Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux
Dans le tendre nez s'encrête
Et le mouchoir de linon blanc,
De rosée pourpre se mouchète.
Les dames applaudirent.
—Charmant, charmant, étonnant! Quelle rapidité! Quelle facilité! Oh! Bellincioni n'a qu'à se bien tenir, lui qui sue des journées entières sur un sonnet.
—Messer Unico, désirez-vous du vin du Rhin? demandait une de ses adoratrices.
—Messer Unico, voici des pastilles à la menthe, offrait une autre.
On l'asseyait dans un fauteuil; on l'éventait.
Il se pâmait, clignait des yeux, comme un chat repu au soleil. Puis, il récita un autre sonnet en l'honneur de la duchesse, dans lequel il disait que la neige, honteuse de la blancheur de sa peau, avait imaginé une perfide vengeance et s'était transformée en glace. Voilà pourquoi, lorsqu'elle était sortie se promener dans la cour du palais, la duchesse avait fait une chute.
Il lut aussi des vers dédiés à une belle à laquelle il manquait une dent, une ruse de l'amour qui, habitant sa bouche, profitait de cette meurtrière pour décocher ses traits.
—Un génie! glapit une dame. Le nom d'Unico, dans la postérité, figurera à côté de celui du Dante.
—Plus haut que le Dante! renchérit une autre. Trouvez-vous, chez le Dante, ces finesses amoureuses de notre Unico?
—Madonna, répliqua humblement le poète, vous exagérez. Le Dante a aussi ses qualités. Mais à chacun les siennes. En ce qui me concerne, pour vos applaudissements, je donnerais la gloire du Dante.
—Unico! Unico! soupiraient les admiratrices épuisées d'enthousiasme.
Lorsque Serafino commença un nouveau sonnet dans lequel il racontait comment, le feu s'étant déclaré dans la maison de sa bien-aimée, on ne parvint pas à l'éteindre, parce que chacun devait songer à arroser d'eau son cœur allumé par les regards de la belle, Béatrice, n'y tint plus et sortit.
Elle revint vers les grandes salles, commanda à son page Ricciardetto, qui lui était tout dévoué et, lui semblait-il, amoureux d'elle, de monter à sa chambre et de l'y attendre avec une torche. Elle se dirigea alors vers une galerie éloignée où les gardes dormaient appuyés sur leurs lances, ouvrit une porte de fer et monta un escalier tournant et sombre, conduisant à la salle voûtée qui servait de chambre à coucher au duc et sise dans la tour nord.
Béatrice s'approcha, une lumière à la main, de la cachette pratiquée dans le mur où le duc gardait les papiers importants et les lettres secrètes, introduisit la clef dans la serrure, mais sentit que cette dernière était brisée, ouvrit la porte et vit les planches nues; Ludovic s'étant un jour aperçu de la disparition de la clef, avait mis en sûreté ses papiers.
Elle s'arrêta, saisie et indécise.
Derrière les croisées les flocons de neige volaient comme des fantômes blancs. Le vent, tantôt sifflait, tantôt hurlait, tantôt pleurait.
Les regards de la duchesse tombèrent sur la fermeture de fonte de l'Oreille de Denys. Elle s'approcha de l'ouverture, souleva le lourd couvercle et écouta. Des flots de sons parvinrent jusqu'à elle, pareils aux murmures des vagues dans les coquillages. Tout à coup, il lui sembla que, non pas en bas, mais tout près d'elle, quelqu'un avait murmuré:
—Bellincioni... Bellincioni...
Elle poussa un cri et pâlit.
—Bellincioni! Comment n'y avait-elle pas songé à lui Oui, oui, certainement! Voilà de qui elle saurait tout... Chez lui, inaperçue... pour qu'on ne la cherche pas... Ah! tant pis! Je veux savoir, je ne puis plus supporter ce mensonge!
Elle se souvint que, sous prétexte de maladie, Bellincioni n'était pas venu au bal, elle calcula qu'il devait être seul chez lui à cette heure et appela le page Ricciardetto qui se tenait à la porte.
—Ordonne à deux porteurs de m'attendre avec un palanquin dans le parc, près de la porte secrète du palais. Seulement, si tu veux me plaire, que personne n'en sache rien? tu entends?... personne!
Elle lui donna sa main à baiser. L'adolescent courut exécuter les ordres.
Béatrice revint dans la chambre, jeta sur ses épaules un manteau de martre, assujettit sur son visage un masque de soie noire et quelques minutes après se trouva dans son palanquin qui prenait la direction de la porte Ticcini où habitait Bellincioni.
VII
Le poète appelait sa vieille maison, à moitié en ruines, une «niche à grenouilles». Il recevait de nombreux cadeaux, mais menait une vie de désordres, buvait ou jouait tout ce qu'il possédait et c'est pourquoi la pauvreté, selon l'expression de Bellincioni lui-même, le poursuivait «comme une épouse fidèle et détestée».
Couché sur son lit à trois pieds, avec une bûche en guise de quatrième, sur un matelas crevé, mince comme une crêpe, il achevait de boire un troisième broc de vin aigre, tout en composant une épitaphe pour le chien favori de madonna Cecilia.
Le poète tout en observant les derniers charbons s'éteindre dans son poêle, essayait vainement de se réchauffer en entortillant ses jambes maigres dans le manteau doublé d'écureuil, rongé par les mites, qui lui servait de couverture. Il écoutait les hurlements du vent et songeait au froid de la nuit.
Au bal de la cour, l'on devait représenter une allégorie composée par lui en l'honneur de la duchesse: Le Paradis. S'il avait refusé de s'y rendre, ce n'était pas qu'il fût malade, bien que souffrant depuis longtemps et si amaigri que, selon lui, «on pouvait en regardant son corps étudier l'anatomie de tous les muscles, de toutes les veines et de tous les os». Même à son dernier souffle, il se serait traîné jusqu'au palais. La véritable cause de son absence était la jalousie: il aimait mieux geler dans sa mansarde plutôt que d'assister au triomphe de son rival, ce fripon et intrigant d'Unico qui, par des vers stupides, avait su faire tourner la tête de toutes les grandes dames.
Rien que de penser à Unico, toute la bile remontait au cœur de Bellincioni. Il serrait ses poings et sautait à bas de son lit. Mais il faisait si froid dans sa chambre que tout de suite, raisonnablement, il se recouchait, tremblant, toussant, et s'enveloppait dans la vieille fourrure.
«Les misérables! jurait-il. Quatre sonnets sur le chantier avec des rythmes merveilleux et en échange pas un fagot! L'encre est capable de geler, je ne pourrai plus écrire. Si j'enlevais la rampe de l'escalier? Les gens convenables ne viennent pas chez moi et, si un usurier se casse la tête, le mal ne sera pas grand.
Ses regards se fixèrent sur la grosse bûche qui servait de quatrième pied à son grabat. Il hésita une minute, se demandant s'il était préférable de grelotter toute la nuit ou de dormir sur un lit branlant.
Le vent siffla dans une fente de fenêtre, pleura, ricana, comme une sorcière dans l'âtre. En une décision désespérée, Bernardo se leva, prit la bûche, la fendit et commença à en jeter les morceaux dans la cheminée. La flamme s'éleva, éclairant la triste demeure. Accroupi sur les talons. Bellincioni tendit ses mains bleuies vers le feu, dernier ami des poètes solitaires.
«Chienne d'existence! pensait-il. En quoi suis-je moins bien que les autres?
»N'est-ce pas de mon aïeul, lorsque la maison des Sforza n'existait pas encore, que le Dante a dit:
Bellincion Berti vid'io andar einto
Di cuojo e d'osso...
«Quand je suis arrivé à Milan les pique-assiettes de la cour ne savaient pas distinguer un strambotto d'un sonnet. N'est-ce pas moi qui leur ai appris les beautés de la nouvelle poésie? N'est-ce pas ma main qui a fait couler la source d'Hippocrène au point de la transformer en une mer qui menace de tout inonder? Et voilà ma récompense! Je crèverai comme un chien sur la paille. Personne ne reconnaît le poète malheureux, comme si son visage se cachait sous un masque ou était défiguré par la petite vérole.»
Avec un sourire amer, il inclina sa tête chauve. Grand, maigre, assis sur les talons devant le feu, avec son long nez rouge, il ressemblait à un oiseau malade et transi.
On frappa en bas, à la porte de la maison; puis il entendit les jurons de sa vieille bonne hydropique et le bruit de ses socques sur les briques.
«Quel est le démon? pensa Bernardo intrigué. Serait-ce encore Salomone pour ses intérêts? Oh! les impies maudits! Même la nuit ils ne me laissent en paix...»
Les marches de l'escalier craquèrent. La porte s'ouvrit et une femme en manteau de martre, le visage caché par un loup de soie noire, pénétra dans la chambre.
Le poète sursauta et la regarda fixement.
Elle s'approcha, silencieuse, de l'unique chaise.
—Doucement, madonna, la prévint le poète, le dossier est cassé.
Et avec une amabilité toute mondaine, il ajouta:
—A quel bon génie dois-je le bonheur de voir une aussi belle dame dans mon humble logis?
«Probablement une commande, un madrigal amoureux, songea-t-il. Tant mieux, c'est du pain! ou du bois! Seulement, c'est bien étrange, toute seule à cette heure-ci! Après tout, mon nom est honorablement connu. Une admiratrice peut-être?...»
Il s'anima, courut à la cheminée et généreusement y précipita les derniers éclats de la bûche.
La dame enleva son masque.
—C'est moi, Bernardo.
Il poussa un cri, recula et, pour ne pas tomber, dut se retenir au loquet de la porte.
—Jésus! Sainte Vierge! balbutia-t-il, les yeux écarquillés. Votre Altesse... Duchesse sérénissime...
—Bernardo, tu peux me rendre un grand service, dit Béatrice.
Puis, après avoir examiné la pièce, elle demanda:
—Personne ne peut entendre?
—Soyez rassurée, Altesse, personne sauf les rats et les souris.
—Écoute, continua lentement la duchesse, en fixant sur lui un regard scrutateur, je sais que tu as écrit pour madonna Lucrezia des vers d'amour. Tu dois avoir du duc des lettres de commande.
Il pâlit et silencieux la regarda, ahuri.
—Ne crains rien, ajouta-t-elle, personne ne le saura, je t'en donne ma parole. Je saurai te récompenser, si tu exécutes ma prière. Je te ferai riche, Bernardo...
—Votre Altesse, dit-il avec effort, ne croyez pas... c'est une calomnie... pas une lettre... je le jure devant Dieu!...
Dans les yeux de Béatrice, une flamme de colère brilla. Ses fins sourcils se froncèrent. Elle se leva et s'approcha de Bellincioni, son lourd regard toujours posé sur lui.
—Ne mens pas. Je sais tout. Donne-moi les lettres du duc, si tu tiens à ta vie, entends-tu? donne! Prends garde, Bernardo! Mes gens attendent en bas. Je ne suis pas venue pour plaisanter avec toi!
Il tomba à genoux devant elle:
—Comme il vous plaira, signora! Je n'ai pas de lettres...
—Non? répéta-t-elle en s'inclinant vers lui. Tu dis que tu n'en as pas?
—Non.
La rage s'empara de Béatrice.
—Attends donc, maudit procureur, je te forcerai à me dire la vérité. Je t'étranglerai de mes mains, misérable!
Et, en effet, ses tendres doigts enserrèrent son cou avec une force telle, qu'il étouffa et que les veines de son front se gonflèrent à éclater. Sans se défendre, les bras ballants, clignant impuissamment des paupières, il ressembla encore davantage à un piteux oiseau malade.
«Elle me tuera, aussi vrai qu'il y a un Dieu dans les cieux, elle me tuera, songeait Bernardo. Eh bien! tant pis!... Mais je ne trahirai pas le duc!»
Bellincioni avait été toute sa vie un bouffon de cour, un bohème invétéré, un poète à tout faire, mais jamais il n'avait été un traître. Dans ses veines coulait un sang noble, plus pur que celui des mercenaires romagnols, les parvenus Sforza, et il était prêt maintenant à le prouver.
Bellincion Berti vid'io andar cinto
Di cuojo e d'osso...
il se remémora les vers d'Alighieri concernant son aïeul.
La duchesse se ressaisit. De dégoût elle lâcha la gorge du poète, le repoussa et, s'approchant de la table, prit la petite lampe tachée, bosselée et se dirigea vers la porte de la chambre voisine. Elle l'avait déjà remarquée et avait deviné que ce devait être le studio, la cellule de travail du poète.
Bernardo se leva, se plaça devant la porte, avec l'intention de lui barrer le chemin. Mais la duchesse lui adressa un tel regard, qu'il se rapetissa, se courba et recula.
Elle entra dans le temple de la Muse misérable. Cela sentait les livres moisis. Sur les murs, de grandes taches d'humidité s'étalaient. La vitre cassée de la croisée était bouchée avec des chiffons. Sur le pupitre couvert d'éclaboussures d'encre, à côté des plumes mordillées et déplumées, traînaient des papiers, brouillons de vagues poèmes.
Sans accorder la moindre attention à Bernardo, après avoir posé la lampe sur une planche, la duchesse fouilla les papiers. Il y avait là quantité de sonnets adressés aux trésoriers de la cour, aux échansons, aux officiers de bouche, pour solliciter, en des rimes comiques, de l'argent, du bois, du vin, des vêtements et de la nourriture. Dans un sonnet, le poète demandait à messer Palavincini une oie rôtie farcie de coings. Dans un autre, intitulé «du More à Cecilia», il comparait le duc à Jupiter et la duchesse à Junon, et racontait comment Ludovic le More se rendant à un rendez-vous, surpris en route par la bourrasque, avait été forcé de rentrer au palais, parce que la «jalouse Junon, qui avait deviné la trahison de son époux, avait arraché de sa tête son diadème et dispersé les perles sous forme de pluie et de grêle».
Soudain, sous un tas de papiers, elle remarqua une élégante cassette en bois d'ébène, l'ouvrit et y découvrit une liasse de lettres joliment enrubannées.
Bernardo, qui suivait tous ses mouvements, effaré, leva les bras au ciel. La duchesse le regarda d'abord, puis se saisit des lettres, lut le nom de Lucrezia, reconnut l'écriture du duc et comprit que c'était bien là ce qu'elle cherchait—les brouillons des poésies commandées pour Lucrezia.—Elle prit la liasse, la glissa dans son corsage et, sans mot dire, jetant au poète, comme à un chien, une bourse pleine de ducats, se retira.
Bellincioni l'entendit descendre l'escalier, claquer la porte et il resta longtemps au milieu de la pièce, comme foudroyé. Le parquet sous ses pieds, lui semblait-il, oscillait comme un navire secoué par la tempête.
Enfin, épuisé, il tomba sur son lit boiteux et s'endormit d'un profond sommeil.
VIII
La duchesse revint au palais.
Les invités qui avaient remarqué son absence, murmuraient, se demandaient ce qui avait pu arriver. Le duc lui-même s'inquiétait. Elle entra dans la salle, s'approcha de lui, un peu pâlie et lui dit que, prise de fatigue après le festin, elle s'était retirée dans ses appartements pour se reposer.
—Bice, murmura le duc en lui prenant sa main glacée et tremblante, si tu te sens indisposée, dis-le, au nom de Dieu. N'oublie pas ton état. Veux-tu que nous remettions la seconde partie de la fête à demain? Du reste, je n'ai organisé tout cela que pour toi.
—Non, Vico, répliqua la duchesse, ne t'inquiète pas. Depuis longtemps je ne me suis sentie aussi bien qu'aujourd'hui. C'est si gai!... Je veux voir le Paradis. Je veux danser.
—Allons, tant mieux, Dieu merci! dit le duc, calmé, en baisant avec une tendresse respectueuse la main de sa femme.
Les invités se rendirent de nouveau dans la salle du jeu de paume, où, pour la représentation du Paradis de Bellincioni, était installée une machine inventée par le mécanicien de la cour, Léonard de Vinci.
Lorsque tout le monde fut assis et qu'on eut soufflé les lumières, la voix de Léonard retentit:
—Tout est prêt!
Un fil de poudre s'alluma et, dans l'obscurité, tels d'énormes soleils de glace, brillèrent des sphères de cristal, emplies d'eau et éclairées intérieurement par un feu violent qui prenaient les teintes de l'arc-en-ciel.
—Regardez, disait à sa voisine donzella Hermelina en désignant le peintre, regardez son visage! Un vrai mage! Il serait peut-être capable de soulever le palais tout entier, comme dans la fable!
—On ne doit pas jouer avec le feu, c'est dangereux, murmura la voisine.
Dans la machine, derrière les sphères de cristal étaient cachées des caisses rondes. De l'une d'elles sortit un ange avec de grandes ailes blanches, qui annonça le commencement de la représentation et dit un des vers du prologue, en désignant le duc:
Le grand roi fait tourner les sphères.
faisant comprendre ainsi que le duc dirigeait ses vassaux avec autant de sagesse que le Tout-Puissant les sphères célestes. Et, au même moment, les boules de cristal bougèrent, et tournèrent autour de l'axe de la machine en émettant une vague et étrange musique. Des cloches d'un verre spécial, inventé par Léonard, frappées par des touches, produisaient ces sons.
Les planètes s'arrêtèrent et au-dessus de chacune d'elles apparurent les dieux correspondants: Jupiter, Apollon, Mercure, Mars, Diane, Vénus, Saturne, qui adressèrent leurs souhaits à Béatrice.
A la fin, Jupiter présenta à la duchesse les trois Grâces helléniques, les Sept Vertus chrétiennes, et tout l'Olympe du Paradis à l'ombre des ailes blanches des anges et de la croix ornée de lampes vertes, symbole de l'espérance, se remit à tourner; les dieux et les déesses chantèrent un hymne à la gloire de Béatrice, accompagnés par la musique des sphères de cristal et les applaudissements des spectateurs.
—Écoutez, dit la duchesse au seigneur Gaspare Visconti assis auprès d'elle. Pourquoi n'avons-nous pas vu Junon, l'épouse jalouse de Jupiter qui, «arrachant de ses cheveux son diadème, disperse les perles sous forme de pluie et de grêle»?
En entendant ces mots, le duc se retourna vivement et regarda Béatrice. Elle eut un rire tellement faux que le duc sentit son cœur se glacer. Mais tout de suite, elle se domina, et parla d'autre chose, en serrant plus fort sur sa poitrine, sous son corsage, la liasse de lettres.
La vengeance, goûtée à l'avance, l'enivrait, la rendait forte et calme, presque gaie.
Les invités passèrent dans une autre salle où les attendait un nouveau spectacle: attelés de nègres, de léopards, de griffons, de centaures et de dragons, défilaient les chars triomphaux de Numa Pompilius, César, Auguste, Trajan, avec des inscriptions allégoriques qui enseignaient que tous ces héros étaient les précurseurs du duc. Pour apothéose, parut un char traîné par des licornes, portant un énorme globe, sur lequel était couché un guerrier revêtu d'une armure rouillée. Un enfant nu, doré, qui tenait une branche de mûrier, sortait d'une fente de la cuirasse. Cela symbolisait la mort du vieux siècle de Fer et la naissance du siècle d'Or. A l'étonnement général, l'enfant doré était vivant. Le gamin, par suite de l'épaisse couche de dorure qui couvrait son corps, se sentait malade. Dans ses yeux effrayés brillaient encore des larmes.
D'une voix tremblante, il commença le compliment au duc:
Bientôt, humain, bientôt,
En une beauté nouvelle
Je reviendrai parmi vous,
Sur l'ordre du duc le More,
Insouciant siècle d'Or.
Les danses reprirent autour du char. L'interminable compliment ennuya tout le monde. Et l'enfant, debout sur le faîte, balbutiait de ses lèvres dorées qui se glaçaient:
Sur l'ordre du duc le More,
Insouciant siècle d'Or.
Béatrice dansa avec Gaspare Visconti. Par moments un accès de rire et de pleurs serrait sa gorge. Le sang battait douloureusement à ses tempes. Sa vue s'assombrissait. Mais son visage restait impénétrable. Elle souriait. Après avoir terminé la danse, la duchesse quitta la foule en fête et de nouveau s'éloigna inaperçue.
IX
Béatrice se rendit dans la tour solitaire du Trésor. Là, personne n'entrait qu'elle et le duc.
Prenant la lumière des mains du page Ricciardetto, elle lui ordonna de l'attendre à la porte, pénétra dans la haute et sombre salle, obscure et froide comme un caveau, s'assit, prit la liasse de lettres, la posa sur la table et elle s'apprêtait à les lire, lorsque, avec un sifflement aigu, grognant et ricanant, le vent s'engouffra dans la tour par l'âtre de la cheminée monumentale, hurla et faillit éteindre le cierge. Puis, tout à coup, régna un lourd silence. Et il sembla à Béatrice qu'elle distinguait les sons lointains de la musique du bal et aussi, celui presque imperceptible des chaînes de fer, en bas, dans le souterrain où se trouvait la prison.
Et, au même moment, elle sentit que, derrière elle, dans le coin sombre, quelqu'un se tenait. La peur s'empara d'elle. Elle savait qu'elle ne devait pas regarder. Mais elle ne put résister et se retourna. Dans le coin sombre se tenait celui qu'elle avait déjà vu une fois—long, long, long et plus noir que la nuit,—la tête inclinée sous une cagoule qui cachait son visage. Elle voulut crier, appeler Ricciardetto, mais sa voix s'étrangla. Elle se leva pour se sauver—ses jambes fléchirent. Elle tomba à genoux et murmura:
—Toi... toi encore... pourquoi?
Lentement il leva la tête.
Et elle vit, non pas le visage effrayant du défunt duc Galéas, mais vraiment son visage et entendit sa voix:
—Pardonne... pauvre... pauvre femme.
Il fit un pas vers elle, un froid sépulcral lui souffla à la figure. Elle poussa un cri déchirant, inhumain et perdit connaissance. Ricciardetto accourut, la vit privée de sens, étendue sur les dalles. Il se précipita à travers les couloirs sombres à peine éclairés par les lanternes sourdes des veilleurs, puis à travers les salles de fêtes, il chercha le duc en criant:
—Au secours! au secours!
Minuit venait de sonner. La folie dirigeait le bal. On venait de commencer la danse à la mode durant laquelle les cavaliers et les dames passaient en farandole sous «l'Arc des Amoureux fidèles». Un homme, qui représentait le génie de l'Amour, se tenait sur la cime de l'arc, armé d'une longue trompe. Au pied, se massaient les juges. Lorsque approchaient les «amoureux fidèles», le génie les accueillait par une suave musique. Les juges les laissaient passer avec joie. Les infidèles, par contre, tentaient de vains efforts: la trompe les assourdissait, les juges les accablaient de confetti et les malheureux, sous une pluie de railleries, étaient forcés de fuir.
Le duc venait de passer sous l'arc, accompagné des sons les plus suaves, comme le plus fidèle des amants.
A cet instant la foule s'écarta; Ricciardetto entrait en courant dans la salle, gémissant:
—Au secours! au secours!
Apercevant le duc, il se précipita vers lui.
—Quoi? qu'y a-t-il? demanda Ludovic.
—Votre Altesse... la duchesse est malade... Vite... vite..., venez!
—Malade?... encore!... où? Parle distinctement!
—Dans la tour du Trésor...
Le duc se prit à courir si vite, que la chaîne d'or de son cou bruissait à chaque pas et que sa perruque sursautait sur sa tête.
Le génie de l'amour, sur le faîte de l'arc, continuait à sonner de la trompe. Enfin, il s'aperçut qu'en bas se passait quelque chose d'insolite et se tut.
Plusieurs seigneurs coururent derrière le duc et subitement, toute la foule ondula, s'élança vers les portes, comme un troupeau de moutons saisis de panique. On renversa l'arc. Le sonneur de trompe eut à peine le temps de sauter et se foula la jambe.
Quelqu'un cria:
—Le feu!
—Voilà, je disais bien qu'on ne devait pas jouer avec le feu! dit en se lamentant la dame qui n'approuvait pas Léonard.
Une autre glapit et s'évanouit.
—Tranquillisez-vous, il n'y a pas d'incendie, assuraient les uns.
—Alors, qu'est-ce? demandaient les autres.
—La duchesse est malade...
—Elle se meurt! on l'a empoisonnée! déclara un seigneur qui crut aussitôt, lui-même, à son mensonge.
—Impossible! La duchesse était ici à l'instant et dansait...
—Ne savez-vous pas? La veuve du duc Jean Galéas, Isabelle d'Aragon, pour venger son mari...
—Un poison lent et sûr...
De la salle voisine parvenaient les sons de la musique. Là, on ne savait rien encore. Durant la danse «Vénus et Zeus», les dames avec un sourire charmeur promenaient leurs cavaliers par une chaîne d'or, comme des prisonniers, et lorsqu'ils tombaient devant elles, en soupirant langoureusement, elles leur posaient le pied sur la tête, telles des conquérantes.
Un chambellan accourut, fit de grands gestes et cria aux musiciens:
—Taisez-vous, taisez-vous! La duchesse est malade.
Tout le monde se retourna. La musique se tut. Seule, une viole, sur laquelle jouait un sourd, longtemps égrena encore ses notes grêles.
Des laquais passèrent vivement, portant un lit étroit, long, muni d'un matelas dur, composé de deux planches transversales pour la tête, de deux poignées pour les mains, et d'une traverse pour les pieds. Ce lit était conservé de temps immémorial dans les garde-robes du palais et avait servi pour les couches de toutes les duchesses de la maison Sforza. Étrange et menaçant paraissait ce grabat, transporté ainsi sous le feu des lumières du bal, au-dessus des têtes de toutes ces femmes en pompeux atours.
Tout le monde comprit.
—Si c'est une peur ou une chute, observa une vieille dame, il faudrait immédiatement lui faire avaler un blanc d'œuf cru, mêlé à de la soie pourpre effilochée.
Une autre assurait que la soie pourpre n'avait aucune action, l'important était d'avaler sept germes d'œuf de poule délayés dans un jaune.
Cependant, Ricciardetto, entrant dans une des salles du haut, entendit derrière la porte de la chambre voisine un si terrible gémissement, qu'il s'arrêta interdit et demanda à l'une des servantes qui passait portant du linge, des bassinoires et des cruches d'eau chaude:
—Qu'est-ce?
Elle ne lui répondit pas.
Une vieille, sage-femme probablement, le regarda sévèrement et lui dit:
—Va-t'en, va-t'en. Tu barres le chemin, tu gênes... Ce n'est pas ici la place des gamins.
La porte s'entr'ouvrit un instant et Ricciardetto vit, dans le fond de la pièce, parmi le désordre des vêtements et de linge arrachés, celle qu'il adorait d'un amour sans espoir; elle avait le visage rouge, suant, avec des mèches de cheveux collées au front et la bouche ouverte d'où s'échappait un râle continu.
L'adolescent pâlit et cacha sa tête dans ses mains.
A côté de lui, bavardaient, à voix basse, des commères, des bonnes, des rebouteuses, des accoucheuses. Chacune avait son remède!
L'une proposait d'envelopper la jambe droite de la malade dans de la peau de serpent; l'autre, de l'asseoir sur une bassine de fonte emplie d'eau bouillante; la troisième, d'attacher sur son ventre le chaperon de son mari; la quatrième, de lui faire boire de l'alcool filtré sur une poudre de corne de cerf et de graine de cochenille.
—La pierre d'aigle, sous l'aisselle droite; la pierre d'aimant sous l'aisselle gauche, mâchonnait une vieille édentée, cela, ma petite mère, c'est la première chose à faire. La pierre d'aigle ou bien une émeraude.
De la chambre sortit le duc. Il tomba sur une chaise et, tenant sa tête à deux mains, sanglota comme un enfant:
—Seigneur! Seigneur! Je ne peux plus... je ne peux plus! Bice!... Bice!... A cause de moi, maudit.
Il se souvenait que, dès qu'elle l'avait aperçu, la duchesse avait crié d'une voix colère:
—Va-t'en!... va chez ta Lucrezia!
La vieille édentée s'approcha de lui, tenant une assiette en fer-blanc.
—Daignez manger, monseigneur.
—Qu'est-ce?
—De la chair de loup. Il y a une raison à cela: dès que le mari aura mangé de la chair de loup, l'accouchée se sentira mieux. La chair de loup, c'est la première chose à faire.
Le duc, avec une expression soumise et distraite, s'efforçait d'avaler le morceau de viande noire et dure qui s'arrêtait dans sa gorge.
La vieille, inclinée au-dessus de lui, marmonnait:
«Notre père
Sept loups et une louve mère,
Qui êtes aux cieux et sur la terre;
Vent lève-toi et notre mal
Emporte vite dans le canal.
«Au nom de la très Sainte-Trinité consubstantielle et éternelle. Notre mot sera fort. Amen!»
Le médecin principal, Luigi Marliani, accompagné de deux autres docteurs, sortit de la pièce. Le duc se précipita à leur rencontre.
Ils se taisaient.
—Monseigneur, dit enfin Luigi, toutes les mesures sont prises. Nous espérons que le Seigneur dans sa grande miséricorde...
Le duc lui saisit la main.
—Non, non!... Il doit y avoir un remède... Au nom de Dieu, tentez quelque chose!...
Les médecins se regardèrent comme des augures, sentant qu'il fallait le calmer.
Marliani, en fronçant sévèrement les sourcils, dit en latin au jeune docteur au visage impertinent:
—Trois onces de limaces de rivière, mêlées à de la muscade et à du corail rouge pillé.
—Peut-être une saignée? observa le vieillard à l'air très bon.
—La saignée? j'y avais songé, continua Marliani, mais malheureusement, Mars est dans le signe du Cancer, dans la quatrième sphère solaire. De plus, l'influence d'une date impaire...
Le vieillard soupira et se tut.
—Ne croyez-vous pas, maître, demanda le jeune docteur aux yeux rieurs, qu'il faudrait ajouter aux limaces de la fiente de mars... de la fiente de vache?
—Oui, consentit Luigi de la fiente de vache...
—Oh! Seigneur! Seigneur! gémit le duc.
—Votre Altesse, lui dit Marliani, calmez-vous, je puis vous assurer que tout ce que la science...
—Au diable, la science! cria tout à coup le duc en serrant les poings. Elle se meurt, entendez-vous? elle se meurt! Et vous parlez ici de bouillon de limaces et de fiente de vache!... Misérables! Je vous ferai tous pendre!
Et, mortellement triste, il erra par la chambre, écoutant la plainte continue.
Subitement son regard tomba sur Léonard. Il le prit à part:
—Écoute, murmura-t-il, comme dans un songe, sans se rendre compte de ses paroles, écoute, Léonard, tu vaux plus qu'eux tous. Je sais que tu possèdes de grands secrets... Non, non, ne réponds pas... Je sais... Ah! mon Dieu! ce cri!... Que voulais-je dire? Oui, oui, aide-moi, mon ami, fais quelque chose... Je donnerais mon âme pour la soulager... pour ne pas entendre ce cri!...
Léonard voulut répondre. Mais le duc ne s'occupait déjà plus de lui, et s'était élancé à la rencontre de chanoines et de moines.
—Enfin! Dieu merci! Qu'apportez-vous?
—Une partie des reliques de saint Ambrosio, la ceinture de sainte Marguerite, la dent de saint Christophle, un cheveu de la Vierge.
—Bon! bon! allez prier!
Le More voulut pénétrer avec eux dans la pièce, mais un cri perçant, un râle terrifiant retentit, alors il se boucha les oreilles et s'enfuit, traversant les salles sombres, jusqu'à la chapelle faiblement éclairée. Là, il tomba à genoux.
—J'ai péché, sainte Mère de Dieu, j'ai péché, maudit! J'ai empoisonné un innocent adolescent, le duc légitime Jean Galéas!... Mais, Tu es miséricordieuse, Protectrice unique, entends ma prière et pardonne-moi! Je donnerai tout, je me repentirai de tout, prends mon âme... mais sauve-la!
Des bribes de pensées stupides se pressaient dans son cerveau et l'empêchaient de prier. Il se souvint d'un récit qui l'avait fait rire récemment. Un marinier se sentant perdu dans un coup de tempête, promit à la Vierge Marie un cierge haut comme le mât du navire et, lorsque son camarade lui demanda où il prendrait la cire nécessaire pour ce cierge phénoménal: «Tais-toi, lui avait-il répondu, pourvu que nous nous sauvions maintenant, nous aurons le temps d'y songer plus tard. Du reste, j'espère que la Madone se contentera d'un cierge plus petit.»
—A quoi vais-je penser! se dit le duc. Deviendrais-je fou?
Il fit un effort pour se ressaisir et de nouveau pria.
Mais les brillantes sphères de cristal, les soleils transparents, tournèrent devant ses yeux au son d'une musique douce et du refrain obsédant de l'Enfant doré:
Je reviendrai parmi vous,
Sur l'ordre du More.
Puis tout s'effaça. Lorsqu'il s'éveilla, il lui sembla qu'il n'avait dormi que deux ou trois minutes. Mais, lorsqu'il sortit de la chapelle, il vit, à travers les fenêtres ternies par la neige, le jour gris d'un matin d'hiver.
X
Le duc revint dans les salles du petit palais Rocchetto. Partout régnait un pénible silence. Il croisa une femme qui portait des langes. Elle s'approcha de lui et dit:
—Son Altesse est délivrée.
—Elle est vivante? balbutia le More pâlissant.
—Oui. Mais l'enfant est mort. Son Altesse est très faible et désire vous voir. Venez.
Il entra dans la chambre et aperçut, sur les coussins, le visage minuscule, pareil à celui d'une fillette, calme, étrangement connu et étranger à la fois. Il s'inclina au-dessus d'elle.
—Envoie chercher Isabelle... vite! dit tout bas Béatrice.
Le duc donna des ordres. Quelques instants après, une grande femme élancée, à l'expression fière et triste, la duchesse Isabelle d'Aragon, la veuve de Jean Galéas, entra dans la chambre et s'approcha de l'agonisante. Tout le monde sortit, sauf le confesseur et Ludovic qui s'éloignèrent dans un coin de la pièce.
Les deux femmes causèrent à voix basse. Puis Isabelle embrassa Béatrice en prononçant des paroles de pardon et s'agenouillant, le visage dans les mains, pria.
Béatrice, de nouveau, appela son mari.
—Vico, pardonne-moi. Ne pleure pas. Souviens-toi... Je ne te quitte pas... Je sais que moi seule...
Elle n'acheva pas. Mais il comprit ce qu'elle voulait dire: «Je sais que tu n'as aimé que moi seule.»
Elle fixa sur lui un regard lent, infini et murmura:
—Embrasse-moi.
Le duc effleura le front de sa femme de ses lèvres. Elle voulut dire quelque chose, ne le put et soupira seulement:
—Sur la bouche.
Le moine commença à lire la prière des agonisants.
Les intimes revinrent dans la chambre.
Le duc, pendant ce long baiser d'adieu, sentait se glacer les lèvres de sa femme et dans un dernier embrassement reçut le dernier soupir de sa compagne.
—Elle est morte! murmura Marliani.
Tous s'agenouillèrent en se signant. Le duc lentement se releva. Son visage était impassible. Il exprimait non pas la douleur, mais une terrible tension. Il respirait péniblement et précipitamment, comme dans une dure ascension. Tout à coup, il leva brusquement les bras, cria: «Bice», et s'effondra sur le cadavre.
De tous ceux qui se trouvaient là, seul Léonard conserva son calme. De son regard clair et scrutateur il observait le duc. En de pareils instants la curiosité de l'artiste dominait tout. L'expression d'une grande douleur dans la figure humaine, dans les mouvements du corps, lui paraissait un sujet précieux, une nouvelle et superbe manifestation de la nature. Pas une ride, pas un frémissement des muscles n'avaient échappé à son regard impartial et clairvoyant.
Il désirait le plus vite possible inscrire dans son livre le visage du duc, défiguré par le désespoir. Il descendit dans les appartements inférieurs.
Les bougies achevaient de se consumer et de larges larmes de cire glissaient sur le parquet. Dans une des salles, il enjamba l'Arc des fidèles amoureux, piétiné, informe. Sous le jour froid, piteuses et sinistres semblaient les pompeuses allégories qui glorifiaient le More et Béatrice, les chars triomphaux de Numa Pompilius, d'Auguste, de Trajan et du siècle d'Or. Il s'approcha de la cheminée éteinte, se convainquit qu'il ne se trouvait personne dans la salle, sortit son livre de sa poche et commença à dessiner, lorsque subitement il aperçut, sous le manteau de l'âtre, le gamin qui avait incarné le siècle d'Or. Il dormait, engourdi par le froid, ramassé sur lui-même, crispé, les genoux encerclés dans ses bras, la tête sur les genoux. Le dernier souffle chaud des cendres ne pouvait ranimer son corps nu et doré.
Léonard lui toucha doucement l'épaule. L'enfant ne leva pas la tête et gémit seulement plaintivement. L'artiste le prit dans ses bras. Le gamin ouvrit de grands yeux effarés, pareils à des violettes, et pleura:
—A la maison, à la maison...
—Où habites-tu? Comment t'appelles-tu? demanda Léonard.
—Lippo. A la maison... Oh! que j'ai mal!... que j'ai froid!
Ses paupières se refermèrent. Il balbutia en rêve:
Bientôt parmi vous, bientôt,
En une beauté nouvelle,
Je reviendrai parmi vous,
Sur l'ordre du More,
Insouciant siècle d'Or!
Retirant sa cape de dessus ses épaules, Léonard y enveloppa l'enfant, le plaça sur un fauteuil, alla dans le vestibule, réveilla les domestiques qui avaient profité du désarroi pour s'enivrer et dormaient comme des masses à terre, et apprit de l'un d'eux que Lippo était le fils d'un pauvre veuf, boulanger dans la Broletto Novo, qui moyennant vingt sous avait loué le gamin pour représenter le triomphe, bien qu'on l'eût prévenu que le petit pouvait être empoisonné par la dorure. L'artiste alla rechercher son manteau de fourrure, revint vers Lippo, l'y entortilla soigneusement, avec l'intention de passer chez un pharmacien acheter les ingrédients nécessaires pour enlever la dorure et de rapporter l'enfant chez lui, il quitta le palais.
Tout à coup, il se rappela le dessin commencé, la curieuse expression de désespoir sur le visage du duc.
—Cela ne fait rien, songea Léonard, je ne l'oublierai pas. Le principal, les rides au-dessus des sourcils arqués haut, et l'étrange, lumineux et presque enthousiaste sourire sur les lèvres, celui-là même qui rend si ressemblantes les expressions humaines d'incommensurable douleur et de joie infinie—d'après le témoignage de Platon, divisées en bases dont les cimes se joignent.
Il sentit le gamin frissonner.
«Notre siècle d'Or», pensa l'artiste avec un triste sourire.
—Mon pauvre petit oiseau! murmura-t-il avec une pitié infinie.
Et enveloppant plus chaudement le gamin, il le serra contre sa poitrine si tendrement, si câlinement, que l'enfant malade rêva que sa mère défunte le caressait et le berçait.
XI
La duchesse Béatrice était morte le mardi 2 janvier 1497, à six heures du matin. Pendant vingt-quatre heures, le duc ne quitta pas le corps de sa femme, n'écoutant aucune consolation, refusant de dormir et de manger.
Les intimes craignirent qu'il ne devint fou.
Le jeudi matin, il exigea du papier et de l'encre, écrivit à Isabelle d'Este, sœur de la défunte duchesse, une lettre dans laquelle il lui annonçait la mort de Béatrice, et où il lui disait: «Il nous serait plus agréable de mourir. Nous vous prions de n'envoyer personne pour nous consoler, afin de ne pas renouveler notre douleur.»
Le même jour à midi, il cédait aux prières de ses proches, et consentait à prendre un peu de nourriture. Mais il ne voulut pas s'asseoir à table et mangea sur une planche que tenait devant lui Ricciardetto.
Tout d'abord le duc avait confié l'organisation des funérailles à son secrétaire principal, Bartholomeo Calco. Mais en indiquant l'ordre du cortège, ce que personne ne pouvait faire en dehors de lui, petit à petit il se laissa entraîner et, avec le même amour que jadis il combinait la superbe fête du siècle d'Or, il s'occupa de l'organisation de l'enterrement de Béatrice. Il se donnait beaucoup de peine, entrait dans tous les détails, décidait exactement le poids des énormes cierges de cire blanche et jaune, le métrage de drap d'or, de velours noir et pourpre pour chaque autel, la quantité de monnaie de billon, de foie et de lard pour la distribution aux pauvres en souvenir de l'âme de la défunte. Choisissant le drap pour les vêtements de deuil des serviteurs, il ne manqua pas de le palper et de le regarder au jour pour se rendre compte de la qualité. Pour lui-même, il commanda un costume solennel de «grand deuil» en drap grossier, tailladé de façon à imiter un vêtement déchiré dans un accès de désespoir.
L'enterrement avait été fixé au vendredi, tard dans la soirée. En tête du cortège marchaient les porteurs, les massiers, les hérauts qui sonnaient dans de longues trompettes ornées d'oriflammes de soie noire; les tambours battaient aux champs; la visière du heaume baissée, des chevaliers à cheval portaient des bannières de deuil, les coursiers étaient revêtus de caparaçons de velours noir brodé de croix blanches; des moines de tous les couvents et le chanoine de Milan tenaient des cierges de six livres allumés; l'archevêque de Milan était entouré de son clergé et des chœurs. Derrière le char énorme, tendu de drap d'argent, orné de quatre anges également en argent soutenant la couronne ducale, marchait le duc, son frère le cardinal Ascanio, les ambassadeurs d'Espagne, de Naples, de Venise et de Florence; plus loin, les membres du Conseil secret, les chambellans, les docteurs de l'Université de Pavie, les commerçants notables et enfin l'incalculable foule populaire.
Le cortège était si long que, au moment où le commencement entrait dans l'église Maria delle Grazie, la fin se trouvait encore au château. Quelques jours plus tard, le duc fit orner le tombeau du mort-né Leone d'une superbe inscription. Il l'avait composée lui-même en italien et Merula l'avait traduite en latin.
«Malheureux enfant, je suis mort avant d'avoir vu le jour, et d'autant plus malheureux qu'en mourant j'ai privé ma mère de la vie, mon père de sa compagne. Je n'ai qu'une consolation dans ma triste destinée, c'est celle d'avoir été créé par des parents semblables aux dieux, Ludovic et Béatrice, duc et duchesse de Milan. 1497, troisième de janvier.»
Longtemps Ludovic admira cette inscription gravée en lettres d'or sur la plaque de marbre noir au-dessus du petit mausolée de Leone élevé dans le monastère de Maria delle Grazie où reposait Béatrice. Il partageait l'enthousiasme simple du marbrier qui, après avoir achevé son ouvrage, se recula, regarda de loin, la tête inclinée sur le côté et fermant un œil, fit claquer sa langue:
—Ce n'est pas un tombeau—c'est un jouet!
La matinée était froide et ensoleillée. Sur les toits des maisons, la neige étalait sa blancheur. L'atmosphère était imprégnée de cette fraîcheur, pareille au parfum des muguets et qui semble la senteur de la neige.
Venant du froid et du soleil, Léonard entra dans la chambre semblable à un caveau, sombre, étouffante, tendue de taffetas noir, les volets clos, éclairée seulement par des cierges d'église. Durant les premiers jours qui suivirent l'enterrement, le duc ne quitta pas cette cellule obscure.
Ayant causé avec l'artiste de la Sainte Cène qui devait rendre célèbre l'endroit de l'éternel sommeil de Béatrice, le duc lui dit:
—Il paraît, Léonard, que tu as pris sous ta protection l'enfant qui avait représenté la naissance du siècle d'Or, à cette fatale fête. Comment va-t-il?
—Votre Altesse, il est mort le jour de l'enterrement de la sérénissime duchesse:
—Il est mort! dit le duc étonné. Il est mort... Comme c'est étrange!
Il baissa la tête et soupira, puis, subitement, embrassa Léonard:
—Oui, oui, tout cela devait arriver ainsi! Notre siècle d'Or est mort avec notre épouse admirable! Nous l'avons enterré avec Béatrice, car il ne pouvait et ne voulait lui survivre! Mon ami, n'est-ce pas? quelle étrange coïncidence! quelle superbe allégorie!
XII
Toute une année s'écoula dans un deuil sévère. Le duc ne quittait pas ses vêtements noirs déchiquetés et, sans s'asseoir à table, mangeait sur une planche que tenaient devant lui des chambellans. «Après la mort de la duchesse, écrivait dans ses Lettres secrètes Marino Sanuto, ambassadeur de Venise, le More est devenu dévot, suit tous les offices, jeûne, vit dans la continence,—du moins on le dit,—et dans toutes ses pensées a une sainte crainte de Dieu.» Dans la journée, préoccupé par les affaires de l'État, le duc se trouvait distrait, bien que là encore Béatrice lui manquât. Mais, la nuit, l'ennui le rongeait doublement. Souvent il voyait en rêve Béatrice à l'âge de seize ans, époque de son mariage, autoritaire, vive comme une écolière, maigre, basanée tel un gamin, si sauvage, qu'elle se cachait dans les armoires afin de ne pas paraître aux réceptions solennelles, si vierge que, durant trois mois après leurs épousailles, elle se défendait encore contre ses attaques amoureuses, des ongles et de la dent, comme une amazone.
Cinq nuits avant l'anniversaire de sa mort, il rêva encore d'elle, la vit en sa propriété favorite de Cusnago, qu'elle aimait tant. En s'éveillant, le duc s'aperçut que ses oreillers étaient humides de larmes.
Il se rendit au monastère delle Grazie, pria près du cercueil de sa femme, déjeuna avec le prieur et longtemps causa avec lui de la question qui, à ce moment, bouleversait tous les théologiens d'Italie,—l'immaculée conception de la Vierge Marie. Puis au crépuscule, sortant directement du monastère, le duc se dirigea vers la demeure de madonna Lucrezia.
Malgré son chagrin de la mort de Béatrice et de sa crainte de Dieu, non seulement il n'avait pas abandonné ses maîtresses, mais il s'était, au contraire, davantage attaché à elles. Les derniers temps, madonna Lucrezia et la comtesse Cecilia se rapprochèrent. Ayant la réputation d'«héroïne savante», dotta eroina, comme on s'exprimait alors, de «nouvelle Sapho», Cecilia était simple et bonne, quoiqu'un peu exaltée. La mort de Béatrice fut pour elle l'occasion d'une action chevaleresque, semblable à celles qu'elle lisait dans les romans et dont elle méditait depuis longtemps. Cecilia décida d'unir son amour à celui de sa jeune rivale pour consoler le duc. Lucrezia, d'abord, l'évita et la jalousa, mais l'héroïne savante la désarma par sa magnanimité. Et, bon gré mal gré, Lucrezia dut subir cette étrange amitié féminine.
L'été de l'an 1497 elle donna le jour à un fils de Ludovic. La comtesse Cecilia désira en être la marraine et, avec une tendresse exagérée,—bien qu'elle eût elle-même des enfants du duc,—elle se prit à s'occuper de l'enfant, de son petit-fils, comme elle l'appelait. Ainsi s'accomplit le rêve du duc, ses maîtresses s'étaient réconciliées. Il commanda à son poète un sonnet dans lequel Cecilia et Lucrezia étaient comparées au crépuscule et à l'aurore.
Lorsqu'il entra dans le calme studio du palais Crivelli, il aperçut les deux femmes assises côte à côte près de la cheminée. Comme toutes les dames de la cour, elles portaient le grand deuil.
—Comment se sent Votre Altesse? lui demanda Cecilia, «le crépuscule» opposé à l'«aurore», mais tout aussi belle, avec sa peau mate, ses cheveux roux ardents, ses yeux tendres, verts, transparents comme les eaux calmes des lacs de montagne.
Depuis quelque temps le duc avait pris l'habitude de se plaindre de sa santé. Ce soir-là, il ne se sentait pas plus mal que de coutume. Mais il prit un air langoureux, soupira profondément et dit:
—Jugez vous-même, madonna, quel peut-être l'état de ma santé! Je ne songe qu'à une chose: rejoindre le plus vite possible ma colombe...
—Ah! non, non! monseigneur, ne parlez pas ainsi, s'écria Cecilia, c'est un grand péché! Si madonna Béatrice vous entendait!... Toutes nos peines viennent de Dieu et nous devons les accepter avec reconnaissance...
—Certainement, approuva Ludovic. Je ne murmure pas. Je sais que le Seigneur s'occupe de nous, plus que nous-mêmes. Heureux ceux qui pleurent, est-il dit, ils se consoleront.
Et, serrant dans ses mains les mains de ses maîtresses, il leva les yeux au plafond:
—Que le Seigneur vous récompense, mes chéries, de ne pas avoir abandonné le malheureux veuf!
Il tamponna ses yeux avec son mouchoir et sortit deux papiers de sa poche. L'un était l'acte de donation des terres de la villa Sforzesca au monastère delle Grazie.
—Monseigneur, s'étonna la comtesse, n'aimiez-vous pas cette terre?
—La terre! sourit amèrement le duc. Hélas! madonna, je n'aime plus rien. Et faut-il beaucoup de terre pour un homme?
Voyant qu'il voulait encore parler de la mort, la comtesse, câlinement, lui ferma la bouche de sa main rose.
—Et l'autre papier? demanda-t-elle curieusement.
Le visage du duc s'éclaira. L'ancien sourire gai et malin reparut sur ses lèvres.
Il leur lut l'autre papier: c'était la donation des terres, prés, bois, hameaux, jardins, métairies, chasses, faite par le duc à madonna Lucrezia Crivelli et à son fils illégitime Jean-Paolo. Cette donation comprenait également Cusnago, la villa favorite de Béatrice renommée par ses pêcheries. D'une voix émue, Ludovic lut les dernières lignes de l'acte: «Cette femme, dans ses merveilleuses et rares relations amoureuses, nous a prouvé un tel dévouement et des sentiments si élevés, que souvent, communiant avec elle, nous obtenions une infinie béatitude et l'oubli de toutes nos préoccupations.»
Cecilia applaudit joyeusement et embrassa son amie, les yeux pleins de larmes maternelles:
—Tu vois, petite sœur, je te disais qu'il avait un cœur d'or! Maintenant, mon petit-fils Paolo est le plus riche héritier de Milan!
—Quelle date aujourd'hui? demanda le More.
—Le 28 décembre, monseigneur, répondit Cecilia.
—Le 28! répéta-t-il pensif.
Juste à cette date, un an auparavant, la défunte duchesse était venue à l'improviste au palais Crivelli et avait failli trouver son mari auprès de sa maîtresse.
Il examina la pièce. Rien n'y était changé: tout était clair et douillet; le vent de même hurlait dans l'âtre, le feu de même flambait dans la cheminée et au-dessus dansaient les Amours nus qui jouaient avec les instruments du saint supplice. Et sur la table ronde, couverte de velours vert, étaient posés une coupe d'eau Baluca Aponitana, des rouleaux de musique et une mandoline. La porte était ouverte dans la chambre et plus loin, dans la salle d'atours, se profilait l'armoire dans laquelle le duc s'était caché.
Que n'aurait-il pas donné pour se retrouver à ce même instant, entendre frapper à la porte d'entrée, voir arriver la servante affolée, criant: «Madonna Béatrice!» rester, ne fût-ce qu'une seconde, comme un voleur, dans cette armoire, en écoutant la voix de «son admirable fillette». Hélas! tout était fini à jamais!
Ludovic inclina la tête sur sa poitrine et des larmes roulèrent le long de ses joues.
—Ah! mon Dieu! Tu vois, il pleure encore! s'écria la comtesse Cecilia émue. Câline-le donc! câline-le bien! Embrasse-le, console-le! Comment n'as-tu pas honte?
Doucement, elle poussait sa rivale dans les bras de son amant.
Lucrezia, depuis longtemps, éprouvait un dégoût de cette anormale amitié. Elle voulut se lever et partir, baissa les yeux et rougit. Néanmoins, elle prit la main du duc. Il lui sourit à travers ses larmes et appuya la main de Lucrezia sur son cœur.
Cecilia prit la mandoline et dans la pose de son fameux portrait peint douze ans auparavant par Léonard, elle chanta la vision de Pétrarque:
Levommi il pensier in parte ov'era
Quella ch'io cerco e non ritrovo in terra.
Le duc prit son mouchoir et langoureusement leva les yeux. Plusieurs fois il répéta la dernière strophe, sanglotant et tendant les bras dans le vide:
—Et avant le soir j'ai fini ma journée!
—Ma colombe! Oui, oui... avant le soir!... Savez-vous, il me semble qu'elle nous regarde et nous bénit tous les trois... O Bice, Bice!
Il s'appuya sur l'épaule de Lucrezia en pleurant et en même temps cherchant à l'enlacer, à l'attirer à soi. Elle résistait. Elle avait honte. Il l'embrassa furtivement sur la nuque. Cecilia s'en aperçut, se leva, et désignant le duc à Lucrezia,—telle une sœur confiant à sa sœur son frère malade—elle sortit, non dans la chambre, mais du côté opposé, et ferma la porte. Le «Crépuscule» ne jalousait pas «l'Aurore», car elle savait par expérience qu'elle tenait le bon rôle et qu'après les cheveux noirs, le duc trouverait encore plus enivrante sa toison rousse.
Ludovic leva la tête, enlaça Lucrezia d'un mouvement brusque, presque grossier, et l'assit sur ses genoux. Les larmes versées pour Béatrice n'étaient pas encore séchées que déjà sur ses lèvres se jouait un sourire polisson.
—Tu es comme une nonne—toute noire! dit-il en riant—et il couvrit de baisers le cou de Lucrezia. Ta robe est simple pourtant et combien elle te sied! Le noir rend ta peau plus blanche!
Il défit les boutons d'agathe du corsage et, tout à coup, la chair brilla plus aveuglante de blancheur entre les plis de l'étoffe de deuil. Lucrezia cacha son visage dans ses mains. Au-dessus de l'âtre flambant joyeusement, les Amours nus continuaient leur ronde en brandissant les instruments du saint supplice: les clous, le marteau, les tenailles, la lance, et il semblait, dans le reflet rose de la flamme, qu'ils clignaient malicieusement leurs yeux, qu'ils chuchotaient en se glissant sous la vigne de Bacchus pour regarder le duc Sforza et madonna Lucrezia et que leurs joues bouffies étaient sur le point d'éclater de rire contenu.
De loin parvenaient les sons très doux de la mandoline et le chant de la comtesse Cecilia:
Ivi fra lor, che il terzo cerchio terra.
La rividi, più bella e meno altera.
Et les petits dieux antiques, entendant les vers de Pétrarque, riaient comme des fous.
CHAPITRE IX
LES JUMEAUX
1498-1499
In sensi sono terrestri, la ragione sta fuor di quelli, quando contempla.
LEONARDO DA VINCI.
Les sens appartiennent à la terre; la raison est en dehors des sens, quand elle contemple.
LÉONARD DE VINCI.
Le ciel en haut—le ciel en bas.
Ουρανος ανω, ουρανος χαδω.
(TABULA SMARAGDINA.)
I
—Voyez plutôt: ici, sur la carte, dans l'océan Indien, au sud de l'île de Taprobane, il y a l'inscription «Phénomènes marins, les Sirènes». Christophe Colomb me disait qu'il avait été fort surpris en arrivant à cet endroit de ne pas trouver de sirènes. Pourquoi souriez-vous?
—Rien, Guido, rien. Continuez, je vous écoute.
—Oui, je sais... Vous ne croyez pas, messer Leonardo, à l'existence des sirènes. Et que diriez-vous des sciapodes qui se cachent du soleil à l'ombre de leurs pieds, comme sous une ombrelle, ou encore des pygmées qui ont de si grandes oreilles que l'une leur sert de lit et l'autre de couverture? Ou encore si je vous parlais de l'arbre qui, au lieu de fruits, produit des œufs, desquels sortent des oisillons couverts de duvet jaune comme les canards et dont la chair a un goût de poisson, si bien qu'on en peut manger même les jours de maigre? Ou bien de cette île sur laquelle ont débarqué des mariniers qui, après avoir allumé du feu, cuit leur souper, se sont aperçus qu'ils ne se trouvaient pas sur une île, mais sur un poisson? Cela m'a été conté par un vieux loup de mer à Lisbonne, un homme sobre, qui m'a juré, par la chair et le sang du Christ, qu'il me disait la vérité.
Cette conversation se tenait cinq ans après la découverte de l'Amérique, la semaine des Rameaux, le 6 avril 1498, à Florence, non loin du Vieux Marché, dans une chambre au-dessus des caves de la maison Pompeo Berardi, qui, ayant des dépôts de marchandises à Séville, y dirigeait des chantiers de construction de navires destinés aux terres découvertes par Colomb. Messer Guido Berardi, neveu de Pompeo, rêvait depuis son enfance de voyages en mer, et il avait même l'intention de prendre part à l'expédition de Vasco de Gama, lorsqu'il fut atteint d'une maladie terrible à cette époque, appelée par les Italiens le mal français et par les Français le mal italien, par les Polonais le mal allemand, par les Moscovites le mal polonais, et par les Turcs le mal chrétien. Vainement, il s'était fait soigner par les docteurs de toutes les facultés et attachait les emblèmes en cire de Priape à tous les autels. Brisé par la paralysie, condamné pour l'existence, il gardait une extraordinaire activité cérébrale, et, écoutant les récits des marins, passant des nuits à lire des livres et à consulter des cartes, il faisait des voyages imaginaires et découvrait des terres inconnues.
Un assemblage de boussoles, de compas, de sphères célestes, de sextants, de cadrans, d'astrolabes, rendait sa chambre pareille à une cabine de navire. A travers la fenêtre ouverte sur la loggia, se voyait le crépuscule d'un jour d'avril. Par moments, la lumière de la lampe vacillait sous la brise. Des caves montait le parfum des condiments exotiques: carry, muscade, girofle, cannelle.
—Oui, messer Leonardo, conclut Guido en frottant ses jambes enveloppées, il n'est pas dit pour rien: «La foi transporte les montagnes.» Si Colomb avait douté comme vous, il n'aurait rien fait. Convenez que cela vaut la peine de grisonner à trente ans par suite d'énormes souffrances, pour arriver à découvrir le Paradis Terrestre!
—Le Paradis? fit Léonard étonné. Qu'entendez-vous par cela, Guido?
—Comment? Vous ne le savez pas? Vous n'avez pas appris que, d'après les observations de Colomb sur l'étoile polaire au méridien des îles Açores, il avait prouvé que la terre n'était pas ronde comme on l'avait supposé, mais qu'elle avait l'aspect d'une poire surmontée d'une excroissance, tel un sein de femme? Justement, sur cette excroissance, se trouve une montagne dont la cime s'appuie dans la sphère lunaire, et là est le Paradis...
—Mais, Guido, cela contredit toutes les déductions de la science.
—La science! dit Guido en haussant avec mépris les épaules. Savez-vous, messer, ce que Colomb dit de la science? Je vous citerai les paroles de son «Livre prophétique», Libro de las Profecias: «Ni la mathématique, ni des cartes géographiques, ni des déductions de la raison ne m'ont aidé à faire ce que j'ai fait, mais simplement la prophétie d'Isaïe sur la nouvelle terre.»
Guido se tut. Il sentait que ses habituelles douleurs articulaires le reprenaient. Léonard appela les domestiques, qui emportèrent le malade dans sa chambre.
Resté seul, l'artiste se mit à vérifier les calculs de Colomb concernant la marche de l'étoile polaire et y trouva de si grossières erreurs qu'il n'en voulut croire ses yeux.
—Quelle ignorance! pensa-t-il tout étonné. On pourrait supposer qu'il a découvert le Nouveau-Monde par hasard, comme on butte sur un objet dans les ténèbres, et que, ainsi qu'un aveugle, il ne sait ce qu'il a découvert, la Chine, l'Ophir de Salomon, le Paradis Terrestre. Il mourra sans le savoir.
Il lut la première lettre du 29 avril 1493, dans laquelle Colomb annonçait à l'Europe sa découverte.
Léonard passa toute la nuit à calculer et à étudier des cartes. Par instants, il sortait sur la loggia, contemplait les étoiles et en songeant au prophète de la nouvelle terre et du nouveau ciel, cet étrange visionnaire à cœur et cerveau d'enfant, involontairement il comparaît sa destinée à la sienne:
—Quelles grandes choses il a faites et combien il savait peu! Tandis que moi, malgré tout mon savoir, je suis immobile comme ce Berardi brisé par la paralysie. Toute ma vie j'aspire à des mondes inconnus et je n'ai pas fait un pas vers eux. La foi!—disent les uns.—Mais la foi parfaite et la science parfaite, n'est-ce pas la même chose? Mes yeux ne voient-ils pas plus loin que les yeux de Colomb, prophète aveugle? Ou bien la destinée humaine veut-elle qu'on soit clairvoyant pour savoir et aveugle pour agir?
II
Léonard ne s'aperçut pas que les étoiles s'éteignaient. Un jour rose éclaira les tuiles et les charpentes des maisons. De la rue monta le bruit des pas et des voix.
On frappa à la porte. Il ouvrit. Giovanni entra et rappela au maître que ce même jour—le samedi des Rameaux—devait avoir lieu le «duel du feu».
—Quel duel? demanda Léonard.
—Fra Domenico pour fra Savonarole et fra Juliano Rondinelli pour ses ennemis, entreront dans le brasier. Celui qui restera intact prouvera son droit devant Dieu, expliqua Beltraffio.
—Eh bien! va, Giovanni. Je te souhaite un curieux spectacle.
—Ne viendrez-vous pas?
—Non, tu vois, je suis occupé.
L'élève, faisant un effort sur lui-même, reprit:
—En venant ici, j'ai rencontré messer Paolo Somenzi. Il m'a promis de venir nous chercher et de nous conduire à la meilleure place d'où l'on verra tout. C'est dommage que vous n'ayez pas le temps... Je pensais que... peut-être... Savez-vous, maître... le duel est fixé à midi. Si vous aviez fini votre travail à ce moment, nous arriverions encore...
Léonard sourit.
—Et tu meurs d'envie que moi aussi je voie le miracle?
Giovanni baissa les yeux.
—Allons, soit, j'irai. Que le Seigneur soit avec toi!
A l'heure indiquée, Beltraffio revint avec Paolo Somenzi, homme vif et mobile comme s'il avait du mercure au lieu de sang dans les veines, le principal espion florentin du duc Ludovic le More, le plus terrible ennemi de Savonarole.
—Comment, messer Leonardo? Est-il vrai que vous ne voulez pas nous accompagner? dit Paolo d'une voix criarde, avec des grimaces bouffonnes. Ce n'est pas possible! Un amateur de sciences naturelles, tel que vous, qui n'assisterait pas à cette expérience de physique!
—Les autorisera-t-on vraiment à entrer dans le brasier? murmura Léonard.
—Comment vous dire? Si l'affaire arrive à ce point, certainement fra Domenico ne reculera pas devant le feu, et beaucoup d'autres avec lui. Deux mille cinq cents citoyens, riches et pauvres, instruits et ignorants, femmes et enfants, ont déclaré hier dans le couvent de San Marco, qu'ils désiraient prendre part à l'épreuve. C'est une telle ineptie que la tête en tourne aux gens raisonnables. Nos philosophes, nos libres penseurs eux-mêmes tremblent: voyez-vous que l'un des moines ne brûle pas! Et voyez-vous les visages des dévots, si tous les deux brûlaient!
—Il est impossible que Savonarole ajoute foi à cela! dit Léonard pensif et comme à lui-même.
—Lui, peut-être non, répliqua Paolo, ou tout au moins pas fermement. Il serait heureux de reculer, mais il est trop tard. Il a déchaîné l'appétit de la populace contre lui-même. Maintenant, ils en bavent tous: «Donne-nous le miracle!» Car ici, messer, il y a aussi de la mathématique, non moins curieuse que la vôtre: s'il y a un Dieu, pourquoi ne ferait-il pas un miracle, de façon que deux et deux fassent non pas quatre, mais cinq, d'après la prière des fidèles et à la très grande honte d'impies libres penseurs tels que vous et moi?
—Eh bien! allons! dit Léonard en jetant un regard méprisant à Paolo.
Ils partirent. Les rues étaient pleines de monde. Les visages avaient des expressions ravies et curieuses, pareilles à celle que Léonard avait déjà remarquée chez Giovanni. Dans la rue des Merciers, devant Or-San-Miquele, là où se trouvait la statue de bronze d'Andrea Verocchio, représentant l'apôtre Thomas plongeant ses doigts dans les plaies du Christ, on se bousculait. Les uns épelaient, les autres écoutaient et discutaient les huit thèses imprimées en grandes lettres rouges que devait résoudre le duel du feu:
I.—L'Eglise de Dieu se renouvellera.
II.—Dieu la châtiera.
III.—Dieu la transformera.
IV.—Après le châtiment, Florence se renouvellera également et dominera tous les peuples.
V.—Les infidèles se convertiront.
VI.—Tout cela est imminent.
VII.—L'excommunication de Savonarole par le pape Alexandre VI est sans effet.
VIII.—Ceux qui n'acceptent pas cette excommunication ne pèchent pas.
Serrés par la foule, Léonard, Giovanni et Paolo s'arrêtèrent et écoutèrent les conversations.
—Tout cela est vrai, mais j'ai peur quand même d'un malheur, disait un vieil ouvrier.
—Quel malheur veux-tu qu'il arrive, Filippo, répondit un jeune contremaître, il n'y a à cela aucun péché...
—La tentation, mon ami, insistait Filippo. Nous demandons un miracle, mais en sommes-nous dignes? Il est dit: «Ne tente pas le Seigneur Dieu...»
—Tais-toi, vieillard. Pourquoi croasses-tu? Celui qui a un grain de Foi et commanderait à une montagne de tourner, serait obéi. Dieu ne peut pas ne pas faire de miracle, puisque nous croyons.
—Non, il ne peut pas, il ne peut pas! reprirent diverses voix.
—Qui entrera le premier dans le brasier, fra Domenico ou fra Girolamo?
—Ensemble...
—Non, fra Girolamo priera seulement, mais il ne subira pas l'épreuve.
—Comment, ne subira pas l'épreuve? Qui donc si ce n'est lui! D'abord Domenico, puis Girolamo et ensuite nous tous qui nous sommes inscrits au couvent de San Marco.
—Est-il vrai que le Père Girolamo ressuscitera un mort?
—Oui. D'abord le miracle du feu, ensuite la résurrection d'un mort. J'ai lu moi-même sa lettre au pape, lui demandant de désigner l'adversaire: «Nous nous approcherons tous deux de la tombe et chacun à notre tour dirons: «Lève-toi!» Celui d'après l'ordre duquel le mort se lèvera, sera le prophète, et l'autre, l'imposteur.»
—Attendez, mes frères, vous en verrez bien d'autres. Si vous avez la Foi, le Christ en chair et en os vous apparaîtra marchant sur des nuages. Nous aurons des miracles, comme on n'en a pas vu même dans l'antiquité.
—Amen! Amen! murmurait la foule.
Et les visages pâlissaient, une étincelle démente s'allumait dans les yeux.
La foule, en un mouvement en avant, les entraîna. Une dernière fois Giovanni regarda la statue de Verrocchio. Et il lui sembla, dans le sourire tendre, malin et impartialement curieux de Thomas l'Incrédule, reconnaître le sourire de Léonard.
III
En approchant de la place de la Seigneurie, ils se trouvèrent pris dans une bousculade telle que Paolo dut s'adresser à un cavalier de la milice pour se faire conduire vers la Riaggiere où étaient réservées des places aux ambassadeurs et aux citoyens célèbres.
Jamais Giovanni, lui semblait-il, n'avait vu pareille foule. Non seulement la place, mais les loggia, les tours, les fenêtres, les toits étaient noirs de monde. S'accrochant à tout, rampes, grilles, avancées de pierre ou de fer, conduites d'eau, les gens pendaient en grappes à des hauteurs vertigineuses. On se battait pour les places. Quelqu'un tomba et se tua. Les rues étaient barrées par des chaînes, à l'exception de trois, gardées par la milice et par lesquelles n'entraient que les hommes désarmés.
Paolo, désigna à ses compagnons le brasier et leur expliqua l'installation de cette «machine»: un étroit passage pavé de pierres et de glaise entre deux murs de bûches enduites de goudron et saupoudrées de poudre.
De la rue Veccereccia, sortirent les Franciscains, ennemis de Savonarole, puis les Dominicains. Fra Girolamo vêtu d'une soutane de soie blanche et portant le Saint-Ciboire étincelant, et fia Domenico, en robe de velours rouge, fermaient le cortège. «Glorifiez Dieu!... chantaient les dominicains.—Sa grandeur est sur Israël et sa puissance dans les cieux. Terrible tu es Seigneur, dans ton sanctuaire.»
La foule répondit dans un cri frémissant:
—Hosanna! Hosanna! Gloire à Dieu en toute éternité!
Les ennemis de Savonarole et ses élèves prirent place dans la loggia Orcagni, séparée à cet effet par une cloison.
Tout était prêt. Il ne restait qu'à allumer le bûcher et à y entrer.
La perplexité, la tension devenaient insupportables; les uns se dressaient sur la pointe des pieds, haussaient la tête pour mieux voir; d'autres se signaient, égrenant des chapelets, récitant leur naïve prière:
—Fais un miracle, fais un miracle, Seigneur!
L'atmosphère était étouffante. Les roulements du tonnerre qui grondait depuis le matin, se rapprochaient. Le soleil brûlait.
Des membres du Conseil, citoyens renommés, vêtus de longues robes de drap rouge, pareilles aux antiques toges romaines, sortirent du Palazzo Vecchio.
—Signori! signori! répétait un vieillard, le nez chevauché par des lunettes rondes, une plume d'oie derrière l'oreille, le secrétaire du Conseil. La séance n'est pas terminée, venez, on réunit les voix...
—Au diable leurs voix! cria un des citoyens. J'en ai assez. Mes oreilles se dessèchent à entendre leurs sottises.
—Et qu'attendent-ils? observa un autre. S'ils désirent tellement être brûlés, qu'on les lâche dans le feu et que tout soit dit!
—Permettez, c'est un meurtre...
—Des bêtises! Quel malheur qu'il y ait deux imbéciles de moins sur la terre!
—Vous dites, ils brûleront? Soit. Mais il faut qu'il brûlent selon les lois de l'église. C'est une question délicate, théologique...
—Alors, que le pape décide.
—Il ne s'agit ici ni du pape, ni des moines. Nous devons penser au peuple, signori. Si l'on pouvait rétablir le calme dans la ville par cette épreuve, il ne faudrait pas hésiter d'envoyer non seulement dans le feu, mais aussi dans l'eau, dans l'air, sous terre, tous les moines et tous les curés!
—Dans l'eau... c'est suffisant. Mon avis est qu'on prépare une cuve et qu'on y plonge les deux moines. Celui qui sortira sec de l'eau aura raison. Et, au moins, ce n'est pas une épreuve dangereuse.
—Avez-vous entendu, signori? dit Paolo. Notre pauvre fra Juliano Rondinelli a été pris d'une telle panique, qu'il en est tombé malade. On a dû le saigner.
—Vous plaisantez toujours, messeri, dit un vieillard au visage intelligent et triste. Moi, quand j'entends les premiers citoyens de la ville tenir de pareils discours, je me demande ce qu'il vaut mieux, vivre ou mourir. Car, en vérité, quelle serait la stupéfaction de nos ancêtres, fondateurs de cette ville, s'ils pouvaient voir jusqu'à quelle ignominie ont atteint leurs descendants!
Les commissaires continuaient leurs pourparlers qui semblaient ne pas devoir prendre fin.
Les Franciscains assuraient que Savonarole avait ensorcelé l'habit de Domenico. Il l'enleva. Alors, on affirma que le sortilège pouvait se rapporter aux vêtements inférieurs. Domenico entra dans le palais et s'étant mis entièrement nu, endossa la robe d'un autre moine. On lui défendit de s'approcher de Savonarole, afin que celui-ci ne puisse à nouveau user d'enchantements. On exigea également qu'il déposât la croix qu'il tenait dans ses mains. Domenico y consentit, mais déclara qu'il n'entrerait dans le feu que portant le Saint-Sacrement. Alors, les Franciscains objectèrent que les élèves de Savonarole voulaient brûler la chair et le sang du Christ. En vain Domenico et Savonarole tentaient de prouver que le Saint-Sacrement ne peut brûler, que dans le feu périra seulement le modus et non l'éternelle substance. Une insoluble discussion scolastique s'engagea.
La foule murmurait. Le ciel se couvrait de nuages. Tout à coup, derrière le Palazzo Vecchio, de la rue des Lions, via dei Leoni, où l'on gardait dans une fosse grillée des lions vivants, animaux héraldiques de Florence, s'éleva un long rugissement affamé. Dans la bousculade des préparatifs, on avait oublié l'heure du repas des fauves.
Il semblait que le Marzocio de bronze, indigné de l'infamie de son peuple, rugissait de colère.
A ce cri de fauve, la foule répondit par un hurlement beaucoup plus terrible d'humains avides:
—Plus vite! dans le feu! Fra Girolamo! Le miracle! Le miracle!
Savonarole, qui priait devant le Saint-Ciboire, sortit de sa torpeur, s'approcha du bord de la loggia et de son geste autoritaire, ordonna au peuple de se taire.
Mais la populace n'obéissait plus. Quelqu'un cria:
—Il a peur!
Et toute la foule répéta ce cri.
—Frappez, frappez les cagots!
Et Giovanni vit sur tous les visages une expression de férocité.
Il ferma les yeux pour ne pas voir, convaincu qu'à l'instant Savonarole allait être saisi et lapidé.
Mais à ce moment, un éclair sillonna le ciel, le tonnerre gronda et une pluie diluvienne fondit sur Florence. Elle ne dura pas longtemps. Mais il ne fallut plus songer au duel du feu: le passage entre les deux murs de bûches s'était transformé en torrent tumultueux.
—Voilà bien les moines! riait la foule. En allant dans le feu, ils sont tombés dans l'eau. Le voilà, le miracle!
Un détachement de soldats accompagnait Savonarole à travers la populace furieuse.
Le cœur de Beltraffio se serra, lorsqu'il vit sous la pluie fine, le frère Savonarole marcher d'un pas précipité et trébuchant, voûté, le capuchon rabattu sur les yeux, ses vêtements blancs souillés de boue. Léonard remarqua la pâleur de Giovanni et le prenant par la main, comme le jour du «Bûcher des Vanités», il l'emmena hors de la foule.
IV
Le lendemain, dans cette même pièce de la maison Berardi, pareille à une cabine de navire, l'artiste démontrait à messer Guido la stupidité des assertions de Christophe Colomb au sujet du Paradis, soi-disant situé sur le mamelon d'une terre en forme de poire.
Tout d'abord, Berardi l'écouta attentivement, répliqua, discuta. Puis subitement il se tut et s'attrista, comme si les vérités de Léonard l'eussent fâché. Il se plaignit de ses douleurs, et se fit transporter dans sa chambre.
—Pourquoi l'ai-je peiné? songea l'artiste. Il ne veut pas de la vérité, comme les élèves de Savonarole, il lui faut le miracle!
Dans l'un de ses cahiers de notes qu'il feuilletait distraitement, il lut ces lignes écrites le jour mémorable où la populace brisait la porte de sa maison en exigeant le Clou sacré:
«O merveilleuse est ta justice, Premier Moteur! Tu as désiré ne priver aucune force de l'ordre et des qualités indispensables: car si elle doit pousser un corps à cent coudées et qu'elle rencontre un obstacle sur son chemin, tu as commandé que la force du coup produisît un nouveau mouvement, recevant en échange du chemin non parcouru différents heurts et diverses secousses. O divine est ta nécessité, Premier Moteur qui obliges, par tes lois, toutes les conséquences à découler par la voie la plus rapide de la cause. Voilà le miracle!»
Et se souvenant de la Sainte-Cène, du visage du Christ, qu'il cherchait toujours et qu'il ne trouvait pas, l'artiste sentit qu'entre ces pensées sur le Premier Moteur, sur la Divinité indispensable, et la parfaite sagesse de Celui qui avait dit: «L'un de vous me trahira», il y avait corrélation.
Le soir, Giovanni vint le voir et lui conta les événements de la journée.
La Seigneurie avait ordonné à Savonarole et à Domenico de quitter la ville. Apprenant qu'ils tardaient à s'exécuter, les «enragés», armés, traînant des canons et suivis d'une foule innombrable, avaient cerné le couvent de San Marco, envahi la chapelle au moment des vêpres. Les moines se défendirent avec des cierges allumés, des candélabres, des crucifix de bois et de bronze. Dans la fumée de la poudre et la lueur de l'incendie ils semblaient risibles comme des pigeons furieux, terribles comme des diables. L'un d'eux avait grimpé sur le toit de l'église et lançait des pierres. L'autre avait sauté sur l'autel et se tenant devant la croix, tirait avec une arquebuse, criant après chaque coup: «Vive Christ!» On prit le monastère d'assaut. Les moines suppliaient Savonarole de fuir. Mais il s'était rendu ainsi que Domenico. On les avait emmenés en prison.
En vain les gardes de la Seigneurie voulaient ou feignaient de vouloir les défendre contre les injures de la populace.
Les uns souffletaient par derrière Savonarole et ricanaient:
—Devine, devine, homme de Dieu, devine qui t'a frappé!
D'autres se traînaient devant lui à quatre pattes, comme s'ils cherchaient quelque chose dans la boue, et grognaient:—La clef, la clef, qui a vu la clef de Girolamo? faisant allusion à «la clef» dont il parlait souvent dans ses prêches, la clef dont il menaçait d'ouvrir le coffret secret des abominations romaines.
Les enfants, anciens soldats de l'armée sacrée, les petits inquisiteurs, lui jetaient des pommes blettes et des œufs pourris. Ceux qui avaient pu s'avancer au premier rang de la foule, criaient à s'enrouer, répétant toujours les mêmes mots dont ils ne pouvaient se rassasier:
—Poltron! Judas, traître! Sodomite! Sorcier! Antechrist!
Giovanni l'avait accompagné jusqu'à la porte de la prison du Palazzo Vecchio. En guise d'adieu, au moment où frère Savonarole franchissait la porte du cachot qu'il ne devait quitter que pour aller à la mort, un mauvais plaisant lui donna alors un coup de genou dans le postérieur en criant:
—Voilà d'où sortaient ses prophéties! Egli ha la profezia nel forame!
Le lendemain matin, Léonard et Giovanni quittèrent Florence.
Dès son arrivée à Milan l'artiste commença le travail qu'il remettait depuis dix-huit ans, le visage du Christ dans la Sainte-Cène.
V
Le jour même du «duel du feu» manqué, le samedi des Rameaux, septième d'avril 1498, le roi de France, Charles VIII, mourut subitement.
Cette nouvelle terrifia Ludovic le More, car le successeur au trône qui devait prendre le nom de Louis XII, le duc d'Orléans, était le pire ennemi de la maison des Sforza. Petit-fils de Valentine Visconti, fille du premier duc milanais, il se considérait comme l'unique héritier de la Lombardie et avait l'intention de la conquérir après avoir réduit en cendres «le repaire des brigands Sforza».
Déjà, avant la mort de Charles VIII, avait eu lieu à Milan, à la cour du duc, un «duel savant», scientifico duello, qui lui avait tellement plu, qu'il en avait fixé un second à deux mois plus tard. On supposait qu'en prévision de la guerre imminente, il reculerait la dispute, mais on se trompa, car le More avait calculé profitable pour lui de montrer à ses ennemis qu'il ne se souciait pas d'eux, que sous le doux règne de Sforza, plus que jamais, florissaient en Lombardie les beaux-arts, les belles-lettres et les sciences, «fruits d'une paix dorée»; que son trône était gardé non seulement par les armes, mais encore par la gloire du plus civilisé des rois d'Italie, protecteur des Muses.
Dans la grande salle du jeu de paume se réunirent donc les docteurs, les doyens, les licenciés de l'Université de Pavie, coiffés du bonnet carré rouge, portant l'épaulière de soie pourpre, doublée d'hermine, gantés de gants de peau de chamois violets, la ceinture ornée d'aumonières brodées d'or. Les dames de la cour portaient des robes de bal. Aux pieds du duc de chaque côté du trône, étaient assises madonna Lucrezia et la comtesse Cecilia.
La séance débuta par un discours de Giorgio Merula qui, comparant le duc à Périclès, Epaminondas, Scipion, Caton, Auguste, Mécène, Trajan et Titus, prouvait que la nouvelle Athènes—Milan—avait dépassé l'antique.
Puis commença la dispute théologique sur l'Immaculée Conception, et la dispute médicale posa ces questions:
«Les jolies femmes sont-elles plus fécondes que les laides? La guérison de Tobie par la bile de poisson est-elle naturelle? La femme est-elle une création incomplète de la nature? Dans quelle partie du corps s'est formée l'eau qui découla de la plaie du Christ lorsque sur la croix il fut percé d'un coup de lance? La femme est-elle plus voluptueuse que l'homme?»
Ensuite vint la dispute philosophique sur la question de savoir si la toute première matière était hétérogène ou homogène?
—Que signifie cet apophtegme? demandait un vieillard à la bouche édentée, au sourire venimeux, aux yeux troubles, grand docteur ès scolastique qui embrouillait ses adversaires et faisait une si rusée distinction entre quidditas et habitas que personne ne parvenait à la comprendre.
Léonard écoutait, comme toujours muet et solitaire. Par instants, un sourire ironique errait sur ses lèvres.
VI
La comtesse Cecilia désigna Léonard et murmura quelques paroles à l'oreille du duc. Celui-ci appela auprès de lui l'artiste et le pria de prendre part à la discussion.
—Messer, insista la comtesse, soyez aimable, faites-le pour moi...
—Tu vois, les dames te prient, fit le duc. Ne joue pas à la modestie. Qu'est-ce que cela te coûte? Raconte-nous quelque chose de plus intéressant d'après tes observations sur la nature. Je sais que ton cerveau est toujours plein des plus superbes chimères...
—Monseigneur, épargnez-moi. Je serais heureux, madonna Cecilia, mais vraiment je ne puis, je ne sais...
Léonard ne se dérobait pas. En effet il n'aimait pas et ne savait pas parler devant un auditoire. Entre sa parole et sa pensée s'élevait toujours un obstacle. Il lui semblait que chaque mot exagérait ou n'exprimait pas, trahissait ou mentait. Inscrivant ses observations dans son journal, il corrigeait, raturait continuellement. Même dans la conversation, il balbutiait, s'embarrassait ne trouvant pas ses mots. Il appelait les orateurs et les littérateurs des «bavards» et des «barbouilleurs», et cependant, secrètement, il les enviait. La jolie tournure d'une phrase, parfois chez les gens les plus infimes, lui inspirait un dépit mêlé de naïve admiration: «Dire que Dieu fait cadeau d'un tel art!» pensait-il.
Mais plus Léonard se récusait, plus les dames insistaient.
—Messer, chantaient-elles en chœur, en l'entourant, s'il vous plaît! Nous vous supplions toutes. Racontez quelque chose... Racontez-nous quelque chose de gentil...
—Comment les hommes voleront, proposa la jeune Fiordeliza.
—Ou sur la magie, appuya Hermelina, la magie noire. C'est si curieux! La nécromancie: comment on fait sortir les morts de leur tombe...
—Madonna, je puis vous assurer que jamais je n'ai fait parler les morts...
—Cela ne fait rien: parlez alors d'autre chose. Seulement que ce soit effrayant et sans mathématique...
Léonard ne savait refuser rien à personne.
—Vraiment, je ne sais, madonna, murmura-t-il intimidé.
—Il consent! il consent! applaudit Hermelina. Messer Léonard va parler. Écoutez!
—Quoi? Qui? Hein? demandait le doyen de la Faculté théologique, dur d'oreille et faible d'esprit par suite de son grand âge.
—Léonard! lui cria son voisin, jeune licencié en médecine.
—On va parler de Leonardo Pisano, le mathématicien?
—Non, c'est Léonard de Vinci qui va parler lui-même.
—De Vinci? Un docteur ou un licencié?
—Ni l'un ni l'autre, pas même un bachelier, simplement l'artiste Léonard qui a peint la Sainte-Cène...
—Un peintre? Alors il traitera de la peinture...
—Non, des sciences naturelles.
—Mais, les artistes sont donc devenus maintenant des savants? Léonard? Je ne connais pas... Quels ouvrages a-t-il écrits?
—Aucun. Il ne publie pas.
—Il ne publie pas?
—Il paraît qu'il écrit de la main gauche, dit un autre voisin, avec des caractères spéciaux, afin qu'on ne puisse pas comprendre.
—Pour qu'on ne puisse comprendre? De la main gauche? Ce doit être vraiment drôle, messer. Probablement pour se distraire de ses travaux et amuser le duc et les belles dames?
—Nous allons voir.
—Il fallait le dire. Naturellement, ils doivent distraire les gens de cour. Et puis les artistes sont si drôles, ils savent amuser. Buffalmaco était, paraît-il, un vrai bouffon... Eh bien! écoutons ce que c'est que ce Léonard.
Il essuya ses lunettes pour mieux voir ce spectacle surprenant.
Léonard adressa un dernier regard suppliant au duc, qui souriait en fronçant les sourcils. La comtesse Cecilia le menaça du doigt.
—Ils se fâcheraient, peut-être, songea l'artiste. J'ai à demander de l'argent pour le bronze de mon Colosse. Eh! tant pis! Je vais leur parler de ce qui me passera par la tête—pourvu qu'ils me laissent tranquille.
Désespéré, mais résolu, il monta à la tribune et examina la savante assistance.
—Je dois prévenir Vos Excellences, commença-t-il balbutiant et rougissant comme un écolier—c'est pour moi tout à fait imprévu... simplement sur l'insistance du duc... Non, je veux dire... il me semble... en un mot... je vais vous entretenir des coquillages.
Il commença à parler des animaux aquatiques pétrifiés, des empreintes de plantes et de coraux, trouvés dans des cavernes, sur des montagnes, loin de la mer—témoins ultra-antiques des transformations subies par la terre—puisque là où se trouvent maintenant les plaines et les montagnes, il y avait deux océans. L'eau, moteur de la nature, son automédon, crée et détruit les montagnes. En s'approchant du milieu des mers, les bords grandissent et les mers intérieures se dessèchent peu à peu, ne formant plus que le lit d'une rivière se jetant dans l'Océan. Ainsi le Pô ayant desséché la Lombardie, en fera de même avec l'Adriatique. Le Nil ayant transformé la Méditerranée en plaines sablonneuses, semblables à celles de l'Egypte et de la Libye, aura son embouchure dans l'Océan en face de Gibraltar.
—Je suis convaincu, conclut Léonard, que l'étude des plantes et des animaux pétrifiés, si dédaignée jusqu'à présent par les savants, peut être le début d'une science nouvelle, concernant le passé et l'avenir de la terre.
Ses idées étaient si claires, si précises, si pleines de confiance dans la science—en dépit de sa modestie—si différentes des utopies pythagoriques de Paccioli et de la scolastique morte des docteurs, que lorsqu'il se tut, les visages exprimèrent la perplexité: Que faire? Le complimenter ou en rire? Était-ce une nouvelle science ou le bégaiement suffisant d'un ignorant?
—Nous souhaiterions vivement, mon cher Léonard, dit le duc avec le sourire indulgent d'une grande personne pour un enfant, nous souhaiterions vivement que ta prophétie s'accomplisse, que la mer Adriatique se dessèche et que les Vénitiens, nos ennemis, restent sur leurs lagunes comme des écrevisses sur un banc de sable!
Tout le monde rit complaisamment à cette boutade. La direction était donnée et les girouettes courtisanesques suivirent le vent. Le recteur de l'Université de Pavie, Gabriele Pirovano, vieillard à cheveux blancs, au visage majestueusement nul dit en reflétant dans son sourire plat la moquerie du duc:
—Les renseignements que vous nous avez communiqués, messer Leonardo, sont fort curieux. Mais je me permettrai de vous faire remarquer: n'est-il pas plus simple d'attribuer la provenance de ces coquillages, au jeu amusant, hasardeux et charmant, mais tout à fait innocent, de la nature sur lequel vous voulez baser une nouvelle science,—n'est-il pas plus simple, dis-je, d'expliquer la présence de ces coquillages par le déluge?
—Oui, oui, le déluge, répliqua Léonard, sans aucune timidité maintenant, avec une désinvolture qui parut à beaucoup extrêmement libre et arrogante même; je sais, tout le monde parle du déluge. Seulement cette explication ne vaut rien. Jugez vous-même: le niveau de l'eau au temps du déluge était de dix coudées plus élevé que les plus hautes montagnes. Conséquemment, les coquillages jetés par les vagues furieuses, devaient descendre, descendre absolument, messer Gabriele, directement du centre, et non pas sur le côté; au pied des montagnes et non pas dans des cavernes souterraines et de plus, en désordre, selon la fantaisie des vagues et non sur le même plan, non par couches successives, comme nous l'observons. Et remarquez—voilà ce qui est curieux!—les animaux qui vivent par bandes, tels les sèches et les huîtres, se retrouvent de même; et ceux qui vivent séparément se retrouvent séparés comme nous pouvons les voir aujourd'hui sur les bords de la mer. Moi-même, personnellement, plusieurs fois j'ai observé les dispositions de ces coquillages pétrifiés en Toscane, en Lombardie, dans le Piémont. Si vous me dites qu'ils ont été apportés non par les vagues du déluge, mais ont monté d'eux-mêmes petit à petit en suivant le flux, il me sera facile également de repousser cette assertion, car le coquillage est un animal aussi lent, si ce n'est davantage, que l'escargot. Il ne nage jamais, mais rampe seulement sur le sable et les pierres à l'aide des valves et le plus long chemin qu'il puisse parcourir ne dépasse pas quatre coudées. Comment voulez-vous, messer Gabriele, qu'en une période de quarante jours—durée du déluge, d'après Moïse—il ait pu franchir les deux cent cinquante milles qui séparent les cimes de Monferato de l'Adriatique? Seul peut l'affirmer celui qui, négligeant l'expérience et l'observation, juge la nature d'après les livres écrits par des bavards et n'a jamais eu la curiosité de contrôler par soi-même ce dont il parle.
Un silence gênant pesa sur l'assemblée. Tout le monde sentait la faiblesse de la réplique du recteur.
Enfin, l'astrologue de la cour, le favori du duc, messer Ambrogio da Rosati, comte Corticelli, proposa en s'appuyant sur Pline le Naturaliste, une autre explication: les objets pétrifiés, qui n'avaient «que l'aspect» d'animaux aquatiques, s'étaient formés dans les différentes couches de terre, sous l'action magique des étoiles.
Au mot «magique» un sourire soumis et ennuyé erra sur les lèvres de Léonard.
—Comment expliquerez-vous, messer Ambrogio, répliqua-t-il, que l'influence des mêmes étoiles, au même endroit, ait pu créer des animaux non seulement de diverses espèces, mais de différents âges, vu que j'ai découvert que, d'après la grandeur des coquilles, comme d'après les cornes des bœufs et des moutons, d'après le cœur des arbres, on pouvait exactement formuler en années et même en mois, la durée de leur existence? Comment expliquerez-vous que les unes soient entières, les autres brisées, les troisièmes emplies de sable, de limon, avec des pinces de crabes, des os et des dents de poissons, des éclats de pierre, arrondis par les vagues? Et les empreintes délicates des feuilles sur les rocs des montagnes les plus élevés? D'où tout cela vient-il? De l'influence des étoiles? Mais s'il faut raisonner ainsi, messer, je suppose que dans toute la nature il ne se trouvera pas une manifestation qui ne puisse s'expliquer par l'influence des étoiles et alors, hormis l'astrologie, toutes les sciences sont inutiles...
Le vieux docteur ès scolastique demanda la parole et lorsqu'on la lui eut accordée il observa que la discussion n'était pas régulière, car des deux l'un: ou la question des animaux déterrés appartenait à la science inférieure «mécanique» étrangère à la métaphysique et alors il est inutile d'en parler puisqu'on ne les avait pas réunis dans cette intention; ou bien la question se rapportait à la réelle, grande connaissance, la dialectique, et dans ce cas, il est nécessaire de discuter d'après les règles de la dialectique, en élevant les pensées à la hauteur de pure intellectualité.
—Je sais, dit Léonard avec une expression encore plus soumise et ennuyée, je sais à quoi vous faites allusion, messer. J'y ai beaucoup songé aussi. Seulement tout cela, ce n'est pas cela...
—Pas cela? sourit le vieillard fielleux. Alors, messer, éclairez-nous, soyez bon, apprenez-nous ce qui n'est pas cela à votre avis?
—Mais non... je n'ai pas visé... je vous assure... autre chose que les coquillages. Je pense que... en un mot, il n'y a pas de science inférieure et supérieure, il n'y en a qu'une seule, celle qui se base sur l'expérience.
—Sur l'expérience! Vraiment! Permettez-moi de vous demander, dans ce cas, la métaphysique d'Aristote, de Platon, de Plotin, de tous les antiques philosophes qui ont parlé de Dieu, de l'âme, de la substance, tout cela alors serait?...
—Oui, tout cela n'est pas la science, répliqua tranquillement Léonard. Je reconnais la grandeur des antiques, mais pas en cela. Pour la science ils ont suivi un chemin trompeur. Ils ont voulu connaître une science inaccessible et ils ont dédaigné l'autre. Ils se sont embrouillés eux-mêmes et ils ont embrouillé les autres pour plusieurs siècles. Car discutant de choses qu'ils ne pouvaient prouver, ils ne pouvaient tomber d'accord. Là où il n'y a pas d'arguments logiques—on les remplace par des cris. Celui qui sait n'a pas besoin de crier. La parole de la vérité est unique et quand elle a été prononcée, tout le monde doit se taire; si les cris continuent, c'est que la vérité n'existe pas. Est-ce qu'en mathématique on discute si trois et trois font six ou cinq? Si le total des angles dans le triangle est égal aux deux angles droits ou non? Est-ce qu'ici toute contradiction ne disparaît pas devant la vérité, de telle façon que ses servants peuvent en jouir en paix, ce qui n'arrive jamais dans les sciences prétendues sophistiques...
Il voulut ajouter quelque chose, mais après avoir regardé son adversaire, il se tut.
—Eh! mais! nous finirons par nous comprendre, messer Leonardo! dit le docteur ès scolastique en souriant encore plus venimeusement. Je le savais d'avance. Je ne saisis pas une seule chose, excusez le vieillard. Comment? Est-ce que toutes nos connaissances sur l'âme, sur Dieu, sur la vie d'outre-tombe, qui n'appartiennent pas à l'expérience, et qui ne peuvent être «prouvées», comme vous avez daigné le dire vous-même, mais affirmées par l'immuable témoignage de l'Écriture Sainte...
—Je ne dis pas cela, l'interrompit Léonard, en fronçant les sourcils, je laisse en dehors de la discussion les livres inspirés par Dieu, car ils sont la substance de la plus haute vérité...
On ne le laissa pas achever. L'agitation s'empara de l'assemblée. Les uns criaient, les autres riaient, les troisièmes se levant tournaient vers lui des visages furieux, les quatrièmes, enfin, haussaient dédaigneusement les épaules.
—Assez! assez!...—Permettez-moi de répondre, messer,...—Qu'y a-t-il à répliquer à cela!... C'est une ineptie!...—Je demande la parole...—Platon et Aristote!... Tout cela ne vaut pas un œuf pourri... Comment permet-on?...—Les vérités de notre très sainte mère l'Église... C'est une hérésie!... Une impiété!...
Léonard se taisait. Son visage était calme et triste. Il voyait sa solitude parmi tous ces gens qui se croyaient les serviteurs de la science, il voyait le précipice infranchissable qui le séparait d'eux et sentait croître son dépit, non pas contre ses adversaires, mais contre soi-même, de n'avoir pas su éviter la discussion, de s'être laissé tenter encore une fois, en dépit de ses nombreuses épreuves, par le naïf espoir qu'il suffirait de montrer aux gens la vérité pour qu'ils l'admettent.
Le duc, les seigneurs et les dames, qui depuis longtemps ne comprenaient rien, suivaient néanmoins la discussion avec un vif plaisir.
—Bravo! se réjouissait Ludovic le More, en se frottant les mains. C'est un véritable combat! Regardez, madonna Cecilia, ils vont se battre de suite! Tenez, le petit vieux ne tient plus dans sa peau, il tremble, il serre des poings, il enlève son bonnet! Et le petit brun, derrière lui... il écume! Et pourquoi? Pour des coquillages pétrifiés. Quels gens étonnants que ces savants! Et notre Léonard, hein? lui qui jouait la timidité...
Et tous se prirent à rire, admirant le duel des savants, comme un combat de coqs.
—Allons, je vais sauver mon Léonard, dit le duc, sans cela les bonnets rouges l'assommeront...
Il pénétra dans les rangs des adversaires furieux, et ils se turent aussitôt, s'écartèrent devant lui, comme des vagues qui s'apaisent sous l'action de l'huile. Il suffisait d'un sourire du duc pour réconcilier la métaphysique et les sciences naturelles.
Invitant ses hôtes à souper, il ajouta aimablement:
—Eh bien signori! vous avez discuté, vous vous êtes échauffés, c'est suffisant! Il faut réparer vos forces. Je vous prie. Je suppose que mes animaux cuits de l'Adriatique—heureusement pas encore desséchée!—exciteront moins de discussions que les animaux pétrifiés de messer Leonardo.
VII
A souper, Luca Paccioli, assis près de Leonardo, lui dit tout bas:
—Ne me gardez pas rancune, mon ami, de ne pas vous avoir défendu lorsqu'on vous a attaqué. Ils ne vous ont pas compris. Et, en réalité, vous pouviez vous entendre avec eux, car une chose ne gêne pas l'autre, pourvu qu'on ne touche pas aux extrêmes. On peut tout concilier, tout réunir...
—Je suis entièrement de votre avis, fra Luca, répondit Léonard.
—Voilà, voilà! Comme cela c'est mieux. La paix et la concorde. Pourquoi se fâcher. Vive la métaphysique et vive la mathématique! Il y aura de la place pour tous. Vous me cédez et je vous cède. N'est-ce pas, mon ami?
—Parfaitement, fra Luca.
—Et il n'y aura plus aucun malentendu. Vous nous cédez, nous vous cédons.
—«Veau caressant tette deux mères!» pensa l'artiste en regardant le visage rusé et intelligent du moine mathématicien qui savait concilier Pythagore et saint Thomas d'Aquin.
—A votre santé, maître! lui dit en levant sa coupe, son autre voisin, l'alchimiste Galeotto Sacrobosco. Vous les avez adroitement ferrés. Quelle finesse dans l'allégorie!
—Quelle allégorie?
—Allons, encore? C'est mal, messer. Ne trichez pas avec moi, Dieu merci, je suis initié. Nous ne nous trahirons pas...
Le vieillard eut un sourire malin.
—Quelle allégorie, me demandez-vous? Le dessèchement, c'est le soufre; le sel de l'Océan qui couvrait jadis les montagnes, le mercure; est-ce bien cela?
—Tout à fait, messer Galeotto, approuva Léonard, vous avez fort bien compris mon allégorie!
—Vous voyez! Et les coquillages pétrifiés sont la pierre philosophale, le grand secret des alchimistes, formée par le soleil-sel, la sécheresse-soufre et le liquide-mercure. La divine transmutation des métaux!
Haussant ses sourcils flambés par les flammes de ses fours, le vieillard eut un rire enfantin, naïf:
—Et nos savants à bonnet rouge n'ont rien compris! Allons, buvons à votre santé, messer Leonardo, et à la floraison de notre mère l'Alchimie!
—Avec plaisir, messer Galeotto. Je vois en effet, maintenant, qu'on ne peut rien vous cacher et je vous donne ma parole de ne plus ruser avec vous dorénavant.
Après le souper, les invités se dispersèrent. Le duc ne retint qu'un petit cercle d'intimes dans un douillet petit salon où l'on apporta du vin et des fruits.
—C'est charmant, charmant! dit Hermelina se pâmant. Jamais je n'aurais cru que ce serait aussi amusant. J'avoue que je craignais de m'ennuyer. C'est mieux que n'importe quel bal! J'assisterais volontiers tous les jours à des tournois scientifiques. Comme ils se sont fâchés contre Léonard, comme ils ont crié! Dommage qu'on ne l'ait pas laisser achever. Je désirais tellement qu'il raconte quelque chose de ses sortilèges, qu'il parle de la nécromancie.
—Je ne sais si ce que l'on dit est vrai, dit un vieux courtisan, mais il paraît que Léonard s'est créé tant d'opinions hérétiques, qu'il ne croit même plus en Dieu. Adonné aux sciences naturelles, il préfère être philosophe plutôt que chrétien...
—Des bêtises, déclara le duc. Je le connais. C'est un cœur d'or. Il brave tout en paroles et en réalité il ne ferait pas de mal à une puce. On dit: «C'est un homme dangereux.» Les pères inquisiteurs peuvent crier tant qu'il leur plaira, je ne permettrai à personne d'offenser mon Léonard.
—Et la postérité, dit en s'inclinant profondément Balthazare Castiglione, élégant seigneur de la cour d'Urbino, venu à Milan, la postérité sera reconnaissante à Votre Altesse d'avoir conservé un aussi extraordinaire, un aussi unique artiste dans le monde entier. C'est dommage qu'il néglige ainsi son art, pour employer son cerveau à d'aussi étranges pensées, à d'aussi monstrueuses chimères.
—Vous dites vrai, messer Balthazare, approuva le duc. Combien de fois ne lui ai-je pas dit: «Laisse là ta philosophie.» Mais les artistes sont volontaires. On ne peut rien en faire, on ne peut rien exiger d'eux. Ce sont des originaux!
—Vous avez admirablement traduit notre pensée à tous, Monseigneur, acquiesça le commissaire principal des impôts sur le sel, qui depuis longtemps voulait raconter quelque chose sur Léonard. Ce sont des originaux! Ils ont parfois des inventions qui vous ahurissent. J'arrive dernièrement dans son atelier, j'avais besoin d'un petit dessin allégorique pour un coffret de mariage. Je demande:
»—Le maître est-il à la maison?
»—Non, il est très occupé et ne reçoit pas de commandes.
»—Et à quoi est-il occupé?
»—Il mesure la pesanteur de l'air.
»Alors, j'ai cru qu'on se moquait de moi. Puis je rencontre Léonard:
»—Est-il vrai, messer, que vous mesurez la pesanteur de l'air?
»—Oui! m'a-t-il répondu en me regardant comme si j'étais un imbécile. La pesanteur de l'air! Comment cela vous plaît-il, madonni? Combien de livres, combien de grammes, dans le zéphir printanier?»
—Cela, ce n'est rien! observa un jeune chambellan au visage abêti et satisfait. Moi j'ai entendu dire qu'il a inventé un canot qui se meut sans avirons.
—Sans avirons! Tout seul?
—Oui, sur des roues, par la force de la vapeur.
—Un canot sur des roues! Vous venez de l'inventer vous-même...
—Je vous jure sur mon honneur, madonna Cecilia, que je l'ai su par fra Luca Paccioli qui a vu le dessin de la machine. Léonard suppose que par la force de la vapeur, on peut faire bouger non seulement un canot, mais des navires.
—Vous voyez, s'écria Hermelina, c'est de la magie noire!
—Pour un original, c'est un original, conclut le duc avec un sourire. Je ne puis le cacher. Mais je l'aime tout de même. On respire la gaieté avec lui. Jamais on ne s'ennuie!
VIII
Revenant chez lui, Léonard suivait une calme ruelle près des portes Vercelli. Des chèvres broutaient sur les remblais, un gamin armé d'une gaule chassait devant lui une bande d'oies. Le crépuscule était radieux. Au nord seulement, au-dessus des Alpes invisibles, des nuages s'amoncelaient, bordés d'or et, entre eux, dans le ciel pâle, brillait une étoile solitaire.
Se souvenant des deux «duels» dont il avait été témoin, Léonard songeait combien ils étaient différents et en même temps proches comme des jumeaux.
Sur l'escalier de pierre d'une vieille maison, parut une fillette de six ans environ, qui mangeait une galette rassie et un oignon cuit.
Léonard s'arrêta et l'appela. Elle le regarda effrayée. Puis, se fiant à son bon sourire, lui sourit aussi et descendit les marches, ses pieds bruns marqués d'eau de vaisselle et de carapaces d'écrevisses. Léonard retira de sa poche une orange dorée. Souvent, lorsqu'il mangeait à la table du duc, il emportait les sucreries pour les distribuer aux enfants, au hasard de ses promenades.
—Une balle dorée, dit la petite, une balle dorée!
—Ce n'est pas une balle, mais une orange. Goûte-la, c'est bon.
Elle ne se décidait pas, et admirait.
—Comment t'appelles-tu? demanda Léonard.
—Maïa.
—Eh bien! sais-tu, Maïa, comment le coq, la chèvre et l'âne sont allés pêcher du poisson?
—Non.
—Veux-tu que je te le raconte?
Il caressait les cheveux de l'enfant de sa main blanche et fine comme celle d'une jeune fille.
—Allons; asseyons-nous. Attends, je dois avoir des biscuits à l'anis, car je vois que tu ne veux pas manger l'orange.
Il fouilla dans ses poches.
A cet instant, sur le perron, parut une jeune femme. Elle regarda Léonard et Maïa, fit un salut amical et prit sa quenouille. Derrière elle, sortit de la maison une vieille bossue; probablement la grand'mère de Maïa.
Elle aussi regarda Léonard et subitement, comme si elle l'eût reconnu, elle se pencha vers la fileuse, lui parla. La jeune femme se leva et cria:
—Maïa! Maïa! Viens ici, vite!
La fillette hésitait.
—Mais viens donc, vaurienne! Attends, je vais t'apprendre...
Effrayée, Maïa remonta l'escalier. La grand'mère lui arracha des mains l'orange dorée et la jeta dans la cour voisine où grognaient des cochons. La petite pleura. Mais la vieille lui chuchota quelque chose en désignant Léonard, et Maïa se tut aussitôt, fixant sur lui de grands yeux terrifiés.
Léonard se détourna, baissa la tête et silencieux, s'éloigna précipitamment.
Il avait compris que la vieille le connaissait, qu'elle le considérait, comme tant d'autres, comme un sorcier et qu'elle craignait qu'il ne portât malheur à Maïa.
Il s'éloignait, il fuyait presque, si ému qu'il continuait à chercher dans ses poches les galettes d'anis, inutiles maintenant, en souriant d'un sourire fautif et confus.
Devant ces yeux terrifiés d'enfant, il se sentait plus seul que devant la foule qui voulait le lapider comme impie, que devant l'assemblée de savants qui raillaient la vérité; il se sentait aussi éloigné des hommes que l'étoile solitaire qui brillait dans les cieux désespérément purs.
Rentré chez lui, il pénétra dans sa salle de travail. Avec ses livres poussiéreux et ses appareils scientifiques, elle lui parut sombre telle une prison; il s'assit devant sa table, alluma une bougie, prit un de ses cahiers et se plongea dans l'étude des lois du mouvement des corps sur les plans inclinés.
La mathématique, comme la musique, avait le don de le calmer. Et ce soir-là aussi, elle procura à son cœur l'habituelle jouissance.
Après avoir terminé ses calculs, il tira d'un casier secret son journal et de sa main gauche, avec son écriture retournée qu'on ne pouvait lire qu'à l'aide d'un miroir, il nota les pensées inspirées par le tournoi des savants:
«Les érudits et les orateurs, élèves d'Aristote, sont des corbeaux sous des plumes de paon; ils récitent les œuvres d'autrui et me méprisent parce que je découvre. Mais je pouvais leur répondre comme Marius, le patricien romain: vous parant des œuvres d'autrui, vous ne voulez pas me laisser jouir du produit des miennes.
»Entre les observateurs de la nature et les imitateurs des antiques, existe la même différence qu'entre un objet et son reflet dans une glace.
»Ils croient que, n'étant pas littérateur comme eux, je n'ai pas le droit d'écrire et de parler de la science, parce que je ne puis exprimer mes pensées selon les règles. Ils ignorent que ma force n'est pas dans mes paroles, mais dans l'expérience, maître de tous ceux qui ont bien écrit.
»Je ne désire et ne sais pas comme eux m'appuyer sur les livres des anciens, je m'appuierai sur ce qui est plus véridique que les livres: l'expérience, le maître des maîtres.»
La bougie projetait une faible lumière. L'unique ami de ses nuits d'insomnie, le chat, sautant sur la table, se caressait à lui en ronronnant. A travers les vitres poussiéreuses, l'étoile solitaire semblait plus éloignée, plus désespérée encore. Il la contempla, se souvint du regard de Maïa fixé sur lui avec une expression de crainte infinie, mais ne s'en affligea pas. Il était de nouveau radieux et ferme dans sa solitude.
Seulement au fin fond de son cœur qu'il ignorait lui-même, bouillonnait comme une source chaude sous l'épaisseur de glace d'une rivière gelée, une incompréhensible amertume semblable au remords, comme si en réalité il était fautif de quelque chose envers Maïa—de quoi? il voulut se le demander et ne le put.
IX
Le lendemain matin, Léonard se rendit au monastère delle Grazie pour travailler au visage du Christ.
Le mécanicien Astro l'attendait sur le perron, tenant les cartons, les pinceaux et les boîtes de couleurs. En sortant dans la cour, l'artiste vit le palefrenier Nastagio qui brossait consciencieusement la jument gris pommelé.
—Et Gianino? demanda Léonard.
Gianino était le nom d'un de ses chevaux favoris.
—Ça va, répondit négligemment le palefrenier. Le bai boîte.
—Le bai! dit Léonard ennuyé. Depuis quand?
—Depuis quatre jours.
Sans regarder le maître, Nastagio continuait rageusement à brosser l'arrière-train du cheval avec une force telle que la bête piétina.
Léonard désira voir le bai. Nastagio le mena dans l'écurie.
Lorsque Giovanni sortit dans la cour pour se débarbouiller au puits, il entendit la voix perçante, aiguë, presque féminine, celle que prenait Léonard dans ses accès de violente colère dont il était coutumier, mais que personne ne craignait.
—Qui, qui, imbécile, soûlard, qui t'a prié de faire soigner le cheval par le vétérinaire?
—Mais, messer, on ne peut pas laisser un cheval malade sans soins!
—Soigner! Tu crois, tête d'âne, qu'avec ce puant ingrédient...
—Pas l'ingrédient, mais l'influence... Vous ne vous connaissez pas dans cette question, c'est pourquoi vous vous fâchez.
—Va-t'en au diable, avec tes influences! Comment peut-il soigner, cet idiot, quand il ignore la construction du corps, qu'il n'a jamais su ce qu'était l'anatomie?
Nastagio leva ses yeux paresseux, regarda le maître et avec un profond mépris, murmura:
—L'anatomie!
—Vaurien!... Va-t'en de ma maison!
Le palefrenier ne sourcilla même pas. Par expérience, il savait que l'accès de colère passé, le maître le rechercherait, le supplierait de rester, car il appréciait en lui le grand connaisseur et amateur de chevaux.
—Précisément, je voulais vous demander mon compte, dit Nastagio. Trois mois de gages. En ce qui concerne le foin, il n'y a pas de ma faute. Marco ne donne pas d'argent pour le foin.
—Qu'est-ce encore? Comment ose-t-il quand j'ai ordonné...
Le palefrenier haussa les épaules, se détourna, montrant ainsi qu'il ne désirait pas continuer la conversation et reprit le pansage de la bête comme s'il voulait la rendre responsable de l'affront.
Giovanni écoutait avec un sourire curieux et joyeux.
—Eh bien! maître? Partons-nous? demanda Astro ennuyé d'attendre.
—Tout à l'heure, répondit Léonard, je dois parler à Marco au sujet du foin, savoir si cette canaille dit la vérité.
Il entra dans la maison. Giovanni le suivit.
Marco travaillait dans l'atelier. Comme toujours, il exécutait les instructions du maître avec une précision mathématique, et mesurait la couleur à l'aide de la cuiller minuscule, en consultant à chaque minute une feuille de papier couverte de chiffres. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Les veines du cou étaient gonflées. Il respirait péniblement. Ses lèvres fortement serrées, son dos voûté, ses cheveux roux tordus en un toupet obstiné, ses mains rouges et calleuses semblaient dire: La patience et le travail arriveront à bout de tout.
—Ah! messer Leonardo, vous n'êtes pas encore parti. Je vous prie, voulez-vous vérifier mes calculs? Je crois que je me suis embrouillé...
—Bien, Marco. Après, moi aussi j'ai à te demander quelque chose. Pourquoi ne donnes-tu pas d'argent pour le foin des chevaux? Est-ce vrai?
—Comment cela, mon ami? Je t'ai pourtant dit, continua le maître avec une expression de plus en plus timide et indécise en regardant le visage sévère de son intendant, je t'ai déjà dit, Marco, de payer le foin des chevaux. Tu te souviens...
—Je me souviens. Mais il n'y a pas d'argent.
—Ah! voilà, je le savais, de nouveau plus d'argent! Voyons, réfléchis toi-même, Marco, les chevaux peuvent-ils se passer de foin?
Marco ne répondit pas, et jeta coléreusement ses pinceaux.
Giovanni suivait la transformation d'expression de leurs visages: le maître maintenant paraissait l'élève et l'élève le maître.
—Écoutez, maître, dit Marco. Vous m'avez prié de m'occuper de la maison et de ne plus vous déranger. Pourquoi vous en mêlez-vous?
—Marco! murmura Léonard avec reproche. Marco, pas plus tard que la semaine dernière, je t'ai donné trente florins.
—Trente florins! Dont il faut déduire: quatre prêtés à Paccioli; deux à Galeotto Sacrobosco; cinq au bourreau qui vole les cadavres pour votre anatomie; trois pour les réparations de l'aquarium, six ducats d'or pour ce grand diable bigarré...
—Tu veux parler de la girafe?
—Eh! oui! La girafe! Nous n'avons rien à manger nous-mêmes et nous nourrissons cette maudite bête. Et vous aurez beau faire, elle crèvera.
—Cela ne fait rien, observa timidement Léonard, j'en étudierai l'anatomie. Les vertèbres de son cou sont étonnantes.
—Les vertèbres de son cou! Ah! maître, maître, sans toutes ces fantaisies, chevaux, cadavres, girafes, poissons et autres vermines, nous pourrions vivre heureux, sans saluer personne. Le morceau de pain quotidien ne vaut-il pas mieux que tout cela?
—Le pain quotidien! Mais est-ce que j'exige autre chose! Cependant je sais, Marco, que tu serais enchanté que toutes ces bêtes que j'acquiers avec tant de peine, contre tant d'argent et qui me sont absolument indispensables crèvent. Pourvu que tu aies gain de cause...
Une peine impuissante résonna dans la voix du maître. Marco se taisait, sombre, les yeux baissés.
—Et qu'est-ce? continua Léonard. Qu'allons-nous devenir? Il n'y a pas de foin. Voilà à quoi nous en sommes arrivés. Jamais chose pareille ne s'est vue.
—Cela a toujours été et cela sera toujours ainsi, répliqua Marco. Comment voulez-vous qu'il en soit autrement? Depuis un an nous ne recevons pas un centime du duc. Ambrogio Ferrari nous en promet tous les jours: «Demain et demain»... Il se moque de nous...
—Il se moque de moi! s'écria Léonard. Attends, je lui montrerai comment on se moque de moi! Je me plaindrai au duc! Je le tordrai en corne de bouc, ce misérable Ambrogio. Que le Seigneur lui envoie mauvaise Pâque!
Marco fit un geste de la main, signifiant qu'il n'en croyait rien.
—Laissez-le, maître, laissez-le, dit-il,—et subitement sur ses traits durs s'estompa une expression bonne, tendre et protectrice.—Dieu est miséricordieux. Nous nous arrangerons. Si vous y tenez vraiment, je m'arrangerai de façon que les chevaux ne manquent pas de foin...
Il savait que pour cela, il faudrait prendre sur son argent personnel, qu'il envoyait à sa vieille mère malade.
—Il s'agit bien du foin! cria Léonard.
Et épuisé, il s'affala sur une chaise.
Ses yeux clignèrent, se rapetissèrent, comme sous l'action d'un froid vif.
—Écoute, Marco. Je ne t'ai pas encore parlé de cela. Le mois prochain, il m'est nécessaire d'avoir quatre-vingts ducats, parce que... parce que j'ai emprunté... Oui, ne me regarde pas ainsi...
—A qui?
—A Arnoldo.
Marco battit désespérément des bras. Son toupet roux frémit.
—A Arnoldo! Je vous félicite! Savez-vous que c'est un démon pire que n'importe quel juif ou maure. Il ne craint pas la croix. Ah! maître, maître, qu'avez-vous fait? Et pourquoi ne m'avez-vous rien dit?
Léonard baissa la tête.
—Marco, il me fallait de l'argent ou me tuer. Ne te fâche pas...
Puis après un instant de silence, il ajouta, craintif et piteux:
—Apporte les comptes, Marco. Nous trouverons peut-être ensemble...
Marco était convaincu qu'ils ne trouveraient rien du tout, mais comme rien n'était capable de calmer le maître que de boire le calice jusqu'à la lie, il courut chercher les comptes. En voyant le gros livre vert, si connu, Léonard grimaça, tel un homme qui considérerait une plaie béante sur son propre corps. Ils se plongèrent dans les calculs, le grand mathématicien faisait des erreurs dans les additions et les soustractions. Parfois il se rappelait un compte égaré de plusieurs milliers de ducats, le cherchait, bouleversait les coffrets, les tiroirs, les tas poussiéreux de papiers, trouvait simplement des annotations inutiles, écrites de sa main, comme par exemple la dépense de la cape de Salario:
| Drap d'argent | 15 lires | 4 | soldi. |
| Velours pourpre | 9 — | » | » |
| Galons | 9 — | 9 | soldi. |
| Boutons | 9 — | 12 | » |
Rageusement il les déchirait et les jetait en jurant sous la table. Giovanni observait l'expression de la faiblesse humaine sur le visage du maître et se souvenait des paroles d'un admirateur de Léonard: «Le nouveau dieu Hermès Trismégiste s'est fondu en lui avec le nouveau titan Prométhée.» Il songea en souriant: «Le voilà, ni dieu, ni titan, mais pareil à nous autres, un homme. Et pourquoi le craignais-je? Oh! le bon et pauvre homme!...»
X
Deux jours s'écoulèrent et ce que Marco avait prévu arriva: Léonard ne pensait pas plus à l'argent que s'il n'existait pas. Déjà dès le lendemain, il demanda trois florins pour l'achat d'une plante pétrifiée, avec une telle insouciance, que Marco n'eut pas le courage de les lui refuser et lui donna ces trois florins de ses propres deniers.
En dépit des supplications de Léonard, le trésorier ducal n'avait pas encore payé les appointements. A ce moment le duc lui-même avait besoin d'argent pour les préparatifs de sa guerre contre la France.
Léonard empruntait à tous ceux susceptibles de lui prêter, même à ses élèves.
Le duc ne lui laissait même pas terminer le tombeau de Sforza. La statue en terre, le squelette de fer, le four de forge, tout était prêt. Mais lorsque l'artiste présenta le compte du bronze, Le More s'effara, se fâcha et refusa même une audience.
Vers le 20 novembre 1498, acculé à la dernière extrémité, Léonard écrivit une lettre au duc. Le brouillon de cette lettre retrouvé dans les papiers de Vinci, à bâtons rompus, sans liaisons, ressemblait au balbutiement d'un homme honteux qui ne sait pas demander.
«Seigneur, sachant que l'esprit de Votre Altesse est absorbé par de plus graves affaires, mais cependant, craignant que mon silence ne soit cause de la colère de mon très bienveillant Protecteur, j'ose rappeler ma misère, et parler de mes travaux d'art, condamnés au silence...
»Depuis deux ans je ne reçois pas mes appointements...
»Les autres personnages au service de Votre Altesse Sérénissime, qui ont des revenus indépendants, peuvent attendre, mais moi, avec mon art que j'aimerais pourtant abandonner pour un métier plus lucratif...
»Ma vie est au service de Votre Altesse et je suis prêt à obéir. Je ne parle pas du tombeau, je comprends que ce n'en est guère le moment...
»Je suis navré que par suite de la nécessité où je me trouve de gagner mon existence, je sois forcé d'interrompre mon travail et de m'occuper de bêtises. J'ai dû nourrir six hommes durant cinquante-six mois et je n'avais que cinquante ducats.
»Je ne sais à quoi je pourrais employer mes forces...
»Dois-je penser à la gloire ou au pain quotidien?»
XI
Un soir de novembre, après une journée passée en démarches auprès du généreux seigneur de Visconti, chez Arnoldo le prêteur, chez le bourreau qui réclamait le montant de deux cadavres de femmes enceintes, et menaçait d'un rapport à la Très Sainte Inquisition au cas de non-paiement, Léonard fatigué rentra à la maison et tout d'abord passa à la cuisine sécher ses vêtements humides. Puis, ayant pris la clef chez Astro, il se dirigea vers sa salle de travail. Mais en approchant, il entendit parler derrière la porte.
—La porte est fermée, songea-t-il. Qu'est-ce que cela signifie? Des voleurs peut-être?
Il écouta, reconnut les voix de ses élèves Giovanni et Cesare et devina qu'ils examinaient ses papiers secrets, qu'il n'avait jamais montrés à personne; il voulut ouvrir la porte, mais subitement il s'imagina les regards des traîtres et il eut honte pour eux; sur la pointe des pieds, il recula, rougissant comme un coupable et entrant dans l'atelier par le côté opposé, il cria de façon à ce qu'ils puissent l'entendre:
—Astro! Astro! donne de la lumière. Où êtes-vous donc tous? Andréa, Marco, Giovanni, Cesare!
Les voix dans la salle de travail se turent. Quelque chose tinta comme une vitre brisée. Une fenêtre battit.
Il écoutait toujours, ne se décidant pas à entrer. Dans son cœur il n'avait ni colère, ni douleur, mais seulement de l'ennui et du dégoût.
Il ne s'était pas trompé. Entrés par la croisée qui donnait sur la cour, Giovanni et Cesare fouillaient les tiroirs de la table de travail, examinaient les papiers secrets, les dessins, son journal. Beltraffio, très pâle, tenait un miroir. Cesare penché lisait dans la glace l'écriture de Leonardo:
«Laude del Sole. Gloire au soleil.
»Je ne puis ne pas blâmer Epicure qui affirme que la grandeur du soleil est réellement telle qu'elle paraît; je m'étonne que Socrate abaisse un pareil astre, en disant que ce n'est qu'une pierre incandescente. Et je voudrais connaître des mots, suffisamment puissants pour blâmer ceux qui préfèrent la déification d'un homme à la déification du soleil...»
—On peut passer? demanda Cesare.
—Non, lis jusqu'à la fin, murmura Giovanni.
—«Ceux qui adorent des dieux sous l'aspect d'hommes, sont dans l'erreur, car l'homme serait-il grand comme la terre paraîtrait moins que la plus petite planète—un point à peine perceptible dans l'univers.—De plus, tous les hommes sont exposés à être brûlés...»
—Voilà qui est étrange! s'étonna Cesare. Il adore le soleil, et Celui qui a vaincu la mort par sa mort, semble ne pas exister pour lui...
Il tourna une page.
—Tiens... encore, écoute:
«Dans toutes les parties de l'Europe on pleurera la disparition d'un homme mort en Asie.»
—Tu comprends?
—Non.
—Le Vendredi Saint, expliqua Cesare.
«O mathématiciens, continua Cesare, versez vos lumières sur cette démence. L'âme ne peut être sans corps et là où il n'y a ni sang, ni chair, ni nerfs, ni os, ni langue, ni muscles, il ne peut exister ni voix, ni mouvement»... Ici on ne peut pas déchiffrer, c'est biffé. Et voilà la fin... «En ce qui concerne toutes les autres définitions de l'âme, je les cède aux saints Pères qui enseignent le peuple et par l'inspiration du Saint-Esprit, sont plus savants que les secrets de la nature.»
—Hum! messer Leonardo serait bien malade si ces lignes tombaient entre les mains des Pères Inquisiteurs... Et voici encore une prophétie:
«Sans rien faire, méprisant la pauvreté et le travail, des hommes vivront luxueusement dans des maisons pareilles à des palais et assurant qu'il n'y a pas de meilleure façon d'être agréable à Dieu, qu'en acquérant les trésors visibles au prix des invisibles.»
—Les indulgences! devina Cesare. Cela ressemble à du Savonarole. Une pierre dans le jardin du pape...
«Morts depuis mille ans, ils nourriront les vivants.»
—Je ne comprends pas. C'est compliqué... Cependant... Mais oui! «Morts depuis mille ans...» les martyrs, les saints, au nom desquels les moines amassent l'argent. Une excellente devinette!
«On parlera avec ceux qui, ayant des oreilles, n'entendent pas; on allumera des cierges devant ceux qui, ayant des yeux, ne voient pas.» Les tableaux saints.
«Les femmes avoueront aux hommes tous leurs désirs, toutes leurs actions secrètes et honteuses.»—La confession. Comment cela te plaît-il, Giovanni? Hein? Quel homme étonnant! Pense un peu pour qui il invente toutes ces énigmes? Et elles ne sont même pas méchantes. Simplement un amusement... Il joue au sacrilège...
Ayant feuilleté plusieurs pages, il lut:
«Beaucoup, faisant commerce de miracles, trompent la populace et punissent ceux qui dévoilent leurs trafics.»—C'est probablement au sujet de fra Girolamo et de la science qui détruit la foi dans les miracles.
Il ferma le cahier et regarda Giovanni.
—Assez, n'est-ce pas? Les preuves sont suffisantes?
Beltraffio secoua la tête.
—Non, Cesare... Oh! si on pouvait trouver un endroit où il dit bien nettement.....
—Nettement? Tu peux attendre. Ce n'est pas dans sa nature. Chez lui, tout est double, coquet et rusé comme chez une femme. Ses devinettes en font foi. Attrape-le! Il s'ignore lui-même. Il est pour soi-même la plus grande énigme.
«Cesare a raison, pensait Giovanni. Mieux vaut un franc sacrilège que ces plaisanteries, ce sourire de Thomas l'Incrédule sondant les plaies du Sauveur...»
Cesare lui montra un dessin au crayon orange sur papier bleu,—tout petit, perdu entre des croquis de machines et des calculs,—qui représentait la Vierge Marie et l'Enfant Jésus dans le désert. Assise sur une pierre, elle dessinait sur le sable des triangles, des cercles et autres figures. La mère du Seigneur apprenait à son fils la géométrie, source de toutes les sagesses.
Longtemps Giovanni contempla cet étrange dessin. Il voulut lire l'inscription qui se trouvait au-dessus. Il approcha le miroir; Cesare eut à peine le temps de déchiffrer les trois premiers mots, «Nécessit—éternel maître», lorsque retentit la voix de Léonard, criant:
—Astro! Astro! donne de la lumière! Où êtes-vous donc tous? Andrea, Marco, Giovanni, Cesare!
Giovanni frissonna, blêmit et laissa tomber la glace. Elle se brisa.
—Mauvais présage, sourit Cesare.
Tels des voleurs surpris, ils jetèrent les papiers dans le tiroir, ramassèrent les débris du miroir, sautèrent sur l'appui de la fenêtre et glissèrent dans la cour en s'aidant des conduites d'eau et des branches de vigne. Cesare s'accrocha, tomba et faillit se casser la jambe.
XII
Ce soir-là, Léonard ne trouva pas sa consolation habituelle dans la mathématique. Tantôt il se levait et marchait fiévreusement dans la pièce, tantôt il s'asseyait, commençait un dessin et de suite l'abandonnait. Dans son cœur s'agitait une inquiétude vague, comme s'il devait résoudre quelque chose et ne le pouvait pas. Sa pensée revenait toujours au même point.
Il songeait à la fuite de Giovanni chez Savonarole, puis à son retour chez lui Leonardo, à sa période de calme durant laquelle il le croyait guéri, entièrement pris par l'art. Mais le «duel du feu» et la nouvelle de la mort de fra Girolamo l'avaient rendu encore plus piteux, plus égaré.
Léonard voyait ses souffrances, voyait qu'il voulait et ne pouvait le quitter à nouveau; devinait la lutte qui s'opérait dans le cœur de son élève, trop profond pour ne pas sentir, trop faible pour vaincre les contradictions. Parfois, il semblait au maître qu'il devait chasser Giovanni pour le sauver. Mais il n'en avait pas le courage.
—Si je savais comment le soulager, pensait Léonard.
Il eut un sourire amer:
—Je lui ai jeté un sort! Les gens ont probablement raison quand ils disent que j'ai le mauvais œil...
Montant les marches raides d'un escalier sombre, il frappa à une porte, et ne recevant pas de réponse, l'ouvrit.
L'obscurité régnait dans la cellule. On entendait la pluie crépiter sur le toit et le vent hurler. Une lampe brûlait faiblement devant une image de la Madone. Un grand crucifix noir pendait sur le mur blanc. Beltraffio était couché tout habillé sur son lit, contourné comme les enfants malades, les genoux repliés, la tête cachée dans l'oreiller.
—Giovanni, tu dors? murmura le maître.
Beltraffio sursauta, poussa un cri, et fixa sur Léonard un regard dément, les bras tendus en avant, avec l'expression de terreur que Léonard avait vue dans les yeux de Maïa.
—Qu'as-tu, Giovanni? C'est moi.....
Beltraffio semble sortir d'un rêve et, passant lentement la main sur son front:
—Ah! c'est vous, messer Leonardo... j'avais cru... j'ai eu un rêve effrayant..... Ainsi ce n'est pas vous, continua-t-il en le dévisageant avec méfiance.
Le maître s'assit au pied du lit et lui posant la main sur le front:
—Tu as la fièvre. Tu es malade. Pourquoi ne me l'as-tu pas dit?
Giovanni se détourna, mais tout à coup regarda à nouveau Léonard, les coins de ses lèvres s'affaissèrent, tremblèrent et, joignant les mains, il balbutia:
—Chassez-moi, maître!... Car je ne pourrais m'en aller de mon gré et je ne puis rester chez vous, parce que je... je... Oui... je suis vis-à-vis de vous un misérable, un traître...
Léonard l'embrassa et l'attira à soi.
—Voyons, mon petit, le Seigneur soit avec toi! Est-ce que je ne vois pas combien tu souffres? Si tu te crois fautif de quoi que ce soit vis-à-vis de moi,—je te pardonne tout,—peut-être toi aussi me pardonneras-tu un jour...
Giovanni leva sur lui de grands yeux étonnés et, subitement, en un élan irrésistible, se serra contre lui, cacha son visage sur sa poitrine, dans la longue barbe douce comme de la soie.
—Si jamais, balbutiait-il entre les sanglots qui le secouaient, si jamais je vous quitte, maître, ne croyez pas que ce soit parce que je ne vous aime pas! Je ne sais pas moi-même ce que j'ai... J'ai des idées folles... Dieu m'a abandonné. Oh! seulement ne pensez pas, non! Je vous aime plus que tout au monde, plus que mon père fra Benedetto. Personne ne peut vous aimer autant que moi.....
Léonard, avec un doux sourire, caressait ses cheveux et le consolait comme un enfant:
—Allons, tais-toi, tais-toi! Je sais que tu m'aimes, mon petit, pauvre, sensible, naïf..... C'est Cesare qui a dû encore te conter quelques sottises. Pourquoi l'écoutes-tu? Il est intelligent et malheureux aussi: il m'aime, et il croit qu'il me déteste. Mais il y a bien des choses qu'il ne comprend pas.....
Giovanni se tut, cessa de pleurer, fixa sur le maître un regard scrutateur et dit:
—Non, ce n'est pas Cesare. Moi seul... et pas moi... Mais lui...
—Qui, lui? demanda Léonard.
Giovanni s'accrocha au maître. Ses yeux de nouveau s'emplirent d'effroi.
—Il ne faut pas, dit-il tout bas, je vous prie... il ne faut pas parler de lui...
Léonard le sentit trembler dans ses bras.
—Écoute, mon enfant, dit-il du ton sérieux et tendre que prennent les docteurs pour questionner les malades. Je vois que tu as quelque chose sur le cœur. Tu dois tout me dire. Je veux tout savoir, Giovanni, entends-tu? Cela t'apaisera.
Et après un instant de silence:
—Dis-moi, de qui parlais-tu tout à l'heure?
Giovanni approcha ses lèvres de l'oreille de Léonard et lui chuchota:
—De votre sosie...
—De mon sosie? Qu'est-ce? Tu m'as vu en rêve?
—Non, réellement...
Léonard le regarda et un moment il lui sembla que Giovanni délirait.
—Messer Leonardo, vous n'êtes pas venu chez moi avant-hier, mardi, la nuit?
—Non. Mais tu dois bien le savoir?
—Moi, oui, assurément... Eh bien! alors, voyez-vous, maître, maintenant je suis certain que c'était lui.
—Mais pourquoi te figures-tu que j'ai un sosie? Comment cela est-il arrivé?
Léonard sentait que Giovanni voulait lui raconter quelque chose et il espérait que cet aveu le soulagerait.
—Comment cela est arrivé? Tout simplement. Il est venu chez moi, comme vous ce soir, à la même heure; il s'est assis sur mon lit, comme vous maintenant et il parlait et faisait tout comme vous et son visage était semblable au vôtre, seulement dans un miroir. Il n'est pas gaucher. Et de suite cela m'a fait penser que ce ne devait pas être vous, et il savait ce à quoi je songeais, mais il feignait de l'ignorer. Seulement en partant, il s'est tourné vers moi et m'a dit: «Giovanni, tu n'as jamais vu mon sosie? Si tu le vois, ne t'effraie pas.» Alors j'ai tout compris.
—Et tu le crois jusqu'à présent, Giovanni?
—Puisque je l'ai vu lui comme je vous vois! Et qu'il m'a parlé...
—De quoi?
Giovanni cacha sa figure dans ses mains.
—Dis-le, insista Léonard, cela vaut mieux, tu y penserais et te tourmenterais.
—Des choses terribles. Que tout dans l'univers n'était que mécanique, que tout ressemblait à cet horrible engin pareil à une araignée qu'il... ou plutôt non... que vous avez inventé...
—Quelle araignée? Je ne me souviens pas... Ah! si! Tu as vu chez moi le dessin d'une machine de guerre?
—Et il m'a dit encore, continua Giovanni, que ce que les hommes appelaient Dieu est la force éternelle qui fait mouvoir l'araignée et que tout lui était égal, la vérité et le mensonge, le bien et le mal, la vie et la mort. Et on ne peut le convaincre parce qu'il est mathématicien et que pour lui, deux et deux font quatre et non pas cinq...
—Bien! bien! Ne te tourmente pas. Assez! je sais...
—Non, messer Leonardo, attendez, vous ne savez pas tout. Écoutez, maître. Il m'a dit que le Christ était venu pour rien sur la terre, qu'il est mort et n'est pas ressuscité, qu'il s'est consommé dans son cercueil. Et quand il a dit cela, j'ai pleuré. Il a eu pitié de moi, m'a consolé en me disant: «Ne pleure pas, mon petit, il n'y a pas de Christ, mais il y a l'amour; le grand amour, fils de la science parfaite; celui qui sait tout, aime tout. Vous voyez, il se servait de vos paroles! Auparavant, l'amour provenait de la faiblesse, des miracles et de l'ignorance; maintenant, de la force, de la vérité et de la science, car le serpent n'a pas menti: goûtez le fruit de l'arbre de la science et vous serez pareils aux dieux.» Et après ces paroles j'ai compris qu'il était le diable, je l'ai maudit et il est parti en me disant qu'il reviendrait...
Léonard écoutait avec une attention curieuse, comme s'il ne s'agissait plus du délire d'un malade. Il sentait que le regard de Giovanni pénétrait dans la plus secrète profondeur de son cœur.
—Et le plus étrange, murmura l'élève, en s'écartant lentement du maître, le plus répugnant de tout cela était qu'en me disant tout cela, il souriait... oui, oui... tout à fait comme vous maintenant... comme vous!
Le visage de Giovanni blêmit, se convulsa, il repoussa Léonard avec un cri dément:
—Toi... toi encore! Tu as dissimulé... Au nom de Dieu va-t'en, maudit!
Le maître se leva et fixant sur lui un regard autoritaire:
—Le Seigneur soit avec toi, Giovanni! Je vois, en effet, qu'il vaut mieux pour toi me quitter. Tu te souviens, l'Écriture dit: «Celui qui a peur n'est pas parfait d'amour.» Si tu m'aimais vraiment, tu ne me craindrais pas, tu comprendrais que tout cela n'est que songes et folies, que je ne suis pas ce que pensent les gens, que je n'ai pas de sosie et que je crois plus fermement dans le Christ Sauveur que ceux qui m'appellent le serviteur de l'Antechrist. Pardonne-moi, Giovanni!... Ne crains rien... le sosie de Léonard ne reviendra jamais chez toi...
Sa voix trembla, pleine d'infinie pitié. Il se leva. «Est-ce bien cela? Lui ai-je dit la vérité?» pensa-t-il, et au même instant il sentit que si le mensonge était nécessaire pour le sauver—il était prêt à mentir. Beltraffio tomba à genoux et baisa les mains du maître.
—Non! non!... Je sais que c'est de la folie... Je vous crois... Vous verrez, je chasserai ces horribles pensées... Seulement, pardonnez-moi, maître, ne m'abandonnez pas!
Léonard le contempla avec compassion et l'embrassa.
—Bien, mais souviens-toi, Giovanni, que tu as promis. Et maintenant, ajouta-t-il de sa voix habituelle, descendons vite. Il fait froid ici. Je ne veux plus que tu couches dans cette chambre jusqu'à ce que tu sois tout à fait remis. J'ai un travail pressé, viens, tu m'aideras.
XIII
Il le conduisit dans sa chambre, voisine de l'atelier, ralluma le feu et lorsque la flamme crépita, dit qu'il avait besoin d'une planche pour un tableau.
Léonard espérait que le travail tranquilliserait le malade. Il avait prévu juste. Peu à peu, Giovanni se calma. Avec une grande attention, comme s'il se fût agi d'une œuvre importante, il aida le maître à imprégner le bois avec un composé d'alcool, d'arsenic et de sublimé. Puis ils commencèrent à étendre la première couche en bouchant les rainures avec de l'albâtre, de la laque de cyprès et du mastic, égalisant les différences avec un ébauchoir. Comme toujours, le travail brûlait, semblait un jouet entre les mains de Léonard. En même temps, il donnait des conseils, enseignait comment il fallait monter un pinceau, en commençant par les gros, les plus durs, en poil de porc, enserrés dans du plomb, et en finissant par les plus fins et les plus doux en poil d'écureuil, enchâssés dans une plume d'oie.
La pièce s'imprégna de l'agréable odeur de térébenthine et de mastic, qui rappelait le travail. Giovanni frottait de toutes ses forces la planche avec un morceau de peau imbibée d'huile de lin chaude. Ses frissons avaient disparu. Un instant, fatigué, le visage rouge, il s'était arrêté et regardait le maître.
—Allons, plus vite, ne flâne pas! disait Léonard en le bousculant. L'huile refroidie n'adhère pas.
Et, le dos raidi, les jambes arquées, les lèvres serrées, Giovanni, avec une ardeur nouvelle, reprenait l'ouvrage.
—Eh bien! comment te sens-tu? demanda Léonard.
—Bien, répondit Giovanni avec un gai sourire.
Les autres élèves aussi s'étaient rassemblés dans ce coin chaud et lumineux de la vieille maison lombarde, d'où il était agréable d'entendre hurler le vent et cingler la pluie. Andrea Salaino, le cyclope Zoroastro, Giacopo et Marco d'Oggione étaient là. Seul, Cesare da Sesto, selon son habitude, manquait à ce cercle amical.
Après avoir placé la planche dans un coin pour la laisser sécher, Léonard enseigna à ses élèves le meilleur procédé pour obtenir de l'huile très pure pour les couleurs. On apporta un grand plat de terre dans lequel la pâte de noix trempée dans six eaux différentes avait déposé son suc blanc, recouvert d'une couche épaisse de graisse jaune. Prenant des morceaux de coton et les tordant, tels des cierges, il en plongea une extrémité dans le plat, l'autre dans un entonnoir placé dans le goulot d'une fiole. L'huile qui s'imbibait dans l'ouate coulait dans le récipient, en grosses gouttes dorées et transparentes.
—Regardez, regardez, admirait Marco, comme elle est pure! Et chez moi, elle est toujours trouble. J'ai beau la filtrer...
—Probablement parce que tu n'enlèves pas la peau des noix, observa Léonard. Elle ressort ensuite sur la toile et noircit les couleurs.
—Vous entendez? s'écriait Marco triomphant. La plus belle production de l'art, à cause de cette misérable saleté, d'une pelure de noix, peut être perdue à jamais! Et vous riez quand je dis qu'il faut observer les règles avec une précision mathématique...
Les élèves, tout en suivant attentivement la préparation de l'huile, causaient et s'amusaient. En dépit de l'heure tardive, personne ne songeait à dormir, et sans écouter les grognements de Marco qui tremblait pour la moindre bûche, ils jetaient joyeusement le bois dans l'âtre.
—Racontons des histoires! proposa Salaino.
Et le premier il conta la nouvelle du prêtre qui, le Samedi-Saint, allait bénir les maisons, et étant entré chez un peintre avait aspergé tous ses tableaux.
»—Pourquoi as-tu fait cela? lui demanda l'artiste.
»—Parce que je veux ton bien; car il est dit: «Le Ciel vous rendra au centuple une bonne action.»
»L'artiste ne répondit pas. Mais lorsque le curé ouvrit la porte qui donnait sur la rue, il lui versa sur la tête un seau d'eau froide en criant:
»—Voilà, du Ciel, le centuple de la bonne action que tu as faite en m'abîmant tous mes tableaux.
Les nouvelles suivirent les nouvelles, les unes plus stupides que les autres. Tous s'amusaient follement et Léonard plus que tous les autres.
Giovanni aimait l'observer quand il riait. Ses yeux se ridaient, ne paraissaient plus que deux fentes; le visage prenait une expression d'enfantine naïveté et, il secouait la tête, essuyait ses larmes, s'esclaffait d'un rire très aigu, étrange pour sa taille et sa corpulence, dans lequel sonnaient les notes féminines comme dans ses cris de colère.
A minuit, ils eurent faim. On ne pouvait se coucher sans souper, d'autant plus qu'ils avaient plutôt légèrement dîné, Marco étant parcimonieux.
Astro apporta tout ce qu'il avait trouvé: des restes de jambon, du fromage, quatre douzaines d'olives et une miche de pain de froment rassis. Il n'y avait pas de vin.
—As-tu bien incliné la barrique? lui demandaient les compagnons.
—Parbleu! Dans tous les sens. Pas une goutte.
—Ah! Marco, Marco, qu'as-tu fait de nous! Que faire sans vin?
—Allons, voilà bien votre chanson, Marco et Marco. Suis-je fautif s'il n'y a plus d'argent?
—Il y a de l'argent et il y aura du vin! cria Giacopo en lançant vers le plafond une pièce d'or.
—D'où l'as-tu, diablotin? Tu as encore volé? Attends, je te frotterai les oreilles, dit Léonard, en le menaçant.
—Mais non, messer, je ne l'ai pas volé, vrai Dieu! Que je crève de suite, que ma langue se dessèche, si je ne l'ai gagné aux osselets!
—Prends garde, si tu nous régales avec le produit d'un larcin...
Courant à la taverne de l'Aigle-Vert où les mercenaires suisses passaient la nuit à jouer, Giacopo revint avec deux brocs de vin.
Le vin augmenta la gaieté. Le gamin le versait, tel Ganymède, de très haut, et de façon que le rouge moussât rose et que le blanc moussât doré; et, enchanté à l'idée qu'il régalait de sa poche, sautait, se contorsionnait et imitant les promeneurs ivres noctambules, chantait la chanson du Moine défroqué: