← Retour

Le Martyre de Saint Sébastien

16px
100%

LA SECONDE MANSION
LA CHAMBRE MAGIQUE

LES PERSONNAGES.

LE SAINT.

LA FILLE MALADE DES FIEVRES.

LES SEPT MAGICIENNES:

PHOENISSE.

ILAH.

HASSUB.

JARDANE.

ATRENESTE.

PHERORAS.

HYALE.

L'AFFRANCHI GUDDENE.

L'ACOLYTE PHLEGON.

LE LECTEUR EUTROPE.

LES CATECHUMENES ADOLESCENTS:

HERMYLE.

GORGONE.

ATHANASE.

LES ZELATEURS:

THEODULE.

CYRIAQUE.

NARCISSE.

BASILE.

L'EUNUQUE ZACHLAS.

L'INTENDANT HELCITE.

LES ESCLAVES:

DEBIR.

MENES.

PANTENE.

LUCIPOR.

CORDULE.

ALCE.

NADAB.

LE DECAN.

LE COCHER DU CIRQUE.

LA TOURBE DES ESCLAVES, DES AFFRANCHIS, DES NEOPHYTES, DES ZELATEURS.

LA VOIX DE LA VIERGE ERIGONE.

LA VOIX DE LA VIERGE MARIE.

On aperçoit une voûte en ellipse, d'une matière si polie qu'elle renvoie toutes les images, à la façon d'un miroir concave. Une porte rectangulaire à deux vantaux, vaste comme le portail d'un temple, est fermée dans la paroi du fond. On y monte par sept degrés peints des couleurs planétaires, comme les sept étages de Ninive, les sept enceintes d'Ecbatane. Deux idoles solaires, deux colosses entièrement vêtus de spires serpentines jusqu'aux pieds onglés et ailés, tenant dans les deux mains deux clefs symétriques, supportent le linteau monolithe où est gravée une inscription chaldéenne. La face du Soleil et la face de la Lune brillent sur les vantaux de bronze aux gonds énormes.

A droite et à gauche, percées dans la courbe extrême de la voûte qui retombe et s'appuie sur les dalles, deux issues basses, noires d'ombre, semblent les bouches de deux longs couloirs dédaléens.

Des chaînes d'or enchaînent à sept cippes triangulaires sept femmes coiffées de mitres et habillées de robes traînantes. Chacune, dans la cavité de chaque cippe, entretient le feu coloré de chaque planète. Et, comme elles se penchent sur les creusets occultes, leurs visages se colorent diversement entre leurs tresses tordues en cornes de bélier. La magicienne de Saturne a le visage livide, presque noir; la magicienne de Jupiter l'a rouge clair; la magicienne de Mars, rouge sombre; la magicienne de Mercure, bleu; la magicienne de Vénus, changeant; la magicienne de la Lune, argenté; la magicienne du Soleil, tout or. A leurs pieds gisent des coffrets, des corbeilles, des urnes, des fioles, des coupes, des tablettes. Et, penchées, elles épient les fusions sublimes, à travers leurs masques planétaires qui tour à tour s'avivent et pâlissent en dégradant par d'indicibles nuances.

Comme la sirène qui souffle dans la nacre de la conque tordue, chacune chante profondément dans le charme de la pierre creuse.

PHOENISSE.

Magister Claudius sonum dedit.

Un nouveau Signe est dans l'espace.
Un royaume trouve son roi.
Le jour tremble. La nuit s'efface.
ILAH.
1595O Temps, ô Temps, sable fugace
et goutte d'eau pâle qui choit!
Un nouveau Signe est dans l'espace.
HASSUB.
O Rêve, entre la vie qui passe
et la mort qui dure, isthme étroit!
1600Le jour tremble. La nuit s'efface.
JARDANE.
Ame frêle dans la chair lasse,
ivre d'espoir, folle d'effroi!
Un nouveau Signe est dans l'espace.
ATRENESTE.
Il paraît. Qui est-ce qui lace
1605la sandale de son pied droit?
Le jour tremble. La nuit s'efface.
PHERORAS.
Il monte. Son front est la place
de la lumière, qu'Il accroît.
Un nouveau Signe est dans l'espace.
HYALE.
1610Les mers sont les bords de sa tasse,
l'aube est une perle à son doigt.
Le jour tremble. La nuit s'efface.
PHOENISSE.
Dans l'amour est toute la grâce.
Le sourire est la seule loi.
1615Un nouveau Signe est dans l'espace.
Le jour tremble. La nuit s'efface.

L'ombre qui tombe de la voûte est éclairée par les sept figures immobiles des Voyantes, comme par sept lampes magiques. Ici, soudain, éclate l'appel de Sébastien dans l'obscurité du dédale.

LE SAINT.
A moi, Guddène! A moi, Phlégon!
J'ai trouvé l'issue. Entends-tu
ma voix, Guddène? Les détours
1620sont douteux. Ne t'égare pas!

Il s'élance. Il a l'aspect farouche du destructeur. Un marteau pesant est à son poing, le marteau du tailleur de pierre, à deux têtes dont l'une armée de pointes pour entamer le bloc. Comme il découvre la grande porte, il monte impétueusement les marches de l'escalier.

La porte! La porte! Je vais
t'arracher de tes gonds scellés.

Il frappe avec son marteau le vantail retentissant. Les femmes aux chaînes, sans détourner du cippe leur visage illuminé, jettent un cri d'effroi.

Qui êtes-vous?

Il est debout sur le septième degré, s'adossant au vantail du Soleil, qui semble porter dans son disque la tête juvénile pareille au chef du Baptiste dans le plat d'or suspendu.

LES MAGICIENNES.
Qui es-tu? Qui es-tu?
LE SAINT.
Vous êtes
1625enchaînées à l'œuvre des charmes,
magiciennes.

Elles sont toutes frémissantes dans la fixité de leur vision, comme des arbustes feuillus qu'un vent bas agiterait sans mouvoir la fleur de la cime.

LES MAGICIENNES.
Nous avons vu, nous avons vu
la grande image.
PHERORAS.
Mais nous ne pouvons pas encore
1630nous détourner, seigneur, si même
tu es un dieu.
LE SAINT.
Qui êtes-vous?
HASSUB.
Observe nos faces penchées.
Nous gardons les feux des planètes.
1635Vois-tu les aspects des métaux
qu'elles engendrent, aux couleurs
de nos faces?

La réverbération du feu secret dans la cavité du cippe devient de plus en plus forte, suivant le rythme incantatoire. Une anxiété croissante exalte ou rompt la voix de celle qui évoque les aspects de l'avenir.

Je suis Hassub.
Je suis gardienne de Nabou,
que les Latins nomment Mercure.
1640Ne suis-je pas bleue comme l'ombre
de l'âme où la pensée repose
pareille à un éclair voilé,
comme l'ombre où lente mûrit,
pareille au saphir solitaire,
1645la parole qui changera
le monde et vaincra le tombeau?
Mais d'où viens-tu? Quel dieu, quel maître
apprit à tes lèvres si jeunes
les blasphèmes impérissables?
1650Qui est contre toi? Tout l'azur
rayonne. Lumière! Lumière!
Lumière! Tu te tiens debout,
cambré comme l'arc de tes lèvres
dans le sourire. Tu parais
1655hérissé de rayons. Tu portes
la couronne d'or et la palme.
Ah, qui es-tu?

Le feu s'éteint, la figure s'éteint comme les pierreries de la mitre. Semblable à une larve morne, la femme s'affaisse sur la dalle, contre le cippe, dans ses propres chaînes; et elle y reste accroupie, silencieuse, près des coffrets, des corbeilles, des urnes, des fioles, des coupes, des tablettes.

PHOENISSE.
Je suis Phœnisse, la gardienne
de Dilbat qu'on nomme Vénus
1660la déesse mère de Rome,
la fleur de la vague fleurie,
volupté d'hommes et de dieux.
Tu la dédaignes! Ses statues
s'écroulent. Regarde, regarde
1665mon visage changeant! Mon cœur
malade ondoie dans la mer chaude
de Phénicie. L'écume est comme
la bave des pleureuses lasses
de crier leur désir. J'entends
1670les lamentations des femmes
qui déchirent tous les nuages
du soir et du benjoin. Je vois
le bel Adolescent couché
sur le lit d'ébène. Une fraîche
1675blessure est sur sa cuisse blême.
Les femmes s'acharnent. Des roses
naissent du sang, des anémones
naissent des larmes. Il est mort,
le Bien-aimé!

Elle renverse la tête en arrière, éteinte. Elle s'écroule comme un monceau de cendres. Elle reste au pied du cippe, avec ses chaînes, comme l'esclave morte de fatigue qui s'abat au pied de la meule sans quitter la sangle.

PHERORAS.
1680De l'or! De l'or! Je vois de l'or
qui resplendit, de l'or qui tombe,
de l'or qui couvre et qui étouffe;
des colliers, des anneaux, des torques,
sans nombre, sans nombre; des choses
1685étincelantes et pesantes
sans nombre, le poids du trésor,
le supplice du métal jaune;
car je suis Phéroras, gardienne
de Jupiter. Et l'Empereur
1690te regarde, vers toi s'incline,
halette. Tu as dans ton poing
sa victoire d'or. Mais tu souffres,
tu souffres. Sur toi le tonnerre
triomphal des buccins résonne.
1695Tu appelles ton dieu, tu nommes
un seul dieu devant tous les dieux.
Des hommes crient au sacrilège.
Orphée! Orphée!

Elle n'a plus de couleur. Toute blême, elle tend ses bras enchaînés; puis, elle semble se casser comme la tige du pavot frappé par la verge. A terre, elle incline la tête sur ses genoux soulevés.

JARDANE.
Apollon! Apollon! On coupe
1700les cordes à la lyre, comme
une chevelure tendue.
On la tient par l'une des cornes
d'ivoire, comme une victime,
pour la mutiler. On entend
1705des cris. Tu es impie, tu es
impie. Tu offenses mon dieu.
Je suis Jardane, la gardienne
du grand luminaire Samas,
nommé par les hommes Soleil,
1710Paian Lyre-d'or, Arc-d'argent.
La lyre heptacorde, figure
des sphères chantantes, est-elle
un gibet? Pourquoi étends-tu
les deux bras, joins-tu les deux pieds
1715comme les esclaves en croix?
Tu pourrais encore être un dieu,
avoir ton temple. Pourquoi donc
veux-tu mourir?

Elle s'abandonne sur le cippe éteint comme la pleureuse sur la stèle funèbre. Elle s'y accoude; elle appuie son front sans rayons sur ses poignets croisés.

ILAH.
Tu ne meurs pas, tu ne meurs pas
1720de cette mort. Je sais mieux voir.
Je vois jusqu'au plus obscur coin
des douze lieux. Je suis Ilah.
Je forge la lame de plomb.
Je suis gardienne de Saturne,
1725de la planète meurtrière.
Les crimes rougissent les pieds
vains du Temps qui foule sans bruit
de gros caillots rouges et mous
comme tes anémones. Suis-je
1730livide, du menton au front,
comme la violette ou comme
la meurtrissure? Tu me troubles,
tu me troubles. Les profondeurs
tressaillent. Des ombres surgissent
1735pareilles aux feuillages morts
d'un arbre noir chassés de tombe
en tombe par le vent stérile.
Tu es resplendissant de plaies.
Tu es comme criblé d'étoiles.
1740Autour de toi des ailes battent.
Tu as la couronne et la palme.
Ah, qui es-tu?

Obscurcie, elle palpite encore sur la dalle froide. Puis, elle compose en rond son long corps souple, comme le lévrier qui s'endort après la chasse.

ATRENESTE.
Que de fer! Que de fer! C'est Mars
qui l'engendre, nommé Nergal
1745outre mer. Je suis Atreneste,
qui garde l'astre destructeur.
J'ai dans une gaine une épée
qui embaume des deux tranchants,
parce qu'elle a coupé les herbes
1750dans le jardin de Proserpine.
Et tout le reste est sang et rouille.
La nuit tombe. L'arbre est sans fleur.
Et toute ton âme est sur toi
comme de la pourpre sans plis.
1755Pour quel amour, pour quel espoir,
pour quelle éternité meurs-tu?
Qui met son souffle entre ton cœur
et tes lèvres? Je vois des fers
aiguisés, des fers empennés.
1760Le premier te frappe au genou,
se fixe en tremblant dans le nœud
de l'os; mais le dernier te perce
d'outre en outre la veine chaude
où le cou se joint à l'épaule…
1765Tu souris! Tout le ciel vivant
est suspendu comme un regard
entre la larme de Vesper
et ce sourire.

Décolorée comme son charme, elle vacille et tombe sur ses genoux. Puis elle s'assied sur ses talons et demeure, les bras allongés sur ses cuisses, comme inanimée, semblable à ces vases funéraires dont le couvercle est une tête divine.

HYALE.
Ils dressent, ils dressent le corps
1770vivant sur leur autel de pierre
comme la statue sur le socle!
Il n'a plus de sang, il est pur;
car même les veines des dieux
charrient la rougeur du désir
1775plus salée que l'eau de la mer.
Il n'a plus de sang, il est pur.
Il est plus divin que le marbre,
plus doux que la perle sculptée,
plus pâle que toutes les choses
1780les plus pâles. Je suis Hyale,
la gardienne du luminaire
exsangue que les mortels nomment
Lune. Et à mes yeux sont connues
toutes les pâleurs de la Terre,
1785de la Mer, du Ciel, de l'Hadès,
et des rêves,

Lentement, lentement, dans le cippe cave, le métal lunaire se refroidit, bleuit, faiblit.

de tous les rêves
qui renaissent, de tous les rêves
évanouis…

La gardienne de Sin semble s'écouler le long de la pierre comme une nappe d'eau silencieuse et lisse. Une lueur vague hésite encore sur sa figure entourée de tresses violettes, semblable à la lueur des méduses marines. Elle reste ainsi effacée dans les plis de sa robe, les paumes creuses comme celles où l'on s'abreuve aux bords du Léthé.

La voûte s'emplit de nuit souterraine. Le Jeune Homme, enveloppé de songes et de sorts, est encore debout contre la porte de bronze. Et, soudain, un chant pur se lève au delà du seuil infranchissable.

ERIGONEIVM MELOS.

Magister Claudius sonum dedit.

Je fauchais l'Épi de froment,
1790oublieuse de l'asphodèle;
mon âme, sous le ciel clément,
était la sœur de l'hirondelle;
mon ombre m'était presque une aile
que je traînais dans la moisson.
1795Et j'étais la Vierge, fidèle
à mon ombre et à ma chanson.

C'est le cristal doré d'une voix virginale qui se courbe sur l'âme comme un ciel d'août. Anxieux, le Jeune Homme écrase sa joue contre le vantail. Les Voyantes soulèvent leur tête grave de sommeil et l'inclinent vers la mélodie. Elles murmurent en rêve.

HYALE.
Elle est Erigone, la Vierge.
PHOENISSE.
Elle est Erigone.
ATRENESTE.
La Vierge
à l'Épi d'or!
LE SAINT.
1800Gardienne de la porte close,
créature d'enchantement,
écoute-moi, femme ou démon,
écoute! Je veux que tu m'ouvres,
femme ou démon.
ERIGONE.
1805Enfant d'un mortel, qui es-tu?
Je te vois à travers l'airain
sonore. Je te vois. Tu es
beau dans ta fleur, comme le dieu
qui m'aima, le dieu bondissant
1810porteur de thyrse.
LE SAINT.
Entends-moi! Je veux que tu m'ouvres,
femme ou démon.
ERIGONE.
Tu as les yeux noirs et la longue
chevelure du dieu cruel
1815qui pressa sur ma nuque rose
les trois grappes de la douleur,
l'une après l'autre.
LE SAINT.
Fantôme, fantôme de charmes,
je te conjure.
ERIGONE.
1820L'incantation de Setar
me force. Je suis prisonnière.
J'ai volé parmi les étoiles
du Lion, portant mon épi
d'or et mes larmes.
LE SAINT.
1825Fantôme, j'abattrai la porte;
et le Roi de gloire entrera.
Au secours, frères!

Il descend les degrés et court vers l'issue noire, en brandissant le marteau.

A mon aide!
Où êtes-vous?

Ici les lueurs des flambeaux éclairent l'issue. On entend des pas, des voix. Et l'affranchi Guddène, l'acolyte Phlégon, le lecteur Eutrope, les catéchumènes adolescents Hermyle, Gorgone, Athanase, d'autres briseurs d'idoles, Théodule, Cyriaque, Narcisse, Basile, armés de marteaux et de massues, font irruption dans l'ombre que les lueurs troubles agitent. Des esclaves les suivent, s'arrêtent, hésitants; d'autres surviennent, effrayés ou enivrés. On plante les flambeaux dans les poings de fer qui font saillie hors de la pierre.

GUDDENE.
Seigneur, seigneur, d'autres idoles,
1830d'autres idoles, en grand nombre,
découvertes dans la muraille
double! Nous avons renversé
les dieux d'airain, brisé les dieux
de marbre, brûlé ceux de bois,
1835arraché les plaques d'ivoire,
écrasé les couronnes d'or,
souillé toutes les bandelettes.
Et il n'y a plus une idole
chez Jule Andronique. Nous sommes
1840las, seigneur. Nous mourons de soif.
Nous avons tué tant de dieux,
tant de démons!
HERMYLE.
Aucuns étaient beaux.
GORGONE.
Des regards
sortaient de l'airain et du marbre.
ATHANASE.
1845J'ai vu couler du sang, des larmes.
PHLEGON.
C'était le vin, c'était le miel
des offrandes.
EUTROPE.
Il ne faut pas
les regarder.
GUDDENE.
Je détournais
les yeux, en assénant les coups.
LE SAINT.
1850Voyez la porte!
HERMYLE.
Il y a des femmes couchées
sur les dalles.
ATHANASE.
Avec des mitres.
GORGONE.
Elles ne remuent pas.
ATHANASE.
Sont-elles
enchaînées?
HERMYLE.
Des magiciennes.
LE SAINT.
1855Il faut abattre cette porte.
GUDDENE.
Elle est d'airain.
EUTROPE.
Elle est massive.
PHLEGON.
Elle a des gonds inébranlables.
BASILE.
On ne distingue pas le joint
des deux vantaux.
NARCISSE.
Ni la serrure.
PHLEGON.
1860Qui a la clef?
GUDDENE.
Où est la clef?
EUTROPE.
Qu'on appelle Zachlas l'eunuque!
PHLEGON.
Qu'on appelle Helcite!
GORGONE.
Sait-on
ce qu'elle cache?
BASILE.
Un labyrinthe.
THEODULE.
Le laraire des dieux honteux.
CYRIAQUE.
1865Un cellier, peut-être.
NARCISSE.
Un trésor.
GORGONE.
Un tombeau.
ATHANASE.
Des monstres.
HERMYLE.
Un rêve.
EUTROPE.
Voilà le Syrien!
LE SAINT.
Helcite!

On voit ici l'intendant de Jule Andronique percer la tourbe des serfs qui, de plus en plus épaisse, encombre les issues. Il est jaune et onctueux comme la cire, mince et flexible, avec de beaux yeux de lièvre agrandis par le fard et par l'angoisse.

Donne la clef de cette porte.
Ouvre, toi-même.
HELCITE.
1870O seigneur, mon maître est mourant.
Il gémit dans sa couche. Il nomme
ton nom. Il t'appelle, il t'adjure,
seigneur. N'avais-tu pas promis
de le guérir, s'il te laissait
1875briser les images des dieux
dans ses maisons, dans ses portiques,
dans ses jardins? Tu es venu
seul, à la tombée de la nuit;
et, plus tard, d'autres destructeurs
1880sont venus avec des marteaux
bien plus lourds. Tu as renversé
les statues, les autels. Tu as
chargé d'épouvante et de crime
la nuit. Nous sommes tous tremblants.
1885On voit des larves, on entend
des sanglots. Les esclaves hurlent
dans l'ergastule, ou se rebellent,
ou invoquent le changement.
Nous avons perdu tous nos dieux,
1890en vain. Mon maître, dans les nœuds
de la douleur, t'appelle, toi
qui as guéri l'aveugle, toi
qui as consolé la muette,
toi qui sur cette chair souffrante
1895as fait pacte de délivrance
sans le remplir!
LE SAINT.
Il est dans les nœuds de la fraude.
Il est tout noué de mensonges.
La Peur d'un côté de sa couche
1900se tient, et la Ruse de l'autre.
Tu vois, tu vois. Il me cachait
les incantations, les charmes,
les sortilèges et les philtres,
et toutes ses magiciennes
1905impures, avec tous ses rites
impies. Tu vois.

Il indique au Syrien les femmes abattues près des cippes.

GUDDENE.
Nous avons trouvé dans les niches,
derrière les statues, des livres
et des tablettes.
PHLEGON.
1910Un esclave nous a montré
tout à l'heure, dans une chaise
du maître, enlevant une planche
d'ivoire, un amas de rouleaux
magiques; puis des calcédoines
1915gravées d'images et de chiffres;
et puis des mains d'argent, des têtes
d'argile crue…
LE SAINT.
Et ces sept femmes enchaînées?
Réponds, Helcite.
HELCITE.
1920Seigneur, elles sont des captives
de Sidon qui seules possèdent
le secret des teintes en pourpre,
réservées jadis aux grands prêtres
et aux voiles du Temple. Il faut
1925qu'on les enchaîne.
LE SAINT.
Homme, tu mens. Or, si ton maître
veut se délivrer de ses maux,
qu'il manifeste ce qu'il cache.
Il me faut détruire avant l'aube,
1930ici, toute œuvre des démons.
La nuit est brève.
HELCITE.
Il y a des jardins, je pense,
des jardins suspendus, avec
ces arbres odorants d'où coule
1935ce baume qu'on nomme sarran,
plus doux que tous les aromates.
Et personne autre n'a joui
de ces arbres, fors le seigneur.
Jamais je n'ai franchi ce seuil.
1940Et je ne sais. Mais toi, peut-être,
tu sais, Zachlas.

L'Égyptien est debout, enveloppé d'un pagne bleu, un pied en avant, les deux mains ballantes.

LE SAINT.
Homme, tu mens.
ZACHLAS.
Ni moi non plus, je n'ai franchi
ce seuil. Je sais qu'il n'y a pas
1945de dieux, pas d'images divines,
mais des merveilles, comme l'orgue
hydraulique de l'empereur
Néron, rétabli par Eunoste.
Et, quand Jule était en Égypte,
1950un homme de Phylace vint
et dit qu'il voulait lui montrer
le monstre disparu qu'on nomme
Hippocentaure chez les Grecs,
embaumé dans du miel. Je doute
1955que cette merveille ne soit
enfermée là…
EUTROPE.
Frappe-le, donc, au nom du Christ,
frappe-le, cet adorateur
du Chien et du Bœuf. Frappe fort!
1960Il ose se jouer de toi.
Qu'on le châtie!

Des affranchis de la famille surviennent, l'un après l'autre, essoufflés, effarés.

LES AFFRANCHIS.
—O Helcite, Helcite! Zachlas!
—Comment ne revenez-vous pas?
—Il est à bout.
—Seigneur, seigneur,
1965il t'appelle. Viens le guérir!
Tu l'as promis.
—Viens l'arracher
aux affres de la mort!
—Son fils
Vital te supplie, te conjure.
—Comment pourrais-tu le trahir?
1970—Tu as accompli la ruine.
Accomplis enfin la promesse.
—Partout est l'horreur et l'effroi.
On ne marche plus. Les statues
renversées encombrent les seuils.
1975Des bûchers brûlent. Les esclaves
se pressent traînant leurs malades.
Les femmes pleurent. Les enfants
crient. Tous les détours sont bouchés
par cette masse lamentable
1980que rien n'écarte ni n'arrête.
Que feras-tu?
LE SAINT.
Laissez qu'ils viennent. Le Royaume
des cieux est semblable au levain
que la plus humble de ces serves
1985cache dans trois muids de farine
jusqu'à ce que toute la masse
lève et fermente.
UN DES AFFRANCHIS.
Mais que feras-tu de ton hôte,
ô destructeur?
LE SAINT.
1990Que cet homme, chef de maison,
tire de son trésor des choses
nouvelles et ne cache pas
les anciennes. Le dieu nouveau
le guérira.
HELCITE.
1995Or il veut qu'on ouvre la porte
d'airain. Or il veut tout détruire
Allez et portez le message
à Vital, qu'il vienne et résolve.
LES AFFRANCHIS.
—Tu veux détruire le prodige
2000de Setar, la Chambre magique!
—On a dépensé des milliers
de sesterces, pour l'établir.
—Et de l'or, du cristal, du bronze,
des verreries, des pierreries,
2005sans nombre.
HELCITE.
Tais-toi! Tais-toi!
LES AFFRANCHIS.
C'est
le Zodiaque circulaire,
comme celui de Cléopâtre.
—Et l'ordonnance des planètes
les cercles de la géniture,
2010les cycles des lieux.
—O seigneur
très saint, et comment pourrais-tu
la détruire, cette merveille
des merveilles?
—Elle simule
la lyre heptacorde d'Orphée.
2015—On peut tout prédire et connaître
par les tables des mouvements,
par les combinaisons des signes.
ZACHLAS.
Taisez-vous! Taisez-vous!
LES AFFRANCHIS.
—Seigneur,
non, tu ne la détruiras pas!
2020—Elle contient les domiciles
planétaires et les trigones
et les décans, d'après les listes
de Démophile.
—Et le quadrant
vital, avec les horoscopes
2025aphètes de Ptolémée.
—Sois
juste! Sois clément!
—On y trouve
le Thème du Monde et de Rome,
les domaines des Douze Signes,
et les Douze Sorts hermétiques.
2030—Parfois l'incantation force
la Figure zodiacale
à descendre, et la tient captive
dans l'or, le cristal et l'airain.
—La Vierge à l'Épi d'or, la femme
2035couchée sur le cercle, la tête
en avant, est bien ta patronne,
seigneur. Pourrais-tu la frapper?
—Elle protège les Chrétiens.
—Peut-être, elle est la sœur des Anges
2040révélateurs de l'Avenir.
—Déjà tes Patriarches sont
dans le Zodiaque, tes Anges
dans les planètes.
—Samael
est l'Ange de Mars; Anael,
2045l'Ange de Vénus; Gabriel,
l'Ange de la Lune.
—Setar
le Mage, le grand astrologue
théurge de la descendance
de Bérose, a fondé cette œuvre
2050dans la pierre et l'airain. Comment,
comment pourras-tu la détruire,
seigneur?
LE SAINT.
Je détruirai cette œuvre
des démons. Je vaincrai la pierre
et l'airain. J'abattrai la porte.
2055Et le Roi de gloire entrera.
UN DES AFFRANCHIS.
Seigneur, trois Mages, cependant,
se trouvèrent à la naissance
du Christ. Dieu se servit d'un astre
pour les avertir. Et, afin
2060que le présage fût compris,
ne dut-il pas observer toutes
les Règles?
LE SAINT.
L'étoile des Mages
vint annoncer la royauté
nouvelle et la fin des démons.
L'AFFRANCHI.
2065Elle était un signe horoscope.
LE SAINT.
Elle fut clouée par mon Dieu
au cœur vivant du Ciel, en gage
de la parole radieuse
parlée par la bouche de l'Oint.
2070Tu la sauras.

Par tous les détours du dédale, à la double issue, se prolonge la clameur du troupeau. Des malades paraissent, aux bras de leurs parents, agités, illuminés d'espoir.

LES ESCLAVES.
—A toi, nous venons tous à toi,
seigneur!
—Nous sommes tous à toi!
—Nous t'avons attendu, berger!
Berger, nous sommes ton troupeau.
2075Garde-nous!
—Nous avons veillé
toute la nuit dans les ténèbres
pour attendre le changement.
—Plusieurs d'entre nous ont marqué
l'heure d'attente avec les gouttes
2080les plus tristes de leurs ulcères.
—Nous avons crié, sangloté
vers toi pour que tu nous rachètes
et nous délivres, vers toi, maître,
pour que tu nous guérisses et
2085nous consoles.
—Si nous pleurons,
serons-nous consolés?
—Tu vois:
nous moulons le blé; mais la force
nous broie, comme du blé mauvais,
entre deux pierres.
—Nous avons
2090saigné, nous aussi, sous les verges,
sous les lanières.
—Si les dieux
marchent sur les hommes, les hommes
marchent sur nous, avec l'os dur
de leur talon.
—Jamais un dieu
2095n'a rien fait pour nous soulager,
ni jamais un homme. Celui
que tu annonces, homme et dieu,
que fera-t-il pour notre faim
et pour notre soif, pour nos cœurs
2100et pour nos poignets?
—Apprends-nous
le cri qui sera écouté,
seigneur!
—Apprends-nous la prière
qui sera exaucée!
—Tu as
descellé les yeux de la femme
2105d'Attale. Or elle te regarde.
—Et tu as délié la langue
d'Alcé, la femme de Venuste.
Or elle te loue.
—Nous voici,
seigneur. Ne guéris pas le maître,
2110mais guéris les serfs.
—Si tu veux,
seigneur, tu peux.
LE SAINT.
Hommes, m'avez-vous vu toucher
de mes doigts les yeux de l'aveugle?
Ai-je donc touché de mes doigts
2115les lèvres d'Alcé? L'une a vu,
l'autre a parlé; mais leur foi seule
les a guéries. Votre foi seule
vous guérira.
LES ESCLAVES.
Seigneur, nous voulons voir un signe
2120de toi!
—Un signe!
—N'est-il pas
le Guérisseur, celui dont tu
nous apportes le témoignage?
—N'est-il pas le Consolateur?
Et ne viens-tu pas en son nom?
2125—Tu as renversé les statues
d'Asclépios, de Télesphore,
d'Hygie, dispersé les offrandes
votives, foulé les couronnes,
brisé les tables de prodiges.
2130Et tu veux nous laisser nos fièvres,
nos plaies, nos ulcères, nos veines
relâchées, nos os fléchis, tous
nos maux et toutes nos souffrances!
—Ton dieu n'est-il pas plus puissant
2135que le petit dieu qui grelotte
sous son capuchon?
—Moi, je suis
de Titane, et je suppliais
Alexanor.
—Et moi, je suis
macédonien, et j'offrais
2140à Darrhon mes vœux.
—Mais ton dieu
n'est-il pas le dieu des miracles?
—Tu as renversé Apollon
qui tue et qui guérit. Le tien
ne tue jamais, guérit toujours.
2145—Debir, Ménès, parlez, parlez,
vous qui cachez dans vos poitrines
les Écritures roulées.
—Toi,
Pantène.
—Lucipor de Thrace,
et toi.
—Car on lit sous la lampe
2150mourante, jusqu'à l'aube claire,
toutes ses guérisons.
—La femme
d'Hur, courbée comme la glaneuse
aux champs, qui n'avait jamais pu
se redresser.
—Et ce lépreux
2155surgi tout blanc dans le soleil,
quand Il venait de la Montagne.
—Et ces hommes qui descendirent
par l'ouverture faite au toit
le paralytique étendu
2160sur le grabat.
—Et, aux pays
des Gadaréniens, les deux
démoniaques bondissant
des sépulcres.
—Et, quand déjà
les joueurs de flûte venaient
2165avec les pleureuses au deuil,
l'enfant de Jaïre saisie
par la main, tirée du sommeil.
—Et, dans la contrée de Sidon,
l'enfant de la Cananéenne,
2170possédée de l'Esprit impur.
—Et, sur la mer de Galilée,
cette multitude sans pieds,
sans mains, sans yeux, sans voix.
—Et l'homme
qui amena le lunatique
2175fasciné par l'eau et le feu,
disant: Aie pitié de mon fils.
—Et, aux portes de Jéricho,
le fils aveugle de Timée.
—Et, dans la ville de Naïm,
2180le fils de la veuve porté
en terre, quand Il s'approcha,
toucha le cercueil, et soudain
le mort se dressa.
—La main sèche
fut saine.
—Dans la Samarie,
2185les dix lépreux ensemble furent
purifiés.
—L'homme malade
depuis trente-huit ans, à la Porte
des Brebis, toujours en attente
sur la piscine, se leva
2190et s'en alla.
—Dans la maison
du Pharisien, l'hydropique
fut allégé de ses eaux tristes,
soudainement.
—L'Hémorroïsse,
exsangue depuis douze années,
2195n'eut qu'à le suivre et à toucher
sa robe de lin.
—Souviens-toi!
Souviens-toi!
—Toujours, au coucher
du soleil, près des sources, près
des citernes, sur les chemins,
2200sur les rivages, sur les places
publiques, on lui amenait
des tourbes de démoniaques
et d'infirmes. Il suffisait
qu'ils disent: Aie pitié de moi!
2205—Il crachait à terre, formait
de la boue avec sa salive.
—Qu'il te souvienne de Lazare,
Ménès, toi qui as lu!
—Lazare,
l'homme de Béthanie!
—Seigneur,
2210et tu ne veux pas nous donner
des signes!
—Mais Thomas lui dit:
«Il y a une seule chose.
Nous voulons voir des morts couchés
au fond des tombeaux, que tu aies
2215ressuscités: et cela comme
signe.»
—L'apôtre demandait
un signe!
—Thomas lui disait:
«Nous voulons voir des ossements
qui se sont disjoints, comment ils
2220se réuniront l'un à l'autre,
en sorte qu'ils puissent parler.»
—Que répondit-Il?
—Quelle fut
sa réponse?
—«Thomas», dit-Il
«viens avec moi. Les os disjoints
2225se réunissant de nouveau,
je te les montrerai. Viens donc,
viens jusqu'à Béthanie, Didyme,
viens. Je te montrerai les yeux
de Lazare qui sont vidés
2230par la pourriture. Didyme,
viens avec moi. Les lèvres blêmes,
déjà dissoutes sur les dents
de Lazare, tu les verras
remuer, tu les entendras
2235parler. Viens avec moi, Didyme,
jusqu'à Béthanie, si tu veux
voir et entendre.»

Sébastien bondit, dans un emportement soudain. Le Copte s'interrompt; et son teint de cuivre jaune semble se décolorer sous ses cheveux noirs et frisés, tandis que sa lèvre charnue tremble.

LE SAINT.
Esclaves, esclaves, oui, cœurs
épaissis! Ménès, tu as lu,
2240tu as bien lu, avec tes yeux
ronds d'oiseau nocturne, oui, oui,
je te le dis en vérité,
tu as bien lu. «Viens avec moi,
Didyme,» le Maître disait
2245«si tu cherches à voir des os
se rejoindre les uns aux autres,
se dresser, marcher vers la porte
du tombeau. Tu cherches des mains
qui s'étendent, qui se soulèvent.
2250Viens, je te montrerai les mains
de Lazare liées de leurs
bandelettes. Mon doux ami,
viens avec moi; car je désire
ce que tu as pensé. Les sœurs
2255m'attendent.» Et ils s'en allèrent.
Ils furent devant le tombeau.
Et alors Didyme pleura.
Mais Jésus avait une voix
joyeuse comme une amertume
2260puissante de songe et de vie.
Saurez-vous jamais, ô esclaves,
laquelle, de cette tristesse
et de cette allégresse, était
la plus amère? Et Il disait:
2265«Doux ami, ne t'afflige pas.
Tu veux le signe. Ote la pierre,
et je ferai sortir celui
qui est mort. Ne t'afflige pas.
Enlève la pierre, Didyme.
2270Regarde bien, regarde bien
le mort, comme il dort. Viens et vois
les ossements, comme ils reposent.
Regarde bien celui qui dort,
comme il est composé. Regarde
2275chaque tache dans tous ses linges
Didyme, avant que je ne jette
l'appel qui le fera surgir.
As-tu bien vu?» Thomas voyait
à travers les pleurs et la honte.
2280Tel le nouveau-né dans ses langes,
tel le mort dans ses bandelettes.
Et toute la vie paraissait
blême. «Lazare, viens dehors!»
Le genou surgit le premier.

La voix semble rendre présent le prodige dans l'ombre chaude d'haleines. La tourbe des suppliants tressaille, saisie de terreur.

2285Et toute la vie était comme
toute la mort.

La tourbe frissonne et recule, devant la vision blanche du Ressuscité dans son linceul.

LES ESCLAVES.
—Seigneur, seigneur, tu nous effraies!
—Nous avons vu.
—Nous avons vu.
—Nous avons vu.
LE SAINT.
2290O misérables, attachés
à la vie comme les tourteaux
des olives à la couronne
de la meule qu'ils souillent, comme
dans le cellier froid les limaces
2295à l'anse de l'amphore qu'elles
engluent, pourquoi vous guérirais-je
si, étant confesseurs du Christ,
vous êtes les serfs de la peine,
vous êtes voués aux métaux
2300aux bûchers, aux bêtes, aux pires
tourments? Croyez-vous que les crocs
léonins sauront reconnaître
les infirmités de vos os?
J'épie vos cœurs.
UN ESCLAVE.
2305Pourquoi donc as-tu délié
la langue d'Alcé la muette,
seigneur? pourquoi?
LE SAINT.
Pour qu'elle puisse confesser,
avec la parole mûrie
2310dans l'affliction du silence,
le dieu nouveau
L'ESCLAVE.
Pourquoi donc as-tu descellé
les yeux de la femme d'Attale,
seigneur? pourquoi?
LE SAINT.
2315Pour qu'elle puisse regarder
le bourreau bien en face et voir
sur la nativité de l'âme
l'éclat du sang.
L'ESCLAVE.
Tu nous enseignes à souffrir
2320et à mourir.
LE SAINT.
A renaître.
L'ESCLAVE.
Où renaîtrons-nous?
LE SAINT.
Dans le Royaume.
L'ESCLAVE.
Et où est-il,
le Royaume?
LE SAINT.
Il est hors du monde.
L'ESCLAVE.
Montre-le-nous.
LE SAINT.
Et votre foi?
L'ESCLAVE.
2325Donne-nous un signe visible.
LE SAINT.
Le sourire.
L'ESCLAVE.
Mais quel sourire?
LE SAINT.
Hier, dans le prétoire, un serf
comme toi, Cloanthe, pleurait
sans bruit, sous les ongles de fer.
2330On lui dit: «Tu pleures, Cloanthe.»
Il répond: «Je ne pleure pas
sur ma vie; mais mon corps est boue,
et il en suinte des gouttes.»
Quelqu'un n'a pas pleuré; c'est peu,
2335il n'a pas répondu; c'est peu,
il n'a pas remué; c'est peu,
il a souri: des yeux, des lèvres,
du front, de toute l'âme libre,
de toute sa félicité
2340immortelle, a souri, souri
vers les cieux qui divinement
furent pâles de ce sourire
humain, comme d'une aube neuve,
tout pâles de cette douleur
2345souriante comme d'un jour
surgi de plus loin que la Mer,
d'une profondeur plus profonde
que l'Orient!

Sa parole est comme le brandon qui allume les chaumes, quand le vent souffle.

ALCÉ.
—Seigneur, seigneur, nous sourirons
2350quand il faudra mourir.
CORDULE.
Seigneur,
comme je te vois, que je voie
face à face le Dieu vivant!
LES ESCLAVES, LES BRISEURS D'IDOLES, LES ZELATEURS, LES CATECHUMENES.
—Guerrier, nous sommes tous à toi,
pour ta guerre!
—Prends-nous, et sains
2355et malades, avec nos forces
et nos plaies.
—Que nous soyons
les dalles du chemin de gloire!
—A l'aube, nous ne connaîtrons
plus nos visages.
—Connais-tu
2360nos cœurs profonds?
—Sébastien,
archer du Christ, ô le plus beau
entre les enfants des mortels,
perce nos cœurs de ton regard.
Voici. Nous t'ouvrons nos poitrines
2365meurtries par la sangle des meules.
—La mort est vie. Que nous soyons
moulus comme froment de Dieu,
pressés dans le pressoir de l'Oint!
—Que nous soyons les affranchis
2370du Christ.
—Que nous puissions Le voir
face à face!
—Ah, c'est trop attendre
—Nous ne pleurons que dans l'attente.
Mais nous rirons quand il faudra
combattre.
—Abrège pour nous l'heure
2375du saint combat!
—C'est trop attendre.
—Mais Il est terrible!
—Il n'habite
que les cœurs qu'il déchire.
—Toute
votre chair immonde est en faute
devant Lui qui porte l'annonce
2380des béatitudes célestes.
—Il a dit: «Je suis doux. Mon joug
est doux, mon fardeau est léger.»
—Seigneur, puisque tu as brisé
tous les dieux de sang et de fange,
2385dresse devant nous Son image,
pour que nous puissions L'adorer!
—Est-Il beau? plus beau qu'Apollon?
—Il apparaissait aux disciples.
T'est-Il apparu?
—Parle! Parle!
2390—Réponds, seigneur!

Le Jeune Homme est assis sur la plus haute marche de l'escalier septénaire qui monte à la porte. Une mortelle angoisse étreint son âme, étouffe sa voix.

LE SAINT.
Sa face est cachée, tout Son corps
est voilé.
LES MEMES.
—Tu trembles, seigneur.
—N'oses-tu pas Le découvrir?
—N'as-tu pas l'Image cachée
2395dans ta poitrine?
—Écoute, écoute,
seigneur: par la pierre brisée,
par l'airain tordu, par le bois
fendu, par ton impitoyable
marteau, par ton bras destructeur,
2400par le fer, par le feu, par cette
nuit de vengeance, je t'adjure.
Il n'y a plus un dieu debout
devant nous. Dresse devant nous
Son image, que nous puissions
2405Le connaître, que nous puissions
L'adorer, et que nous puissions
Lui dire aussi: «Fils de David,
ô Jésus, aie pitié de nous!»
LE SAINT.
Il n'a plus de corps, Il n'a plus
2410de sang. Il a donné Son corps
et Son sang pour les créatures.

Les plus proches soufflent sur l'angoissé leur sombre ardeur. Les voix sont contenues mais frémissantes. Il semble que le vent oriental des apparitions courbe les têtes des néophytes, dans cette ombre qui est semblable à l'ombre des arénaires et des catacombes. Quelqu'un des plus jeunes, parfois, se retourne avec un sursaut de frayeur, comme Jean sur la route d'Emmaüs.

LES MEMES.
Comment donc est-Il apparu
aux disciples avec Son corps
et Son sang?
—Il vint et se tint
2415au milieu d'eux; Il leur montra
Ses mains et Son côté.
—Ils virent
les meurtrissures.
—Il souffla
sur eux.
—Ils dirent à Thomas:
«Nous L'avons vu.»
—Didyme alors
2420répondit: «Si je ne mets pas
le doigt dans la marque des clous
et si je ne mets pas la main
dans Son côté…»
—Jésus revint
alors et dit: «Mets donc ton doigt
2425ici, Didyme. Mets ta main
dans mon côté.»
—Seigneur, seigneur,
ah, pourquoi veux-tu nous cacher
Sa figure?
—Il dit: «Touchez-moi.
Un Esprit n'a ni chair ni os,
2430comme vous voyez que j'ai.»
—Parle,
seigneur, réponds. Quel est ton trouble?
—N'est-ce pas vrai qu'il demanda
quelque chose à manger?
—Il prit
le pain, le rompit. Il eut d'eux
2435un morceau de poisson grillé.
Et Il le prit et le mangea
devant eux.
—N'est-Il pas vivant?
Il est vivant. Tu l'as bien dit.
—Il entra chez les Onze, quand
2440la porte était fermée. Seigneur,
dis, ne pourrait-Il pas entrer
par cette porte?

Des regards se lèvent, comme si les paupières étaient renversées par les battements de l'attente.

LE SAINT.
Je mourrai, demain je mourrai.
Je Le verrai. Si vous voulez
2445Le voir…
LES MEMES.
—Hélas, seigneur, hélas,
tu nous abuses! Ne vois-tu
pas nos cœurs?
—Comment pourrais-tu
L'aimer de cet amour? Comment
pourrais-tu fermer les yeux, être
2450si blême, et dans toutes tes veines
trembler d'un tel amour, si tu
n'avais jamais connu Sa face?
Car tu trembles.

Tel le jet de la veine coupée, ou le débordement des pleurs, tel l'éclat de l'angoisse insoutenable.

LE SAINT.
Je tremble parce qu'en mon âme
2455je porte le poids de l'opprobre.
Ils L'ont frappé à coups de poings,
ils L'ont tout meurtri de soufflets,
ils ont craché sur Lui. Sa face
est défigurée. Sur Ses joues
2460coulent les crachats et le sang.
Sa bouche est livide et gonflée.
Ses dents sont toutes ébranlées.
Et Ses paupières, et Ses yeux,
hélas, hélas!

Il est suffoqué par les sanglots. Il couvre de ses paumes sa pâleur d'agonie.

2465Il est pire que le lépreux,
Il est pire que le rebut
du peuple, que le ver de terre
qu'on écrase sous le talon.
Hélas! Hélas!

L'émoi serre la gorge des néophytes. Ils se regardent entre eux, éperdus.

LES MEMES.
2470—Est-ce vrai!
—Seigneur, est-ce vrai!
—Est-ce donc vrai, que Son aspect
effraie et repousse, qu'Il est
hideux à cause de nos crimes
et de nos maux?
—Est-ce donc vrai
2475qu'Il est sans beauté?
—La parole
du Prophète s'est accomplie:
«Il s'élèvera devant Lui
comme le rejeton qui sort
de la terre sèche.» Est-ce vrai?
2480«Il est sans beauté, sans éclat.
Nous L'avons vu sous le mépris,
plus vil que le dernier des hommes:
Homme de douleurs, de langueurs,
expert en souffrances: Visage
2485caché…»
—Tu pleures!
—Est-ce vrai?
«Comme une brebis qui ne bêle
pas devant celui qui la tond,
Il n'a pas desserré la bouche
dans Sa douleur.»
—Mais n'est-Il pas
2490redevenu Rayon de gloire,
comme Il était sur la montagne
avec Moïse, avec Elie
et les torrents?
—N'était-Il pas
blanc et vermeil, beau entre mille,
2495lorsque la divine Marie
Le nourrissait?

Cordule, Alcé, d'autres femmes, s'élancent.

—Je te supplie,
seigneur. Montre-nous la figure
de la Vierge céleste!

Les Voyantes tressaillent au pied des cippes triangulaires. Quelques-unes se dressent et prêtent l'oreille, comme si la mélodie d'Erigone traversait de nouveau les silences de leurs songes.

—Dis,
dis: n'est-elle pas la couleur
2500du Printemps?
—N'est-elle pas mère
de toutes choses ineffables?
—Ne vient-elle pas sur la route
des planètes, domptant d'un pied
léger les constellations
2505funestes, comme une poussière
dorée?
—Quelles sont les offrandes
qu'elle aime?
—Seigneur, si tu dresses
ses images, elles seront
toujours fleuries.
—O femmes, femmes,
2510comme l'Autre est née de l'écume,
elle est née de la douleur.
—Vierge,
elle n'avait que sang et larmes.
Et, vierge, n'ayant pas de lait,
elle ne donna que la fleur
2515de son âme.
—Le Fils a dit
de la Mère: «Celui qui t'aime
aime la Vie.»
—Et Il a dit:
«Salut, mon vêtement de gloire
dont je me suis vêtu venant
2520dans le monde.»
—Or il est écrit
au Livre: «Chacun Le verra
portant la chair qu'Il a reçue
de Marie la Vierge sans tache.»
—Ah, qu'importe qu'il soit meurtri?
2525Qu'importe qu'il soit tout sanglant
et souillé? Combien doit-Il être
beau toutefois, seigneur, si tu
L'aimes d'un tel amour!

Un esclave de la Mésopotamie s'approche, les sandales de sparterie dépassant à peine sa longue tunique violette. Et il parle bas, dans sa barbe exacte qui adhère à sa lèvre comme les tuyaux d'une syrinx d'ébène.

—Seigneur,
je suis de la terre nourrie
2530par les deux Fleuves. A Edesse,
je le sais, on pouvait encore
voir la statue que les légats
d'Abgar rapportèrent au roi.
—Tu l'as vue, Nadab!
—Elle était
2535enfouie dans l'herbe sauvage,
parmi les décombres.
—Nadab,
tu l'as vue!
—Sa figure était
polie par les ans et les eaux,
semblable aux galets de la mer.

Un catéchumène, cocher du Cirque, aux braies bigarrées, s'approche et parle bas.

2540—Seigneur, je le sais. Une femme
de Galaad, nommée Safan,
vendeuse de baumes, a dit
avoir vu de ses yeux l'empreinte
de la Face au milieu du linge
2545dont se servit l'Hémorroïsse
quand elle essuya la sueur
et le sang de Jésus montant
au Calvaire.

Un décan aveugle, chauve et débile, s'approche et parle bas.

—Sébastien,
tu peux me croire. Je suis sauf
2550pour glorifier le Christ roi
et ses Martyrs. Je me trouvais
dans l'arénaire de la Voie
Appienne, quand on boucha
le souterrain avec des pierres
2555et du sable. Les enterrés
vivants purent voir deux images
d'or que l'Acolyte porteur
des saintes espèces disait
avoir reçues du martyr grec
2560Hadrias. Mais je suis aveugle.
L'une représentait Jésus;
et l'autre, Orphée…

Ici, à l'une des issues, la tourbe s'agite. Des cris éclatent. On voit un mouvement d'hommes qui cherchent à entraîner une créature farouche. L'angoissé bondit et regarde, les yeux brûlés de larmes.

—Sébastien,
Sébastien, elle est ici,
elle est ici, je te l'amène,
2565la fille malade des fièvres!

Des zélateurs accourent, des femmes s'élancent.

—Qui est-elle?
—Magdalâwit!
—Mariamme!
—On ne connaît pas
son nom véritable.
—Elle change
toujours.
—On l'appelle la Reine
2570malade des fièvres.
—O Reine!
—Descends-tu des rois d'Idumée?
—Elle descend de cet Hérode
qui vint à Rome avec la fille
d'Aristobule.
—Elle descend
2575d'Athronge, de ce roi berger
qui par le légat de Syrie
fut mis en croix avec deux mille
rebelles.
—Sébastien, c'est
elle qui trempa le suaire
2580dans le sang de ta main percée
par la corne de l'arc, le jour
de ta gloire!
—Elle se débat.
Elle veut s'échapper.
—Répète
au seigneur ce que tu as dit!
2585—Elle l'a dit. J'ai entendu.
—Ah, sauvage, sauvage! As-tu
des griffes?
—Seigneur, la voilà,
la Reine malade des fièvres!

Ils poussent devant eux une créature inconnue qui, se dégageant, s'arrête au milieu du cercle tumultueux. Elle y demeure, ployée comme une flamme basse sous la rafale. De sa voix sourde, elle semble encore résister.

LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Je ne veux pas être guérie.

Elle est couverte d'une robe de pourpre flétrie comme une botte de pavots coupés. Elle porte une bandelette de pourpre autour de sa crinière noire et bleue.

BASILE.
2590Dis la chose! Dis cette chose!
PHLEGON.
Mais elle est folle.
ATHANASE.
On croit qu'elle est
une Larve.
LE SAINT.
Parle, ma sœur.

Elle met une paume contre ses lèvres, pour les empêcher de trembler.

BASILE.
Seigneur, elle a dit: «Je possède,
moi, le linceul du Christ.»
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Non, non,
2595je ne l'ai pas dit. C'est un rêve.
J'ai dit: «Il n'y a point de paix.»
LE SAINT.
Sœur, je connais ta voix. Où l'ai-je
entendue?
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Je suis une voix,
seigneur; et mon cri se leva
2600avant le jour pour t'annoncer.
«Archer de la vie, je bénis
ton œil, ta main, ton arc, tes traits.»
Ce fut mon cri. Et je t'apporte,
dans un cristal d'azur, un baume
2605de Galaad.
LE SAINT.
Quel baume, sœur?
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Un doux baume de Galaad.
Or quelqu'un va dire: «Pourquoi
ne pas avoir vendu ce baume?
Il vaut trois cents deniers.»
LE SAINT.
Ma sœur,
2610tu es malade.
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Chaque jour
mes tempes sont prises par une
fièvre nouvelle. Est-ce une honte,
si ma vie brûle pour l'amour
de l'Amour?
LE SAINT.
Tes yeux sont fardés,
2615tes ongles sont peints.
LA FILLE MALADE DES FIEVRES
Ah, seigneur,
j'effacerai, j'effacerai
tout cela. Mais ne fut-il pas
un Ange, Azaël, qui montra
l'antimoine et le fard pour teindre
2620les paupières? L'un de ces Anges
qui choisirent des filles d'hommes
et se souillèrent avec elles…
Et il n'y aura plus de paix
ni plus de pardon pour des veines
2625qui charrient un sang si mêlé.
Et j'ai entendu les reproches.
Et j'ai vécu dans mon sommeil
ce que je dis avec ma langue
de chair. J'ai vu les sept planètes
2630enchaînées, les astres qui ont
transgressé le commandement
de la Lumière à leur lever…
Cela me revient de très loin.
J'effacerai, j'effacerai
2635par mes pleurs le fard de mes yeux.

Ici elle s'arrête et semble se figer. Puis, d'un accent si étrange que tous les cœurs en tremblent, elle prononce les paroles qui font présente sa vision.

Il était couché sur le lit
bas, du côté de la fenêtre.
Les ombres croisées du grillage
tombaient sur Sa robe rayée.
2640Lazare trempait un morceau
de pain dans des herbes amères,
mais sans le porter à sa bouche
qui gardait le goût de la mort…

Ici Sébastien se rapproche d'elle et la regarde de près. Il parle bas, comme s'il craignait de la réveiller.

LE SAINT.
Un Esprit l'habite. Un Esprit
2645en elle parle. On sent partir
d'elle la chaleur de sa fièvre
comme une vertu. Qu'on l'écoute
en silence.
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Il était dans l'ombre
de la mort, déjà solitaire.
2650Bien qu'il y eut quelques doux fruits,
Il flairait l'odeur de la terre
et le remugle de la nuit
dans la chevelure trop sombre
de Lazare. Et j'étais sans voix;
2655car j'avais découvert la croix
que sur Son front la ride droite
faisait avec les deux sourcils.
Et mes yeux s'étaient obscurcis
dans le fard des paupières. Moite
2660j'étais et froide, dans ma fièvre,
tour à tour comme dans l'écume
et dans la cendre. Entre mes lèvres
blêmes j'avais Son amertume
et ma soif. Et, bien que mon sang
2665dans mes tempes et dans ma gorge
fût comme un tonnerre incessant,
j'entendais le bruit de la meule
en moi-même, comme si seule
mon âme vive, et non cette orge,
2670était broyée par le granit.
«Je n'entends plus cette hirondelle,
Marthe, qui avait fait son nid
dans la chambre haute.» Ombre d'ailes,
ombre d'ailes sur Ses mains pures!
2675Je respirai les fleurs futures
dans Sa voix. Mais Il regardait
toujours Lazare, Il regardait
toujours l'homme vivant et mort,
cet œil morne sous la paupière
2680jaune. Comme devant la pierre,
soudain «Lazare, viens dehors!»
Il cria de nouveau, tout pâle,
devant la face sépulcrale
courbée sur le triste repas.
2685Lazare ne répondit pas,
mais se retourna dans sa place.
Et ils pleurèrent, face à face.

Tous à l'entour palpitent, attentifs au souffle de l'Inspirée. La voix de Sébastien tremble, dans la profondeur des croyances.

LE SAINT.
O fiévreuse, où les as-tu vues,
ces choses? Elles ne sont pas
2690dans le Livre. Avec quel Esprit
as-tu communié? Qui t'a
donné l'âme qui t'illumine
à travers ta faiblesse? Es-tu
revenue du sommeil des siècles
2695morts, dans ton aspect de sibylle
tournée vers ce qui ne peut pas
mourir?
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
O Saint, regarde-moi
bien, regarde-moi de plus près,
comme on tend les mains pour atteindre.
2700Je suis le but qui est frappé
et je suis le trait qui le frappe.
Je sais des choses. J'ai appris
des mystères. Et je connais
ma faiblesse. Ils tremblaient d'effroi.
2705Et Il leur dit: «Ne craignez rien,
c'est moi. N'avez-vous pas connu
votre faiblesse, maintenant?».
A Simon Pierre, Il apparut
sous l'aspect de la flamme; et Pierre
2710s'enfuit. A Jean Il se montra
sous la forme du cristal blanc,
car Jean était vierge. A Philippe,
sous l'aspect de la mer; à Jacques,
sous l'aspect d'une épée tranchante;
2715à Nathanael, sous l'aspect
d'une colombe. Sous la forme
d'un bœuf, à Thomas; à Matthieu,
d'un enfant candide; à Thaddée,
d'un épi plein. A Jacques fils
2720d'Alphée, sous l'aspect de l'éclair.
Hommes, ne demandiez-vous pas
Ses images?

Elle s'avance très lentement, les deux poignets croisés sur sa poitrine. Sébastien parle bas à son affranchi punique.

LE SAINT.
Guddène, apporte
une torche pour éclairer
sa face.
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Et cet arbre qu'on prit
2725pour crucifier le Sauveur,
d'où vint-il? Un aigle, un grand aigle
le déracina du jardin
sis à l'orée de l'Orient,
que vit Hénoch fils de Jared.
2730Très haut il monta, de très haut
le jeta dans Jérusalem.
Et par cet arbre…

Guddène a arraché l'un des flambeaux plantés dans les poings de la muraille; et, se rapprochant, il incline tout à coup la flamme sur le front de l'Inspirée, qui sursaute d'une frayeur subite.

Ah, tu reviens,
Arédrôs, Arédrôs, avec
ton brandon terrible! Pourquoi
2735reviens-tu? Ne m'as-tu donc pas
assez profondément brûlé
la poitrine, jusqu'au sommet
du cœur? N'as-tu pas fait la place
assez profonde pour la sainte
2740relique?

Sous la rougeur de la flamme, elle recule éperdument, les bras croisés de toute sa force contre sa gorge. Mais l'Archer, la saisissant par les poignets, défait la croix de chair et d'os.

LE SAINT.
O possédée, quel nom
invoques-tu? Quelle est, quelle est
ta terreur? Je veux que tu parles;
je veux, je veux que tu me livres
ton secret.

Il la secoue et l'entraîne, avec une sauvage véhémence, se courbant sur la face convulsée qu'éclaire la torche ardente au poing de l'affranchi punique. Toute la tourbe, anxieuse et ivre de mystère, est tendue vers la lutte sacrée.

LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
2745Ah, laisse-moi! Lâche
mes poignets! Ne sépare pas
mes bras de ma gorge! C'est toi,
je le savais, c'est toi, c'est toi
l'Ange exilé. Tu me retrouves.
LE SAINT.
2750Que caches-tu dans ta poitrine?
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Non, tu ne vas pas ressaisir
ce que tu as scellé. Je sens
le clou à travers ta main gauche.
Ce n'est pas ton heure, Arédrôs.
LE SAINT.
2755Je ne suis pas l'Ange exilé.
Regarde-moi. Je suis l'Archer
de Dieu. Et le Seigneur m'inspire.
Ce que tu me caches, c'est Lui
qui me l'envoie. Si tu résistes,
2760il faut que je te force.
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Il faut
que tu me tues, que tu me cloues
contre l'arbre, que tu m'arraches
le cœur avec la chose sainte.

Une angoisse soudaine rompt les coudes au ravisseur. Il desserre la prise. L'inconnue croise de nouveau les poignets meurtris.

LE SAINT.
O Christ Seigneur, serait-il vrai?
2765O Seigneur Dieu, serait-il vrai?
Mon âme défaille, mes os
se disjoignent, mes yeux se voilent.
Jésus, la force m'abandonne.
A mon aide!

La femme est immobile, la tête renversée en arrière, le feu de son âme entre ses dents. De nouveau, il la saisit.

Ah, tu es brûlante
2770comme le fer rougi. Dis-moi,
créature de Dieu, dis-moi:
serait-il vrai ce que ces hommes,
ont cru entendre de ta bouche
en feu?
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Toute ma honte, toute
2775ma honte se transfigura,
blanche, en un miracle d'amour.
LE SAINT.
Réponds! Tu l'as sur toi? Réponds!
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Car ma bouche avait retrouvé
l'éponge aride mais encore
2780toute amère de myrrhe; et cette
éponge était encore au bout
du roseau qui avait frappé
la tête sainte.
LE SAINT.
Tu cherchais
au pied de la Croix…
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
J'étais seule,
2785j'étais seule. Ils étaient partis,
tous. Pierre l'avait renié.
Jacques d'Alphée s'était caché
dans la ravine du Cédron;
Philippe et Matthieu, dans la ville,
2790pour sortir la nuit en secret;
Barthélemi, avec Rakub
le fils de sa sœur, et Didyme
s'étaient éloignés sur un char.
André avait fui par la porte
2795du Fumier… J'étais revenue,
seule. J'avais laissé mourante,
près du suaire, Bérénice
la femme guérie de la source
de sang…
LE SAINT.
Le linceul, le linceul!
2800Tu vis Joseph d'Arimathie
et Nicodème envelopper
le Corps…
LA FILLE MALADE DES FIEVRES
C'était du lin d'Égypte
léger comme du bysse.
LE SAINT.
Ici,
dans ta poitrine, tu le caches!
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
2805Laisse-moi, laisse-moi, si tu
n'es pas l'Ange!
LE SAINT.
Frères, mes frères,
je le vois à travers la pourpre
resplendir.
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Mais quelles mains d'homme
pourraient y toucher?
LE SAINT.
Seigneur Dieu!

Envahi par la terreur sacrée, il lâche pour la seconde fois les poignets de la créature pantelante. Il tremble de tout son corps et vacille, devant la certitude redoutable. Effrayée, enivrée, la tourbe couve de tous ses yeux l'étrange larve de pourpre qui renferme la révélation. Au pied des cippes, les gardiennes des feux éteints écoutent, se traînant sur les genoux, de toute la longueur des chaînes.

2810Et tu le portes sur ta chair
moite de fièvre!
LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Je ne suis qu'une plaie divine.
Et Galaad n'a pas de baume
pour moi qui L'oignis. Ma poitrine
2815est au Seigneur, comme ta paume.
J'étais près du sépulcre cave.
Le Vigilant vint dans la nuit.
C'était l'un des Anges esclaves.
Je ne tremblais pas devant lui.
2820Je n'étanchais pas mes pleurs. Toutes
les eaux du monde étaient amères
de moi. La vie semblait dissoute
dans les fleuves de mes paupières.
Les étoiles des cieux tremblants
2825venaient s'éteindre à ma figure.
Ma douleur était la ceinture
du monde, comme l'Océan.
Or les lins gisaient sur le sable.
Et l'Ange dit: «Je te salue,
2830ô Pleureuse. Tu es élue:
car ta source est inépuisable.
Pour garder ce qui de Lui reste
ici, tu es élue. J'atteste
le Dieu qui m'exile et me lie
2835dans tous les liens de la terre
pour tous les âges.» Sa folie
le tachait comme une panthère
aux taches de feu. «Mais n'espère
pas de pitié.» Contre la roche
2840funèbre j'étais accroupie,
sans parole. «Il faut que j'expie
tes larmes!» Il était tout proche.
Et le brandon des incendies
flamboyait très haut dans son poing.
2845Il m'atterra. «J'atteste l'Oint
que tu es impure.» Raidie
de tous mes os, de tous mes nerfs,
j'attendais et mon châtiment
et ma gloire. Ses doigts de fer
2850découvrirent alors ma gorge
drue, comme les doigts d'un amant
qui veut, d'un bourreau qui égorge.
Et j'attendais. «O fille d'homme,
cria-t-il «je te mortifie,
2855te purifie, te glorifie,
avec le brandon de Sodome.»
Et le Déchu, qui par la faute
connaissait la douceur des seins
pâles, me marqua de son seing,
2860brûlant ma chair jusques aux côtes.
Je ne criai ni ne mordis.
Quand le feu toucha le sommet
de mon cœur, seul mon cœur bondit
vers le feu. Muette, immobile,
2865respirant l'horrible fumet,
j'attendais. Et il dit: «Jubile;
car la chose sainte a son lieu.
Et tu auras le diadème
royal, la pourpre de Sidon,
2870et ta fièvre.» Il prit le sindon
vide où Joseph et Nicodème
avaient posé le Fils de Dieu.
Il le plia sur ma poitrine.
Et il dit: «Tu le garderas».
2875Hommes, sous la croix de mes bras,
je ne suis qu'une plaie divine.

Elle se consacre. Elle semble avoir parlé par sa plaie même, comme par une bouche plus vive et plus profonde. Encore une fois la mélodie du saint combat a frappé les fronts, a percé les cœurs des néophytes. Guddène, qui derrière la révélatrice tenait le flambeau soulevé, maintenant le renverse et l'étouffe.

Sébastien grandit dans la prière. Et quand il s'agenouille, il semble qu'il s'exhausse.

LE SAINT.
Messagère inconnue, créée
ou non créée, que tu sois faite
de tes fièvres ou de tes larmes,
2880que tu portes en toi des forces
qui te sauvent ou qui te damnent,
larve de ce qui fut ou songe
de ce qui jamais ne put être,
je ne veux pas te conjurer
2885et je ne veux pas te connaître.
Dans ton mystère je ne vois
qu'une seule chose, une seule,
hors de ton souffle et de ta pourpre:
le sein terrible de la Foi.
2890Je te salue. Je me prosterne.
J'atteste mon Espoir, j'atteste
l'éternel Amour. Par le sang
qui teint, par la larme qui lave,
et par toutes ces âmes libres
2895et par tous ces hommes esclaves,
à genoux je te prie. Descelle
la croix de tes bras et révèle
les empreintes du Divin Corps.

Ici, elle ouvre les bras, admirable.

LA FILLE MALADE DES FIEVRES.
Voici ma vie. Voici ma mort.

Et de ses doigts elle écarte les plis de la pourpre sur sa poitrine, se couvrant d'une pâleur mortelle.

Tandis que Sébastien se lève et s'approche, toute la tourbe, d'un mouvement irrésistible, entoure les deux personnes sacrées. On n'entend que la pesante haleine de l'angoisse, La vaste voûte est pleine d'ombre. La face du Soleil et la face de la Lune reluisent sur les vantaux d'airain. Les sept Voyantes se tiennent debout, avec toutes leurs chaînes tendues par l'anxiété de leurs âmes nouvelles. Et il semble que les assaille la puissance du Roi annoncé par leurs chants et par leurs charmes.

«Il monte. Son front est la place
de la lumière, qu'Il accroît.
Un nouveau Signe est dans l'espace»

La tourbe s'allonge, entre l'une et l'autre issues, avec un frémissement d'horreur sainte. Et, comme les échines des esclaves se courbent et que les genoux des zélateurs se plient, on aperçoit le Saint et l'Inspirée dans l'acte de dérouler et d'étendre le long Linceul du Christ. Eux aussi, ils s'agenouillent, chacun tenant par les deux mains le bord extrême. Et une lueur mystique éclaire tous les fronts penchés; parce que, des empreintes laissées par les membres sanglants et par les aromates funéraires, les deux images du Corps divin se forment peu à peu et s'avivent en lignes et en saillies de lumière. On entend de sourds gémissements, des sanglots étouffés, qui entrecoupent les paroles alternes, dites par l'âme de souffle plus que par la langue de chair.

LA SAINTE.

Magister Claudius sonum dedit usque ad finem.

2900Voyez Son corps ensanglanté,
voyez l'horreur de Son supplice!
LE SAINT.
Voyez la plaie de Son côté,
le sang qui coule sur Sa cuisse,
LA SAINTE.
Voyez les traces des fléaux
2905armés de plombs sur Son échine.
LE SAINT.
Voyez sur Son front les grumeaux,
là où mordirent les épines.
LA SAINTE.
Voyez Ses cheveux sur Son cou,
mouillés par la sueur sanglante.
LE SAINT.
2910Voyez la blessure du clou
qui Lui transperça les deux plantes.
LA SAINTE.
Voyez sur l'épaule de l'Oint
marqué le poids de l'arbre infâme.
LE SAINT.
Voyez sur l'œil le coup de poing
2915dont le valet scella son blâme.
LA SAINTE.
Hélas, Temple de la sublime
Tristesse, où la Honte a craché!
LE SAINT.
Hélas, pleurez, pleurez vos crimes!
Il est meurtri par nos péchés.
LA SAINTE.
2920Dieu, rends-nous pareils à ton corps!
LE SAINT.
Dieu, retrempe-nous dans la mort!
LA SAINTE.
Amour, que je sois assouvie!
Seigneur Amour, voici ma vie.

Elle défaille, elle se renverse et tombe, dans un grand soupir.

Et soudain, la porte étant encore close, un chant se lève au delà du seuil infranchissable. Ce n'est plus le chant d'Erigone, la mélodie de la Vierge fille d'Icare «qui volait parmi les étoiles du Lion, portant son Épi d'or et ses larmes.» C'est le chant ineffable de la Vierge sans tache, de la Tige de Jessé, de la Mère du Sauveur.

VOX CŒLESTIS.
Qui pleure mon Enfant si doux,
2925mon Lys fleuri dans la chair pure?
Il est tout clair sur mes genoux,
Il est sans tache et sans blessure.
Voyez. Et dans ma chevelure
tous les astres louent Sa clarté.
2930Il éclaire de Sa figure
ma tristesse et la nuit d'été.

On entend, tout à coup, tomber les chaînes qui enchaînaient aux cippes les sept magiciennes planétaires. Les vantaux de la porte d'airain s'entr'ouvrent, laissant échapper une lumière éblouissante. Hassub, Jardane, Ilah et Phéroras montent les degrés aux sept couleurs et poussent les vastes vantaux qui sur leurs gonds résonnent comme une multitude de cymbales et de sistres. Dans une lumière éblouissante, la Chambre magique apparaît, avec tous ses signes, tous ses cercles, tous ses orbes, comme le simulacre fabuleux du nouveau Firmament et de l'antique Éther. Le Zodiaque tourne à la rencontre des planètes, chargé d'animaux, de monstres et de jeunesses. Le Bélier aux cornes torses est accroupi, morose, le mufle vers l'Occident; et le Taureau, tronqué à mi-corps, le front bas, semble lui être soudé, à la façon de ceux géminés de la Perse. Les Gémeaux imberbes, le couple fraternel des enfants du Cygne, sont assis ensemble, les pieds en avant, chaussés de hauts brodequins aux courroies entrelacées; et Pollux se détourne du Cancer à la carapace énorme, qui dans le marais de Lerne mordit l'orteil d'Hercule. Le Lion, celui que l'Alcide étouffa entre ses coudes à Némée, s'avance farouche, dans le sens du mouvement diurne. Le Scorpion, celui qu'Artémis envoya contre le chasseur fils de Neptune, ouvre ses serres cruelles vers la Balance qui penche. Le Sagittaire, déployant à son épaule d'homme sa nébride comme une aile, tend son arc grec et se cabre sur ses jarrets de cheval. Le Verseau gracieux, semblable à l'échanson Ganymède, se détourne du Capricorne à la queue trifide et renverse l'urne pleine, du côté des Poissons.

Mais ce n'est plus Samas qui conduit les planètes et domine tous les domaines bleus. On aperçoit dans l'éblouissement les pieds divins de la Vierge mère du Sauveur posés sur le croissant de la Lune, et les bords étoilés de son manteau d'azur.

On n'entend pas résonner la lyre heptacorde des Sphères accompagnant la Voix céleste; mais on se perd dans l'harmonie des myriades, dans le chœur infini des rayons. La lumière est nativité, béatitude et musique.

Ravi par la Voix, comme dans un songe sans commencement et sans fin, le Saint monte les degrés, franchit le seuil; et, la tête renversée, les yeux levés vers le Croissant, s'abîme dans l'extase circulaire.

Alors Jardane, Hyale et Phœnisse soulèvent le corps inerte de la créature errante qui garda dans la plaie inguérissable de sa poitrine la relique du Christ ressuscité: Atreneste par les épaules, Hyale par les pieds, Phœnisse par la ceinture, à la façon des Anges quand ils transportent dans les airs les dépouilles des jeunes Martyres. Et elles montent les sept degrés, avec leur mystique fardeau. Puis, inclinant leurs mitres qui flamboient, elles déposent sur le seuil de bronze la Fiévreuse couverte de pourpre et ceinte du bandeau royal.

EXPLICIT
SANCTAE SINDONIS INVENTIO.

Chargement de la publicité...