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Le Martyre de Saint Sébastien

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LA PREMIERE MANSION
LA COUR DES LYS

LES PERSONNAGES.

LE SAINT.

LA MERE DOULOUREUSE.

LES FRERES JUMEAUX MARC ET MARCELLIEN.

LES CINQ VIERGES EPIONE, FLAVIE, JUNIE, TELESILLE, CHRYSILLE.

LES QUATRE COMPAGNES DE CES VIERGES.

LES NEUF COMPAGNONS DES JUMEAUX.

THEODOTE.

LE PREFET.

SON FILS VITAL.

L'AFFRANCHI GUDDENE.

LES ARCHERS D'EMESE.

L'ARCHER AUX YEUX VAIRONS.

LA FEMME MUETTE.

LA FEMME AVEUGLE.

LE GREFFIER.

LES APPARITEURS, LES HERAUTS, LES BOURREAUX.

LES SACRIFICATEURS, LES VICTIMAIRES LES JOUEURS DE FLUTE.

LES GENTILS, LES CHRETIENS, LES JUIFS,

LES ESCLAVES.

LES SEPT SERAPHINS.

On aperçoit un portique intérieur, peint d'étranges peintures par des Gentils, avec le carmin, l'outremer et l'or, entre les bêtes de l'entablement bas et les feuillages des chapiteaux lourds, qui se mirent dans les dalles polies. Par les sept arcades du fond ouvertes sur des jardins bleus, on aperçoit de grandes gerbes de lys, dont les tiges semblent serrées en faisceau autour de la plus haute comme autour de la hache les verges des licteurs. Un autel de marbre, consacré aux Idoles, se dresse dans l'enceinte, avec ses têtes de boucs et ses guirlandes de fruits sculptées, avec ses rainures rougies par l'écoulement du sang et du vin, avec les orges, les aromates, les huiles apprêtés pour l'offrande.

Au centre, en forme de parallélogramme, une couche épaisse de charbons et de tisons couvre les dalles, semblable à ces rangées de raisins ou de figues qu'on fait cuire au soleil sur des nattes de roseau. Des appariteurs, tout autour, avec des soufflets et des barres, rallument et remuent de temps en temps la braise qui pâlit.

Les deux frères jumeaux, Marc et Marcellien, sont liés avec des cordes aux deux colonnes de la même arcade, l'un en face de l'autre. Le Préfet est assis dans son siège, sur une sorte d'estrade carrée; et près de lui se tient le greffier, avec ses tablettes enduites de cire. Devant lui sont les engins de torture, les ongles de fer, le chevalet, le carcan, les ceps, et les bourreaux. Accablé par la graisse, il halette et sue, tandis que des esclaves accroupis bercent ses pieds énormes, déformés par la podagre. Parfois, d'un mouvement de colère soudaine secouant sa somnolence, il frappe avec sa verge d'ivoire leurs dos nus.

Sébastien, revêtu d'une armure légère, appuyé sur son grand arc, regarde en silence les jeunes martyrs. Les archers d'Emèse se tiennent derrière lui, avec des pennes d'aigle à leurs casques lisses et de longs carquois couverts de peau de panthère contre leurs reins cambrés.

Une tourbe de plus en plus nombreuse et houleuse envahit le lieu de l'audience. Le chant des jumeaux domine le sourd grondement.

Attachés aux colonnes, face à face, pâles et enivrés, ils renversent la tête pour chanter vers le ciel.

CANTICVM GEMINORVM.

Magister Claudius sonum dedit.

Frère, et que sera-t-il le monde
allégé de tout notre amour?
Dans mon âme ton cœur est lourd
comme la pierre dans la fronde.
5Je le pèse; au delà de l'Ombre
je le jette vers le Grand Jour.
Frère, que sera-t-il le monde
allégé de tout notre amour?
J'étais plus doux que la colombe,
10tu es plus fauve que l'autour.
Toujours, jamais! Jamais, toujours!
Fer ne t'effraie, feu ne me dompte.
Beau Christ, que serait-il le monde
allégé de tout votre amour?
LES GENTILS.
15—Andronique, ils chantent leur hymne!
—Ils louent leur roi supplicié!
—Ils raillent ta faiblesse!
—Étouffe
le chant dans leur gorge!
—Ils se jouent
de toi, somnolent.
—Ils méprisent
20l'édit du très saint Empereur,
et leurs dents ne sont pas brisées!
— Ils louent la charogne au gibet!
— Mais, s'ils chantent, ils reconnaissent
Apollon.
—Qu'ils sacrifient donc
25au Délien.
—Éveille-toi,
Jule Andronique, éveille-toi!
—Il dort dans sa chaire d'ivoire
laissant dorloter sa podagre
par ses esclaves délicats.
30—Sébastien, Sébastien,
ami d'Auguste, sois témoin!
—C'est lui qui faiblit. Ils persistent.
—Il n'a pas encore versé
une goutte de leur sang vil,
35ni même roussi leurs aisselles!
—Il aime les lys et les truffes.
—Mais tous ces lys nous empoisonnent.
On suffoque.
—Il mâche sa langue.
—Non, il n'en a pas.
—Il n'est pas
40loquace, vraiment: aujourd'hui
il n'a pas mangé des cigales
pour se donner de l'appétit.
—Ni des têtes de perroquets
non plus.
—Il n'est pas foudroyant:
45il garde les pierres de foudre
pour en saupoudrer les lentilles,
à la mode d'Elagabale.
—Par les Dioscures, tu aimes
ces gémeaux qui n'ont pas d'étoile,
50Jule Andronique.
—Tu les aimes,
tu les aimes.
—Tu les ménages.
—Il ne suffit pas qu'on en fasse
des colonnes caryatides
pour les regarder.
—Maintenant,
55qu'ils passent par tous les supplices
—On n'a pas suivi l'ordre juste.
—Au chevalet, d'abord; et puis
aux fléaux garnis d'osselets;
et puis au carcan et aux ceps,
60et jusqu'au quatrième trou…
—Sébastien, Sébastien,
ami d'Auguste, sois témoin!
—Qu'ils sacrifient ou bien qu'ils meurent.
Il est temps.
—Ces entrepreneurs
65de jeux les réclament, après
la sentence, pour les combats.
—Qu'on le note sur les tablettes.
—Tu n'as plus ton style, greffier?
—Greffier, toi aussi, tu sommeilles.
70—Persée! Persée!
—Est-il chrétien?
—Il songe à ses ancêtres rois,
au triomphe de Paul-Emile.
—Qu'est-ce qu'on attend? des prodiges?
Qui va venir?
—Qu'ils sacrifient
75ou qu'ils périssent!
—On sanglote.
—C'est Cordule l'aveugle, c'est
la femme d'Attale, qui pleure.
—Elle beugle, Alcé la muette,
Alcé, la femme de Venuste
80le dépensier.
—Elles sont folles.
—Je vous dis que tous ces esclaves
cachent des rouleaux dans les plis
de leurs saies.
—Quelqu'un va venir?
Le soir approche, le soir tombe.
85—Ne devaient-ils donc pas marcher,
pieds nus, sur la braise? Il est temps.
—On temporise. On contrevient
à l'édit impérial.
—Honte!
—Le très saint Empereur t'ordonne
90d'être sans merci, Andronique.
—Il est temps.
—Les charbons s'éteignent.
—Soufflez! Soufflez!
LES HERAUTS
—Silence!
—Silence!
—Silence!
LE PREFET.
Je vais sévir. Appariteurs,
95resserrez leurs liens! Je veux
que l'un après l'autre on les hausse,
qu'on les suspende aux deux colonnes,
que leurs pieds joints n'aient plus d'appui.
UNE VOIX.
Leurs pieds sont joints comme les pieds
100des Anges.
LES GENTILS.
—Quelle est cette voix?
—Qui a parlé?
—Qui a crié?
—Il y a des chrétiens ici.
—Qu'on cherche!
LES HERAUTS.
Silence!
LE PREFET.
Bourreaux,
apprêtez les ongles de fer
105pour leur labourer la poitrine;
apportez des ciseaux, coupez
leurs chevelures, puis rasez
la peau de leurs crânes, posez
sur elle des charbons ardents…
110Non. Attendez. Ils sont tout pâles.
Et j'ai pitié de leur jeunesse.
Je veux dissiper leur démence.
Ils vont fléchir.
LES GENTILS.
—Il a pitié! Il a pitié!
115—Et jusqu'à quand, ô Andronique,
auras-tu pitié? jusqu'à quand?
—Es-tu Galiléen?
—Demande
donc au Guérisseur qu'il guérisse
ta podagre noueuse!
—Vite,
120vite! Interroge!
—Le soir vient.
—Il retarde pour interrompre
le jugement.
—Qu'on le dénonce
à César!
—Qu'on l'accuse auprès
du Maître!
—Et il mâche sa langue!
125—Sébastien, Sébastien,
ami d'Auguste, sois témoin!
—On veut éluder.
—Qu'ils fléchissent
donc, ou qu'ils brûlent!
—Un seul mot:
Sacrifie!
LES HERAUTS.
—Silence!
—Silence!
LE PREFET.
130Jeune homme, celui de vous deux
qui est moins forcené, jeune homme,
veux-tu obéir aux préceptes
divins? Es-tu prêt à offrir
une victime et à manger
135la viande immolée, à boire
le vin des libations, comme
l'ordonne le Maître immortel?
Réponds au juge.
MARC.
Non, juge. Par le Dieu vivant,
140non, je ne veux pas obéir.
Je n'offrirai pas de victime,
ni ne mangerai de viande,
ni ne boirai de vin maudit.
Mais je prie de toute mon âme,
145afin que par toute ma chair
lacérée, mutilée, broyée,
dissoute dans la gueule rouge
et de la bête et de la flamme,
je devienne un seul sacrifice
150au Dieu vivant.
LE PRÉFET.
Tu délires. Mais réponds-tu
en ton nom? au nom de ton frère?
Vous êtes deux.
MARC.
Nous sommes un. Tu vois. Nous sommes
155un visage, un regard, un chant,
un amour. Nous sommes un cœur
trempé sept fois.
LE PREFET.
Sacrifie. Pense à ta jeunesse,
à tes longs jours.
MARC.
160Je pense à mon éternité.
Car je suis en face du ciel
comme devant la mer vernale
au lever des Pléiades belles.
Et le gouvernail d'espérance
165est dans mon poing.
LE PRÉFET.
C'est ta fièvre chaude qui chante.
Sacrifie, sacrifie, jeune homme,
si tu veux vivre.
MARC.
Je ne veux que mourir en Dieu.
170Je cherche Celui qui pour nous
est mort et je cherche Celui
qui pour nous est ressuscité.
Je hais ta viande et ton vin.
Je mangerai le pain de Dieu
175qui est la chair de Jésus roi
né de la race de David.
J'aurai pour breuvage son sang,
qui est l'amour incorruptible.
Je n'ai que cette faim, je n'ai
180que cette soif.
LE PREFET.
Eh bien, je te ferai mourir.
Mais n'espère pas que je t'aime
assez pour t'enlever la vie
d'un seul coup, fils de Théodote.
185N'attends pas la mort par le glaive,
la bonne mort.
MARC.
La pire sera la meilleure,
pour plaire à Dieu.
LE PREFET.
Fol, tu t'imagines sans doute
190que des femmelettes viendront,
la nuit, chercher ton corps exsangue,
l'embaumer dans les baumes rares,
l'envelopper dans les lins purs
et le célébrer dans les hymnes.
195Je te détruirai par la flamme
ou par la bête.
MARC.
Si je suis le froment de Dieu,
ô vieillard, il faut que je sois
moulu par la dent de la bête
200pour devenir pain éternel.
Et si je suis le témoignage
de la Parole neuve, il faut
que la pureté de la flamme
me réduise en cendre innombrable
205pour être épars à tous les vents
qui portent les bonnes semences
aux droits sillons.

Ici le jeune fils du préfet, Vital, s'approche de la colonne.

VITAL.
O mon égal, écoute-moi.
Tu es imberbe, tes cheveux
210sont bouclés, tes muscles sont fiers,
A la lutte, dans la palestre,
tu m'as vaincu.
MARC.
Tu es le fils de l'égorgeur.
T'ai-je renversé dans l'arène?
215Mais je suis l'athlète du Christ.
C'est maintenant que je combats
le bon combat.
VITAL.
Écoute. Il est doux d'être né.
Il est doux de voir la lumière,
220d'attendre les soleils nouveaux.
On va te crever les deux yeux,
tes yeux si grands.
MARC.
Mon âme en a mille, semblable
à l'aile ocellée du Cherub,
225pour regarder sans battements
la forge de tous les soleils.
Tu es aveugle.
VITAL.
Tu chantais d'une voix sonore.
On va te broyer les mâchoires,
230faire de ta bouche une vaste
plaie taciturne.
MARC.
Ma voix chantera toute nue,
aux sommets les plus bleus du ciel,
avant l'aurore, avant le cri
235de l'alouette.
VITAL.
Regarde ton frère. Il est pâle.
Il craint la souffrance et la mort.
Il va pleurer.
MARC.
Il est pâle comme l'attente.
240Il ne craint que le vain délai.
Il va sourire.
VITAL.
Vous n'avez donc pas de sœur douce
qui tisse avec des fils de pourpre
vos vêtements?
MARC.
245Non, nous n'avons pas de sœur douce
qui tisse avec des fils de pourpre
nos vêtements.
VITAL.
Vous n'avez pas de père triste
qui chancelle sous les douleurs
250et les années?
MARC.
Nous n'avons pas de père. Seuls
nous sommes, seuls, tout seuls avec
un seul amour.
VITAL.
Et celle qui, pour chaque goutte
255de lait qu'elle vous donna, verse
trois larmes lourdes?
MARC.
Nous n'avons pas de mère. Seuls
nous sommes, seuls, tout seuls avec
un seul amour.
VITAL.
260Et qui sont donc ceux qui, la tête
voilée, pleuraient pour vous, hier,
ô mes égaux?
MARC.
Nous ne les connaissons point. Mais
s'ils ont pleuré, s'ils pleurent, Dieu
265s'en souviendra.

Ici on voit couler le sang de la main gauche de Sébastien qui, appuyé sur son arc, dans une sorte de ravissement, regarde le jeune martyr.

L'AFFRANCHI GUDDENE.
Seigneur, seigneur, tu perds du sang!
Entends-moi. De ta main ton sang
dégoutte le long de ton arc,
et tu n'en as cure. Entends-moi,
270maître! Tu saignes.
UNE VOIX.
Archer, je vois une lueur
autour de ton casque. Déjà
tu t'illumines!
GUDDENE.
La corne de la coche perce
275la paume de ta main. Si fort
tu t'appuyais, seigneur! Comment
ne sentais-tu pas la blessure?
Quel est ton songe?
LA VOIX.
Que Dieu perpétue ton céleste
280ravissement!
LES ARCHERS D'EMESE.
—Seigneur, tu t'es blessé! Tu souffres?
—Ton arc t'a percé, ton arc même!
—Femmes, femmes, donnez des lins
pour étancher le sang qui coule.
285—La fleur de ta veine est plus belle
que l'anémone d'Adonis.
—Donnez le dictame idéen!
—Sur le fût de ton arc les gouttes
brillent comme des escarboucles.
290—Femmes, n'avez-vous pas de baume?
—Il a dans le creux de sa main
les anémones du Liban
et les larmes de la déesse.
—Femmes, donnez des lins! Parmi
295vous, n'y a-t-il pas une esclave
de Syrie? pas une Crétoise?
—Qui t'apportera le dictame?
—Tu es plus fort que la douleur.
—Nous t'aimons, Seigneur, nous t'aimons.
300—Chef à la belle chevelure,
tes archers t'aiment.
—Tes archers
t'aiment.
—Tu es beau.
—Tu es beau
comme Adonis.
LE SAINT.
Archers, laissez couler mon sang.
305Il faut qu'il coule. Pas de lin,
femmes, pas de baume. Laissez
couler mon sang.

Ici une femme, la tête voilée par le pan de son manteau, s'approche. D'un geste rapide, elle trempe un morceau de lin dans le sang de Sébastien; et elle s'efface, en silence.

LES GENTILS.
—On ne respire plus, ici!
—On étouffe! On étouffe!
—Où sont
310les magiciens qui opèrent
ces prestiges?
—On renouvelle
les sortilèges du Sorcier
aux Trois Clous.
—Andronique, ordonne
que tous, ici, l'un après l'autre,
315passent devant l'autel et jettent
l'encens au feu des sacrifices.
—Il y a des chrétiens partout,
ici. Tu pourras les compter.
—On étouffe! On étouffe comme
320dans l'étuve.
—Greffier, la cire
de tes tablettes fond, et tout
s'efface.
—Et cette odeur de lys!
Et cette odeur de lys!
—Brisez
donc les tiges! Fauchez les gerbes!
325—Sébastien, Sébastien,
ami d'Auguste, tu es seul
à verser du sang.
—La sueur
coule, la cire fond; et tout
s'efface.
—On suffoque, on halette
330dans une vapeur fauve.
—Crie
plus fort!
—La folie du Solstice
va éclater comme un orage.
—Archers, archers, bandez vos arcs
et faites un carnage.
—L'œil
335des esclaves est chaud de meurtre.
—Et cette odeur de lys!
—Fauchez
les gerbes!

Ici on entend venir, du fond des portiques, les appels de la mère infortunée.

—La mère! La mère!
—C'est elle!
—Elle vient.
—Elle accourt.
—Écartez-vous!
LA MERE DOULOUREUSE.
340Mes fils! Mes fils! Mes fils chéris!

Elle s'élance. Elle s'abat contre les colonnes. Anxieuse, elle palpe les corps des captifs pour reconnaître qu'ils sont encore sains.

Enfants, enfants de mes entrailles,
vous êtes sains, vous êtes saufs
encore! Il n'y a pas de sang
sur vous. J'entends le battement
345de vos cœurs. On n'a pas encore
meurtri vos chairs, brisé vos os.
Que je vous touche, que je sente
la vie de ma vie! Mais je n'ai
que deux mains faibles; et vous êtes
350l'un de l'autre distants. Je n'ai
que deux pauvres bras, qui ne peuvent
pas vous ravoir dans une même
étreinte, ô vous qui avez bu
au même sein. Et mon amour
355se déchire entre vos deux peines,
ô mes gémeaux!
MARC.
Ne me touche pas ainsi, femme.
Ne parle pas. Ne pleure pas.
Détourne tes yeux. Laisse-moi
360immoler, pendant que l'autel
est prêt. Laisse-moi recevoir
la vraie vie. Ne viens pas corrompre
ma volonté d'être à Dieu. Femme,
détache tes mains de mon corps.
365Je veux renaître.
LA MERE DOULOUREUSE.
O cruel! Et c'est toi, c'est toi!
On peut entendre ces paroles
sans expirer. Qui comblera
la mesure de la douleur?
370et qui comblera la mesure
des larmes? Oui, oui, mon enfant,
mes mains ont senti que les cordes
s'enfoncent dans ta chair. Je suis
liée comme toi. J'ai partout
375des sillons livides, des veines
étranglées. Ta souffrance est mienne,
en moi, comme si tu étais
encore avec ton frère un nœud
palpitant dans la profondeur
380de mon espoir. Je suis ta mère,
ta mère. Je te porte encore.
Oui, je suis à nouveau chargée
de vos poids. Je tressaille encore
de vos sursauts.
MARC.
385Christ, je souffre pour ton nom!
Mais tu l'as dit: «Si quelqu'un vient
à moi et ne hait pas son père,
sa mère, ses frères, ses sœurs,
plus encore, sa propre vie,
390il ne peut être mon disciple.»
Seigneur Christ, je suis ton disciple.
Je suis ton hostie. Je suis prêt.
Exauce-moi!
LA MERE DOULOUREUSE.
Il l'a dit! Ce Dieu, qui vous frappe
395de démence, vous a donné
ce commandement! Ah, je sais.
Il a pris sur lui tous les crimes
et toutes les infirmités
du monde. Il est affreux. Il boit
400le sang des enfants et des vierges.
Il a saisi les sept enfants
de Symphorose, les sept autres
de Félicité, puis les sept
vierges d'Ancyre…
MARC.
405Tais-toi! Tu blasphèmes. La mère
criait: «Mes enfants, regardez
en haut, combattez pour vos âmes.
La mort est vie.»
LA MERE DOULOUREUSE.
Ah, ce n'est pas vrai! On vous trompe,
410on vous affole, on vous abreuve
de je ne sais quel noir breuvage.
Il y a des Thessaliennes
qui mêlent des philtres atroces
à l'écume de la cavale,
415pour la fureur inguérissable.
De quelles herbes souterraines,
de quels fruits lugubres, de quelles
racines arrachées au fond
des paludes mornes où croissent
420les pavots du sommeil sans yeux,
et de quels poisons, et de quelles
larmes, et de quelles sanies
se broie le philtre qui vous donne
cette ivresse de la douleur,
425cette rage de la torture,
cette frénésie de la mort?
Qui vous a tendu le calice
dans les ténèbres?
MARCELLIEN.
Mon frère, mon frère, je tremble.
430Hélas! J'ai peur.
LA MERE DOULOUREUSE.
Je vous épiais dans ma chair,
de toute ma force attentive,
comme mon prodige incertain.
Parfois les vieux Lares sourirent
435de mon ombre, sous leurs guirlandes
neuves, en songeant à la gousse
qui cache le fruit géminé.
Pour vous faire beaux, je mirais
dans le temple et sous le portique
440les images belles des dieux.
Quand je sentis le double cœur
battre dans mon âme, je vis
les feux blancs des Gémeaux célestes
éclairer mon âme et la nuit.
445Ils brillaient au bout de mes songes
comme sur les mâts des navires,
quand pour vos bouches trop avides,
enfants, le sommeil regonflait
mes seins taris.
MARCELLIEN.
450Mon frère, mon frère, je tremble.
Mon cœur se fond.
MARC.
Christ, je te loue. Sauve-moi!
Garde mon âme, Christ Seigneur,
que je ne sois pas confondu!
455Exauce-moi!
LA MERE DOULOUREUSE.
O Marcellien, tu es doux.
Tu étais la sœur de tes sœurs.
La déesse berceuse ornait
ton berceau de fraîche aubépine,
460pour éloigner les rêves sombres.
Pour suspendre ta bulle d'or
à la poitrine des vieux Lares,
te souvient-il? tu dérobas
la bandelette virginale
465qui rattachait le lin docile
à la quenouille de Chrysille.
Nous vîmes derrière la porte
rire les marmousets espiègles
dans leurs niches bleues. Tout à coup
470tu rougissais comme l'ourlet
de ta toge prétexte. Pense:
tu viens à peine de quitter
ta dépouille candide! Ils flairent,
tes chiens tachetés, ils te cherchent
475dans les coins de ta chambre peinte,
et gémissent. Ils m'interrogent
de leurs prunelles pâles comme
la fumée. Dans la maison triste,
on n'a plus tourné les clepsydres.
480La poussière tombe. O enfant,
tu reviendras.
MARCELLIEN.
Mère, mère douce, aie pitié!
C'est Dieu que je perds, si je perds
ce combat. Je veux être à Dieu.
485Je veux mourir.

Ici paraît Théodote, porté par ses serfs, la toge ramenée sur son visage, sans mot dire.

LA MERE DOULOUREUSE.
Honte sur nous! Honte sur nous!
Regarde ce vieillard infirme
qui se traîne aux bras des esclaves,
la tête voilée. C'est toi, toi
490qui le courbes, toi qui l'écrases.
Regarde-le: car jamais plus
il n'osera lever son front
pour regarder homme vivant.
Tu l'as ployé vers le sépulcre.
495Et il aura ses funérailles,
son linceul, ses baumes, sa tombe;
il aura son repos, là où
même le jeu des vents est mort
autour des morts sans nom ni nombre.
500Mais vous, mais vous, sans sépulture,
larves noires et tourmentées,
vous errerez sur le rivage
du fleuve noir, dans l'éternelle
nuit, à jamais…
MARCELLIEN.
505Frère, je crains. Mon âme fuit.
Tu es muet. Dieu m'abandonne.
Et la terreur la plus lointaine
revient à moi. Je ne vois plus
ta face, ô Christ!
LA MERE DOULOUREUSE.
510Mes fils, mes fils, voilà vos sœurs,
vos cinq sœurs chéries, les cinq doigts
de la main qui porte la rose;
et les compagnes de leurs jeux;
et vos égaux; et les offrandes
515pour les dieux saints: le vin, le lait,
l'huile, le miel, les fruits, les orges,
les aromates, les guirlandes;
et le bélier tout blanc, sans tache;
et la chèvre blanche, sans tache;
520et aussi des fioles pleines,
des fioles comme des doigts,
pleines du sel divin des larmes,
tièdes de larmes.

Les cinq sœurs paraissent suivies de quelques compagnes, en un chœur de neuf voix. Elles sont si jeunes que la dernière est presque une enfant. Légères et vives comme des oiseaux, pleines de grâces suppliantes et d'étonnements ingénus, elles apportent dans leurs mains et dans leurs yeux toutes les images de la vie belle.

Un autre chœur de neuf jeunes hommes survient, traînant des hosties vivantes: un bouc aux cornes dorées, une chèvre ceinte d'une branche de peuplier.

Les deux chœurs novénaires s'approchent en chantant, et entourent les deux colonnes où les pieds des captifs sont joints comme les pieds des Anges.

CHORVS VIRGINVM.

Magister Claudius sonum dedit.

LA PREMIERE.
Par les bandelettes
525qui serrent nos seins,
par l'or qui nous ceint,
les lins qui nous vêtent,
gémeaux, gémeaux, faites
l'offrande aux dieux saints,
530par les bandelettes
qui serrent nos seins!
Voici l'huile prête,
le lait et le vin;
et le jonc marin
535pour ceindre vos têtes
et les bandelettes.
LA SECONDE.
A toi, Proserpine,
le fuseau bien tors,
la lampe à rebord
540qui trois fois crépite,
le fil qu'on dévide
en songeant aux sorts,
la poupée de cire
que je berce encor,
545la claire clepsydre,
la navette d'or,
tout ce que j'ai! Fors
mon heur, mon délice:
ma perdrix novice.
LA TROISIEME.
550Fors ma sauterelle
qui vit, sans regret
des amples guérets,
dans sa claie si grêle,
tout ce que j'ai, belle
555Reine qui soumets
nos âmes si frêles,
je te le promets:
le miroir, les peignes
d'or, les osselets
560d'argent, le filet,
le bandeau, l'ombrelle.
Fors ma sauterelle,
LA QUATRIEME.
Par les têtes noires
des grands pavots roses
565que le Fleuve arrose
d'une eau sans mémoire,
ne laisse pas boire
ces lèvres écloses
d'enfants doux qu'égare
570la douleur sans cause,
ô Fleur du Tartare,
Vierge qui exauces
les vierges moroses,
par les têtes noires
575des grands pavots roses!
LA CINQUIEME.
Et par la grenade
et par les neuf grains
tombés de l'écrin
sur le noir rivage,
580détourne ces âmes
du Portail d'airain,
et par la grenade
et par les neuf grains,
Épouse trop pâle
585du Roi souterrain,
ô toi qui étreins
dans ta main trop pâle
la sombre grenade!
LA SIXIEME.
Voici pour l'offerte
590la grâce du mois:
l'amande et la noix
à l'écale verte,
la figue entr'ouverte
et le cône étroit.
595Voici pour l'offerte
la grâce du mois.
J'ai, dès l'aube, experte
du suc et du poids,
cueilli de mes doigts
600frais, en nymphe alerte,
neuf fruits pour l'offerte.
LA SEPTIEME.
Voici des gâteaux
au miel de l'Hymette,
sur une tablette
605en bois de bouleau.
J'ai fait le gruau
d'une main bien nette.
Voici les gâteaux
au miel de l'Hymette.
610J'ai pour le fourneau
quitté la navette.
Et sur ma tablette
bien lisse, tout chauds,
voici mes gâteaux.
LA HUITIEME.
615Et voici la coupe
que vous verserez,
de vin soutiré
sans remuer l'outre;
le ligustre souple
620et l'anet des prés
pour ceindre la coupe
que vous verserez;
la résine rousse
et le miel doré,
625pour vous desserrer
la bouche qui boude
au bord de la coupe.
LA NEUVIEME.
La flûte d'agate,
dont le son reluit,
630je l'ai dans l'étui
bien clos qui la cache.
J'ai celle des Panes,
aux tuyaux enduits
de cire tenace
635que mon air bleuit;
et celle d'enfance,
à deux trous, en buis,
dont je joue la nuit,
couchée dans la paille,
640pour tromper la caille.
CHORVS JUVENVM.

Magister Claudius sonum dedit.

LE PREMIER.
Des flûtes, des flûtes
pour danser en rond!
Et nous traînerons
par la corde rude
645le bélier hirsute
qui cosse du front.
Des flûtes, des flûtes
pour danser en rond!
Entre orteil et nuque
650l'âme est un arc prompt.
Et nous traînerons,
la chèvre camuse.
Des flûtes, des flûtes!
LE SECOND.
O dieux! Qu'on égorge
655le taureau puissant
et le bouc qui sent,
hosties à l'œil torve!
Que l'autel déborde
de vin et de sang!
660Qu'il soit une forge
de feu rugissant!
Qu'il crépite d'orges,
qu'il fume d'encens!
Que les dieux présents
665reçoivent la force
jaillie de cent gorges!
LE TROISIEME.
Par la pendaison
de cet esclave ivre,
qu'il est doux de vivre
670près de l'échanson!
O roue d'Ixion,
ô roc de Sisyphe,
grandeur du lion,
beauté du supplice!
675Par la pendaison
de cet esclave ivre,
qu'il est doux de vivre
au vent des chansons!
Salut, Ixion.
LE QUATRIEME.
680Que la vie est belle!
Que les dieux sont beaux!
Voici le Feu, l'Eau,
l'Air, l'Ame, la Terre.
Il y a l'arc, l'aile,
685les jeux les travaux.
Que la vie est belle!
Que les dieux sont beaux!
O douleur nouvelle
éteins les flambeaux,
690ouvre les tombeaux,
ceins-toi d'asphodèle.
Que la vie est belle!
LE CINQUIEME.
Venez au gymnase,
gémeaux, voir sourire
695le dieu palestrite
coiffé du pétase.
On lutte. On se rase,
avec la strigile
courbe, la peau grasse
700de sueur et d'huile.
On verse, du vase
délicat d'argile
qui pend, vin d'Égine
bien frais dans la tasse.
705Et on se délasse.
LE SIXIEME.
Vous êtes gémeaux.
Tels les Tyndarides
aux belles cnémides
dompteurs de chevaux.
710Ah, prendre aux naseaux
l'étalon numide
tout blanc, dont la peau
est un feu humide;
ceindre du fronteau,
715tenir par la bride
cette flamme lisse
à quatre sabots;
bondir au garrot!
LE SEPTIEME.
Il y a la gloire.
720On dompte les hommes.
On hume l'arome
du laurier qu'on froisse.
Et des reines noires
suivent le Triomphe
725On les apprivoise
comme des lionnes.
L'or de la Victoire
creuse ta main moite.
Une immense angoisse
730gonfle ta gorgone.
Io! C'est la gloire.
LE HUITIEME.
Il y a l'ivresse,
de profonds celliers.
On peut tout lier,
735plier par un geste.
Il y a l'ivresse,
la fleur du pommier,
des amours qu'on tresse
en dansant nu-pieds;
740la fleur de la fève,
le col du ramier;
l'Ourse, le Bouvier,
Orion; les rêves;
le tranchant du glaive.
LE NEUVIEME.
745Tu vois luire l'aube
comme ta lueur.
Rosée, fraîche sœur
de la larme chaude!
Des marchands de Rhodes
750t'apportent, par cœur,
de nouvelles odes
comme du bonheur.
Tu attends aux môles
d'Ostie, le soir, leurs
755nefs qui ont la Fleur
sur la proue très haute.
Tu flaires leurs baumes…

Ici le courage des jeunes prisonniers commence à mollir. Marc lutte encore, fermant les paupières, serrant les lèvres, retenant son souffle, de peur qu'il ne lui échappe quelques paroles qui puissent le perdre. Mais Marcellien incline vers ses sœurs son visage tout humide de larmes; il les regarde, il les nomme par leurs noms si chers. Et elles cherchent à dénouer les nœuds rudes, se haussant sur la pointe des sandales, allègres et prestes.

MARCELLIEN.
Chrysille, Télésille, sœurs
douces! Junie! Flavie! Mes sœurs,
760que faites-vous? que faites-vous?
Otez de mon front la guirlande!
On ne peut pas nous délier,
on ne peut pas, on ne peut pas.
Ote la guirlande, Épione,
765je te prie! Mes sœurs, mes sœurs douces,
que faites-vous?
LE PREFET.
O jeunes hommes inculpés,
Marc et Marcellien gémeaux
de Théodote, voulez-vous
770enfin obéir au clément
Empereur? Réponds, Marc. Réponds,
toi, Marcellien. Voulez-vous
sacrifier aux dieux de Rome,
aux douze dieux grands de l'Empire
775et à l'effigie de César?
Greffier, écris.

Ici, tout à coup, Sébastien rompt son immobilité vigilante. Et le son inattendu de sa voix frappe de stupeur et de frayeur les hommes, comme l'éclat soudain du tonnerre.

LE SAINT.
Athlètes du Christ, répondez!
Répondez la parole forte!
Dardez la réponse de fer!
780Je prends entre mes poings le rouge
cœur nu de votre foi, mes frères,
puisque vos poignets sont liés;
et je le hausse vers le haut
ciel où la couronne éternelle
785est suspendue pour votre gloire.
Je vous adjure, par le sang
qui dégoutte de cette paume
percée comme la paume sainte
contre la barre de la Croix!
790Dieu vous entend.

Ici les jumeaux tournent vers le juge leurs fronts raffermis, et crient de leurs voix claires.

MARC.
Jamais. Je confesse le Christ.
MARCELLIEN.
Jamais. Je confesse le Christ.
MARC.
Jamais.
MARCELLIEN.
Jamais.

Ici la tourbe païenne se soulève en tumulte.

LES GENTILS.
—La voûte s'écroule!
—Les pierres
795se fendent!
—Tout est renversé.
—Avez-vous entendu?
—Tout est
souillé, foulé.
—Sébastien,
Sébastien, quelle démence,
quelle rage s'empare aussi
800de toi?
—Le chef des sagittaires,
l'ami d'Auguste, est infidèle
à son maître!
—Regardez-le!
Il est debout dans le délire.
—Lui, l'ami d'Auguste, il exhorte
805les coupables à mépriser
l'édit!
—Ils fléchissaient déjà,
les jeunes gens.
—Ils étaient prêts
au sacrifice.
—Il les enivre
par la vue de son sang.
—Il laisse
810couler son sang pour simuler
la crucifixion de l'Homme
à tête d'âne.
—Il a percé
sa main gauche par artifice.
Et il a invoqué la croix.
815Avez-vous entendu?
—J'entends,
j'entends, moi, claquer les fouets
des bestiaires. Aux lions!
Aux lions!
—Non, ce n'est pas vrai.
Il est hors de lui-même. Il porte
820un maléfice. N'avez-vous
pas vu se rapprocher de lui
soudain cette femme étrangère
et tremper le lin dans la plaie?
Il porte un maléfice occulte.
825—Regardez-le! Regardez-le!
—Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai.
Toi, toi, bel Archer, toi, si beau!
Toi, plus beau que l'adolescent
de Bithynie, le Bien-aimé
830d'Hadrien, le divinisé
d'Égypte!
—Il ressemble à Mercure
souterrain qui hante la route
inévitable.
—Il a bondi
du socle, frère des statues
835divines.
—Il a fait un songe.
Il se réveille.
—Secoue-toi!
Tu es trop beau. Renie, renie
ton sacrilège.
—Viens! Allons,
allons immoler des brebis
840à Cérès qui porte les lois,
au Soleil qui voit l'avenir.
—Il faut boire, et frapper la terre
d'un pied libre.
—Va-t'en! Va-t'en!
—On étouffe! On étouffe comme
845dans l'étuve.
—Et la puanteur
des lys!
—Et ce relent lugubre
des offrandes non présentées!
—Crie fort!
—Les oreilles bourdonnent
de murmures magiques.
—Tous
850ces esclaves puent, sentent pire
que le bouc.
—Et ne tracez pas
des mots magiques sur les dalles.
—Et ne parlez pas bas aux dieux
infernaux.
—O Chef, Chef cruel,
855tu nous a trahis, tu nous as
trahis pour cet Asiatique
mort au gibet!

Sébastien reste debout et inébranlable, sans répondre. La mère des confesseurs s'élance contre lui, désespérée.

LA MERE DOULOUREUSE.
O maudit, maudit, tu m'arraches
mes fils malheureux, mes enfants
860égarés. Tu me les arraches
quand ils allaient tendre leurs bras
déliés vers toutes mes larmes
souriantes, que je sentais
refluer à mon sein aride
865comme le lait de ma douleur!
Qui es-tu? qui es-tu, si jeune
et si terrible, mâle avec
ce beau visage de Furie?
Qui es-tu qui offres de rouges
870cœurs à tes autels et promets
des couronnes d'astres à ceux
que tu traînes là-bas dans l'ombre
où tout finit?

Sébastien lui parle avec une impérieuse douceur.

LE SAINT.
Je suis l'esclave de l'Amour.
875Je suis le maître de la Mort,
Femme, et je te connais. Je sais
que je toucherai le cœur rouge
au fond de ta poitrine aride
qu'enfle le lait de la douleur.
880Je te connais, femme. Tu es
marquée du sceau mystérieux.
Tu auras un jour ton martyre,
ta couronne et ton allégresse.
Il te regarde.
LA MERE DOULOUREUSE.
885Qui me regarde? Tu m'effraies.
Le frisson me traverse toute,
comme une épée.
LE SAINT.
Il t'a choisie déjà. Tu trembles.
Tu es élue.
LA MERE DOULOUREUSE.
890Tu m'effraies Non, je ne veux pas!
Que fais-tu de moi? que fais-tu
de mon âme? mes fils, mes fils,
vous me voyez, vous me voyez.
Quelqu'un m'entraîne.
LE SAINT.
895C'est Lui, c'est Lui. Car du haut ciel
Il fond et saisit, comme l'aigle
foudroyant. Il saisit, soulève,
emporte, dans les battements
de sa grandeur.
LA MERE DOULOUREUSE.
900Où est-il? où est-il? J'ai peur.
J'ai peur de me retourner. Laisse,
oh, laisse-moi reprendre haleine!
Tu me vois: je suis pantelante.
Mes fils, m'avez-vous appelée?
905Dois-je venir? J'entends des cris,
les cris de cet aigle, les cris
du ravisseur. Il vous saisit,
il vous soulève, il vous emporte,
Faut-il venir? Faut-il mourir?
910Me voici prête.

Effarées, agitées, ses filles tendent vers elle leurs bras nus.

LES CINQ VIERGES.
O mère, mère!
LE SAINT.
Tu as proféré la parole!
Femme, Il a parlé par tes lèvres
Martyrs, avez-vous entendu?
915Le ciel rayonne.
LES CINQ VIERGES.
—O mère, mère, qu'as-tu dit?
—Tu nous déchires.
—Tourne-toi!
—Oh, regarde-nous! Tourne-toi
vers tes filles épouvantées!
920—Qui s'empare de toi? Quel mal
te possède?
—Regarde-nous!
—Du dos de ta main tu essuies
ta bouche qui s'emplit d'écume
comme la bouche des sibylles.
925—Ressaisis ton âme. Tu es
la proie de l'Enchanteur.
—Nous sommes
toutes tremblantes.
—O malheur!
—O mère, mère!
LA MERE DOULOUREUSE.
Qu'ai-je dit? qu'ai-je dit? Oh, non,
930ne tremblez pas! Je vous regarde.
Vous êtes toutes pâles, comme
l'évanouissement des choses
que nous tenions. Vous n'avez plus
en vos mains les offrandes. Vous
935me touchez avec vos mains vides.
Vous n'avez plus ni fleurs ni fruits,
ni les vases ni les corbeilles.
Vous avez tout abandonné.
Et les offrandes non offertes
940gisent là, sur les dalles, comme
des ordures. Mes dieux, mes dieux,
où êtes-vous?
CHRYSILLE.
Mère, mère douce, rentrons,
rentrons. Tu les retrouveras
945près de la porte. Laisse-toi
ramener. Ta litière est prête.
Mère, tu souffres.
LA MERE DOULOUREUSE.
Et vous les abandonnerez
là, eux aussi, comme les orges
950et les huiles? Voyez, voyez
les yeux de vos frères, voyez-
les, grands ouverts, qui nous regardent!
Est-ce que je leur avais fait
des yeux si grands?

Sébastien lui parle avec une impérieuse douceur.

LE SAINT.
955Femme, tu ne rentreras pas
dans ta maison.
LA MERE DOULOUREUSE.
Est-ce que je leur avais fait
des yeux si grands?
LE SAINT.
Tu ne franchiras pas ce soir
960ton seuil de pierre.
LA MERE DOULOUREUSE,
Ah, si grands que toute l'horreur
en sort et tout le ciel y entre.
Voyez, voyez!
LE SAINT.
Jamais plus tu ne reverras
965les Lares derrière ta porte.
Tu le savais.

Ici les filles éclatent en pleurs.

LA MERE DOULOUREUSE.
C'est vrai, c'est vrai. Je le savais.
Je n'ai plus tourné la clepsydre.
Je n'ai plus mesuré le temps
970que par les gouttes très amères.
J'ai pris dans l'âtre une poignée
de cendre et je l'ai répandue
sur mes cheveux. Salut, foyer!
Et vous, filles infortunées,
975qui étiez pareilles aux doigts
de la main qui porte la rose,
vous serez les cinq doigts béants
de la main qui laisse l'empreinte
ineffaçable sur le mur
980fidèle, afin qu'on se souvienne
du meurtre. Adieu.

Ici les filles s'élancent pour la retenir et l'enlacent.

LES CINQ VIERGES.
—Non! Non!
—Où vas-tu? où vas-tu?
que feras-tu?
—Entourez-la,
entourez-la de vos bras, sœurs!
985Elle est démente, elle est démente.
—Pour t'enlever, il faut qu'on tranche
nos poignets, qu'on coupe nos bras
jusqu'aux aisselles.
—O sœurs, sœurs,
soyez fortes pour l'entraîner.
990—O Bonne Déesse, redouble
la force de notre amour.
—Non,
non, tu n'iras pas! Aie pitié!
—Aie pitié! Comment pourrais-tu
nous jeter ainsi à la honte
995et au deuil infini?
—Reviens,
reviens avec nous au foyer!
—Rien ne pourra nous séparer
de toi, dans le nombre des jours.
Je t'en fais serment!
—Je t'en fais
1000serment!
—Et moi aussi!
—Et moi
aussi!
—Toujours nous resterons
nubiles, pour l'amour de toi,
mère douce, auprès de ton âtre,
auprès des Pénates voilées.

Tenant d'une main leur mère égarée, elles ramènent de l'autre leurs voiles sur leurs têtes et prononcent à voix basse la parole de la consécration.

1005—Je me dévoue.
—Je me dévoue.
—Je me dévoue.
—Je me dévoue.
—Je me dévoue.
LE SAINT.
Vierges, vierges, ne pleurez pas.
Celui qui garde le foyer
1010inextinguible a recueilli
ces vœux. Vous aurez vos couronnes,
en mangeant le doux fruit de vie
d'entre les lèvres de la mort.
Il n'y a pas d'autre douceur.
1015Je vous le dis.

La mère se tourne vers lui, dans l'horreur d'une vaine révolte.

LA MERE DOULOUREUSE.
O Archer, Archer sans merci,
et tu les prends, et tu les prends!
Je sais. Je traîne à mes épaules
une grappe lourde de vies
1020condamnées. Elles crient déjà
comme des victimes qu'étouffent
mes voiles. Je suis Niobé,
je suis du sang noir de Tantale,
avec toute ma géniture.
1025Archer, sous tes traits invisibles,
Repais-toi de mes infortunes
et rassasie-toi de mes deuils.
O fécondité lamentable!
La mort, la mort, de toute part
1030la mort. L'amour de toute part
l'affronte. C'est moi qui vous traîne,
filles, c'est moi.
LE SAINT.
Il ne tue pas. Il vivifie.
Qu'il te souvienne de la veuve
1035de Tibur qui, par fer et feu,
criait: «Mes enfants, regardez
en haut, combattez pour vos âmes.
La mort est vie.»
LES CINQ VIERGES.
—Non, nous ne voulons pas mourir!
1040—Laisse-nous vivre, laisse-nous
respirer encore!
—Aie pitié
de notre jeunesse.
—Tu vois
tu me vois, comme je suis jeune,
ô mère. Je suis ta plus jeune.
1045Je ne veux pas mourir. J'ai peur,
j'ai peur.
—Aie pitié! Laisse-nous
à la lumière!
—Il est si doux
de voir la lumière, de voir
le soleil; et nos dieux sont bons,
1050nos dieux sont beaux!
LA MERE DOULOUREUSE,
Je ne peux plus les invoquer,
je ne sais plus les implorer.
Tout croule. Tout s'évanouit.
Et mon cœur défaille, mon âme
1055est éperdue.

Ici d'une voix grave et ferme son fils Marc l'exhorte, dressant sa tête sur l'affaissement de son corps qui n'a plus de soutien sous les pieds liés.

MARC.
Mère, nous sommes en silence.
Notre amour est crucifié.
Sois avec elles.
LA MERE DOULOUREUSE.
Je viens, je viens. Je suis à vous.

Par une volonté plus qu'humaine, elle s'arrache à l'étreinte de ses filles, qui poussent un cri unanime. Elle marche seule vers les deux colonnes vivantes.

1060Je suis à vous. Me voici prête,
mes fils. J'entends le battement
de vos cœurs. On a retiré
les soutiens de dessous vos pieds
joints. Et j'entends le craquement
1065de vos coudes, de vos genoux,
de vos épaules. Je vous porte.
Je suis chargée de vos deux poids.
Où faut-il monter? où faut-il
descendre? Je saurai sourire.
1070Je saurai chanter. Me voici.
J'ai votre faim, j'ai votre soif
J'enfoncerai profondément
ma bouche dans la plénitude
de la mort. Hommes!

Ici elle se tourne vers les magistrats, les assesseurs, les bourreaux.

1075Hommes, je confesse le Christ.
Je suis chrétienne. Qu'on me lie,
qu'on me frappe. Je sais souffrir.
Je veux mourir.

Ici les cinq vierges se couvrent entièrement la tête, en se serrant l'une contre l'autre, près de leur père toujours enveloppé dans sa toge et taciturne.

LE SAINT.
Gloire, ô Christ roi!

La multitude accrue s'agite, vocifère, alterne les imprécations et les invocations, les louanges et les outrages, les menaces et les prophéties, diverse et discordante. L'air s'assombrit. Des sacrificateurs jettent sur l'autel des poignées d'aromates. On entend parfois, dans une pause, des femmes sangloter.

GENTILS ET CHRETIENS, QUELQUES JUIFS, LES ARCHERS ET LES ESCLAVES, HOMMES ET FEMMES. TOUT LE TUMULTE.
1080—Sébastien, ami d'Auguste,
tu travailles pour le pressoir!
—Tu travailles pour le charnier!
—O Archer impudent, tout oint
de maléfices!
—Maintenant
1085on va les entendre chanter
des paroles magiques, comme
Ptolémée, comme Astion,
pour te résister et te vaincre,
ô somnolent!
—Il est malade,
1090il est endormi dans la graisse,
de la nuque jusqu'au talon.
—Puisque tout est dit maintenant,
qu'on les tourmente.
—Niobé!
Niobé!
—Et suspendez-la,
1095entre ses gémeaux, au sommet
de l'arcade, par une seule
main!
—Voyez Andronique. Il mâche
sa langue bovine.
—Il savoure
la sueur salée qui ruisselle
1100dans les rides de ses fanons.
—Allons! Qu'on le secoue! Esclaves,
pincez-le fort aux jambes, vous
qui lui dorlotez sa podagre.
—N'avez-vous pas honte, pourceaux?
1105—Debout, debout les serfs! Debout
les serfs! Les temps sont révolus.
—Mère des martyrs, sois louée!
—Non sur la cire des tablettes,
mais ton nom est écrit déjà
1110au livre de vie.
—O sort humble
et magnifique!
—Je me courbe
et je baise la terre, en signe
de ton ventre, mère admirable.
—Ils sont fous, ils sont fous. Des sacs,
1115des sacs d'ellébore!
—On étouffe.
Tous les foins coupés du Solstice
sont mis ici à fermenter?
—En avez-vous, du foin, aux cornes!
—Si c'est le Solstice, prenez
1120les faucilles et moissonnez.
—Ne tracez pas de mots magiques
sur les dalles.
—Levez les dalles,
si vous osez, levez les dalles.
Les morts vont surgir du charnier
1125de César.
—Et que les Romains
sachent qu'ils ne sont que des hommes,
rien que des hommes.
—Criez fort,
car votre Sauveur entendra.
Est-il ivre ou somnolent comme
1130ce bon juge, que son courroux
ne se déchaîne contre nous?
—O insensés, il était dieu
et il est mort comme un larron.
—On l'a souffleté.
—Il avait
1135une tunique sans couture.
Les soldats l'ont jouée aux dés.
—Taisez-vous! Taisez-vous! Le seul
genou de Jésus se dressant
du saint sépulcre vaut tout l'orbe
1140de l'Empire.
—Il faut un carnage.
—On ne comprend plus rien.
—Nous sommes
tous enveloppés dans les rets
de la mort.
—Va-t'en! Je te frappe.
—Ils font des onctions magiques.
1145Prenez garde.
—Tous ces esclaves
cachent des rouleaux dans les plis
de leurs sayons.
—Il faut attendre.
Le bois du gibet va fleurir.
—Tuez! Tuez! Tuez!
—Il faut
1150la lourde épée ibérienne
qui fatigue le baudrier.
—Ardez-les ou bien ils vous ardent.
—Un Phrygien a mis le feu
à trois temples.
—Qui crée, sinon
1155le feu?
—C'est la douleur qui crée.
—Ah, c'est trop attendre. Pourquoi,
pourquoi n'abrèges-tu pas l'heure?
—Dieu viendra du Midi. Le Saint
descendra du Mont Pharan.
—Juif
1160du Transtévère, tu pourras
nous fournir des vitres cassées.
—O Archer, je veux te bénir!
—Archer de la vie, je bénis
ton œil, ta main, ton arc, tes traits.
1165—O Chef, Chef, tu nous as trahis,
tu nous a trahis.
—Tu seras
sculpté dans le basalte noir,
comme Antinoüs.
—O divin!
—Ton parfum est mort, Adonis.
1170—Divin meurtrier, toi qui tues
et suscites!
—Qu'on lui arrache
l'arc et le carquois!
—Puisqu'il est
maintenant marqué à la paume
comme un larron, qu'on tranche aussi
1175ses pouces!
—Archer, n'aurais-tu pas
Apollon pour complice?
—Il porte
le premier stigmate.
—Il a fait
le serment militaire. Il porte
un autre stigmate. Il est traître.
1180—Nul jour ne sera plus ce jour.
—Ce n'est qu'un rêve.
—Je m'en vais.
Ma force est à bout.
—O Beauté,
Beauté, vivre et mourir pour toi!
—Mangeons les offrandes qu'on laisse
1185par terre, ces figues sabines.
—On ne respire que des rêves,
les rêves qu'enfantent les fièvres.
—Sus! Que les buccins recourbés
soufflent la bataille!
—O Archers,
1190bandez vos arcs et rangez-vous!
—Les Niobides!
—Minotaure,
Minotaure d'Asie, gorgé
de vierges et d'adolescents!
—Elles suivront. On l'a écrit:
1195«Une multitude de vierges
suivra ses pas.»
—Elles sont douces
comme ce lait caillé.
—O vierges,
vierges, que ne puis-je vous faire
mourir d'amour!
—Et des bourreaux
1200dans les prisons ont violé
des vierges mortes!
—Vous mordrez
la cendre.
—Il faut que tout autel
surnage au sang des adorants.
—Où est le Paradis?
—Ouvrez
1205vos portes, ouvrez donc vos portes;
et le Roi de gloire entrera.
—Dieu viendra du Midi. Le Saint
descendra du Mont Pharan.
—Juif
de la porte Capène, viens
1210nous vendre tes morceaux de verre.
—Qu'on les écorche vifs avec
des tessons de pots!
—O dieux, dieux
renversés, brisés, effacés
en un jour!
—Soufflez sur le feu!
1215Attisez les charbons!
—Va-t'en.
Je nie.
—Rome n'est que la truie
qui se vautre.
—Sur ce charnier
fumant l'Empire pourrira.
—Debout, les forts, les purs, les bons!
1220—Hâtez le temps! Souvenez-vous!
—Petit grec, petit grec, je suis
ton maître.
—O serf, ouvre ton âme
pour voir, et tes poignets sont libres.
—Les voies de l'immolation
1225sont les plus sûres et le sang
est inépuisable.
—Oh l'horreur,
l'horreur de l'immortalité!
—Mangeons les offrandes. Mangeons
ce raisin sec et ces olives
1230en saumure.
—Un fromage rond,
un fond d'amphore, des gâteaux.
—Regarde comme la denture
de l'Éthiopien reluit!
—Les sacrifices vous engraissent
1235et le vin des libations
vous fait trébucher.
—Que le vin
vous sorte des narines!
—Jule,
castrat de la Grande Déesse,
qu'est-ce que tu fais sur l'estrade?
1240N'as-tu pas même le fouet
du Galle, garni d'osselets?
—Il n'est malade que de crainte,
il n'est ivre que de massique,
stupéfié que par les truffes.
1245—Appariteurs, soufflez, soufflez!
—Attisez les charbons!
—Qui donc
le premier foulera la braise?
—Voyez, voyez! Une des vierges
voilée va rejoindre sa mère.

Une des cinq vierges voilées se détache du groupe et marche lentement vers les colonnes vivantes.

1250—Elle veut se perdre.
—Épione,
sois louée devant l'Éternel!
—Mais ils connaissent des formules
d'incantation qui préservent
de la douleur.
—Il faut les oindre
1255de graisse vile, pour détruire
leurs charmes.
—Voici la seconde!
—Sois louée par le chœur des Anges
ô Flavie!
—Elles étaient belles
comme les yeux sont beaux avant
1260de pleurer.
—O dieu Minotaure!
—L'homme a-t-il plus de larmes ou
plus de gouttes de sang?
—Amour,
Amour, sauve-nous!
—Mais c'est toi,
Sébastien, qui les enchantes,
1265qui les enivres.
—Et tu seras
sculpté dans le basalte noir,
ô Archer, comme Antinoüs
l'Inconsolable.
—Il est très beau.
Regardez-le! Regardez-le!
1270—Et la troisième se détache
et suit les autres.
—Sois louée
par les Trônes et les Ardeurs,
Junie!
—L'étoile des Gémeaux
culmine, ô frères.
—Honnie soit
1275la chienne et toute sa portée!
—Que ta langue ne se détache
plus de ton palais ulcéré!
—Non, vous n'allez pas prévaloir!
—Jetez-les dehors! Jetez-les
1280dehors! Ils puent.
—Nous forcerons
vos portes avec la cognée.
—Aux tourments! La braise est à point.
—Appariteurs, appariteurs,
tout est donc prêt.
—Et nous dirons:
1285«Jamais assez! Jamais assez!»
—La douleur est inépuisable.
—Le son du Verbe fut semé
dans la fertilité du meurtre.
—Violences sur violences!
1290—Jamais assez! Jamais assez!
—Qui donc le premier foulera
la braise vive?

Ici, comme Sébastien est debout, près du feu bas, il s'offre.

LE SAINT.
Moi, le premier.

La multitude ondoie. Les archers entourent leur chef aimé.

LES HÉRAUTS.
—Silence.
—Silence.
—Silence.
1295Le juge parle.

Jule Andronique, secoué par les assesseurs, fait des gestes vains. Les attestations des Asiatiques dominent la rumeur confuse.

LE PREFET.
Saisissez l'Archer! Où sont-ils
les sorciers qui…
LES ARCHERS D'EMESE.
—Non! On ne peut pas!
—Qu'on l'empêche
qu'on l'empêche!
—Il est libre encore.
1300On ne l'a pas jugé. Personne
encore ne peut le soumettre
aux tourments; car il est un Chef,
il est le Chef de la cohorte
d'Emèse, il est l'ami d'Auguste.
1305—Il faut qu'avant on le dénonce
à l'Empereur.
—Il faut qu'il soit
jugé par César.
—Et il faut
qu'il soit dépouillé des insignes.
—Qu'on l'empêche de se livrer
1310à son délire.
LE SAINT.
Archers d'Emèse, archers d'Emèse,
je le ferai.
LES ARCHERS D'EMESE.
—Entendez le son de sa voix.
On en tremble. Tout cœur tressaille.
1315—Il est sacré par la Manie.
—Il est hors de lui-même. Il porte
un maléfice.
—Il est la proie
d'un rêve sauvage.
—O Chef, Chef,
rentre en toi-même!
—Voyez-le.
1320Comment pourrait-il se souiller
de ce méfait, étant si beau?
—Tu ne peux pas!
LE SAINT.
Archers, si jamais vous m'aimâtes,
je le ferai.

Ici un jeune homme à la voix harmonieuse lui adresse la suprême déprécation.

L'ARCHER AUX YEUX VAIRONS.
1325Tant que tu portes à ton poing
l'arc d'Emèse garni d'ivoire
et d'or, grand, doublé, à deux cornes,
pur comme la lune nouvelle
et criard comme l'hirondelle,
1330(ô Sébastien intrépide,
Chef à la belle chevelure,
écoute-moi) tant que tu portes
suspendu comme la cithare
par la bande pourpre, plus haut
1335que l'épaule gauche, le long
carquois oblique à dix-huit dards,
recouvert de peau de panthère,
(ô Sébastien intrépide,
Chef à la belle chevelure,
1340écoute-moi) tant que tu portes
dans le carquois à dix-huit dards
neuf et neuf vies d'hommes certaines
de ta certitude, seigneur,
tu ne peux pas.
LE SAINT.
1345O Sanaé, voici mon arc.
Je le serre dans cette main
que perce un invisible clou.
Il est doublé. Mais le tendon
de bête, qui s'ajuste au fût
1350et qui s'y colle de façon
à ne faire qu'un avec lui,
n'est pas inséparable comme
ce filet de sang qui s'y fige,
tu vois, de l'une à l'autre coche
1355sans se noircir.
L'ARCHER AUX YEUX VAIRONS.
Nous demanderons aux devins
et aux mages ce qu'un tel signe
montre, seigneur.
LE SAINT.
Je le sais. Or, toi, considère
1360la figure de l'arc, archer,
puisque tu es marqué par Dieu
qui t'a fait les deux yeux divers,
l'un bleu, l'autre noir, comme jour
et nuit. Tu clos un peu le noir
1365quand tu vises le but, afin
que ton regard soit tout pareil
à l'air que traverse le trait.
Je t'ai vu. Regarde. Cet arc
figure la Trinité sainte.
1370Le fût est le Père, la corde
est l'Esprit, la flèche empennée
est le Fils qui donna son sang.
Et il n'y aura plus de taches,
sauf la tache du sang tombé
1375des mains et des pieds du Seigneur.
Or, cet arc, je te le commets,
et le témoignage vermeil
qui rabaisse l'ivoire et l'or.
Mais je veux lancer ma dernière
1380flèche, ô Élus de la cohorte
d'Emèse. A qui?

Il prend le dard du carquois, par dessus son épaule. Un profond frémissement se propage dans la multitude entassée. On s'écarte, on recule.

DES VOIX.
—A qui?
—A qui!
LE PREFET.
Appariteurs!
LES VOIX.
—Il a souri.
—Écartez-vous!
—Qui va-t-il viser?
—Andronique,
1385Andronique, prends garde à toi!

Le goutteux souffle et renifle, dans l'effarement.

LE PREFET.
Appariteurs, désarmez-le,
désarmez-le!
VITAL.
Sébastien,
que veux-tu faire?

Les Asiatiques protègent leur chef contre toute atteinte.

LES VOIX.
—Il a souri!
—Car il est infaillible.
—Archer
1390vairon, ôte-lui l'arc!
—Ils ont
peur, ils ont peur.
—Or qui va-t-il
tuer?
—Non! «Tu ne tueras point.»
Il a dit: «Tu ne tueras point.»

La quatrième des cinq vierges se détache de Théodote, auquel n'en reste plus qu'une seule.

—Sois louée par tous les Archanges,
1395ô Télésille!

Sébastien, ayant bandé l'arc et encoché la flèche, se place entre les deux colonnes que charge la passion des deux frères. Il plie un genou à terre, la face vers le ciel.

LE SAINT.
Si je suis digne de servir
Ton Fils, le Martyr des martyrs;
si j'ai par ma flamme exalté
sur le feu bas Ta vérité;
1400si j'ai reçu du Christ Seigneur
ce stigmate de Sa douleur
dans ma main qui en est plus forte,
Adonaï, Dieu des cohortes
invincibles, Dieu des combats
1405sans merci, ô Toi qui abats
le cheval et le cavalier
dans la mer, Toi qui sans bélier
brises les murs des villes fausses,
Dieu de la foudre, exauce, exauce
1410cette prière qui s'aiguise
au fer du dernier trait!

Ici il ajuste le trait; puis, renversant le corps en arrière et soulevant tout le bras gauche, il tire de toute sa force la corde jusqu'à la grande veine du cou.

Je vise.

Il vise, les empennes contre l'œil.

Mon Dieu, je te demande un signe,
si je suis digne.

Il décoche le trait vers le ciel pâle, entre les deux colonnes vivantes, au-dessus des lys splendides. Et il regarde, encore à genoux.

Des hommes, des femmes accourent, se pressent, se tendent dans les entre-colonnements, en grande anxiété. Et tous ils regardent si la flèche ne retombe pas.

DES VOIX.
—On ne voit plus la flèche!
—Oui,
1415je la vois, je la vois.
—Non. Elle
va très haut, très haut, disparaît.
—On ne la voit plus.
—Attendez!
—Silence!

Ils retiennent leur souffle.

—Elle va retomber!
—Attendez!
—Silence! Silence!

Ils retiennent leur souffle.

1420—Non, elle ne retombe pas!
—La flèche ne retombe pas!
—Rien ne retombe!
LE SAINT.
Gloire, ô Christ roi!

Ici il se lève et se retourne.

Et maintenant je me désarme!
1425Je suis l'Archer certain du but.
Sanaé, Sanaé, voici
l'arc double, le carquois fourni
de dix-sept sagettes ailées
et le brassard où est gravée
1430la figure zodiacale
du Sagittaire criblé d'astres.
Je te les commets. Je les offre
à mes élus de la cohorte
d'Emèse. Voici.

Il donne à Sanaé l'arc, le carquois, le brassard. Une claire allégresse l'illumine. Tous les regards dans l'éblouissement sont fixés sur sa face. Il ne sent que l'ébriété de l'élection certaine.

Je suis libre!
1435Souvenez-vous. Je suis la Cible!
Souvenez-vous de ce terrible
espoir, et que je serai digne
de demander à Dieu des signes
plus éclatants.
LES ARCHERS D'EMESE.
1440Sébastien! Sébastien!
Sébastien!

Derrière les appels des hommes on croit entendre d'autres voix, des voix chantantes, de divins échos épars dans l'espace lointain, diffus dans l'immensité du miracle céleste. Tout ici, l'effluve des lys, la fumée de l'oliban, la chaleur de la braise, l'anxiété des âmes, le silence de Vesper, tout devient mélodie mystérieuse.

LE SAINT.

Magister Claudius sonum dedit usque ad finem.

Mes frères, mes frères, j'entends
le bruit des chaînes qui se brisent,
le choc de la hache, l'éclat
1445de la foudre, les quatre vents
pleins de semences et de cris,
le levain de l'espoir terrible!
Mes frères, mes frères, j'entends
la mélodie du saint combat,
1450le chœur divin des sept fléaux,
l'annonciation des astres,
et la marche du nouveau dieu
à côté de l'homme nouveau,
et les lisières de la terre
1455frémissantes comme les bords
d'une bannière qu'on déplie,
et le tonnerre qui relie
dans les tombes, l'âme des morts
aux os des morts!
DES VOIX PARTOUT EPARSES.
1460Sébastien, Sébastien,
tu es témoin!

Il semble que l'invocation du nom admirable soit portée par un chœur angélique, près et loin. Soutenu par ses esclaves, accompagné de la dernière de ses filles, Théodote va rejoindre le groupe dévoué, entre les colonnes saintes.

UNE VOIX.
Sois louée par les Chérubins,
ô toi, la plus jeune, Chrysille!
Toi, par les Dominations,
1465ô Théodote, sois loué
dans le haut ciel!

Maintenant la mère douloureuse, le vieillard infirme et les cinq vierges occupent l'entre-colonnement et relient par la chaîne de leurs corps les deux âmes patientes. La force même du feu possède sauvagement l'Archer désarmé.

LE SAINT.
Soufflez de près, soufflez de près,
vite, avec des soufflets de forge!
Agenouillez-vous; et poussez
1470vos haleines. Agenouillez-
vous; appuyez-vous sur vos coudes,
enflez vos joues, tendez vos lèvres,
poussez tout le vent de vos âmes
sur les tisons noirs. Que la flamme
1475jaillisse, que les étincelles
s'envolent comme des abeilles
ivres, que l'ardeur en devienne
sept fois plus ardente, ô Archers,
Archers, si jamais vous m'aimâtes!
1480Que votre amour je le connaisse
enfin, à mesure de feu!
Otez-moi grèves et cuissards,
genouillères et solerets.
Que je sois nu-pieds et nu-jambes,
1485comme le vendangeur agile
qui s'apprête à fouler les grappes
rouges dans la cuve fumante!
Apportez les sarments, les ceps,
les branches, les racines mortes,
1490les écailles des pins et tous
les roseaux de tout le midi
poudreux de soleil, pour la flamme
soudaine, ô frères; et couvrez
d'un grand bûcher les noirs tisons.
1495Je danserai plus haut, plus haut
que la flamme, sept fois plus haut.
Je vous le dis.

On lui ôte les solerets, les genouillères, les grèves, les cuissards. Il reste avec les pièces du tronc et des bras sur la nudité de ses longues jambes sveltes.

Tueurs, voici, je me désarme.
J'ai renoncé mon arc, lancé
1500ma flèche dernière, quitté
mon bon harnois. Et cependant,
voyez, je brûle d'allégresse
comme au début de la bataille
quand les esprits dans le cœur tintent
1505comme les dards dans le carquois
et que le nerf tendu de toute
force jusqu'au coin blanc de l'œil,
jusqu'à la veine de la tempe
chaude, crie comme l'hirondelle
1510qui se souvient du sang de Thrace,
ô meurtriers.

Ici il s'avance vers les charbons embrasés. A chaque angle du parallélogramme, une couple d'esclaves éthiopiens se tient accroupie pour soutenir sur la voussure du double dos noir et huileux le grand soufflet de forge à bec de griffon. La rougeur de la braise empourpre tout le portique; mais déjà le soir tombe sur les jardins, qui en deviennent plus bleus. Les arcades se remplissent d'azur. Dans le sombre azur, les hautes gerbes des lys commencent à resplendir d'une candeur surnaturelle, comme si leurs faisceaux étaient serrés autour d'un esprit céleste.

Tout à coup des cris éclatent, la multitude ondoie et gronde.

DES VOIX JUBILANTES.
—Miracle!
—Miracle!
—L'aveugle,
l'aveugle, la femme d'Attale!
—Miracle!
—Miracle!
—La femme
1515de Venuste, Alcé la muette!
—Écartez-vous!
LA FEMME MUETTE.
Tu es saint! Tu es saint! Je parle.
Je te rends grâce.
LA FEMME AVEUGLE.
Tu es saint! Tu es saint! Je vois.
1520Je te rends grâce.
LES VOIX JUBILANTES.
—Miracle!
—Miracle!
—Miracle!
—O guérisseur!
—Libérateur!
—Tu prévaudras.

Sébastien ne tourne pas la tête, ne semble pas entendre. Il est au bord de la braise comme à la lisière d'une prairie.

LE SAINT.
Me voici prêt, me voici prêt!
1525Mes pieds sont nus pour la rosée
du Seigneur, et nus mes genoux
pour l'alternance merveilleuse.
O gémeaux, accord de la double
flûte, bras de la grande lyre,
1530chantez la gloire du Christ roi,
et notre amour! Chantez une hymne
qui arde jusqu'à leurs oreilles
scellées, jusqu'à leurs cœurs inertes!
Frères, que serait-il le monde
1535allégé de tout notre amour?

Il entre dans le parallélogramme de feu. Et les premiers mouvements de la danse extatique allègent ses pieds comme si les Anges avaient noué à ses chevilles des talonnières invisibles.

O doux miracle, doux miracle!
Les lys! Les lys!

Les engins de bois, de cuir, de fer et de vent accompagnent la danse avec une sorte de respiration titanique. Les jumeaux entonnent leur hymne. Les femmes et les esclaves sont entraînés dans le vertige de la douleur et de l'allégresse. On entend toujours le nom admirable, invoqué par des voix humaines et surhumaines.

LES VOIX.
Sébastien, Sébastien,
tu es témoin!
CANTICVM GEMINORVM.
1540Hymnes, toute l'ombre s'efface.
Dieu est et toujours sera Dieu.
Célébrez Son Nom par le feu.
Le soleil terrible est Sa face.
Il vient. Il séchera Sa race
1545vile, comme un marais boueux.
Hymnes, toute l'ombre s'efface.
Dieu est et toujours sera Dieu.
Chantez les œuvres de Sa grâce,
louez Ses œuvres, en tous lieux.
1550Semez Son Nom mystérieux
dans les poussières de l'Espace.
Hymnes, toute l'ombre s'efface!

Ici la mère se découvre, le vieillard se découvre; et ils regardent, ravis. Les cinq vierges apparaissent hors des voiles, avec des visages illuminés. Elles haussent la gorge comme des colombes, pour chanter le chant de leurs frères.

LE SAINT.
Je danse sur l'ardeur des lys.
Gloire, ô Christ roi!
1555Je foule la blancheur des lys.
Gloire, ô Christ roi!
Je presse la douceur des lys.
Gloire, ô Christ roi!

Ce que son âme crée, ses pieds l'effleurent. Il semble s'alanguir comme dans la danse ionienne, et tout à coup il se renverse et se retourne comme le guerrier qui dans la pyrrhique frappe du javelot le bouclier.

J'ai les pieds nus dans la rosée!
1560J'ai les pieds sur le blé qui pousse!
Je bondis comme l'eau des sources!
Je t'aime, Roi.

Dans une ineffable ambiguïté, le délire alterne avec l'extase, l'ardeur avec la liesse, la saltation guerrière avec la jubilation nuptiale. Toutes les fraîcheurs qu'engendre le printemps de son âme, il les éprouve avec sa chair empourprée par le reflet de la braise. Mais, dans les entre-colonnements, les sept gerbes de lys ont l'aveuglant éclat des lumières séraphiques. Une mélodie indistincte semble surgir derrière l'hymne des sept enfants voués.

C'est comme si j'avais une âme
faite avec des feuilles de saule,
1565comme si mes veines étaient
faites de musique et d'aurore!
C'est comme si je secouais
un givre d'étoiles sonore!
Je t'aime, Roi.

Il n'y a plus que le délire et l'extase, n'y a plus que la rougeur des feux bas et la candeur des hauts lys. Maintenant la salutation séraphique surmonte l'hymne terrestre.

CHORVS SERAPHICVS.
1570Salut, ô Lumière,
Lumière du Monde,
Croix large et profonde,
Très-haute Bannière,
Hampe tutélaire
1575et Verge fleurie,
Signe de victoire
et Palme de gloire
et Arbre de vie!
LE SAINT
J'entends venir un autre chant.
1580J'entends les sept luths éternels.
Les lys font toute la lumière.
Ils font toute la mélodie.
Vous les fauchez, et ils renaissent.
Vous les brisez, ils sont debout.
1585Ils ont la tige impérissable.
Voyez, voyez! Ils me regardent
comme des Anges couverts d'yeux
pour l'épouvante.

Le rayonnement des grandes gerbes paradisiaques a vaincu la force des feux bas. Tous ceux qui voient, tous ceux qui entendent sont frappés de stupeur et de terreur. Et la transfiguration s'accomplit. Sept Séraphins, sept Lumières de la hiérarchie lumineuse, surgissent des gerbes et s'avancent dans les entre-colonnements. Ils chantent: l'immensité de leurs voix semble la porte ouverte du Ciel.

Voici les sept Témoins de Dieu,
1590les Chefs de la Milice ardente.

Les femmes, les esclaves, les magistrats, les soldats, les bourreaux, tous ceux qui voient, tous ceux qui entendent, sont tombés, la face contre les dalles. Mais les jumeaux semblent faire un seul corps et une seule clarté avec les colonnes unanimes qui soutiennent le portique du Nouveau Jour.

Tout le ciel chante!

EXPLICIT
PRIMVM SANCTI SEBASTIANI SVPPLICIVM INCRVENTVM

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