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Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux

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«1. J'ai un procédé pour construire des ponts très légers, très faciles à transporter, grâce auxquels l'ennemi peut être poursuivi et mis en fuite; d'autres encore plus solides, qui résistent au feu et à l'assaut et sont aisés à poser et à enlever. Je connais également le moyen de brûler et de détruire ceux de l'ennemi.

»2. Dans le cas d'investissement d'une place, je sais comment chasser l'eau des fossés et faire diverses échelles d'escalade et autres instruments similaires.

»3. Item. Si par suite de la hauteur ou de la force d'une position, la place ne peut être bombardée, j'ai un moyen de miner toute forteresse dont les fondations ne sont pas en pierres.

»4. Je puis aussi faire une sorte de canon facile à transporter, qui lance des matières inflammables, causant grand dommage à l'ennemi et aussi grande terreur par la fumée.

»5. Item. Au moyen de passages souterrains étroits et tortueux, faits sans bruit, je puis faire une route pour passer sous les fossés ou sous un fleuve.

»6. Item. Je puis construire des voitures couvertes, sûres et indestructibles, portant de l'artillerie qui, entrant dans les rangs ennemis, brisera les troupes les plus solides et que l'infanterie peut suivre sans obstacles.

»7. Je puis construire des canons, mortiers, engins à feu, de forme utile et belle et différents de ceux en usage.

»8. Où l'usage du canon est impraticable je puis le remplacer par des catapultes et engins pour lancer des traits d'admirable efficacité et jusqu'ici inconnus; bref, quel que soit le cas, je puis imaginer des moyens infinis d'attaque.

»9. Et si le combat doit être livré sur mer, j'ai de nombreux engins de la plus grande puissance à la fois pour l'attaque et la défense; vaisseaux qui résistent au feu le plus rude, poudres ou vapeurs.

»10. En temps de paix, je crois que je puis égaler n'importe qui en architecture et en construisant des monuments privés ou publics et en conduisant de l'eau d'un endroit à un autre.

»Je puis exécuter de la sculpture en marbre, bronze, terre cuite; en peinture je puis faire ce que fait un autre, quel qu'il puisse être. En outre, je m'engagerais à exécuter le cheval de bronze en la mémoire éternelle de votre père et de la très illustre maison de Sforza et si quelqu'une des choses ci-dessus mentionnées vous paraissait impossible ou impraticable, je vous offre d'en faire l'essai dans votre parc ou en toute autre place qui plaira à Votre Excellence, à laquelle je me recommande en toute humilité.

LÉONARD DE VINCI.

Lorsque au-dessus de la verte plaine lombarde il aperçut les cimes neigeuses des Alpes, il sentit que pour lui commençait une vie nouvelle et que cette terre étrangère serait pour lui la patrie.

IX

C'est ainsi qu'en gravissant le Mont Albano, Léonard se remémorait son existence.

Il atteignait presque la cime de la montagne Blanche. Maintenant le sentier grimpait droit, sans zigzags, entre des broussailles sèches et des chênes maigres qui portaient encore les feuilles de l'année précédente. Les montagnes, d'un violet trouble sous l'action du vent, semblaient sauvages, terribles et désertes, presque appartenant à une autre planète. Le vent le fouettait au visage, le piquait d'aiguillons glacés, aveuglait ses yeux. Par moment, une pierre se détachait et roulait avec un bruit sourd au fond du précipice.

Léonard montait toujours plus haut et plus haut et il en éprouvait une extrême jouissance, comme s'il conquérait les sévères montagnes; et à chaque pas le regard devenait plus pénétrant, l'horizon se découvrait toujours plus large. Et partout—l'étendue, le vide, comme si l'étroit sentier eût fui sous les pieds; et lentement avec une insensible égalité, il volait au-dessus de ces lointains ondés avec des ailes géantes. Ici, les ailes paraissaient naturelles, nécessaires, et de ne pas en avoir inspirait la crainte et l'étonnement comme chez un homme subitement privé de l'usage de ses jambes.

Léonard se souvint comme, lorsqu'il était enfant, il suivait le vol des cigognes, comme il ouvrait en cachette les cages de son grand-père et donnait la liberté aux étourneaux et aux fauvettes, admirant la joie des prisonniers délivrés; de même il se rappela le récit du moine maître d'école au sujet du fils de Dédale, Icare, qui voulut voler à l'aide d'ailes en cire et s'était tué en tombant. Et plus tard, le maître lui ayant demandé quel était le plus grand héros de l'antiquité, il avait répondu sans hésitation: «Icare, fils de Dédale.» Et sa joie, lorsqu'il avait aperçu, sur le campanile du clocher de la cathédrale florentine, Maria del Fiore, parmi les bas-reliefs de Giotto représentant tous les arts et toutes les sciences, un homme risible, disgracieux, le mécanicien Dédale de la tête au pieds couvert de plumes. Il avait aussi une autre réminiscence de sa première enfance, de celles qui pour les autres paraissent stupides, mais pour celui qui les garde dans son âme, pleines de prophétique mystère comme des rêves fatidiques.

«Je dois parler du milan—c'est ma destinée—écrivait-il dans son journal, car je me rappelle que dans mon enfance j'ai eu un rêve. J'étais couché dans mon berceau, un milan est arrivé près de moi et m'ouvrit les lèvres et à plusieurs reprises y glissa ses plumes comme en signe que toute ma vie je m'occuperai de ces ailes.»

La prophétie s'accomplit. Les ailes humaines devinrent le dernier but de son existence.

Et maintenant encore, comme quarante ans auparavant sur ce même sommet de la montagne Blanche, il lui semblait infiniment humiliant que les hommes ne fussent pas ailés.

«Celui qui sait tout, peut tout, songeait Leonardo, savoir est le principal et—les ailes existeront.»

X

A l'un des derniers tournants du sentier, il sentit que quelqu'un le saisissait par ses vêtements; et se retournant il aperçut son élève Giovanni Beltraffio. Fermant les yeux, baissant la tête, retenant de la main son béret, Giovanni luttait contre le vent. Depuis longtemps il criait et appelait le maître, mais le vent emportait sa voix. Lorsque Léonard se retourna, ses longs cheveux hérissés, sa longue barbe rejetée sur les épaules, avec une expression d'invincible volonté et d'inflexible pensée dans les yeux, les profondes rides de son front et les sourcils sévèrement froncés—son visage parut si étrange et terrible à son élève, que celui-ci le reconnut à peine. Les larges plis de son manteau rouge foncé, tiraillés par le vent, ressemblaient aux ailes d'un énorme oiseau.

—A peine arrivé de Florence, criait Giovanni de toutes ses forces, mais dans la fureur du vent son cri n'était qu'un murmure et on ne distinguait que des mots hachés: «une lettre... importante... ordonné de remettre... immédiatement...»

Léonard comprit que ce devait être la lettre de César Borgia. Giovanni la lui tendit et l'artiste reconnut l'écriture de messer Agapito, le secrétaire du duc.

—Descends, cria-t-il en voyant le visage de Giovanni bleui par le froid. Je viens tout de suite...

Beltraffio se cramponnant aux branches, glissant, buttant, courbé et rétréci, commença à descendre, si petit, si faible, qu'il semblait que la tempête, en le saisissant, l'enlèverait dans la prairie.

Léonard le regardait, et l'aspect piteux de l'élève rappela au maître sa propre faiblesse—la malédiction de l'impuissance pesant sur toute sa vie—l'infinie suite d'insuccès, la stupide perte du Colosse, de la Cène, la chute du mécanicien Astro, le malheur de tous ceux qui l'aimaient, la haine de Cesare, la maladie de Giovanni, la peur superstitieuse dans les regards de la petite Maïa et l'éternelle et terrible solitude.

—Des ailes! pensa-t-il. Est-ce que cela aussi doit périr comme le reste?

Les paroles prononcées par Astro dans son délire revinrent à sa mémoire—la réponse du Christ à celui qui le tentait par la terreur de l'abîme et la joie du vol: «Ne tente pas ton Seigneur Dieu!»

Il leva la tête; serra les lèvres encore plus sévèrement, fronça les sourcils et de nouveau monta, vainqueur du vent et de la montagne.

Le sentier avait disparu. Il marchait maintenant au hasard sur la roche nue, où peut-être personne avant lui n'avait posé le pied.

Encore un effort, encore un pas,—et il s'arrêta au bord du précipice. On ne pouvait aller plus loin, on ne pouvait que voler. Le rocher était tranché, s'arrêtait devant un horizon sans limites.

Le vent transformé en ouragan hurlait et sifflait dans les oreilles, comme si d'invisibles, rapides et méchants oiseaux fuyaient par troupeaux en battant l'air de leurs ailes gigantesques.

Léonard s'inclina, contempla l'abîme et tout à coup de nouveau, avec une force inconnue, le sentiment de la nécessité naturelle, indispensable, du vol humain s'empara de lui.

—Les ailes existeront! murmura-t-il. Sinon par moi, par un autre. Mais l'homme volera. Les hommes ailés seront des dieux!

Et il se figura le roi des airs, vainqueur de toutes les limites et de toutes les pesanteurs, fils de l'homme, dans toute sa gloire et toute sa force, grand cygne aux ailes énormes, blanches, scintillantes comme de la neige dans l'azur du ciel.

Et dans son cœur flamba une joie proche de la terreur.

XI

Quand il descendit du Mont Albano, le soleil se couchait. Les cyprès sous les épais rayons jaunes paraissaient noirs comme du charbon, les montagnes éloignées, tendres et transparentes comme de l'améthyste.

Le vent se calmait.

Il approcha d'Anciano. Subitement à un détour, en bas, dans la profonde et calme vallée, apparut le village de Vinci, pareil à un berceau.

Léonard s'arrêta, prit son livre et écrivit:

«Du haut de la montagne qui doit son nom au Vainqueur—Vinci, vincere, qui veut dire vaincre—le Grand Oiseau prendra son vol, l'homme sur le dos du Grand Cygne emplira l'univers d'étonnement, emplira les livres de son nom immortel. Eternelle gloire au nid où il est né!»

Et contemplant le village natal au pied de la montagne Blanche, il répéta:

—Éternelle gloire au nid où le Grand Cygne est né!


La lettre d'Agapito exigeait l'arrivée immédiate du nouveau mécanicien et ingénieur ducal dans le camp de César pour l'organisation de machines de guerre destinées à l'attaque de Faenza.

Deux jours plus tard, Léonard quittait Florence pour se rendre en Romagne auprès de César Borgia.

CHAPITRE XII

OU CÉSAR—OU RIEN

1500-1503

Aut Cæsar—aut nihil.

CÉSAR BORGIA.

Un souverain doit également être un homme et un fauve.

NICOLAS MACHIAVEL.

I

Dans la seconde quinzaine de décembre 1502, le duc de Valentino suivi de toute sa cour et de son armée, abandonna Cesena pour Fano situé sur les bords de l'Adriatique, à vingt milles de Sinigaglia. A la fin du même mois, Léonard quitta Pesaro pour rejoindre César.

Parti le matin il comptait être rendu à la tombée de la nuit. Mais une bourrasque s'éleva. Les montagnes couvertes de neige étaient infranchissables. Les mules buttaient à chaque pas. Le crépuscule tomba. Léonard et son guide allèrent à l'aventure, se fiant à l'instinct des bêtes. Au loin, une lumière brilla. Le guide reconnut une grande auberge de Novitario, à moitié chemin entre Pesaro et Fano.

Longtemps ils durent frapper à l'énorme portail pareil à une porte de château fort. Enfin parut un palefrenier endormi qui tenait une lanterne, puis le patron lui-même. Il refusa de les recevoir, déclarant que non seulement toutes les chambres, mais les écuries même étaient occupées et que chaque lit servait à deux et trois personnes, tous gens de haut parage, officiers et gentilshommes de la cour du duc.

Lorsque Léonard se nomma et montra le sauf-conduit signé du duc et orné de son sceau, le patron s'excusa fort et proposa sa chambre occupée seulement par trois commandants des régiments français. Ces officiers ivres, dormaient profondément.

Léonard entra dans la pièce servant de cuisine et de salle à manger, pareille à toutes celles des auberges de Romagne, enfumée, sale, avec des tâches d'humidité sur les murs nus, des poules et des pintades dormant sur des perchoirs, des pourceaux piaillant dans leurs cages d'osier, des files d'oignons, de saucissons et de jambons pendues aux poutres du plafond. Dans l'énorme âtre flambait un grand feu et sur la broche rôtissait un quartier de porc. Éclairés par le reflet pourpre de la flamme, les hôtes mangeaient, buvaient, criaient, se disputaient, jouaient aux cartes et aux échecs. Léonard s'assit auprès de la cheminée en attendant le souper commandé.

A la table voisine, l'artiste reconnut le vieux capitaine des lanciers ducaux Baltazare Scipione, le trésorier général Alessandro Spanoccia, et l'ambassadeur de Ferrare, Pandofio Colenuccio. Un homme qui lui était inconnu, faisait de grands gestes et avec une extraordinaire conviction criait d'une voix flûtée:

—Je puis, signori, le prouver par des exemples de l'histoire contemporaine et ancienne, avec une précision mathématique. Tous les grands conquérants composaient leur armée d'hommes de leur propre nation: Ninus, d'Assyriens; Cyrus, de Perses; Alexandre, de Macédoniens. Il est vrai que Pyrrhus et Annibal se servaient de mercenaires; mais là, ces grands artistes militaires avaient su inspirer à leurs soldats le courage et les qualités patriotiques. De plus, n'oubliez pas le principal, la pierre de touche de la science militaire: dans l'infanterie et seulement dans l'infanterie réside la force d'une armée et non dans la cavalerie, dans les armes à feu et la poudre, cette invention stupide des temps nouveaux!

—Vous vous abusez, messer Nicolo, répondit avec un sourire le capitaine des lanciers. Les armes à feu prennent chaque jour plus d'importance. Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez des Romains, des Grecs, des Spartiates; mais j'ose penser que les armées actuelles sont mieux équipées que les anciennes. Sans froisser Votre Excellence, un escadron de nos chevaliers français ou une division d'artillerie avec trente bombardes, renverserait un roc et non pas seulement un détachement de votre infanterie romaine!

—Ce sont des sophismes! s'échauffait messer Nicolo. Vous vous égarez. Comment pouvez-vous discuter contre l'évidence? Si vous songiez seulement qu'avec une poignée de fantassins, Lucullus a mis en déroute cent cinquante mille cavaliers, parmi lesquels se trouvaient des cohortes identiques à vos escadrons de chevaliers français!

Curieusement, Léonard regarda cet homme qui parlait des victoires de Lucullus, comme s'il les avait de ses propres yeux vues.

L'inconnu était vêtu d'une longue robe de drap rouge, de forme majestueuse, avec des plis droits, telle que les portaient les importants hommes d'État de la République florentine, notamment les secrétaires d'ambassade. Mais cette robe avait un aspect usé; à certains endroits apparaissaient des taches. Les manches luisaient. A en juger par le col de la chemise, le linge était d'une propreté douteuse. Ses mains grandes et noueuses avec sur le médius le durillon habituel aux gens qui écrivent beaucoup, étaient noircies d'encre. Il y avait peu de prestance dans cet homme de quarante ans environ, maigre, étroit d'épaules, aux traits extrêmement mobiles et étranges. Parfois durant une conversation, levant son nez long et plat, redressant sa petite tête, plissant les yeux et avançant la lèvre inférieure, regardant par-dessus la tête de l'interlocuteur, il ressemblait à un oiseau qui fixe un objet lointain, tout aux aguets le cou tendu. Dans ses mouvements inquiets, dans la rougeur fiévreuse de ses joues glabres, dans ses yeux gris pesants de fixité, se devinait une flamme intérieure. Ces yeux voulaient être méchants; mais par instants à travers l'expression de froide amertume, de cruelle ironie, brillait en eux quelque chose de timide, de faible, d'enfantin et de piteux.

Messer Nicolo continuait à développer son idée sur la force de l'infanterie et Léonard s'étonnait du mélange de vrai et de faux, d'infinie hardiesse et de servile imitation de l'antique, contenus dans les paroles de cet homme. En démontrant l'inutilité des armes à feu il observa combien difficile était la mise au point des canons de grand calibre, dont les boulets ou passent trop haut au-dessus de l'ennemi, ou trop bas sans atteindre le but marqué. L'artiste approuva la finesse de la remarque, connaissant par expérience les défauts de ces bombardes. Mais bien vite, messer Nicolo déclara l'inutilité des forteresses pour défendre un État, se basant sur l'opinion des Lacédémoniens.

Léonard n'entendit pas la fin de la discussion, le maître de l'auberge étant venu à cet instant pour le conduire à sa chambre.

II

Le lendemain matin la bourrasque redoubla. Le guide se refusa à sortir, assurant que par un temps pareil, un honnête homme ne mettrait pas un chien dehors. Léonard dut attendre un jour encore. Ne sachant à quoi s'occuper, il se mit à installer dans l'âtre une broche de son invention, qui tournait automatiquement sous l'influence de l'air surchauffé.

—Avec ce système, expliquait Léonard, le cuisinier n'a pas à craindre que son rôti soit brûlé, puisque le degré de chaleur reste égal; lorsque celle-ci augmente, la broche tourne plus vite, lorsqu'elle diminue, la broche tourne plus lentement.

L'artiste installait cette broche perfectionnée, avec le même amour que sa machine volante.

Dans la même pièce, messer Nicolo expliquait à de jeunes sergents d'artillerie, joueurs effrénés, une martingale trouvée par lui, qui permettait de gagner à coup sûr aux osselets, car elle corrigeait les caprices de la «courtisane fortune». Très sagement et éloquemment il expliquait cette règle, mais chaque fois qu'il essayait de la mettre en pratique, il perdait régulièrement, à son très grand étonnement et à la grande joie des auditeurs. Il se consolait pourtant en disant qu'il avait dû commettre une erreur dans une règle certaine. La partie se termina par une explication inattendue et désagréable pour messer Nicolo: il n'avait pas un sol vaillant et jouait à crédit.

Dans la soirée, arriva, accompagnée d'une quantité incalculable de ballots et de caisses et d'un nombreux personnel de pages, palefreniers, bouffons et animaux divertissants, la célèbre courtisane vénitienne, «la merveilleuse pécheresse» Lena Griffa, celle-là même qui jadis à Florence avait failli devenir la victime de l'«Armée Sainte» de Savonarole. Deux ans auparavant, suivant l'exemple de beaucoup de ses compagnes—monna Lena s'était transformée en Madeleine repentie et s'était même fait admettre novice dans un couvent—ce qui lui permit ensuite d'augmenter ses prix dans le célèbre Tarif des courtisanes ou Réflexions pour un étranger de haut rang.

De la robe sombre de la nonne s'échappa une éblouissante libellule. Lena Griffa prospéra vite. Selon la coutume des courtisanes de haute volée, elle se composa un pompeux arbre généalogique par lequel elle prouvait, ni plus ni moins, qu'elle était la fille naturelle du frère du duc de Milan, le cardinal Ascanio Sforza. En même temps elle devenait la maîtresse d'un vieillard gâteux, incalculablement riche et cardinal. C'est auprès de lui qu'elle se rendait à Fano où le monsignor l'attendait à la cour de César Borgia.

L'aubergiste était perplexe: il n'osait refuser le logement à une personne aussi renommée que «Son Excellence Sérénissime», et pourtant il ne possédait pas de chambres disponibles. Enfin, il put s'entendre avec des marchands d'Ancône qui pour une réduction consentirent à céder une pièce assez grande pour la suite de la courtisane. Pour la courtisane elle-même, il exigea la chambre de messer Nicolo et de ses compagnons les chevaliers français Iva d'Allegra, leur proposant de coucher avec les marchands dans la forge.

Nicolas se fâcha, demandant à l'hôtelier s'il possédait encore son bon sens, s'il comprenait à qui il avait affaire en se permettant des impertinences vis-à-vis de gens honorables, à cause de la première traînée venue.

Mais l'hôtelière, femme batailleuse, se mêla à la discussion et fit observer à messer Nicolo qu'avant d'injurier et de se révolter il fallait payer ses dettes, sa chambre, celle du valet et la nourriture de trois chevaux, de plus rendre à son mari les quatre ducats empruntés la semaine précédente. Et comme à part soi, mais assez fort pour que l'on puisse l'entendre, elle souhaita mauvaise Pâque aux traînards sans le sou, qui courent les grand'routes en se faisant passer pour des seigneurs, vivent à crédit et de plus se dressent sur leurs ergots devant les honnêtes gens.

Il devait y avoir une part de vérité dans les paroles de l'hôtesse, car Nicolas se tut, baissa les yeux sous son regard accusateur et semblait combiner une retraite convenable.

Les domestiques sortaient déjà ses affaires de sa chambre et la hideuse guenon favorite de madona Lena, à moitié gelée pendant le voyage, grimaçait piteusement, assise sur la table encombrée de papiers et des livres de messer Nicolo, entre autres les Décades de Tite-Live et la Vie des hommes illustres de Plutarque.

—Messer, lui dit Léonard avec un aimable sourire en retirant son béret, s'il vous était agréable de partager ma chambre, je considérerais comme un honneur pour moi, de rendre ce petit service à Votre Excellence.

Nicolas, surpris, se retourna, puis remercia dignement.

Ils passèrent dans la chambre de Léonard où l'artiste offrit la meilleure place à son colocataire.

Plus il l'observait et plus cet homme lui paraissait attirant et curieux.

Celui-ci lui déclina son nom et ses fonctions: Nicolas Machiavel, secrétaire du Conseil des Dix de la République Florentine. Trois mois auparavant, la rusée et prudente Seigneurie avait dépêché Machiavel pour traiter avec César Borgia qu'elle espérait tromper en répondant à toutes ses propositions d'alliance défensive contre les ennemis communs Oliverotto, Orsini et Vitelli, par de platoniques assurances de dévoûment à double sens. En réalité, la république craignait le duc et ne désirait ni l'avoir pour ami, ni pour ennemi. A messer Nicolo Machiavelli, dépourvu de lettres de créance, avait été confiée la mission d'obtenir pour les marchands florentins un sauf-conduit qui les autorisait à traverser les possessions du duc sur les côtes de l'Adriatique, affaire très importante pour le commerce «cette nourrice de la république», comme s'exprimait la charte de la Seigneurie. Léonard se nomma également et expliqua sa situation à la cour de Valentino. Ils causèrent avec la désinvolture et la confiance spéciales aux gens opposés, solitaires et observateurs.

—Messer, avoua de suite sincèrement Nicolas, je sais que vous êtes un grand maître. Mais je dois vous prévenir que je ne comprends rien à la peinture et même que je ne l'aime pas, quoique cet art pourrait me répondre ce que Dante a dit à un railleur qui, dans la rue, lui montra une figue: «Je ne te donnerai pas une des miennes pour cent des tiennes». Mais j'ai entendu dire que le duc de Valentino vous considère comme un connaisseur profond de la science militaire et voilà de quoi j'aimerais causer avec Votre Excellence. Ce sujet m'a toujours paru d'autant plus sérieux et digne d'attention que la grandeur des nations est toujours basée sur la force militaire, la quantité et la qualité de son armée régulière, comme je le prouverai à Votre Excellence dans mon livre sur les monarchies et les républiques, où les lois naturelles et dirigeantes de la vie, de la croissance, de la chute et de la mort d'un empire seront déterminées avec une exactitude de mathématicien. Car je dois vous dire, jusqu'à présent, tous ceux qui ont écrit sur ce sujet...

Il s'interrompit avec un bon sourire.

—Excusez-moi, messer. Je crois que j'abuse de votre complaisance: vous vous intéressez peut-être aussi peu à la politique que moi à la peinture.

—Non, non, répliqua l'artiste, ou plutôt, je serai aussi sincère que vous, messer Nicolo. En effet, je n'aime pas les discussions habituelles des gens sur la guerre et les affaires d'État parce qu'elles sont menteuses et vides. Mais vos opinions sont si différentes de celles de la généralité, si nouvelles et peu ordinaires, que je vous écoute, croyez-moi, avec grand plaisir.

—Prenez garde, messer Leonardo, dit Nicolo, vous pourriez vous en repentir; vous ne me connaissez pas encore; c'est mon grand cheval de bataille, si je l'enfourche, je n'en descendrai que lorsque vous m'ordonnerez de me taire. Je préfère au morceau de pain une conversation sur la politique avec un homme intelligent! Le malheur est qu'on n'en trouve guère ou fort peu. Nos superbes seigneurs ne veulent parler que des hausses ou des baisses sur la laine et la soie, et moi je suis né, d'après la volonté du destin, incapable de discuter sur les pertes et les bénéfices, sur la laine et la soie, et je dois choisir: ou me taire ou parler des affaires d'État.

L'artiste le rassura et, pour reprendre l'entretien qui lui semblait devoir être intéressant, demanda:

—Vous venez de dire, messer, que la politique devait être une science exacte, comme les sciences naturelles basées sur la mathématique, et qui puiserait ses certitudes dans l'expérience et l'observation de la nature. Vous ai-je bien compris?

—Parfaitement! répondit Machiavel, en fronçant les sourcils, clignant des yeux, regardant par-dessus la tête de Léonard, tout aux aguets et pareil à un oiseau.

—Peut-être ne saurai-je pas faire cela, continua le politicien, mais je voudrais dire aux gens ce que personne n'a encore dit des humanités. Platon dans sa République, Aristote dans sa Politique, saint Augustin dans La Cité de Dieu, tous ceux qui ont parlé de la souveraineté, n'ont pas vu le principal,—les lois naturelles, dirigeant l'existence de chaque peuple et se trouvant en dehors de la volonté humaine, du bien et du mal. Tout le monde a parlé de ce qui paraissait bon et mauvais, noble ou bas, imaginant des gouvernements tels qu'ils devraient être, mais qui n'existent pas et ne peuvent réellement exister. Moi, je ne veux pas de ce qui doit être ni ce qui pourrait être, mais seulement ce qui est. Je veux étudier la nature des grands corps appelés monarchies et républiques, sans amour et sans haine, sans flatteries et sans blâme, comme un mathématicien étudie ses chiffres, un anatomiste la structure du corps. Je sais que c'est difficile et dangereux, car dans la politique plus qu'en toute autre chose, les gens craignent la vérité et s'en vengent, mais je la dirai quand même, devraient-ils ensuite me brûler sur le bûcher, comme Savonarole!

Avec un involontaire sourire, Léonard suivait l'expression prophétique et en même temps étourdie, pareille à celle d'un écolier impertinent, qui se voyait sur le visage de Machiavel, dans ses yeux brillants d'un feu étrange, presque dément:

—Messer Nicolo, murmura l'artiste, si vous exécutez votre dessein, vos découvertes auront une aussi grande importance que la géométrie d'Euclide ou les principes d'Archimède.

Léonard, en effet, était étonné de la nouveauté des idées de messer Nicolo. Il se souvint comme, treize ans auparavant, ayant achevé un livre avec des dessins qui représentaient les organes internes du corps humain, il avait écrit en marge: Avril 2, 1489.

«Que le Seigneur Tout Puissant m'aide à étudier la nature des hommes, leurs mœurs et leurs coutumes, comme j'étudie la structure interne de leurs corps.»

III

Ils causèrent longtemps. Léonard constata que, hardi jusqu'à l'impertinence en tout, Nicolas devenait superstitieux et timide comme un jeune pédant, dès qu'on touchait à l'antiquité.

«Il a de grands projets, mais comment les réalisera-t-il?» songea l'artiste, se remémorant l'histoire du jeu d'osselets, dont Machiavel, si ingénieusement, exposait les règles abstraites, et chaque fois perdait en les mettant en pratique.

—Savez-vous, messer? s'écria Nicolas au milieu d'une discussion, avec un éclair joyeux dans les yeux. Plus je vous écoute, plus je m'étonne, moins j'en crois mes oreilles. Songez un peu quelle rare fusion d'étoiles il a fallu pour nous rencontrer! On peut diviser les gens en trois catégories: la première, ceux qui voient et devinent par eux-mêmes; la seconde, ceux qui voient quand on leur montre; la dernière, ceux qui ne voient et ne comprennent pas ce qu'on leur montre. Votre Excellence... eh bien! et moi aussi, afin de ne pas jouer à la modestie, nous appartenons à la première. Pourquoi riez-vous? Pensez ce que vous voulez, mais moi, je crois qu'une force supérieure a présidé à cette rencontre, et que de longtemps ne se renouvellera une semblable occasion, car je sais combien peu de gens intelligents il y a de par le monde. Et pour couronner notre entretien, permettez-moi de vous lire un merveilleux passage de Tite-Live et écoutez mon explication.

Il prit un livre sur la table, approcha la chandelle fumeuse, mit des lunettes de fer aux branches cassées emmaillottées de fil, donna à son visage une expression sévère, pieuse comme durant une prière ou un office religieux.

Mais à peine avait-il dressé les sourcils et levé l'index, s'apprêtant à chercher le chapitre qui traitait de la grandeur et de la décadence des empires, et prononcé d'une voix métallique les premières paroles solennelles de Tite-Live, que la porte s'entr'ouvrit, livrant passage à une petite vieille ridée et voûtée.

—Messeigneurs, mâchonna-t-elle en un profond salut, excusez le dérangement. Ma maîtresse, sérénissime madonna Lena Griffa a perdu un petit animal auquel elle tient beaucoup, un petit lapin avec un ruban bleu autour du cou. Nous cherchons, nous avons fouillé toute la maison, sans pouvoir même nous figurer où il a pu se sauver.....

—Il n'y a pas de lapin ici, interrompit coléreusement messer Nicolo; allez-vous-en!

Il se leva pour éconduire la vieille, mais l'ayant regardée attentivement, il leva les bras et s'écria:

—Monna Aldrigia! Est-ce bien toi, vieille procureuse? Moi qui pensais que depuis longtemps déjà les diables retournaient avec leurs fourches ta charogne...

La vieille cligna des yeux et répondit à ses injures par un aimable sourire qui la rendit plus hideuse encore:

—Messer Nicolo! Que d'années, que d'hivers! Jamais je n'aurais rêvé que je vous rencontrerais...

Machiavel s'excusa auprès de l'artiste et invita monna Aldrigia à se rendre à la cuisine où ils bavarderaient et se rappelleraient le bon vieux temps.

Mais Léonard l'assura qu'ils ne le gênaient aucunement et, ayant pris un livre, s'assit à l'écart. Nicolas appela un valet et ordonna d'apporter du vin, sur le ton du plus important seigneur de l'auberge.

Monna Aldrigia oublia le lapin, messer Nicolo, Tite-Live, et devant le pichet de vin ils se prirent à causer comme de vieux amis.

Finalement, monna Aldrigia parla de sa jeunesse: elle aussi avait été belle et courtisée; on exauçait toutes ses fantaisies, et que n'avait-elle pas imaginé! Une fois à Padoue, dans la sacristie, elle avait retiré la mitre de la tête d'un évêque pour la poser sur celle de sa sainte patronne. Mais, avec les ans, la beauté avait fui et avec elle les adorateurs; elle fut forcée pour vivre de louer des chambres meublées et de s'établir blanchisseuse. Puis elle tomba malade et dans la misère au point d'aller mendier aux portes des églises pour s'acheter du poison. Mais la Sainte-Vierge l'avait sauvée de la mort: par l'entremise d'un vieil abbé, amoureux de sa voisine, monna Aldrigia trouva son chemin de Damas en s'occupant d'un commerce plus lucratif que le blanchissage.

Le récit de la vieille fut interrompu par l'arrivée de la servante de madonna Lena, venue pour demander à l'intendante la pommade pour la guenon et le Decameron de Boccace, que Sa Seigneurie courtisane lisait avant de s'endormir et cachait sous son oreiller avec son missel.

La vieille partie, Nicolas prit un papier, tailla une plume et commença son rapport à la Seigneurie de Florence, sur les projets et actions du duc de Valentino—rapport plein de profonde sagesse politique en dépit du ton plutôt badin.

—Messer, dit-il tout à coup, en regardant Léonard, avouez que vous avez été surpris de me voir passer si légèrement de notre conversation concernant des sujets sérieux à un bavardage louche avec cette vieille? Mais ne me jugez pas trop sévèrement et souvenez-vous que l'exemple de cette diversion nous est donné par la nature dans ses éternelles oppositions et transformations. Et le principal est de suivre sans crainte la nature en tout. Et pourquoi dissimuler? Nous sommes tous des hommes. Vous connaissez cette fable sur Aristote, qui, en présence de son élève Alexandre le Grand, se rendant au désir d'une femme galante dont il était amoureux fou, se mit à quatre pattes, la prit sur son dos; et l'impudique, nue, fit galoper le sage comme une mule. Certes, ce n'est qu'une fable, mais de sens profond. Car si Aristote a pu se décider à une stupidité pareille pour une fille de joie—comment pouvons-nous, pauvres, résister?

Il était tard. Tout le monde dormait. Un grand calme régnait.

On n'entendait seulement qu'un grillon chantant dans un coin et dans la chambre voisine le ronronnement de monna Aldrigia, frottant la patte gelée de la guenon.

Léonard se coucha, mais ne put s'endormir et longtemps il regarda Machiavel attentivement penché sur son travail, une plume rongée entre les doigts. La flamme de la chandelle projetait sur le mur nu et blanc une ombre énorme de sa tête aux angles durs, à la lèvre inférieure proéminente, son cou mince et son nez en bec d'oiseau.—Ayant terminé son rapport sur la politique de César Borgia, cacheté l'enveloppe à la cire et inscrit l'habituelle formule des lettres pressées: Cito, citissime, celerrime! il ouvrit le livre de Tite-Live et se plongea dans son travail favori, les remarques explicatives des Décades.

Léonard observait comme, à la lueur mourante de la chandelle, l'étrange ombre noire sautait sur le mur blanc, dansait, faisait d'ignobles grimaces, tandis que le visage du secrétaire de la République florentine conservait un calme sévère et solennel qui semblait le reflet de l'ancienne grandeur de Rome. Seulement, tout au fond de ses yeux et dans les coins de ses lèvres sinueuses, glissait par moments une expression ambiguë, rusée et amèrement railleuse, presque aussi cynique que durant la conversation avec la vieille.

IV

Le lendemain matin la tempête se calma. Le soleil jouait dans les petites vitres gelées de l'auberge, les transformant en pâles émeraudes. Les champs et les collines brillaient, douces comme du duvet, aveuglantes de blancheur sous le ciel bleu.

Quand Léonard s'éveilla, son compagnon n'était plus dans la chambre. L'artiste descendit à la cuisine. Dans l'âtre flambait un grand feu et sur la nouvelle broche tournait un quartier de viande.

Léonard ordonna au guide de seller les mules et s'assit à table.

A côté, messer Nicolo, avec une extraordinaire agitation, causait avec deux nouveaux voyageurs. L'un était un courrier de Florence; l'autre, un jeune homme de la meilleure prestance, messer Luccio, le neveu du gonfalonier Pierro Soderini. Il était lié d'amitié avec Machiavel et se rendant pour affaire de famille à Ancone, s'était chargé de trouver Nicolas en Romagne et de lui remettre les lettres des amis.

—Vous avez tort de vous tourmenter, messer Nicolo, disait Luccio, mon oncle Francesco m'a assuré que l'argent vous sera vite envoyé. Jeudi dernier déjà la Seigneurie avait promis...

—J'ai, messer, interrompit coléreusement Machiavel, deux domestiques et trois chevaux qui ne peuvent se nourrir avec les belles promesses de ces seigneurs. A Imola j'ai reçu soixante ducats et j'ai dû en payer soixante-dix. Sans des gens compatissants, le secrétaire de la République florentine aurait dû mourir de faim. Il n'y a pas à dire, la Seigneurie a de drôles de façons de faire honneur à la ville, en forçant son délégué près d'une cour étrangère, à solliciter trois ou quatre ducats comme un mendiant!

Il savait ses plaintes inutiles. Mais cela lui était indifférent, pourvu qu'il déversât sa bile. Il n'y avait personne dans la cuisine. Ils pouvaient causer librement.

—Notre compatriote, messer Leonardo da Vinci, le gonfalonier doit le connaître, continua Machiavel en désignant le peintre que Luccio salua, messer Leonardo a été hier témoin des vexations auxquelles je suis en butte... J'exige, vous entendez, je ne demande pas, j'exige ma démission! conclut-il de plus en plus exalté et s'imaginant visiblement voir dans le jeune Florentin, le représentant de toute la Seigneurie. Je suis un homme pauvre. Mes affaires sont en piteux état. Enfin, je suis malade. Si cela doit continuer ainsi, on me ramènera chez moi dans un cercueil! De plus, tout ce qui était possible de faire pour ma mission, je l'ai fait. Traîner les pourparlers, tourner autour et alentour, un pas en avant, un pas en arrière, je vous tire ma révérence! Je considère le duc comme un homme beaucoup trop intelligent pour une politique aussi enfantine. J'ai du reste écrit à votre oncle...

—Mon oncle, répliqua Luccio, fera certainement pour vous, messer, tout ce qui sera en son pouvoir, mais malheureusement, le Conseil des Dix considère vos rapports si indispensables pour le bien de la République que personne ne voudra entendre parler de votre démission. Vous êtes irremplaçable. L'unique, l'homme d'or, l'oreille et l'œil de notre République. Je puis vous assurer, messer Nicolo, vos lettres ont un succès tel à Florence, que vous n'en auriez jamais souhaité un pareil. Tout le monde admire l'élégance et la légèreté de votre style. Mon oncle me disait que dernièrement, dans la salle du Conseil, lorsqu'on a lu un de vos humoristiques envois, les seigneurs se roulaient de rire...

—Ah! s'écria Machiavel, le visage convulsé. Je comprends maintenant. Mes lettres plaisent à ces Seigneuries. Dieu merci! Messer Nicolo est utile à quelque chose! Ils se roulent de rire là-bas, ils apprécient l'élégance de mon style; et moi, ici, je vis comme un chien, je gèle, je jeûne, je tremble de fièvre, j'endure les affronts, je me débats comme un poisson contre la glace, tout cela pour le bien de la République. Eh! que le diable l'emporte, la République... et son gonfalonier, cette vieille femme pleurarde. Que vous n'ayez ni linceul, ni cercueil...

Il éclata en jurons populaires. Une indignation impuissante l'étouffait à l'idée de ces gouvernants qu'il méprisait et qu'il servait. Désirant changer de conversation, Luccio remit à Nicolas une lettre de sa jeune femme, monna Marietta.

Machiavel lut les quelques lignes griffonnées d'une écriture enfantine sur du papier gris.

«J'ai entendu dire, écrivait Marietta, que dans les endroits où vous séjournez règnent des fièvres. Vous pouvez vous figurer mon anxiété. Je pense à vous jour et nuit. Le petit, Dieu merci, se porte bien... il commence à vous ressembler étonnamment. Un visage blanc comme la neige et la tête couverte d'épais cheveux noirs, comme chez Votre Excellence. Il me paraît joli parce qu'il vous ressemble. Il est vif et gai comme s'il avait un an déjà. Ne nous oubliez pas et je vous prie et vous supplie, revenez vite, car je ne puis attendre plus longtemps. Que le Seigneur, la Sainte-Vierge et messer Antonio que je prie pour votre santé, vous protègent!»

Léonard remarqua que durant la lecture de cette lettre le visage de Machiavel s'éclaira d'un bon et tendre sourire, inattendu sur ses traits durs. Mais de suite ce sourire disparut. Haussant dédaigneusement les épaules, il froissa la lettre, la fourra dans sa poche et murmura bourru:

—Et quel est l'imbécile qui a été parler de ma maladie?

—Il était impossible de dissimuler, répondit Luccio. Chaque jour monna Marietta se rend chez un de vos amis ou auprès d'un membre du Conseil, demande, questionne où vous êtes, comment vous vous portez...

—Je sais, je sais! Ne m'en parlez pas!

Il fit un geste impatienté et ajouta:

—On devrait confier les affaires d'État à des célibataires. Car il faut choisir: ou sa femme ou la politique.

Et s'éloignant un peu, d'une voix rêche et criarde il continua:

—Avez-vous l'intention de vous marier, jeune homme?

—Pas pour le moment, messer Nicolo, répondit Luccio.

—Jamais, entendez-vous, jamais ne faites cette sottise. Que Dieu vous en préserve. Se marier, messer, équivaut à chercher dans un sac une anguille parmi des vipères! La vie conjugale est un fardeau possible pour les épaules d'Atlas et non pour celles des hommes. N'est-ce pas, messer Leonardo?

Léonard le regardait et devinait que Machiavel aimait monna Marietta de profonde tendresse, mais honteux de cet amour, le cachait sous un masque d'impudence.

Léonard se leva pour partir. Il invita Machiavel à faire route ensemble. Mais celui-ci tristement secoua la tête, répondant qu'il lui fallait attendre l'argent de Florence pour payer l'aubergiste et louer des chevaux. De sa désinvolture il ne restait plus rien. Il semblait affaissé, malheureux et malade.

L'ennui de l'immobilité, du trop long séjour à la même place était mortel pour lui. Ce n'était pas en vain que les membres du Conseil des Dix lui reprochaient ses trop fréquents et inattendus changements qui embrouillaient les affaires. Léonard le prit par la main, l'emmena dans un coin de la salle et lui proposa de lui prêter de l'argent. Nicolas refusa.

—Ne me peinez pas, mon ami, dit l'artiste. Rappelez-vous ce que vous avez dit hier vous-même: «Quel rare assemblage d'étoiles nous a fait nous rencontrer!» Pourquoi me privez-vous et vous privez-vous d'un caprice de la fortune? Et ne sentez-vous pas que ce n'est pas moi, mais vous, qui m'avez rendu un cordial service...

Le visage et la voix de Léonard exprimaient une telle bonté, que Machiavel n'osa le peiner et accepta trente ducats, qu'il promit de lui rendre dès qu'il aurait reçu l'argent de Florence.

Il régla immédiatement son compte à l'hôtelier, avec une générosité toute seigneuriale.

V

Ils partirent. La matinée était calme, douce; il y avait au soleil, une tiédeur printanière et à l'ombre une fraîcheur parfumée.

La neige épaisse aux reflets bleus craquait sous les fers des chevaux et des mules. Entre les collines brillait la mer hivernale, vert pâle, et les voiles jaunes, pareilles à des papillons d'or, la pointillaient de ci de là.

Machiavel causait, plaisantait et riait. Un rien lui suggérait des réflexions originalement drôles ou tristes.


Vers le milieu du jour ils atteignirent Fano. Toutes les maisons étaient accaparées par les soldats, les officiers et les seigneurs de la cour de César. On avait réservé à Léonard, en sa qualité d'ingénieur ducal, deux chambres proches du palais. Il en proposa une à son compagnon, vu la difficulté de trouver un logement.

Machiavel se rendit au palais et en revint avec une importante nouvelle: le principal lieutenant du duc, don Ramiro di Lorqua, avait été exécuté. Le matin du jour de Noël, le peuple avait trouvé sur la Piazzetta, entre le palais et la Rocca Cesana, son corps décapité, baignant dans une mare de sang, à côté une hache et sur la pique fichée en terre, la tête de don Ramiro.

—Personne ne sait la cause du supplice, expliqua Nicolas. Mais on ne parle que de cet événement dans toute la ville. Et les avis sont fort curieux. Je suis venu vous chercher exprès. Allons écouter sur la place. Vraiment, ce serait un péché de dédaigner une pareille occasion d'étudier sur le vif les lois naturelles de la politique.

Devant l'antique cathédrale de San Fortunato la foule attendait la sortie du duc qui devait se rendre au camp pour une revue de troupes. On parlait de l'exécution du lieutenant. Léonard et Machiavel se mêlèrent au peuple.

—Expliquez-moi, je ne parviens pas à comprendre, demandait un jeune ouvrier au visage bonasse. On m'a dit que de tous les seigneurs, il préférait et protégeait le lieutenant.

—C'est pour cela qu'il l'a châtié, répondit un marchand respectable, vêtu d'une pelisse en poil d'écureuil. Don Ramiro trompait le duc. En son nom, il opprimait le peuple, enfermait les gens dans les prisons et les soumettait à la torture. Et devant le duc, il jouait à l'agneau. Il croyait ainsi donner le change. Mais son heure est venue, la patience du seigneur était outrepassée et il n'a pas hésité, pour le bien du peuple, sans jugement, sans tribunal, à trancher le cou à son premier lieutenant comme à un vulgaire bandit afin de donner un exemple aux autres. Maintenant, tous ceux qui ont le museau sale se tiennent tranquilles, car ils voient combien terrible est sa colère et juste son jugement. Il favorise les humbles et rabaisse les orgueilleux.

Regas eos in virga ferrea, murmura un moine. Tu les conduiras avec un sceptre de fer.

—Oui, oui! tous ces fils de chiens, martyriseurs du peuple!

—Il sait punir—il sait gracier.

—On ne peut avoir de meilleur roi!

—En vérité, affirma un paysan. Le bon Dieu a eu pitié enfin de la Romagne. Avant, on nous écorchait vifs, on nous tuait d'impôts. On n'avait déjà pas de quoi manger et pour le moindre retard de la dîme on emmenait le dernier bœuf! On ne respire que depuis le duc de Valentino—que le Seigneur lui donne la santé!

—Dans le temps, les jugements traînaient des années, aujourd'hui ils sont rendus on ne peut plus vite.

—Il défend l'orphelin et console les veuves, ajouta le moine.

—Il plaint le peuple, voilà la vérité.

—Oh! Seigneur, Seigneur! pleurait d'attendrissement une petite vieille. Notre père, bienfaiteur, nourricier, que la Sainte-Vierge te protège, notre beau soleil rayonnant!

—Vous entendez, murmura Machiavel à l'oreille de Léonard. La voix du peuple, voix de Dieu. J'ai toujours dit: il faut être dans la plaine pour voir les montagnes, il faut être avec le peuple pour connaître le roi. C'est ici que j'aimerais amener ceux qui considèrent le duc comme un monstre.

Une musique guerrière retentit. La foule s'agita.

—Lui... Lui... Le voilà... Regardez...

On se dressait sur la pointe des pieds, on allongeait les cous. Des têtes curieuses se montraient aux fenêtres. Les jeunes filles et les femmes, les yeux pleins d'amour, sortaient des loggias pour voir leur héros, «le blond et beau César», Cesare biondo et bello. C'était un rare bonheur, car le duc se montrait rarement au peuple.

En tête marchaient les musiciens avec un bruit assourdissant de timbales rythmant les pas lourds des soldats. Derrière eux, la garde romagnole du duc, tous jeunes hommes fort beaux, armés de hallebardes de trois coudées, coiffés de casques de fer, enserrés dans une cuirasse, vêtus de deux couleurs—jaune et rouge. Machiavel ne se lassait pas d'admirer la tenue vraiment romaine de cette armée formée par César. Derrière la garde marchaient les pages et les écuyers en pourpoints de drap d'or et mantelets de velours pourpre brodé de feuilles de fougère; les ceintures et les gaines des épées étaient en peau de serpent avec des boucles qui représentaient sept têtes de vipères dressant leurs dards vers le ciel; le blason de Borgia. Sur la poitrine une bande de soie noire portait en lettres d'argent le nom de Cæsar. Ensuite venaient les gardes-du-corps du duc, les stradiotes albanais, coiffés du turban vert et armés de yatagans. Le maître de camp, Bartolomeo Capranica, portait, tenu haut, le glaive du porte-drapeau de l'Église romaine. Le suivant immédiatement, monté sur un poulain noir barbaresque au frontail orné d'un soleil en diamants, venait le maître de la Romagne, César Borgia, duc de Valentino, en manteau de soie bleu pâle, brodé de fleurs de lys en perles fines, le corps enserré dans une armure de bronze poli, la tête coiffée d'un casque représentant un dragon dont les plumes et les ailes de fines mailles produisaient au moindre mouvement un bruit métallique.

Le visage de Valentino—il avait vingt-six ans—avait maigri depuis que Léonard l'avait vu à la cour de Louis XII à Milan. Les traits s'étaient durcis. Les yeux noir-bleu à reflets d'acier étaient plus fermes et impénétrables. Les cheveux blonds encore épais et la barbiche avaient foncé. Le nez allongé rappelait le bec d'un oiseau de proie. Mais une parfaite sérénité se dégageait de ce visage impassible. Seulement maintenant il avait une expression de plus impétueuse hardiesse que jamais, une terrifiante finesse aiguë comme la lame aiguisée d'une épée nue.

L'artillerie, la meilleure de toute l'Italie, suivait le duc. Attelés de bœufs, les fines couleuvrines, les fauconneaux, les basilics, les gros mortiers en fonte roulaient, mêlant leur fracas aux sons des trompes et des timbales. Sous les rayons pourpres du soleil couchant, les canons, les cuirasses, les morions et les lances s'allumaient comme des éclairs et il semblait que César marchait dans la pompe royale du soir d'hiver, comme un triomphateur, directement vers le soleil énorme et sanglant.

La foule contemplait le héros, silencieuse, recueillie, désireuse de l'acclamer et craignant de le faire, plongée en une dévotieuse terreur. Des larmes roulaient sur les joues de la vieille mendiante.

—Sainte Vierge et saints martyrs! balbutiait-elle en se signant. Tout de même le Seigneur m'a permis de voir ton visage... O notre beau soleil!

Et le glaive scintillant confié par le pape à César pour la défense de l'Église, lui apparaissait tel le glaive même de l'archange Michel.

Léonard sourit en remarquant chez Nicolas la même expression de naïf enthousiasme.

VI

Rentré chez lui, Léonard trouva un ordre signé du secrétaire du duc qui lui commandait de se présenter le lendemain devant Son Altesse.

Lucio qui, continuant sa route sur Ancone, s'était arrêté à Fano pour se reposer et devait partir le lendemain à l'aurore, vint faire ses adieux. Nicolas parla du supplice de don Ramiro di Lorqua. Lucio lui demanda à quelle cause il l'attribuait.

—Deviner le motif des actions d'un prince tel que César est difficile, presque impossible, répondit Machiavel. Mais si vous désirez savoir ce que je pense—je vous le dirai avec plaisir. Jusqu'à sa conquête par le duc, la Romagne gouvernée par plusieurs seigneurs tyranniques était en proie aux émeutes, aux pillages et à l'oppression. César, pour y mettre fin, nomma lieutenant son fidèle et intelligent ami don Ramiro di Lorqua. Par de cruels supplices qui inspiraient une peur salutaire, il ramena promptement le calme dans la contrée. Lorsque le duc constata que le but était atteint, il décida de briser l'arme qui lui avait servi, ordonna de se saisir du lieutenant sous prétexte d'exaction, de le décapiter et d'exposer son corps mutilé sur la place. Ce spectacle satisfit le peuple et en même temps l'aveugla. Et le duc a tiré trois profits de cette action pleine de profonde sagesse: premièrement, il a arraché avec la racine l'ivraie des discordes semées en Romagne par les premiers tyrans; deuxièmement, ayant convaincu le peuple que toutes les cruautés avaient été commises à son insu, il s'est lavé les mains, a rejeté toute la responsabilité sur la tête de son lieutenant, et a profité des excellents fruits de son régime; troisièmement, offrant en sacrifice au peuple son serviteur bien-aimé, il s'est posé comme le plus haut et le plus intègre justicier.

Nicolas parlait d'une voix calme, tranquille, conservant sur son visage une impassibilité impénétrable. Seulement au fond de ses yeux brillait, tantôt s'allumant et tantôt s'éteignant, une étincelle d'impertinente raillerie.

—Oh! c'est une merveilleuse justice, il n'y a pas à dire! s'écria Lucio. Mais d'après vos paroles, messer Nicolo, cette soi-disant justice n'est que la pire des abominations!

Le secrétaire de la République florentine baissa les yeux, afin d'y éteindre la flambée moqueuse.

—C'est fort possible, messer, dit-il froidement. Mais qu'importe?

—Comment, qu'importe! Alors pour vous une pareille abomination est digne du nom de «sagesse»?

Machiavel haussa les épaules.

—Jeune homme, quand vous aurez acquis une certaine expérience en politique, vous verrez vous-même qu'entre la façon dont agissent les gens et celle dont ils devraient agir il y a une telle différence, que l'oublier c'est décréter sa perte, car, de par leur nature, les hommes sont méchants et dépravés, et seuls la peur ou l'intérêt les forcent à la vertu. Voilà pourquoi je dis qu'un souverain, pour éviter sa perte, doit avant tout apprendre à paraître vertueux, mais l'être ou ne pas l'être selon les besoins, sans craindre les remords de conscience pour les vices secrets sans lesquels il est impossible de conserver le pouvoir, car en étudiant la nature du mal et du bien on arrive à cette conclusion, que beaucoup de choses qui semblent des vertus ruinent le pouvoir, tandis que d'autres qui semblent des vices, le grandissent.

—Messer Nicolo! dit Lucio indigné. A réfléchir ainsi tout est permis; toutes les cruautés, toutes les infamies sont excusables...

—Oui, tout est permis, repartit encore plus froidement Nicolas en levant la main comme pour un serment. Tout est permis à celui qui veut et peut régner! Et voilà pourquoi, tout en revenant au début de notre conversation, je conclus que le duc de Valentino après avoir unifié la Romagne grâce à don Ramiro, est, non seulement plus raisonnable, mais aussi plus charitable dans sa cruauté que, par exemple, les Florentins qui autorisent de continuelles révoltes, car mieux vaut la violence supprimant quelques-uns, que la clémence qui perd des nations.

—Permettez cependant, répliqua Lucio effaré. N'a-t-il pas existé de grands rois exempts de cruauté? L'empereur Antonin, Marc-Aurèle...

—N'oubliez pas, messer, répondit Nicolas, que je n'ai eu en vue jusqu'à présent que les royaumes conquis, et bien plus l'acquisition du pouvoir que sa conservation. Certes les empereurs Antonin et Marc-Aurèle pouvaient être charitables sans nuire à leur empire; avant leur règne il avait été commis suffisamment de meurtres. Rappelez-vous seulement, qu'à la fondation de Rome l'un des deux frères nourrissons de la louve assassina l'autre—action épouvantable—mais d'autre part qui sait si, sans ce meurtre nécessaire à l'unification du pouvoir, Rome aurait existé, n'aurait pas été abolie par les discordes du double pouvoir? Et qui osera décider laquelle des deux balances l'emportera sur l'autre en plaçant dans l'une le fratricide et dans l'autre les vertus et la sagesse de la Ville Éternelle? Certes, il vaudrait mieux préférer le sort le plus obscur à la grandeur des rois fondée sur de tels crimes. Mais celui qui a abandonné le chemin du bien doit, sans esprit de retour, s'il ne veut pas périr, suivre le sentier fatal. Ordinairement, les gens, choisissant la voie moyenne, n'osent être ni bons, ni mauvais jusqu'au bout. Quand la scélératesse exige de la grandeur, ils reculent et avec une facilité naturelle n'exécutent que des lâchetés ordinaires.

—A vous entendre, messer Nicolo, les cheveux se dressent sur la tête! s'écria Lucio.

Et comme l'habitude mondaine lui suggérait de rompre sur une plaisanterie, il ajouta, essayant de sourire:

—Cependant, je ne puis me figurer que ce soit là vraiment le fond de votre pensée. Il me semble invraisemblable.

—La parfaite vérité paraît toujours invraisemblable, répondit sèchement Machiavel.

Léonard, qui écoutait attentivement, depuis longtemps déjà avait remarqué qu'en simulant l'indifférence, Nicolas jetait de furtifs regards vers son interlocuteur, comme s'il désirait éprouver la force de l'impression produite par ses idées. Ces regards incertains luisaient de vanité. Léonard sentait que Machiavel n'était pas sûr de soi, que son esprit, en dépit de sa finesse et de son acuité, était dépourvu de la calme force dominante. A ne pas vouloir penser comme tout le monde, par mépris pour les lieux communs, il tombait dans l'excès contraire, dans l'exagération, dans l'expression de vérités stupéfiantes, quoique pas toujours justes.

Il jouait avec d'extraordinaires associations de mots, comme un prestidigitateur joue avec des épées nues qu'il manie insoucieusement. Il possédait tout un musée de ces demi-vérités, acérées, brillantes, attirantes, qu'il lançait, telles des flèches empoisonnées, vers ses ennemis pareils à messer Lucio—gens de la bourgeoisie bien pensante. Il se vengeait ainsi de leur triomphante trivialité, de son génie méconnu, piquait, harcelait, mais ne tuait pas, ne blessait même pas.

Et l'artiste se souvint de son monstre à lui, jadis figuré sur la rotella de ser Pierro da Vinci, formé de différents reptiles. Messer Nicolo avait peut-être formé de même le type idéal de son Roi-Dieu, à la très grande crainte des foules?

Mais en même temps il devinait, sous cette plaisante imagination, sous ce désintéressement d'artiste, une véritable et profonde souffrance, comme si le prestidigitateur qui jouait avec les glaives prenait plaisir à se blesser jusqu'au sang.

—N'est-il pas du nombre de ces pauvres malades, songeait Léonard, qui cherchent un apaisement à leur douleur en envenimant leurs plaies?

Et il ne parvenait pas à connaître le secret de ce cœur sombre, si proche et si étranger au sien.

Pendant qu'il regardait Machiavel avec une avide curiosité, messer Lucio se débattait comme en un cauchemar contre le fantôme évoqué par Nicolas.

—Soit. Je ne discuterai pas, disait-il dans une reculade. Peut-être y a-t-il une part de vérité dans votre opinion sur la cruauté nécessaire des rois, s'il faut s'en rapporter aux siècles disparus. Il leur sera beaucoup pardonné pour leurs actions d'éclat et leurs vertus. Mais que vient faire là le duc de la Romagne? Quod licet Jovi, non licet bovi. Ce qui est permis à Alexandre le Grand et à Jules César l'est-il également à Alexandre VI et à César Borgia, duquel on ne sait encore s'il est César ou rien? Moi, du moins, je crois, et tout le monde sera de mon avis...

—Oh! certes! tout le monde sera de votre avis! interrompit Nicolas perdant patience. Seulement, ceci n'est pas une preuve, messer Lucio. La vérité ne traîne pas sur les grandes routes où passe tout le monde. Pour terminer la discussion, voici mon dernier mot: en observant les actes de César, je les trouve parfaits, et je pense qu'à ceux qui acquièrent le pouvoir par les armes et la chance on ne peut donner meilleur exemple. Il a si bien réuni la cruauté et la vertu, il sait si bien caresser et détruire les gens, les assises de son pouvoir ont été si solidement établies en un temps très court, qu'il est dès maintenant un souverain autocrate, peut-être le seul en Italie... en Europe... et dans l'avenir...

Sa voix tremblait. De grandes taches rouges couvrirent ses joues creuses; ses yeux brillaient fiévreux. Il ressemblait à un halluciné. Le masque du cynique laissait entrevoir l'ancien disciple de Savonarole.

Mais dès que Lucio, fatigué de cette conversation, eut proposé de conclure la paix en vidant deux ou trois bouteilles dans la taverne voisine, le visionnaire s'évapora.

—Allons plutôt dans un autre endroit, proposa Nicolo. J'ai pour cela un flair de chien! Il doit y avoir ici de jolies jeunesses...

—Croyez-vous? fit Lucio avec un certain doute. Dans cette sale petite ville.

—Écoutez, jeune homme, dit en l'arrêtant dignement le secrétaire de la République florentine. Ne dédaignez jamais les petites villes. Dans ces sales petites banlieues à ruelles sombres, on trouve parfois de si bonnes choses, qu'on s'en pourlèche les doigts.

Lucio, sans façon, secoua Machiavel et l'appela polisson.

—Il fait trop noir, se défendait-il; et puis il fait froid, nous gèlerons en route...

—Nous prendrons des lanternes, insista Nicolas, nous mettrons nos pelisses, des capes pour cacher la figure. Comme cela personne ne nous reconnaîtra. Dans de pareilles aventures, plus il y a de mystère, plus c'est agréable. Messer Leonardo, vous venez?

Léonard s'excusa.

Il n'aimait pas les grossières conversations habituelles aux hommes, lorsqu'il s'agissait des femmes, il les évitait avec un insurmontable dégoût. Ce cinquantenaire, scrutateur obstiné des secrets de la nature, qui accompagnait jusqu'à la potence les condamnés à mort pour étudier l'expression de leur visage, se trouvait souvent tout interdit en entendant une plaisanterie légère, ne savait où fixer les yeux et rougissait comme un gamin. Nicolas entraîna messer Lucio.

VII

Le lendemain matin de bonne heure, un chambellan vint s'informer si l'ingénieur ducal était satisfait de son logement et lui remettre le cadeau de bienvenue, qui consistait, d'après l'usage du temps, en provisions de ménage, une mesure de farine, un barillet de vin, un quartier de mouton, huit paires de chapons et de poules, deux grandes torches, trois paquets de cierges et deux caisses de confiserie. En voyant toute l'attention qu'avait César pour Léonard, Nicolas pria ce dernier de lui obtenir une audience.

A onze heures du soir, heure habituelle des audiences de César, ils se rendirent au palais.

Le genre de vie du duc était vraiment étrange. Lorsque les ambassadeurs de Ferrare se plaignirent au Pape de ne pouvoir être reçus par César, Sa Sainteté leur répondit qu'il était lui-même fort mécontent de la conduite de son fils, qui transformait le jour en nuit et durant deux et trois mois remettait les réceptions importantes.

En effet, été comme hiver, il se couchait à quatre ou cinq heures du matin; à trois heures de l'après-midi, pour lui venait l'aurore, à quatre le lever du soleil, à cinq il se levait, s'habillait et dînait, parfois étendu sur son lit: durant le dîner et après, il réglait les affaires d'État. Toute son existence était entourée de mystère, non seulement par dissimulation naturelle, mais encore par calcul. Il sortait rarement du palais et presque toujours masqué. Il ne se montrait au peuple que les jours de grande fête, à l'armée qu'au moment du combat ou à la menace d'un danger. Aussi chacune de ses apparitions était-elle foudroyante comme celles d'un demi-dieu. Il aimait et savait étonner. Sa générosité était légendaire. L'or, qui coulait constamment dans la caisse de Saint-Pierre, ne suffisait pas à l'entretien du principal capitaine de l'Église. Les ambassadeurs assuraient à leurs souverains qu'il ne dépensait pas moins de dix-huit cents ducats par jour. Quand César passait par les rues des villes, le peuple courait derrière lui, car il savait que le duc ferrait ses chevaux avec des fers spéciaux en argent qui tombaient facilement, et qu'il perdait sur la route en guise de cadeau à son peuple.

On racontait aussi des merveilles sur sa force physique. N'avait-il pas une fois, à Rome, pendant une course de taureaux et lorsqu'il n'était que cardinal de Valence, fendu la tête du taureau d'un seul coup de sabre? Le «mal français» contracté par lui depuis quelques années n'avait pas eu raison de sa santé. De sa main fine comme une main de femme, il pliait des fers à cheval, tordait des câbles, brisait des cordages. Celui que ne parvenaient pas à approcher les seigneurs et les ambassadeurs, se rendait près de Cesena pour assister aux combats des bergers à demi sauvages de la Romagne et parfois pour y prendre part.

En même temps il était un parfait cavalier, mondain, roi de la mode. Le jour du mariage de sa sœur, madonna Lucrezia, il quitta le siège d'une place forte, directement de son camp, en pleine nuit, à cheval, et se rendit au palais du marié, Alphonse d'Este, duc de Ferrare. Reconnu de personne, vêtu de velours noir, masqué de noir, il traversa la foule des invités, salua, et lorsqu'on lui eut laissé place libre, seul au son de l'orchestre il dansa, fit plusieurs fois le tour de la salle, si élégant que de suite un murmure courut:

—Cesare, Cesare! L'unico Cesare!

Sans prêter attention aux invités, ni au mari, il entraîna sa sœur à l'écart et lui chuchota quelques mots à l'oreille. Lucrezia baissa les yeux, rougit, puis pâlit et en devint plus belle encore, faible, infiniment soumise à la terrible volonté de son frère qui allait, comme on l'affirmait, jusqu'à l'inceste. Lui ne se préoccupait que d'une chose: qu'il n'y eût pas de preuves. La rumeur publique exagérait peut-être les méfaits du duc, mais la réalité pouvait être plus terrible que la rumeur. Dans tous les cas, il savait cacher son jeu et effacer ses traces.

VIII

Le vieil hôtel de ville de Fano servait de palais à César.

Après avoir traversé une grande et froide salle, espèce de salon d'attente pour des personnages de moyenne importance, Léonard et Machiavel entrèrent dans une petite pièce, une ancienne chapelle à vitraux de couleur, à grands sièges de chapitre, à hauts lambris dans lesquels étaient sculptés les douze apôtres. Dans la fresque déteinte du plafond, parmi les nuages et les anges, planait la colombe du Saint-Esprit. Là se tenaient les intimes. On parlait à mi-voix: la proximité du duc se faisait sentir à travers les murs.

Un vieillard chauve, le malchanceux ambassadeur Rimini, qui attendait une audience depuis trois mois, visiblement fatigué par ses nombreuses nuits d'insomnie, dormait dans une chaire. Parfois la porte s'ouvrait, le secrétaire Agapito, avec une expression préoccupée, des lunettes sur le nez, la plume derrière l'oreille, passait la tête et faisait signe à l'un des assistants.

A chacune de ces apparitions l'ambassadeur Rimini frissonnait douloureusement, se levait, mais voyant que ce n'était pas encore son tour, soupirait longuement et de nouveau se laissait aller au sommeil, bercé par le bruit régulier du pilon dans le mortier de cuivre.

Par suite du manque de pièces dans le vieux monument, la chapelle avait été transformée en pharmacie de campagne. Devant la fenêtre, à l'emplacement de l'autel, sur une table encombrée de fioles et de pots, l'évêque de Santa Justa, Gaspare Torella, médecin principal de Sa Sainteté le Pape et de César, préparait le médicament à la mode, une infusion de «bois sacré», le gaïac, que l'on expédiait d'Amérique. Pétrissant dans ses jolies mains le cœur jaune odorant de la plante, qui formait des boules grasses, l'évêque-docteur expliquait avec un sourire aimable la nature et les qualités de ce bois.

Et sur les murs les apôtres sculptés dans les lambris paraissaient étonnés de l'étrange conversation des nouveaux pasteurs de l'Église. Dans cette chapelle éclairée par la lueur blafarde d'une lampe officinale, dans l'atmosphère imprégnée de camphre et d'encens, les prélats romains réunis semblaient officier une messe mystérieuse.

Durant cette causerie, le secrétaire de la République Florentine prenant tantôt l'un, tantôt l'autre à part, adroitement cherchait à prendre vent de la politique de César. S'approchant de Léonard, un doigt sur les lèvres, la tête inclinée, il lui dit plusieurs fois avec un air préoccupé:

—Je mangerai l'artichaut... Je mangerai l'artichaut.

—Quel artichaut? demanda l'artiste étonné.

—Là gît le lièvre—quel artichaut? Dernièrement le duc a posé ce rébus à l'ambassadeur de Ferrare, Pandolfio Colennucio: «Je mangerai l'artichaut feuille par feuille». Peut-être cela veut-il dire que, divisant ses ennemis, il les détruira un à un. Peut-être cela veut-il dire tout à fait autre chose. Depuis une heure je torture mon cerveau!...

Et il ajouta à l'oreille de Léonard:

—Ici tout n'est que rébus et attrapes! On parle d'un tas de frivolités et dès qu'on touche à une question sérieuse, ils deviennent muets comme des carpes sous l'eau ou des moines à table. Je flaire qu'ils préparent quelque chose, mais quoi? Croyez-moi, messer, je donnerais mon âme au diable pour le savoir!

Les yeux de Nicolas s'allumèrent comme ceux d'un joueur.

Le secrétaire Agapito glissa la tête par l'entrebâillement de la porte et fit signe à Léonard.

Suivant un long couloir sombre où se tenaient les gardes du corps, les stradiotes albanais, Léonard pénétra dans la chambre du duc, pièce confortable tendue de tapis de soie sur lesquels était brodée une chasse à la licorne, avec un plafond moulé représentant les amours de Pasiphaé et du Taureau. Ce taureau, pourpre ou doré, bête héraldique de la maison Borgia, se répétait dans tous les décors de la chambre et alternait avec la tiare du pape et les clés de Saint-Pierre. Il faisait très chaud. Dans la cheminée de marbre flambait un tronc de genévrier, dans les lampes suspendues brûlait une huile parfumée: César adorait les parfums. Selon son habitude, il était étendu habillé sur un lit de repos très bas, placé au milieu de la pièce. Deux positions seulement lui étaient naturelles: à cheval ou couché. Immobile, impassible, accoudé sur les coussins, il suivait la partie d'échecs engagée entre deux de ses favoris et écoutait le rapport de son secrétaire; César possédait la faculté de diviser son attention sur plusieurs sujets. Plongé dans la méditation, d'un mouvement lent et égal il roulait d'une main dans l'autre une petite boule d'or remplie d'aromates et qui, pas plus que son poignard, ne le quittait jamais.

IX

Il reçut Léonard avec la politesse charmeuse qui lui était coutumière, ne lui permit pas de s'agenouiller, lui serra amicalement la main et l'installa dans un fauteuil. Il avait convoqué l'artiste pour lui demander des conseils au sujet des plans de Bramante pour le nouveau monastère d'Imola, «la Valentine», comme on l'appelait, avec une riche chapelle, un hôpital et une maison de retraite. Le duc désirait faire, de ces œuvres de bienfaisance, un monument commémoratif de sa charité chrétienne.

Après les plans de Bramante, il montra à Léonard les nouveaux caractères d'imprimerie de Geronimo Succino de Fano, que César protégeait, car il désirait voir fleurir les arts et les sciences en Romagne.

Agapito présenta à son maître les hymnes louangeux du poète de cour Francesco Uberti. Son Altesse les accepta avec bienveillance et donna l'ordre de récompenser généreusement l'auteur.

Puis, comme il exigeait qu'on lui présentât non seulement les éloges, mais aussi les satires, le secrétaire lui remit l'épigramme du poète napolitain Mancioni, saisi à Rome et enfermé dans la prison des Saints-Anges, un sonnet plein d'injures grossières dans lequel César était qualifié de castrat, de fils de fornicatrice, de cardinal défroqué, d'inceste, de fratricide et de sacrilège.

«Qu'attends-tu, ô Dieu trop clément, disait le poète, ne vois-tu pas qu'il a transformé l'Église en étable à mulets et en maison de tolérance?»

—Qu'ordonne de faire Son Altesse? demanda Agapito.

—Laisse-le tranquille jusqu'à mon retour. Je réglerai ce compte moi-même.

Puis plus bas il ajouta:

—Je saurai apprendre la politesse aux écrivains.

On connaissait son procédé; pour de moins graves méfaits, il leur faisait couper les mains et percer la langue avec un fer rouge.

Son rapport terminé, le secrétaire s'éloigna.

L'astrologue Valguglio le remplaça. Le duc l'écouta avec bienveillance, car il croyait au sort et en la puissance des étoiles. Valguglio lui expliqua que la dernière crise du duc dépendait de la mauvaise influence de la planète Mars entrée dans le signe du Scorpion; mais dès que Mars s'unirait à Vénus à l'aurore du Taureau la maladie passerait d'elle-même. Puis, il conseilla pour une action importante de choisir le 31 décembre après midi, cette date devant être extrêmement favorable à César.

Et levant l'index, penché à l'oreille du duc il murmura trois fois avec un air mystérieux:

FatiloFatiloFatilo. Fais ainsi. Fais ainsi. Fais ainsi.

César baissa les yeux et ne répondit pas. Mais Léonard crut voir une ombre assombrir son visage.

D'un geste le duc éloigna l'astrologue et de nouveau s'adressa à son ingénieur.

Léonard déplia devant lui ses croquis de guerre et ses cartes. Ce n'étaient pas seulement les recherches d'un savant expliquant la disposition du terrain, les cours d'eau, les obstacles formés par les chaînes de montagnes, l'étendue des vallées, mais aussi des œuvres de grand artiste, des tableaux de sites pris à vol d'oiseau. La mer était peinte en bleu, les montagnes en brun, les rivières en bleu pâle, les villes en rouge foncé, les champs en vert; et avec une infinie perfection tous les détails étaient notés—les places, les rues, les tours, de telle façon qu'on les reconnaissait sans même lire les remarques écrites en marge. Il semblait qu'on planait au-dessus de la terre et qu'on découvrait l'infini. Avec une particulière attention César examinait la carte qui représentait la région sise entre le lac de Bolsena, Arezzo, Perugio et Sienne. C'était le cœur de l'Italie, la patrie de Léonard, Florence, que le duc rêvait de conquérir. Plongé dans la méditation, César se délectait à cette sensation de vol d'oiseau. Il n'aurait pu exprimer avec des mots la sensation qu'il éprouvait, mais il lui semblait que lui et Léonard se comprenaient, qu'ils étaient pour ainsi dire des collaborateurs. Il devinait vaguement quelle puissance nouvelle la science pouvait avoir sur le monde et il voulait pour lui cette puissance, ces ailes de vol triomphal.

Il leva les yeux sur l'artiste et lui serra la main avec son plus charmeur sourire.

—Je te remercie, mon cher Léonard. Sers-moi toujours comme tu l'as fait jusqu'à présent et je saurai te récompenser.

Puis il ajouta avec sollicitude:

—Es-tu bien ici? Es-tu satisfait de tes appointements? Peut-être désires-tu quelque chose? Tu sais que je serai toujours heureux d'exaucer toutes tes prières.

Léonard profitant de l'occasion, parla de messer Nicolo, sollicita pour lui une audience.

César haussa les épaules en souriant.

—Quel homme étrange, ce messer Nicolo! Il me demande audience sur audience et quand je le reçois—nous n'avons rien à nous dire. Et pourquoi m'a-t-on envoyé cet original?

Il demanda à Léonard son opinion sur Machiavel.

—Je crois, Altesse, que c'est un des hommes les plus intelligents et perspicaces de notre époque, tel que j'en ai rarement rencontré dans mon existence.

—Oui, il a de l'esprit, approuva le duc, il n'est pas bête. Mais on ne peut compter sur lui. C'est un rêveur, une girouette. Il n'a de mesure en rien. Cependant je lui ai toujours souhaité beaucoup de bien et maintenant que je sais qu'il est de tes amis, je lui en souhaite encore davantage. C'est un homme très bon. Il n'y a en lui aucune malice, quoiqu'il s'imagine être le plus rusé des hommes et qu'il s'évertue à me tromper comme si j'étais l'ennemi de votre république. Cependant je ne lui en veux pas: je comprends qu'il agit ainsi parce qu'il aime sa patrie plus que son âme. Eh bien! qu'il vienne, puisqu'il le désire aussi ardemment. Dis-lui que je serai content... A propos, ne m'a-t-on pas dit dernièrement que messer Nicolo avait l'intention d'écrire un livre sur la politique ou la science militaire?

César eut encore une fois son sourire calme et clair, comme s'il venait de se souvenir de quelque chose de joyeux.

—T'a-t-il parlé de sa phalange macédonienne? Non? Alors, écoute. Un jour, se fondant précisément sur ce livre de science militaire, Nicolas expliquait à mon chef de camp Bartolomeo Capranico et à d'autres officiers, les règles de la disposition d'une armée en ordre de bataille d'après la célèbre phalange, avec une éloquence telle, que ses auditeurs voulurent l'expérimenter. On fit sortir les troupes devant le camp et on en donna le commandement à Nicolas. Durant trois heures, sous la pluie, le vent et le froid, il se débattit avec deux mille soldats, mais ne put réaliser son rêve. Enfin, Bartolomeo perdant patience, prit le front des troupes et quoique il n'eût jamais lu aucun livre de science militaire, en un clin d'œil, au son du tambourin, les disposa de merveilleuse façon, prouvant l'énorme différence qui existe entre la théorie et la pratique. Ne raconte pas cela à Nicolas, mon cher Léonard—il n'aime pas se souvenir de la phalange!

Il était tard, tout près de trois heures du matin.

On servit au duc un léger souper, une truite, un plat de légumes et du vin blanc. Véritable Espagnol, il se distinguait par la frugalité.

L'artiste prit congé. César une fois encore le remercia pour ses cartes et donna ordre à trois pages d'accompagner Léonard avec des torches, en signe d'honneur.

Léonard raconta son audience à Machiavel.

En apprenant que l'artiste avait, pour le compte de César, relevé les plans des environs de Florence, Nicolas se leva terrifié.

—Comment? vous, un citoyen de la République, pour le pire ennemi de votre patrie!

—Je croyais, répliqua Léonard, que César était considéré comme notre allié...

—Considéré! s'écria le secrétaire de la République florentine, un éclair de mépris dans les yeux. Mais savez-vous, messer, que si seulement ceci était su des Superbes Seigneuries, on pourrait vous accuser de haute trahison?

—Vraiment? s'étonna naïvement Léonard. Ne croyez pas, Nicolas... En réalité, je ne comprends rien à la politique... Je suis comme un aveugle...

Ils se regardèrent, silencieux, et tout à coup, tous deux sentirent que sur cette question ils étaient, jusqu'au plus profond du cœur, étrangers, que jamais ils ne pourraient se comprendre. L'un n'avait pour ainsi dire pas de patrie; l'autre, l'aimait, selon l'expression de César, «plus que son âme».

X

Cette nuit-là, Nicolas partit sans dire où, ni pourquoi.

Il ne revint que le lendemain après-midi, fatigué, transi, entra dans la chambre de Léonard, ferma les portes, déclara que depuis longtemps il désirait lui parler d'une affaire qui exigeait le secret le plus absolu et amena la conversation de loin.

Trois ans auparavant, dans un endroit désert de la Romagne, entre Cervia et Porto Cesenatico, une troupe de cavaliers masqués et armés attaqua un convoi qui accompagnait d'Urbino à Venise, la femme de Battisto Caraciolo, capitaine de la Sérénissime République, madonna Dorothea et sa cousine Marie, jeune fille de quinze ans, novice du monastère d'Urbino. Se saisissant des deux femmes, on les avait entraînées et depuis, personne n'en avait eu des nouvelles. La République de Venise se considéra offensée, en la personne de son capitaine, et le Sénat et le Comité adressèrent leurs plaintes à Louis XII, au roi d'Espagne et au Pape, accusant ouvertement de rapt le duc de Romagne. Mais les preuves manquaient et César répondit qu'il avait trop de femmes désireuses de lui appartenir pour chercher à les racoler sur les grandes routes.

On disait que madonna Dorothea s'était vite consolée et suivait le duc dans toutes ses campagnes.

Marie avait un frère, messer Dionisio, jeune capitaine au service de Florence. Lorsqu'il eut constaté l'inutilité de toutes les démarches officielles, Dionisio résolut de tenter lui-même la chance, entra en Romagne sous un faux nom, se présenta au duc, gagna sa confiance, pénétra dans le fort de Cesena et s'enfuit avec Marie déguisée en homme. Mais à la frontière de Perugio ils furent rejoints par un détachement. On tua le frère, on ramena Marie à Cesena.

Machiavel, secrétaire de la République florentine, avait pris part à cette affaire. Dionisio, qui était devenu son ami, lui avait confié le secret de la conspiration, lui avait raconté tout ce qu'il avait pu savoir de sa sœur. Les geôliers la considéraient comme une sainte, assuraient qu'elle accomplissait des guérisons miraculeuses, qu'elle prophétisait, que ses mains et ses pieds portaient les stigmates de sainte Catherine de Sienne.

Lorsque César fut fatigué de Dorothée, il tourna ses yeux vers Marie. Le célèbre subjugueur de femmes, fort de son charme auquel les plus pures ne résistaient guère, était convaincu que tôt ou tard Marie serait aussi soumise que les autres à sa volonté. Mais il fut trompé dans son attente. Il rencontra en cette enfant une résistance inconnue pour lui. La rumeur affirmait que souvent il la visitait dans sa cellule, restant longtemps seul avec elle, mais personne ne savait ce qui se passait durant ces entretiens.

Comme conclusion, Nicolas déclara qu'il était résolu à délivrer Marie.

—Si vous vouliez, messer Leonardo, ajouta-t-il, consentir à m'aider, je conduirais l'affaire de façon à ce que personne ne puisse soupçonner votre collaboration. Du reste, je ne vous demanderais que quelques renseignements sur la disposition intérieure du fort San Michele où se trouve Marie. A titre d'ingénieur ducal, il vous sera facile d'y pénétrer et de tout savoir.

Léonard le regardait surpris et sous ce regard inquisiteur Nicolas eut un rire sec, presque mauvais.

—J'ose espérer, s'écria-t-il, que vous n'allez pas me soupçonner de chevaleresque sensibilité. Que le duc séduise ou ne séduise pas cette fillette, cela m'est indifférent. La raison de mon entreprise, vous désirez la savoir? Mais ne fût-ce que pour prouver à la seigneurie que je suis bon à autre chose qu'à jouer au bouffon. Et puis, il faut bien se distraire. La vie humaine est ainsi faite que si on ne s'amuse à quelques bêtises, on crève d'ennui. Je suis las de causer, de jouer aux osselets, de traîner dans des maisons louches et d'écrire des rapports inutiles aux lainiers de Florence! Alors, voilà, j'ai imaginé cette affaire-là. L'occasion est belle, mon plan est prêt avec des ruses superbes!

Il parlait vite, comme s'il se disculpait. Mais Léonard avait déjà compris que Nicolas avait honte de sa bonté que selon son habitude il cachait sous un masque cynique.

—Messer, interrompit l'artiste, je vous prie, comptez sur moi comme sur vous-même dans cette affaire, mais à une condition: en cas de non réussite, je répondrai au même titre que vous.

Nicolas, visiblement ému, lui serra la main et de suite lui expliqua son plan.

Léonard ne répliqua pas, quoique doutant au fond que ce plan si fin, si rusé, pût être aussi facilement réalisable qu'en paroles.

Ils décidèrent que la délivrance de Marie aurait lieu le 30 décembre, jour du départ du duc de Fano.

Deux jours avant, tard le soir, un des geôliers complices vint les prévenir qu'ils étaient menacés d'une dénonciation. Nicolas était absent. Léonard courut la ville à sa recherche. Il trouva enfin le secrétaire de Florence, dans un tripot où une bande de chenapans espagnols, à la solde de César, détroussait les joueurs inexpérimentés.

Au milieu d'un cercle de jeunes viveurs et de vieux débauchés, échansons de la cour ducale, Machiavel expliquait le célèbre sonnet de Pétrarque:

Ferito in mezzo di core di Laura

découvrant un sens graveleux dans chaque mot, faisant rire ses auditeurs jusqu'à la congestion.

De la chambre voisine s'élevèrent des voix d'hommes courroucées, des cris de femmes, un bruit de chaises renversées, de bouteilles brisées, le choc des épées et le tintement de l'argent éparpillé à terre. On venait de découvrir un tricheur. Les amis de Nicolas se précipitèrent vers les combattants. Léonard lui glissa à l'oreille qu'il avait à lui communiquer une grave nouvelle au sujet de Marie. Ils sortirent.

La nuit était calme, étoilée. La neige à peine tombée, craquait sous leurs pas. Après l'atmosphère lourde, surchauffée du tripot, Léonard aspirait avec satisfaction l'air glacé qui lui semblait parfumé. Ayant appris la menace de la dénonciation, Nicolas décida avec une insouciance inattendue qu'il n'y avait point de péril en la demeure.

—Vous avez été surpris de me trouver dans ce repaire? dit-il à son compagnon. Le secrétaire de la République florentine faisant office de bouffon auprès de la canaillerie espagnole! Que voulez-vous? Le besoin saute, le besoin danse, le besoin chante des chansons! Quoique ce soient vraiment des scélérats, ils sont tout de même plus généreux que nos splendides seigneuries.

Il y avait un tel mépris pour lui-même dans les paroles de Nicolas, que Léonard ne put se contenir et l'interrompit:

—Ce n'est pas vrai. Pourquoi parlez-vous ainsi, Nicolas? Ne savez-vous pas que je suis votre ami et que je vous juge autrement que les autres...

Machiavel se détourna et après un instant de silence, continua d'une voix changée:

—Je sais... ne vous fâchez pas, Léonard. Parfois quand j'ai le cœur trop gros, je plaisante et je ris pour ne pas pleurer.

Et baissant la tête, il ajouta plus bas et plus tristement encore:

—Telle est ma destinée! Je suis né sous une mauvaise étoile. Tandis que mes égaux, gens de peu, réussissent en toute chose, vivent repus et heureux, acquièrent l'argent et la puissance, je reste derrière tous les autres oublié et méprisé par tous ces imbéciles. Peut-être ont-ils raison. Oui, je ne crains pas les grands travaux, les privations et les dangers. Mais endurer les mesquines vexations de l'existence, joindre avec peine les deux bouts, trembler pour le moindre sou, non, je ne le puis. Eh! n'en parlons pas!

Il eut un geste de la main et dans sa voix bruirent des pleurs.

—Maudite existence! Si Dieu n'a pas pitié de moi, je quitterai tout bientôt, les affaires, monna Marietta, mon petit garçon, je ne suis pour eux qu'une charge; qu'ils croient plutôt que je suis mort. J'irai n'importe où, je me cacherai dans un trou où personne ne me connaîtra, je me ferai écrivain public ou bien encore maître d'école pour ne pas crever de faim tant que je ne suis pas abruti;—car, mon ami, rien n'est plus terrible que de se sentir la force, de se dire qu'on est capable de faire quelque chose, qu'on ne fait rien et qu'on se perd sans raison.

XI

A mesure qu'approchait le jour fixé pour la délivrance de Marie, Léonard remarquait que Nicolas, en dépit de son assurance, perdait sa présence d'esprit, faiblissait, s'attardait imprudemment ou se précipitait sans raison. Par expérience, l'artiste devinait ce qui se passait dans l'âme de Machiavel. Ce n'était ni la peur, ni le manque de cœur, mais cette incompréhensible faiblesse, cette indécision de gens créés non pour l'action mais pour l'observation, cette trahison momentanée de la volonté à l'instant précis où il faut agir sans hésiter et sans douter: choses bien connues de Léonard.

La veille du jour fixé, Nicolas se rendit dans un village proche de la forteresse de San Michele, afin de tout préparer pour la fuite de Marie. Léonard devait l'y rejoindre le lendemain matin.

Resté seul, il attendait à tout moment de mauvaises nouvelles, ne doutant pas que l'affaire se terminât en farce d'écolier.

Une terne lumière filtrait à travers les vitres. On frappa à la porte. L'artiste ouvrit. Nicolas entra pâle et décontenancé.

—C'est fini, dit-il en s'affalant sur un siège.

—Je m'y attendais, répondit Léonard sans surprise. Je vous disais, Nicolas, que nous nous ferions prendre.

Machiavel le regarda distraitement.

—Non, ce n'est pas cela. L'oiseau s'est envolé de sa cage, nous sommes arrivés trop tard...

—Comment, envolé?

—Mais tout simplement. Ce matin au lever du jour on a trouvé Marie dans sa prison, la gorge tranchée...

—Qui est le meurtrier?

—On l'ignore, mais l'examen des blessures ne permet pas de soupçonner le duc. Pour couper le cou à une enfant, César et ses bourreaux sont trop adroits. On dit qu'elle est morte vierge. Je crois qu'elle aura dû elle-même...

—Impossible, voyons! On la considérait comme une sainte.

—Tout est possible, continua Nicolas; vous ne les connaissez pas encore. Ce monstre...

Il s'arrêta, pâlit, mais acheva avec véhémence:

—Ce monstre est capable de tout! Même d'amener une sainte à se suicider. Je l'ai vue jadis deux fois, quand elle n'était pas autant surveillée. Maigre, frêle, telle une vision. Un visage d'enfant. Des cheveux blonds comme du lin pareils à ceux de la Madone de Filippino Lippi. Elle n'était même pas jolie. Je ne sais ce qui a pu attirer en elle le duc... O messer Leonardo, si vous saviez quelle charmante et pitoyable enfant c'était!

Nicolas se détourna, et l'artiste crut voir briller des larmes sur ses cils.

Mais bientôt, se ressaisissant, il acheva en criant d'une voix aiguë:

—J'ai toujours dit: un honnête homme à la cour est un poisson dans une poêle! J'en ai assez! Je ne suis pas fait pour servir les tyrans! J'exigerai que la Seigneurie m'envoie dans une autre ambassade—n'importe où—mais je ne puis rester plus longtemps ici!

Léonard plaignait Marie et il lui semblait qu'il ne se serait arrêté devant aucun sacrifice pour la sauver, mais en même temps, au fond du cœur, il éprouvait un sentiment de soulagement, de délivrance, à l'idée qu'il ne fallait plus agir, et il devinait la même impression chez Nicolas.

XII

Le 30 décembre, à l'aube, le gros de l'armée de Valentino, environ dix mille hommes d'infanterie, deux mille cavaliers, sortit de Fano et disposa son camp sur la route de Sinigaglia au bord de la petite rivière Metaura, en attendant le duc qui ne devait se mettre en campagne que le lendemain, 31 décembre, jour fixé par l'astrologue Valguglio.

Ayant signé la paix avec César, les princes conspirateurs devaient entreprendre avec lui le siège de Sinigaglia.

La ville se rendit, mais le héraut de la place déclara qu'il n'ouvrirait les portes qu'au duc lui-même. Ses anciens ennemis, maintenant ses alliés, à la dernière minute, présageant quelque chose de louche, se dérobaient à l'entrevue; mais César les trompa une fois encore et les calma en les comblant d'amitiés: «Telle une sirène captivant sa victime par son chant langoureux», comme s'exprima plus tard Machiavel.

Possédé de curiosité, Nicolas ne voulut pas attendre Léonard et suivit le duc. Quelques heures après, l'artiste partit seul.

La route s'étendait vers le sud, et de Pesaro, longeait le bord de la mer. A droite s'élevaient des montagnes qui laissaient à peine la largeur nécessaire au chemin. La journée était grise et calme. La mer également grise était unie comme le ciel. Les croassements des corbeaux annonçaient le dégel.

Bientôt apparurent les tours de brique rouge foncé de Sinigaglia.

La ville, encaissée entre la mer et les montagnes, se trouvait à un mille de la mer. Après avoir atteint la petite rivière Miza, la route tournait brusquement à gauche. Là s'élevait un pont et les portes de la ville lui faisaient face. Devant ces portes, une petite place avec des maisons basses, presque toutes des dépôts de marchands vénitiens.

A cette époque, Sinigaglia était un important marché à demi asiatique, où les commerçants italiens échangeaient leurs marchandises avec les Turcs, les Arméniens, les Grecs, les Perses et les Slaves de la mer Noire. Mais maintenant, les rues si animées d'ordinaire étaient désertes. Léonard n'y rencontra que des soldats. Les vitres brisées, les portes défoncées, attestaient partout le pillage. Une odeur de brûlé planait sur la ville. Des maisons achevaient de se consumer, aux anneaux d'attache se balançaient des pendus.

Le crépuscule tombait lorsque, sur la place principale, entre le palais ducal et la sombre «Rocca» de Sinigaglia, au milieu de ses troupes, à la lueur des torches, Léonard aperçut César.

Il faisait exécuter les soldats coupables de pillage. Messer Agapito lisait les condamnations. Sur un signe de César, on emmena les coupables vers la potence.

Au moment où Léonard cherchait un visage ami parmi les seigneurs de la cour afin de se renseigner sur ce qui s'était passé, il vit le secrétaire de Florence.

—Vous savez?... On vous a dit?... lui demanda Nicolas.

—Non, je ne sais rien et je suis content de vous voir. Racontez-moi.

Machiavel l'emmena dans une ruelle, puis dans un endroit désert près de la mer où dans une masure, chez la veuve d'un matelot, après de longues recherches il avait pu enfin trouver deux chambres, une pour lui, l'autre pour Léonard.

Silencieusement et vite Nicolas alluma une chandelle, sortit une bouteille de vin de l'armoire, ranima le feu dans l'âtre et s'assit devant son interlocuteur en fixant sur lui un regard fiévreux:

—Ainsi vous ne savez pas encore? dit-il triomphalement. Écoutez. Le fait est extraordinaire et mémorable! César s'est vengé de ses ennemis. Les conspirateurs sont arrêtés. Oliverotto, Orsini et Vitelli attendent leur arrêt de mort.

Il se renversa contre le dossier du siège et regarda Léonard, jouissant de sa surprise. Puis, faisant un effort pour paraître calme, impartial, comme un historien exposant des événements antiques, comme un savant décrivant les manifestations de la nature—il commença le récit du «piège de Sinigaglia».

Arrivé de bonne heure au camp, César envoya comme avant-garde deux cents cavaliers, fit avancer l'infanterie et la suivit immédiatement avec le reste de la cavalerie. Il savait que les alliés viendraient au-devant de lui et que leurs troupes étaient dispersées dans les forts avoisinants afin de laisser la place aux nouveaux régiments. En approchant des portes de Sinigaglia, là où la route tournait à gauche en longeant les berges de la Miza, il ordonna à la cavalerie de s'arrêter et la disposa sur deux rangées: l'une, dos à la rivière, l'autre, dos au champ, laissant entre elles un passage pour l'infanterie qui, sans arrêt, traversa le pont et pénétra dans Sinigaglia.

Les alliés, Oliverotto, Vitelli, Gravina et Paolo Orsini, vinrent à la rencontre de César montés sur des mules et accompagnés de nombreux cavaliers.

Comme s'il pressentait sa perte, Vitelli était si triste que tous ceux qui connaissaient sa chance et sa bravoure s'en étonnaient. Plus tard on sut même qu'avant de partir pour Sinigaglia, il avait fait ses adieux à tous ses parents et à ses intimes, comme s'il avait prévu qu'il allait à la mort.

Les alliés mirent pied à terre, enlevèrent leurs bérets et présentèrent leurs hommages au duc. Celui-ci descendit également de son cheval, et tendit d'abord la main à chacun d'eux, puis il les embrassa en les nommant «chers frères».

A ce moment les chefs d'armée de César, comme il en avait été convenu à l'avance, entourèrent Orsini et Vitelli, de façon telle que chacun d'eux se trouva entre deux familiers du duc. Celui-ci, remarquant l'absence d'Oliverotto, fit un signe à son capitaine, don Miguel Corello, qui partit à sa recherche et le trouva à Borgo.

Oliverotto se joignit au cortège et tous ensemble, discutant amicalement de questions militaires, se dirigèrent vers le palais qui faisait face à la citadelle.

Dans le vestibule, les alliés voulurent prendre congé, mais le duc, toujours avec son amabilité séduisante, les retint et les invita à pénétrer avec lui.

A peine eurent-ils franchi le seuil de la salle, que la porte se referma, huit hommes armés se précipitèrent sur les quatre conjurés, les désarmèrent et les ligotèrent. La consternation des malheureux fut telle qu'ils n'opposèrent même pas de résistance.

Le bruit courait que le duc avait l'intention de se débarrasser de ses ennemis la nuit même, en les faisant égorger dans les oubliettes du château.

—O messer Leonardo, conclut Machiavel, si vous aviez vu comme il les embrassait. Un regard, un geste, pouvaient le trahir. Mais il avait sur son visage et dans sa voix une telle sincérité que, croirez-vous? jusqu'à la dernière minute je ne soupçonnai rien, j'aurais donné ma main à couper que ce n'était pas une feinte. Je considère que de toutes les trahisons qui se sont accomplies depuis que la politique existe, celle-là est la plus belle!

Léonard sourit.

—Certes, dit-il, on ne peut refuser au duc la bravoure et la ruse, mais j'avoue tout de même, Nicolas, je suis si peu versé dans la politique, que je ne comprends pas ce qui spécialement provoque votre admiration dans ce guet-apens?

—Guet-apens? l'arrêta Machiavel. Quand il s'agit, messer, de sauver la patrie, il ne peut être question de guet-apens, ni de fidélité, de bien et de mal, de charité et de cruauté, tous les moyens sont bons, pourvu que le but soit atteint.

—Où voyez-vous qu'il s'agît de sauver la patrie, Nicolas? Il me semble que le duc pensait uniquement à ses propres intérêts...

—Comment? Et vous, vous ne comprenez pas? Mais c'est clair comme le jour! César est le futur unificateur et empereur de l'Italie. Ne le voyez-vous pas? Il a fallu que l'Italie subisse toutes les misères que peut seulement endurer un peuple, pour que surgisse un nouveau héros, sauveur de la patrie. Et quoique parfois elle eût eu des lueurs d'espoir par des gens qui semblaient les élus de Dieu, chaque fois la destinée la trompait au moment décisif. Et à demi morte, presque sans souffle, elle attend celui qui pansera ses plaies, supprimera les violences en Lombardie, les pillages et les abus en Toscane et à Naples, guérira ces blessures gangrenées par le temps. Et jour et nuit, l'Italie supplie Dieu de lui envoyer le libérateur...

Sa voix se haussa comme une corde trop tendue et se brisa. Il était pâle, tremblant; ses yeux brûlaient. Mais en même temps, dans cet élan inattendu se sentait quelque chose de convulsif, d'impuissant, semblable à un accès.

Léonard se souvint comme, quelques jours auparavant, sous l'impression de la mort de Marie, il avait traité César de «monstre». Il ne lui signala pas cette contradiction, sachant qu'en ce moment il renierait sa pitié pour Marie, comme une faiblesse honteuse.

—Qui vivra verra, Nicolas, répondit Léonard. Mais voilà ce que je voulais vous demander: pourquoi précisément aujourd'hui, vous êtes-vous convaincu que César était l'élu de Dieu? Le piège de Sinigaglia vous a-t-il, plus clairement que toutes ses autres actions, convaincu qu'il était un héros?

—Oui, répliqua Nicolas, maître de lui-même et feignant l'impartialité. La perfection de cette tromperie, plus que tous les autres actes du duc, démontre qu'il possède, à un rare degré, les qualités les plus grandes et les plus opposées.

»Remarquez que je ne loue, ni ne blâme; j'étudie simplement. Et voilà mon opinion: pour atteindre n'importe quel but, il existe deux façons: l'une légale, l'autre de violence. La première, humaine; la seconde, bestiale. Celui qui veut gouverner doit posséder les deux façons: savoir selon les circonstances être un homme ou une brute. C'est le sens caché de la légende d'Achille et autres héros, nourris par le centaure Chiron, demi-dieu, demi-bête. Les rois, pupilles du centaure, comme lui réunissent les deux natures. Les hommes ordinaires ne supportent pas la liberté, ils la craignent plus que la mort et lorsqu'ils ont commis un crime, plient sous le poids du remords. Un héros, choisi par la destinée, a seul la force de supporter la liberté, piétinant les lois sans crainte, sans remords, restant innocent dans le mal, comme les fauves et les dieux. Aujourd'hui, pour la première fois, j'ai vu chez César cet état d'esprit—le sceau des élus!

—Oui. Je vous comprends maintenant, Nicolas, murmura Léonard profondément pensif. Seulement, il me semble que n'est pas libre celui qui, à l'instar de César, ose tout parce qu'il ne sait rien et n'aime rien, mais celui qui ose tout parce qu'il sait tout et aime tout. Par cette liberté seule, les hommes vaincront le mal et le bien, la terre et le ciel, tous les obstacles et tous les fardeaux, et ils deviendront semblables à des dieux et s'envoleront...

—Voleront? s'écria Machiavel étonné.

—Lorsqu'ils posséderont la science parfaite, expliqua Léonard, ils créeront les ailes, une machine qui leur permettra de voler. J'ai beaucoup pensé à cela. Peut-être n'en résultera-t-il rien—qu'importe, si ce n'est par moi, ce sera par un autre, mais les ailes seront.

—Mes compliments! rit Nicolas. Nous voilà arrivés aux hommes ailés. Il sera joli le roi, demi-dieu, demi-bête, avec des ailes d'oiseau. Une vraie Chimère!

Mais entendant sonner l'heure à la tour voisine, il se leva, pressé. Il devait se rendre au palais pour tâcher d'apprendre la décision prise au sujet du supplice des conspirateurs alliés.

XIII

Les souverains italiens félicitèrent César de «sa superbe tromperie», bellissimo inganno. Louis XII ayant appris le piège de Sinigaglia, l'appela «un haut fait digne d'un antique Romain». La marquise de Mantoue, Isabelle de Gonzague envoya en cadeau à César, pour le carnaval qui approchait, cent masques de soie, différents.

Machiavel, en riant, affirmait qu'on ne pouvait se figurer un meilleur cadeau au maître de toutes les ruses et de toutes les dissimulations que cet envoi de cent masques, par le renard Gonzague, au renard Borgia.

XIV

Au début de mars 1503, César revint à Rome.

Le pape proposa aux cardinaux de récompenser son héroïsme par la distinction la plus haute que l'Église romaine donnât à ses défenseurs: la «Rose d'or». Les cardinaux consentirent et deux jours après devait avoir lieu l'ordination.

Dans la salle des cardinaux dont les croisées donnaient sur la cour du Belvédère, s'assembla la Curie romaine et les ambassadeurs.

Coiffé de la triple tiare, scintillant de pierres précieuses dans son pluvial, éventé par les porteurs d'écran, lourd mais ferme, le pape Alexandre VI, septuagénaire au visage imposant et bienveillant en même temps, gravit les marches du trône.

Les hérauts sonnèrent de la trompe, et sur un signe du maître des cérémonies, l'Allemand Johann Burghardt, pénétrèrent dans la salle les gardes-du-corps, les pages, les coureurs et le chef de camp du duc, messer Bartolomeo Capranico, qui tenait le glaive du porte-drapeau de l'Église Romaine.

Le tiers du glaive était doré et portait de fines ciselures: la déesse de la Fidélité sur son trône, avec cette inscription: «La Fidélité est plus forte que l'arme»; Jules César sur son char triomphal «Ou César—ou rien».—Le passage du Rubicon, avec ces mots: «Le sort en est jeté», et enfin le sacrifice au bœuf Apis offert par de jeunes prêtresses nues, brûlant l'encens auprès de la victime humaine; sur l'autel cette inscription: Deo Optimo Maximo Hosia et au-dessous In nomine Cæsaris omen.—La victime humaine offerte au dieu animal prenait une signification terrible quand on songeait que ces ciselures et ces inscriptions avaient été commandées au moment où César projetait le meurtre de son frère Giovanni Borgia pour hériter de lui du glaive de capitaine porte-drapeau de l'Église Romaine.

Derrière le chef de camp, venait le héros, coiffé du haut béret ducal surmonté de la colombe du Saint-Esprit, en perles fines.

Il s'approcha du pape, ôta son béret, s'agenouilla et baisa la croix de rubis qui ornait la pantoufle du Saint-Père.

Le cardinal Monreale, tendit à Sa Sainteté la Rose d'or, merveille de joaillerie, portant dans son cœur un petit calice laissant goutter le Saint-Chrême, qui répandait un parfum de rose.

Le pape se leva et dit d'une voix émue:

—Reçois, mon enfant bien-aimé, cette Rose, qui symbolise la joie des deux Jérusalem, terrestre et céleste, l'Église combattante et triomphante, la béatitude des justes, la beauté des couronnes inflétries, afin que tes vertus fleurissent dans le Christ ainsi que cette Rose. Amen.

César prit des mains de son père, la Rose mystérieuse.

Le pape ne put se contenir; selon l'expression d'un témoin: «La chair cria en lui». Interrompant l'ordre de la cérémonie d'investiture, à la grande indignation de Burghardt, il se pencha, tendit ses mains tremblantes vers son fils; son visage se fripa, son gros corps se tassa. Avançant ses lèvres épaisses, il balbutia:

—Mon enfant!... César!... César!

Le duc dut remettre la Rose au cardinal de San Clemente.

Le pape embrassa frénétiquement son fils, pleurant et riant à la fois.

De nouveau retentirent les trompes, le bourdon gronda, toutes cloches de Rome lui répondirent et du fort des Saints-Anges éclata une salve d'artillerie.

—Vive César! cria la garde romagnole massée dans la cour du Belvédère.

Le duc sortit sur le balcon.

Sous les cieux bleus, dans le rayonnement du soleil matinal et l'éclat des habits royaux, la colombe du Saint-Esprit planant au-dessus de sa tête, la Rose d'or dans les mains, il ne paraissait plus un homme, pour la foule, mais un dieu.

XV

La nuit un splendide défilé masqué fut organisé, d'après le dessin du glaive de Valentino «Le Triomphe de Jules César».

Sur un char qui portait l'inscription «Divin César», trônait le duc de Romagne, une branche de palmier dans les mains, la tête ceinte de lauriers. Des soldats entouraient le char, travestis en légionnaires romains. Tout était exécuté exactement d'après les livres, les monuments, les bas-reliefs et les médailles.

Devant le char marchait un homme vêtu de la longue robe blanche de l'hiérophante égyptien et portait une «rypide» sur laquelle était brodé l'héraldique taureau doré des Borgia, dieu protecteur du pape Alexandre VI. Des adolescents en tuniques de drap d'argent, chantaient en s'accompagnant des tympanons:

—Vive diu Bos! Vive diu Bos! Borgia vive!

Gloire au taureau, gloire au taureau, gloire à Borgia!

Et haut, très haut, au-dessus de la foule se balançait l'effigie de la bête, éclairée par le reflet des torches et pareille sous le ciel étoilé au pourpre soleil levant.

Giovanni Beltraffio, l'élève de Léonard, venu le matin même de Florence à Rome, se trouvait là. Il regardait le taureau pourpre et se souvenait des paroles de l'Apocalypse:

«Et ils adorèrent le Fauve, disant: Qui est semblable à lui? Qui peut se comparer à lui?

»Et je vis la Femme, assise sur la bête pourpre à sept têtes et à dix cornes.

»Et sur son front était écrit: Mystère, Grande Babylone, mère des courtisanes et de toutes les horreurs terrestres.»

Et comme celui qui avait écrit ces paroles, Giovanni, en regardant la bête «s'étonnait de suprême étonnement».

CHAPITRE XIII

LE FAUVE POURPRE

1503

Le Fauve sortant de l'Abîme.

(XI, 7. Révélations de Saint-Jean.)

I

Léonard possédait une vigne près de Florence, sur la colline de Fiesole. Son voisin, désireux de lui enlever quelques perches, sous un prétexte futile, lui avait intenté un procès. Mais comme il se trouvait en Romagne, Léonard confia la surveillance de cette affaire à Giovanni Beltraffio, et à la fin de mars 1503, le fit venir auprès de lui, à Rome.

En route Giovanni s'arrêta à Orvieto pour voir, dans la Capella Nuova, les célèbres fresques de Luca Siniorelli, à peine achevées. Une de ces fresques représentait la venue de l'Antechrist.

Le visage surprit Giovanni. Tout d'abord il lui parut méchant, mais en le regardant longuement, il vit qu'il n'était qu'infiniment douloureux. Dans les yeux clairs au regard humble, se reflétait le dernier désespoir de la Sagesse qui a renié Dieu. En dépit de ses disgracieuses oreilles pointues de satyre, de ses doigts déformés, pareils à des griffes de fauve, il était superbe. Et Giovanni, comme jadis dans son délire, était de nouveau étonné de la ressemblance frappante jusqu'à la terreur, avec un visage divin, qu'il voulait ni n'osait reconnaître.

A gauche, dans ce même tableau était représentée la chute de l'Antechrist. Élevé jusqu'aux cieux par des ailes invisibles, l'ennemi du Sauveur, frappé par un ange, tombait dans un gouffre. Ce vol malheureux, ces ailes humaines, éveillèrent en Giovanni de terribles pensées sur Léonard.

En même temps que Beltraffio, deux hommes admiraient ces fresques: un grand et gras moine d'une cinquantaine d'années et son camarade, homme d'un âge incertain, au visage affamé et joyeux, vêtu comme un clerc vagabond, un de ceux qu'on appelait des «errants» ou des «goliards».

Ils firent connaissance et partirent ensemble. Le moine était un Allemand de Nuremberg, le savant bibliothécaire du couvent des Augustins, et se nommait Thomas Schweinitz. Il se rendait à Rome pour débattre la question des bénéfices et des privilèges.

Son compagnon, originaire de Salzbourg, Hans Plater, lui servait de secrétaire, de bouffon et d'écuyer. En chemin ils parlèrent des affaires de l'Église.

Calmement, avec une clarté scientifique, Schweinitz prouvait le non sens du dogme de l'infaillibilité papale, assurant que dans vingt ans tout au plus, toute la Germanie se soulèverait pour secouer le joug de l'Église romaine.

«Celui-là ne mourra pas pour la Foi, pensait Giovanni en regardant le visage plein du moine, il n'ira pas dans le feu comme Savonarole; mais qui sait? il est peut être plus dangereux pour l'Église.»

Un soir, peu après son arrivée à Rome, Giovanni rencontra sur la place San Pietro le clerc Hans Plater. Ce dernier l'emmena dans l'impasse Sinibaldi, où se trouvaient quantité d'hôtelleries pour les étrangers, et particulièrement une taverne, le Hérisson d'argent, tenue par le tchèque hussite Ian le Boiteux, qui accueillait et régalait de ses meilleurs vins ses partisans, les secrets ennemis du pape, les libres penseurs, tous les jours plus nombreux, qui aspiraient au renversement de l'Église.

Derrière la première salle il y en avait une seconde où ne pénétraient que les élus. Là, se trouvait réunie toute une société. Thomas Schweinitz présidait le haut bout de la table, le dos appuyé contre une barrique, ses grosses mains croisées sur son gros ventre. Son visage bouffi à double menton était impassible, ses petits yeux troubles se fermaient, il avait dû faire honneur à la cave de Ian. De temps à autre il élevait son verre à la hauteur de la flamme de la chandelle, et admirait le pâle reflet doré du vin dans les facettes du cristal.

Un petit moine errant, fra Martino, exprimait son indignation contre les concussions de la Curie:

—Qu'ils volent une fois, deux fois, soit; mais ainsi continuellement! Mieux vaut tomber entre les mains des brigands, qu'entre celles des prélats romains. C'est le pillage en plein jour! La main à la poche pour le penitensiario, le protonotaire, le cubiculari, l'ostiari, le palefrenier, le cuisinier, le valet de Son Excellence, la maîtresse du cardinal!

Hans Plater se leva, prit un air solennel et, lorsque tout le monde se fut tu, les regards fixés sur lui, il dit d'une voix traînante, comme s'il récitait un psaume:

—S'approchèrent du pape, ses disciples, les cardinaux et lui demandèrent: «Que devons-nous faire pour sauver notre âme?» Et Alexandre répondit: «Pourquoi me le demandez-vous? C'est écrit dans la loi et je vous le dis: Aime l'or et l'argent, de tout ton cœur et de toute ton âme, et aime le riche comme toi-même. Faites ainsi et vous vivrez.» Et s'assit le pape sur son trône et dit: «Heureux ceux qui possèdent, car ils verront mon visage, heureux ceux qui donnent car ils seront mes fils, heureux ceux qui auront de l'or et de l'argent pour la Curie papale. Malheur aux pauvres qui viennent les mains vides, car mieux vaudrait pour eux couler au fond des mers, une pierre au cou.» Les cardinaux répondirent: «Il en sera fait ainsi.» Et le pape ajouta: «Car je vous donne l'exemple afin que vous voliez les vivants et les morts, comme je les ai volés moi-même.»

Tous éclatèrent de rire. Le maître organiste, Otto Marpurg, petit vieillard au sourire enfantin, qui n'avait pas prononcé une parole jusqu'alors, sortit de sa poche des feuillets soigneusement pliés et proposa de lire une satire sur Alexandre VI, qui circulait mystérieusement sous forme de lettre à Paolo Savelli, seigneur exilé de la cour de Rome. En une longue énumération, l'auteur racontait toutes les scélératesses et toutes les abominations qui s'accomplissaient dans la demeure du pape, commençant par la simonie et achevant par le fratricide de César et l'inceste du pape avec Lucrèce, sa fille. La lettre se terminait par un appel à tous les rois et gouvernants d'Europe, leur conseillant de s'unir pour anéantir «ces monstres, ces fauves à forme humaine». «L'Antechrist est venu, car en vérité, jamais la Foi et l'Église de Dieu n'ont eu d'ennemis tels que le pape Alexandre VI et son fils César.»

Une discussion s'éleva pour déterminer si le pape était réellement l'Antechrist. Les opinions étaient différentes. L'organiste Otto Marpurg avoua que depuis longtemps ces idées lui enlevaient tout repos et qu'il supposait que le véritable Antechrist n'était pas le pape lui-même, mais son fils César qui, à la mort du père, s'emparerait du trône de saint Pierre. Fra Martino prouvait, en s'appuyant sur un passage du livre l'Ascension d'Ezéchiel, que l'Antechrist, ayant l'image humaine, en réalité ne serait pas un homme, mais seulement une vision immatérielle, car, d'après saint Cyrille d'Alexandrie «le fils de la perdition, régnant dans les ténèbres et nommé Antechrist, n'est pas autre que Satan lui-même, le grand Serpent, l'ange Veliard, le prince de ce monde».

Thomas Schweinitz secoua la tête:

—Vous vous trompez, fra Martino. Jean Chrysostome dit très nettement: «Quel est celui-ci? N'est-ce pas Satan? Non. Mais un homme qui a pris toute sa puissance, car il porte en lui deux substances, l'une diabolique, l'autre humaine.» Cependant ni le pape, ni César ne peuvent être l'Antechrist: celui-ci doit être fils de vierge...

Et Schweinitz cita un passage du livre d'Hippolyte: De la Fin du monde.

Et les paroles d'Ephraïm Sirina: «Le diable couvrira d'ombre la vierge et le serpent lubrique pénétrera en elle, et elle concevra et elle enfantera.»

Mais qui donc le croira s'écria fra Martino! Je suppose, fra Thomas, qu'il ne trompera même pas les enfants à la mamelle.

Schweinitz secoua de nouveau la tête:

—Beaucoup le croiront, fra Martino, et se laisseront tenter par le masque de la sainteté, car il tuera son corps, observera la pureté, il ne se souillera pas avec les femmes, ne goûtera pas à la viande et sera plein de pitié et de miséricorde, non seulement pour les hommes, mais pour toutes les bêtes, pour tout ce qui vit. Et comme la perdrix des bois, il appellera la couvée étrangère avec une voix trompeuse: «Venez à moi, dira-t-il, vous tous qui peinez et qui souffrez et je vous consolerai.»

—S'il en est ainsi, dit Giovanni, qui donc le reconnaîtra et le démasquera?

Le moine fixa sur lui un regard profond, scrutateur, et répondit:

—Pour l'homme ce sera impossible, Dieu seul le pourra. Les saints même ne le reconnaîtront pas, car leur raison sera troublée et leurs pensées se dédoubleront, si bien qu'ils ne verront point où est la lumière et où sont les ténèbres. Et il régnera parmi les peuples une tristesse et une perplexité comme il n'en aura existé depuis la création du monde. Et les hommes diront aux montagnes: «Tombez et cachez-nous», et ils frémiront d'effroi dans l'attente des catastrophes, car les forces célestes seront ébranlées. Et alors celui qui trônera dans le temple de Dieu Très Haut dira: «Pourquoi vous troublez-vous et que désirez-vous? Les agneaux n'ont donc pas reconnu la voix de leur pasteur? O race infidèle et perfide! Vous voulez un miracle—je vous le donnerai. Voyez, je monte parmi les nuages juger les vivants et les morts.» Et il prendra de grandes ailes de feu, préparées par la ruse démoniaque, et il s'élèvera au ciel parmi les éclairs et le tonnerre, entouré de ses disciples, transfigurés en anges—et il volera...

Giovanni écoutait, pâle, les yeux brillants et fixes, pleins de terreur: il revoyait les larges plis du vêtement de l'Antechrist dans le tableau de Luca Siniorelli et luttant contre le vent, des plis pareils, qui ressemblaient aux ailes d'un monstrueux oiseau, derrière les épaules de Léonard de Vinci, debout au bord du précipice sur la cime déserte de Monte Albano.

A ce moment, derrière la porte, dans la salle commune où s'était glissé le clerc qui n'aimait pas les longues discussions sérieuses, on entendit des cris, un rire de fille, un bruit de sièges renversés et de verres brisés: Hans Plater, un peu gris, s'amusait avec la gentille servante de l'auberge.

Puis, un silence succéda, et tout à coup retentit la vieille chanson:

La belle fille de la taverne

Est une exquise rose,

Ave, Ave, je lui chante

Virgo gloriosa!

Le tavernier est un larron

A tête de renard rusé,

Mais pourtant j'aime mieux sa cave

Que l'Église de Dieu.

Verse-moi une coupe de vin!

Je suis un bon moine,

Je ne crains pas les saints Pères.

A Rome sous le poids de l'or

Les lois restent muettes;

Rome est un nid de brigands,

Le chemin de la géhenne;

Le pape, pilier de l'Église,

Est un pilori!

Eh bien! belle fille, embrasse-moi.

Dum vinum potamus

Et chantons au dieu Bacchus:

Te deum laudamus!

Thomas Schweinitz écouta et son visage gras s'épanouit en un béat sourire. Il leva son verre dans lequel scintillait l'or pâle du vin du Rhin et, d'une voix fluette et chevrotante, il répondit à la vieille chanson des clercs errants, les premiers révoltés contre l'Église romaine:

—Et chantons au dieu Bacchus:

Te deum laudamus!...

II

Léonard s'occupait d'anatomie à l'hôpital de San Spirito, Beltraffio l'aidait.

Comme il remarquait la continuelle tristesse de Giovanni et désirait le distraire, Léonard lui proposa de l'accompagner au palais du pape.

A ce moment, les Espagnols et les Portugais s'étaient adressés à Alexandre VI et sollicitaient son arbitrage pour trancher la question de possession des nouvelles terres découvertes par Christophe Colomb. Le pape devait définitivement bénir le méridien qui divisait le globe terrestre et qu'il avait tracé dix ans auparavant. Léonard était invité avec tous les autres savants dont le pape désirait connaître l'avis.

Giovanni tout d'abord refusa, mais la curiosité l'emporta: il voulut voir celui dont il entendait tant parler.

Le lendemain matin ils se rendirent au Vatican et ayant traversé la grande salle des Prélats, celle où Alexandre VI avait remis la Rose d'Or à son fils César, ils pénétrèrent dans les appartements privés: la salle de réception, dite salle du Christ et de la Vierge, puis dans le cabinet de travail du pape. La voûte et l'hémicycle, les rinceaux entre les arcs étaient décorés de fresques de Pinturicchio, scènes du Nouveau Testament et de la vie des Saints.

A côté, sur la même voûte, l'artiste avait représenté les mystères païens. Le fils de Jupiter—Osiris, dieu du soleil, descendait du ciel pour se fiancer avec la déesse de la terre, Isis, et apprendre aux hommes l'agriculture et l'horticulture. Les hommes le tuent; il ressuscite et sortant de terre, réapparaît sous la forme du taureau blanc Apis.

C'était une chose étrange de contempler, dans les appartements du pape, ce voisinage de tableaux saints et du taureau des Borgia, cette pénétrante joie de vivre qui réconciliait les deux mystères, le fils de Jéhovah et le fils de Jupiter. A côté de sainte Élisabeth embrassant la Vierge Marie en lui disant: «Le fruit de tes entrailles est béni», un petit page dressait un chien à se tenir debout; et, dans les Fiançailles d'Osiris et d'Isis, un gamin chevauchait, nu, un jars sacré; la même joie émanait de tout; dans tous les décors des salles, entre les guirlandes de fleurs, les anges, les faunes dansants, apparaissait le mystérieux Taureau, le fauve pourpre; et il semblait que de lui, comme d'un soleil, découlait l'immense joie de vivre.

—Qu'est-ce? songeait Giovanni. Un sacrilège ou une foi naïve? N'est-ce pas le même attendrissement saint sur le visage d'Élisabeth et sur celui d'Isis, pleurant devant le corps lapidé d'Osiris? N'est-ce-pas le même pieux enthousiasme sur le visage d'Alexandre VI agenouillé devant le Seigneur ressuscitant, et des sacrificateurs égyptiens recevant le dieu du soleil tué par les hommes et ressuscité sous les traits d'Apis?

Et ce dieu devant lequel les hommes courbaient la tête, chantaient des louanges, brûlaient l'encens sur les autels, le taureau héraldique des Borgia, le veau d'or transformé, n'était autre que le premier prélat romain, déifié par les poètes:

Cæsare magna fuit, nunc Roma est maxima: Sextus

Regnat Alexander, ille vir, iste deus.

Rome était grande sous César, aujourd'hui elle est la plus grande: Alexandre Six y règne—le premier était un homme—celui-ci est un dieu.

Et cette insouciante conciliation de Dieu et du Fauve semblait à Giovanni plus terrible que toutes les contradictions.

Examinant les peintures, il écoutait les conversations des seigneurs et des prélats qui attendaient le pape.

—D'où venez-vous, Belltrando? demandait, à l'ambassadeur de Ferrare, le cardinal Arborea.

—De la cathédrale, monsignore.

—Eh bien! comment va Sa Sainteté? Ne s'est-elle pas fatiguée?

—Aucunement. Elle a chanté la messe on ne peut mieux. Grandeur, sainteté, beauté angélique! Il me semblait que je n'étais plus sur cette terre, mais au ciel, parmi les élus de Dieu. Et je n'ai pu retenir mes larmes, et je n'étais pas seul, lorsque le pape a élevé le Saint-Ciboire...

—De quoi donc est mort le cardinal Michiele? demanda le nouvel ambassadeur de France.

—D'avoir bu ou mangé des choses contraires à son estomac, répondit à mi-voix don Juan Lopes, Espagnol de naissance comme la plupart des familiers d'Alexandre VI.

—On assure, murmura Belltrando, que vendredi, le lendemain de la mort de Michiele, Sa Sainteté a refusé de recevoir l'ambassadeur d'Espagne qu'il attendait avec une vive impatience, donnant pour prétexte la peine que lui avait causé la mort du cardinal.

Les assistants échangèrent un rapide coup d'œil.

Dans cette conversation se cachait un sens secret: ainsi, la peine causée au pape par la mort du cardinal Michiele signifiait qu'il n'avait pu recevoir l'ambassadeur, étant trop occupé durant toute la journée à compter l'argent du défunt; la nourriture contraire à l'estomac de Son Excellence, n'était autre que le célèbre poison des Borgia, poudre blanche et sucrée, qui tuait lentement et à terme fixé d'avance, ou encore une décoction de cantharides finement pilées. Le pape avait inventé ce rapide et facile moyen de se procurer de l'argent. Il suivait avec attention les revenus des cardinaux et, en cas d'urgence, il se débarrassait du premier qui lui paraissait suffisamment enrichi et se déclarait son héritier. On disait qu'il les engraissait comme des porcs destinés à l'abattoir. L'Allemand Johann Burghardt, le maître de cérémonies, marquait constamment sur son cahier de notes, parmi les descriptions des services pompeux, la mort subite de l'un ou de l'autre prélat avec un laconisme imperturbable:

«Il a bu la coupe. Biberat calicem.»

—Est-il vrai, monsignori, demanda le chambellan Pedro Caranja, est-il vrai que le cardinal Monreale soit malade depuis cette nuit?

—Vraiment? s'écria Arborea terrifié. Qu'a-t-il?

—On ne sait exactement. Des vomissements...

—Oh! Seigneur, Seigneur! soupira Arborea en comptant sur les doigts: Orsini, Ferrari, Michiele, Monreale...

—L'atmosphère ou les eaux du Tibre sont peut-être néfastes aux santés de Vos Excellences? insinua malignement Belltrando.

—L'un après l'autre! l'un après l'autre! murmurait Arborea en pâlissant. Aujourd'hui vivant, et demain...

Un silence plana.

Une foule de seigneurs, de chevaliers, de gardes du corps sous le commandement du neveu du pape, Radriguès Borgia, des membres de la Curie, des chambellans, envahit la salle.

Un murmure respectueux s'éleva:

—Le Saint-Père! Le Saint-Père!

La foule s'agita, s'écarta, les portes s'ouvrirent et le pape Alexandre VI Borgia entra.

III

Il avait été fort beau dans sa jeunesse. On assurait qu'il lui suffisait de regarder une femme pour lui inspirer la plus folle passion, comme si dans ses yeux se trouvait concentrée une force qui attirait vers lui les femmes, comme l'aimant attire le fer. Jusqu'à présent ses traits, quoique envahis par la graisse, avaient gardé la pureté des lignes. Il avait le teint bronzé, le crâne chauve avec quelques touffes de cheveux gris, un grand nez aquilin, un menton rentré, des petits yeux pleins d'extraordinaire vivacité, des lèvres charnues, avançant avec une expression voluptueuse, rusée et, en même temps, presque naïve.

En vain, Giovanni cherchait dans l'aspect de cet homme quelque chose de terrible ou de cruel. Alexandre Borgia possédait au plus haut point la bienséance mondaine et l'élégance de race. Tout ce qu'il disait ou faisait semblait précisément être ce qu'il fallait dire ou faire. «Le pape a soixante-dix ans, écrivait un ambassadeur, mais il rajeunit chaque jour; les plus lourds soucis ne lui pèsent pas plus de vingt-quatre heures; il a une nature gaie; tout ce qu'il entreprend sert ses intérêts, il est vrai qu'il ne songe à rien qu'à la gloire et au bonheur de ses enfants.» Les Borgia descendaient des Maures de Castille, et réellement, à en juger d'après le teint bronzé, les lèvres épaisses et le regard de feu d'Alexandre VI, du sang africain coulait dans ses veines.

«On ne peut mieux se figurer, pensait Giovanni, une plus belle auréole pour lui que ces fresques de Pinturicchio, représentant la gloire de l'antique Apis égyptien, le Taureau né du soleil.»

Le vieux Borgia en effet, en dépit de ses soixante-dix ans, plein de santé et de force, semblait le descendant de son fauve héraldique, le Taureau pourpre, dieu du soleil, de la gaieté, de la volupté et de la fécondité.

Alexandre VI entra dans la salle, en causant avec l'Israélite maître orfèvre, Salomone da Sesso, celui-là même qui avait ciselé le triomphe de Jules César sur le glaive du duc de Valentino. Il avait gagné les faveurs de Sa Sainteté en gravant, sur une grande émeraude plate, la Vénus Callipyge: elle plut tellement au pape que celui-ci ordonna de monter la pierre dans la croix avec laquelle il bénissait le peuple pendant les messes solennelles de Saint-Pierre; et de cette façon il put, en baisant le crucifix, embrasser en même temps la superbe déesse.

Il n'était pourtant pas impie. Non seulement il remplissait toutes les cérémonies extérieures du culte, mais au fond de son cœur il était dévot. Il adorait particulièrement la Vierge et la considérait comme sa défenderesse auprès de Dieu.

La lampe qu'il commandait en cet instant à Salomone était un don promis à Santa Maria del Popolo, en reconnaissance de la guérison de madonna Lucrezia. Assis près d'une croisée, le pape examinait des pierres précieuses. Il les aimait à la passion. De ses doigts longs et fins il les touchait doucement, les remuait, en avançant ses lèvres voluptueuses.

Une grande chrysolithe, plus sombre que l'émeraude, avec des étincelles d'or et de pourpre, lui plut particulièrement. Il ordonna qu'on lui apportât, de son trésor particulier, sa cassette de perles fines.

Chaque fois qu'il l'ouvrait, il songeait à sa bien-aimée fille Lucrezia si semblable à la pâle nacre. Cherchant des yeux, parmi les seigneurs, l'ambassadeur du duc de Ferrare, Alfonso d'Este, son gendre, le pape l'appela auprès de lui.

—Souviens-toi, Belltrando, n'oublie pas les friandises pour madonna Lucrezia. Tu ne dois pas rentrer auprès d'elle de chez son oncle, les mains vides...

Il se nommait «oncle» parce que dans les papiers d'État, madonna Lucrezia était notée comme sa nièce: le premier prélat de l'Église ne pouvant avoir d'enfants légitimes.

Il fouilla dans sa cassette, en retira une perle de la grosseur d'une noisette, rose et allongée, d'une valeur inestimable, la leva vers le jour et se pâma en admiration: il l'imaginait ornant le grand décolleté de la robe noire de madonna Lucrezia et il hésita, ne sachant à qui la donner: à la duchesse de Ferrare ou à la Vierge Marie? Mais, songeant de suite que ce serait un péché d'enlever à la Vierge un don promis, il tendit la perle à Salomone et lui ordonna de l'incruster dans la lampe entre la chrysolithe et l'escarboucle, cadeau du sultan.

—Belltrando, s'adressa-t-il de nouveau à l'ambassadeur, quand tu verras la duchesse, dis-lui de ma part que je lui souhaite de bien se porter et prie pieusement la Vierge. Nous, par la sainte grâce de notre très haute Défenderesse, comme tu le vois, nous trouvons en parfaite santé et lui adressons notre apostolique bénédiction. Pour les friandises, je te les enverrai directement chez toi ce soir.

L'ambassadeur d'Espagne s'approchant de la cassette, s'écria avec admiration:

—Jamais je n'ai vu tant de perles! Il y en a là au moins sept boisseaux?

—Huit et demi! rectifia le pape fièrement. On peut s'en enorgueillir, les perles sont de bel orient et de premier choix. Voilà vingt ans que je les collectionne. J'ai une fille qui adore les perles...

Et, clignant l'œil gauche, il eut un rire sourd et étrange.

—Elle sait, la maligne, ce qui lui sied. Je veux, ajouta-t-il solennellement, qu'après ma mort, ma Lucrezia ait les plus belles perles de l'Italie!

Et plongeant les deux mains dans le coffret, il remua les perles, admirant les cascades crémeuses des grains précieux.

—Tout, tout pour elle, pour notre fille bien-aimée! répétait-il presque balbutiant.

Et tout à coup dans ses yeux s'alluma une lueur qui glaça d'effroi le cœur de Giovanni, lui rappelant les monstrueuses orgies du vieux Borgia avec sa propre fille.

IV

On annonça César à Sa Sainteté.

Le pape l'avait fait mander pour affaire importante: le roi de France exprimait par l'entremise de son ambassadeur auprès du Vatican, son mécontentement des projets hostiles du duc de Valentino contre la République florentine placée sous le protectorat de la France, et accusait Alexandre VI de soutenir son fils.

Lorsqu'on lui eut annoncé l'arrivée de César, le pape jeta un regard furtif sur l'ambassadeur français, s'approcha de lui, le prit sous le bras, murmurant de vagues paroles à son oreille et, comme par hasard, l'amena ainsi auprès de la porte de la salle où l'attendait César; puis, il entra, laissant, toujours comme par hasard, cette porte entr'ouverte de façon que ceux qui se trouvaient auprès, l'ambassadeur de France particulièrement, pussent entendre la conversation.

Bientôt retentirent de violents jurons du pape.

César commença à répliquer avec calme et respect, mais le vieillard frappa des pieds et cria, furieux:

—Va-t'en, loin de mes yeux! Que tu crèves, fils de chien, fils de courtisane...

—Ah! mon Dieu! Vous entendez? murmura l'ambassadeur de France à son voisin, à «l'oratore» vénitien Antonio Giustiniani. Ils vont se battre, il le tuera!

Giustiniani haussa simplement les épaules. Il savait que ce serait plutôt le fils qui tuerait le père, que le père le fils. Depuis le meurtre du frère de César, le duc de Gandie, le pape tremblait devant César qu'il aimait encore davantage maintenant, d'une tendresse doublée d'orgueil et de terreur. Tout le monde se souvenait du jeune camérier Perotto qui, s'étant caché sous les vêtements du pape, pour échapper à la colère du duc, fut tué par César sur la poitrine même d'Alexandre VI.

Giustiniani se doutait également que la dispute présente n'était qu'une tromperie, que le père aussi bien que le fils cherchaient à égarer l'ambassadeur français en lui prouvant que, même si le duc avait de secrets projets contre la République florentine, le pape n'y participait pas. Giustiniani disait qu'ils s'entr'aidaient toujours: le père ne faisant jamais ce qu'il disait, le fils ne disant jamais ce qu'il faisait.

Après avoir menacé le duc qui sortait, de sa malédiction paternelle et de l'excommunication, le pape revint dans la salle d'audience, tremblant de rage, haletant, ruisselant de sueur. Seulement, tout au fond de ses yeux brillait une étincelle de fine et gaie astuce.

S'approchant de l'ambassadeur de France, de nouveau il le prit à part dans une embrasure de porte donnant sur la cour du Belvédère.

—Votre Sainteté, commença à s'excuser le galant Français, je ne voudrais pas être la cause d'une colère...

—Vous avez donc entendu? s'étonna naïvement le pape.

Et sans lui laisser le temps de réfléchir, d'un geste amical il lui prit le menton entre deux doigts—signe de particulière faveur—et commença à protester impétueusement de son dévouement au roi, de la pureté des intentions du duc.

L'ambassadeur écoutait ahuri, étourdi et bien qu'il eût presque des preuves irréfutables d'une trahison, il était prêt plutôt à ne plus y croire, s'il en jugeait d'après l'expression des yeux, du visage et de la voix du pape.

Le vieux Borgia mentait naturellement et d'inspiration. Jamais un mensonge n'était combiné à l'avance, il se formait sur ses lèvres aussi innocemment et inconsciemment qu'un mensonge d'amour sur des lèvres de femme. Toute sa vie il avait entretenu et développé cette faculté et enfin avait atteint un tel degré de perfection que, bien que tout le monde sût qu'il mentait,—que d'après l'expression de Machiavel: «moins le pape a le désir d'exécuter quelque chose, plus il multiplie ses serments»—tout le monde le croyait, car le secret de la puissance de ce mensonge résidait en ce que lui-même y ajoutait foi et, comme un artiste, se laissait entraîner par son imagination.

V

Le cubiculaire secret s'approcha du pape et lui murmura quelques mots à l'oreille. Borgia, le visage préoccupé, passa dans la pièce voisine, puis par une porte cachée par d'épaisses tentures, dans un couloir étroit éclairé par une lanterne et où l'attendait le cuisinier du cardinal Monreale. Alexandre VI avait appris que la quantité de poison n'était pas suffisante et que le malade revenait à la santé.

Interrogeant minutieusement le cuisinier, le pape acquit la certitude qu'en dépit du mieux constaté, Monreale mourrait dans deux ou trois mois. C'était encore plus avantageux puisque cela éloignait les soupçons.

—Cela ne fait rien, songea-t-il, je regrette le vieux. Il était gai, aimable et bon catholique.

Le pape eut un soupir contrit, baissa la tête et avança ses lèvres épaisses. Il ne mentait pas: réellement il plaignait le cardinal et s'il avait pu s'emparer de son argent sans attenter à sa vie, il eût été heureux.

Revenant dans la salle de réception, il vit, dans la salle des Arts Libres, le couvert mis et sentit la faim.

La séance du méridien fut remise à l'après-midi. Sa Sainteté invita ses hôtes à déjeuner.

La table était ornée de lis blancs dans des urnes de cristal: le pape ayant une préférence marquée pour la fleur de l'Annonciation, parce que sa pureté lui rappelait madonna Lucrezia.

Les plats n'étaient pas nombreux: Alexandre VI était sobre de nourriture et de boisson.

Se tenant dans la foule des camériers, Giovanni écoutait leurs propos.

Don Juan Lopes amena la conversation sur la dispute de Sa Sainteté avec César et, comme s'il ne soupçonnait pas qu'elle était feinte, commença à défendre le duc avec ardeur.

Chacun le suivit, chantant les louanges de César.

—Ah! non, non, ne dites pas cela! murmura le pape avec une grondeuse tendresse. Vous ne savez pas, mes amis, ce qu'est cet homme. Chaque jour j'attends de lui un affront. Rappelez-vous ce que je vous dis, il nous mènera tous au malheur et se cassera lui-même le cou.

Ses yeux eurent un éclair d'orgueil.

—Et de qui tient-il? Vous me connaissez, je suis un homme simple, incapable de ruse. Tout ce que mon cerveau pense, ma langue le dit. Tandis que César se tait et se cache toujours. Croyez-moi, messieurs, parfois je crie après lui, je m'emporte, je l'injurie et j'ai peur, oui, oui, j'ai peur de mon fils, parce qu'il est poli, trop poli et quand subitement il vous regarde, on sent le poignard dans le cœur...

Les invités accentuèrent davantage encore leurs louanges.

—Oui, je sais, je sais, dit le pape avec un sourire malin, vous l'aimez comme un proche et ne le laisserez pas injurier.

L'atmosphère de la salle devenait étouffante. Le pape sentait la tête lui tourner, non tant de boisson que de l'avenir glorieux qu'il rêvait pour son fils.

On sortit sur le balcon, la ringeria donnant sur la cour du Belvédère où les écuyers du pape faisaient saillir de belles juments par d'ardents poulains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Entouré de ses cardinaux et de ses chambellans, longtemps Alexandre VI se réjouit à ce spectacle. Mais peu à peu son visage se rembrunit: il songeait à madonna Lucrezia. L'image de sa fille se dressait vivante devant ses yeux. Il la revoyait blonde, aux yeux bleus, les lèvres un peu fortes, toute fraîche et belle comme une perle, infiniment soumise et calme, ne connaissant pas le mal dans le mal, dans la plus forte horreur du péché restant chaste et impassible. Il se souvint également avec indignation et haine de son mari, le duc de Ferrare, Alfonso d'Este. Pourquoi l'avait-il donnée, pourquoi avait-il consenti à cette union?

Soupirant péniblement, la tête penchée comme s'il avait senti subitement le poids de sa vieillesse, il rentra dans la salle.

VI

Les sphères, les cartes, les compas étaient déjà préparés pour la démarcation du grand méridien qui devait passer à trois cent soixante-dix milles portugais au sud des îles Açores et du Cap-Vert. Cet endroit avait été spécialement choisi parce que Colomb avait affirmé que là se trouvait «le nombril de la terre», une excroissance en forme de poire pareille à un mamelon de femme, une montagne atteignant la sphère lunaire et dont il avait constaté la présence par la déclinaison de l'aiguille aimantée, lors de son premier voyage.

Le pape récita une prière, bénit la sphère terrestre avec cette même croix dans laquelle était incrustée l'émeraude à la Vénus Callipyge, et, trempant un fin pinceau dans de l'encre rouge, traça sur l'Océan Atlantique, du pôle Nord au pôle Sud, la grande ligne pacificatrice. Toutes les îles et toutes les terres découvertes et à découvrir à l'est de cette ligne appartenaient à l'Espagne; à l'ouest, au Portugal. Ainsi, d'un seul geste de sa main, il avait divisé le globe de la terre, comme une pomme.

A ce moment, Alexandre VI parut à Giovanni solennel et magnifique, plein de la conscience de sa puissance, ressemblant au César-Pape prédit par lui, unificateur des deux mondes—terrestre et céleste.

Ce même jour, le soir, dans ses appartements du Vatican, César Borgia offrait à Sa Sainteté et aux cardinaux, un festin auquel étaient conviées cinquante des plus belles «nobles courtisanes» romaines, meretrices honestæ nuncupatæ.

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Ainsi fut fêtée au Vatican cette journée mémorable pour l'Église romaine, illustrée par deux grands événements: la division du globe terrestre et l'institution de la censure ecclésiastique.

Léonard assista à ce souper et rien n'échappa à son regard. Rentré chez lui, il écrivit dans son journal:

«Sénèque dit avec raison que tout homme porte en soi, un dieu et un animal, liés ensemble.»

Et plus loin, à côté d'un dessin anatomique:

«Il me semble que les gens à âme basse, à passions méprisables, ne sont pas dignes d'une aussi belle structure du corps que les gens de grande raison et de profonde observation: il suffirait aux premiers d'un sac avec deux ouvertures, l'une pour recevoir, l'autre pour rejeter la nourriture, car en vérité, ils ne sont pas autre chose que les couloirs de la nourriture, les remplisseurs de fosses à ordures. Ils ne ressemblent aux hommes que par le visage et la voix—pour le reste, ils sont au-dessous des brutes.»

Le matin, Giovanni trouva son maître à l'atelier, travaillant à son tableau de saint Jérôme.

Dans la caverne, l'anachorète à genoux, les yeux fixés sur le crucifix, se frappait, à l'aide d'une pierre, la poitrine avec une telle force, que le lion apprivoisé couché à ses pieds le contemplait, la gueule ouverte, comme s'il plaignait l'homme en un long rugissement. Beltraffio se souvint d'un autre tableau de Léonard, la Léda au Cygne si voluptueuse jusque dans les flammes du bûcher de Savonarole. Et de nouveau pour la millième fois, Giovanni se demanda: lequel de ces deux infinis était le plus proche du cœur du maître ou bien tous les deux également?

VII

L'été vint. Dans la ville régnait la fièvre putride des Marais Pontins—«la malaria». Pas un jour ne se passait sans que mourût un des familiers du pape.

Au début d'août, Alexandre VI parut inquiet et triste. Ce n'était pas la crainte de la mort qui le rendait ainsi, mais un ennui ancien qui le rongeait, l'ennui de madonna Lucrezia. Déjà auparavant, il éprouvait des accès semblables de désirs violents, aveugles et sourds, touchant à la folie et dont il avait peur lui-même: il lui semblait que s'il ne les satisfaisait pas sur-le-champ, ils l'étoufferaient.

Il écrivit à Lucrezia, la suppliant de venir, ne fût-ce que pour quelques jours, espérant ensuite la retenir de force. Elle répondit que son mari s'y opposait. Le vieux Borgia n'aurait reculé devant aucune scélératesse pour anéantir ce détesté gendre, comme il l'avait déjà fait pour les autres époux de Lucrezia. Mais on ne pouvait impunément plaisanter avec le duc de Ferrare: il possédait la meilleure artillerie d'Italie.

Le 5 août, le pape se rendit à la villa du cardinal Adrieni. Au souper, en dépit des avertissements des médecins, il mangea ses plats favoris, très épicés, but du lourd vin de Sicile et longuement se promena à la fraîcheur traîtresse des soirs romains.

Le lendemain matin il se sentit indisposé. Plus tard, on raconta que s'étant approché de la croisée ouverte, il avait vu à la fois deux enterrements: celui d'un de ses camériers et celui de messer Guillielmo Raymondo. Les deux morts étaient de forte corpulence.

—Les temps sont dangereux pour nous autres obèses, aurait murmuré le pape.

Et au même instant une tourterelle entra par la fenêtre, se buta contre le mur et tomba étourdie aux pieds de Sa Sainteté.

—Mauvais augure! Mauvais augure! murmura Alexandre pâlissant.

Et tout de suite s'éloignant, il se coucha.

La nuit il fut pris de vomissements.

Les médecins étaient d'avis différents: les uns parlaient de fièvre tertiaire, les autres d'épanchement de bile, les troisièmes de congestion. Dans la ville on disait ouvertement que le pape avait été empoisonné.

D'heure en heure, le pape perdait des forces. Le 16 août, on décida en dernier ressort d'essayer le remède de pierres précieuses pilées. Le malade s'en trouva plus mal. Une nuit, sortant de son assoupissement, il fouilla sous la chemise sur sa poitrine. Depuis de longues années, Alexandre VI portait sur soi un médaillon d'or contenant des parcelles du sang et du corps du Christ. Les astrologues lui avaient prédit qu'il ne mourrait pas tant qu'il porterait ce médaillon. L'avait-il perdu lui-même ou quelqu'un de ses familiers, désirant sa mort, le lui avait-il volé? On ne le sut jamais.

Apprenant qu'on ne retrouvait pas cette précieuse relique, il ferma les yeux avec résignation et dit:

—C'est fini. Cela veut dire que je mourrai.

Le 17 août, sentant sa faiblesse augmenter encore, il ordonna qu'on le laissât seul avec son médecin favori, l'évêque de Vanosa, et lui rappela le remède imaginé par un israélite, médecin d'Innocent VIII—la transfusion du sang de trois enfants, dans les veines du pape moribond.

—Votre Sainteté, répondit l'évêque, sait quel a été le résultat de l'expérience?

—Oui... oui... Mais elle n'a pas réussi peut-être parce que les enfants avaient de sept à huit ans, tandis qu'il faut des enfants à la mamelle...

L'évêque ne répondit pas. Le regard du malade s'éteignait. Il délirait déjà:

—Oui, oui... les plus petits... très blancs... Leur sang est pur et rouge... J'aime les enfants. Ne les tourmentez pas. Sinite parvulos ad me venire. Ne défendez pas aux petits de venir à moi...

L'imperturbable évêque de Vanosa frissonna en entendant ce délire s'échapper des lèvres du représentant du Christ. D'un mouvement uniforme, éperdu, comme un noyé qui se débat, le pape tâtonnait, fouillait, espérant retrouver sur sa poitrine le précieux médaillon. Durant sa maladie, pas une fois il ne parla de ses enfants. Apprenant que César était mourant aussi, il resta indifférent. Lorsqu'on lui demanda s'il désirait exprimer ses dernières volontés à son fils ou à sa fille, il se détourna sans répondre, comme si pour lui déjà n'existaient plus ceux que toute sa vie il avait aimés d'un amour exclusif.

Le vendredi 18 août, il se confessa à l'évêque de Carinola, Piero Gamboa, et communia.

A la tombée du jour on lui lut la prière des agonisants. A plusieurs reprises le moribond voulut dire quelque chose, fit un geste de la main. Le cardinal Illerda se pencha au-dessus de lui et devina plus qu'il n'entendit:

—Plus vite... Plus vite... Une prière à ma Défenderesse!

Bien que ce ne fût pas selon les rites de l'Église de dire cette prière près d'un agonisant, Illerda exécuta la dernière volonté de son ami et récita le Stabat Mater dolorosa.

Un inexprimable sentiment brilla dans les yeux d'Alexandre VI. On eût dit qu'il voyait devant soi sa protectrice. En un dernier effort il tendit les bras, se redressa en murmurant:

—Ne m'abandonne pas, ô Très Sainte Vierge!

Puis il retomba sur ses oreillers. Il était mort.

VIII

Cependant, César aussi se trouvait en danger. Son médecin, l'évêque Gaspare Torella, l'avait soumis à un traitement extraordinaire: ayant fait éventrer un mulet, il avait plongé le malade grelottant de fièvre dans le sang et les entrailles encore chaudes. Puis dans de l'eau glacée. Non tant par les soins que par une incroyable énergie, César put vaincre le mal. Durant ces terribles journées, il conserva tout son calme et sa présence d'esprit, suivant le cours des événements, écoutant les rapports, dictant des lettres, donnant des ordres. Quand lui parvint la nouvelle de la mort du pape, il se fit transporter, par un chemin secret, de ses appartements du Vatican au fort Saint-Ange.

Dans la ville circulaient les plus étranges légendes sur la mort d'Alexandre VI. L'ambassadeur vénitien Marino Sanuto écrivait que le pape avait vu, avant de mourir, un singe qui le taquinait et sautait dans la chambre, et que lorsqu'un des cardinaux avait voulu se saisir de la bête, le moribond aurait crié effrayé: «Laisse-le, laisse-le, c'est le diable! Lasolo, lasolo, chè il diavolo». D'autres rapportaient qu'il aurait répété à plusieurs reprises: «Je viens, je viens, mais attends encore un peu,» et ils expliquaient ces paroles en disant qu'au conclave chargé de nommer le successeur d'Innocent VIII, Rodrigo Borgia, le futur Alexandre VI, aurait conclu un pacte avec le diable, et vendu son âme pour vingt ans de toute-puissance. On assurait également qu'au moment de la mort du pape, à la tête de son lit apparurent sept démons, et dès qu'il fut mort, son corps commença à se décomposer, à bouillir, rejetant de l'écume par la bouche comme une marmite sur le feu, et que perdant l'aspect humain, le visage était devenu noir comme du charbon.

D'après la coutume, durant neuf jours le corps du pape devait rester exposé dans la cathédrale de Saint-Pierre. Mais telle était la terreur inspirée par la dépouille d'Alexandre VI, qu'on ne put même décider un seul prêtre à réciter les prières. Longtemps on ne put trouver d'ensevelisseurs, et l'on dut s'adresser à six chenapans prêts à tout pour un verre de vin. Le cercueil ayant été commandé trop court, on enleva la tiare et on tassa tant bien que mal le cadavre, recouvert d'un vieux tapis. On affirmait même que, sans lui accorder l'honneur d'une bière, on l'avait traîné par les jambes à l'aide d'une corde jusqu'à la fosse, comme on avait coutume de le faire pour les pestiférés.

Mais même après qu'il eut été enterré, une peur superstitieuse s'emparait du peuple. Il semblait que dans l'atmosphère même de Rome, déjà imbue des microbes de la malaria, se mêlait un souffle de putréfaction. Dans la cathédrale de Saint-Pierre, régulièrement apparut à la messe un chien noir qui courait en décrivant des cercles. Les habitants du Borgo n'osaient plus sortir de leurs maisons dès la tombée du crépuscule. En général, le bruit circulait qu'Alexandre VI n'était pas mort de vraie mort, qu'il allait ressusciter, remonter sur le trône, et qu'alors commencerait le règne de l'Antechrist.

Tout cela, Giovanni l'apprenait en détail dans la taverne de Jan le Boiteux, le thèque hussite de l'impasse Sinibaldi.

IX

Pendant que se déroulaient ces événements, Léonard, loin de tous, travaillait insoucieusement au tableau que lui avaient commandé les moines de Santa Maria del Annunciata, à Florence, et qu'il exécutait avec sa lenteur habituelle. Ce tableau représentait Sainte Anne et la Vierge Marie. Sainte Anne ressemblait à une jeune sibylle. Le sourire de ses yeux baissés, de ses lèvres fines et sinueuses, insaisissablement fuyant, plein de mystère et de tentation comme une onde profonde et transparente, rappelait à Giovanni le sourire de Léonard. A côté, le pur visage de Marie respirait la naïveté de la colombe. Marie était l'amour parfait, Anne la parfaite science. Marie sait parce qu'elle aime, Anne aime parce qu'elle sait. Et il semblait à Giovanni qu'en regardant ce tableau, il comprenait pour la première fois les paroles du maître: «le parfait amour est fils de la science parfaite.»

En même temps Léonard exécutait les dessins de diverses machines, grues gigantesques, pompes élévatoires, scies pour les marbres les plus durs, métiers de tissage, fours pour poteries.

Et Giovanni s'étonnait de voir le maître unir des travaux si différents. Ce n'était point là une rencontre fortuite.

«J'affirme, écrivait Léonard dans la préface de son livre sur la Mécanique, que la Force est inspirée par l'âme, et invisible; inspirée par l'âme parce que sa vie est immatérielle, invisible parce que le corps dans lequel naît la force, ne change ni de poids ni d'aspect.»

La destinée de Léonard se décidait en même temps que celle de César.

En dépit de son calme et de sa bravoure qu'il conservait énergiquement, le duc sentait la chance le fuir.

Apprenant et la maladie et la mort du pape, ses ennemis s'unirent pour s'emparer des terres de la Campagne de Rome.

Prospero Colonna était aux portes de la ville; Vitelli s'avançait sur Citta di Castello; Jean Paolo Ballioni sur Peruggio; Urbino se révoltait; Camerino, Calli, Piombino reprenaient leur indépendance; le conclave, réuni pour l'élection du nouveau pape, exigeait le départ du duc de Rome. Tout changeait, tout le trahissait.

Ceux qui jadis tremblaient devant lui, maintenant le raillaient, acclamaient sa chute, donnaient des coups de pieds d'âne au lion agonisant. Les poètes composaient des épigrammes:

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