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Le Martyre de Saint Sébastien

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LA TROISIEME MANSION
LE CONCILE
DES FAUX DIEUX

LES PERSONNAGES.

LE SAINT.

L'EMPEREUR.

LES FEMMES DE BYBLOS.

LES CITHAREDES.

EURYALE.

NICANOR.

LES ORPHIQUES.

LA TOURBE DES PRETRES, DES SACRIFICATEURS, DES VICTIMAIRES, DES AUGURES, DES MAGES, DES DEVINS, DES ASTROLOGUES, DES GRAMMAIRIENS, DES EUNUQUES.

LES ARCHERS ASIATIQUES.

LES ESCLAVES DE COULEURS DIVERSES

CHORVS SYRIACVS.

VOX SOLA.

On aperçoit le vaste laraire de l'Auguste, formé d'une salle pentagonale dent une paroi se creuse comme une sorte d'abside à la voûte lisse profondément dorée.

Au centre du plafond à lacunars bleus, une ouverture circulaire qui se ferme au moyen d'un bouclier rond comme ceux des Curètes, manœuvré par des chaînes, laisse échapper la fumée des aromates. Les autres parois sont revêtues de planches d'ivoire versatiles, qui recouvrent les niches où sont cachées les théogonies sublimes et les conjonctions ineffables. Dans l'hémicycle, la multitude multiforme des dieux se dresse comme une cohorte exsangue en rangs serrés, faite de marbres, de métaux, de bois, d'argiles, de pierres fulgurales, de pâtes inconnues. Aux douze grands dieux de Rome, aux mille petits dieux latins des demeures, des carrefours, des étuves, des vergers, des celliers, des champs, des ports, des navires, et de tous les actes, de tous les aspects, de tous les instruments de la vie, et de tous les rites et de tous les mystères de la mort, des funérailles, de la sépulture, se mêlent les déités énormes des Ptolémées et des Achéménides, les Baals ardents de Syrie, les idoles raides à oreilles pointues, à bec, à museau, les sphinx, les apis, les cynocéphales transportés de la vallée du Nil par les Empereurs superstitieux, les Couples et les Triades farouches venus d'outre-mer avec les esclaves, les courtisanes, les marchands et les soldats.

On découvre l'Ephésienne toute noire, hérissée de mamelles, avec l'éclat blanc de l'émail dans ses orbites, avec des lions sur ses épaules et des abeilles au pied de la gaine qui lui serre les jambes comme l'écorce d'un tronc enraciné. La Grande Mère de l'Ida couronnée de tours est assise, non sur son char, mais sur le navire qui remémore sa navigation triomphale à la bouche du Tibre. Le Zeus solaire de Doliché, qu'une tribu de forgerons créa des étincelles du fer rouge, debout sur un taureau, armé de la hache à double tranchant, porte l'armure du légionnaire romain.

Mâ, la Bellone cappadocienne, abreuvée de sang dans les gorges du Taurus et sur les bords de l'Iris, rapportée comme un butin sacré par Sylla vainqueur de Mithridate, est couverte de taches rougeâtres, telle qu'elle apparut en songe au Dictateur. Isis aux cornes de vache, en robe de bysse, allaite l'enfant Horus sur ses genoux rigides; et entre les deux cornes une plaque ronde en forme de miroir imite la Lune. Un haut boisseau ombrage la chevelure massive d'Osiris. Mithra, le Médiateur, le seul, le chaste, le saint, que premièrement connurent les trirèmes de Pompée en guerre contre les pirates ciliciens, enfonce le couteau dans le poumon de la victime abattue.

Et voilà Dusarès, venu du fond de l'Arabie; et Daltis, venu de l'Osrhoène au delà de l'Euphrate; et Balmarcodès, le Seigneur des danses, venu de Béryte; et Marnas de Gaza, le Maître des pluies; et Maïoumas, qui souffle le parfum du printemps oriental dans la fête nautique sur le rivage d'Ostie.

Voilà Aziz, le «dieu fort» semblable au sidéral Lucifer fils de l'Aurore; et Malakbel, le «messager du Seigneur»; et le Hadad révéré par Antonin le Pieux; et ce Bêl, un dieu de Babylone, émigré à Palmyre, qu'Aurélien emmena à Rome avec la reine merveilleuse pour orner de l'une son triomphe et pour faire de l'autre le protecteur de ses légions.

Voilà toutes les déités d'outre-mer, les Agitateurs et les Consolateurs d'Asie; qui savent la mort et la résurrection, les baptêmes et les pénitences, les promesses et les commandements, et la vie nouvelle et la vie éternelle, et l'ébriété de la douleur et la puissance du sang versé, et les liturgies des semaines saintes à l'équinoxe du printemps. Les esclaves chrétiens dans leur cœur anxieux reconnaissent la Colombe eucharistique auprès de l'Astarté infâme, et le saint Poisson auprès de l'Atargatis de Bambyce emportée par des prisonniers de guerre vendus à l'encan.

Devant la multitude divine, des supports en bronze soutiennent l'Horoscope de l'Empereur, figuré sur un grand bas-relief représentant une conjonction de planètes dans le Lion. On y voit l'ordre des luminaires disposé sur les membres de l'animal, la Lune en croissant sur le poitrail, et sur le champ les trois planètes qui doivent leur force à leur chaleur, ainsi nommées: Πυρόεις Ἡρακλέους, Στίλβων Ἀπόλλωνος, Φαέθων Διός. Le long des parois lambrissées d'ivoire poli, une tourbe de prêtres, de sacrificateurs, de victimaires, de mages, de devins, d'astrologues, de grammairiens, d'eunuques se presse en silence, les yeux tournés vers le César. Il y a des Galles à la tunique blanche bordée de rouge, castrats aux joues fardées, aux cheveux nattés, aux yeux peints. Il y a des Isiaques en robe de bysse éclatante, avec des chaussures en feuilles de palmier, la tête rase et le haut du crâne plus luisant que les plaques d'ivoire. Il y en a d'autres vêtus de l'étole olympiaque peinte d'animaux de toutes sortes, avec des griffons sur les épaules et un diadème végétal en forme de rayons. Des pastophores soutiennent sur leurs bras des chapelles sacrées; des dadophores portent des torches; des hymnodes ont la flûte traversière avançant du côté de l'oreille droite; des ornatrices, chargées d'habiller les statues divines, ont entre leurs mains les ustensiles de la toilette. Un prêtre est chargé du poids des deux autels appelés «les secours»; un autre soulève un bras gauche à la paume ouverte; un autre, un van d'or plein d'aromates; un autre, un vase arrondi en forme de mamelle pour les libations de lait; un autre, l'urne au long bec et à l'anse ample où s'enroule l'aspic dressant sa tête écailleuse et son cou gonflé: l'urne inimitable qui contient l'eau sainte du Nil. Tous ils regardent l'Empereur.

Derrière le siège du Tout-Puissant, neuf citharèdes grecs et le conducteur Euryale, debout, attendent le signal, tous en une seule ligne comme les colonnes doriques d'un propylée, les plis droits de leurs chitons étant pareils aux cannelures. Puisque les bras recourbés des grands heptacordes surmontent les figures et les guirlandes, chaque musicien ressemble à la tisseuse devant le métier vertical où sont tendus les fils de la chaîne. Tous ainsi, à travers les sept nerfs, ils regardent l'Empereur.

Et il y a des Mithriastes, des Adoniastes, des Orphiques. Il y a beaucoup d'esclaves syriens, bruns et huilés comme les olives mûres pour le pressoir. Il y a des femmes d'Antioche, de Byblos; des archers de Tyr, d'Emèse, de Damas, de la Mésopotamie, de la Commagène, de l'Iturée: l'odeur même du sachet de myrrhe chauffé entre les mamelles stériles; l'odeur des arbustes roux qui craquent et fument à la lisière du Désert foulé par le désespoir de la princesse incestueuse; l'odeur du Liban rayé par les gommes coulantes, par les larmes de la veuve divine et par les eaux rouges du sang d'Adonis. Le désir de l'aridité lointaine, l'attente obscure d'une réapparition mystique, le souffle chaud de l'infatigable Astoreth semblent les troubler. Et tous, avec des yeux sombres, ils regardent l'Empereur.

Le Maître est assis sur le siège insigne, au très haut dossier orné de deux Victoires d'or. Sébastien se tient debout, devant lui, muet.

Et les grandes acclamations rythmées se suivent, prononcées à l'unisson par tous les assistants.

TOUTES LES VOIX.
—César Auguste, que les dieux
te conservent!
—César Auguste,
Empereur très saint, que les dieux
2935te gardent éternellement!
—Que de toutes nos vies les dieux
augmentent ta vie!
—Bienheureux,
bienheureux, sois toujours vainqueur,
sois triomphateur à jamais!
2940—Tu es le plus grand, le plus fort,
le plus saint!
—Puissions-nous mirer
ta face pour notre bonheur
éternel!
—Puissions-nous entendre
ta parole pour notre joie
2945sans terme!
—Mais délivre-nous
des chrétiens, ô César Auguste!
—Empereur, mais délivre-nous
des chrétiens!
—Très saint Empereur,
mais délivre-nous des chrétiens!
2950—Venge nos dieux!
—Venge nos feux!
—Venge nos temples!
L'EMPEREUR.
Salut, beau jeune homme! Salut,
sagittaire à la chevelure
d'hyacinthe! Je te salue,
2955chef de la cohorte d'Emèse,
qu'Apollon aime, en qui le dieu
Porte-Lumière s'est complu!
Par mon laurier, Sébastien,
je t'aime aussi. Je veux, avant
2960que tu ne parles, qu'on t'acclame.
Je veux qu'on t'acclame. Vous tous
à la louange infatigable,
criez en rythme: «Que les dieux
justes conservent ta beauté
2965pour l'Empereur, Sébastien!»
Criez en rythme.
TOUTES LES VOIX.
Que les dieux
justes conservent ta beauté
pour l'Empereur, Sébastien!

Ici l'Archer se voile de sa chlamyde.

L'EMPEREUR.
Tu te voiles de ta chlamyde!
2970Tu te voiles comme la vierge
qu'on outrage ou celle qu'on va
égorger. Or je ne veux pas
t'égorger. Découvre ta tête!

Ici l'Archer se découvre.

Je veux te couronner, devant
2975tous les dieux.
LE SAINT.
César, j'ai déjà
ma couronne.
L'EMPEREUR.
On ne la voit pas.
LE SAINT.
Tu ne peux pas la voir, Auguste,
bien que tu aies des yeux de lynx.
L'EMPEREUR.
Et pourquoi?
LE SAINT.
Parce qu'il faut d'autres
2980yeux, armés d'une autre vertu,
L'EMPEREUR.
Où sont-ils les magiciens
qui t'aident dans tes artifices
et qui t'enseignent tes prestiges?
LE SAINT.
Je n'ai d'autre art que la prière.
L'EMPEREUR.
2985Est-il vrai que tu as dansé
sur des charbons ardents?
LE SAINT.
César,
non: sur une jonchée de lys.
L'EMPEREUR.
Quand tu florissais dans ta grâce,
je m'en souviens, tu dansais mieux
2990que tout autre entre des épées
nues. Parfois on lançait des flèches
sous tes pieds bondissants. Aucune
ne t'atteignit.
LE SAINT.
Je ne crains pas
le fer.
L'EMPEREUR.
Tu étais le Seigneur
2995des danses venu de Béryte
marine!

Il le contemple, et il songe.

Est-il vrai qu'au solstice
tu as blessé le ciel?
LE SAINT.
Le ciel
m'a blessé.
L'EMPEREUR.
Femmes de Byblos,
Mais fut-ce au solstice d'été,
3000ou à l'équinoxe d'automne,
que le dur sanglier blessa
Adonis? Ne ressemble-t-il
pas, cet archer, à votre jeune
dieu, femmes?

Les Syriennes répondent ensemble, d'une voix douce et voilée.

LES FEMMES DE BYBLOS.
Il est beau, César.
L'EMPEREUR.
3005Je ne crois pas, je ne veux pas
croire aux délits dont on t'accuse,
chef de ma cohorte légère.
Tu es trop beau. Et il est juste
qu'on te couronne, devant tous
3010les dieux. Je ne veux pas savoir
si tu fais des rêves. Je t'aime.
Tu m'es cher. Dis: ne t'ai-je pas
comblé d'honneurs, de bénéfices,
d'ornements, d'heures glorieuses
3015et de belles armes? Tu mènes
mes archers d'Emèse, plus sveltes
et plus dorés que ceux qui vinrent
avec Elagabale aux cils
peints, suivant le char de la Pierre
3020noire traîné par les panthères
odoriférantes. Ils sont
les sagittaires du Soleil,
qui est le seigneur de l'Empire.
Comme nerfs à leurs arcs, ils ont
3025des cordes de cithare; ils portent
des rayons dans leurs longs carquois.
Tu les mènes. Je t'ai donné
mes plus belles Aigles. Je t'ai
envoyé tuer des Barbares
3030sur le Danube. Tu as eu
des combats et des jeux. Toujours
j'ai tourné vers toi le plus clair
de mes visages.
LE SAINT.
Oui, tu m'as été libéral,
3035seigneur.
L'EMPEREUR.
Je ne veux pas savoir
si tu fais des rêves étranges
autour d'un roi de Saturnales,
d'un esclave en tunique rouge,
monarque d'un jour, qu'on immole
3040sur l'autel de Saturne. Si
je te nomme l'Enfant aux rêves,
ce n'est pas pour t'égorger.

Ici il quitte son siège; il marche vers le Jeune Homme; il le touche de sa main à l'épaule.

Vois.
J'ai là tous mes dieux.

Il pousse un peu le Jeune Homme, le force à se retourner vers l'abside et à regarder la multitude des idoles.

Vois. Regarde.
Dans tous les marbres, les métaux,
3045les bois, les argiles, les verres,
et dans les pierres fulgurales
qui sont les messages des nues,
et dans les pâtes inconnues
semblables aux ambres, aux nacres,
3050aux labyrinthes les plus vains
de la mer, j'ai les simulacres
de tous les dieux; car le Divin,
s'il rompt les peuples et les damne
au carnage, au ban, à l'encan,
3055s'il ceint les rois de son carcan,
Antipater ou Epiphane,
s'il pille les temples, profane
les vases, défonce les vans,
il redresse les Immortels
3060d'entre les colonnes brisées,
allumant de nouveaux autels
au feu des villes embrasées.

Il presse encore de sa main puissante l'épaule du Jeune Homme.

Vois. Regarde la multitude
des Formes, la forêt des Forces,
3065Choisis. Il y en a de rudes
comme les souches, les écorces,
les racines. Il y en a
de flexibles comme les feuilles,
les fleurs, les tiges; car les fleurs
3070les plus belles sont nées de leurs
joies, de leurs tristesses, de leurs
vengeances. Et Coré les cueille
toujours dans la plaine d'Enna.
Tu peux choisir pour ton offrande
3075un dieu farouche, une déesse
molle, du sang, du miel. Qu'on tresse
d'anémone et de laurier-rose,
sans bandelettes, deux guirlandes.
Je veux ceindre l'Enfant morose
3080et me ceindre avec lui.
LE SAINT.
César,
sache que j'ai choisi mon dieu.
L'EMPEREUR.
Le Soleil? Et je te ferai
pontife du Soleil, au temple
du Quirinal. J'ajouterai
3085d'autres dépouilles aux dépouilles
de Palmyre.
LE SAINT.
Celui, celui
que tu nommes l'esclave rouge,
le monarque d'un jour, le roi
sanglant, je l'ai choisi de toute
3090mon âme, au delà de mon âme.

La colère de l'Auguste, mêlée de raillerie, est stridente comme un feu sous la grêle.

L'EMPEREUR.
Il veut du sang, il veut du sang,
cet éphèbe pâle, du sang,
des souffrances et des ténèbres!
Nous en avons, nous en avons.
3095J'ai des dieux qu'on remplit de sang
noir jusqu'à la couronne, comme
on remplit de vin les amphores
jusqu'au bord. Sur le Palatin
et ici, j'ai des Phrygiens
3100qui ululent, qui se flagellent
avec des lanières armées
de plombs, qui s'entaillent les bras
à grands coups de glaive et de hache,
qui s'évirent avec des pierres
3105tranchantes, et même qui boivent
la liqueur chaude longuement.
En veux-tu? Qu'on l'initie donc
au taurobole! Qu'on le couche
dans la fosse, sous le plancher
3110à mille fentes; qu'on égorge
au-dessus de lui le taureau;
et qu'il reçoive la rosée
vermeille, jusqu'à la dernière
goutte, sur tout son corps impur,
3115comme le myste de Cybèle.
Et tu seras rassasié!
LE SAINT.
Rassasie de cette souillure
tous ces prêtres aux tambourins.
Fais-les crier comme Thyades
3120qui bondissent sur les collines
déchirant leurs propres enfants!
Je ne veux pas de ton bétail
ni de tes bouchers, Empereur.
Sur mon corps impur j'ai reçu
3125un autre baptême: un baptême
de rayons.
L'EMPEREUR.
Le dieu rayonnant
est un seul: Apollon Soleil!
LE SAINT.
Il est éteint comme un tison
qu'on a plongé dans l'eau lustrale.
3130Seul le Christ rayonne, l'Unique!
Il régit dans sa main la force
du ciel creux, comme le marin
serre l'écoute de la voile.
Entre vous et le jour, Il est.
3135Entre vous et le soleil mort,
Il est, Unique.

Dans l'emportement de la fureur, l'Auguste se tourne vers les joueurs de lyre, invoque le coryphée, dominant de son tonnerre le tumulte des prêtres.

L'EMPEREUR.
Cithares, cithares, cithares,
faites la lumière, aveuglez
l'impie! Euryale, Euryale,
3140entonne l'hymne!

Il marche vers son siège; et il se rassied, dans l'attitude de l'Olympien, dont il a joint le nom à son nom.

LES CITHAREDES.

Magister Claudius sonum dedit.

Paian, Lyre-d'or, Arc-d'argent,
Seigneur de Délos et de Sminthe,
beau Roi chevelu de lumière,
ô Apollon…

Telle une bande de lumière soudaine vibre à travers les tiges des blés et transmue en or glorieux leur sécheresse, tel le premier rayonnement de l'Ode semble parcourir la longue ordonnance des cithares et enflammer d'un même éclair toutes les cordes.

LE SAINT.
3145Cessez!

D'un signe, il a interrompu les chanteurs qui renversaient la tête pour invoquer le nom du prophète delphien.

Cessez, ô citharèdes
d'un démon qui n'a plus de char,
ni plus de traits, ni plus de nerfs
à la lyre et à l'arc, ni plus
de diadème sur la honte
3150de son front. Silence! Silence!

Une sorte d'annonciation mélodieuse, légère comme un murmure d'abeilles, semble se répandre dans le pentagone d'ivoire. L'Empereur assis, appuyé sur le coude, regarde le Jeune Homme, assemblant la stupeur et la fureur entre ses sourcils froncés.

O vous qui me voyez inerme,
je suis l'Archer certain du but.
Je suis l'esclave de l'Amour.
Je suis le Maître de la Mort.
3155J'ai, d'un signe, étouffé le chant
dans votre gorge et engourdi
vos doigts. Écoutez l'autre lyre!
Je vous adjure, au nom du Christ,
par l'ombre de la Croix sanglante,
3160par cette ombre qui vous recouvre.
Vous en avez déjà la bouche
pleine jusqu'aux poumons, chanteurs,
vous qui vous haussiez sur l'orteil
pour mâcher la lumière d'or.
3165Broyez cette ombre.

L'Empereur bondit.

L'EMPEREUR.
Égorgez-le!

Des sacrificateurs s'élancent comme des bourreaux.

Non. Je veux rire.
Je cherche des façons nouvelles.
J'invente des modes nouveaux.
Le long du palus pestilent
3170où chantent les grenouilles noires,
ce soir même, tu vas rejoindre
ton Guérisseur de Galilée.

Il rit; puis il s'emporte.

Mais ne regarde pas ton maître!
Tu es l'esclave des esclaves.
3175Cache tes yeux peints de nuit bleue.
Voile du pan de ta chlamyde
ta pâleur phrygienne.

Le Saint fait l'acte de s'envelopper le visage, comme dans le rite de la consécration.

Non.
Donnez-lui, sacrificateurs,
une robe blanche, entourez
3180de verveine et de bandelettes
sa chevelure de joueuse
de flûte; et qu'il ait pour compagne
au sacrifice une colombe
d'Amathonte.

Les ordres du Maître et les mouvements des exécuteurs sont comme les éclairs et les foudres. Personne n'hésite ni ne réfléchit. La main souveraine semble les saisir comme des armes ou des outils, prêts à frapper ou à besogner. Le monosyllabe les arrête, les fige.

Non. Des couronnes,
3185des couronnes et des colliers,
des couronnes rouges, de lourds
colliers, des torques de Gaulois,
des anneaux de soldats sabins,
les boisseaux d'Annibal remplis
3190de bagues sanglantes, sans nombre,
sans nombre, pour l'ensevelir
vivant sous les fleurs et les ors,
comme Brennus fit de la vierge
d'Ephèse, comme ces vainqueurs
3195de Naxos firent de la vierge
Polychrite après le carnage
nocturne.

Il atténue son emphase menaçante dans la similitude ingénieuse; et il regarde de côté ses rhéteurs et ses grammairiens, qui arrondissent la bouche et soulèvent les bras pour témoigner à l'Érudit leur émerveillement unanime. Il sourit, se rassied et contemple le héros imberbe, avec un étrange feu dans ses prunelles aiguës.

Mais comme il est beau!
Il est trop beau. Je veux qu'il chante,
qu'il chante son extrême chant,
3200tel le cygne hyperboréen,
s'il a brisé l'essor de l'hymne
à la syllabe la plus sainte.
O Euryale, porte-lui
la plus vaste de mes cithares,
3205pour qu'après tu puisses clouer
contre les deux cornes sonores
le sacrilège ivre de myrrhe.
C'est ce que je veux. Obéis.
Que la cithare délienne
3210soit le gibet de cet éphèbe.
Car il est beau.

Le conducteur du chœur s'avance, soutenant par la caisse une grande cithare chryséléphantine, belle et solennelle comme les simulacres gardés dans les Trésors des temples. Sept gemmes de couleurs diverses sont enchâssées, comme dans des chatons, dans les sept attaches des cordes sur la branche transversale en forme de joug; et une pure bandelette est attachée au côté droit, comme à la tempe d'une Muse vivante. Elle propage, dans son parcours, des ondes nombreuses. Tel le cygne fluvial, de sa poitrine gonflée par le même souffle qui ouvre en corolle ses ailes, émeut l'eau qui tout autour s'harmonise.

Magister Claudius sonum dedit usque ad finem.

LE SAINT.
Je suis mon sacrificateur.
Je vous le dis.

Il prend la cithare, il l'appuie sur sa hanche gauche; et, la tenant par l'une des cornes comme une victime, il la mutile avec le petit couteau des Agapes, qu'il avait caché dans les plis de son vêtement. On entend gémir les cordes coupées. Des imprécations, des implorations, des invocations surgissent de la tourbe fluctuante. L'Empereur reste assis, le torse tendu en avant, le regard fixe, dans une sorte de ravissement farouche, transporté par son âme avide de prodiges et de songes.

LES ORPHIQUES.
—Orphée! Orphée! Fils d'Apollon!
3215—Fils de Calliope, tu vois:
avec le couteau de l'Agape
il vient de trancher les sept cordes!
—Par les larmes des sept Pléiades,
tuez l'impie!
DES VOIX EPARSES.
3220—Tronquez son chef!
—De l'Hèbre au Tibre!
—Donnez le supplice de Thrace
à l'impie!
—Liez par les tresses
de ses cheveux son chef exsangue
au joug de la Lyre! Mettez
3225son tronc en lambeaux!
—Jetez-le
au Tibre!
—Au Tibre!
—A la Cloaque!
—A la Cloaque!
LES ORPHIQUES.
Orphée, Orphée, approche, inspire
ceux qui enseignent tes mystères,
3230fils d'Apollon!

Dans le laraire l'ombre devient effrayante. Des flamines jettent des poignées d'aromates sur la braise des autels. Les lueurs se reflètent dans la voûte dorée, sur la multitude divine. On voit briller les plaques, les disques, les croissants, tous les emblèmes, et les regards inflexibles des yeux d'émail. Des esclaves ont apporté des corbeilles remplies de couronnes et des boisseaux remplis de colliers. La cithare mutilée est étendue sur les dalles, au pied du Jeune Homme intrépide.

LE SAINT.
César, écoute l'autre lyre.
Je ne chanterai pas mon hymne.
Ah, j'ai trop d'amour sur mes lèvres
pour chanter; et mon cœur m'étrangle
3235jusqu'à ce que je ne l'entende
plus. Qu'il t'en souvienne, César!
Mais de la hampe de mon dard
les Messagers du nouveau dieu
ont fait leurs plectres invincibles.
3240Écoute, écoute. La forêt
de métal, de cèdre et de pierre,
la forêt drue de tes idoles,
va se courber, va s'écrouler
sous le vent de la mélodie.
3245César, César aux yeux de lynx,
je danserai, je danserai,
si je suis le Seigneur des danses
venu de Béryte marine
avec tes cargaisons d'épices,
3250avec ta pourpre, avec ton bysse,
avec tes parfums et tes vins.
Pour tes mages et tes devins
je danserai la Passion
de ce Jeune Homme asiatique,
3255de ce Prince supplicié:
car la feuille de ton laurier
est comme le fer de la lance
qui lui perça le flanc anxieux.
De la profondeur de tes yeux
3260regarde. Écoute, et puis regarde.
Ne tremble pas.

Il recouvre de sa chlamyde la cithare mutilée. L'Empereur semble s'enivrer de chacun de ses gestes. Il se tend vers l'imberbe, il lui parle d'une voix soumise et ardente.

L'EMPEREUR.
Sois un dieu. Je te ferai dieu.
Tu auras des statues, des temples.
Je t'aimerai.
DES VOIX EPARSES.
3265—Il apprête l'enchantement.
—Il compose un charme lugubre.
Il est beau, cependant, César.
—César, plus la victime est belle,
plus elle est agréable aux dieux.
3270—Jetez la torche entre ses pieds.
—Scellez sa bouche avec le feu.
—Il a dans le creux de ses paumes
la terre qui comble les tombes
et les larmes de l'oliban.
3275—Seigneur des danses!
LE SAINT.
César, regarde. Et souviens-toi
de l'étoile qui fut clouée
au cœur vivant du Ciel, en gage
de la parole radieuse
3280parlée par la bouche de l'Oint.
Tu la sauras.
L'EMPEREUR.
Dis la parole. Sois ce dieu.
Je veux appeler de ton nom
la plus lointaine des étoiles,
3285ou la plus proche.
LES FEMMES DE BYBLOS.
—Comme il est beau! Comme il est beau!
—Ses boucles sur son front têtu
sont les grappes de la douleur.
—Son regard est comme l'effluve
3290du sommeil, la nue du benjoin.
—Il sort du lit élyséen
avec des pavots dans ses mains.
—Tu es beau, tu es beau, Seigneur,
semblable à l'anémone en fleur,
3295pareil à l'Archer du Liban.
—Seigneur des danses!

Par ses pas, ses gestes, ses attitudes, les aspects de sa face douloureuse, l'angoisse de ses paroles étouffées, le Confesseur exprime le haut drame du Fils de l'homme autour de la chlamyde étendue, comme autour d'une dépouille sanglante.

Par intervalles, les esprits de la musique le surmontent et le ploient comme le fleuve ploie le roseau et le saule. Il reste ainsi, courbé ou renversé, immobile comme un enfant de Niobé, tandis que la mélodie seule atteint les sommets indicibles. Ensuite, il se redresse et se transfigure. Il est plus pâle que les marbres et les ivoires, plus resplendissant que la lune sur le front d'Isis. Le métal de sa voix est transmué par la flamme du cœur profond.

LE SAINT.
Avez-vous vu celui que j'aime?
L'avez-vous vu?

Un frisson merveilleux court dans toutes les chairs humaines. Les prêtres, les mages, les musiciens, les archers, les esclaves ne sont qu'un seul regard allumé à la cime d'une seule attente. Et les femmes, moites de malaise, la gorge aride, semblent défaillir.

Tout à coup, un grand silence plane sur l'ardeur de la vie. Celui qui apporte le témoignage des choses cachées est seul, sous l'espèce de l'Éternel. Sa voix est celle même de l'agonie sublime.

Il dit alors: «Mon âme est triste
3300jusqu'à la mort. Restez ici
et veillez.» Et il se prosterne
et dit dans sa prière: «Écarte
cette coupe de moi, Seigneur.
Toutefois, non comme je veux
3305mais comme tu veux.» Sa sueur
tombe comme gouttes de sang,
trempe la terre.

La sueur mortelle et le sang noir et les sursauts du supplice et les battements du flanc transpercé et le profond soupir, et les larmes de l'inconsolable amour, et le corps embaumé dans le linceul, et toutes les ténèbres: ces choses, il les contient, semblable au grain que verse le Van mystique, où tout est contenu. Or le souffle lugubre semble venir de loin, de la lointaine Asie desséchée, des côtes de la Phénicie, des gorges du Liban, des confins de l'Euphrate, des oasis du Désert. Les femmes syriennes tressaillent comme par la présence de leur dieu androgyne.

LES FEMMES DE BYBLOS.
Ah! Tu pleures le Bien-Aimé!
Tu pleures l'Archer du Liban.
3310O sœurs! O frères!

Elles revoient le fleuve rougi par le sang du chasseur divin, et les catafalques funéraires dressés aux abords des Temples, et l'image du dieu mort enveloppé dans les baumes et les linges, et le cercueil orné d'anémones et de roses; et les cheveux épars, les ceintures dénouées, les robes déchirées, les larmes versées sur le seuil des portes ou le long des murailles saintes.

Hélas! Tu pleures Adonis!
O sœurs! O frères!

Et les autres femmes s'émeuvent; et toutes les veines de la même race palpitent; et les bras se tendent, et les bouches se gonflent, et le Chœur se forme et gémit.

CHORVS SYRIACVS.
Hélas! Tu pleures Adonis!
Il se meurt, le bel Adonis!
3315Il est mort, le bel Adonis!
Femmes, pleurez!
Voyez le bel Adolescent
couché dans la pourpre du sang.
Donnez les baumes et l'encens,
3320femmes! Pleurez!
Voyez le sang couler de l'aine,
le sang noir sur la cuisse blême.
Mêlez à l'huile syrienne
vos pleurs! Pleurez!
3325Pleurez, ô femmes de Syrie,
criez: «Hélas, ma Seigneurie!»
Toutes les fleurs se sont flétries.
Criez, pleurez!

Le Chœur s'éteint. Et une voix solitaire semble surgir d'une profondeur infinie, ayant traversé toute la masse de la souffrance comme le souffle traverse le poumon.

VOX SOLA.
«Je souffre» gémit-il. Écoute!
3330«Je souffre. Qu'ai-je fait? Je souffre
et je saigne. Le monde est rouge
de mon tourment.
Ah, qu'ai-je fait? Qui m'a frappé?
J'expire, je meurs. O Beauté,
3335je meurs mais pour renaître impé-
rissablement.»
CHORVS SYRIACVS.
Il se meurt, le bel Adonis!
Il est mort, le bel Adonis!
Vierges, pleurez Adonis!
3340Garçons, pleurez!
Et vous, et vous, dans les couronnes
rougissez de deuil, anémones!
L'Époux descend à Perséphone.
Eros, pleurez!
3345Il descend vers les Noires Portes.
Tout ce qui est beau, l'Hadès morne
l'emporte. Renversez les torches,
Eros! Pleurez!
Pleurez, ô femmes de Syrie!
3350Il va dans la pâle Prairie.
Toutes les fleurs se sont flétries,
hélas! Pleurez!

Le Chœur s'éteint. L'Archer est haletant, éperdu. Il secoue sa chevelure, comme pour en faire tomber les anémones vénéneuses. D'une voix trouble qui passe à travers toute sa chair, il augmente sa propre frayeur.

LE SAINT.
Quel est ce jeune homme tout blanc
assis a l'entrée du sépulcre?
3355«Vous cherchez le crucifié.
Et pourquoi cherchez-vous parmi
les morts celui qui est vivant?»
Or Il est là, debout. Il dit!
«Ne pleurez plus.»

Il est là, debout, lui-même. Il est le Ressuscité de la tombe rupestre. Descend-il du Golgotha? descend-il du Liban? Il est beau comme un dieu est beau. Une chaude et fauve lueur l'enveloppe, comme si un nuage en feu était venu de l'occident se mirer dans le bouclier soulevé qui laisse fuir par le soupirail la fumée des aromates.

VOX SOLA.
3360Cessez, ô pleureuses! Le monde
est lumière, tel qu'il l'annonce.
Il renaît dieu, vierge et jeune homme,
le Florissant!
Il est debout, le Désirable.
3365Ses mains sont pleines de semences.
Il va ramener dans ses danses
chastes l'Absent.
Il renaît, il se renouvelle,
frère des Saisons jumelles,
3370debout! La mort est immortelle,
dieu, par ton sang.
LES FEMMES DE BYBLOS.
Le dieu! Le dieu! Voilà le dieu!
Il est debout.
L'EMPEREUR.
Il est un dieu, il est un dieu!

Il bondit, ivre de prodige, de songe et de création. Ce cri fulgurant, jailli de sa poitrine oppressée, couvre toutes les voix, les éteint. Il s'approche de l'Etre mystérieux. Il lui parle dans le silence que les profondes haleines font pareil au silence des rivages. Maintenant il semble que la multitude exsangue des idoles soit plus vivante que la tourbe des humains.

3375Tu es un dieu. Je te fais dieu,
moi, le Maître de l'Univers,
qui ai joint à mon nom le nom
du Tonnant. Moi, je te fais dieu.
Tout est licite à l'Empereur.
3380Hadrien a déifié
le Jeune Homme de Bithynie
à la bouche mélancolique.
Je veux te consacrer un temple
un temple sur le Viminal,
3385avec des trésors et des prêtres.
Tu auras des autels toujours
fumants, des offrandes opimes
des louanges harmonieuses;
et on parfumera de rose
3390le marbre de tes simulacres
comme à Délos.

Le Jeune Homme est ébloui, vacillant, perdu dans une immense lumière vertigineuse comme la lumière du Désert embrasé où vibre le crissement des sauterelles. A-t-il, lui aussi, jeûné pendant quarante jours et quarante nuits? Il parle comme en songe, comme dans le délire de la faim.

LE SAINT.
Je souffre, je souffre. Les cieux
s'évanouissent. Une main
m'a pris par les cheveux. Quelqu'un
3395a crié: «Béni soit le Roi
qui vient au nom d'Adonaï!»
Adonaï! Adonaï!
Ai-je entendu?

Les bêtes sauvages se sont enfuies dans les sables, les Anges se sont évanouis dans le soleil. Le Tentateur se rapproche.

L'EMPEREUR.
Tu vas, cette nuit, apparaître
3400aux yeux du peuple, dans les rues
arrosées de safran punique,
parmi la clameur des cohortes,
au milieu de torches nombreuses
comme mes désirs, sur un char
3405traîné par des éléphants blancs,
si haut qu'on abattra les Arcs
de Triomphe sur ton passage,
on ouvrira dans les murailles
des brèches pour que tu n'inclines
3410point ta tiare.

Le Jeune Homme parle comme en songe, comme dans le délire de la soif.

LE SAINT.
Quelle splendeur sort de mes os?
Suis-je lumière? «Qui me voit,
voit celui qui m'a envoyé.»
L'a-t-Il dit? Je souffre, je souffre.
3415«Tu es mon fils, le Bien-Aimé.
En toi je prends plaisir.» Peut-être,
nous sommes un. Tout s'obscurcit.
Les cieux s'évanouissent. Suis-je
au faîte du Temple? au sommet
3420du Mont, avec le Tentateur?
«Si tu es le fils d'Elohim,
jette-toi en bas.» O vertige!
Il m'a saisi par les cheveux.
«Maintenant mon âme est troublée;
3425et que dirai-je, que dirai-je?»
Ma vie s'évanouit. Les Anges
sont loin, loin. J'entends d'autres voix.
«Je te donnerai tout cela,
si tu m'adores.»

L'Empereur a enlevé l'une des deux Victoires d'or qui ornent le haut dossier de son siège. Et, dans sa main tendue vers le Déifié, il serre le globe qui soutient le pied léger de la déesse très désirable.

L'EMPEREUR.
3430Prends la Victoire impériale
dans ton poing fort et décharné
comme la griffe de mes aigles.
Ce globe est l'orbe de la Terre
et la pomme des Hespérides.
3435Or tu es dieu, tu es César,
tu es Prince de la Jeunesse:
tu as la puissance et la joie,
la merveille tissée des songes
pour vêtir ton corps ambigu,
3440les perles et le laurier-rose
pour tes tempes étincelantes.
Tu auras tout, tu auras tout.
Je te donnerai les butins
de toutes mes guerres d'Asie,
3445de mon Asie profonde et chaude
comme la gueule du lion
et comme le cœur d'Alexandre.
Moi vivant, je te léguerai
l'empire. Tu seras le maître.
3450Étant dieu pour rester lointain
dans tes silences, tu seras
empereur pour te rapprocher
et pour t'agiter. Tu feras
verser du sang, fonder des villes,
3455ployer des rois, sécher des mers,
chanter des poètes, mourir
des héros, surgir des aurores
inconnues du fond des douleurs
inexpugnables. Tu auras
3460le monde tremblant dans le creux
de ta main comme l'alouette
dans le sillon avant le jour.
Ah, qui donc, des choses plus belles
que toutes ces choses, qui donc
3465te les donnera? Tends le poing,
prends la Victoire!

Lentement, lentement, comme en un songe, le Déifié tend son bras droit vers le donateur; et il reçoit dans la paume le simulacre de la déesse qui «seule rompt l'incertitude du combat». Il serre le globe entre ses doigts endurcis par le nerf de l'arc; et, renversant le front têtu qu'alourdissent les grappes de la douleur, il mire de dessous ses larges paupières l'Or triomphal dressé au bout de son bras rigide.

L'Auguste s'abandonne à sa démence magnifique.

L'EMPEREUR.
Chantez! Bondissez! Exultez!
Que tous les marbres, tous les bronzes
divins bondissent eux aussi
3470comme le thiase d'Evan;
car ce dieu renaît de l'abîme
de mon cœur, avec mille noms,
avec mille noms ineffables,
et seul je ravis aux Puissances
3475noires pour toujours sa beauté!
Que, toute la nuit, le tonnerre
triomphal des buccins résonne
au sommet des saintes collines,
jusqu'à ce que les joues éclatent,
3480jusqu'à ce que tout l'éther soit
un bouclier de Corybante,
jusqu'à ce que ma Rome entende
hurler vers les hauts Dioscures
la Louve aux mamelles d'airain!
3485Et vous, tracez le temple, Augures:
annoncez l'étoile future
au ciel romain!

Le Déifié a tendu l'autre bras aussi; et il serre maintenant la Victoire impériale dans ses deux mains, si fort qu'on croirait entendre le métal craquer. Seul les soulèvements de sa poitrine indiquent la violence du combat invisible. Les lèvres sont ouvertes, comme la déchirure même de son âme vivante, sur ses dents fermées. Autour de lui, dans les fleurs, dans l'or, dans les parfums et dans la flamme, au son des cithares et des flûtes, les Adoniastes semblent mener l'orgie divine comme dans le temple de Byblos après le septième des jours funèbres, quand les femmes descendaient au port pour y recueillir la tête de papyrus jetée dans la mer par les Alexandrines et poussée par le courant jusqu'à la ville phénicienne.

SEMICHORVS I.
Io! Io! Adoniastes!
O sœurs, ô frères, exultez!
3490Le Seigneur est ressuscité!
Il conduit la danse des astres.
Io! Déliez vos cheveux,
dénouez vos ceintures, femmes!
Du noir Hadès où sont les âmes
3495il nous revient, le Bienheureux.
SEMICHORVS II.
Tu es beau, tu es beau, Seigneur!
Io! Salut, ô Bien-aimé!
Tour à tour tu renais et meurs,
Enfant de l'Immortalité.
3500Donnez la rose et l'anémone,
sang et larmes, au Florissant!
Ceignez-le des mille couronnes
germées des larmes et du sang!
CHORVS.
O neuve jeunesse du monde!
3505Couronnez Cypris, couronnez
Eros invaincu, couronnez
trois fois Cybèle la profonde!
Couronnez Pan au thorax bleu,
le roi Pan aux deux cornes torses!
3510Io, Pan! Pour toutes les forces,
Io, couronnez tous les dieux!

Le cri soudain et terrible du Ressuscité domine le chœur orgiastique.

LE SAINT.
Jésus, Jésus, Jésus, à moi!
Au secours, Seigneur! A mon aide,
ma force, ma flamme, mon Roi!

De toute la hauteur de ses bras, il élève en l'air la Victoire, et la lance contre la mosaïque luisante, aux pieds de l'Auguste. Tous les bruits tombent. La voix du Confesseur a l'éclat des buccins.

3515César, maudit, j'ai dans mon poing
mon âme nue, victorieuse,
splendide, aux six ailes de feu.
J'ai brisé ton idole, j'ai
brisé ton or, comme toi-même
3520tu seras brisé, tu seras
foulé. Tous tes os se séparent.
Je vois le signe de la lèpre
sur ton front de bouc. La nuit vient.
L'entends-tu? La nuit rugit comme
3525une lionne, déchirant
les rets de ses nuages noirs.
La Louve a peur.
L'EMPEREUR.
Renversez-le! Renversez-le!
Scellez sa bouche avec la torche!
3530Faites de sa face une plaie
fumante!

Des hommes obéissent si vite qu'on entend la crépitation des flammes allongées par la véhémence du geste.

Non!

Il semble ronger de ses yeux voraces la figure du Jeune Homme. Il dompte sa fureur. Le Saint ramasse la chlamyde et s'enveloppe la tête comme dans le rite de la consécration. La cithare mutilée reluit à terre, découverte,

DES VOIX EPARSES.
—Auguste, Auguste, souviens-toi!
—O Divin, venge ta cithare!
—Venge Apollon!
LES ORPHIQUES.
3535Orphée! Orphée, caché, sonore,
viens à ce sacrifice, Maître
des visions!

L'Auguste a dompté sa fureur. Il est grave comme un pontife quand il s'avance vers le Saint et le découvre, tirant la chlamyde par le bord.

L'EMPEREUR.
Euryale, et toi, Nicanor,
étendez-le sur la cithare.
3540Ainsi. Ainsi. Mais doucement.

Le Saint ne résiste pas: car son âme est transportée hors d'elle-même.

Femmes de Byblos, les plus belles,
venez le composer. Ainsi:
entre les deux cornes d'ivoire,
la tête contre le joug d'or;
3545et sur sa poitrine le plectre.
Ainsi. Ainsi. Très doucement.
Et enroulez ses belles boucles
autour des sept cordes coupées,
très doucement.

Le Saint ouvre les bras et joint les pieds, comme le Crucifié.

LE SAINT.
3550En vérité je vous le dis,
si des frères secrets m'écoutent
parmi les esclaves honteux
qui doivent gémir sous les verges
et attendent le changement:
3555Jésus veut me glorifier.
Moi et le Christ, nous sommes Un.
J'ouvre les bras. Nous sommes Un,
pour les Clous, la Lance et l'Éponge.
Voici. J'ai soif; mon côté saigne;
3560mes mains et mes pieds sont cloués.
Gloire éternelle!
L'EMPEREUR.
Ne le touchez plus de vos doigts!
L'art de sa démence est sublime.
Le son de sa faute est divin.
3565Certes, c'est la divinité
de ma cithare, qui lui donne
une fin si mélodieuse.
Il meurt dans le mode dorique.
Ne le touchez plus de vos doigts!
3570Ne touchez pas à sa pâleur.
Je ne veux pas ouvrir ses veines,
bien qu'il se dise tout sanglant.
Je songe à la vierge d'Ephèse,
à cette fille naxienne…
3575Mais il est pâle, Adoniastes,
plus que vos images de cire
après l'équinoxe d'automne,
sur vos lits d'ébène, à Byblos.
Il renaissait, et il se meurt.
3580O pleureuses, pleurez encore!
Il se meurt, l'Archer du Liban!
O sagittaires chevelus,
ô mes sagittaires d'Emèse,
de Damas, de la Commagène,
3585de Palmyre et de l'Iturée,
il se meurt, le bel Adonis!
Pleurez, pleurez!

Dans un ton très bas la lamentation adonienne recommence. Des flamines jettent des poignées d'aromates sur la braise des autels. Les dadophores soulèvent leurs torches vers les idoles innombrables, qui vont recevoir le sacrifice. Les plaques, les disques, les croissants, tous les emblèmes, et les regards inflexibles des orbites d'émail, étincellent sous la voûte d'or; tandis que l'Empereur s'incline vers le Saint silencieux, pour le tenter.

Par le haut Soleil invaincu,
ô mourant, écoute l'Arbitre.
3590Tout ce que j'ai voulu t'offrir,
je le tiens dans ma main encore.
Tu pourrais encore être un dieu,
avoir ton temple.
LE SAINT.
Le Christ règne! Tu n'es que fange.
3595La mort est vie.
L'EMPEREUR.
Étouffez-le sous les couronnes,
étouffez-le sous les colliers,
sous les fleurs, l'or et la musique,
sous les désirs, l'or et les plaintes,
3600car il est beau.

On vide les corbeilles, on vide les muids. On ensevelit le Saint sous les colliers, comme la vierge d'Ephèse; on l'étouffe sous les couronnes, comme la vierge de Naxos. Les esclaves syriens renversent les flambeaux. Les archers d'Emèse, en commémoration de la Flèche qu'on ne vit pas retomber, plient un genou et bandent leurs grands arcs vers l'œil du ciel qui reluit, par la baie circulaire, à travers la fumée de l'oliban.

CHORVS SYRIACVS.
Il descend vers les Noires Portes.
Tout ce qui est beau, l'Hadès morne
l'emporte. Renversez les torches,
Eros! Pleurez!

EXPLICIT
SECVNDVM SANCTI SEBASTIANI SVPPLICIVM INCRVENTVM

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