Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux
Et le serpent dit à la femme: «Non, vous ne mourrez pas; mais Dieu sait que du jour où vous aurez goûté aux fruits, vos yeux se dessilleront et vous serez vous-mêmes dieux, connaissant le Bien et le Mal.»
Genèse, III, 4-5.
Fasiendo un bucho con un succhiello deniro un albusciello e chucciandori arsenicho e risalghallo e soilimots stemperati con acqua arzente, a forza di fare e sua frutti velenosi.
LEONARDO DA VINCI.
Après avoir atteint le cœur d'un jeune arbre avec une vrille, injecte dedans de l'arsenic, un réactif et du sublimé corrosif, délayés dans de l'alcool, afin d'empoisonner les fruits.
LÉONARD DE VINCI.
I
La duchesse Béatrice avait coutume, chaque vendredi, de se laver et de dorer ses cheveux, puis de les sécher au soleil, sur la terrasse entourée d'une balustrade qui surmontait le palais. La duchesse était ainsi assise sur la terrasse de la villa Sforzecci, située hors la ville, sur la rive droite du Ticcino, près de la forteresse Vigevano, au milieu des prairies toujours vertes de la province de Lomellina.
Et tandis que les bouviers fuyaient avec leurs bêtes la chaleur torride du soleil, la duchesse endurait patiemment son ardeur.
Une ample tunique de soie blanche, sans manches, le sciavonetto, la recouvrait. Elle avait sur sa tête un chapeau de paille dont les larges bords préservaient son visage du hâle et dont le fond découpé laissait échapper les cheveux qu'une esclave circassienne, à teint olivâtre, humectait à l'aide d'une éponge piquée au bout d'un fuseau, et démêlait avec un peigne en ivoire.
Le liquide préparé pour la dorure des cheveux se composait de jus de maïs, de racines de noyer, de safran, de bile de bœuf, de fiente d'hirondelles, d'ambre gris, de griffes d'ours brûlées et d'huile de tortue.
A côté, sous la surveillance directe de la duchesse, sur un trépied dont le soleil pâlissait la flamme, de l'eau rose de muscade, mélangée à la précieuse viverre, à la gomme d'adraganthe et à la livèche, bouillait dans une cornue.
Les deux servantes ruisselaient de sueur. La chienne favorite de la duchesse ne savait où se mettre pour éviter les rayons brûlants du soleil, elle respirait difficilement, la langue pendante, et ne grognait même pas en réponse aux agaceries de la guenon, aussi heureuse, de la chaleur, que le négrillon qui tenait le miroir à monture de nacre et rehaussé de perles fines.
En dépit du grand désir qu'avait Béatrice de donner à son visage un air sévère, à ses mouvements l'autorité qui convenait à son rang, il était difficile de croire qu'elle avait dix-neuf ans, deux enfants et qu'elle était mariée depuis trois ans.
Dans l'enfantine bouffissure de ses joues, dans le pli du cou, sous le menton trop rond, dans ses lèvres fortes, presque toujours pincées capricieusement, ses épaules étroites, sa poitrine plate, dans ses gestes brusques, impétueux, gamins, on voyait plutôt l'écolière, gâtée, fantasque, égoïste, folâtre et sans frein.
Et, cependant, dans le regard de ses yeux bruns, ferme et pur comme la glace, luisait un esprit prudent.
Le plus perspicace homme d'État de ce temps, l'ambassadeur de Venise, Marino Sanuto, dans ses lettres secrètes, assurait à son seigneur que cette fillette, en politique était un véritable silex et beaucoup plus arrêtée dans ses décisions que Ludovic, son époux, qui, fort raisonnablement, obéissait en toute chose à sa femme.
La petite chienne aboya méchamment.
Dans l'escalier tournant qui réunissait la terrasse aux salles de toilette, parut, geignant et soupirant, une vieille femme en habits de veuve. D'une main elle égrenait un chapelet, de l'autre elle s'appuyait sur une béquille. Les rides de son visage auraient pu sembler respectables sans le sourire mielleux et les yeux mobiles comme ceux d'une souris.
—Oh! oh! oh! la vieillesse n'est pas un bonheur! Que de peine j'ai eue pour monter!... Que le Seigneur donne la santé à Votre Seigneurie! dit la vieille, en baisant servilement le bas du sciavonetto.
—Ah! monna Sidonia! Eh bien!... Est-ce prêt?
La vieille retira de sa poche un flacon soigneusement enveloppé et cacheté, contenant un liquide trouble fait de lait d'ânesse et de chèvre rousse, dans lequel s'infusaient de la badiane sauvage, des griffes d'asperge et des oignons de lys blanc.
—Il aurait fallu le garder encore deux jours dans du fumier chaud. Mais je crois tout de même que la liqueur est à point. Seulement, avant de vous en servir, ordonnez qu'on le passe dans un filtre en feutre. Trempez un morceau de mie de pain et frottez votre figure, le temps de réciter trois fois le Symbole de la Foi. Au bout de cinq semaines, vous n'aurez plus le teint basané, plus le moindre bouton.
—Écoute, vieille, dit Béatrice, s'il y a encore dans cette mixture une de ces saletés qu'emploient les sorcières dans la magie noire, soit de la graisse de serpent, soit du sang de huppe ou de la poudre de grenouilles séchées dans une poêle, comme dans la pommade que tu m'as donnée contre les verrues, dis-le-moi de suite.
—Non, non, Votre Seigneurie! Ne croyez pas ce que vous racontent les méchantes gens. Parfois on ne peut éviter certaines saletés: tenez, par exemple, la très respectable madonna Angelica, tout l'été dernier s'est lavé la tête avec de l'urine de porc pour arrêter la calvitie et elle a encore remercié Dieu du bienfait de ce traitement.
Puis, se penchant à l'oreille de la duchesse, elle commença à lui narrer la dernière nouvelle de la ville, comme quoi la jeune femme du principal consul de la gabelle, la ravissante madonna Filiberta, trompait son mari et s'amusait avec un chevalier espagnol de passage.
—Ah! vieille entremetteuse! dit en riant Béatrice, visiblement intéressée par le récit. C'est toi qui as enjôlé la malheureuse...
—Permettez, Votre Seigneurie, elle n'est pas malheureuse! Elle chante comme un oiselet, se réjouit et me remercie chaque jour. En vérité, me dit-elle, ce n'est que maintenant que j'ai constaté la différence qu'il y a entre les baisers d'un mari et ceux d'un amant.
—Et le péché? Sa conscience ne la tourmente pas?
—Sa conscience? Voyez-vous, Votre Seigneurie, bien que les moines et les prêtres affirment le contraire, je pense que le péché d'amour est le plus naturel des péchés. Quelques gouttes d'eau bénite suffisent pour vous en laver. De plus, en trompant son mari elle lui rend en gâteau ce qu'il lui donne en pain et de la sorte si elle n'efface pas complètement, du moins, elle atténue son péché devant Dieu.
—Le mari la trompe donc aussi?
—Je ne puis l'affirmer. Mais ils sont tous semblables, car je suppose qu'il n'y a pas au monde un mari qui n'aimerait n'avoir qu'un bras, plutôt qu'une seule femme.
—Ah! monna Sidonia, je ne puis me fâcher contre toi. Où prends-tu tout cela?
—Croyez la vieillesse; tout ce que j'avance n'est que la vérité. Je sais aussi dans les affaires de conscience distinguer la paille de la poutre. Chaque légume croît en son temps.
—Tu raisonnes comme un docteur en théologie!
—Je suis une femme ignorante. Mais je parle avec mon cœur. La jeunesse en fleur ne se donne qu'une fois, car à quoi sommes-nous utiles, pauvres femmes, quand nous sommes vieilles? Tout juste bonnes à surveiller la cendre des cheminées. Et on nous envoie à la cuisine ronronner avec les chats, compter les pots et les lèchefrites. Tel est le dicton: «Que les jeunesses se régalent et que les vieilles s'étranglent.» La beauté sans amour est une messe sans Pater et les caresses du mari sont tristes comme jeux de nonnes.
La duchesse rit de nouveau.
—Comment?... comment?... Répète.
La vieille la regarda attentivement et ayant probablement calculé qu'elle l'avait assez divertie par ses sottises, s'inclina vers la duchesse et lui murmura quelques mots à l'oreille.
Béatrice cessa de rire, une ombre s'étendit sur ses traits. Elle fit un signe. Les esclaves s'éloignèrent. Seul, le petit nègre resta: il ne comprenait pas l'italien. Le ciel, très pâle, semblait mort de chaleur.
—Ce ne peut être qu'une absurdité, dit enfin la duchesse. On raconte tant de choses...
—Non, signora. J'ai vu et entendu moi-même. D'autres aussi peuvent l'attester.
—Il y avait beaucoup de monde?
—Dix mille personnes; toute la place devant le palais de Pavie était noire de monde, grouillante...
—Qu'as-tu entendu?
—Lorsque madonna Isabella est sortie sur le balcon en tenant le petit Francesco, tout le monde a agité les bras et les chaperons, beaucoup pleuraient. On criait: «Vive Isabella d'Aragon, vive Jean Galeas, roi légitime de Milan, héritier de Francesco! Mort aux usurpateurs du trône»!
Le front de Béatrice se rembrunit.
—Tu as entendu ces mots?
—Et encore d'autres, pires...
—Lesquels? Dis, ne crains rien.
—On criait... ma langue se refuse à articuler, signora... On criait...: «Mort aux voleurs!»
Béatrice frissonna, mais se dominant aussitôt, elle dit doucement:
—Qu'as-tu entendu encore?
—Je ne sais vraiment comment le redire...
—Allons, vite! Je veux tout savoir.
—Croiriez-vous, signora, que dans la foule on disait que le sérénissime duc Ludovic le More, le tuteur, le bienfaiteur de Jean Galeas, avait enfermé son neveu dans le fort de Pavie sous la garde d'espions et... de meurtriers. Puis ils se sont mis à crier, demandant que le duc sortît, mais madonna Isabella a répondu qu'il était souffrant, couché...
Monna Sidonia, de nouveau, se mit à chuchoter à l'oreille de la duchesse. Tout d'abord, Béatrice écouta attentivement, puis se retournant en colère elle cria:
—Tu es folle, vieille sorcière! Comment oses-tu! Je vais donner tout de suite l'ordre de te précipiter du haut de cette terrasse, de façon que les corbeaux ne puissent même ramasser tes os!
La menace n'effraya pas monna Sidonia. Béatrice se calma vite.
—Du reste, murmura-t-elle en jetant un regard fuyant à la vieille, du reste, je ne crois pas à cela.
L'autre haussa les épaules:
—A votre guise!... mais ne pas croire est impossible. Voici comment cela se pratique, continua-t-elle insinuante: on pétrit une statuette en cire, on met à droite le cœur d'une hirondelle, à gauche, le foie; on traverse les deux organes avec une longue épingle en prononçant les paroles d'exorcisme et celui que représente la statuette meurt de mort lente. Aucun savant docteur ne peut remédier à cela.
—Tais-toi! interrompit la duchesse. Ne me parle jamais de cela!...
La vieille baisa le bas de la robe.
—Ma merveille! Mon soleil! Je vous aime trop! Voilà mon péché! Je prie pour vous en pleurant, chaque fois que l'on chante le Magnificat aux vêpres de Saint-Francisque. Les gens disent que je suis une sorcière, mais si je vendais mon âme au diable, Dieu est témoin, que ce ne serait que pour plaire à Votre Seigneurie!
Et elle ajouta pensive:
—C'est possible aussi... sans magie...
La duchesse l'interrogea du regard.
—En venant ici, je traversais le jardin ducal, continua monna Sidonia indifférente. Le jardinier cueillait de superbes pêches mûres, probablement un cadeau pour messer Jean Galeas...
Elle se tut une seconde et ajouta:
—Il paraît que dans le jardin du maître florentin Léonard de Vinci, il y a aussi des pêches merveilleuses; seulement elles sont empoisonnées...
—Comment, empoisonnées?
—Oui, oui. Monna Cassandra, ma nièce, les a vues...
La duchesse ne répondit pas. Son regard resta impénétrable. Ses cheveux étant secs, elle se leva, rejeta son sciavonetto et descendit dans ses salles d'atours. Dans la première, pareille à une superbe sacristie, étaient pendus quatre-vingt-quatre costumes. Les uns, par suite de la profusion d'or et de pierreries, étaient tellement raides qu'ils pouvaient, sans soutien, se tenir debout. D'autres étaient transparents et légers comme des toiles d'araignée. La seconde salle contenait les habits de chasse et les harnais. La troisième consacrée aux parfums, aux lotions, aux onguents, aux poudres dentifrices à base de corail blanc et de poudre de perles, contenait une incalculable collection de flacons, de boîtes, de masques, tout un laboratoire d'alchimie féminine. De grands coffres peints ou damasquinés ornaient cette pièce. Quand la servante ouvrit l'un d'eux pour en sortir une chemise fine, il s'en épandit une odeur délicate de toile, imprégnée de la senteur des bouquets de lavande et des sachets d'iris d'Orient et de roses de Damas, séchés à l'ombre.
Tout en s'habillant, Béatrice discutait avec sa couturière la forme d'une nouvelle robe dont le patron venait de lui être expédié par exprès par sa sœur, la marquise de Mantoue, Isabelle d'Este, coquette par excellence. Les deux sœurs se faisaient concurrence dans leurs toilettes. Béatrice enviait le goût délicat d'Isabelle et l'imitait. Un des ambassadeurs de la cour de Milan la renseignait discrètement sur toutes les nouveautés de la garde-robe de Mantoue.
Béatrice revêtit un costume à broderie qu'elle affectionnait parce qu'il dissimulait sa petite taille: l'étoffe en était de bandes de velours vert alternées avec des bandes de brocart. Les manches, serrées par des rubans de soie grise, étaient collantes avec des crevés à la française, à travers lesquels se voyait la blancheur éblouissante de la chemise. Ses cheveux furent emprisonnés dans une résille d'or, légère comme une fumée, et tressés en natte; une ferronnière ornée d'un scorpion en rubis, barrait son front.
II
Elle avait pris l'habitude de s'habiller si lentement que, selon l'expression du duc, on pouvait, pendant ce temps, effectuer tout le chargement d'un navire marchand à destination des Indes.
Enfin, entendant dans le lointain le son du cor et les aboiements des chiens, elle se souvint d'avoir commandé une chasse et se hâta. Puis lorsqu'elle fut prête, elle entra dans les logements des nains, surnommés par dérision le logis des géants et installés à l'instar des chambres en miniature du palais d'Isabelle d'Este.
Les chaises, les lits, les escaliers à larges marches, une chapelle même, avec un autel microscopique, où la messe était dite par le savant nain Janakki, vêtu d'habits archiépiscopaux exécutés exprès pour lui, et coiffé de la mitre;—tout était calculé pour la taille de ces pygmées.
Dans ce logis des géants régnaient toujours le bruit, les rires, les pleurs, des cris divers proférés par des voix terribles, telles qu'on en entend dans une ménagerie ou une maison d'aliénés. Car ici grouillaient, naissaient, vivaient et mouraient dans une étouffante promiscuité—des singes, des perroquets, des bossus, des négrillons, des idiots, des bouffons et autres êtres de divertissement, parmi lesquels la duchesse passait souvent des journées entières, s'amusant comme une enfant.
Mais cette fois, pressée, elle n'entra qu'une minute prendre des nouvelles du petit négrillon Nannino, nouvellement expédié de Venise. Le teint de Nannino était si noir que, selon l'expression de son premier propriétaire, «on ne pouvait désirer mieux». La duchesse jouait avec lui comme avec une poupée vivante. Le négrillon tomba malade et l'on s'aperçut que sa noirceur tant vantée était due surtout à une sorte de laque qui, peu à peu, commença à peler, au grand désespoir de Béatrice.
La nuit précédente, Nannino s'était senti très mal, on craignait qu'il ne mourût et, à cette nouvelle, la duchesse en fut toute marrie, vu qu'elle l'aimait, même blanc, en souvenir de sa belle couleur noire. Elle ordonna de baptiser au plus vite le pseudo-négrillon, afin qu'au moins il rendît l'âme en état de grâce.
En descendant l'escalier, elle rencontra sa folle favorite, Morgantina, encore jeune, jolie et si amusante, au dire de Béatrice, qu'elle eût fait rire un mort.
Morgantina aimait à voler. Son larcin commis, elle cachait l'objet sous une feuille détachée du parquet et se promenait radieuse. Et lorsqu'on lui demandait aimablement: «Sois gentille, dis où tu l'as caché?» elle prenait les gens par la main et les conduisait à sa cachette. Et si l'on criait: «Passez la rivière au gué!» vite, sans aucune honte, elle levait sa jupe jusque sous ses bras.
Elle avait des périodes de spleen. Alors, des jours entiers elle pleurait un enfant imaginaire et ennuyait à tel point tout le monde qu'on l'enfermait dans le grenier. Et maintenant, blottie dans un coin de l'escalier, les genoux emprisonnés dans ses bras, se balançant en mesure, Morgantina pleurait et sanglotait.
Béatrice s'approcha d'elle, et caressa sa tête.
—Tais-toi, sois sage...
La folle, levant sur elle ses yeux bleus, hurla:
—Oh! oh! oh! On m'a enlevé mon trésor! Et pourquoi, Seigneur? Il ne faisait de mal à personne. Il me consolait...
La duchesse sortit dans la cour où l'attendaient les chasseurs.
III
Entourée de piqueurs, de fauconniers, de veneurs, de palefreniers, de dames de cour et de pages, elle se tenait droite et fière sur son étalon bai, non pas comme une femme, mais comme un écuyer émérite. «La reine des amazones!» songea orgueilleusement le duc Ludovic le More, sorti sur le perron pour admirer le départ de sa femme.
Derrière la selle de la duchesse se tenait accroupi un léopard de chasse en livrée brodée d'or et d'armoiries. Un faucon blanc de Chypre, constellé d'émeraudes, coiffé d'un bonnet d'or, se dressait sur sa main gauche. Des grelots disparates sonnaient aux pattes de l'oiseau, et permettaient de le retrouver s'il se perdait dans les brouillards ou dans les herbes marécageuses.
La duchesse était gaie. Elle avait envie de folâtrer, de rire et de galoper. Ayant adressé un sourire à son mari, qui n'eut que le temps de lui crier: «Prends garde, le cheval est vif!» elle fit signe à ses compagnons et lança sa bête au galop, d'abord sur la route, puis dans les prés, sautant les fossés, les buttes, les haies. Béatrice allait toujours de l'avant, avec son énorme dogue favori, et à ses côtés, sur une noire jument d'Espagne, la plus gaie, la moins peureuse de ses demoiselles d'honneur, Lucrezia Crivelli.
Le duc, en secret, n'était pas indifférent pour cette Lucrezia. Maintenant, l'admirant ainsi que Béatrice, il ne pouvait décider laquelle des deux lui plaisait davantage. Pourtant ses craintes étaient pour sa femme. Quand les chevaux sautaient les fossés, il fermait les yeux pour ne pas voir et s'arrêtait de respirer.
Le More grondait sa femme pour ses extravagances, mais ne pouvait se fâcher. Il manquait d'audace, aussi était-il fier de la bravoure de Béatrice.
Les chasseurs disparurent derrière le rideau de roseaux qui bordait le Ticcino où gîtaient les canards sauvages, les bécasses et les hérons.
Le duc revint dans sa petite salle de travail (studiolo). Là l'attendait son premier secrétaire, directeur des ambassades étrangères, messer Bartolomeo Calco.
IV
Assis dans son haut fauteuil, Ludovic le More, caressait doucement de sa main blanche et soignée ses joues et son menton soigneusement rasés.
Son beau visage avait ce cachet particulier de sincérité que possèdent seuls les plus astucieux politiques. Son grand nez aquilin, ses lèvres fines et tortueuses rappelaient son père, le grand condottiere Francesco Sforza. Mais si Francesco, selon l'expression des poètes, était en même temps lion et renard, son fils n'avait hérité de lui que la ruse du renard sans la vaillance du lion.
Le More portait un habit très simple en soie bleu pâle avec ramages ton sur ton; la coiffure à la mode «pazzera» couvrait ses oreilles et son front presque jusqu'aux sourcils, semblable à une épaisse perruque. Une chaîne d'or pendait sur sa poitrine. Dans ses manières, vis-à-vis de tous, perçait une politesse raffinée.
—Avez-vous quelques renseignements exacts, messer Bartolomeo, sur le passage des troupes françaises à Lyon?
—Aucun, Votre Seigneurie. Chaque jour on dit: «Ce sera demain»; et chaque jour on remet le départ. Le roi est préoccupé par des divertissements moins que guerriers.
—Comment se nomme la favorite?
—Il en a beaucoup. Les goûts de Sa Majesté sont changeants et fantasques.
—Écrivez au comte Belgiosa, dit le duc, que j'envoie trente... non, c'est peu... quarante... cinquante mille ducats pour de nouveaux présents. Qu'il n'épargne rien. Nous sortirons le roi de Lyon avec des chaînes d'or. Et sais-tu, Bartolomeo—ceci, tout à fait entre nous—il ne serait pas mauvais d'envoyer à Sa Majesté les portraits de quelques-unes de nos beautés. A propos, la lettre est-elle prête?
—Oui, Seigneur.
—Montre.
Le More frottait avec satisfaction ses mains blanches. Chaque fois qu'il considérait l'énorme toile d'araignée de sa politique, il éprouvait une douce émotion, à ce jeu dangereux et compliqué. Dans sa conscience, il ne s'estimait pas coupable d'appeler des étrangers, les barbares du Nord, en Italie, puisqu'il y était contraint par ses ennemis, parmi lesquels le plus farouche était Isabelle d'Aragon, l'épouse de Jean Galeas, qui accusait universellement Ludovic le More d'avoir volé le trône à son neveu. Ce ne fut que sur la menace du père d'Isabelle, Alphonso, roi de Naples, qui voulait venger sa fille et son gendre, en déclarant la guerre au More, que celui-ci, abandonné de tous, sollicita l'aide du roi français Charles VIII.
«Impénétrables sont tes projets, Seigneur! songeait le duc, pendant que son secrétaire cherchait dans une liasse de papiers, le brouillon de la lettre. Le salut de mon royaume, de l'Italie, de toute l'Europe, peut-être, est entre les mains de ce piteux et luxurieux enfant, faible d'esprit, que l'on nomme le roi très chrétien de France; devant lequel, nous, les héritiers des grands Sforza, devons nous incliner, ramper presque! Mais ainsi le veut la politique: il faut hurler avec les loups!»
Il lut la lettre. Elle lui parut éloquente surtout avec l'appoint d'une part des cinquante mille ducats que le comte Belgiosa verserait dans la poche de Sa Majesté et d'autre part avec l'appoint des portraits des beautés italiennes. «Que le Seigneur bénisse ton armée, roi très chrétien—disait le message. Les portes sont ouvertes devant toi. Ne tarde pas, et entre en triomphateur, tel un nouvel Annibal! Les peuples d'Italie aspirent à ton joug, élu de Dieu, et t'attendent comme jadis les patriarches espéraient la résurrection. Avec l'aide de Dieu et celle de son artillerie renommée, tu conquerras non seulement Naples et la Sicile, mais encore la terre du Grand Turc; tu convertiras les Musulmans au christianisme, tu atteindras la Terre Sainte, tu délivreras Jérusalem et le tombeau du Seigneur, en emplissant le monde de ton nom glorieux.»
Un vieillard bossu et chauve entre-bâilla la porte du studiolo. Le duc lui sourit affablement, lui faisant signe d'attendre. La porte se referma sans bruit et la tête disparut.
Le secrétaire commença un autre rapport sur les affaires d'État, mais le More l'écoutait distraitement. Messer Bartolomeo, comprenant que le duc était occupé d'idées étrangères à leur entretien, termina son rapport et sortit.
Après avoir jeté un regard investigateur, le duc, sur la pointe des pieds, s'approcha de la porte.
—Bernardo? Est-ce toi?
—Oui, Votre Seigneurie.
Et le poète de la cour, Bernardo Bellincioni, mystérieux et servile, après s'être glissé vivement, voulut s'agenouiller et baiser la main du maître,—mais ce dernier le retint.
—Eh bien?
—Tout s'est passé heureusement.
—Quand?
—Cette nuit.
—Elle se porte bien? Ne vaut-il pas mieux envoyer le docteur?
—Il ne serait d'aucune utilité. La santé est excellente.
—Dieu soit loué!
Le duc se signa.
—Tu as vu l'enfant?
—Comment donc! Il est superbe...
—Garçon ou fille?
—Un garçon, bruyant, braillard! Les cheveux clairs de la mère, les yeux étincelants, noirs et profonds comme ceux de Votre Altesse. On reconnaît tout de suite, le sang royal!... Un petit Hercule au berceau. Madonna Cecilia ne cesse de l'admirer. Elle m'a chargé de vous demander quel nom vous désirez lui donner...
—J'y ai déjà songé, dit le duc. Bernardo, si nous le nommions César! Qu'en penses-tu?...
—César? En effet, le nom est joli et sonne bien. Oui, oui, César Sforza est un nom de héros!
—Et le mari comment est-il?
—Le comte Bergamini est bon et aimable comme toujours.
—Quel excellent homme! fit le duc avec conviction.
—Excellentissime! approuva Bellincioni. J'ose dire, un homme de rares qualités! Il est difficile maintenant de trouver des gens de cette sorte. Si la goutte ne l'en empêche pas, le comte viendra au moment de souper présenter ses hommages à Votre Seigneurie.
La comtesse Cecilia Bergamini, dont il était question, avait été l'ancienne maîtresse de Ludovic le More. Béatrice à peine mariée, ayant appris cette liaison du duc, s'était prise de jalousie et avait menacé celui-ci de retourner chez son père, le duc de Ferrare, Hercule d'Este, et le More fut forcé de jurer solennellement en présence des ambassadeurs qu'il n'attenterait point à la fidélité conjugale, en foi de quoi il avait marié Cecilia au vieux comte Bergamini, homme ruiné, servile, prêt à toutes les besognes.
Bellincioni tirant de sa poche un papier, le tendit au duc. C'était un sonnet en l'honneur du nouveau-né; un petit dialogue dans lequel le poète demandait au dieu Soleil pourquoi il se cachait. Et le Soleil répondait avec une amabilité courtisanesque, qu'il se cachait de honte et d'envie devant le nouveau soleil, le fils de Cecilia et du More.
Le duc prit le sonnet qu'il paya d'un ducat.
—A propos, Bernardo, tu n'as pas oublié, j'espère, que c'est samedi l'anniversaire de la naissance de la duchesse?
Bellincioni fouilla précipitamment les poches de son habit de cour misérable, en retira un paquet de paperasses sales, et parmi les pompeuses odes sur la mort du faucon de madame Angelica, ou la maladie de la jument pommelée du signor Palavincini, trouva les vers demandés.
—Trois sonnets au choix, Votre Seigneurie. Par Pégase, vous serez content!
En ces temps, les seigneurs usaient de leurs poètes comme d'instrument de musique, pour chanter des sérénades non seulement à leurs amoureuses, mais aussi à leurs femmes; et la mode exigeait d'exprimer, entre les époux, l'amour immatériel de Laure et de Pétrarque.
Le More curieusement lut les vers: il se considérait comme un fin connaisseur, «poète dans l'âme» bien qu'il n'eût jamais pu rimer. Dans le premier sonnet trois strophes lui plurent. Le mari disait à la femme:
Sputando in terra quivi nascon fiori,
Comme di primavera le viole...
«Là où tu craches sur la terre
Naissent des fleurs, comme au printemps
Les violettes...»
Dans le second, le poète, comparant Béatrice à la déesse Diane, affirmait que les sangliers et les daims éprouvaient une jouissance à mourir de la main d'une aussi belle chasseresse. Mais le troisième l'emporta sur les précédents. Dante priait Dieu de lui accorder un séjour sur la terre puisque Béatrice y était revenue sous les traits de la duchesse de Milan. «O Giove! Jupiter, s'écriait Alighieri, puisque tu l'as de nouveau donnée au monde, permets-moi de l'y joindre afin de voir celui à qui Béatrice donne la félicité, le duc Ludovic.»
Le More frappa amicalement sur l'épaule du poète et lui promit du drap pourpre florentin à dix sous la coudée pour l'hiver, mais Bernardo sut en plus obtenir de la fourrure de renard pour le col, assurant avec force grimaces et geignements que sa vieille pelisse était devenue transparente et effilochée «comme du vermicelle séché au soleil».
—L'hiver dernier, continuait-il à se plaindre, à défaut de bois, j'étais prêt à brûler, non seulement l'escalier, mais encore les souliers de bois de saint François, i zoccoli arderei di san Francesco!
Le duc rit et promit du bois.
Alors, dans un élan de reconnaissance, le poète instantanément composa et récita un quatrain élogieux:
Quand à tes esclaves tu promets du pain
Céleste, ainsi que Dieu, tu leur donnes la manne,
Aussi les neuf Muses et Phœbus le dieu païen,
O très noble More, te chantent hosanna!
—Tu es en verve aujourd'hui, Bernardo? Écoute, il me faut encore une poésie...
—D'amour?
—Oui. Et passionnée...
—Pour la duchesse?
—Non. Mais prends garde, ne trahis pas!
—Oh! seigneur, vous m'offensez. Est-ce que jamais...
—Bien, bien.
—Je suis muet, muet comme un poisson!
Bernardo cligna mystérieusement des yeux.
—Passionnée? Suppliante ou reconnaissante?
—Suppliante.
Le poète fronça les sourcils d'un air important.
—Mariée?
—Non.
—Ah!... Il faudrait le nom...
—Pourquoi faire?
—Pour une supplique, le nom est nécessaire.
—Madonna Lucrezia. Tu n'as rien de prêt?
—Si, mais vaut mieux quelque chose de neuf. Permettez-moi de passer un instant dans la pièce voisine. Je sens l'inspiration; les rimes assiègent mon cerveau!
Un page entra et annonça:
—Messer Leonardo da Vinci.
S'emparant d'une plume et de papier, Bellincioni se glissa par une porte, tandis que Léonard entrait par l'autre.
V
Les premiers compliments échangés, le duc s'entretint avec l'artiste du grand canal Navilio Sforzesco, qui devait réunir la rivière Sesia au Ticcino, s'étendre comme un filet en nombreux petits canaux, arroser les prés, les champs et les pâturages de la Lomellina.
Léonard dirigeait les travaux de construction du Navilio bien qu'il n'eût pas le titre de constructeur ducal, ni même celui de peintre de la cour. Il conservait simplement le titre de musicien, reçu jadis pour la lyre de son invention, Senatore di lira, ce qui était un titre plus élevé que celui de poète de la cour, qu'avait Bellincioni.
Ayant expliqué les plans et les comptes, l'artiste demanda une avance d'argent pour la continuation des travaux.
—Combien? dit le duc.
—Pour chaque mille, cinq cent soixante-six ducats; au total quinze mille cent quatre-vingt-sept ducats, répondit Léonard.
Ludovic grimaça en songeant aux cinquante mille ducats fixés ce même jour pour les cadeaux destinés aux seigneurs français.
—C'est cher, messer Leonardo! Vraiment tu me ruines. Tu veux toujours l'impossible et l'extraordinaire. Quels projets colossaux tu as! Bramante, qui est également un constructeur expérimenté, ne m'a jamais demandé pareille somme.
Léonard haussa les épaules.
—Comme il plaira à Votre Seigneurie! Confiez la direction à Bramante.
—Allons, ne te fâche pas. Tu sais que je ne tolérerais pas qu'on te fasse de la peine.
Ils commencèrent à discuter.
—C'est bien! Nous déciderons cela demain, conclut le duc, cherchant selon son habitude à traîner l'affaire en longueur, tout en feuilletant les cahiers de Léonard, examinant les croquis, les dessins d'architecture et les projets divers.
L'artiste, que cet examen énervait, fut forcé de donner des explications. L'un des dessins représentait un gigantesque tombeau, une véritable montagne couronnée par un temple à multiples colonnes, avec une coupole à jour pareille à celle du Panthéon de Rome pour éclairer l'intérieur de ce sanctuaire, qui dépassait les splendeurs des Pyramides d'Égypte. Dans la marge étaient marqués des chiffres, la disposition des escaliers, des entrées, des salles combinées pour recevoir cinq cents urnes mortuaires.
—Qu'est-ce? demanda le duc. Quand et pour qui as-tu composé cela?
—Pour personne... Ce sont des rêves...
Le More le regarda surpris et secoua la tête.
—Drôles de rêves!... Un mausolée pour des dieux olympiens ou des Titans. Un conte de fées, parole!...
—Ceci, qu'est-ce? continua le duc, en désignant un autre croquis.
Léonard dut encore expliquer que c'était le projet d'une maison de tolérance. Les chambres étaient séparées, les portes, les couloirs disposés de façon à assurer aux visiteurs le plus complet secret, sans craintes de rencontres.
—A la bonne heure! dit le duc. Tu ne peux te figurer combien je suis ennuyé des continuelles plaintes de vol et de meurtre dans ces repaires. Avec ton projet, nous aurons de l'ordre et de la sûreté. Il faut absolument que je fasse construire une maison semblable. Je vois, ajouta-t-il souriant, que tu es maître en toutes choses, tu ne dédaignes rien; dans ton esprit le mausolée pour les dieux côtoie la maison de tolérance! A propos, continua-t-il, j'ai lu ces jours-ci dans le livre d'un auteur ancien, qu'on employait jadis un tuyau acoustique, nommé «oreille du tyran Denys», caché dans l'épaisseur des murs et combiné de telle façon que l'on pouvait entendre tout ce qui se disait d'une pièce dans une autre. Crois-tu que l'on puisse installer cet appareil dans mon palais?
Tout d'abord le duc se sentit embarrassé pour formuler cette demande. Mais il reconquit vite sa désinvolture, se disant que la honte n'était pas de mise devant un artiste. De fait, nullement décontenancé ni préoccupé de savoir si «l'oreille de Denys» était chose bonne ou blâmable, Léonard discutait la question comme s'il s'agissait d'un nouvel appareil, enchanté de l'idée pour expérimenter pendant cette installation les lois de transmission des ondes sonores.
Bellincioni passa la tête dans l'entre-bâillement de la porte.
Léonard prit congé. Le More l'invita au souper.
Dès que l'artiste fut sorti, le duc appela le poète et lui ordonna de lire ses vers.
La Salamandre, disait le sonnet, vit dans le feu, mais n'est-ce pas plus extraordinaire que dans mon cœur:
Une madone glaciale habite,
Et que cette glace virginale
Ne fonde pas au feu de mon amour?
Les quatre derniers vers plurent au duc:
Je chante comme le cygne, je chante et je meurs,
En priant l'Amour d'éteindre ma passion,
Mais le dieu malin souffle sur mon cœur
Et dit en riant: Avec des larmes, éteins donc ce tison.
VI
En attendant son épouse qui ne devait pas tarder à revenir de la chasse, le duc fit la promenade du maître. Après avoir visité les écuries, pareilles à un temple grec, avec ses colonnades et ses portiques; la nouvelle fromagerie où il goûta des joncades; devant les innombrables greniers et les caves, il se rendit à la métairie. Là, chaque détail le ravissait; le bruit du lait tombant dans le seau, sa belle vache favorite languedocienne, les grognements maternels d'une énorme truie venant de mettre bas, la crème jaune des barattes et le parfum de miel des ruches bourdonnantes.
Le More eut un sourire heureux: en vérité, sa maison était une coupe pleine. Il revint au palais et s'assit dans la galerie pour se reposer. Le crépuscule tombait. Des bords du Ticcino parvenait une odeur d'herbes humides. Le duc embrassa d'un lent coup d'œil ses domaines: les pâturages, les champs arrosés par un réseau de canaux, entourés de fossés, bordés régulièrement par des pommiers, des poiriers, des mûriers, réunis par des guirlandes de vigne vierge. De Mortara à Abbiategrasso et même plus loin, jusqu'aux confins du ciel où scintillait la cime neigeuse du Mont-Rose, l'énorme plaine de la Lombardie prospérait comme le paradis de Dieu.
—Seigneur! soupira humblement le duc en levant les yeux vers le ciel, je te remercie!... Que faut-il encore? Jadis un désert inculte s'étendait ici. Moi et Léonard nous avons creusé ces canaux, amendé toute cette terre et maintenant chaque épi, chaque brin d'herbe me remercie, comme je te remercie, Seigneur!
Dans le calme du soir, les aboiements des chiens, les cris des chasseurs retentirent et de derrière les buissons émergea le leurre rouge flanqué d'ailes de perdrix—appât des faucons.
Le maître, accompagné du principal officier de bouche, fit le tour de la table, en examina l'ordonnance. La duchesse entra dans la salle, suivie de ses invités, au nombre desquels Léonard, resté à la villa.
On récita la prière et tout le monde s'assit.
Le menu se composait d'artichauts frais expédiés par exprès de Gênes; de carpes et d'anguilles pêchés dans les viviers de Mantoue, cadeau d'Isabelle d'Este, et de poitrines de chapons en gelée.
On mangeait en se servant de trois doigts et d'un couteau, sans fourchettes, considérées comme un luxe superflu. On n'en servait qu'aux dames pour les fruits et les confitures, et elles étaient en or avec le manche en cristal de roche.
Le seigneur soignait ses hôtes. On mangea et on but beaucoup, presque à satiété, et les plus belles dames n'eurent point honte de leur appétit.
Béatrice était assise auprès de Lucrezia. Le duc de nouveau les admira toutes deux: il lui était particulièrement agréable de les voir ensemble et sa femme s'occuper de sa bien-aimée, lui donnant les meilleurs morceaux, lui chuchotant à l'oreille, lui serrant la main en un élan de gamine tendresse, presque amoureuse, comme cela arrive souvent entre jeunes femmes. On parla de la chasse. Béatrice raconta comment un cerf avait failli la renverser, lorsque, sortant du bois il avait attaqué son cheval. On rit du bouffon Diodio, vantard agressif qui venait de tuer en guise de sanglier un cochon domestique emmené exprès par les chasseurs dans le bois et lâché dans les jambes du fou. Diodio racontait sa valeureuse action et en était fier comme s'il avait exterminé le sanglier d'Erymanthe. On le taquinait, et pour lui prouver son mensonge, on lui apporta le groin. Il feignit d'être furieux. De fait c'était un rusé fripon, jouant le rôle avantageux de l'imbécile. Avec ses yeux de souris, il savait non seulement distinguer un cochon d'un sanglier, mais une mauvaise plaisanterie d'une bonne.
Les rires montaient toujours. Les visages s'animaient, rougissaient par suite de copieuses libations. Après le quatrième plat, les dames, en cachette, délacèrent leurs robes, sous la table. Les échansons versaient du vin blanc léger et un autre de Chypre rouge et épais chauffé et préparé avec des pistaches, de la canelle et de la girofle.
Quand le duc demandait à boire, les échansons échangeaient des appels comme s'ils officiaient, prenaient la coupe, et le grand sénéchal, par trois fois, y plongeait un talisman, une licorne, pendue à une chaîne d'or: si le vin était empoisonné, le talisman devait noircir et s'inonder de sang. De semblables talismans—pierre de bufonite et langue de serpent—étaient fichés dans la salière.
Le comte Bergamini, le mari de Cecilia, assis à la place d'honneur par ordre du maître, et qui, en dépit de la goutte et de la vieillesse, se montrait particulièrement gai et fringant ce soir-là, murmura en désignant la licorne:
—Je suppose, Altesse, que le roi de France lui-même ne possède pas une corne semblable, d'aussi étonnante grandeur.
—Ki-hi-hi! Ki-hi-ha! cria, imitant le coq, le bossu Janikki, le bouffon favori du duc, en secouant sa crécelle et agitant les grelots de son bonnet.
—Ki-hi-hi! Ki-hi-ha! petit père! dit-il au More et en désignant le comte Bergamini. Crois-le! Il s'y connaît en cornes, non seulement celles des bêtes, mais aussi celles des gens. Celui qui chèvre a, cornes a!
Le duc menaça le bouffon du doigt.
Sur la galerie supérieure les trompes d'argent sonnèrent, annonçant le rôti, une énorme hure de sanglier farcie de châtaignes, puis un paon, qui, à l'aide d'un mécanisme caché, déployait la queue et battait des ailes, et enfin une énorme tourte en forme de forteresse, d'où s'échappèrent d'abord les sons du cor guerrier, puis, quand on l'eut fendue, on vit un nain couvert de plumes de perroquet. Celui-ci se mit à courir sur la table, on le saisit et on l'enferma dans une cage d'or, où, imitant le célèbre perroquet du cardinal Ascanio Sforza, il cria de comique façon le «Pater Noster».
—Messer, demanda la duchesse à son mari, à quel heureux événement devons-nous ce festin aussi inattendu que superbe?
Le More ne répondit pas et furtivement échangea un regard avec le comte Bergamini; l'heureux mari de Cecilia comprit que le festin se donnait en l'honneur du nouveau-né César.
La hure de sanglier absorba une bonne heure, on ne regrettait pas le temps, se souvenant du proverbe: «A table, on ne vieillit pas.»
A la fin du souper, le gros moine Tappone (le Rat), excita la joie de tous les convives.
A force de ruses et de subterfuges, le duc de Milan était parvenu à attirer d'Urbino ce goinfre renommé que se disputaient les rois, et qui une fois, à Rome, à la très grande joie de Sa Sainteté, avait avalé le tiers d'une soutane d'évêque, coupée en menus morceaux imprégnés de sauce.
Sur un signe du duc, on plaça devant le moine un énorme plat de buzzecca, tripes farcies de marmelade de coings. Le moine, après s'être dévotement signé, retroussa ses manches et se prit à manger avec une prodigieuse rapidité.
—Si un pareil gaillard avait assisté à la multiplication des pains, il ne serait pas resté de quoi nourrir deux chiens! s'écria Bellincioni.
Les invités s'esclaffèrent. Tous ces gens étaient dotés d'un rire sain et grossier qui, à chaque plaisanterie était prêt à se déchaîner en une explosion assourdissante. Seul, Léonard gardait sur son visage une expression d'ennui; du reste, il était depuis longtemps habitué aux amusements de ses protecteurs et rien ne l'étonnait plus.
Lorsqu'on servit sur des plats d'argent des oranges dorées, bourrées de mauve odorante, le poète Antonio Camelli da Pistoïa le rival de Bellincioni, lut une ode dans laquelle les Arts et les Sciences disaient au duc: «Nous étions des esclaves, tu es venu et tu nous as délivrés. Gloire au More!» Les quatre éléments chantaient aussi: «Vive celui qui, le premier après Dieu, dirige le gouvernail du monde et la roue de la Fortune.» Il y était également rendu hommage aux vertus familiales et à l'entente parfaite qui existait entre l'oncle et le neveu Jean Galeas, ce qui permit au poète de comparer le généreux tuteur au pélican, nourrissant ses enfants avec sa chair et avec son sang.
VII
Après le souper, tout le monde sortit dans le jardin appelé le «Paradis», régulier comme un dessin géométrique avec ses allées taillées de buis, de lauriers et de myrtes, ses tonnelles, ses loggie et ses bosquets de lierre. Sur la pelouse, rafraîchie par la pluie continue d'une fontaine, on apporta des tapis et des coussins de soie. Les dames et les cavaliers se disposèrent selon leur gré, devant un petit théâtre. On joua un acte du Miles gloriosus de Plaute. Les vers latins ennuyaient, bien que les auditeurs, par respect pour l'antiquité, feignissent de s'y intéresser.
La représentation terminée, les jeunes gens se mirent à jouer à la balle, à la paume, à la «mouche aveugle», mosca cieca, c'est-à-dire à Colin-Maillard, courant et s'attrapant l'un l'autre, riant comme des enfants, se faufilant entre les buissons de roses et d'orangers. Les hommes mûrs jouaient aux osselets, aux échecs, au trictrac. Les demoiselles et les dames qui ne prenaient part à aucun de ces jeux, réunies en cercle serré, sur les marches de marbre de la fontaine, racontaient à tour de rôle des «nouvelles» comme dans le Décaméron de Boccace.
Dans la prairie voisine, on avait organisé un branle accompagné par la chanson du jeune Lorenzo Médicis, mort tout jeune:
Quant'e bella giovenezza!
Ma si fugge tuttavia;
Chi vuol esser lieto—sia:
Di doman non c'è certezza.
Oh! que la jeunesse est belle
Et éphémère! Chante et ris
Et sois heureux—si tu le veux,
Et ne compte pas sur demain.
Après la danse, une des demoiselles, au son de la viole, chanta une complainte sur le chagrin d'aimer, sans être aimé. Les jeux et les rires cessèrent. Tout le monde écoutait. Et quand elle eut fini, pendant longtemps personne ne voulut rompre le silence. Seule la fontaine murmurait. Les derniers rayons du soleil inondèrent d'un reflet rose les noires et plates cimes des pins et le jet éclaboussé en mille gouttelettes de la fontaine. Puis, de nouveau les conversations, les rires et la musique reprirent, et jusqu'au moment où les lucioles eurent allumé leur fanal dans les lauriers sombres et que, dans le ciel noir, la lune eut montré son lumineux croissant, au-dessus du bien heureux Paradis, la chanson de Lorenzo plana dans l'atmosphère toute empreinte de senteurs d'orangers:
Sois heureux, si tu le veux
Et ne compte pas sur demain.
VIII
A l'une des quatre tours du palais, Le More vit briller une lumière: le premier astronome du duc de Milan, le sénateur et membre du conseil secret, messer Ambrosio da Rosate venait d'allumer la lanterne au-dessus de ses appareils astronomiques. Il observait la prochaine union de Mars, Jupiter et Saturne dans le signe du Verseau, événement qui devait avoir une grande importance pour la maison de Sforza.
Le duc se souvint subitement de quelque chose, quitta monna Lucrezia avec laquelle il devisait tendrement sous une tonnelle, revint au palais, consulta sa montre, attendit la minute et la seconde indiquées par l'astrologue pour avaler les pilules de rhubarbe, regarda son calendrier de poche dans lequel il lut la remarque suivante:
«5 août, 10 heures 8 minutes du soir. Prière fervente à genoux, les mains croisées et les yeux levés au ciel.»
Le duc se rendit rapidement à la chapelle pour ne point manquer le moment indiqué, dans la crainte que, par suite, sa prière ne fût pas exaucée.
Dans la chapelle à demi obscure, une lampe brûlait devant une image. Le duc aimait cette peinture de Léonard de Vinci, représentant Cecilia Bergamini, sous les traits de la Vierge bénissant une rose à cent feuilles.
Il compta huit minutes sur la minuscule pendule de sable, s'agenouilla, croisa les mains et récita le Confiteor.
Il pria longtemps, dévotement et béatement.
«O Mère de Dieu, murmurait-il, les yeux levés humblement, défends-moi, sauve-moi et pardonne-moi; bénis mon fils Maximilien et le nouveau-né César, ma femme Béatrice et madame Cecilia et aussi mon neveu messer Jean Galeas, car—tu vois, mon cœur, très pure Vierge—je ne veux point de mal à mon neveu, je prie pour lui, bien que sa mort dût épargner à mon royaume et à l'Italie entière de terribles et irrémédiables malheurs.»
Ici, le More se souvint des preuves de son droit au trône de Milan, preuves inventées par les jurisconsultes: son frère aîné, père de Jean Galeas, était le fils, non du duc, mais du chef d'armée Francesco Sforza, puisqu'il était né avant l'avènement au trône, tandis que lui Ludovic était né après et se trouvait par conséquent le seul héritier de plein droit.
Mais maintenant, devant la Madone, cet argument lui parut subtil et il termina sa prière:
—Si j'ai commis un péché ou viens à le commettre, tu sais, Reine des cieux, que je ne le fais que dans l'intérêt de mon peuple et de l'Italie. Intercède donc pour moi auprès de Dieu et je glorifierai ton nom par la construction splendide de la cathédrale de Milan, celle de la basilique de Pavie et autres nombreuses donations.
Ayant terminé sa prière, il prit un cierge et se dirigea vers sa chambre à travers les couloirs sombres du palais endormi. Dans l'un d'eux, il rencontra Lucrezia.
—Le dieu d'amour me protège! songea le duc.
—Seigneur! murmura la jeune fille en s'approchant de lui.
Sa voix tremblait. Elle voulut s'agenouiller devant lui. Il la retint.
—Seigneur, pitié!
Lucrezia lui confia que son frère, Matteo Crivelli, principal camérier de la Cour des Monnaies, homme dissipé, mais qui l'aimait tendrement, avait perdu au jeu l'argent du fisc.
—Tranquillisez-vous, madonna! Je délivrerai votre frère.
Puis, après un instant de silence, il ajouta:
—Ne consentirez-vous pas aussi à n'être pas cruelle?
Elle le regarda, avec des yeux timides et naïfs.
—Je ne comprends pas, seigneur?...
Cette attitude, cette réponse, la rendirent encore plus ravissante.
—Cela veut dire, ma belle, balbutia-t-il avec passion en l'enlaçant presque brutalement, cela veut dire... Mais ne vois-tu donc pas, Lucrezia, que je t'adore?
—Laissez-moi, laissez-moi! O seigneur, que faites vous? Madonna Béatrice...
—Ne crains rien... elle ne saura pas... je sais garder un secret.
—Non, non, Seigneur, elle est si bonne pour moi... Au nom de Dieu!... laissez-moi...
—Je sauverai ton frère, je serai ton esclave... mais aie pitié de moi!
Sa voix trembla, il récita les vers de Bellincioni.
Je chante comme un cygne, je chante et je meurs...
—Laissez-moi, laissez-moi! répétait la jeune fille effarée.
Il se pencha vers elle, sentit son haleine fraîche, son parfum aux violettes musquées—et avidement la baisa sur les lèvres.
Lucrezia s'abandonna à son étreinte. Puis, elle poussa un cri, s'arracha de ses bras et s'enfuit.
IX
En entrant dans sa chambre, le More vit que Béatrice avait déjà soufflé la lumière et s'était mise au lit; c'était une énorme couche, semblable à un mausolée, placée sur des marches au milieu de la pièce et surmontée d'un baldaquin de soie bleue caché par des courtines en drap d'argent.
Il se déshabilla, souleva le coin de la couverture brodée d'or et de perles fines, ainsi qu'une chasuble, et se coucha près de sa femme.
—Bice? murmura-t-il tendrement. Bice, tu dors?
Il voulut l'enlacer, mais elle le repoussa.
—Pourquoi?
—Laissez-moi!... Je veux dormir...
—Pourquoi, dis-moi seulement pourquoi? Bice, ma chérie, si tu savais combien je t'aime!...
—Oui, je sais que vous nous aimez toutes ensemble, et moi et Cecilia et même peut-être bien cette esclave de Moscovie, cette grande bête rousse que vous embrassiez ces jours-ci dans un coin de ma garde-robe...
—Pure plaisanterie...
—Merci pour ces plaisanteries!
—Vraiment, Bice, ces derniers temps tu es si froide avec moi, si sévère!... Je suis fautif, certes; mais c'était une fantaisie de si peu d'importance...
—Vous avez beaucoup de fantaisies, messer!
Elle se tourna vers lui, colère:
—Comment n'as-tu pas honte! Pourquoi mens-tu? Est-ce que je ne te connais pas à fond? Ne crois pas que je sois jalouse. Mais je ne veux pas, tu entends? je ne veux pas être une de tes maîtresses!
—Ce n'est pas vrai, Bice; je le jure sur le salut de mon âme, jamais sur terre je n'ai aimé personne comme toi!
Elle se tut, écoutant avec surprise, non les paroles, mais le son de la voix.
En effet, il ne mentait pas, ou, plutôt, il ne mentait pas tout à fait, car plus il la trompait et plus il l'aimait. Sa tendresse s'enflammait sous l'afflux de honte, de peur, de pitié et de remords.
—Pardonne-moi, Bice, ne fût-ce que parce que je t'aime tant!
Et ils se réconcilièrent.
La possédant et ne la voyant pas dans l'obscurité, il créa dans sa pensée des yeux timides et naïfs, une odeur de violette musquée; il s'imaginait tenir dans ses bras une autre et trouvait une exquise volupté dans ce sacrilège d'amour.
—Vraiment, aujourd'hui, tu es comme un amoureux, murmura Béatrice, non sans une certaine fierté.
—Oui; je suis amoureux de toi comme aux premiers jours!
—Quelle sottise! dit-elle en souriant. Comment n'as-tu pas honte? Il vaudrait mieux songer aux choses sérieuses. Sais-tu qu'il est en voie de guérison...
—Luigi Marliani m'a affirmé qu'il n'en avait plus pour longtemps, dit le duc: ce mieux ne durera pas, il mourra sûrement.
—Qui sait? répliqua Béatrice. On le soigne si bien. Écoute, je m'étonne de ton insouciance. Tu supportes les offenses comme un mouton. Tu dis: «Le pouvoir est en nos mains», mais ne vaut-il pas mieux renoncer au pouvoir que de trembler à cause de lui, jour et nuit, comme un voleur, que de s'abaisser devant cet hybride Charles VIII, de dépendre de la magnanimité de l'insolent Alphonse, de chercher des compromissions avec cette méchante sorcière d'Aragon! On dit qu'elle est de nouveau enceinte, un nouveau serpenteau dans le nid maudit. Et il en sera ainsi toute la vie, Ludovic, songe un peu, toute la vie! Et tu appelles cela «le pouvoir en nos mains»!
—Mais les médecins sont d'accord pour déclarer la maladie incurable. Tôt ou tard...
Ils se turent.
Soudain elle l'enserra dans ses bras, se frôla à lui de tout son corps et lui murmura quelques mots à l'oreille. Il frissonna.
—Bice!... Que le Christ et la Sainte-Vierge te protègent! Jamais, entends-tu? jamais ne me parle de cela...
—Si tu as peur, veux-tu que je le fasse moi-même?
Il ne répondit pas, puis au bout d'un instant, demanda:
—A quoi penses-tu?
—Oui. J'ai donné ordre au jardinier de lui porter en cadeau les plus mûres...
—Non, ce n'est pas à celles-là, mais à celles de messer Leonardo da Vinci. Tu ne sais donc pas?
—Quoi?
—Elles sont empoisonnées.
—Comment cela?
—Il les empoisonne pour je ne sais quels essais. Peut-être quelque sorcellerie. C'est monna Sidonia qui me l'a conté. Quoique empoisonnées, ces pêches sont merveilleusement belles...
Et de nouveau régna le silence. Et longtemps, ils restèrent ainsi enlacés dans l'obscurité, pensant tous deux à la même chose, chacun écoutant le cœur de l'autre battre précipitamment. Enfin le More embrassa paternellement le front de Béatrice et la bénit:
—Dors, chérie, dors!
Cette nuit-là, la duchesse rêva de splendides pêches sur un plat d'or. Elle se laissait tenter par leur beauté, mordait dans un fruit succulent et parfumé. Et subitement une voix lui soufflait: Poison! poison! poison!...
Elle s'effraya, mais ne pouvait s'arrêter et continuait à manger les pêches, l'une après l'autre; il lui semblait qu'elle mourait, mais son cœur s'allégeait et se réjouissait toujours de plus en plus.
Le duc eut aussi un rêve étrange: il se promenait sur la pelouse du Paradis, près de la fontaine, et il voyait dans le lointain trois femmes assises, pareillement vêtues de blanc et toutes trois enlacées comme des sœurs tendres. En s'approchant, il reconnut Béatrice, Lucrezia et Cecilia. Et avec un profond apaisement il songeait: «Dieu soit béni! enfin! elles se sont réconciliées. Elles auraient dû le faire depuis longtemps.»
X
L'horloge de la tour sonna minuit. Tout dormait. Seule, sur la terrasse au-dessus des toits, la petite naine Morgantina, sauvée du grenier où on l'avait enfermée, pleurait son enfant imaginaire.
—On me l'a enlevé, on me l'a tué! Et pourquoi, Seigneur? Il ne faisait de mal à personne. Il était ma seule consolation...
La nuit était claire. L'atmosphère, si transparente, que l'on pouvait distinguer, pareilles à d'éternels cristaux, les cimes glacées du mont Rose.
Et longtemps, la ville endormie répercuta la plainte douloureuse et aiguë de la naine demi-folle, dominant les cris des oiseaux nocturnes.
Puis, elle soupira, leva la tête, regarda le ciel et subitement se tut.
Un long silence plana.
La naine souriait et les étoiles bleutées clignotaient, aussi incompréhensibles et naïves que ses yeux.
CHAPITRE IV
L'ALCHIMISTE
1494
I
Dans la banlieue déserte de Milan, près des portes Vercelli, non loin des écluses et de la douane sur le canal de Catarana, s'élevait une chétive maison avec une grande cheminée tordue d'où, jour et nuit, s'échappait de la fumée. Cette maison appartenait à la sage-femme monna Sidonia, qui louait les étages supérieurs à l'alchimiste messer Galeotto Sacrobosco. Monna Sidonia se réservait le rez-de-chaussée qu'elle habitait avec Cassandra, la nièce de Galeotto, fille du célèbre voyageur Luigi Sacrobosco, qui toujours infatigable avait parcouru la Grèce, les îles de l'Archipel, la Syrie, l'Asie Mineure et l'Egypte, à l'affût des antiquités.
Il collectionnait tout ce qu'il trouvait; les uns le considéraient comme un fou; les autres comme un vantard fourbe; d'autres enfin comme un grand homme. Son esprit était tellement imprégné de souvenirs païens, que Luigi, bon catholique jusqu'à la fin de ses jours, priait sincèrement «le très saint génie Mercure» et gardait la conviction intime que le mercredi, jour consacré au messager ailé des dieux, était spécialement favorable aux opérations commerciales. Rien ne l'arrêtait dans ses recherches. Lorsqu'on lui demandait pourquoi il se ruinait, pourquoi toute sa vie il supportait de pareils travaux et risquait tant de dangers, Luigi répondait invariablement:
—Je veux ressusciter les morts!
Près des ruines désertes de Lacédémone, dans le Péloponèse, aux environs de la petite ville de Mistra, il rencontra une jeune et pauvre fille d'une extraordinaire beauté. Il l'épousa, et l'emmena en Italie, avec une nouvelle copie de l'Iliade, des fragments de statues et d'amphores. Il donna à sa fille, le nom de Cassandra, en l'honneur de la grande héroïne d'Eschyle, la prisonnière d'Agamemnon, dont il était épris à cette époque.
Peu après sa femme mourut. Luigi résolut d'entreprendre une lointaine exploration, et laissa sa fille à la garde d'un vieil ami, un Grec de Constantinople, convié à la cour de Sforza, le philosophe Demetrius Chalcondias. Ce vieillard septuagénaire, faux, rusé et dissimulé, qui feignait un zèle ardent pour le christianisme, était, de fait, ainsi que nombre de savants grecs réfugiés en Italie qui avaient à leur tête le cardinal Bessarion, un partisan du dernier maître de la sagesse antique, le néo-platonicien Pleuton, mort une quarantaine d'années auparavant, dans cette même petite ville de Mistra, près des ruines de Lacédémone, où était née la mère de Cassandra. Ses disciples croyaient que l'âme du grand Platon, pour prêcher la sagesse, était revenue de l'Olympe et s'était incarnée en Pleuton. Les maîtres chrétiens assuraient que ce philosophe voulait renouveler l'hérésie de l'Antechrist pratiquée par l'empereur Julien l'Apostat, l'adoration des dieux olympiens, et que, pour lutter contre lui, il ne fallait ni les savantes déductions, ni les controverses, mais les armes de la très sainte Inquisition et le feu du bûcher. Et l'on citait les paroles de Pleuton, disant à ses disciples: «Peu d'années après ma mort, au-dessus de toutes les nations et de toutes les tribus, resplendira une religion unique et tous les hommes s'uniront en une même foi—«unam eamdemque religionem universum orbem esse suscepturum». Quand on lui demandait: «Laquelle—celle de Christ ou de Mahomet?» Il répondait: «Ni l'une, ni l'autre, mais une autre; la foi de l'antique paganisme: Neutram, inquit, sed a gentilitate non differentem.»
Demetrius élevait la jeune Cassandra dans une sévère piété chrétienne. Mais en écoutant les conversations, l'enfant, qui ne comprenait pas les finesses de la philosophie platonicienne, se forgeait une fable merveilleuse de la résurrection des dieux olympiens.
La petite fille portait à son cou un fétiche donné par son père, un camée représentant le dieu Dionysos. Parfois, lorsqu'elle était seule, Cassandra retirait l'antique pierre de dessous ses vêtements et la levait vers le soleil, et dans l'améthyste foncée ressortait, comme une vision, Bacchus jeune et nu, tenant un thyrse dans une main et une grappe de raisin dans l'autre; une panthère sautait à ses côtés, cherchant à lécher la grappe. Et le cœur de l'enfant était plein d'amour pour ce dieu.
Messer Luigi, ruiné par sa manie, mourut misérablement dans la masure d'un berger, à la suite d'une fièvre putride, au moment où il venait de découvrir les ruines d'un temple phénicien. Par bonheur, cette mort coïncida avec le retour de Galeotto Sacrobosco à Milan. Il prit sa nièce avec lui et s'installa dans la maison solitaire près de la porte Vercelli.
Giovanni Beltraffio se souvenait toujours des paroles échangées entre monna Cassandra et le mécanicien Zoroastro au sujet de l'arbre empoisonné. Il rencontra la jeune fille chez Demetrius auquel Merula l'avait recommandé pour des copies, et, bien que nombre de personnes affirmassent que Cassandra était une sorcière, Giovanni se sentait attiré par la beauté étrangement énigmatique de la jeune fille. Presque chaque soir, son travail terminé dans l'atelier de Léonard, Giovanni se dirigeait vers la maison solitaire. Cassandra l'attendait; ils s'asseyaient sur la colline qui dominait le canal, près des ruines du couvent de Sainte-Radegonde et causaient longuement. Un sentier presque invisible, envahi par la bardane, le sureau et les orties, conduisait à la colline. Personne ne s'y aventurait.
II
La soirée était étouffante. De temps à autre, le vent soufflait, soulevant la poussière blanche de la route, secouant les feuilles, puis s'apaisait. Rien ne troublait le calme, sinon les coups de tonnerre dans le lointain qui roulaient sourdement, comme venant de dessous terre. Et, sur cette faible basse, se détachaient criards les sons d'un luth chevrotant, les chansons des douaniers ivres. C'était un dimanche.
Par moments, à la lueur des éclairs de chaleur qui sillonnaient le ciel, on apercevait pendant un instant, la vieille maison avec sa grande cheminée de briques, qui crachait la fumée par flocons; un vieux sonneur, droit comme un I, assis sur un tertre, une ligne à la main; le long canal bordé de mélèzes et de saules; les barques plates, traînées par des haridelles, qui transportaient le marbre blanc pour la basilique, et le gros câble qui battait l'eau. Puis, de nouveau, tout se noyait dans l'obscurité; des écluses montait une odeur d'eau chaude, de fougères fanées, de goudron et de bois pourri.
Giovanni et Cassandra étaient assis à leur place habituelle.
—Quel ennui! dit la jeune fille en s'étirant et faisant craquer ses doigts blancs au-dessus de sa tête. Chaque jour est pareil. Aujourd'hui comme hier, demain comme aujourd'hui. Toujours cet imbécile de sonneur qui s'obstine à pêcher sans rien prendre; toujours cette fumée du laboratoire de messer Galeotto qui cherche l'or et ne peut le trouver; toujours ces barques et ces haridelles, toujours ces chants au cabaret. Oh! quelque chose de nouveau! Que les Français viennent au moins détruire Milan, que le sonneur prenne un poisson ou que mon oncle trouve l'or... Mon Dieu! quel ennui!
—Je connais cela, répondit Giovanni. Parfois je suis si triste, que j'aimerais à mourir. Mais Frère Benedetto m'a appris une belle prière pour éloigner le démon de l'ennui. Voulez-vous que je vous la dise?
La jeune fille secoua la tête:
—Non, Giovanni, il y a longtemps déjà que j'ai désappris à prier votre Dieu.
—«Notre»? Mais y a-t-il un autre Dieu en dehors du nôtre, de l'unique? demanda Giovanni.
Une flamme illumina le visage de Cassandra. Jamais encore elle n'avait paru à Giovanni aussi énigmatique, aussi triste et superbe.
Elle se tut un instant, passa la main dans ses cheveux noirs.
—Écoute, mon ami. Ceci se passait il y a très longtemps dans mon pays natal. J'étais enfant. Une fois mon père m'emmena avec lui pour un voyage. Nous visitâmes les ruines d'un vieux temple. Elles s'élevaient sur un promontoire. La mer les environnait. Les mouettes gémissaient. Les vagues se brisaient avec fracas contre les noires roches rongées par l'eau salée et effilées comme des aiguilles. L'écume s'enlevait et retombait sur ces pointes. Mon père lisait sur un éclat de marbre une inscription à demi effacée. Je restais longtemps assise sur les marches du temple, écoutant la mer, respirant sa fraîcheur et les senteurs âcres de l'absinthe. Puis, j'entrai dans le temple. Les colonnes de marbre jauni n'avaient presque pas été atteintes par le temps et au-dessus d'elles le ciel bleu paraissait sombre; en haut, dans les fissures poussaient des pavots. Tout était calme. Seul, l'écho du brisant emplissait le sanctuaire comme un chant religieux. Je l'écoutais et—subitement—mon cœur frémit. Je tombai à genoux et me mis à prier le dieu adoré de jadis, maintenant inconnu et offensé par les gens. J'embrassais les dalles de marbre, je pleurais et je l'aimais parce que personne sur la terre ne l'aimait plus, ne le priait plus—parce qu'il était mort. Depuis, je n'ai jamais prié ainsi. C'était le temple de Dionysos.
—Que dites-vous Cassandra! balbutia Giovanni. C'est un péché et un sacrilège! Il n'y a pas de dieu Dionysos et il n'a jamais existé!
—Il n'a jamais existé? répéta la jeune fille avec un sourire méprisant; alors pourquoi les Saints Pères, auxquels tu crois, apprennent-ils que les dieux de ce temps, vaincus par le Christ, ont été transformés en puissants démons? Pourquoi le livre du célèbre astrologue Giorgio de Novara contient-il la prophétie fondée sur les exactes observations des planètes et dit-il que: la conjonction de Jupiter avec Saturne a donné naissance à l'enseignement de Moïse; celle avec Mars, à la religion chaldéenne; avec le Soleil, au culte égyptien, avec Vénus, au mahométisme; enfin celle avec Mercure, au christianisme; et la prochaine conjonction avec la Lune devra enfanter la religion de l'Antechrist—et alors les dieux morts ressusciteront!
Le roulement du tonnerre se rapprocha. Les éclairs plus vifs, illuminaient un énorme nuage qui rampait lentement. Les sons obsédants du luth vibraient toujours dans l'atmosphère étouffante.
—O madonna! s'écria Beltraffio, les mains jointes. Comment ne le voyez-vous pas? C'est le diable qui vous tente pour vous entraîner à votre perte? Qu'il soit maudit, le damné!
La jeune fille se retourna vivement, posa ses mains sur les épaules de Giovanni et murmura:
—Ne te tente-t-il jamais, toi? Si tu es si pur, Giovanni, pourquoi as-tu quitté ton maître fra Benedetto, pourquoi es-tu devenu l'élève de l'impie Léonard de Vinci? Pourquoi viens-tu chez moi? Ne sais-tu pas que je suis une sorcière et que les sorcières sont méchantes, plus méchantes même que Satan? Comment ne crains-tu pas de perdre ton âme?
—Que la force de Dieu soit avec moi! balbutia-t-il, frissonnant.
Silencieuse, elle se rapprocha de lui, et fixa sur lui ses yeux jaunes et transparents comme l'ambre. Un éclair violent illumina son visage pâle, comme celui de la statue que Giovanni, à la colline du Moulin, avait vue surgir de son tombeau séculaire.
—Elle! songea-t-il avec effroi. Encore elle, la Diablesse blanche!
Un coup de tonnerre, très proche, ébranla le ciel et la terre, et crépita en roulements pleins de menaçante joie, pareils au rire de géants souterrains.
Pas une feuille ne bougeait sur les arbres. Le luth ne vibrait plus. Et au même instant la cloche triste du couvent sonna l'Angelus.
Giovanni se signa. La jeune fille se levant dit:
—Il se fait tard. Il faut rentrer. Tu vois les torches? C'est Ludovic le More qui vient chez messer Galeotto. J'ai oublié que c'est aujourd'hui qu'il doit faire l'expérience de la transmutation du plomb en or.
Les pas des chevaux résonnaient. Les cavaliers qui longeaient le canal se dirigeaient vers la maison de l'alchimiste qui, dans l'attente du duc, terminait les derniers préparatifs.
III
Messer Galeotto avait consacré toute son existence à la recherche de la pierre philosophale.
Après avoir achevé ses études à la Faculté de médecine de Bologne, il s'était fait admettre comme élève chez le célèbre adepte des sciences occultes, le comte Bernardo Trevisano. Puis il chercha pendant quinze ans les transformations du mercure dans toutes les substances, le sel de cuisine et le sel ammoniaque, dans différents métaux, dans le bismuth vierge et l'arsenic, le sang humain, la bile et les cheveux, les animaux et les plantes. Un héritage de six mille ducats s'était évaporé dans la fumée. Sa fortune dépensée, il s'attaqua à celle d'autrui. Ses créanciers le firent mettre en prison. Il s'échappa, et durant huit ans il fit des expériences sur les œufs, dont il détruisit plus de vingt mille. Ensuite il travailla avec le protonotaire du pape, maître Enrico, à la fabrication de vitriols, resta malade pendant quatorze mois des suites d'un empoisonnement causé par des émanations, fut abandonné de tous et faillit mourir.
Supportant la misère, les humiliations, les persécutions, il visita, manipulateur errant, l'Espagne, la France, l'Autriche, la Hollande, l'Afrique septentrionale, la Grèce, la Palestine et la Perse. En Hongrie, sur l'ordre du roi, on le soumit à la torture, dans l'espérance qu'il révélerait son secret. Enfin, vieux, fatigué, mais non encore désillusionné, il revint en Italie, sur l'invitation de Ludovic le More, et reçut le titre d'alchimiste de la cour.
Le centre du laboratoire était occupé par un four biscornu, en terre réfractaire, avec de nombreux compartiments, des portes, des creusets et des soufflets. Dans un coin traînaient, sous un amas de poussière, des scories, des mâchefers, semblables à de la lave refroidie.
La table de travail était encombrée d'appareils compliqués: des alambics, des masques, des récipients divers, des cornues, des entonnoirs, des mortiers, des cucurbites, des tubes serpentiformes, d'énormes bouteilles et de minuscules flacons. Une odeur violente se dégageait des sels vénéneux, des alcalis et des acides. Tout un monde mystérieux était enfermé dans les métaux—les sept dieux de l'Olympe, les sept planètes—dans l'or, le Soleil; dans l'argent la Lune; dans le cuivre, Vénus; dans le fer, Mars; dans le plomb, Saturne; dans l'étain, Jupiter; dans le vif argent, Mercure. Il y avait aussi des substances à noms barbares, qui effaraient les profanes, tels le cinabre lunaire, le lait de loup, l'airain d'Achille, l'astérite, l'androdame, l'anagallis, le rhaponticum, l'aristoloche, obtenues au prix de mille peines. Une précieuse goutte de sang de lion, qui guérit de tous les maux et donne l'éternelle jeunesse, brillait comme un rubis.
L'alchimiste était assis à sa table. Maigre, petit, ridé ainsi qu'un vieux champignon, mais toujours vif, alerte, messer Galeotto, la tête appuyée dans ses mains, observait avec attention une cornue qui doucement vibrait sur la flamme bleue de l'alcool. C'était de l'huile de Vénus, Oleum Veneris d'un vert transparent comme la smaragdite. La bougie qui brûlait à côté projetait un reflet émeraude sur le parchemin d'un manuscrit ouvert sur la table, une étude de l'alchimiste arabe Djabira Abdallah.
Entendant des pas dans l'escalier, Galeotto se leva, enveloppa d'un coup d'œil son laboratoire, fit un signe au domestique muet pour lui ordonner d'ajouter du charbon dans le four et alla au devant de ses invités.
IV
Les invités étaient gais, ils sortaient d'un souper arrosé de Malvoisie.
Parmi eux se trouvaient comme égarés le principal médecin de la cour, Marliani, homme expert en alchimie, et Léonard de Vinci.
Les dames entrèrent, et la cellule calme du savant s'emplit de parfums, de bruissements soyeux, de léger bavardage féminin, de rires pareils à des cris d'oiseaux. L'une d'elles accrocha avec sa manche le col d'une cornue qui tomba et se brisa.
—Ne vous inquiétez pas, signora, dit galamment Galeotto, je vais ramasser les débris de peur que votre joli pied ne se blesse.
Une autre, en voulant prendre dans ses mains un morceau de scorie, salit son gant clair parfumé à la violette, et un adroit cavalier, tout en serrant doucement les doigts abandonnés, essaya longuement, avec son mouchoir, d'enlever la tache.
La blonde Diana, palpitant d'une peur joyeuse, secoua la tasse pleine de mercure, quelques gouttes se renversèrent sur la table et lorsqu'elles roulèrent brillantes, elle se prit à crier, ravie:
—Regardez, un miracle, l'argent liquide court sans qu'on puisse l'arrêter!
Et la blonde Diana frappa dans ses mains.
—Verrons-nous vraiment le diable sortir du feu, lorsque le plomb se transmutera en or? demanda au chevalier espagnol Maradès, son amant, la jolie friponne Philiberte, femme du vieux consul. Ne croyez-vous pas, messer, que ce soit un péché d'assister à ces expériences?
Philiberte était très dévote. On colportait qu'elle permettait tout à son amant, sauf le baiser sur les lèvres; car elle supposait que la chasteté n'était pas compromise, tant que la bouche qui avait juré devant l'autel la fidélité conjugale, restait pure.
L'alchimiste s'approcha de Léonard et murmura à son oreille:
—Messer, croyez que je sais apprécier la visite d'un homme tel que vous...
Il lui serra la main. Léonard voulut répliquer, mais l'autre ne lui en laissa pas le temps:
—Oh! je comprends! C'est un secret pour la foule! mais pour nous autres...
Puis avec un sourire aimable il s'adressa aux invités:
—Avec l'autorisation de mon bienfaiteur, le sérénissime duc, ainsi qu'avec celle de ces nobles dames, mes ravissantes souveraines, je commence l'expérience de la divine métamorphose. Attention!
Afin qu'il ne pût surgir aucun doute sur l'authenticité de l'essai, il montra le creuset en terre réfractaire, priant chacun des assistants de le bien regarder, de le faire sonner, et en un mot de se convaincre qu'il n'existait aucune fraude, aucun subterfuge, aucun double fond comme chez la plupart des alchimistes. Les morceaux d'étain, les charbons, le soufflet, les baguettes servant à remuer le métal en fusion, tout fut examiné. Puis, on coupa l'étain par petits carrés, on le jeta dans le creuset que l'on plaça à l'entrée du four sur des charbons ardents. L'aide muet et borgne, au visage si livide qu'une des dames avait failli tomber en syncope en l'apercevant dans l'ombre et le prenant pour un démon, mit en action un gigantesque soufflet. Les charbons flambaient sous le bruyant courant d'air.
Galeotto distrayait ses invités par sa conversation. Il les égaya en appelant l'alchimie «chaste débauchée», casta meretrix, car elle a un nombre incalculable d'adorateurs, qui trompe tout le monde; semble accessible à tous, mais jusqu'à présent n'a été possédée par personne—in nullos unquam pervenit amplexus. Le médecin Marliani se frottait le front, grimaçait coléreusement en écoutant ce bavardage; enfin, il ne se contint plus et dit:
—Messer, n'est-il pas temps de commencer l'expérience? L'étain bout.
Galeotto prit un petit paquet bleu, le défit avec précaution; il contenait une poudre jaune très claire, grasse et brillante comme du verre en poudre et sentant le sel brûlé. C'était la dissolution sacrée, le trésor inestimable des alchimistes, la miraculeuse pierre philosophale, lapis philosophorum. Avec la pointe d'un couteau, il en détacha une parcelle, l'enferma dans une boule de cire vierge et la jeta dans l'étain en ébullition.
—Quelle force supposez-vous à votre dissolution? demanda Marliani.
—Une partie pour deux mille cent vingt-huit parties de métal, répondit Galeotto. Certes, la dissolution n'est pas encore parfaite, mais je pense bientôt atteindre une unité pour un million. Il suffira de prendre la grosseur d'un grain de millet de cette poudre, de la dissoudre dans un tonneau d'eau, de puiser avec l'écorce de noyer sauvage, d'en arroser une vigne, pour avoir dès le mois de mai des raisins mûrs! Mare tingerem, si mercurius esset! J'aurais transformé la mer en or, s'il y avait assez de mercure!
Marliani haussa les épaules et se détourna. La vantardise de messer Galeotto le faisait enrager. Il commença à démontrer l'impossibilité des transmutations en citant à l'appui les arguments scolastiques et les syllogismes d'Aristote.
L'alchimiste sourit.
—Attendez, domine magister, dit-il doucement. Tout à l'heure je vous présenterai un syllogisme qu'il ne vous sera guère facile de réfuter.
Il jeta sur les charbons une pincée de poudre blanche. Des nuages de fumée emplirent le laboratoire. Crépitante, la flamme s'éleva multicolore, bleue, verte, rouge. Les invités se troublèrent et madonna Philiberte assura que dans la flamme pourpre elle avait vu la gueule du diable. L'alchimiste, à l'aide d'un long crochet de fer, souleva le couvercle du creuset rouge à blanc. L'étain s'agitait, écumait, clapotait. On recouvrit à nouveau le creuset. Le soufflet siffla; dix minutes après, lorsqu'on plongea dans l'étain une fine lame de fer, tout le monde vit trembler au bout une goutte jaune.
—C'est fini! dit l'alchimiste.
On sortit le creuset du four, on le laissa refroidir, on le brisa, et sonnant et brillant, devant les invités stupéfaits, un lingot d'or roula.
L'alchimiste le désigna et s'adressant à Marliani, dit triomphalement:
—Solve mihi hunc syllogismum! Résous-moi ce syllogisme!
—C'est incroyable!... contre toutes les lois de la logique et de la nature! balbutia Marliani consterné.
Le visage de Galeotto était pâle, ses yeux brillaient inspirés. Il les leva au ciel et s'écria:
—Laudetur Deus in æternum qui partem suæ infinitæ potentiæ nobis, suis abjectissimis creaturis communicavit. Amen. Gloire à Dieu qui nous donne, à nous, ses indignes créatures, une part de sa toute-puissance. Amen.
A l'épreuve, sur la pierre imprégnée d'acide nitrique le lingot marqua une raie jaune d'un or plus pur que l'or de Hongrie ou d'Arabie.
Tout le monde entoura le vieillard, le félicitant, lui serrant les mains.
Ludovic le More le prit à part:
—Me serviras-tu en toute foi et vérité?
—Je voudrais avoir plusieurs existences pour les consacrer toutes au service de Votre Seigneurie, répondit l'alchimiste.
—Prends donc garde, Galeotto, qu'aucun de mes rivaux...
—Si l'un d'eux flaire seulement mon secret, Votre Seigneurie pourra me pendre comme un chien!
Après un instant de silence, avec un servile salut, il ajouta:
—Je vous prierais seulement...
—Comment? Encore?
—Oh! pour la dernière fois, Dieu m'est témoin.
—Combien?
—Cinq mille ducats.
Le duc réfléchit, rabattit d'un millier de ducats et accorda la somme. Il se faisait tard. Le More craignait que Béatrice ne s'inquiétât.
Tous s'apprêtèrent à partir. L'alchimiste, en souvenir, offrit à chaque invité un morceau du nouvel or. Léonard seul resta.
V
Lorsqu'ils ne furent qu'eux deux, Galeotto s'approcha de lui:
—Maître, comment vous a plu l'essai?
—L'or était dans les baguettes, répondit tranquillement Léonard.
—Dans quelles baguettes? Que voulez-vous dire, messer?
—Dans les baguettes qui ont servi à remuer l'étain. J'ai tout vu.
—Vous les avez examinées vous-même.
—C'en étaient d'autres.
—Comment? Permettez!
—Je vous dis que j'ai tout vu, répéta Léonard souriant. N'essayez pas de nier, Galeotto. L'or caché à l'intérieur de ces baguettes évidées, quand les extrémités en furent brûlées, est tombé dans le creuset.
Le vieillard sentit ses jambes fléchir. Son visage avait l'expression piteuse d'un voleur pris sur le fait.
Léonard lui mit la main sur l'épaule.
—Ne craignez rien. Je ne le dirai à personne.
Galeotto saisit sa main et, avec effort:
—C'est vrai? Vous ne le direz pas?...
—Non. Je ne vous veux pas de mal. Seulement, pourquoi avez-vous fait cela?
—Oh! messer Leonardo! s'écria Galeotto; et subitement, après une infinie détresse, un infini espoir brilla dans ses yeux. Je vous jure devant Dieu que si j'ai eu l'air de tromper, ce n'est que momentanément et pour le bien du duc, pour le triomphe de la science—parce que je l'ai véritablement trouvée, la pierre philosophale! Pour l'instant je ne l'ai pas, mais je puis presque dire que je l'ai ou à peu de chose près, vu que j'ai trouvé la voie à suivre—et là est l'important. Encore trois ou quatre essais et ce sera chose faite! Comment fallait-il agir, maître? La découverte de la plus haute vérité ne peut-elle pas souffrir un petit mensonge?
—Nous avons l'air de jouer à Colin-Maillard, messer Galeotto, dit Léonard, haussant les épaules. Vous savez aussi bien que moi que la transmutation des métaux est un mythe, que la pierre philosophale n'existe pas et ne peut exister. L'alchimie, la nécromancie, la magie noire—comme toutes les sciences qui ne sont pas fondées sur la preuve exacte et mathématique—sont des mensonges ou des folies—l'étendard enflé de vent des charlatans, derrière lequel court la populace bête, annonçant leur puissance par ses aboiements...
L'alchimiste fixait sur Léonard ses yeux dilatés et consternés. Tout à coup, il inclina la tête, cligna malicieusement un œil et rit:
—Ah! cela c'est mal, maître, très mal! Ne suis-je pas un initié? Je sais que vous êtes le plus grand des alchimistes, le possesseur des précieux secrets de la nature, le nouvel Hermès Trismégiste, le nouveau Prométhée!
—Moi?
—Mais oui, vous, certainement.
—Vous plaisantez, messer Galeotto!
—Pas le moins du monde, messer Leonardo! Ah! que vous êtes cachottier et malin! J'ai connu bien des alchimistes jaloux des secrets de la science, mais jamais autant que vous!
Léonard le regarda attentivement, voulut se fâcher et ne put.
—Alors, réellement, vous avez la croyance? interrogea-t-il avec un involontaire sourire.
—Si je l'ai! s'écria Galeotto. Mais savez-vous, messer, que si Dieu lui-même descendait devant moi à la minute et me disait: «Galeotto, la pierre philosophale n'existe pas», je lui répondrais: «Seigneur, aussi vrai que tu m'as créé, la pierre existe et je la trouverai!»
Léonard ne répliqua plus, ne s'étonna plus: il écoutait curieusement. Quand la conversation s'engagea sur l'aide diabolique dans les sciences occultes, l'alchimiste remarqua avec un sourire méprisant que le diable était l'être le plus misérable de la création, qu'il n'existait personne de plus faible que lui. Le vieillard ne croyait qu'à la toute-puissance de la science humaine, assurant que pour elle rien n'était impossible.
Puis, subitement, sans transition, il demanda à Léonard s'il voyait souvent les esprits des éléments. Lorsque son interlocuteur avoua ne jamais les avoir aperçus, Galeotto, de nouveau, n'ajouta pas foi à ces paroles et expliqua avec satisfaction que la salamandre avait un corps allongé, tacheté, fin et dur, et que la sylphide était bleu de ciel, transparente et aérienne. Il parla des nymphes, des ondines, des gnomes, des pygmées et des extraordinaires habitants des pierres précieuses.
—Je ne puis même vous dire, ajouta-t-il, combien ceux-là sont tous bons et charmants...
—Pourquoi donc les esprits n'apparaissent-ils qu'à des élus, et non à tout le monde? interrogea Léonard.
—Ils ont peur des gens grossiers, des débauchés, des savants, des ivrognes et des gourmands. Ils aiment la naïveté et la simplicité de l'enfance. Ils ne vont que là où il n'y a ni méchanceté ni ruse. Autrement, ils deviennent sauvages ainsi que des fauves et se cachent aux regards des hommes.
Le visage du vieillard s'éclaira d'un tendre sourire méditatif.
«Quel étrange, pauvre et charmant homme!» pensa Léonard, ne ressentant plus de dédain pour les utopies alchimistes et cherchant à causer avec lui comme avec un enfant, prêt à se déclarer possesseur de tous les secrets pour lui être agréable.
Ils se séparèrent amis.
Léonard parti, l'alchimiste recommença un nouvel essai de l'huile de Vénus.
CHAPITRE V
«QUE TA VOLONTÉ SOIT FAITE»
1494
«O mirabile giustizia di te, Primo motore, tu non di voluto mancare a nessuna potenzia l'ordine e qualita de sua necessari affetit. O stupenda necessita!»
LEONARDO DA VINCI.
«O que ta justice est merveilleuse, Premier moteur, tu n'as pas voulu priver aucune force de son ordre et de ses qualités indispensables. O divine nécessité!»
(Traité de mécanique de LÉONARD DE VINCI).
I
Le cordonnier Corbolo, citoyen de Milan, étant rentré chez lui fort tard et en état d'ébriété, avait reçu de sa femme, selon sa propre expression, plus de coups qu'il n'en fallait à un âne paresseux pour aller de Milan à Rome. Le matin, lorsque sa douce moitié se rendit chez sa voisine la fripière goûter au miliacci, sorte de gelée de sang de porc, Corbolo chercha dans ses poches les quelques pièces de monnaie échappées à la rapacité de la ménagère, confia la garde de la boutique à son apprenti et sortit pour se dégriser.
Les mains dans les poches de sa culotte râpée, il marchait sans se presser dans la tortueuse et sombre impasse, si étroite qu'un cavalier y rencontrant un piéton ne pouvait faire autrement que de l'accrocher de la botte ou de l'éperon. On y sentait l'huile d'olive chaude, les œufs pourris, le vin aigre et la moisissure des caves.
Sifflant une chanson, les yeux fixés sur la languette de ciel bleu qui se détachait entre les maisons hautes, prenant plaisir à voir le bariolage des chiffons de toutes sortes, qui puaient au soleil, sur les cordes tendues de fenêtre à fenêtre, Corbolo se consolait en se répétant le proverbe que jamais il n'avait mis à exécution «Mala femina, buona femina, vuol bastone. Toute femme, bonne ou mauvaise, a besoin du bâton.»
Pour raccourcir le chemin, il traversa l'église. Là régnait un va-et-vient digne d'un marché. D'une porte à l'autre, malgré les cinq sous de droit d'entrée imposé par les fondateurs, une quantité de gens passaient, portant des bonbonnes de vin, des paniers, des corbeilles, des caisses, des planches, des poutres, des paquets, quelques-uns même conduisaient par la bride des mulets et des chevaux. Les prêtres chantaient des Te Deum nasillards. Les lampes brûlaient devant les autels et, à côté, des gamins jouaient à saute-mouton, les chiens se reniflaient, des mendiants en haillons se bousculaient.
Corbolo s'arrêta un instant près d'un groupe de badauds qui écoutaient avec un malin plaisir la dispute de deux moines. Le frère Cippolo, franciscain, à pieds nus, petit, roux, le visage gai, rond et gras comme une crêpe, voulait prouver à son interlocuteur, fra Timoteo, dominicain, que François étant semblable au Christ de quarante façons avait occupé au ciel la place restée libre après la chute de Lucifer et que même la Sainte Vierge n'aurait pu distinguer ses stigmates des blessures de Jésus.
Morose, grand et pâle, fra Timoteo opposait à cette thèse les plaies de sainte Catherine qui portait au front la marque sanglante de sa couronne d'épines, tandis que saint François en était dépourvu.
Corbolo dut cligner des yeux au soleil, en sortant de l'obscurité de la cathédrale sur la place d'Arengo, la plus animée de Milan, encombrée de boutiques de petits commerçants, poissardes, fripiers, marchands de légumes, dont les étalages ne laissaient qu'un étroit passage. De temps immémorial ils s'étaient incrustés sur cette place, et aucune loi, aucune amende n'avaient eu raison de leur entêtement.
—La belle salade de Valtellina, des citrons, des oranges! Voilà les artichauts, l'asperge, la belle asperge! appelaient les marchands de légumes.
Les fripières marchandaient et caquetaient ainsi que des couveuses.
Un ânon qui disparaissait sous des hottes pleines de raisins noir et blanc, de cormorans, de betteraves, de choux, de fenouil et d'ail, braillait désespérément «Io-io-io!» Son conducteur frappait à grands coups de trique ses côtes pelées et le stimulait par ses cris gutturaux: «Arri! arri!»
Une file d'aveugles appuyés sur de longues cannes chantait une plaintive Intemerata.
Un dentiste charlatan, sa toque de loutre ornée d'un collier de molaires, serrait entre ses genoux la tête d'un patient et avec des mouvements adroits de prestidigitateur arrachait une dent avec des tenailles.
Les gamins lançaient des toupies dans les jambes des passants. Le plus intrépide de la bande, le moricaud Farfaniccio, apporta une souricière, lâcha la souris et se prit à la pourchasser un balai à la main en criant d'une voix stridente et sifflante:
—Eccola! eccola! La voilà! la voilà!
En se sauvant, la souris se jeta sous les jupes d'une marchande obèse, la grosse Barbaricci, qui tranquillement tricotait un bas. Elle sauta, cria comme une échaudée, et au rire général souleva sa jupe pour en chasser la souris.
—Attends, je casserai ta tête de singe, vaurien! criait-elle pourpre de rage.
Farfaniccio de loin lui tirait la langue et trépignait de joie. Au bruit, un homme portant un énorme cochon se retourna. Le cheval du docteur Gabbadeo qui le suivait prit peur, fit un écart, s'emballa et accrocha un tas d'ustensiles de cuisine chez un marchand de vieille ferraille. Les écumoires, les poêles, les casseroles, les bassines croulèrent avec fracas, tandis que messer Gabbadeo, effaré, galopait brides lâchées en criant:
—Arrête, arrête donc, poivrière du diable!
Les chiens aboyaient. Des visages curieux se montraient aux croisées. Au-dessus de la place tourbillonnait un ouragan de rires, de jurons, de cris et de sifflets.
Tout en admirant ce gai spectacle, le cordonnier songeait avec un humble sourire:
—Qu'il ferait bon vivre s'il n'y avait pas les femmes qui rongent leurs maris, comme la rouille ronge le fer!
Puis protégeant ses yeux avec sa main contre le soleil, il les leva vers l'énorme bâtisse inachevée entourée d'échafaudages, l'église érigée par le peuple à la gloire de la nativité de la Vierge, Mariæ Nascenti.
Grands et petits avaient pris part à sa construction. A côté des merveilleuses patènes brodées d'or, cadeau de la reine de Chypre, s'étalait l'offrande faite à la Vierge, par la vieille fripière Catherine, qui, en dépit de l'hiver rude, s'était privée de son unique vêtement chaud d'une valeur de vingt sols.
Corbolo, dès son enfance habitué à suivre les progrès de l'édifice, remarqua ce matin une tour nouvelle et s'en réjouit. Les maçons taillaient les pierres. Sur le débarcadère du Lagetto, près de San Stefano, non loin de l'Ospedale maggiore où atterrissaient les barques, on déchargeait d'énormes cubes de marbre blanc qui scintillait. Les cabestans grinçaient; les scies glapissaient; les ouvriers rampaient le long des bois ainsi que des fourmis.
Et le grand édifice montait, hérissait un nombre infini de clochetons et de tours blanches dans le ciel apuré—hommage éternel du peuple à la Vierge sainte.
II
Corbolo descendit l'escalier raide, encombré de barriques, qui conduisait à la cave du tavernier allemand Tibald. Après avoir poliment salué les consommateurs, il s'assit auprès d'un sien ami, l'étameur Scarabullo, demanda une chope de vin, des petits pâtés chauds au cumin—des offeletti—huma lentement une gorgée, croqua une bouchée de pâte et dit:
—Si tu veux être sage, Scarabullo, ne te marie jamais!
—Pourquoi?
—Parce que, mon ami, continua le cordonnier inspiré, se marier équivaut à plonger sa main dans un sac plein de vipères pour en retirer une anguille. Mieux vaut être atteint de la goutte, Scarabullo, que d'être affligé d'une femme!
A côté d'eux, le brodeur Mascarello, beau parleur bouffon, racontait à des mendiants affamés les merveilles d'une ville comme Berlinzona, capitale d'un pays paradisiaque, où les ceps de vigne s'attachaient avec des saucisses, où une oie coûtait un centime avec le caneton en supplément, où enfin existait une colline en fromage râpé sur laquelle vivaient des gens uniquement occupés à préparer du macaroni et des lazagnes, qu'ils faisaient cuire dans de la graisse de chapon et qu'ils jetaient au pied de la montagne. Celui qui en attrapait le plus en avait le plus. Et tout proche coulait une source de vernaccio—le meilleur vin de l'univers,—ne contenant pas une goutte d'eau.
Ces discours alléchants furent interrompus par l'arrivée d'un petit homme scrofuleux, aux yeux mi-clos comme ceux d'un chat, Gorgolio, le verrier, grand cancanier et amateur de nouvelles.
—Messieurs, déclara-t-il triomphalement, en soulevant son vieux chapeau poussiéreux et essuyant la sueur qui inondait son front, messieurs, je viens du camp des Français!
—Que dis-tu, Gorgolio? Sont-ils déjà ici?
—Comment donc!... à Pavie... Ah! laissez-moi respirer... Je suis essoufflé. J'ai couru si vite... ne voulant pas qu'un autre avant moi vous apprît la nouvelle.
—Tiens, voilà une chope; bois et raconte. Quel peuple est-ce les Français?
—Terrible, mes enfants. Ne mettez pas votre doigt dans leur bouche. Ce sont des hommes turbulents, sauvages, impies, de vrais fauves, en un mot, des barbares! Ils ont des pistolets et des arquebuses de huit coudées, des brides en métal, des bombardes en fonte qui lancent des boulets de pierre. Leurs chevaux sont pareils à des monstres marins, féroces, avec les oreilles et les queues coupées.
—Sont-ils nombreux? demanda Mazo.
—Comme des sauterelles, ils ont couvert toute la plaine. Le Seigneur nous a envoyé pour nos péchés ce mal caduc, ces diables du nord!
—Pourquoi en dis-tu du mal, Gorgolio, observa Mascarello, ils sont nos amis et alliés...
—Nos alliés! Tiens bien ta poche! Des amis pareils sont pires que des ennemis... ils achèteront les cornes et mangeront le bœuf...
—Allons, allons, ne jacasse pas, dis tes raisons, pourquoi les crois-tu nos ennemis?
—Mais parce qu'ils piétinent nos champs, coupent nos arbres, emmènent nos bestiaux, pillent les habitants, violent les femmes. Le roi français est laid, malingre, mais très amateur de femmes. Il possède même un livre, avec les portraits de belles Italiennes toutes nues. Et ils disent: «Avec l'aide de Dieu... de Milan jusqu'à Naples, nous ne laisserons pas une pucelle...»
—Les misérables! cria Scarabullo en assénant un tel coup de poing sur la table que verres et bouteilles en tremblèrent.
—Notre More, continuait Gorgolio, danse sur ses pattes de derrière au son de la flûte française. Ils ne nous considèrent même pas comme des hommes: «Vous êtes tous, disent-ils, des voleurs et des assassins. Vous avez empoisonné votre duc légitime, vous avez affamé un innocent adolescent. Dieu pour cela vous punit en nous donnant votre terre.» Nous les nourrissons généreusement et ils donnent les aliments que nous leur offrons à goûter à leurs chevaux, pour voir s'ils ne contiennent pas le poison dont on s'est servi pour le duc.
—Tu mens, Gorgolio!
—Que mes yeux se vident, que ma langue se dessèche! Écoutez encore, messere, leurs prétentions: «Nous allons, disent-ils, conquérir l'Italie, avec ses mers et ses terres; puis nous soumettrons le grand Turc, nous prendrons Constantinople, nous érigerons la Croix sur le mont des Oliviers et ensuite rentrerons chez nous. Et alors, nous vous assignerons au jugement de Dieu. Et si vous ne vous soumettez pas, nous effacerons votre nom de la liste des peuples de la terre.
—C'est terrible, mes amis! murmura Mascarello. Jamais encore pareille chose ne nous est arrivée.
Tout le monde se tut.
Le fra Timoteo, le même moine qui discutait dans la cathédrale avec fra Cippolo, s'écria solennellement, les bras levés au ciel:
—La parole du grand apôtre de Dieu, Savonarole, s'accomplit: «Le voilà, l'homme qui conquerra l'Italie sans tirer l'épée du fourreau. O Florence, ô Rome, ô Milan, le temps des chansons et des fêtes est passé! Repentez-vous! repentez-vous! Le sang du duc Jean Galeas est le sang d'Abel tué par Caïn! Implorons le pardon du Seigneur!»
III
—Les Français! les Français! Regardez! disait Gorgolio en désignant deux soldats qui entraient à ce moment dans la taverne.
L'un, gascon, jeune garçon élancé, à la moustache rousse, au joli visage effronté, était sergent dans la cavalerie et s'appelait Bonnivar. Son camarade, picard, le canonnier Gros Guilloche, gros homme déjà âgé à cou de taureau, apoplectique, avait des yeux à fleur de tête et des boucles d'argent aux oreilles. Tous deux étaient légèrement gris.
—Sacrement de l'autel! dit le sergent en frappant sur l'épaule de Gros Guilloche. Trouverons-nous enfin dans cette sacrée ville une chope de bon vin? Cette sale piquette lombarde vous gratte la gorge comme du vinaigre!
Bonnivar avec une expression méprisante et ennuyée s'allongea auprès d'une petite table, examina de haut les consommateurs, frappa sur la table avec une chope et cria en mauvais italien:
—Du vin blanc, sec, le plus vieux et du cervelas salé!
—Oui, mon frérot! soupira Gros Guilloche, quand je pense au bourgogne de chez nous ou au précieux Beaune doré comme les cheveux de ma Lison, mon cœur se fend! Il n'y a pas à dire, tel peuple, tel vin. Buvons, ami, à notre chère France:
Du grand Dieu soit mauldit à outrance,
Qui mal vouldroit au royaume de France!
—Que disent-ils? demanda tout bas Scarabullo à Gorgolio.
—Des balivernes. Ils déprécient nos vins et louangent les leurs.
—Les voyez-vous monter sur leurs ergots, ces coqs français, grogna l'étameur. La main me démange de les corriger!
Tibald, le patron allemand, qui portait un gros ventre sur de petites jambes maigres, un imposant trousseau de clefs pendu à sa ceinture de cuir, servit aux Français un demi-broc de vin fraîchement tiré à la barrique, non sans regarder avec méfiance ces hôtes étrangers.
Bonnivar d'un trait vida la chope de vin qui lui sembla délicieux, puis cracha et fit une grimace de dégoût. Devant lui passa la fille du patron, Lotta, jolie blonde élancée avec de bons yeux bleus comme ceux de Tibald.
Le Gascon cligna malicieusement de l'œil à son camarade et tortilla crânement sa moustache rousse. Puis, ayant bu une nouvelle chope, entonna la chanson des soldats de Charles VIII:
Charles fera si grandes batailles,
Qu'il conquerra les Itailles.
En Jerusalem entrera
Et mont Olivet montera.
Gros Guilloche l'accompagnait de sa voix éraillée.
Lorsque Lotta repassa devant eux, les yeux modestement baissés, le sergent la prit par la taille et essaya de l'attirer sur ses genoux.
Elle le repoussa, se défit de son étreinte et s'enfuit. Il se leva, la rattrapa et l'embrassa sur la joue, les lèvres tout humides encore de vin.
La jeune fille cria, laissa choir le broc de glaise qui se brisa en morceaux, et se retournant appliqua de tout son élan une gifle telle au soldat qu'il en resta un moment hébété.
Tout le monde s'esclaffa.
—Bravo, la fille! cria le brodeur Mascarello. Par San Gervasio, de ma vie je n'ai vu plamussade aussi solide! Ah! tu l'as consolé!
—Laisse-la, laisse-la! disait Gros Guilloche retenant Bonnivar.
Mais le gascon ne l'écoutait pas. L'ivresse lui montait au cerveau. Il eut un rire forcé et cria:
—Ah! ventrebleu! C'est ainsi! Attends, ma belle, maintenant ce n'est pas ta joue mais tes lèvres que je baiserai!
Il se jeta à la poursuite de Lotta, renversa une table, la rattrapa et voulut mettre sa menace à exécution. Mais la puissante main de l'étameur Scarabullo le saisit au collet.
—Fils de chien! gueule d'impie! criait Scarabullo en secouant Bonnivar et lui serrant la gorge. Attends, je te caresserai les côtes de façon à ce que tu n'offenses plus les pucelles milanaises!
—Sacrebleu! jura à son tour Gros Guilloche furieux, vauriens, lâchez-le! Vive la France! Saint-Denis et Saint-Georges!
Il tira son épée et en aurait transpercé l'étameur si Mascarello, Gorgolio et Mazo, n'eussent retenu le picard par les bras.
Parmi les tables renversées, les bancs, les tonneaux, les éclats de chopes brisées et les mares de vin, une mêlée se produisit. Voyant du sang, les épées tirées et les couteaux levés, Tibald, effrayé, sortit de la taverne et se prit à hurler:
—On assassine! Les Français pillent!
La cloche du marché s'ébranla. Une autre lui répondit. Les commerçants prudents fermèrent leurs boutiques. Les fripières et les marchandes de légumes se sauvèrent en emportant leurs marchandises.
—Saints martyrs Protasio et Gervasio, protégez-nous! geignait la grosse Barbaccia.
—Qu'y a-t-il? Le feu?
—Sus aux Français!
Le gamin Farfaniccio sautait de joie, sifflait et glapissait:
—Sus, sus aux Français!
Les soldats de la milice parurent enfin, armés d'arquebuses et de hallebardes. Ils arrivèrent à temps pour empêcher la tuerie et arracher des mains du peuple, Bonnivar et Gros Guilloche. Arrêtant tout ce qu'ils trouvèrent, ils emmenèrent aussi le cordonnier Corbolo. Ce que voyant, la femme de ce dernier accourut au bruit, leva les bras au ciel et se prit à geindre:
—Ayez pitié, rendez-moi mon mari! Je le corrigerai à ma façon, il ne se trouvera plus dans ces bagarres! Vraiment, messieurs, cet imbécile ne vaut pas la corde pour le pendre!
Corbolo baissa honteusement les yeux, feignant de ne pas entendre ces propos, et se cacha derrière les soldats de la milice qui lui semblaient moins terribles que sa femme.
IV
Au-dessus des échafaudages de l'église inachevée, à l'aide d'une étroite échelle de corde, un jeune ouvrier grimpait à l'une des fines tourelles, située non loin de la coupole centrale, afin d'encastrer l'image de sainte Catherine à l'extrémité de la flèche.
Autour s'élevaient et rayonnaient, pareils à des stalactites, des tours pointues, des arcs-boutants rampants, des dentelles de pierre en fleurs surnaturelles, d'innombrables apôtres, des martyrs, des anges, des gueules de démons grimaçants, des oiseaux monstrueux, des sirènes, des harpies, des dragons aux ailes piquantes, aux gueules ouvertes qui servaient de gargouilles. Tout cet ensemble, en marbre aveuglément blanc, avec des ombres bleues comme de la fumée, ressemblait à une énorme forêt, couverte de givre brillant.
Tout était calme. Seules, les hirondelles volaient rapides au-dessus de la tête de l'ouvrier. Le bruit de la foule sur la place ne parvenait qu'en faible écho. Parfois il lui semblait entendre les sons de l'orgue, semblables à des soupirs de prières sortant de l'intérieur de l'église, du plus profond de son cœur de pierre, et alors il croyait voir vivre l'édifice énorme, respirant, s'élevant vers le ciel ainsi qu'une éternelle louange, un hymne joyeux de tous les siècles et de tous les peuples à la Vierge très pure.
Mais le bruit augmenta sur la place. Le tocsin retentit.
L'ouvrier s'arrêta, regarda et la tête lui tourna, ses yeux s'assombrirent. Il se figura que le bâtiment géant oscillait sous lui, que la fine tourelle sur laquelle il grimpait pliait comme un bambou.
—C'est fini, je tombe, songeait-il avec terreur. Seigneur prends mon âme!
En un dernier effort désespéré il s'accrocha à l'échelle de corde, ferma les yeux et murmura:
—Ave, dolce Maria di grazia piena...
Il se sentit renaître. Un vent frais le ranima. Il reprit son souffle, fit appel à toutes ses forces et n'écoutant plus les voix terrestres, continua son ascension, toujours plus haut vers le ciel pur, répétant avec joie:
—Ave, dolce Maria di grazia piena...
A ce moment passaient sur le large toit de l'église les membres du Conseil de construction «Consiglio della Fabrica», architectes, italiens et étrangers, invités par le duc à délibérer sur l'édification du tiburio, tour principale qui devait s'élever au-dessus de la coupole.
Parmi eux se trouvait Léonard de Vinci. Il proposa son projet, mais les membres du Conseil le repoussèrent le jugeant trop hardi, trop extravagant et trop opposé à toutes les traditions de l'architecture religieuse.
Ils discutaient et ne pouvaient tomber d'accord. Les uns assuraient que les colonnes intérieures n'étaient pas suffisamment solides. Les autres affirmaient que l'église pouvait affronter l'éternité.
Léonard selon son habitude ne prenait pas part à la discussion et se tenait à l'écart, solitaire et pensif.
Un des ouvriers s'approcha de lui et lui remit une lettre.
—Messer, en bas, sur la place, un courrier de Pavie attend votre excellence.
L'artiste brisa le cachet et lut:
»Léonard, viens vite. Il faut que je te voie.
»DUC JEAN GALÉAS.
»14 octobre.»
Il s'excusa auprès des membres du Conseil, descendit sur la place, monta à cheval et partit pour le château de Pavie qui se trouvait à quelques heures de Milan.
V
Les châtaigniers, les cornouillers et les érables du parc gigantesque étaient baignés de pourpre et d'or par le soleil couchant. Tels des papillons les feuilles mortes tombaient en volant. L'eau ne jaillissait plus dans les fontaines envahies par l'herbe. Des asters se mouraient parmi les plates-bandes laissées à l'abandon.
En approchant du château, Léonard aperçut un nain. C'était le vieux bouffon de Jean Galéas, resté fidèle à son seigneur, lorsque tous les autres serviteurs avaient quitté le duc agonisant.
Ayant reconnu Léonard, il vint boitillant, et sautillant, à sa rencontre.
—Comment se sent Son Altesse? demanda l'artiste.
Le nain ne répondit pas, il eut un geste désespéré.
Léonard s'engagea dans l'allée principale.
—Non, non, pas par là! dit le bouffon, l'arrêtant. On pourrait vous voir. Son Altesse a prié de vous amener secrètement... car, si la duchesse Isabelle se doutait, elle défendrait peut-être... Prenons plutôt ce chemin détourné...
Ils pénétrèrent dans la tour d'angle, montèrent un escalier, passèrent devant de sombres salles, jadis magnifiques, maintenant inhabitées. Les tentures en cuir de Cordoue gravé d'or pendaient en loques le long des murs. Le trône ducal, sous son baldaquin de soie, était tissé de toiles d'araignée. A travers les vitraux brisés le vent avait apporté du parc des feuilles jaunies.
—Les misérables! les voleurs! grognait le nain en désignant à son compagnon les traces du pillage. Si vous m'en croyez, messer, les yeux ne voudraient pas voir ce qui se passe ici! Je me sauverais au bout du monde, si le duc n'avait plus que moi, vieux monstre, pour le soigner... Ici, ici, je vous prie.
Il entr'ouvrit une porte, et fit entrer Léonard dans une pièce imprégnée d'odeurs pharmaceutiques, privée d'air et complètement sombre.
VI
D'après les règles de l'art médical, on pratiquait la saignée à la lumière, les volets clos. L'aide du barbier tenait un plat d'étain dans lequel coulait le sang. Le barbier, modeste vieillard, les manches retroussées, opérait l'incision de la veine. Le docteur, «maître ès physique», avec une physionomie entendue, le nez chaussé de lunettes, l'épaulière de velours violet doublée d'écureuil passée sous le bras, ne prenait pas part à l'opération que pratiquait le barbier—car toucher à un rasoir ou à une lancette n'était pas digne d'un docteur—il observait simplement.
—A la tombée de la nuit veuillez de nouveau pratiquer la saignée, ordonna-t-il, lorsque le bras fut bandé et qu'on étendit le duc sur les coussins.
—Domine magister, murmura le barbier respectueusement, ne vaudrait-il pas mieux attendre? Le malade est faible. Une trop grande prise de sang...
Il s'intimida. Le docteur eut pour lui un sourire de mépris.
—Vous n'avez pas honte, mon ami! Vous devriez pourtant savoir que sur les vingt-quatre livres de sang que contient le corps humain, on peut en supprimer vingt, sans crainte aucune ni pour la vie, ni pour la santé. Plus vous prenez d'eau contaminée dans un puits plus il vous en reste de pure. J'ai pratiqué la saignée sans merci sur des enfants nouveau-nés, toujours avec réussite.
Léonard, qui écoutait attentivement, voulut répliquer, mais songea que discuter avec des docteurs était aussi inutile que discuter avec des alchimistes.
Le docteur et le barbier sortirent. Le nain arrangea les coussins, enveloppa les pieds du malade.
Léonard jeta un coup d'œil sur la chambre. Au-dessus du lit pendait une cage avec un petit perroquet vert. Sur une table ronde, près d'une cuve de cristal, contenant des poissons dorés, traînaient des cartes et des osselets. Aux pieds du duc, un chien blanc roulé en boule, dormait.
—Tu as envoyé la lettre? demanda le duc sans ouvrir les yeux.
—Ah! Altesse! balbutia le bouffon, nous attendions! pensant que vous dormiez... Messer Leonardo est ici.
—Ici?
Le malade, avec un sourire heureux, fit un effort pour se soulever.
—Maître, enfin! je craignais que tu ne viennes pas.
Il prit la main de l'artiste, et le superbe visage tout jeune de Jean Galéas—il n'avait que vingt-quatre ans—s'anima d'une tendre rougeur.
Le nain sortit pour veiller à la porte.
—Mon ami, continua le malade, tu connais la calomnie?
—Quelle calomnie, Altesse? demanda le peintre.
—Tu ne sais pas? Alors mieux vaut ne pas en parler... Cependant, si, je te la dirai: nous en rirons ensemble. Ils insinuent...
Il s'arrêta, fixa ses yeux sur ceux de Léonard et acheva avec un doux sourire:
—Ils insinuent que tu es mon meurtrier.
Léonard crut que le malade délirait.
—Oui, oui, n'est-ce pas? Quelle folie! Toi, mon meurtrier. Il y a trois semaines environ, mon oncle le More et Béatrice m'ont envoyé une corbeille de pêches. Madonna Isabella est convaincue que depuis que j'ai goûté à ces fruits je suis plus malade, que je meurs d'un empoisonnement lent et que dans ton jardin il y un arbre...
—C'est vrai, dit Léonard.
—Oh! mon ami! Est-ce possible?
—Non, même si ces fruits viennent de mon jardin. Je comprends d'où viennent ces allusions, en désirant étudier l'effet des poisons, je voulus rendre un pêcher vénéneux. J'ai dit à mon élève Zoroastro de Peretola que les pêches étaient empoisonnées. Mais l'essai n'a pas réussi. Les fruits sont inoffensifs. Mon élève, trop pressé, a dû raconter à quelqu'un...
—Voilà, voilà, je le savais bien, s'écria joyeusement le duc, personne n'est cause de ma mort! Et cependant, ils se soupçonnent tous entre eux, se détestent et se craignent. Oh! si on pouvait leur dire tout, comme je le fais avec toi! Mon oncle se croit mon meurtrier et je sais qu'il est bon, mais faible et timide. Et pourquoi me tuerait-il? Je suis prêt moi-même à lui transmettre mes pouvoirs. Je n'ai besoin de rien. Je serais parti loin, j'aurais vécu dans la solitude avec des amis. Je me serais fait moine ou encore ton élève, Léonard. Mais personne n'a voulu croire que je ne regrettais pas le trône. Et pourquoi ont-ils fait cela maintenant? Ce n'est pas moi qu'ils ont empoisonné avec tes fruits inoffensifs, mais eux-mêmes, les pauvres aveugles! Je me croyais malheureux avant, parce que je devais mourir. Maintenant, j'ai tout compris, maître. Je ne désire ni ne crains plus rien. Je me sens bien, calme et heureux, comme si, par une journée très chaude je venais d'ôter mes vêtements et de me tremper dans l'eau fraîche. Je savais, continua le malade de plus en plus joyeux, je savais que toi seul me comprendrais... Te souviens-tu? tu me disais jadis que la méditation des éternelles lois mécaniques apprend aux hommes le grand calme et la grande soumission? J'ai compris alors. Mais maintenant, durant ma maladie, dans ma solitude, dans mes rêves, combien souvent je me rappelais ta voix, ton visage, chacune de tes paroles, maître! Il me semble parfois que nous avons par des voies différentes atteint ensemble le même but—toi dans la vie, moi dans la mort.
La porte s'ouvrit, le nain se précipita effaré, criant:
Monna Druda!
Léonard voulut partir, le duc le retint.
Monna Druda, la vieille nourrice de Jean Galéas, entra dans la chambre, tenant dans ses mains une petite fiole contenant un liquide jaune et trouble—l'élixir de scorpion.
En plein été, lorsque le soleil se trouvait dans la constellation du lion, on attrapait les scorpions et on les précipitait vivants dans de l'huile d'olive centenaire avec du seneçon, du mithridate et du serpentaire; puis on laissait infuser durant cinquante jours au soleil et chaque soir on en frottait les aisselles, les tempes, le ventre et la région du cœur du malade. Les rebouteux assuraient qu'il n'existait pas de remède plus efficace contre tous les poisons et contre les sorcelleries.
En apercevant Léonard assis au pied du lit, la vieille s'arrêta, pâlit et ses mains tremblèrent si fort qu'elle faillit laisser choir le flacon.
—Soyez avec nous, force du Christ, Vierge sainte!
Tout en se signant, et marmottant des prières, elle marcha à reculons vers la porte, et une fois dans le couloir courut aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes, chez Madonna Isabella, lui annoncer la terrible nouvelle.
Monna Druda était convaincue que le More et son manipulateur Léonard avaient empoisonné le duc, sinon par le poison, du moins par le mauvais œil, par des manœuvres diaboliques.
La duchesse priait, agenouillée dans la chapelle.
Lorsque monna Druda lui apprit que Léonard se trouvait auprès du duc, elle se releva et cria furieuse:
—C'est impossible! Qui l'a laissé entrer?
—Le sais-je! balbutia la vieille, le sais-je, Votre Altesse. On croirait qu'il est sorti de terre ou qu'il s'est introduit par la cheminée! La chose est louche. Depuis longtemps déjà j'ai prévenu votre Altesse...
Un page entra dans la chapelle, et ployant respectueusement les genoux demanda:
—Sérénissime Madonna, vous serait-il loisible, à vous et au seigneur Maître, de recevoir Sa Majesté, le roi très chrétien de France.
VII
Charles VIII s'était installé dans les appartements du rez-de-chaussée du château de Pavie, somptueusement décorés à son intention par Ludovic le More.
Tout en se reposant après dîner, le roi écoutait la lecture d'un ouvrage nouvellement et spécialement traduit pour lui du latin en français, un opuscule assez ignare Les Merveilles de Rome,—Mirabilia urbis Romæ.
Rendu craintif par son père, Charles, enfant maladif, pendant sa triste jeunesse passée dans le solitaire château d'Amboise, avait été élevé à la lecture des romans de chevalerie qui avaient quelque peu brouillé son cerveau déjà faible. Roi de France et s'imaginant revivre un héros dans la légende de Lancelot, d'Arthur et de Tristan, ce jeune homme de vingt ans, inexpérimenté et timide, bon et fou, avait résolu de mettre en action ce qu'il avait lu dans ses livres. Selon l'expression des historiens de la cour: «Fils du dieu Mars, descendant de Jules César, il était venu en Lombardie à la tête d'une formidable armée à telle fin de conquérir Naples, les deux Siciles, Constantinople, Jérusalem, détrôner le grand Turc, déraciner l'hérésie mahométane et délivrer le tombeau du Christ du joug des infidèles.
A l'audition des Merveilles de Rome le roi goûtait à l'avance la gloire qu'il acquerrait en soumettant une ville aussi célèbre.
Ses idées s'embrouillaient. Une douleur à l'épigastre et une lourdeur de tête lui rappelaient le trop gai souper de la veille en compagnie de dames milanaises. Le souvenir de l'une d'entre elles, Lucrezia Crivelli, l'avait hanté toute la nuit.
Charles VIII était petit de taille et laid de figure. Ses jambes étaient maigres et torses, ses épaules étroites, l'une plus haute que l'autre; la poitrine rentrée, un nez démesurément long et crochu; des cheveux roux déteints. Un étrange duvet jaunâtre remplaçait la barbe et les moustaches. Ses mains et son visage avaient de désagréables crispations. Ses lèvres épaisses, toujours entr'ouvertes comme chez les enfants, ses sourcils arqués au-dessus d'énormes yeux pâles à fleur de tête, lui donnaient une expression triste, distraite, et en même temps tendue, inhérente aux gens faibles d'esprit. Il parlait difficilement et par saccades. On racontait qu'il avait les pieds difformes et que pour les cacher il avait introduit la mode des larges souliers en velours noir en forme de sabot de cheval.
—Thibault! eh! Thibault! cria-t-il à son valet, en interrompant la lecture et bégayant selon sa coutume... je... je voudrais, mon petit... tu sais?... je voudrais boire. Hein! il me semble... Probablement... Apporte-moi du vin, Thibault.
Le cardinal Briçonnet vint annoncer que le duc attendait la visite du roi.
—Hein? hein? quoi? Le duc? Oui, tout de suite... seulement, je veux boire d'abord...
Il prit la coupe remplie par l'échanson. Briçonnet arrêta le mouvement du roi et demanda à Thibault:
—Du nôtre?
—Non, monseigneur. Des caves du palais...
Le cardinal jeta le contenu de la coupe.
—Excusez-moi, Majesté. Les vins de ce pays peuvent être nuisibles à votre santé. Thibault, donne ordre qu'on courre au camp chercher une bonbonne de notre vin.
—Pourquoi?... hein?... Que veut dire?... balbutia le roi surpris.
Le cardinal lui expliqua qu'il craignait les poisons, que la prudence s'imposait vis-à-vis de gens qui avaient empoisonné leur seigneur légitime, et dont on pouvait attendre toutes les trahisons.
—Eh!... des bêtises!... Pourquoi!... Je veux boire, dit Charles en haussant les épaules.
Puis il se soumit.
Les hérauts s'élancèrent en avant. Quatre pages élevèrent, au-dessus du roi, un superbe baldaquin de soie bleue, tissé de fleurs de lis d'argent, le sénéchal plaça sur les épaules de Charles le manteau à revers d'hermine, avec, brodées sur le velours pourpre, des abeilles et la devise: «La reine des abeilles n'a pas d'aiguillon.»
A travers les sombres appartements délaissés, le cortège se dirigea vers la chambre du mourant. En passant devant la chapelle, Charles aperçut la duchesse Isabelle.
Respectueusement il ôta son béret, voulut s'approcher d'elle et, selon la vieille coutume française, la baiser sur les lèvres en la nommant «chère sœur».
Mais la duchesse ne lui en donna pas le temps et tomba à ses pieds.
—Seigneur, commença-t-elle le discours préparé d'avance, aie pitié de nous, Dieu te récompensera. Défends les innocents, chevalier magnanime! Le More nous a ravi le trône, il a empoisonné mon mari, le duc légitime de Milan, Jean Galéas. Dans ce château, nous ne sommes environnés que de mercenaires assassins...
Charles comprenait mal et n'écoutait pas ce qu'elle lui disait.
—Hein?... hein?... Qu'est-ce? balbutiait-il comme mal éveillé et tiquant des épaules. Non, je vous prie..., je ne puis tolérer, ma chère sœur, levez-vous!
Mais elle restait agenouillée, prenait ses mains et les baisait, voulait enlacer ses pieds et enfin, sanglotant, s'écria avec désespoir:
—Seigneur, si vous m'abandonnez, je me tuerai!
Le roi se troubla complètement, et son visage eut une grimace douloureuse, comme s'il eût été lui aussi prêt à pleurer.
—Ah! voilà, voilà! Mon Dieu... je ne puis... Briçonnet, je te prie... dis-lui... je ne sais pas.
Il voulait fuir, car elle n'éveillait en lui aucune compassion, étant, même dans son humiliation, trop fière et trop belle, telle une géniale héroïne de tragédie.
—Altesse Sérénissime, calmez-vous. Sa Majesté fera tout ce qui dépendra d'elle en faveur de votre époux messire Jean Galéas, dit le cardinal poliment mais froidement, prononçant d'un ton protecteur le nom du duc en français.
La duchesse regarda Briçonnet, fixa sur le roi des yeux attentifs, et, subitement, comprenant à qui elle parlait, se tut.
Difforme, ridicule et piteux, Charles se tenait devant elle, les lèvres épaisses entr'ouvertes, avec un sourire forcé, stupide, déconcerté, ses yeux blancs écarquillés.
—Moi, aux pieds de ce malingre idiot, moi, la petite fille de Ferdinand d'Aragon!
Elle se leva. Une rougeur empourpra ses joues. Le roi sentait qu'il lui était indispensable de dire quelque chose, de se tirer de ce mutisme inepte. Il fit un effort désespéré, tiqua de l'épaule, cligna des yeux, balbutia son éternel «Hein?... hein?... quoi?...», s'arrêta, eut un geste navré et se tut.
La duchesse le toisa avec un mépris non dissimulé. Charles baissait la tête, anéanti.
—Briçonnet, allons, allons,... hein?
Les pages ouvrirent la porte à deux battants. Charles entra dans la chambre du duc.
Les volets étaient ouverts. La lumière douce d'un soir d'automne tombait à travers les hautes futaies du parc.
Le roi s'approcha du lit du malade, le nomma «mon cousin» et s'inquiéta de sa santé.
Jean Galéas répondit par un si lumineux sourire que tout de suite Charles se sentit allégé, son trouble se dissipa et se calma peu à peu.
—Que le Seigneur envoie la victoire à Votre Majesté! dit le duc. Quand vous serez à Jérusalem, auprès du Saint-Sépulcre, priez pour ma pauvre âme, car à ce moment-là je...
—Ah! non, non! mon frère pourquoi avez-vous de telles pensées? interrompit le roi. Dieu est clément. Vous guérirez. Nous partirons ensemble en croisade. Vous verrez! Hein?
Jean Galéas secoua la tête:
—Non, je ne le pourrai pas.
Et fixant son regard dans les yeux du roi, il ajouta:
—Quand je serai mort, Seigneur, n'abandonnez pas mon fils Francesco et Isabelle ma femme. La malheureuse n'a personne au monde...
—Ah! Seigneur! Seigneur! s'écria Charles ému.
Ses lèvres épaisses frémirent, les coins s'abaissèrent et, comme s'il reflétait un feu intérieur, son visage s'éclaira d'une infinie bonté. Il se pencha vivement vers le malade et l'embrassant avec une tendresse impétueuse balbutia:
—Mon frère chéri!... Mon pauvre petit!...
Tous deux se sourirent ainsi que des enfants chétifs et leurs lèvres s'unirent en un fraternel baiser.
Lorsqu'il fut sorti de la chambre du duc, le roi appela près de lui le cardinal:
—Briçonnet, hein! Briçonnet... tu sais... il faut... d'une façon quelconque... prendre parti... On ne peut pas comme cela... Je suis un chevalier... Il faut le défendre, tu entends?
—Majesté, répondit évasivement le cardinal, il mourra tout de même. Et de quel secours pourrons-nous lui être? Nous nous ferions du tort. Le More est notre allié...
—Le More est un misérable, oui... sûrement... un assassin! cria le roi.
Et dans ses yeux brilla une colère sensée.
—Que faire! murmura Briçonnet avec un fin sourire. Le More n'est ni pire, ni meilleur que les autres. C'est de la politique, Seigneur! Nous sommes tous des hommes...
L'échanson apporta au roi une coupe de vin français que Charles but avidement. Le vin le ranima et chassa ses noires pensées.
En même temps que l'échanson se présenta un envoyé du duc, pour inviter le roi au souper. Celui-ci refusa. L'envoyé insista. Mais voyant que ses prières étaient vaines, il s'approcha de Thibault et lui murmura quelques mots à l'oreille. Thibault fit un signe affirmatif et à son tour s'approcha du roi et murmura:
—Majesté, madonna Lucrezia...
—Hein?... hein?... quoi?... quelle Lucrezia?...
—Celle avec laquelle vous avez daigné danser au bal hier.
—Ah! oui! je me souviens... Madonna Lucrezia!... Exquise! Tu dis qu'elle assistera au souper?
—Sûrement et elle supplie Votre Majesté...
—Elle supplie... ah? vraiment!... Eh bien alors? Thibault? Que penses-tu? Peut-être... après tout... Demain nous nous mettons en campagne... Pour la dernière fois... Remerciez le duc, messire, dit-il en s'adressant à l'envoyé, et dites-lui que probablement... oui...
Le roi prit Thibault à part:
—Écoute, qui est-ce cette madonna Lucrezia?
—La maîtresse du More, Majesté.
—La maîtresse du More, ah! c'est dommage...
—Sire, un mot et nous arrangerons tout. S'il vous plaît aujourd'hui même.
—Non, non. Je suis son hôte...
—Le More sera flatté, Seigneur. Vous ne connaissez pas ces gens-là...
—Cela m'est indifférent... Comme tu voudras... C'est ton affaire...
—Soyez tranquille, Majesté... un mot seulement...
—Ne demande rien... Je n'aime pas... Je t'ai dit: C'est ton affaire... Je ne veux rien savoir... comme tu voudras.
Thibault s'inclina respectueusement.
En descendant l'escalier, le roi de nouveau s'assombrit et passant la main sur le front:
—Briçonnet... hein?... Briçonnet... Comment crois-tu? Que voulais-je dire?... Ah! oui!... Il faut le défendre... C'est un innocent... il y a offense... Je ne puis le souffrir cela. Je suis un chevalier!
—Sire, bannissez ces soucis: nous avons d'autres sujets. Plus tard en revenant de Jérusalem...
—Oui... oui... Jérusalem! murmura le roi avec un pâle sourire méditatif.
—La main de Dieu conduit Votre Majesté vers les victoires, continua Briçonnet. Le doigt de Dieu montre le chemin aux croisés.
—Le doigt de Dieu!... le doigt de Dieu!... répéta Charles VIII solennel, inspiré, les yeux levés au ciel.
VIII
Huit jours après, le jeune duc mourait.
Sentant sa mort proche, il avait supplié sa femme de lui accorder une entrevue avec Léonard, mais elle lui avait refusé. Monna Druda avait convaincu Isabelle que les gens ensorcelés ressentaient un irrésistible désir de voir celui qui les avait perdus.
Et la vieille continuait à frotter soigneusement le malade, avec de l'huile de scorpion. Les médecins le tourmentèrent jusqu'à la fin avec leurs saignées.
Il expira doucement.
—Que ta volonté soit faite! furent ses dernières paroles.
Le More donna ordre de transporter de Pavie à Milan le corps du défunt et de l'exposer solennellement dans la cathédrale.
Les seigneurs se réunirent au palais et Ludovic, après avoir assuré que la mort prématurée de son neveu lui causait une douleur profonde, proposa de déclarer le petit Francesco, fils de Jean Galéas, héritier légitime. Tous s'y opposèrent, affirmant qu'on ne pouvait confier un tel pouvoir à un mineur et supplièrent Le More au nom du peuple, d'accepter le sceptre ducal. Hypocritement, il refusa. Puis, comme à contre-cœur, céda à leurs prières.
On apporta les somptueux habits de drap d'or. Le nouveau duc les revêtit, monta à cheval et se rendit à l'église de San Ambrogio, entouré d'une foule de partisans qui criaient: «Viva il Moro, viva il duca!» au son des trompes, des salves de canon, du carillon des cloches et du mutisme du peuple.
Sur la place du Commerce, du haut de la loggia du vieil hôtel de ville, en présence des syndics, des consuls, des principaux citoyens, le chef des hérauts lut le privilège accordé au duc Le More par l'éternel Auguste du très saint Empire, Maximilien: «Maximilianus divina favente clementia Romanorum Rex semper Augustus, toutes les provinces, terres, villes, villages, châteaux, forts, montagnes et plaines, bois et déserts, fleuves, rivières, lacs, pêcheries, salines, mines, possession des vassaux, marquis, comtes, barons, monastères, églises et paroisses—tout et tous, nous te donnons, Ludovic Sforza à toi et à tes héritiers, en t'affirmant, te nommant, t'élevant et choisissant, toi et tes fils et petits-fils, souverain autocrate de la Lombardie jusqu'à la fin des siècles.»
Quelques jours après cette proclamation on annonça la translation dans la cathédrale de la plus précieuse relique de Milan, un des clous de la sainte Croix.
Le More espérait plaire ainsi au peuple et consolider son pouvoir.
IX
La nuit sur la place d'Arengo, devant la taverne de Tibald, la foule se réunit. L'étameur Scarabullo, le brodeur Mascarello, le pelletier Mazo, le cordonnier Corbolo et le verrier Gorgolio se tenaient au premier rang.
Au milieu de la foule, monté sur un tonneau, le frère Timoteo prêchait:
—Frères, lorsque sainte Hélène découvrit sous le temple de Vénus le bois de la sainte Croix et les autres instruments qui avaient servi à la torture du Christ et avaient été enterrés par les païens—l'empereur Constantin, prenant un des saints et terribles clous, ordonna aux forgerons de l'encastrer dans le mors de son cheval de guerre, afin d'accomplir la parole de l'apôtre Zacharie, et cette relique lui donna la victoire sur les ennemis de l'Empire romain. A la mort du César, ce clou fut égaré, et, beaucoup plus tard retrouvé par saint Ambroise à Rome, dans la boutique d'un certain Paolino, marchand de vieille ferraille, et transporté à Milan. Notre ville possède donc le plus précieux, le plus sacré des quatre clous—celui qui avait percé la paume droite du Dieu puissant sur le Bois du Salut. Sa longueur exacte est de cinq pouces et demi. Étant plus long et plus épais que le clou romain il est pointu, tandis que le clou romain est émoussé. Durant trois heures, ce clou est resté dans la main du Sauveur, comme le prouve, par de fins syllogismes, le savant Père Alesio.
Frère Timoteo s'arrêta un instant puis s'écria en levant les bras au ciel:
—Maintenant, mes chers frères, s'accomplit un horrible sacrilège! Le More, le misérable, l'assassin, le voleur de trône, tente le peuple par des fêtes impies, et affermit son trône croulant avec le saint clou!
La foule devint houleuse.
—Et savez-vous, mes frères, continua le moine, savez-vous à qui il a confié l'encastrement du clou dans la grande coupole de la cathédrale, au-dessus de l'autel?
—A qui?
—Au Florentin Léonard de Vinci!
—Léonard? qui est-ce? demandaient les uns.
—Nous le connaissons parbleu, répondaient les autres, c'est celui-là même qui a empoisonné le jeune duc avec des fruits...
—Un sorcier! un hérétique! un athée!
—Et moi, mes amis, s'interposa timidement Corbolo, j'ai entendu dire que ce messer Leonardo était un homme bon. Qu'il n'avait jamais fait de mal à personne. Qu'il aime non seulement les hommes, mais aussi les bêtes...
—Tais-toi, Corbolo, tu ne sais ce que tu racontes!
—Un sorcier peut-il être bon?
—Oh! mes enfants, expliqua frère Timoteo—les gens diront aussi du grand tentateur, le prince des ténèbres: «Il est bienveillant, il est parfait», car il se donnera l'apparence du Christ et sa voix sera douce et chantante comme une flûte. Et beaucoup seront tentés par sa miséricorde. Et il conviera des quatre points cardinaux tous les peuples et toutes les tribus comme la perdrix, par son cri trompeur, appelle dans son nid les couvées des autres oiseaux. Veillez donc, ô mes frères! Cet ange des ténèbres, nommé l'Antechrist, viendra parmi nous sous une forme humaine: le Florentin Léonard est le serviteur et le précurseur de l'Antechrist.
Le verrier Gorgolio qui n'avait jamais entendu parler de Léonard murmura avec assurance:
—C'est vrai! On dit qu'il a vendu son âme au diable et qu'il a signé le pacte avec son sang.
—Protège-nous, aie pitié, très sainte Mère de Dieu! marmonnait la fripière Barbaccia. Ces jours derniers, Stamma, la lavandière du bourreau, me disait que ce Léonard volait les corps des pendus, qu'il les découpait, enlevait les intestins...
—Ce sont des choses que tu ne peux comprendre, Barbaccia, observa Corbolo, c'est une science qu'on appelle l'anatomie...
—Oui, mais il a aussi inventé une machine pour voler, avec des ailes d'oiseau, rapporta Mascarello.
—L'antique serpent ailé se redresse contre Dieu, expliqua de nouveau frère Timoteo. Simon le Mage s'est aussi élevé dans les airs, mais il a été renversé par l'apôtre Paul.
—Et il marche sur l'eau comme sur la terre, ajouta Scarabullo. «Le Seigneur marchait sur les eaux... je ferai de même.» Voilà comme il blasphème!
—Il fait mieux encore: il descend dans une cloche de verre au fond de la mer, reprit Mazo.
—Eh! mes amis! ne croyez pas cela. Il n'en a pas besoin. Quand il veut, il se transforme en poisson et il nage: il se transforme en oiseau et il vole! déclara Gorgolio.
—C'est un ogre; qu'il crève!
—Qu'attendent donc les pères inquisiteurs? Au bûcher, le Léonard!
—Qu'on l'empale!
—Hélas! hélas! malheur à nous, mes bien-aimés! se prit à geindre frère Timoteo. Le très saint clou, le clou sacré est... chez Léonard!
—Cela ne sera pas! hurla Scarabullo en serrant les poings, nous mourrons pour notre relique, nous ne la laisserons pas souiller. Allons prendre le clou chez l'impie!
—Vengeons notre relique! Vengeons notre duc!
—Y songez-vous, mes amis? objecta Corbolo. C'est l'heure de la ronde de nuit. Le capitaine de la milice...
—Au diable, le capitaine! Si tu as peur, Corbolo, cache-toi sous la jupe de ta femme!
Armée de bâtons, de pics, de hallebardes, de pierres, criant et jurant, la foule s'avança par les rues.
En tête marchait le moine, tenant dans ses mains un crucifix et chantant un psaume.
Les torches résineuses fumaient et pétillaient. Dans leur reflet rougeâtre brillait solitaire et pâle le croissant de la lune.
X
Léonard travaillait dans son atelier. Zoroastro fabriquait une caisse ronde, vitrée, avec des rayons dorés, dans laquelle devait être conservé le clou sacré. Assis dans un coin sombre, Giovanni Beltraffio, de temps à autre observait son maître. Plongé dans la recherche du problème de la transmission de la force à l'aide de poulies et de leviers, Léonard ne pensait plus à la relique. Il venait de terminer un calcul compliqué.
—Jamais les hommes n'inventeront, pensait-il, avec un sourire heureux, rien d'aussi parfait, facile et superbe comme les manifestations de la nature. La divine nécessité la force par ses lois à déduire le résultat de la cause par la voie la plus rapide.
Dans son cœur naissait le sentiment, qui lui était si habituel, de respectueux étonnement devant l'abîme qu'il contemplait. En marge, à côté du croquis de la machine élévatoire, à côté de chiffres et de ratures, il écrivait ces mots qui sonnaient dans son cœur ainsi qu'une prière:
«O mirabile giustizia di te, primo Motore! Tu non ái voluto mancare a nessuna potenzia l'ordine e qualità de sua necessari effetti.»
Oh! combien surprenante est ta justice, Premier Moteur! Tu n'as pas voulu priver la moindre force de son ordre et de ses qualités indispensables.
On frappa violemment à la porte extérieure. Des cris, des jurons, le chant des psaumes retentirent.
Giovanni et Zoroastro coururent s'enquérir de ce qui était arrivé. Mathurine, la cuisinière, réveillée en sursaut, à demi vêtue, se précipita dans la pièce en criant:
—Les brigands! les brigands! Au secours! Sainte Mère de Dieu, protège-nous!
Derrière elle entra Marco d'Oggione, une arquebuse à la main, il ferma vivement les volets.
—Qu'est-ce, Marco? demanda Léonard.
—Je ne sais rien. Des vauriens qui veulent pénétrer dans la maison. Les moines ont dû exciter la populace.
—Que veulent-ils?
—Le diable seul pourrait comprendre cette crapule folle. Ils exigent le clou sacré.
—Je ne l'ai pas. Il est chez l'archevêque Arcimboldo.
—Je le leur ait dit. Ils ne veulent pas écouter. Ils appellent Votre Excellence, assassin du duc Jean Galéas, sorcier et impie.
Dans la rue les cris augmentaient.
—Ouvrez! ouvrez! Ou bien nous incendierons votre nid maudit! Attends, nous aurons ta peau, Léonard, antechrist!
Frère Timoteo chantait des psaumes auxquels se mêlaient les stridents sifflets du vaurien Farfaniccio.
Giacopo, le petit valet, traversa en courant l'atelier, grimpa sur l'appui de la fenêtre et voulut sauter dans la cour, mais Léonard le retint par son habit.
—Où vas-tu?
—Chercher la milice. La ronde de nuit passe tout près d'ici à cette heure.
—Tu n'y songes pas, Giacopo! On te prendra, on te tuera.
—Que non pas! Je passerai par-dessus le mur dans le potager de la tante Trulla, puis dans le fossé, puis par les arrière-cours... Et s'ils me tuent, mieux vaut que ce soit moi que vous!
Après avoir adressé un tendre et brave sourire à Léonard, le gamin s'échappa de ses mains, sauta par la croisée et cria de la cour, en poussant les volets:
—Ne craignez rien, je vous délivrerai!
—Un petit vaurien, un diable, fit Mathurine, et voilà, pourtant, il nous est utile dans notre malheur. Peut-être bien qu'il nous délivrera...
Une pierre brisa les vitres. La cuisinière eut un cri étouffé, se sauva dans la pièce et, à tâtons, roula à la cave où, comme elle le raconta ensuite, elle se blottit dans un tonneau vide jusqu'au matin.
Marco monta fermer les volets.
Giovanni revint dans l'atelier, voulut reprendre sa place, pâle, abattu; mais il regarda Léonard, s'approcha de lui, tomba à ses genoux.
—Ils disent, maître... Je sais que c'est un mensonge... Je ne crois pas... mais dites... dites-le-moi vous même!
Il n'acheva pas, étouffant d'émotion.
—Tu te demandes, fit Léonard avec un triste sourire, tu te demandes s'ils disent la vérité... si je suis un assassin?
—Un mot, un seul de votre bouche, maître!
—Que puis-je te dire, mon ami? Et pourquoi? Tu ne me croiras pas, puisque tu as pu douter.
—Oh! messer Leonardo, s'écria Giovanni, je suis tellement torturé... je ne sais ce que j'ai... je deviens fou, maître... Aidez-moi, ayez pitié de moi!... Je ne sais plus... Dites-moi que ce n'est pas vrai!
Léonard se taisait. Puis se détournant, un tremblement dans la voix, il murmura:
—Et toi aussi, tu es avec eux, contre moi!
Des coups terribles retentirent ébranlant la maison: l'étameur Scarabullo fendait la porte à l'aide d'une hache.
Léonard écouta les cris de la populace, et son cœur se serra de cette tristesse que lui donnait le sentiment de son isolement.
Il baissa la tête. Ses yeux lurent les lignes à peine écrites.
«O mirabile giustizia di te, primo Motore!»
—Oui, songea-t-il, tout vient de Toi, tout le bien!
Il sourit et, avec une profonde résignation, répéta les paroles de Jean Galéas mourant:
—Que Ta volonté soit faite, sur la terre et dans le ciel!...
CHAPITRE VI
LE JOURNAL DE GIOVANNI BELTRAFFIO
1494-1495.