre une grande partie du Cotentin.


On ne saurait, non plus, ne pas visiter la belle église, monument historique, possédant une tour élégante, une superbe flèche, de très gracieuses tourelles, des clochetons et une balustrade présentant des détails de sculpture ravissants.


Carentan s'élève au bord d'une petite rivière appelée tantôt Douve, tantôt Ouve, dont l'embouchure se lie à celle de la Taute. C'est aussi dans le port de la ville que vient aboutir le canal de Vire-et-Taute. Il en résulte une réelle activité industrielle et commerciale.

Tourville.

Carentan exporte des eaux-de-vie, des bestiaux, du cidre, et son cabotage donne au port beaucoup d'animation. Sa pêche côtière est des plus productives, des plus suivies.


Notre seconde station rappellera, hélas! une défaite navale.

Jacques II Stuart, roi d'Angleterre, détrôné par son gendre, Guillaume Ier d'Orange, vint chercher asile près de Louis XIV, qui, non content d'accueillir le monarque malheureux, lui accorda des secours pour tenter une expédition contre l'usurpateur.


Une flotte de soixante-cinq vaisseaux devait protéger le débarquement d'une armée de vingt mille hommes. Mais, au dernier moment, une partie de ces navires manquèrent, et Tourville, l'illustre chef d'escadre, ne put en réunir que quarante-quatre, avec lesquels il sortit de Brest, car l'ordre venait de lui parvenir de chercher l'ennemi, sans tenir compte de sa force.

Cet ordre, joint aux informations que croyait posséder le roi Jacques, devait causer un désastre. Les flottes combinées des Anglais et des Hollandais venaient de se joindre. Tourville les rencontra, le 29 mai 1692, à l'extrémité de la pointe du Cotentin, formant, maintenant, la majeure partie du département de la Manche.


Il se trouvait avoir juste moitié moins de vaisseaux; mais l'ordre d'attaquer étant formel, il dut braver le nombre, le vent, la mer....

De dix heures du matin jusqu'à dix heures du soir, le combat dura sans qu'un seul des navires français amenât son pavillon. Plusieurs, pourtant, et principalement le Soleil-Royal, monté par Tourville, se virent obligés de lutter contre quatre vaisseaux à la fois, sans préjudice des brûlots qu'il leur fallait écarter!!!

Cependant, force fut de chercher des ports d'abri et de se disperser. Parmi les bâtiments qui accompagnèrent Tourville, quelques-uns, plus maltraités, ne purent se dérober assez vite à la poursuite. Treize d'entre eux furent brûlés dans les rades ouvertes de la Hougue et de Cherbourg, ces derniers sous les yeux du roi Jacques, impuissant à les défendre, et qui vit, ainsi, se dissiper sa dernière espérance....


De ce combat, si glorieux pour la valeur française, il faut retenir le dernier épisode non moins touchant.

Vingt-deux des navires chassés avaient pu arriver à la hauteur de Saint-Malo. Mais les passes de la rade étaient alors d'un accès très difficile. Les autorités décidèrent d'envoyer des barques pour sauver les équipages, puis, ensuite, de faire mettre le feu aux carènes, afin d'empêcher l'ennemi de capturer ces débris.


Un simple pilote, embarqué par Tourville pour les besoins de sa flotte, Hervé Riel, originaire du Croisic, s'éleva contre la dernière partie de cette résolution, demandant avec instance à être chargé du sauvetage des bâtiments, et se portant fort de les guider tous à travers les périls de l'entrée de la rade.

On hésitait. Riel redoubla de prières et parvint à vaincre les préventions qui, bien justement, l'accueillaient; puis, indomptable de courage, d'audace mêlée de prudence, il sut terminer heureusement son extraordinaire entreprise.

Enthousiasmés, les Malouins voulurent voter une magnifique récompense à ce merveilleux pilote. Mais, aussi modeste après la réussite qu'il s'était montré hardi pour en obtenir la responsabilité, il demanda... son congé!!!

Quel plus bel exemple de générosité, de patriotisme vrais?

Hervé Riel, le héros obscur dont le nom est à peine cité dans quelques chroniques rarement feuilletées, mérite plus qu'un chaleureux souvenir, qu'un mot reconnaissant....


Il y a neuf ans, nous publiions le récit de son héroïque action dans un travail sur la Bretagne intitulé: Les Pays oubliés[47].

[47] Publié par la Revue du Monde catholique.

Au mois d'août 1882, nous retrouvions son nom dans un article signé: James Darmesteter, publié par le journal le Parlement.

Avec surprise, mais aussi avec une joie profonde, nous apprenions qu'un Anglais, le poète Robert Browning (mari de cette admirable femme: Elisabeth Browning, poète comme lui), a consacré à Hervé Riel une superbe pièce de vers dont le prix fut versé dans la caisse de secours organisée à Londres après nos désastres de 1870.

Sincère ami de la France, Browning a exalté Riel, l'humble pilote, le vrai Français qui ne voulut pas laisser tomber aux mains ennemies les navires, débris d'un combat si glorieux, quoique malheureux.

Le cœur tressaille quand, ainsi, sont remises en pleine lumière les gloires nationales, et nous voudrions voir proclamer bien haut les noms signalés à la gratitude de la France par des actes faits pour ranimer son courage!


La Hogue, La Hougue ou, plutôt, Saint-Vaast-de-la-Hougue, est une petite ville assez peuplée, possédant un port sûr, commode, pouvant recevoir de grands navires, et une très belle rade, protégée par une jetée, de l'extrémité de laquelle le panorama découvert se présente imposant.


L'île de Tatihou commande la rade, avec sa haute tour du guet, construite en 1694, sans doute pour empêcher un nouveau désastre comme celui qui venait de se produire. Une autre tour, également belle et élevée, fut bâtie à la même époque sur l'île de La Hougue.

Enfin, les îles Saint-Marcouf complètent la défense de la baie. Elles sont fortifiées et toujours occupées par une garnison, car elles offrent un point de relâche des plus commodes entre Cherbourg et le Havre.


Ces deux petites îles, rocheuses et escarpées, gisent à environ huit kilomètres de la côte, commandant l'entrée de la baie des Veys, entre Grand-Camp et La Hougue.

Les Anglais, savants appréciateurs des positions stratégiques, s'en emparèrent en 1795. Le fort construit sur l'une d'elles fut occupé par un de leurs détachements, sous les ordres du commandant Rice.

Des récits authentiques parlent de débarquements opérés, pendant la nuit, à la pointe de la Percée, sur le territoire de Louvières. En cet endroit, la falaise s'élève à une hauteur verticale de quarante mètres.

Barfleur.—Vue de la côte, d'après une ancienne carte.

On suppléait aux difficultés par un système de cordages et de poulies. Les débarquements avaient lieu sous la protection d'une croisière de navires anglais commandés par la frégate Diamond, ayant à son bord le commodore Sydney-Smith.

Lors de la paix avec l'Angleterre, les îles Saint-Marcouf revinrent à la France. Depuis cette époque, la garnison de Saint-Lô fournit, chaque mois, les détachements nécessaires à la sûreté du fort, où commande un capitaine.


Toutes les industries nécessaires à la navigation sont prospères à Saint-Vaast. Les seuls parcs huîtriers occupent plusieurs hectares.

On construit des navires, on arme pour la pêche de la morue et du hareng.... En un mot, les habitants savent tirer parti de l'heureuse position de leur ville.

Saint-Vaast est situé dans le canton de Quettehou, renommé pour ses bains de mer, et se trouve voisin d'un autre petit port, d'origine très ancienne: Barfleur.


Jadis extrêmement florissante, cette dernière ville a beaucoup souffert des guerres diverses soutenues par la France contre l'Angleterre. Elle n'a plus rien de son antique splendeur, mais sa position lui a valu l'établissement d'un beau phare de première classe sur le cap dit: de Gatteville.

Barfleur se console, par le travail, de sa déchéance. Ses huîtrières, entre autres, sont vastes et renommées.


Plusieurs historiens relatent que Guillaume prépara ici sa fameuse expédition. Quoi qu'il en ait été, Barfleur reçut souvent la visite des nouveaux rois d'Angleterre.

Le troisième fils de Guillaume le Conquérant, Henri, surnommé Beauclerc, à cause de son goût pour les lettres, avait réussi à succéder à son frère Guillaume le Roux, au détriment de leur aîné commun: Robert Courte-Heuse[48], duc de Normandie.

[48] Courte-cuisse, ou, encore, court-haut-de-chausse.

Plusieurs fois, il vint à Barfleur, et c'est de ce port qu'il aimait à s'embarquer pour regagner ses États insulaires.

En 1120, une flotte superbe l'y reçut: ses deux fils l'accompagnaient. On partit joyeux, car le roi venait de gagner de grandes victoires en Normandie....


Un des vaisseaux: la Blanche-Nef, portait les jeunes princes, fils de Henri, ses nièces et plusieurs chevaliers avec leurs femmes.

Quelques instants plus tard, la Blanche-Nef touchait un écueil, s'entr'ouvrait et s'abîmait avec ses passagers... Le malheureux roi pleurait ses enfants!.. Un seul homme échappa au désastre, c'était un boucher de Rouen.


La cruelle défaite de Crécy devint le signal de la décadence de Barfleur.

Sous le règne glorieux de Philippe II, Auguste, la Normandie était redevenue province française. Mais la guerre entre les souverains français et les souverains anglais se renouvelait fréquemment.

Edouard III en suscita une terrible, par sa prétention à régner à la place de Philippe VI de Valois. Lorsqu'il eut gagné la victoire de Crécy, l'instant lui parut favorable pour désoler les ports normands. Barfleur fut une des principales victimes. Jamais la pauvre ville ne s'est tout à fait remise de cette ruine absolue.


Oublions ces mauvais souvenirs, en allant contempler, du haut du phare de Gatteville, la belle perspective étendue sous nos yeux.

La mer, calme, se joue doucement sur le rivage, le ciel est bleu..... Nous pouvons sans crainte continuer notre route vers Cherbourg, le grand-port militaire de la Manche.

Phare de Gatteville.

CHERBOURG—LA RADE, VUE DE LA PASSE DE L'EST.
D'après une vieille gravure par Ozanne, en 1774.

CHAPITRE XXXIX

CHERBOURG

Tous les documents du moyen âge reculent la fondation de Cherbourg à l'époque où le conquérant des Gaules s'occupait activement du soin d'assurer la sécurité de ses légions.

Cæsaris Burgus, portent les chartes; des médailles à l'effigie de Jules César ont semblé confirmer cette étymologie.

Mais l'importance du Bourg de César fut longtemps très secondaire, puisqu'il n'est pas mentionné avant le onzième siècle. Cependant, il devait compter au nombre des places fortes du Pays de Constantia[49], puisque Guillaume Ier fit réparer son château et dota la petite ville, bâtie sous la protection de ses murailles, d'un hôpital ainsi que d'une église.

[49] Sauf les arrondissements d'Avranches et de Mortain, le département, au temps des derniers empereurs, était connu, en l'honneur de l'empereur Constance Chlore, fondateur de Coutances, sous le nom de Pagus Constantinensis, d'où, par contraction, l'appellation de Cotentin.

Cette libéralité était, peut-être, la conséquence du souvenir de la bravoure déployée par un comte de Cherbourg, lors de la sanglante bataille d'Hastings.


En 1145, la petite-fille du conquérant, Mathilde, impératrice d'Allemagne et reine d'Angleterre, revenait en Normandie, quand un violent orage fondit sur la flotte royale. Les pilotes, eux-mêmes, tremblaient et n'espéraient pas pouvoir conjurer le danger.

Domptant sa terreur, la reine s'écrie:

«Vierge Marie, sauve-nous! dit-elle, je ferai construire une chapelle en ton honneur, et, dès que nous apercevrons la terre, je chanterai l'un de tes plus beaux cantiques.»

Soudain, les flots s'apaisent, le vent, si violent, se change en une brise favorable, qui pousse vers le rivage les navires désemparés.

Émerveillés, les pilotes s'écrient bientôt:

Chante! Royne, voici la terre!

Et la voix suave de Mathilde, dominant les voix des personnes de sa suite, module le cantique promis.

La flotte aborda à Cherbourg. L'anse où elle toucha fait partie du port et a gardé le nom de: Chantereyne. Sans retard, la souveraine fit commencer la construction promise, qu'elle appela Notre-Dame-du-Vœu. Non contente de cette première libéralité, Mathilde y ajouta une abbaye, dont les bâtiments, qui subsistent encore, ont été transformés en hôpital maritime.


La bienveillance de Guillaume et de sa petite-fille ne devait pas rencontrer beaucoup d'imitateurs. Les guerres continuelles éclatant, pendant une si longue période de siècles, entre l'Angleterre et la France, ruinèrent plusieurs fois Cherbourg et l'empêchèrent, ainsi, de prendre aucune importance.

Plan du vieux Cherbourg.

Devenue possession du roi de Navarre, Charles le Mauvais, puis rendue à Charles V, roi de France, la ville retomba, par trahison, après la cruelle défaite d'Azincourt, aux mains anglaises, sous le joug desquelles il lui fallut rester jusqu'en 1450, époque où Charles VII la délivra.

Une étrange faute, commise par Louis XIV, devait retarder pour longtemps encore le développement de la cité. Malgré les conseils de Vauban, qui était parvenu à faire commencer des fortifications protectrices et avait tracé un plan de port militaire, Cherbourg, non seulement fut abandonné, mais on poussa l'aveuglement jusqu'à détruire les nouveaux travaux. Or comme, pour ces travaux, les vieilles murailles avaient dû tomber, port et ville se trouvèrent sans défense efficace!...

L'Arsenal: Musée d'armes.

Le général anglais Bligh profita de cette incurie. Il vint, en 1758, rançonner Cherbourg de la manière la plus odieuse, anéantissant tout: navires, travaux maritimes, et ne négligeant pas de se faire allouer une grosse somme pour ces exploits!...


Enfin, la longue période d'attente se termina. Le plan de Vauban fut repris.

L'illustre maréchal l'avait, lui-même, qualifié «d'audacieux». Deux hommes se chargèrent de le réaliser: Dumouriez, que l'on ne s'attendait pas à trouver en telle affaire, et le capitaine de vaisseau La Bretonnière. Ce dernier se livra à une longue étude de la côte tout entière. Aucune difficulté ne le rebuta et, grâce à lui, la rade de la Hougue fut négligée.

Pourtant, à Cherbourg, on devait compter avec un ennemi infatigable: la mer. Il s'agissait de former de toutes pièces une rade, ainsi qu'un port, sur une côte encombrée de récifs et battue avec violence par les vagues.

C'eût été, peut-être, le cas de se souvenir, selon la belle expression de M. Chèvremont: «que tout travail public ou privé, entrepris sur les côtes occidentales de la France, doit être fait non en vue des besoins de quelques générations, mais en vue des siècles futurs.»

Nous n'avons ni la compétence ni l'autorité nécessaires pour trancher une semblable question, mais il nous sera permis de dire que, très vraisemblablement, la position territoriale de Cherbourg influa plus que n'importe quelle autre raison en sa faveur.

Des travaux cyclopéens commencèrent.


Avant tout, il fallait songer à fermer, contre le flot venant du large, l'emplacement du futur port. Un ingénieur, M. de Cessart, crut avoir trouvé le meilleur moyen d'arriver vite et sûrement à la solution du problème.

On fabrique, de nos jours, d'immenses blocs de béton que l'on coule à l'aide de très simples appareils. Ces blocs, formés par la réunion de ciments à prise instantanée et à prise lente, durcissant au contact de l'eau, ne tardent pas à faire, en quelque sorte, partie inhérente du sol sur lequel ils reposent. Leur résistance, loin de diminuer avec le temps, va toujours croissant. C'est encore le rempart le plus efficace à opposer aux efforts de la mer.

Les premiers de ces blocs sont dus à M. Poirel qui, en 1855, les employa à Alger. Depuis, cette invention est arrivée à des résultats prodigieux; ainsi, à Port-Saïd, les ingénieurs de la Compagnie du Canal de Suez ont construit des blocs de 40.000 kilos avec le sable du désert.

Mais M. de Cessart inventa autre chose. D'après ses ordres et sous sa surveillance, on se mit à construire d'énormes cônes en bois, cerclés de fer et cimentés, que l'on remplissait de pierres.

On a peine à comprendre l'enthousiasme dont ce travail fut l'objet. Il ne devait pourtant pas manquer d'ingénieurs doués d'assez de jugement pour en faire observer les défauts, car le simple bon sens suggérait la réflexion que les bois des cônes allaient être livrés à deux causes immédiates de destruction: gonflement et, par suite, désagrègement; attaques des animalcules dont fourmille la mer.

CHERBOURG.—VUE GÉNÉRALE DE LA VILLE

Personne, néanmoins, n'y songea, ou bien les craintes furent étouffées, puisque le roi Louis XVI vint, en personne, féliciter l'ingénieur. Il assista à l'immersion de l'un des cônes et la relation du voyage dit que «Sa Majesté voulut rester pendant quelques instants au sommet de l'une des parties de la digue future.»

Ancienne carte de l'extrémité du Cotentin, de Saint-Vaast la-Hougue à Port-Bail.
(D'après une carte des côtes dressée en 1693.)

On ne tarda guère à rabattre de la confiance mise en la méthode de M. de Cessart. Bientôt, on dut se résigner à couler tout bonnement des blocs de pierre sur la limite extrême de l'emplacement assigné à la digue. C'était encore bien insuffisant; mais on suivit ce seul procédé pendant une longue suite d'années.

Arrive le premier Empire. Le génie guerrier de Napoléon s'attache à la réalisation d'un plan qui devait contribuer, en une si large mesure, à seconder ses projets. Cherbourg lui doit sa véritable existence, et tous les développements, les améliorations dont il a été doté, sont la conséquence naturelle de la sollicitude de l'empereur.

La ville acquittait donc une simple dette de reconnaissance, quand elle éleva, au conquérant déchu, la statue symbolique dont le bras étendu semble, à la fois, désigner l'ennemie naturelle: la mer, et l'amie.... possible: l'Angleterre.


Seulement, partout où passe Napoléon, sa volonté tyrannique s'impose sans souci des obstacles. Il décrète l'achèvement de la digue tout comme il eût décrété la mobilisation d'un corps d'armée, laissant un maximum de deux années aux ingénieurs pour compléter leur œuvre...

Statue de Napoléon Ier.

Obéissants, les praticiens poussent activement les travailleurs. Au jour désigné, la digue est livrée et, ainsi que l'avait ordonné l'empereur, une batterie s'élève à son centre.

Le triomphe fut de courte durée. Au mois de février 1808, la mer, bouleversée par une épouvantable tempête, se rue contre cet écueil nouveau.... En une nuit, elle disperse sans peine les constructions de la batterie, et trois cents hommes, tant ouvriers que soldats, trouvent la mort dans la tourmente, emportés qu'il sont au loin par les flots tumultueux!

Que ne peuvent la ténacité, l'industrie, la patience, le labeur humains?

Une rade de mille hectares d'étendue, un port admirable ont été créés à Cherbourg et forcent l'admiration des plus indifférents.

Toutefois, ces merveilles ne s'obtinrent pas sans traverses nouvelles (le port militaire date de 1803), et c'est, en réalité, presque de nos jours (1858) qu'elles ont été terminées.

Nous disons «terminées» quant à l'ensemble, car on comprend bien le soin, la vigilance dont restent l'objet ces travaux destinés à lutter contre le plus indomptable des ennemis, et l'on se souvient aussi que, tout dernièrement, on y a apporté de grandes améliorations.

Cherbourg.—Port de Commerce.

Rade et port n'existent que grâce à la digue, jetée artificielle de près de quatre mille mètres[50], établie en talus fortement incliné, sur une base de deux cents mètres de largeur, avec un sommet de soixante mètres.

[50] Trois mille sept cent quatre-vingts mètres.

Ce n'était pas assez. La jetée, proprement dite, de la digue ne dépasse point le niveau de la marée basse, et on devait modérer l'effet du flot venant, à marée haute, s'engouffrer dans la rade.

La muraille fut alors décidée. Elle forme la seconde partie de la construction maritime et s'élève, enracinée sur la partie supérieure de la jetée, à neuf mètres vingt-huit centimètres au-dessus de la basse mer. Un parapet de un mètre soixante-six centimètres de hauteur la termine.

Ce chef-d'œuvre des constructeurs modernes, a été combiné de telle sorte que toutes les parties en sont soudées, exactement comme se présentent les parties minuscules d'un bloc de pierre. On croirait voir un gigantesque monolithe naturel, taillé par la main de l'homme. La gloire en revient à M. Reibell, qui termina la digue et construisit la muraille.

Et combien on a dû dépenser de patiente énergie pour arriver à triompher de la mer!... La mer qui peut se jouer des plus redoutables barrières....

Deux nouvelles digues ont été créées depuis, l'une de 980 mètres, et l'autre de 1100 mètres; elles partent toutes les deux de la terre ferme et se dirigent vers l'ancienne digue de manière à ne plus laisser que deux passes pour entrer dans la rade.

Le mouvement de la ville entière se concentre sur le port militaire, quoiqu'elle possède aussi un port marchand.

Ce dernier est situé à l'embouchure d'un humble petit fleuve: La Divette, et d'un gros ruisseau: Le Trottebec. Afin de permettre aux navires d'y flotter constamment, une grande écluse retient l'eau nécessaire. On n'a pas manqué de rendre le chenal plus accessible et les bassins plus profonds. Là, encore, des digues en granit et des murs protecteurs ferment le passage aux envahissements intempestifs de la mer.

Sans une telle prévoyance, ce quartier dit: Les Mielles, ne tarderait guère à être ravagé par les flots.

Rien dans le port de commerce, non plus que dans le port militaire, n'est dû à la bonne configuration naturelle des lieux. Partout il a fallu, au contraire, vaincre des obstacles en apparence insurmontables, et, cependant, les marins y trouvent des aménagements excellents: cales à radouber les navires, bassins profonds bien dragués, quais commodes, chantiers de construction....

Un tirant d'eau de 5m.70 est assuré; on travaille à l'augmenter encore, ainsi que la profondeur du bassin à flot.

Toutefois, le commerce international, gêné par les indispensables servitudes militaires, ne peut y prendre un très grand développement, quoique les produits agricoles du pays forment l'objet de transactions assez actives.

Une partie de sa prospérité vient encore de l'escale que les steamers français ou étrangers sont dans l'habitude d'y faire maintenant.


Mais il existe une chose dont nos armateurs et nos compagnies maritimes feraient bien de se préoccuper davantage.

Les relations avec l'Angleterre s'accroissent constamment; néanmoins, presque toutes les lignes de paquebots sont aux mains de nos voisins.

Avec une apathie fâcheuse, nous assistons à cette conquête.... pacifique, soit! mais, en somme, aussi préjudiciable à nos intérêts qu'à notre légitime influence.

Possédant tous les éléments de prospérité, nous nous laissons devancer sur le champ commercial du monde entier....

Cela est triste et ne fait honneur ni à notre sagacité ni, certainement, à notre patriotisme.

Cherbourg.—Vue générale de la Rade.

Le port militaire de Cherbourg se compose de trois parties distinctes.

Un avant-port, creusé de 1803 à 1813, et de l'emplacement duquel furent retirées des roches jaugeant un ensemble de plus d'un million de mètres cubes; ces roches servirent à la continuation de la digue.

Le bassin à flot, creusé de 1813 à 1829, a fourni environ le même cube de matériaux, également utilisés.

Enfin, l'arrière-bassin complète ces travaux. Il avait été mentionné dans le décret de 1803, mais les événements politiques ne permirent pas de l'entreprendre avant 1836.

Vingt-deux longues années furent employées à cette belle œuvre, dont l'inauguration eut lieu, le 7 août 1858, par Napoléon III, en présence de la reine d'Angleterre et du prince Albert.


Sept forts protègent les passes de la rade; deux autres forts défendent l'accès du port militaire: Voilà pour la conservation des travaux de géants exécutés à Cherbourg.


En ce qui touche la navigation proprement dite, il n'a pas fallu élever moins de six phares, dont les couleurs diverses: blanche, verte, rouge, et la lueur tantôt fixe, tantôt à éclats, marquent la route avec certitude.

L'extrême importance de Cherbourg, au point de vue militaire, a dû, nécessairement, faire converger sur les dépendances du port de guerre toute la sollicitude administrative.

Le Tonnerre. (Drague cuirassée.)

Les forts, les batteries sont constamment en état. L'Arsenal est superbe. Considérablement agrandi, ou plutôt rebâti, on l'a pourvu de tout ce qui convient à sa destination. Il peut suffire à l'armement complet des plus grands vaisseaux.

Une des vives attractions de l'Arsenal, pour qui n'est pas familiarisé avec les choses de la mer, c'est l'aspect de l'immense drague cuirassée: Le Tonnerre. Le bruit qu'elle fait en accomplissant sa besogne, justifie amplement son nom.

C'est encore la vue des vieux vaisseaux transformés en pontons.


On appelle ainsi, d'ordinaire, des chalands, avec pont, très solides et assez élevés sur l'eau, quoique de faible tirant. Ils servent à des travaux difficiles et exigeant une certaine force de résistance, par exemple à renflouer un navire, c'est-à-dire à le remettre à flot, quand un accident l'a jeté sur un écueil ou sur la côte, ou, encore, à le retirer de la mer, s'il a coulé bas.

Mais on trouve, parfois, avantage à se servir de vaisseaux rayés du cadre de la flotte. Quoique ne pouvant plus tenir leur rang, ils sont excellents pour une telle destination. On les y approprie en rasant leur mâture et en faisant les changements nécessaires dans leur installation intérieure.

Ce même nom de pontons est donné à des bâtiments déclassés où l'on interne des prisonniers de guerre.

Nos marins n'ont pas perdu le souvenir de ce que furent, pour leurs devanciers, les pontons anglais et espagnols!!


Hâtons-nous d'échapper à ces fâcheuses réminiscences, en parcourant les chantiers de construction.

Anciens vaisseaux transformés en pontons

PONT D'UN NAVIRE CUIRASSÉ

CHAPITRE XL

LES CHANTIERS.—VISITE AUX NAVIRES EN CONSTRUCTION.—LE SALUT

Les chantiers sont toujours fort animés, car les modèles les plus divers de navires y sont construits.

On y trouve toujours, en outre des travaux courants, des cuirassés destinés à faire partie d'une escadre et plusieurs des constructions navales cherbourgeoises sont célèbres: telles le Furieux, le Vauban. C'est encore de Cherbourg que sortent le croiseur à barbettes: le Dubourdieux; le croiseur à bastingages: le Roland; l'aviso: le Météore; l'aviso à roues: la Mésange[51]. Une liste complète serait longue et, en somme, un peu fastidieuse.

[51] Ce vaisseau a été lancé dernièrement.


Les yeux restent stupéfaits devant les proportions données aux vaisseaux cuirassés. Non seulement la vieille langue maritime est à peu près transformée; mais, encore, les types ou gabarits modernes s'éloignent de plus en plus des modèles anciens. On a quelque peine à se reconnaître au milieu de ces nouveaux venus.

Il n'en faut pas moins essayer de se rendre compte de ce que nous voyons. Pour les vaisseaux cuirassés, cela est encore assez simple. On comprend de suite qu'une armure protectrice recouvre la carène et les murailles, afin de les mettre, dans une certaine mesure, à l'abri des boulets, soit d'une flotte ennemie, soit des forts chargés de défendre l'accès d'une baie. Les différences essentielles résident donc dans l'aménagement intérieur, dans l'installation des hélices et des machines à vapeur, qui ont absolument changé les conditions de la voilure.

Pour les noms d'avisos et de croiseurs, ils s'appliquent, avec des modifications plus grandes, à des navires chargés de services spéciaux. En thèse générale, un aviso est un léger bâtiment de guerre, bon voilier, destiné à porter des ordres. Aussi une corvette ou un brick peuvent-ils le remplacer. Voilà pourquoi, dans de vieilles relations maritimes, on trouve ces mots corvette-aviso, brick-aviso. A présent, la dernière qualification est seule conservée.

Nous avons vu, au Havre, des navires à vapeur construits d'après les deux systèmes à roues et à hélice. On a compris, sur-le-champ, le type adopté pour l'aviso: la Mésange.

Le nom de croiseur correspond, lui aussi, à des transformations reconnues nécessaires. Il en existe, nous venons de le voir, à barbettes et à bastingages.

Le premier de ces termes signifie que l'artillerie du vaisseau n'est point renfermée dans des batteries, mais placée sur le pont même, de manière à faire porter ses coups par-dessus les plats-bords.

Autrefois, les bastingages étaient des filets, doublés en toile peinte, régnant autour d'un bâtiment et se recouvrant, selon les nécessités du jour, par une seconde toile peinte. Leur installation permettait d'y placer les hamacs des matelots, qui, ainsi, n'encombraient pas, pendant le jour, l'enceinte intérieure du navire et subissaient une aération nécessaire.

Aujourd'hui, la plupart des bastingages sont en bois et toile, mais construits de façon à ne pas gêner les manœuvres. Lors d'un combat naval, cette muraille, si légère qu'elle puisse être, devient une protection pour l'équipage, moins exposé à souffrir de tout ce qui n'est pas projectile d'une grosse artillerie.

Remarquons, en passant, la tendance de plus en plus prononcée à donner à nos vaisseaux des noms ou lugubres ou terribles. Nous avons une Dévastation, un Furieux, un Tonnant, un Fulminant. Il existe une Vipère, un Scorpion....

Tous ces vocables, d'ailleurs, sont bien appropriés au rôle que peuvent jouer les canonnières, les torpilleurs, les cuirassés à éperon.

Le Fulminant est de ce dernier type. Monstre en fer, se mouvant sans l'aide d'aucune voilure et entre deux eaux, comme un énorme crocodile, il ne laisse guère apercevoir que sa tour, agencée sur plate-forme à pivot, et abritant deux canons de dimensions gigantesques. Vienne l'ennemi, la tour s'ébranle, les canons, en un instant, peuvent menacer n'importe quel point de l'horizon!

Il fait plus encore, un éperon d'acier est fixé sur son avant. Au choc du terrible engin, les cuirasses cèdent, les murailles en bois qu'elles protègent s'entr'ouvrent, le navire frappé coulera....

A la mer, maintenant, comme à terre, la victoire n'est plus au courage, à l'énergie, à l'adresse, elle appartient aux gros bataillons; elle se fait acheter non en gloire, mais à coups de millions.

Les vieux marins déplorent cet état de choses. Adieu aux héroïques combats navals des Jean Bart, des Duquesne, des Tourville, des Duguay-Trouin! Tout, ou à peu près, devient question de construction et d'artillerie.

Eh bien! sans s'arrêter aux critiques inutiles, nous devons, non pas seulement suivre le courant, mais le devancer, le maîtriser, et continuer à rendre notre flotte assez forte, assez bien équilibrée pour que nulle autre ne puisse lui disputer la suprématie.

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