Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux
Au diable la soutane, la capuche, le chapelet!
Hi hi hi et ha ha ha!
Eh! vous les jolies filles,
A pécher je suis prêt!
Ou bien encore l'hymne solennel de la folle Messe de Bacchus, inventé par les étudiants:
Ceux qui mettent de l'eau dans le vin,
Comme des éponges s'imbiberont,
Et dans le feu de l'enfer
Les diables les sécheront.
Jamais, semblait-il à Giovanni, il n'avait mangé et bu avec autant de plaisir, comme à ce misérable souper de Léonard, composé de fromage sec, de pain rassis et de vin frelaté payé avec l'argent, volé probablement, de Giacopo.
On but à la santé du maître, à la gloire de l'atelier, à la richesse et à chacun.
Pour conclure, Léonard, contemplant ses élèves, dit avec un sourire:
—J'ai entendu dire, mes amis, que saint François d'Assise affirmait que l'ennui était le pire vice et que celui qui voulait plaire à Dieu devait toujours être gai. Buvons à la sagesse de saint François, à l'éternelle gaieté céleste.
Tous s'étonnèrent quelque peu. Mais Giovanni comprit ce qu'avait voulu exprimer le maître.
—Eh! maître! dit Astro en secouant la tête. Vous parlez de gaieté, quelle gaieté pouvons-nous avoir tant que nous rampons sur la terre, comme des vers de sépulcre? Que les autres boivent à ce qui leur plaira.—Moi, je bois aux ailes humaines, à la machine volante! Quand les hommes ailés atteindront les nuages, là commencera la gaieté. Et que le diable emporte les lois de pesanteur, la mécanique, qui nous gênent.
—Non, mon ami, sans mécanique tu ne volerais pas loin, interrompit le maître en riant.
Lorsque tous se séparèrent, Léonard retint Giovanni, lui installa son lit près du feu et ayant recherché un dessin en couleurs, le donna à son élève.
Le visage de l'adolescent représenté sur ce dessin semblait si connu à Giovanni qu'il le prit d'abord pour un portrait. Il y retrouvait une ressemblance avec Savonarole en sa jeunesse et avec le fils du riche usurier de Milan détesté de tous, le vieil israélite Barucco,—maladif et rêveur enfant de seize ans,—plongé dans la secrète sagesse de la Cabale, élève des rabbins qui voyaient en lui une des futures lumières de la Synagogue.
Mais lorsque Beltraffio examina plus attentivement cet adolescent aux cheveux roux et épais, au front bas, aux lèvres fortes, il reconnut le Christ, non pas celui des icônes, mais comme quelqu'un qui L'a vu, oublié et de nouveau retrouvé.
Dans la tête inclinée comme une fleur sur une tige trop faible, dans le regard naïvement enfantin de ses yeux baissés, il y avait le pressentiment de cette dernière et affreuse minute du Mont des Oliviers, lorsque, effrayé et triste, Il avait dit à ses disciples: «Mon âme souffre mortellement», et s'éloignant sur un roc, tomba face contre terre en murmurant: «O Père! tout T'est possible. Éloigne cette coupe de moi. Pourtant que Ta volonté soit faite». Et encore une seconde et une troisième fois Il répéta: «Mon Père, si je ne puis éviter de boire à cette coupe, que Ta volonté soit faite.»
Et se trouvant en état de lutte, Il priait plus ardemment et Sa sueur tombant sur la terre semblait des gouttes de sang.
—Pourquoi priait-Il? songea Giovanni. Comment demandait-Il que ne soit pas, ce qui ne pouvait ne pas être, ce qui était Sa propre volonté, le but de Sa venue au monde? Aurait-Il souffert comme moi et lutté jusqu'au sang contre ces mêmes et terribles pensées doubles?
—Eh bien? demanda Léonard qui s'était absenté de la pièce. Mais il me semble que de nouveau tu...
—Non, non, maître! Oh! si vous saviez comme je me sens bien et tranquille... Maintenant tout est passé...
—Tant mieux, Giovanni. Je te le disais. Fais attention à ce que jamais plus, cela ne revienne...
—Ne craignez rien! Maintenant je vois—et il désigna le dessin—je vois que vous L'aimez plus que tout le monde... Et si votre sosie revient, je sais comment le chasser: je n'aurai qu'à lui parler de ce dessin.
XIV
Giovanni avait entendu dire à Cesare que Léonard terminait la figure du Christ de la Sainte Cène et il désira le voir. Souvent il avait supplié le maître de l'emmener. Léonard promettait toujours et toujours retardait.
Enfin, un matin, il l'emmena au réfectoire de Maria delle Grazie et à la place si connue, restée vide durant seize ans entre Jean et Jacques, dans le quadrilatère de la croisée ouverte qui se détachait sur le calme lointain d'un ciel nocturne et les coteaux de Sion, Giovanni vit le Christ.
Quelques jours plus tard, un soir, il suivait les berges désertes du canal Cantarana. Il revenait de chez l'alchimiste Sacrobosco, et rentrait à la maison. Le maître l'avait envoyé chercher un livre rare, traitant de la mathématique.
Après le vent et le dégel, l'atmosphère était calme et froide. Les flaques de boue de la route s'étaient couvertes d'une toile glacée et friable. Les nuages bas semblaient s'accrocher aux cimes dénudées et violetées des mélèzes, abritant les nids déchiquetés des pies. La nuit tombait vite. Tout à l'extrémité du couchant seulement, s'étendait une longue ligne jaunâtre. L'eau du canal, calme, lourde et noire comme de la fonte, paraissait infiniment profonde.
Giovanni, bien qu'il ne voulût pas s'avouer à lui-même les pensées qu'il chassait avec le dernier effort de la raison, songeait aux deux interprétations du Christ par Léonard. Il n'avait qu'à fermer les yeux pour les voir paraître tous deux ensemble devant lui comme vivants; l'un, plein de faiblesse humaine, Celui qui priait sur le mont des Oliviers avec une foi enfantine; l'autre, surhumainement calme, sage, étrange et terrible.
Et Giovanni pensait que peut-être, dans son insoluble contradiction, tous deux étaient la vérité.
Ses idées s'embrouillaient comme dans un rêve. Sa tête brûlait. Il s'assit sur une pierre au bord du canal étroit et sombre, et, anéanti, appuya sa tête dans ses mains.
—Que fais-tu là? On croirait l'ombre d'un amoureux sur les rives de l'Achéron, dit une voix railleuse.
Il sentit une main se poser sur son épaule, frissonna, se retourna et reconnut Cesare.
Dans l'obscurité hivernale, long, maigre, avec sa figure maladive, enveloppé dans sa cape grise, Cesare ressemblait à une sinistre apparition.
Giovanni se leva et ils continuèrent la route ensemble, silencieux. Seules les feuilles sèches, craquaient sous leurs pas.
—Il sait que nous avons fouillé dans ses papiers, demanda enfin Cesare.
—Oui, répondit Giovanni.
—Et, naturellement, il ne se fâche pas. J'en étais sûr. L'éternel pardon! déclara Cesare avec un rire forcé et méchant.
Ils se turent à nouveau. Un corbeau avec un croassement enroué vola au-dessus du canal.
—Cesare, dit très bas Giovanni, tu as vu le Christ de la Cène?
—Oui.
—Eh bien? comment le trouves-tu?
Cesare se retourna brusquement.
—Et toi? demanda-t-il.
—Je ne sais pas... il me semble...
—Dis-le franchement. Il ne te plaît pas?
—Non. Mais je ne sais. J'ai dans l'idée que... ce n'est pas le Christ.
—Pas le Christ? Et qui donc?
Giovanni ne répondit pas, ralentit le pas et baissa la tête.
—Écoute, continua-t-il pensif, as-tu vu le dessin, l'autre dessin de la tête du Christ, au crayon de couleur, où il est représenté presque enfant?
—Oui, un enfant à cheveux roux, à front bas, à lèvres épaisses, tel le fils du vieux Barucco. Alors? Tu le préfères?
—Non... je songe seulement combien ils se ressemblent peu ces deux Christ!
—Se ressemblent peu? dit Cesare étonné. Mais c'est le même visage. Dans la Cène il est plus âgé de quinze ans...
—Cependant, ajouta-t-il, tu as peut-être raison. Mais même si ce sont deux Christ différents, ils se ressemblent comme deux Sosies...
—Sosies! répéta Giovanni frissonnant et s'arrêtant. Comment as-tu dit, Cesare, deux Sosies?
—Mais oui! Qu'est-ce qui t'effraye? Ne l'as-tu pas remarqué toi-même?
—Cesare! s'écria subitement Beltraffio en un irrésistible élan, comment ne le vois-tu pas? Est-il possible que Celui que le maître a représenté dans la Cène, le Tout-Puissant qui sait tout, est-il possible qu'il ait pu pleurer sur le mont des Oliviers jusqu'à la sueur de sang et dire notre prière humaine, comme prient les enfants qui espèrent le miracle: «Que ne s'accomplisse pas ce pourquoi je suis venu au monde. O mon Père éloigne de moi cette coupe.» Mais cette prière contient tout, Cesare? et sans elle, il n'y a pas de Christ et je ne l'échangerais contre aucune sagesse. Celui qui n'a pas prié ainsi, n'était pas un homme, n'a pas souffert, n'est pas mort—comme nous!
—Ainsi voilà à quoi tu songes, murmura lentement Cesare. En effet. Oui, je te comprends. Oh! sûrement, le Christ de la Cène, ne pouvait prier ainsi...
Il faisait nuit. Giovanni distinguait avec peine le visage de son compagnon. Il lui semblait étrangement changé.
Cesare se tut et longtemps ils marchèrent sans parler dans la nuit de plus en plus assombrie.
—Te souviens-tu, Cesare? demanda enfin Giovanni, il y a trois ans, nous marchions ensemble ici même et discutions la Sainte-Cène. Tu te moquais du maître alors; tu disais qu'il n'achèverait jamais son Christ et j'affirmais le contraire. Maintenant c'est toi qui le soutiens contre moi. Je n'aurais jamais cru que toi, précisément toi, tu pourrais parler ainsi de lui...
Giovanni voulut regarder le visage de son compagnon, mais Cesare se retourna.
—Je suis heureux, conclut Beltraffio, que tu l'aimes, oui, que tu l'aimes, Cesare, peut-être plus que moi. Tu veux le haïr et tu l'aimes!
Cesare, lentement, tourna vers lui son visage pâle et convulsé.
—Que croyais-tu? Certainement, je l'aime! Comment ne l'aimerais-je pas? Je veux le haïr et suis forcé de l'aimer, car ce qu'il a fait dans la Sainte-Cène, personne, peut-être même pas lui, ne le comprend comme moi, son plus mortel ennemi!
Et riant de nouveau de son rire forcé:
—Quand on pense... quelle drôle de chose que le cœur humain? Puisque nous parlons de cela, je vais t'avouer la vérité, Giovanni: Je ne l'aime tout de même pas, moins encore maintenant...
—Eh! ne fût-ce que parce que je veux être moi-même, entends-tu? le dernier des derniers, mais ni l'oreille, ni l'œil, ni l'orteil de son pied! Les élèves de Léonard sont des poussins dans un nid d'aigle! Que Marco se console avec les lois de la science, les cuillers à dosage et les livres à mémoire! J'aurais bien voulu voir Léonard lui-même, créer la figure du Christ en suivant ses théories. Oh! certes! il nous apprend, à nous, ses poussins, à flâner comme des aiglons, par bonté, car il nous plaint au même degré que les petits aveugles de la chienne de garde, une haridelle boiteuse, et le criminel qu'il accompagne jusqu'à la potence pour étudier le jeu de ses muscles, et la cigale d'automne dont les ailes s'engourdissent. Tel le soleil, il déverse sur tout son excès d'amour... Seulement, mon ami, chacun a son goût: à l'un, il est agréable d'être la cigale engourdie ou le vermisseau que le maître, à l'instar de saint Francisque, enlève de terre et pose sur une feuille afin qu'on ne l'écrase pas! A l'autre... Sais-tu, Giovanni? je préférerais que, sans façon, il m'écrase!
—Cesare, murmura Giovanni, s'il en est ainsi pourquoi ne le quittes-tu pas?
—Et toi? pourquoi ne le quittes-tu pas? Tu as brûlé tes ailes comme un papillon à la flamme d'une chandelle et tu continues à tourner, à te précipiter sur le feu, dans lequel moi aussi, peut-être, je veux brûler... Après tout, qui sait? J'ai aussi un espoir...
—Lequel?
—Oh! le plus frivole et le plus fou. Je pense parfois, si un autre apparaissait subitement, un autre qui ne lui ressemblerait pas, mais aussi grand que lui, ni le Pérugin, ni Borgoluone, ni Botticelli, ni même le grand Mantegna, mais un inconnu? Il me suffirait de voir la gloire d'un autre, de rappeler à messer Leonardo, que même des insectes épargnés par pitié, comme moi, peuvent le préférer à un autre et le blesser, car, en dépit de sa peau de brebis, de sa pitié et de son pardon universel, l'orgueil chez lui est infernal!
Il n'acheva pas, et Giovanni sentit la main tremblante de Cesare se poser sur sa main.
—Je sais, dit-il d'une voix changée, presque timide et suppliante, je sais que jamais chose pareille n'aurait surgi en ton esprit. Qui t'a dit que je l'aimais?
—Lui-même, répondit Beltraffio.
—Lui-même! répéta Cesare avec une indescriptible émotion. Alors, il pense que...
Sa voix se brisa. Les deux amis se regardèrent et tout à coup comprirent qu'ils n'avaient plus rien à se dire, que chacun était trop absorbé par ses propres pensées et ses intimes tourments. Silencieux, ils se quittèrent au plus proche carrefour.
Giovanni continua sa route d'un pas mal assuré, la tête baissée, ne voyant pas, ne se souvenant pas où il allait, longeant entre les deux rangées de mélèzes dénudés, les rives désertes du long canal dont l'eau noire ne reflétait pas une étoile. Le regard dément et fixe, il répétait sans cesse:
—Les sosies... les sosies...
XV
Au début du mois de mars 1499, Léonard, inopinément, reçut du trésor ducal ses deux ans d'appointements en retard.
A ce moment, le bruit se répandait que Ludovic le More, atterré par la nouvelle de la triple alliance conclue contre lui, par Venise, le pape et le roi Louis XII, avait l'intention, dès l'apparition de l'armée française en Lombardie, de fuir en Germanie auprès de l'Empereur. Désirant conserver la fidélité de ses sujets durant son absence, le duc allégeait les impôts, payait ses créanciers et comblait de cadeaux ses intimes.
Peu de temps après, Léonard fut favorisé d'un nouveau témoignage de la faveur ducale:
«Nous, Maria Sforza, duc de Milan, gratifions au très célèbre maître Léonard de Vinci, artiste florentin, seize perches de vigne, acquises au couvent Saint-Victor, près de la porte Vercelli», mentionnait l'acte de donation.
L'artiste se rendit auprès du duc pour le remercier. L'entrevue avait été fixée le soir. Mais il fallut attendre jusqu'à la nuit car le duc était accablé de besogne. Il avait passé toute la journée en des discussions ennuyeuses avec les trésoriers et les secrétaires, vérifiant les comptes des munitions de guerre, débrouillant et embrouillant le filet de trahison et de basses tromperies qui lui plaisait tellement lorsqu'il en était le maître, telle l'araignée dans sa toile, et où il se sentait maintenant pris comme un moucheron.
Ayant achevé ses travaux, le duc se dirigea vers la galerie de Bramante qui surplombait un des fossés du palais.
La nuit était calme. Par moments seulement on entendait le son de la trompe, les appels des veilleurs, le grincement de la lourde chaîne de fer du pont-levis.
Le page Ricciardetto apporta deux torches qu'il ficha dans les chandeliers de bronze scellés dans le mur et posa devant le duc un plat d'or contenant du pain coupé en menus morceaux. D'un coin du fossé, glissant sur le fond sombre de l'eau, attirés par la lueur des torches, surgirent des cygnes blancs. Appuyé sur la balustrade, le duc jetait les morceaux de pain et admirait l'adresse avec laquelle les cygnes les attrapaient, l'élégance avec laquelle, silencieusement, ils fendaient de leur poitrail le miroir de l'eau.
La marquise Isabelle d'Este, sœur de feu Béatrice, lui avait envoyé en cadeau ces cygnes de Mantoue. Il les avait toujours aimés, mais ces derniers temps il s'y était attaché encore davantage et chaque soir venait leur jeter la pâtée de ses propres mains, ce qui constituait son unique délassement après les tourmentantes pensées des affaires de l'État, de la guerre, de la politique, de ses trahisons et de celles des autres. Les cygnes lui rappelaient son enfance; alors aussi il les nourrissait de même, dans les marais verdis de Vidgevano.
Mais ici, dans le fossé du palais, entre les menaçantes meurtrières, les tours sombres, les poudrières, les pyramides de bombes et les gueules des canons,—tranquilles, d'une blancheur immaculée dans le brouillard bleu argenté de la lune, ils lui semblaient encore plus beaux. Le poli de l'eau reflétait sous eux le ciel, et comme des visions, entourés de tous côtés d'étoiles, pleins de mystère, entre deux cieux ils se balançaient et glissaient.
Derrière le duc une petite porte s'ouvrit qui laissa passer la tête du chambellan Pusterla. Respectueusement courbé, il s'approcha du duc et lui tendit un papier.
—Qu'est-ce? demanda-t-il.
—Du trésorier général, messer Bornocio Botto, le compte des armements. Il s'excuse infiniment de déranger Votre Altesse... Mais les fourgons partent demain à l'aube.....
Le More saisit le papier, le froissa et le jeta au loin.
—Combien de fois t'ai-je dit de ne m'importuner avec aucune affaire après souper! Oh! Seigneur! bientôt ils ne me laisseront même plus dormir!
Le chambellan toujours courbé, gagna la porte à reculons et murmura de façon que le duc puisse ne pas entendre s'il ne lui plaisait pas:
—Messer Leonardo.
—Ah! oui! Léonard. Pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt? Fais-le entrer.
Et se tournant de nouveau vers ses cygnes, il songea:
Son visage jaune, flasque, aux lèvres fines, rusées et cruelles, s'illumina d'un bon sourire.
Lorsque l'artiste entra dans la galerie, Ludovic continua à jeter le pain et reporta sur lui le sourire avec lequel il contemplait ses cygnes.
Léonard voulut s'agenouiller, mais le duc le retint et le baisa au front.
—Bonsoir. Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus. Comment te portes-tu?
—Je dois remercier Votre Altesse.....
—Eh! finis! N'es-tu pas digne d'autres cadeaux? Attends, le moment viendra où je saurai te récompenser selon tes services.
Il questionna le maître sur ses travaux, inventions et projets, cherchant exprès ceux qui lui paraissaient les plus irréalisables: la cloche à plongeur, les patins à naviguer, la machine volante. Dès que Léonard abordait la question sérieuse: la fortification du palais, le canal, la fonte du monument Sforza, de suite il détournait la conversation avec un air ennuyé et dégoûté.
Subitement il devint pensif, ce qui lui arrivait souvent depuis quelques mois, se tut, pencha la tête avec une expression si détachée, qu'il semblait avoir oublié son interlocuteur. Léonard prit congé.
—Allons, adieu, adieu! dit distraitement le duc; mais lorsque l'artiste fut à la porte, il le rappela, s'approcha de lui, lui posa ses deux mains sur les épaules et le fixa d'un long et triste regard.
—Adieu, murmura-t-il, et sa voix trembla. Adieu, cher Léonard! Qui sait si nous nous reverrons?
—Votre Altesse nous abandonne?
Le duc soupira péniblement et ne répondit pas.
—Oui, mon ami, continua-t-il. Voilà seize ans que nous vivons ensemble et je n'ai de toi que de bons souvenirs, et toi aussi tu n'en as pas de mauvais de moi. Que les gens disent ce qui leur plaira, mais dans les siècles futurs, celui qui nommera Léonard pensera aussi un peu à Ludovic le More!
L'artiste, qui n'aimait pas les effusions sentimentales, prononça les seules paroles qu'il gardait en sa mémoire pour les circonstances où l'éloquence de cour était indispensable:
—Monseigneur, je voudrais avoir plusieurs vies pour les mettre toutes au service de Votre Altesse.
—Je le crois, répondit le duc. Un jour tu te souviendras peut-être de moi et tu me plaindras.....
Il n'acheva pas, sanglota, enlaça fortement Léonard et l'embrassa sur les lèvres.
—Allons, que le Seigneur soit avec toi! que le Seigneur soit avec toi!
Quand Léonard fut parti, Ludovic resta longtemps encore assis sur la galerie Bramante, admirant les cygnes, et dans son cœur s'élevait un sentiment qu'il n'aurait pu exprimer par des mots. Il lui semblait que dans sa vie sombre et criminelle, Léonard était pareil aux cygnes blancs dans le fossé du palais, sur l'eau noire, entre les menaçantes meurtrières, les tours, les fondrières, les pyramides de bombes et les gueules des canons. Aussi inutile et aussi beau, aussi pur et aussi virginal.
On n'entendait dans le silence de la nuit que la tombée lente de la résine des torches aux trois quarts consumées. Dans leur reflet rose qui se fondait avec le clair de lune bleu, se balançant majestueusement, dormaient, pleins de mystère, entourés d'étoiles, telles des visions, entre les deux cieux,—le ciel d'en haut et le ciel d'en bas,—les cygnes et leurs sosies reflétés dans le sombre miroir des eaux.
XVI
En dépit de l'heure tardive, après être sorti de chez le duc, Léonard se rendit au couvent de San Francesco où se trouvait malade son élève Giovanni Beltraffio. Quatre mois après sa conversation avec Cesare au sujet des deux Christ, il avait été atteint de fièvre cérébrale.
C'était vers le 20 décembre 1498. Un jour qu'il rendait visite à son maître fra Benedetto, Giovanni rencontra chez lui un ami de Florence, le moine dominicain fra Paolo qui, sur ses instances, raconta la mort de Savonarole.
L'exécution avait été fixée au 23 mai 1498, à neuf heures du matin, sur la place de la Seigneurie, devant le Palazzo Vecchio, à l'endroit même où avaient eu lieu «le bûcher des vanités» et le «duel du feu».
Un grand bûcher avait été dressé, et au-dessus une potence, un large tronc d'arbre planté en terre avec une planche transversale supportant trois cordes et des chaînes. En dépit des efforts des charpentiers, qui raccourcissaient ou rallongeaient la transversale, la potence avait l'aspect d'une croix.
Une foule aussi compacte que le jour du duel du feu avait envahi la place, les fenêtres, les loggia et les toits des maisons. Du palais sortirent les accusés: Girolamo Savonarole, Domenico Buonvincini et Silvestro Maruffi.
Lorsqu'ils eurent fait quelques pas, ils s'arrêtèrent devant la tribune de l'ambassadeur du pape Alexandre VI. L'évêque se leva, prit le frère Savonarole par la main et récita les paroles d'excommunication d'une voix mal assurée, sans lever les yeux sur le moine qui le fixait. Il intervertit la dernière phrase:
—Separo te ab Ecclesia militante atque triumphante. Je te sépare de l'Eglise combattante et triomphante.
—Militante, non triumphante—hoc enim tuum non est. Combattante mais non triomphante, cela n'est pas en ton pouvoir, rectifia Savonarole.
On arracha les vêtements des accusés, leur laissant seulement la chemise, et ils continuèrent leur chemin. Ils s'arrêtèrent par deux fois encore, d'abord devant la tribune des commissaires apostoliques pour entendre la lecture de l'arrêt, enfin devant la tribune des Huit Notables de la république Florentine, qui déclarèrent la peine de mort au nom du peuple.
Durant ce trajet, fra Silvestre, buttant, faillit tomber. Domenico et Savonarole également. On découvrit par la suite que les gamins, anciens soldats de l'armée sacrée, cachés sous le plancher, avaient introduit des pointes de lance dans les interstices pour blesser les condamnés.
Fra Silvestro Maruffi devait monter le premier à la potence. Il conservait son expression indifférente, comme s'il ne s'en rendait pas compte, et grimpa les marches. Mais lorsque le bourreau lui passa la corde au cou, il s'accrocha à l'échelle, leva les yeux au ciel et cria:
—Entre tes mains, Seigneur, je remets mon âme!
Puis, seul, sans le secours de personne, d'un mouvement raisonné, sans peur aucune, il se lança dans le vide.
Fra Domenico attendait son tour impatiemment et lorsqu'on lui fit signe, il se précipita vers la potence avec le sourire qu'il aurait eu s'il s'était dirigé vers le ciel.
Le cadavre de Silvestro pendait à une extrémité, celui de Domenico à l'autre. La place centrale était destinée à Savonarole.
Il monta les marches, s'arrêta, abaissa les yeux, regarda la foule.
Un grand silence régnait, comme jadis à la cathédrale de Maria del Fiore avant le sermon. Mais quand il glissa la tête dans le nœud coulant quelqu'un cria:
—Fais un miracle! Fais un miracle, prophète!
Personne ne sut si c'était une ironie ou le cri d'un fervent.
Le bourreau poussa Savonarole.
Un vieil ouvrier, au visage humble et dévot, auquel on avait confié la garde du bûcher, dès que Savonarole fut pendu, se signa rapidement et glissa sa torche allumée sous les bois, en prononçant les mêmes paroles que Savonarole, lorsqu'il avait allumé le «bûcher des vanités»:
—Au nom du Père, du Fils et de l'Esprit-Saint!
La flamme monta. Mais le vent la rabattit de côté. La foule houla. Les gens s'écrasant, fuyaient, terrifiés, criant:
—Le miracle! le miracle! Ils ne brûlent pas!
Le vent s'apaisa. La flamme de nouveau monta et enveloppa les corps. La corde qui reliait les mains de Savonarole se brisa. Ses bras qui pendaient le long de son cadavre, s'agitèrent dans le feu et semblaient pour la dernière fois bénir le peuple.
Lorsque le bûcher fut éteint et qu'il ne resta plus que des os calcinés et des lambeaux de chair, les disciples de Savonarole se frayèrent un passage jusqu'à la potence, pour ramasser les restes des martyrs. Les gardes les écartèrent et chargeant les cendres sur une charrette, se dirigèrent vers Ponte Vecchio, afin de précipiter le triste butin dans la rivière. Mais en route, les élèves purent voler quelques pincées de cendres et quelques parcelles du cœur non consumé de Savonarole.
Son récit achevé, fra Paolo montra à ses auditeurs une amulette qui contenait les cendres. Fra Benedetto longuement l'embrassa et l'arrosa de ses larmes.
Puis les deux moines se rendirent aux vêpres, laissant Giovanni seul.
En rentrant, ils le trouvèrent étendu par terre, sans connaissance, devant le crucifix. Entre ses doigts raidis il serrait l'amulette.
Pendant trois mois, Giovanni resta entre la vie et la mort. Fra Benedetto ne le quittait pas d'un instant.
Souvent, dans le silence de la nuit, assis au chevet du malade, il écoutait son délire et s'effrayait.
Giovanni rêvait de Léonard de Vinci et de la Sainte-Vierge qui, tout en dessinant sur le sable des figures géométriques, apprenait au Christ les lois de l'éternelle nécessité.
—Pourquoi pries-tu? répétait le malade avec un infini ennui. Ne sais-tu pas que le miracle ne peut exister, que tu ne peux éviter cette coupe, comme la ligne droite ne peut ne pas être la distance la plus courte entre deux points?
Une autre vision le tourmentait aussi—deux visages de Christ opposés et semblables, comme des sosies: l'un plein de faiblesse et de souffrance humaines; l'autre terrible, étrange, tout puissant et omniscient, le Verbe devenu corps, le Premier Moteur. Ils étaient tournés l'un vers l'autre comme deux adversaires éternels. Et à mesure que Giovanni les examinait, le visage du faible s'assombrissait, se convulsait, se transformait en démon pareil à celui que Léonard jadis avait crayonné dans la caricature de Savonarole, et accusant son sosie, l'appelait Antechrist ...............
Fra Benedetto sauva la vie à Beltraffio. Au début de juin 1498, lorsqu'il fut assez fort pour marcher seul, en dépit des supplications du moine, Giovanni revint chez Léonard. A la fin de juillet de la même année, l'armée du roi de France, Louis XII, sous le commandement des seigneurs d'Aubigny, Louis de Luxembourg et Jean-Jacques Trivulce, traversa les Alpes et envahit la Lombardie.
CHAPITRE X
LES CALMES ONDES
1499-1500
Les ondes sonores et lumineuses sont régies par la même loi mécanique que les ondes de l'eau: l'angle d'incidence est égal à l'angle de réflection. (La Mécanique.)
LÉONARD DE VINCI.
Il duca perso lo Stato e la roba e libertà, o nessuna sua opera si fini per lui.
Le duc a perdu l'État, ses biens, sa liberté, et rien de ce qu'il a entrepris ne s'est achevé par lui.
LÉONARD DE VINCI.
I
Dix jours avant la reddition du palais ducal, le maréchal Trivulce, aux cris joyeux de: «Vive la France!» aux sons des carillons, entra à Milan comme en ville conquise.
L'entrée du roi était fixée au 6 octobre. Les citoyens lui préparaient une réception triomphale.
Pour le défilé des corporations, les syndics des marchands avaient découvert dans la sacristie de la cathédrale, deux anges qui, cinquante ans auparavant, sous la république Ambrosienne, avaient représenté les génies de la liberté nationale. Les ressorts qui mettaient les ailes en mouvement avaient faibli. Les syndics en confièrent la restauration à l'ancien mécanicien ducal, Léonard de Vinci.
A ce moment, Léonard était occupé à l'invention d'une nouvelle machine volante. Un matin, de très bonne heure, presque à l'aube, il était assis devant ses croquis et ses calculs. La légère carcasse de roseau tendue de taffetas, ne rappelait plus la chauve-souris, mais une hirondelle géante. Une des ailes était terminée et mince, aiguë, élégante, se dressait du parquet au plafond et au bas, dans son ombre, Astro arrangeait les ressorts brisés des deux anges de la commune de Milan.
Pour cette fois, Léonard avait décidé d'imiter le plus possible la structure des oiseaux, dans lesquels la nature donne le meilleur modèle de machine volante. Il espérait toujours exprimer par les lois mécaniques le miracle du vol. Apparemment, tout ce qu'on pouvait savoir, il le savait et cependant, il sentait qu'il existait dans le vol un mystère, impossible à condenser dans une formule. De nouveau, comme dans ses premiers essais, il revenait à ce qui différencie la création de la nature de la création humaine, la structure du corps vivant de la machine morte, et il lui semblait qu'il aspirait à l'impossible, au déraisonnable.
—Enfin, Dieu merci, c'est fini! cria Astro en remontant les ressorts.
Les anges agitèrent leurs ailes lourdes. Dans la pièce passa un souffle et la légère et fine aile de l'hirondelle géante s'agita, comme vivante. Le forgeron la contempla avec tendresse.
—Ce que j'ai perdu de temps avec ces babioles! grogna-t-il en désignant les anges. Seulement, maintenant, maître, je ne sors pas d'ici avant d'avoir terminé mes ailes. Veuillez me donner le croquis de la queue.
—Il n'est pas prêt, Astro. Attends, je dois encore réfléchir.
—Mais, messer, vous me l'aviez promis avant-hier...
—Que veux-tu, mon ami! Tu sais que la queue de notre oiseau doit remplacer le gouvernail. La moindre faute, la plus petite erreur, peut tout perdre.
—Bien, bien... Vous devez le savoir mieux que moi. J'attendrai en achevant la seconde aile...
—Astro, murmura le maître, attends. Je crains qu'en nous pressant, nous soyons amenés encore à des transformations.
Le forgeron ne répondit pas. Avec précaution, il remua la carcasse de roseau tendue d'un croisillon de tendons de bœuf. Puis il se tourna vers Léonard et d'une voix sourde, émue, dit:
—Maître, eh! maître, ne vous fâchez pas, mais si à force de calculer vous arriviez de nouveau à l'ancien résultat, qu'on ne puisse, comme avec l'ancienne, voler avec cette machine, je volerai tout de même... pour narguer votre mécanique... Oui, oui, je ne puis plus attendre, parce que je sais que si cette fois encore...
Il n'acheva pas et se détourna. Léonard regarda attentivement son visage large, entêté, sur lequel se reflétait, immobile, l'idée insensée et dominante.
—Messer, conclut Astro, dites-moi franchement, volerons-nous ou ne volerons-nous pas?
Il y avait dans ces mots une telle crainte et un tel espoir, que Léonard n'osa pas avouer la vérité.
—Certes, répondit-il, on ne peut savoir sans essayer, mais je crois, Astro, que nous volerons...
—Et c'est parfait! dit en applaudissant avec enthousiasme le forgeron. Je ne veux plus rien entendre, car si vous dites, vous, que nous volerons—nous volerons!
Il voulut se retenir, mais ne le put et éclata d'un joyeux rire d'enfant.
—Qu'as-tu? s'étonna Léonard.
—Pardonnez-moi, messer. Je vous importune tout le temps. Mais ce sera pour la dernière fois... Après je n'en parlerai plus... Croyez-vous, quand je pense aux Milanais, aux Français, au duc Sforza, au roi—ils m'apparaissent risibles et piteux. Ils grouillent, se battent et s'imaginent qu'eux aussi accomplissent de grandes œuvres—ces vermisseaux rampants, ces scarabées sans ailes. Pas un d'entre eux ne se doute du miracle qui se prépare. Maître, figurez-vous seulement l'écarquillement de leurs yeux, lorsqu'ils verront les «ailés» planer dans les airs. Ce ne seront plus des anges en bois pour amuser la populace! Ils verront et croiront que ce sont des dieux. Moi, ils me prendront plutôt pour le diable. Mais vous, réellement, vous serez un dieu. Ou peut-être on dira que vous êtes l'Antechrist? Et alors, ils seront terrifiés, ils tomberont face contre terre et vous adoreront. Et vous ferez d'eux tout ce que vous voudrez. Je suppose, maître, qu'alors il n'y aura plus ni guerre, ni lois, ni seigneurs, ni esclaves, que tout sera transformé en quelque chose de si nouveau que nous n'osons même y songer. Et les peuples se réconcilieront, pareils à des chœurs angéliques, ils chanteront l'unique hosanna... Oh! messer Leonardo! Seigneur, Seigneur, Seigneur!... Serait-ce vrai?
Il semblait délirer.
—Pauvre! pensa Léonard. Quelle foi! Il en perdra la raison. Et que faire avec lui? Comment lui apprendre la vérité?
A ce moment, un fort coup de heurtoir retentit à la porte extérieure de la maison, puis on frappa de même à la porte fermée de l'atelier.
—Quel diable vient nous déranger! grogna le forgeron furieux. Qui est là? Le maître n'est pas visible. Il a quitté Milan.
—C'est moi, Astro, moi, Luca Paccioli. Au nom de Dieu, ouvre plus vite!
—Qu'avez-vous, fra Luca? demanda l'artiste en voyant le visage effrayé du moine.
—Moi, je n'ai rien, messer Leonardo... C'est-à-dire si, mais nous en recauserons plus tard... Maintenant... Oh! messer Leonardo!... Votre Colosse... les arbalétriers gascons... j'arrive du palais, j'ai vu, de mes yeux vu... les Français détruisent votre œuvre... Courons vite...
—Pourquoi? répondit calmement Léonard, bien que son visage pâlit. Qu'y ferons-nous?
—Comment! Mais... Vous ne resterez pas ainsi les bras croisés à contempler la destruction d'un de vos chefs-d'œuvre. J'ai un sauf-conduit pour le sire de La Trémoïlle. Il faut faire des démarches...
—Nous n'arriverons pas à temps! murmura l'artiste.
—Si, si! Nous couperons par les potagers, à travers les haies, seulement partons plus vite!
Entraîné par le moine, Léonard sortit de la maison, et ils se dirigèrent en courant vers le palais.
En route fra Luca conta ses mésaventures et ses peines: la veille, les lansquenets s'étaient introduits dans ses caves, s'étaient enivrés et ayant trouvé les reproductions en cristal des corps géométriques, les avaient pris pour des appareils de magie noire et les avaient brisés.
—Que leur avaient fait mes pauvres cristaux, je vous le demande? disait en pleurant presque Paccioli.
Ils arrivèrent sur la place du Palais, et aperçurent près de la porte principale, sur le pont-levis de Battiponte, près de la tour Torre del Filarete, un jeune Français élégant, très entouré.
—Maître Gilles! cria fra Luca.
Et il expliqua à Léonard que ce maître Gilles était un oiseleur «siffleur de bécasses» qui apprenait à chanter, à parler, à faire mille tours, aux serins, aux pies, aux perroquets de Sa très chrétienne Majesté—c'était un personnage important à la cour. Paccioli désirait lui offrir ses œuvres: La Proportion divine en de luxueuses reliures.
—Je vous prie, ne vous inquiétez pas de moi, fra Luca, lui dit Léonard. Allez chez maître Gilles; moi je saurai me débrouiller tout seul.
—Non, j'irai chez lui plus tard, murmura Paccioli intimidé. Ou bien encore... savez-vous? Je cours chez maître Gilles, je lui demande où il va, et je reviens. Vous, durant ce temps, allez directement chez le sire de La Trémoïlle...
Retroussant sa soutane brune, claquant des sandales, le moine courut rejoindre le «siffleur royal».
Léonard franchit la porte Battiponte et pénétra dans le Champ de Mars—cour intérieure du palais.
II
La matinée était brumeuse. Les braseros achevaient de se consumer. La place et les bâtiments voisins encombrés de canons, de bombes, d'ustensiles de campement, de bottes de foin, de tas de paille, de monceaux de fumier, étaient transformés en une immense caserne, moitié écurie, moitié cabaret. Autour des tentes et des fours de campagne, des tonneaux pleins et vides, renversés, servaient de table de jeu; de ce milieu, s'élevaient des cris, des rires, des jurons, en langues diverses, des chansons d'ivrognes. Par instants, tout se taisait quand passaient les chefs; les tambours battaient aux champs, les longues trompes des lansquenets souabes et rhénans résonnaient d'une façon métallique, les cornes des volontaires suisses répétaient en écho les mélodies mélancoliques des Alpes.
Se faufilant vers le milieu de la place, l'artiste aperçut son Colosse presque intact.
Le grand-duc, conquérant de la Lombardie, Francesco Attendolo Sforza, la tête chauve comme celle d'un empereur romain, avec une expression de force léonine et de ruse de renard, comme auparavant était sur son coursier qui se cabrait, et foulait sous ses pieds un guerrier.
Les arquebusiers souabes, les voltigeurs grenoblois, les frondeurs picards, les arbalétriers gascons, s'attroupaient autour de la statue et criaient. Ils se comprenaient mal entre eux et complétaient les mots par des gestes d'après lesquels Léonard comprit qu'il s'agissait d'une dispute entre deux archers, un Allemand et un Français. Chacun à son tour devait tirer, à une distance de cinquante pas, après avoir bu quatre chopes de vin épicé. La verrue, au centre de la joue du Colosse, servait de point de mire.
On mesura les pas, on tira au sort à qui commencerait. L'Allemand but coup sur coup, sans reprendre haleine, les quatre chopes convenues, s'éloigna, visa, tira et manqua le but. La flèche écorcha la joue, arracha un coin de l'oreille gauche, mais glissa près de la verrue sans l'atteindre.
Le Français épaula son arbalète, mais à ce moment un mouvement se produisit dans la foule. Les soldats s'écartèrent devant un détachement de fastueux hérauts qui accompagnaient un chevalier. Il passa sans prêter la moindre attention au divertissement des mercenaires.
—Qui est-ce? demanda Léonard à un arbalétrier.
—Le sire de La Trémoïlle.
—Il est temps encore! songea l'artiste. Je vais courir, le prier...
Mais il restait, sans bouger, sentant une telle incapacité d'action, une telle invincible torpeur, une telle absence de volonté qu'il lui semblait que même se fût-il agi de sauver sa vie, il n'eût pas remué un doigt de la main. La crainte, la honte, le dégoût, s'emparaient de lui à l'idée qu'il devrait, comme Luca Paccioli, supplier les varlets et les palefreniers et courir derrière les seigneurs.
Le Gascon tira. La flèche en sifflant se ficha dans la verrue.
—Bigorre! Bigorre! Montjoie Saint-Denis! criaient les soldats en agitant leurs bérets. La France a gagné!
D'autres tireurs reprirent la gageure.
Léonard voulait partir, mais cloué à la place, comme en un affreux et stupide rêve, il regardait, résigné, la destruction de l'œuvre à laquelle il avait consacré les seize plus belles années de sa vie, peut-être la plus grandiose production de la sculpture depuis Praxitèle et Phidias. Sous la pluie des balles, des flèches, des pierres, la terre s'effritait, se détachait par larges mottes, s'envolait en poussière, mettant à nu le bâti, tels les os d'un squelette de fer.
Le soleil se montra de derrière les nuages. Dans cette joyeuse éclaboussure de lumière, le Colosse démantelé apparaissait plus misérable encore, avec son héros décapité sur son cheval sans jambes, son sceptre brisé et son inscription Ecce Deus!
A ce moment, le commandant en chef du roi de France, le vieux maréchal Jean-Jacques Trivulce, traversa la place. Il regarda le Colosse, s'arrêta interdit, le regarda de nouveau en abritant de sa main ses yeux contre le soleil, puis se tournant vers les gens de sa suite:
—Qu'est-ce?
—Monseigneur, répondit obséquieusement un lieutenant, le capitaine Georges Cocqueburne a autorisé les arbalétriers, de sa propre initiative....
—Le tombeau de Sforza, s'écria le maréchal, l'œuvre de Léonard de Vinci, qui sert de cible aux arbalétriers gascons!
Il marcha vivement vers le groupe des soldats, saisit au collet un frondeur picard, le roula à terre et éclata en jurons.
Le visage du vieux maréchal s'était empourpré, les veines de son cou se gonflaient.
—Monseigneur, balbutiait le soldat agenouillé et tremblant, monseigneur, nous ne savions pas... Le capitaine Cocqueburne...
—Attendez, fils de chien! criait Trivulce, je vous montrerai le capitaine Cocqueburne... Je vous pendrai tous...
L'acier d'une épée brilla. Il la brandit et aurait frappé, mais au même instant, Léonard de sa main gauche saisit son poignet avec une force telle que le gantelet, la «bracciola» se gondola. Essayant en vain de se débarrasser de l'étreinte, le maréchal regarda Léonard avec étonnement.
—Qui es-tu? demanda-t-il.
—Léonard de Vinci, répondit celui-ci tranquillement.
—Comment oses-tu! commença le vieillard furieux.
Mais ayant rencontré le regard clair et doux de l'artiste, il se tut.
—Alors, c'est toi, Léonard, dit-il en le dévisageant. Lâche ma main. Tu as tordu mon gantelet... Quelle force! Tu es hardi, mon ami...
—Monseigneur, je vous en supplie, ne vous fâchez pas, pardonnez-leur, murmura l'artiste respectueusement.
Le maréchal le contempla encore plus attentivement, sourit et secoua la tête:
—Original! Ils ont détruit ta plus belle œuvre et tu sollicites leur pardon?
—Excellence, si vous les pendez tous, quel profit en aurais-je et cela reconstituera-t-il mon œuvre? Ils ne savent pas ce qu'ils font.
Le vieillard resta un instant pensif. Tout à coup sa figure s'illumina. Ses yeux intelligents reflétèrent une grande bonté.
—Écoute, messer Leonardo, je ne comprends pas une chose. Comment se fait-il que tu restais là et regardais? Pourquoi n'as-tu rien dit, pourquoi ne t'es-tu pas plaint au sire de La Trémoïlle? Il a dû justement passer ici tout à l'heure?
Léonard baissa les yeux et dit, balbutiant, rougissant tel un coupable:
—Je n'ai pas eu le temps... Je ne connais pas le sire de La Trémoïlle.
—Dommage, conclut le vieillard en regardant la ruine. J'aurais donné cent de mes meilleurs soldats pour ton Colosse...
En retournant chez lui et traversant le pont de l'élégante loggia Bramante où avait eu lieu sa dernière entrevue avec Ludovic, Léonard vit des pages et des palefreniers français qui s'amusaient à chasser les cygnes apprivoisés, les favoris du duc de Milan. Ils les tiraient à l'arc. Dans le fossé étroit défendu de tous côtés par de hauts murs, les oiseaux se débattaient épouvantés. Parmi le duvet et les plumes blanches, sur le fond noir de l'eau, nageaient en se balançant des corps ensanglantés. Un cygne fraîchement blessé, le cou tendu, poussait un cri perçant et plaintif, agitait ses ailes affaiblies comme s'il eût tenté de s'envoler devant la mort.
Léonard se détourna et pressa le pas. Il lui semblait qu'il était pareil à ce cygne.
III
Le dimanche 6 octobre le roi de France Louis XII entra à Milan par la porte Ticinese. Dans sa suite figurait César Borgia, duc de Valentino, fils du pape. Durant le parcours de la cathédrale au palais, les anges de la commune de Milan agitèrent leurs ailes.
Depuis le jour de la destruction du Colosse, Léonard ne s'était pas remis à son travail de la machine volante. Astro achevait seul l'appareil. L'artiste n'avait pas le courage de lui dire que ces ailes, encore, ne pouvaient servir. Évitant visiblement le maître, le forgeron ne parlait de rien, seulement de temps à autre, furtivement, il fixait sur lui son œil unique plein de reproche et de démence.
Un matin, vers le 20 octobre, Paccioli accourut chez Léonard apportant la nouvelle que le roi le demandait au palais. L'artiste s'y rendit à contre-cœur. Inquiet de la disposition des ailes, il craignait qu'Astro, ne se mît en tête de voler coûte que coûte et ne commît quelque malheur. Lorsque Léonard pénétra dans les salles si mémorables du palais Rechetto, Louis XII recevait les doyens et les syndics de Milan.
L'artiste regarda son futur maître, le roi de France. Sa personne n'exprimait rien de royal: un corps malingre et faible, des épaules étroites, une poitrine rentrée, un visage vilainement ridé, souffreteux, mais non anobli par la souffrance; plat, empreint de vertu bourgeoise.
Sur la plus haute marche du trône se tenait un jeune homme de vingt ans, simplement vêtu de noir, sans ornements, sauf quelques perles sur les revers du béret et la chaîne de coquillages d'or du collier de l'ordre de Saint-Michel. Il avait les cheveux blonds et longs, une barbiche rousse, une pâleur mate et des yeux bleu-noir, intelligents et affables.
—Dites-moi, fra Luca, dit l'artiste à son guide, quel est ce jeune seigneur?
—Le fils du pape, répondit le moine. César Borgia, duc de Valentino.
Léonard avait entendu parler des crimes de César. Bien qu'il n'y eût pas de preuves certaines, personne ne doutait qu'il n'eût tué son frère Giovanni Borgia, ennuyé de son rôle de cadet, désirant jeter la pourpre cardinalice et hériter du titre de «gonfalonier» de l'Église romaine. On insinuait aussi que la véritable cause de ce fratricide résidait dans la rivalité des deux frères, non seulement pour les faveurs paternelles, mais aussi pour l'incestueux amour qu'ils nourrissaient tous deux pour leur sœur, la belle madonna Lucrezia.
—C'est impossible, songeait Léonard en observant le visage calme du duc de Valentino, ses yeux purs et naïfs.
César sentit probablement peser sur lui le regard scrutateur de Léonard; il tourna la tête de son côté, puis, se penchant vers un vieillard à long vêtement sombre qui se tenait près de lui, son secrétaire, il lui parla à l'oreille en désignant Léonard et lorsque le vieillard eut répondu, il fixa obstinément l'artiste. Un étrange et insaisissable sourire glissa sur les lèvres du duc de Valentino. Et, au même instant, Léonard eut cette impression:
«Oui, tout est possible, il est capable de choses pires encore que celles qu'on raconte.»
Le doyen des syndics, ayant achevé sa lecture, s'approcha du trône, s'agenouilla et tendit au roi un placet. Louis XII par mégarde laissa choir le rouleau de parchemin. Le doyen voulut le ramasser. Mais César d'un mouvement souple et vif le prévint, releva le parchemin et le tendit au roi avec un salut.
—Laquais! grogna, derrière Léonard, quelqu'un dans le groupe des seigneurs français. Est-il assez heureux de se montrer!
—Vous le dites, messer, approuva un autre. Le fils du pape remplit admirablement l'emploi de varlet. Si vous le voyiez, le matin, lorsque le roi s'habille, comme il le sert, comme il chauffe sa chemise. On l'enverrait nettoyer l'écurie, qu'il ne se rebuterait pas!
L'artiste avait remarqué le mouvement servile de César, mais il lui avait semblé plutôt terrible que vil, une caresse traîtresse d'animal rapace.
Cependant, Paccioli s'agitait, poussait le coude de son compagnon et voyant que Léonard avec sa timidité habituelle resterait toute la journée perdu dans la foule, sans trouver l'occasion d'attirer sur lui l'attention du roi, le saisit par la main et, courbé jusqu'à la contorsion, avec un long sifflement énumérant les qualités—stupendissimo, prestantissimo, invicissimo—présenta l'artiste au roi.
Louis XII parla de la Sainte-Cène. Il loua l'interprétation des apôtres, mais s'extasia surtout sur la perspective du plafond. Fra Luca s'attendait à chaque instant que Sa Majesté prierait Léonard d'entrer à son service; mais un page entra et remit au roi une lettre de France. Louis XII reconnut l'écriture de sa femme, sa bien-aimée Bretonne, Anne. Elle lui annonçait son heureuse délivrance. Les seigneurs s'avancèrent, présentèrent leurs hommages et leurs compliments, éloignant du trône Léonard et Paccioli. Le roi les regarda, voulut leur dire quelque chose, puis les oublia aussitôt; il invita aimablement les dames à vider une coupe à la santé de l'accouchée et passa dans une autre salle.
Paccioli voulut entraîner son ami.
—Vite! vite!
—Non, fra Luca, répondit tranquillement Léonard. Je vous remercie de vos peines. Mais je ne me rappellerai pas au souvenir du roi. En ce moment Sa Majesté pense à tout autre chose.
Il quitta le palais.
Sur le pont-levis Battiponte, il fut rejoint par le secrétaire de César Borgia, messer Agapito, qui lui proposa au nom du duc, la place d'ingénieur ducal, le même poste que Léonard occupait à la cour de Ludovic le More.
L'artiste promit sa réponse sous peu de jours.
En approchant de sa maison, il aperçut un attroupement et pressa le pas. Giovanni, Marco, Salaino et Cesare portaient, probablement à défaut de civière, sur une des énormes ailes, brisée et déchirée, de la nouvelle machine volante, leur camarade, le forgeron Astro de Peretola, les vêtements en lambeaux, ensanglanté, le visage livide. Ce que le maître craignait, était arrivé. Le forgeron avait voulu essayer les ailes, s'était élevé deux ou trois fois, puis de suite était tombé et se serait tué immanquablement si l'une des ailes ne s'était accrochée à une branche d'arbre. Léonard aida à rentrer le brancard improvisé, dans la maison et lui-même déposa avec précaution le blessé sur son lit. Lorsqu'il s'inclina au-dessus de lui pour examiner ses plaies, Astro reprit connaissance et murmura en fixant sur Léonard un regard suppliant:
—Pardonnez-moi, maître!
IV
Dans les premiers jours de novembre, après de splendides fêtes données en l'honneur de sa fille nouveau-née, Louis XII, après avoir reçu le serment des Milanais et nommé gouverneur de la Lombardie, le maréchal Trivulce, repartit pour la France.
La tranquillité était rétablie dans la ville, mais en apparence seulement: le peuple détestait Trivulce pour sa violence et sa ruse. Les partisans de Ludovic soulevaient la populace, répandaient des lettres anonymes. Ceux qui, dernièrement, poursuivaient le fuyard de leurs moqueries et de leurs injures, maintenant songeaient à lui comme au meilleur des souverains.
Dans les derniers jours de janvier, la foule démolit, près des portes Ticinese, les baraquements des percepteurs d'impôts français. Le même jour, à la villa Lardirago près de Pavie, un soldat français abusa d'une jeune paysanne lombarde. En se défendant elle l'avait frappé d'un coup de balai en plein visage. Le soldat la menaça de sa hache. Aux cris de sa fille, le père accourut armé d'un bâton. Le Français tua le vieillard. La foule rassemblée tua le soldat. Les Français massacrèrent les habitants et réduisirent la commune en cendres. A Milan, cette nouvelle produisit l'effet d'une étincelle dans un amas de poudre. Le peuple envahit les places, les rues, les marchés en criant furieusement:
—A bas le roi! A bas le lieutenant! Mort aux Français! Vive le More!
Trivulce avait trop peu d'hommes pour pouvoir se défendre contre une population de trois cent mille âmes. Ayant fait établir les canons sur les tours, les gueules dirigées sur la foule, avec ordre de tirer au premier signal, il sortit désirant faire une dernière tentative de conciliation. La populace faillit le lapider, le bloqua dans l'hôtel de ville et l'eût mis à mort si n'était arrivé à son secours un détachement de mercenaires suisses commandés par le seigneur de Coursinges.
Alors, commencèrent les incendies, les meurtres, les vols, la mise à la question des Français qui tombaient entre les mains des révoltés et des citoyens soupçonnés de sympathiser avec les conquérants.
Dans la nuit du 1er février, Trivulce quitta secrètement le fort, le laissant sous la garde des capitaines D'Espy et Codebecquart. Cette même nuit, Ludovic, revenu de Germanie, était acclamé par les habitants de Côme. Les citoyens de Milan l'attendaient comme un libérateur.
Léonard, durant les derniers jours de la révolte, craignant le feu intermittent des canons qui avaient détruit plusieurs maisons voisines, s'était installé dans ses caves. Il avait passé adroitement par des conduits de chauffage et avait installé plusieurs chambres. Comme dans un petit fort, on avait transporté là tout ce qui était précieux: les tableaux, les dessins, les manuscrits, les livres, les appareils scientifiques.
A ce moment, il se décidait à entrer au service de César Borgia. Mais avant de se rendre en Romagne, où, d'après le contrat convenu avec messer Agapito, il devait arriver pour l'été de 1500, il avait l'intention de passer quelque temps chez son vieil ami Girolamo Melzi, afin d'attendre la fin de la guerre et de la révolte, dans sa solitaire villa Vaprio, près de Milan.
Le 2 février au matin, jour de la Chandeleur, fra Luca Paccioli vint chez l'artiste et déclara que le palais était inondé: le milanais Luigi da Porto, au service des Français, avait passé au camp des révoltés et, durant la nuit, avait ouvert les écluses des canaux qui alimentaient les fossés du fort. L'eau avait monté, détruit le moulin du parc Rocchetto, pénétré dans les caves où étaient amoncelés la poudre, l'huile, le pain, le vin et autres fournitures; si bien que si les Français, à grand'peine, n'avaient pu sauver une partie de ces provisions, la faim les aurait forcés à se rendre—ce sur quoi comptait messer Luigi. Au moment de l'inondation, les canaux voisins de ceux du fort avaient débordé dans la partie basse des portes Vercelli et recouvert les marais où se trouvait le couvent Delle Grazie. Fra Luca communiqua à l'artiste ses craintes au sujet de la Sainte-Cène et proposa à Léonard d'aller voir avec lui si le tableau n'avait subi aucun dégât.
Avec une indifférence feinte, Léonard répondit qu'il n'en avait guère le temps en ce moment et que la Sainte-Cène n'avait pu être atteinte, car elle était placée à un endroit trop élevé; l'humidité ne pouvait lui avoir occasionné aucun tort.
Mais dès que Paccioli fut parti, Léonard courut au couvent.
En entrant dans le réfectoire, il vit sur le parquet de brique, de larges plaques, restes de l'inondation. Cela sentait l'humidité. Un moine lui dit que l'eau avait monté à un quart de coudée.
Léonard s'approcha du mur de la Sainte-Cène.
Les couleurs paraissaient nettes.
Transparentes, tendres, non pas aqueuses comme dans les peintures à la fresque, mais huileuses, elles étaient de l'invention de l'artiste. Il avait aussi préparé le mur d'une façon spéciale, avec une première couche de glaise délayée dans de la laque de genièvre et de l'huile d'olive, et une seconde couche de mastic, de résine et de plâtre. Des maîtres compétents avaient prédit le peu de solidité des couleurs à l'huile sur un mur humide. Mais Léonard, avec son penchant naturel vers les nouveaux essais, s'entêta, sans prêter attention aux conseils. Il n'aimait pas la peinture à l'eau parce que ce travail exigeait de la promptitude et de la résolution, qualités qui lui étaient étrangères. Ses indispensables doutes, ses hésitations, ses corrections, ses continuels atermoiements, ne pouvaient s'accommoder que de la peinture à l'huile.
Penché sur le mur, il examinait avec un verre grossissant la surface du tableau. Tout à coup, dans le coin gauche, en bas, sous la nappe, aux pieds de l'apôtre Barthélemy, il aperçut une fêlure et à côté la floraison blanchâtre d'une minuscule tache d'humidité.
Il pâlit. Mais se dominant, il continua plus attentivement encore son examen.
Par suite de l'humidité, la première couche de glaise s'était boursouflée, soulevait le plâtre, formait, imperceptibles à l'œil nu, des crevasses par lesquelles suintait le salpêtre.
Le destinée de la Sainte-Cène était résolue. Les couleurs pouvaient se conserver encore pendant cinquante ans, mais la terrible vérité ne supportait aucun doute: la plus belle œuvre de Vinci était condamnée à périr.
Avant de quitter le réfectoire, Léonard regarda une dernière fois le Christ et, comme s'il venait de le voir seulement, il comprit combien cette œuvre lui était chère.
Avec la perte du Colosse et de la Sainte-Cène, les derniers liens qui l'attachaient aux humains se trouvaient rompus. Sa solitude devenait maintenant de plus en plus désespérée.
La poussière du Colosse avait été dissipée par le vent; sur le mur où se trouvait le Christ, la moisissure couvrirait les couleurs écaillées, et tout ce qui était sa vie disparaîtrait comme une ombre.
Il revint à la maison, descendit dans les caves et passant dans la chambre d'Astro, s'y arrêta un instant. Beltraffio mettait au malade des compresses d'eau froide.
—Encore la fièvre? demanda le maître.
—Oui, il délire.
Léonard se pencha pour examiner le pansement et écouter les paroles hachées du blessé.
—Plus haut, plus haut. Directement vers le soleil. Pourvu que les ailes ne prennent pas feu! Petit, d'où viens-tu? Quel est ton nom? La Mécanique? Je n'ai jamais entendu dire que le diable se soit nommé Mécanique. Pourquoi grinces-tu des dents? Allons, laisse-moi. Il m'entraîne, il m'entraîne... Je ne peux pas... Attends... laisse-moi respirer...
Le visage du malade exprimait la tristesse. Un cri d'horreur s'échappa de sa poitrine. Il lui semblait qu'il tombait. Puis de nouveau il se reprit à parler avec volubilité:
—Non, non, ne vous moquez pas de lui. C'est ma faute. Il disait que les ailes n'étaient pas prêtes. C'est fini... J'ai déshonoré mon maître... Entendez-vous? Qu'est-ce? On parle encore de lui, du plus petit et du plus lourd des démons, la Mécanique! Et le diable l'emmena à Jérusalem, continua-t-il en psalmodiant, et il le mit sur le toit du Temple et il lui dit: «Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi d'ici à terre.» Car il est écrit: «Tes anges doivent te préserver; et ils te porteront sur leurs bras afin que tes pieds ne touchent aucune pierre.» Voilà, j'ai oublié ce qu'Il a répondu au démon Mécanique! Tu ne te souviens pas, Giovanni?
Il fixa sur Beltraffio un regard presque conscient, mais Beltraffio crut qu'il délirait.
—Tu ne te souviens pas? insistait le malade.
Pour le calmer, Giovanni récita le douzième verset du quatrième Évangile de Lucas:
—Jésus-Christ lui répondit: «Il est dit: Ne tente pas ton Seigneur Dieu!»
—Ne tente pas ton Seigneur Dieu! répéta Astro.
Puis le délire le reprit.
—Bleu, bleu, sans un nuage. Il n'y a pas de soleil. Et il ne faut pas d'ailes. Oh! si le maître savait combien il est bon et doux de tomber dans le ciel!
Léonard le regardait et songeait:
«A cause de moi, il est perdu à cause de moi! Je l'ai tenté, je lui ai porté malheur comme à Giovanni!»
Il posa sa main sur le front brûlant d'Astro. Le malade se calma peu à peu et s'assoupit.
Léonard entra dans sa chambre, alluma une chandelle et se plongea dans des calculs.
Pour éviter de nouvelles erreurs dans la construction des ailes, il étudiait le vent, les couches d'air, d'après le mouvement des vagues et le cours de l'eau.
«Si tu jettes deux pierres d'égale dimension dans une eau tranquille à une certaine distance l'une de l'autre—écrivait-il dans son journal—sur la surface se formeront deux cercles séparés. Je me demande: Quand l'un deux s'élargissant graduellement rencontre l'autre, correspondant, entrera-t-il en lui et le coupera-t-il ou bien les coups des vagues se répercuteront-ils sur les points de contact à angles égaux?»
La simplicité avec laquelle la nature avait résolu ce problème de mécanique, le charmait à un point tel, qu'il inscrivit en marge:
«Questo e bellissimo, questo e sottile! Quelle superbe et fine question!»
«Je réponds en me basant sur l'expérience, continuait-il. Les cercles se traversent sans se mélanger, conservant les points où les pierres sont tombées.»
Ayant fait ses calculs, il se convainquit que la mathématique approuvait la nécessité naturelle de la mécanique.
Les heures succédaient aux heures. Le soir vint.
Après avoir soupé et causé avec ses élèves, Léonard se remit de nouveau au travail.
Il pressentait qu'il touchait presque à une grande découverte.
«Regarde comme le vent, dans les champs, chasse les tiges de blé, comme elles ondulent l'une après l'autre, tandis que les épis en s'inclinant restent immobiles. Ainsi les vagues courent sur l'eau. Ces rides produites sur l'eau par la tombée d'une pierre ou par le vent, sont plutôt un frisson qu'un mouvement, ce dont tu peux te convaincre en jetant une paille sur les cercles des vagues et observant qu'elle se balance sans bouger.»
L'expérience de la paille le fit songer à une autre pareille, qu'il avait déjà pratiquée, en étudiant la transmission du son. Tournant quelques pages, Léonard lut:
«Au coup d'une cloche répond faiblement une autre cloche; la corde vibrant sur le luth fait vibrer la même corde sur un luth voisin et si tu poses une paille sur cette corde, tu la verras trembler.»
Avec une profonde émotion, il devinait une corrélation entre ces deux phénomènes distincts.
Et subitement, comme un éclair, aveuglante, une pensée traversa son esprit:
«La même loi mécanique ici et là! Comme les vagues de l'eau, les ondes sonores se séparent dans l'air, s'entrecroisent sans se mêler, gardant le point de départ de chaque son. Et la lumière? L'écho étant le reflet du son, le reflet du jour dans une glace est l'écho de la lumière. Uniques sont Ta volonté et Ta justice, Premier Moteur: l'angle d'incidence est égal à l'angle de réflexion!»
Son visage était pâle. Ses yeux brillaient. Il sentait que cette fois encore il regardait dans l'abîme où personne encore n'avait osé regarder. Il savait que cette découverte, si elle était prouvée par l'expérience, était une des plus importantes depuis Archimède.
Deux mois auparavant, il avait reçu de messer Guido Berardi une lettre qui lui annonçait que Vasco de Gama avait, en contournant le cap de Bonne-Espérance, découvert un nouveau chemin vers les Indes, Léonard l'avait jalousé. Et maintenant il avait le droit de dire qu'il avait fait une plus grande découverte que Colomb et Vasco de Gama, qu'il avait vu de plus lointains mystères du nouveau ciel et de la nouvelle terre.
Dans la pièce voisine, le blessé gémit. L'artiste écouta et d'un coup se souvint de toutes ses désillusions, l'imbécile destruction du Colosse, la perte de la Sainte-Cène, la bête et terrible chute d'Astro.
«Est-ce que cette découverte, songea-t-il, serait destinée à périr, sans gloire, comme tout ce que je fais? Personne n'entendra-t-il jamais ma voix et serai-je éternellement seul comme maintenant, dans l'obscurité, sous terre, avec le rêve des ailes?»
Mais ces pensées n'obscurcirent pas sa joie.
—Eh bien! soit! je serai seul. Dans l'obscurité, dans le silence, dans l'oubli! Que personne n'en sache jamais rien. Je sais!
Un tel sentiment de force et de victoire emplit son cœur qu'il lui sembla que ces ailes qui étaient le rêve de sa vie existaient déjà et le soulevaient vers le ciel.
Il se sentit à l'étroit dans son souterrain, il voulut voir le ciel et l'espace.
Sortant de sa maison, il se dirigea vers la place de la cathédrale.
V
La nuit était claire et la lune brillait. Au-dessus des toits des maisons se projetaient les lueurs pourpres des incendies. Plus on avançait vers le centre de la ville, la place Broletto, plus la foule devenait compacte. Tantôt éclairés par la lumière bleue de la lune, tantôt par le reflet rouge des torches, ressortaient les visages convulsés, les étendards blancs à croix rouge de la commune de Milan, les arquebuses, les mousquetons, les lances, les faux, les fourches. Telles des fourmis, les gens s'agitaient, aidant des bœufs à traîner une vieille bombarde. Le tocsin sonnait. Les canons tonnaient. Les mercenaires français enfermés dans le fort mitraillaient les rues de Milan. Ils se vantaient, avant de se rendre, de détruire la ville entière. Et à tous ces bruits se mêlait le cri féroce de la populace:
«A mort les Français! A bas le roi! Vive le More!».
Tout ce que voyait Léonard ressemblait à un rêve stupide et effrayant.
Sur la place du Marché aux Poissons, on pendait un tambour picard, un gamin de seize ans. Il se tenait sur l'échelle appuyée contre le mur. Le gai brodeur Mascarello remplissait l'emploi de bourreau. Il lui avait passé la corde au cou, et lui administra une chiquenaude sur la tête et avec une solennité bouffonne:
Je te sacre chevalier du collier de chanvre. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit!
—Amen! répondit la foule.
Le tambour comprenait mal de quoi il s'agissait, il clignait des yeux comme les enfants prêts à pleurer, se tortillait et remuant le cou, tâchait d'arranger la corde. Un étrange sourire ne quittait pas ses lèvres. Subitement, au dernier moment, comme s'il s'éveillait de sa torpeur, il tourna vers la foule son gentil visage étonné et blême, essaya de demander quelque chose. Mais la foule hurla. Le gamin eut un geste résigné, sortit de dessous sa veste une croix d'argent, l'embrassa et se signa rapidement.
Mascarello le poussa en criant gaiement:
—Eh bien! chevalier du collier de chanvre, montre-nous comment les Français dansent la gaillarde!
Au rire général, le corps de l'adolescent se balança secoué par les derniers frissons.
Quelques pas plus loin, Léonard aperçut une vieille vêtue de haillons qui, se tenant devant une masure détruite par les bombes, tendait les bras et suppliait:
—Oh! oh! oh! Aidez-moi, aidez-moi!
—Qu'as-tu? demanda le cordonnier Corbolo. Pourquoi pleures-tu?
—Le petit... le petit est écrasé... Il était dans son lit... le parquet s'est effondré... Peut-être vit-il encore... Aidez-moi!
Une bombe déchira l'air en sifflant et tomba sur le toit de la maisonnette. Les poutres craquèrent. Un nuage de poussière monta. La masure s'abattit et la femme se tut.
Léonard se dirigea vers l'hôtel de ville. Face à la loggia Osii, un étudiant de l'Université de Pavie, monté sur un banc, déclamait sur la grandeur du peuple, l'égalité des pauvres et des riches, la chute des tyrans. La foule l'écoutait, méfiante.
—Citoyens! criait l'orateur en brandissant un couteau, citoyens, mourons pour la liberté! Trempons le glaive de Némésis dans le sang des tyrans! Vive la république!
—Qu'est-ce qu'il invente? lui répondirent des voix. Nous savons quelle liberté vous courtisez, traîtres, espions des Français! Au diable la république! Vive le duc! A mort le traître!
Lorsque l'orateur voulut expliquer sa pensée en citant des exemples classiques de Cicéron, Tacite et Tite-Live, on l'arracha de son banc, on le piétina:
—Voilà pour ta liberté, voilà pour ta république! Allons, frappez-le! Tu ne nous tromperas pas. Tu te souviendras de ce qu'il en coûte d'ameuter le peuple contre le duc légitime!
Sur la place d'Arengo, Léonard vit les flèches et les tourelles de la cathédrale, pareilles à des stalactites dans le double reflet bleu de la lune et rouge des incendies.
Devant le palais archiépiscopal, de la foule, qui ressemblait à un tas de corps amoncelés, s'élevaient des plaintes.
—Qu'est-ce? demanda l'artiste à un vieil ouvrier à visage effrayé, bon et triste.
—Qui sait? Ils ne le savent pas eux-mêmes. On dit que c'est un espion des Français, le vicaire Giacomo Crotto. On prétend qu'il a donné au peuple des aliments empoisonnés. Peut-être n'est-ce pas lui. Le premier qui tombe sous leurs mains, ils le battent. C'est terrible vraiment. Oh! Seigneur Jésus, aie pitié de nous!
De l'attroupement sortit le verrier Gorgolio qui agitait comme un trophée une tête ensanglantée piquée sur une longue perche.
Le gamin Farfaniccio courait derrière lui, sautait et hurlait en désignant la tête:
—Mort aux traîtres!
Le vieil ouvrier se signa et murmura:
—A furore populi libera nos, Domine! De la fureur du peuple, délivre-nous, Seigneur!
Du côté du palais retentirent les trompes, les roulements de tambour, le crépitement des arquebuses et les cris des soldats allant à l'assaut. Au même instant, des bastions du fort, un coup semblable au tonnerre secoua la ville. C'était la monstrueuse bombarde des français, «Margot la Folle», qui crachait ses boulets.
L'engin s'abattit sur une maison en feu. La flamme s'élança vers le ciel. La place s'illumina d'une lumière rouge qui ternit le clair de lune.
Les gens, comme des ombres, traînaient, couraient, s'agitaient, pénétrés d'effroi.
Léonard regardait ces fantômes humains.
Chaque fois qu'il se souvenait de sa découverte, dans la pourpre du feu, dans les cris de la foule, dans l'écho du tocsin, dans le crépitement des canons, il s'imaginait les calmes ondes des sons et de la lumière qui, se balançant majestueusement comme les rides de l'eau formées par la tombée d'une pierre, se dispersaient dans l'air, s'entrecroisaient sans se mêler, et gardaient pour point de repère leur point de départ. Et une grande joie emplissait son cœur à l'idée que les hommes ne pouvaient d'aucune façon rompre cette harmonie des infinies et invisibles ondes, qui planaient au-dessus de tout, telle la volonté unique du Créateur, la loi mécanique, la loi de la justesse—l'angle d'incidence égal à l'angle de la réflexion. Les paroles qu'il avait inscrites dans son journal et que si souvent il avait répétées, sonnaient à nouveau à ses oreilles: «O mirabile giustizia di te, Primo Motore! O miraculeuse est ta justice, Premier Moteur! Tu ne prives aucune force de l'ordre et de ses qualités. O divine nécessité, tu forces toutes les conséquences à découler par la voie la plus rapide de leur cause.»
Au milieu de la foule démente du peuple, dans le cœur de l'artiste régnait l'éternel calme de la contemplation, pareil au rayon immuable de la lune, dominant les lueurs d'incendie.
Le 4 février 1500, au matin, Ludovic le More entra dans Milan par la Porta Nuova.
La veille Léonard était parti à la villa Melzi à Vaprio.
VI
Girolamo Melzi avait servi autrefois à la cour de Sforza.
Dix ans auparavant, à la mort de sa femme, il avait quitté la cour, s'était installé dans sa villa solitaire, au pied des Alpes, à cinq heures de route de Milan, et s'y prit à y vivre en philosophe, loin des vanités du monde, cultivant lui-même son jardin et s'adonnant à la musique et aux sciences occultes dont il était grand amateur, ce qui faisait dire que messer Girolamo s'occupait de magie noire pour évoquer l'âme de sa femme défunte.
L'alchimiste Galeotto Sacrobosco et fra Luca Paccioli souvent venaient le voir et passaient des nuits entières à discuter les secrets des idées platoniciennes et les lois de Pythagore. Mais le plus grand plaisir du maître était les visites de Léonard.
Comme il travaillait au percement du canal Martésien, l'artiste se trouvait souvent dans ces parages et la situation de la splendide villa lui plaisait. Vaprio se trouve sur la rive gauche de la rivière Adda. Là, le cours rapide de l'Adda est retenu par des cataractes. Entre ses rives escarpées, l'Adda précipite ses ondes froides, vertes, tumultueuses, indomptables; et à côté d'elle le canal calme, lisse comme un miroir, glisse entre des berges égales. Cette opposition paraissait à l'artiste pleine de sens prophétique. Il comparait et ne pouvait décider ce qui était plus beau de la création du cerveau humain et de la volonté humaine, sa propre création, le canal, ou bien de sa sœur sauvage, l'Adda furieuse? Son cœur comprenait également ces deux courants. Du haut de la dernière terrasse du jardin on découvrait la verte vallée de la Lombardie, Bergame, Trevilio, Crémone et Brescia. En été, le parfum des foins embaumait ces prés à perte de vue. Le seigle et le blé, unis par les vignes, cachaient jusqu'à leurs cimes les arbres fruitiers, les épis baisaient les poires, les pommes, les cerises, et toute la vallée semblait un énorme jardin.
Au nord se détachaient les noires montagnes de Côme; au-dessus, s'élevaient en demi-cercle les premiers contreforts des Alpes, et encore plus haut, dans les nuages, scintillaient les cimes neigeuses, roses et dorées.
En même temps que lui se trouvaient à la villa fra Luca Paccioli et l'alchimiste Sacrobosco, dont la maison avait été détruite par les Français. Léonard les fréquentait peu, préférant la solitude. Mais il devint vite l'ami du jeune fils du maître de la maison, Francesco.
Timide comme une fille, le gamin l'avait longtemps évité. Mais une fois, comme il entrait dans la chambre de Léonard pour exécuter une commission de son père, il vit les verres multicolores dont se servait l'artiste pour étudier les teintes complémentaires. Léonard lui proposa de regarder au travers. L'amusement plut à l'enfant. Les objets connus prenaient un aspect féerique, sombre, radieux, agressif ou tendre, selon que l'on regardait à travers le verre jaune, bleu, rouge, violet ou vert. De même, une autre invention de Léonard le captiva: la chambre obscure. Lorsque sur une feuille de papier blanc apparaissaient les tableaux vivants, qu'il pouvait distinctement voir tourner les roues du moulin, tourbillonner une bande de choucas au-dessus du clocher de l'église, ou le petit âne gris Peppo marcher sur la route, Francesco, ravi, battait des mains.
A l'école du village, l'enfant travaillait paresseusement; la grammaire latine le dégoûtait, l'arithmétique l'ennuyait. Mais la science de Léonard était tout autre. Elle semblait à l'enfant intéressante comme une fable. Les appareils de mécanique, d'optique, d'acoustique, l'attiraient comme des jouets vivants. Du matin au soir, il ne se lassait pas d'écouter parler Léonard. Avec les hommes l'artiste était dissimulé, car il savait que le moindre mot imprudent pouvait lui attirer un soupçon ou une raillerie. Avec Francesco il parlait de tout avec confiance et simplicité. Non seulement il apprenait à l'enfant, mais l'enfant lui apprenait bien des choses. Et se souvenant de la parole du Christ: «En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne devenez comme des enfants, vous ne pourrez entrer dans le royaume des cieux.» Léonard ajoutait: «Ni dans le royaume de la science.»
A ce moment, il écrivait son Traité des Étoiles.
Durant les nuits de mars, lorsque la première haleine du printemps soufflait dans l'air froid encore, il se tenait sur le toit de la maison avec Francesco, observait les étoiles, dessinait les taches de la lune pour les comparer ensuite et savoir si elles ne changeaient pas de contours.
A travers un trou fait dans une feuille de papier à l'aide d'une aiguille, il fit voir à Francesco les étoiles privées de rayons, pareilles à des petites boules claires.
—Ces points, expliqua Léonard, sont des mondes, cent fois, mille fois plus grands que le nôtre. Aux habitants des autres planètes, la terre apparaît semblable à ces étoiles.
—Et derrière les étoiles, qu'y a-t-il? demandait Francesco.
—D'autres mondes, d'autres étoiles que nous ne voyons pas.
—Et derrière?
—D'autres encore.
—Et à la fin, tout à fait à la fin?
—Il n'y a pas de fin, pas de limites.
—Pas de fin, pas de limites? répéta l'enfant dont la main trembla dans celle de Léonard. Où donc alors, messer Leonardo, où donc est le paradis, les anges, les saints, la Madone, et Dieu le Père assis sur son trône, et le Fils et le Saint-Esprit?
Le maître voulut répondre que Dieu est dans tout, dans tous les grains de sable, dans tous les soleils, dans toutes les étoiles, mais il eut pitié de la foi enfantine et se tut.
VII
Dans les derniers jours de mars, des nouvelles inquiétantes parvinrent à la villa Melzi. L'armée de Louis XII, sous le commandement du sire de La Trémoïlle, avait de nouveau traversé les Alpes. Ludovic le More, qui craignait une trahison chez ses soldats, refusait la bataille, et, poursuivi par de sombres pressentiments, devenait plus peureux qu'une femme. Ces rumeurs de guerre et de politique parvenaient comme un faible écho à la villa de Vaprio.
Sans songer ni au roi de France, ni au duc, Léonard et Francesco rôdaient dans les bois; parfois même ils escaladaient les montagnes escarpées. Là, Léonard louait des ouvriers et faisait faire des fouilles pour rechercher les coquillages, les poissons et les plantes fossiles.
Une fois qu'ils revenaient de leur promenade, ils s'assirent sous un vieux tilleul, au-dessus d'un précipice. Dans les derniers rayons du soleil couchant, ressortaient pimpantes les maisons blanches de Bergamo. Les cimes des Alpes étincelaient. Tout était clair. Seulement dans le lointain, entre Trevilio et Briniano, montait un petit nuage de fumée.
—Qu'est-ce? demanda Francesco.
—Je ne sais pas, dit Léonard. Peut-être une bataille. Tiens, vois-tu les feux? On dirait un tir de canons. Peut-être est-ce un combat entre les Français et les nôtres?
Les derniers temps ces escarmouches se répétaient fréquemment dans la plaine lombarde.
Durant quelques minutes, silencieusement, ils contemplèrent le nuage. Puis ils se prirent à examiner le résultat des dernières fouilles. Le maître prit dans ses mains un os très long, tranchant et effilé comme une aiguille, probablement une arête de poisson antédiluvien.
—Combien de peuples, murmura Léonard pensif avec un doux sourire, combien de rois ont disparu depuis que ce poisson s'est endormi sous ces roches! Que de milliers d'années ont passé sur le monde, quelles transformations s'y sont opérées, tandis qu'il restait dans sa cachette, peu à peu effrité par le temps!
Il étendit la main vers la plaine.
—Tout ce que tu vois ici, Francesco, était jadis le fond d'un océan qui couvrait une partie de l'Europe, de l'Afrique et de l'Asie. Les cimes des Apennins étaient des îles et là où planent maintenant les oiseaux, nageaient des poissons.
Ils regardèrent le nuage lointain criblé de petits feux, si minuscule, si rose sous le soleil couchant, qu'il était difficile de croire qu'un combat avait lieu, que des hommes s'entretuaient.
Une bande d'oiseaux zébra le ciel. Tout en les suivant du regard, Francesco cherchait à s'imaginer les poissons nageant jadis dans l'immense océan, aussi profond, aussi étranger aux gens, que le ciel.
Ils se taisaient. Mais à cet instant tous deux ressentaient la même chose: «N'était-il pas indifférent qui vaincrait, les Français les Lombards, ou les Lombards les Français, le roi ou le duc? La patrie, la politique, la gloire, la guerre, la chute des empires, les révoltes des peuples, tout ce qui paraît aux hommes grandiose et terrible, ne ressemblait donc pas à ce petit nuage de fumée perdu dans la lumière douce du crépuscule, parmi l'éternelle clarté de la nature?»
VIII
Non loin du village de Mandello, au pied du mont Campione, existait une mine de fer. Les habitants des environs racontaient que plusieurs années auparavant, une avalanche y avait enterré un nombre considérable d'ouvriers, que les gaz sulfureux asphyxiaient qui se risquait à y descendre et qu'une pierre lancée dans le gouffre roulait avec un bruit continu, ce précipice n'ayant pas de fond.
Ces récits excitèrent la curiosité de Léonard. Il décida d'explorer la mine abandonnée. Mais les villageois qui supposaient qu'une force impure y résidait, refusèrent de le conduire. Enfin, un ancien mineur s'offrit. Rapide, sombre, pareil à un puits, le chemin souterrain, avec ses marches rongées et glissantes, descendait vers le lac et conduisait vers la mine. Le guide qui tenait une lanterne marchait en avant. Léonard portant Francesco dans ses bras, suivait. Le gamin, en dépit des supplications de son père et des refus du maître, avait voulu l'accompagner. Le chemin devenait de plus en plus étroit et raide. Ils avaient compté déjà deux cents marches et ne pouvaient prévoir encore le but.
Du fond montait une atmosphère suffocante.
Léonard frappait les murs avec un pic, écoutait le son, regardait les pierres, les couches différentes, les taches brillantes du granit.
—Tu as peur? demanda-t-il avec un bon sourire, en sentant Francesco se serrer contre lui.
—Non, avec vous je n'ai pas peur, répondit l'enfant.
Puis, après un instant de silence, il ajouta doucement:
—Est-il vrai, messer Leonardo, que vous allez bientôt partir?
—Oui, Francesco.
—Où?
—Dans la Romagne, chez le duc de Valentino...
—C'est loin?
—A quelques jours d'ici.
—A quelques jours! répéta Francesco. Alors nous ne nous verrons plus?
—Mais si, pourquoi? Je reviendrai chez vous dès qu'il me sera possible.
Le petit resta pensif. Puis, en un violent élan de tendresse, entourant le cou de Léonard de ses deux bras et se serrant contre lui, il murmura:
—Oh! messer Leonardo! prenez-moi, prenez-moi avec vous!
—Mais, mon petit, c'est impossible. Il y a la guerre là-bas.
—Tant pis! Je vous le dis, avec vous je ne crains rien... Je serai votre servant, je brosserai vos effets, je balaierai les chambres, je soignerai les chevaux; et puis je connais les coquillages et je sais reproduire les plantes au fusain et vous m'avez dit que je le faisais très bien. Je ferai tout comme un homme, tout ce que vous m'ordonnerez... Seulement, prenez-moi, messer Leonardo, ne m'abandonnez pas...
—Et ton père, messer Girolamo? Tu crois qu'il te laisserait partir?
—Oui, oui. Je le supplierai. Il est si bon. Il ne refusera pas si je pleure... Et s'il refuse je m'en irai en cachette... Dites-moi seulement que oui...
—Non, Francesco, tu ne dois pas quitter ton père. Il est vieux, malade, malheureux et tu le plains...
—Certes oui je le plains, mais vous aussi. Oh! messer Leonardo, vous ne savez pas... vous croyez que je suis trop petit, un gamin. Et je sais tout. Ma tante Bonne dit que vous êtes un sorcier, et le maître d'école dom Lorenzo dit que vous êtes méchant et que je peux perdre mon âme avec vous. Et tous ils vous craignent. Et moi je ne vous crains pas, parce que vous êtes le meilleur de tous et que je veux toujours rester près de vous!
Léonard, sans répondre, caressait les cheveux de l'enfant.
Soudain les yeux de Francesco s'attristèrent, les coins de ses lèvres s'abaissèrent et il murmura:
—Eh bien, soit! Je sais pourquoi vous ne voulez pas me prendre avec vous. Vous ne m'aimez pas... Tandis que moi... moi...
Il sanglota éperdument.
—Allons, petit, tais-toi. Comment n'as-tu pas honte? Écoute ce que je vais te dire. Quand tu seras grand, je te prendrai comme élève et nous vivrons ensemble et nous ne nous quitterons jamais.
Francesco leva les yeux sur lui.
—C'est vrai? Vous dites cela maintenant pour me consoler et après vous oublierez.
—Non, je te le promets, Francesco.
—Dans combien d'années?
—Quand tu auras atteint la quinzième année, dans huit ans...
—Huit. Et nous ne nous quitterons plus?
—Jusqu'à la mort.
—C'est bien. Dans huit ans?
Francesco eut un sourire heureux et—caresse qui lui était particulière—frotta sa joue contre le visage du maître.
—Savez-vous, messer Leonardo, c'est surprenant! Un jour, j'ai rêvé que je descendais dans l'obscurité de longs, longs escaliers, comme maintenant et il me semblait qu'ils ne finiraient jamais. Et quelqu'un me portait dans ses bras. Je ne voyais pas son visage, mais je savais que c'était maman. Je ne me souviens pas d'elle. J'étais trop petit quand elle est morte. Et voilà mon rêve qui se réalise. Seulement ce n'est plus maman, mais vous. Mais je me sens aussi bien avec vous qu'avec elle. Et je n'ai pas peur.
Léonard regarda Francesco avec une infinie tendresse.
Dans l'obscurité, les yeux de l'enfant avaient un éclat mystérieux. Il tendit vers Léonard ses lèvres rouges entr'ouvertes, confiantes, comme il l'aurait réellement fait à sa mère. Le maître les baisa et il lui sembla que dans ce baiser Francesco lui donnait toute son âme.
Sentant le cœur de l'enfant battre contre son cœur, d'un pas ferme, avec une infatigable curiosité, suivant les lanternes vacillantes, le long du terrible escalier de la mine, Léonard descendait toujours plus avant dans les ténèbres souterraines.
IX
En rentrant à la maison, les habitants de Vaprio apprirent que l'armée française approchait.
Le roi, rendu furieux par la trahison et l'émeute, donnait Milan à piller à ses mercenaires. Tous ceux qui le pouvaient, se réfugiaient dans les montagnes. Les routes étaient encombrées de charrettes chargées de mobilier et de femmes et d'enfants qui pleuraient. La nuit, des fenêtres de la villa on voyait dans la plaine les «coqs rouges», les lueurs des incendies. De jour en jour on attendait un combat sous les murs de Novare, combat qui devait décider du sort de la Lombardie.
Fra Luca Paccioli arriva de la ville, apportant les dernières nouvelles.
La bataille avait été fixée au 10 avril. Le matin, lorsque le duc sortit de Novare et déjà en vue de l'ennemi, rangeait ses troupes, sa principale force, les mercenaires suisses achetés par le maréchal Trivulce, refusèrent de combattre. Les larmes aux yeux, le duc les supplia de ne pas le perdre, et jura solennellement, en cas de victoire, de leur donner une partie de ses biens. Ils restèrent inflexibles. Le More s'habilla en moine et voulut fuir. Mais un Suisse de Lucerne, nommé Schattelbach, le désigna aux Français. On se saisit du duc et on l'amena au maréchal, qui versa aux Suisses trente mille ducats—les trente deniers de Judas.
Louis XII chargea le sire de La Trémoïlle de conduire le prisonnier en France. Celui qui, selon l'expression des poètes de cour, «le premier après Dieu, gouvernait la Fortune» fut emmené sur une charrette, dans une cage, comme une bête fauve. Comme faveur spéciale, le duc pria ses geôliers de lui permettre d'emporter la Divine Comédie du Dante, per studiare, pour l'étudier, disait-il.
Le séjour à la villa devenait de plus en plus dangereux. Les Français pillaient de concert avec les lansquenets et les Vénitiens. Des bandes rôdaient autour de Vaprio. Messer Girolamo, Francesco et la tante Bonne partirent pour Chiavenna.
C'était la dernière nuit que Léonard passait à la villa Melzi. Selon son habitude, il notait dans son journal tout ce qu'il avait vu et entendu de curieux durant la journée:
«Quand la queue de l'oiseau est courte, écrivait-il cette nuit-là, et les ailes larges, il les soulève de façon que le vent s'y engouffre. Je l'ai observé sur un épervier au-dessus de l'église de Vaprio, à droite de la route de Bergamo, le matin du 14 avril 1500.»
Au-dessous, sur la même page:
«Le More a perdu son royaume, ses biens, sa liberté, et tout ce qu'il a entrepris s'est terminé par le néant.»
Pas un mot de plus, comme si la ruine de l'homme avec lequel il avait vécu seize ans, la déchéance de l'illustre maison des Sforza, étaient pour lui moins importantes et curieuses que le vol d'un oiseau de proie.
CHAPITRE XI
LES AILES SERONT
1500
Le grand Oiseau prendra son vol—l'homme sur le dos de son grand Cygne—emplissant le monde de consternation, emplissant les livres de son nom immortel. Gloire au nid où Il est né!
LÉONARD DE VINCI.
I
En Toscane, entre Pise et Florence, non loin de la ville d'Empoli, sur le versant sud du mont Albano, se trouvait le village de Vinci—lieu de naissance de Léonard.
Après avoir réglé ses affaires à Florence, il avait désiré, avant son départ pour la Romagne, revoir son village où vivait son vieil oncle Francesco da Vinci, le frère de son père, enrichi dans le commerce des soies. Seul, de toute la famille, il aimait son neveu. L'artiste voulait le voir et faire admettre dans sa maison son élève le mécanicien Zoroastro de Peretola, non remis encore de sa chute et menacé de rester infirme pour le reste de sa vie. Léonard espérait que l'air des montagnes, le calme de la campagne le guériraient plus vite que des drogues.
Monté sur une mule Léonard quitta Florence par la porte d'Al Prato en suivant le cours de l'Arno. A Empoli, il abandonna la grande route, et s'engagea dans un chemin de traverse qui coupait les collines basses.
La journée était chaude, nuageuse. Le soleil pâle, voilé, se couchant dans le brouillard, annonçait le vent du nord. L'horizon s'élargissait de chaque côté. Les collines s'élevaient imperceptiblement, laissant pressentir les montagnes. Tout était d'un gris vert, atténué, neutre, rappelant le Nord. La montée était lente et continue. L'atmosphère plus légère. Léonard évita San Ouzano, Calistri, Lucardi et la chapelle de San Giovanni. Le crépuscule tomba. Les nuages se dissipèrent. Le ciel se para d'étoiles. Le vent fraîchit.
Tout à coup, derrière le dernier tournant, le village de Vinci se découvrit. Les collines s'étaient transformées en montagnes, la plaine en collines. Sur l'une d'elles s'élevait un village compact. Sur le fond sombre du ciel se détachait légère la tour noire de l'ancienne forteresse. Dans les maisons les lumières s'allumaient.
Après avoir traversé le pont, Léonard tourna à droite, et suivit un étroit sentier entre les potagers. Une branche d'églantier, par-dessus une clôture, frôla doucement son visage, comme si elle l'eût embrassé dans l'obscurité et l'embauma de sa fraîcheur parfumée.
Devant la vieille porte en bois, il mit pied à terre, ramassa une pierre et frappa. C'était la maison qui avait appartenu à son aïeul Antonio da Vinci, maintenant à son oncle Francesco et où Léonard avait passé son enfance.
Personne ne répondit. Dans le silence on entendait le murmure du torrent au bas de la côte. En haut, dans le village, les chiens éveillés aboyèrent. Dans la cour, un chien, très vieux probablement, leur répondit.
Enfin, portant une lanterne, un vieillard voûté sortit. Il était dur d'oreille et longtemps ne put comprendre qui était ce Léonard. Mais lorsqu'il le reconnut, il pleura de joie, faillit laisser choir la lanterne et baisant les mains du maître que quarante ans auparavant il avait porté dans ses bras, ne cessa de répéter à travers ses larmes:
O signore, signore, Leonardo mio!
Juan Baptisto, le vieux jardinier, expliqua que messer Francesco était absent pour deux jours. Léonard décida de l'attendre, d'autant plus que le lendemain matin devaient arriver de Florence, Zoroastro et Giovanni Beltraffio.
Le vieillard le conduisit dans la maison vide en ce moment, car les enfants de Francesco vivaient à Florence, il s'agita, appela sa petite fille, jolie blondinette de seize ans, et lui commanda le souper; mais Léonard demanda simplement du vin, du pain et de l'eau de la source réputée, qui coulait dans le jardin de son oncle.
Messer Francesco, en dépit de sa fortune, vivait comme son père et son grand-père, avec une simplicité qui aurait pu paraître de la pauvreté pour un homme habitué aux commodités de la ville.
L'artiste pénétra dans la salle du bas, qui lui était si familière et qui servait en même temps de salon et de cuisine. Elle était meublée de quelques sièges disgracieux, de bancs et de coffres en bois sculpté luisants de vieillesse, de crédences supportant de lourds pots d'étain; les murs étaient blanchis à la chaux; aux solives enfumées du plafond pendaient de gros paquets de plantes médicinales. La seule nouveauté consistait en des vitraux vert bouteille encastrés dans les croisées. Léonard se souvenait que dans son enfance, ces fenêtres, comme dans toutes les maisons de paysans toscans, étaient tendues de toile enduite de cire qui interceptait la lumière. Dans les pièces du haut, les croisées n'étaient fermées que par des volets en bois.
Le jardinier alluma dans l'âtre un feu de genévrier, puis la petite lampe en terre à long col et à anse, suspendue par une chaînette, et pareille à celles que l'on retrouve dans les anciens tombeaux étrusques. Sa forme élégante dans sa simplicité paraissait plus belle encore dans cette chambre à moitié dénudée.
Pendant que la jeune fille dressait le couvert, plaçait sur la table un pain sans levain plat comme une galette, une assiette de salade de laitue au vinaigre, un broc de vin et des figues sèches, Léonard monta par l'escalier grinçant, à l'étage supérieur. Là aussi rien n'était changé: au milieu de la chambre large et basse, l'énorme lit carré, pouvant abriter toute une famille et dans lequel la bonne grand'mère, monna Lucia, la femme d'Antonio da Vinci, jadis dormait avec le petit Léonard. Maintenant cette couche pieusement gardée avait échu par héritage à l'oncle Francesco. Sur le mur comme autrefois pendaient un crucifix, une image de la Madone, une coquille pour l'eau bénite, une poignée de «nebbia» séchée et une feuille de papier jauni sur laquelle était écrite une prière latine.
Il redescendit, s'assit au coin du feu, but du vin coupé d'eau dans une écuelle de bois sentant l'olivier, et, resté seul, se plongea dans de sereines et douces pensées.
II
Il songeait à son père, le notaire florentin, messer Pierro da Vinci, qu'il avait vu quelques jours auparavant, dans sa belle maison, vieillard septuagénaire plein de vigueur, avec un visage rouge et des cheveux blancs bouclés. Léonard n'avait jamais rencontré un homme aimant la vie d'un aussi naïf et presque indécent amour, comme messer Pierro. Jadis le notaire avait montré une grande tendresse pour son fils illégitime. Mais lorsque grandirent ses deux fils aînés, légitimes ceux-là, Antonio et Juliano, dans la crainte que le père ne fît une part dans l'héritage à l'aîné, ils cherchèrent mille moyens pour évincer Léonard. Lors de la dernière entrevue, celui-ci s'était senti étranger dans la famille. Le plus jeune des fils, Lorenzo, témoigna une particulière tristesse au sujet des bruits qui circulaient sur l'impiété de Léonard. Tout jeune, presque un gamin, ancien disciple de Savonarole, vertueux et économe, il était commis à la corporation des lainiers. A plusieurs reprises il amena, devant son père, la conversation avec l'artiste sur la religion chrétienne, la nécessité de la pénitence, de l'humilité, les opinions hérétiques des philosophes, et au moment des adieux lui fit cadeau d'un livre de sa composition.
Maintenant, assis auprès de la cheminée familiale, Léonard tira de sa poche ce livre écrit d'une fine écriture de commerçant appliqué:
Tavola del Confessionario descripto per me, Lorenzo di ser Pierro da Vinci, fiorentino, mandata alla Nanna, mia cogniata.
(Livre de Confession, composé par moi Lorenzo de messer Pierre de Vinci, florentin, dédié à Nanna, ma belle-sœur.)
De ce livre émanait l'esprit de bourgeoise piété qui avait entouré les premières années de Léonard et régnait dans la famille, transmis de génération en génération.
Un siècle avant sa naissance, les fondateurs de la maison Vinci étaient déjà les mêmes, honnêtes, économes et dévots employés au service de la commune florentine, comme l'était son père messer Pierro.
Devant lui se dressait le souvenir de son aïeul Antonio, dont la sagesse était en tous points semblable à celle de son petit-fils Lorenzo.
Il apprenait aux enfants à n'aspirer à rien d'élevé—la gloire, les honneurs, les charges de l'État ou de la guerre—ni à la trop grande richesse, ni à la trop haute science.
«S'en tenir à la juste moyenne en tout, disait-il, voilà la voie la plus certaine.»
Après une absence de trente ans, assis sous le toit familial, écoutant hurler le vent et suivant des yeux l'agonie des tisons dans les cendres, l'artiste songeait que toute sa vie à lui n'avait été qu'une longue infraction à la sagesse de l'aïeul, le superflu illégal que, selon son frère Lorenzo, la déesse de la Modération devait trancher de ses ciseaux de fer.
III
Le lendemain de bonne heure Léonard sortit sans éveiller le jardinier et traversant le pauvre village de Vinci se dirigea vers le village voisin d'Anciano, en suivant le rude raidillon à travers la montagne.
Arrivé au hameau, Léonard s'arrêta ne reconnaissant plus l'endroit. Il se souvenait que jadis se dressaient là les ruines du château Adimari et que dans l'une des tourelles se trouvait une pauvre auberge. Maintenant à la même place s'élevait une maison neuve, toute blanche au milieu des vignes. Derrière un mur très bas, un paysan binait la terre. Il expliqua à l'artiste que le propriétaire de l'auberge était mort et que ses héritiers avaient vendu son bien à un riche éleveur d'Orbiniano.
Ce n'était pas sans une intime pensée que Léonard s'inquiétait du petit cabaret d'Anciano: il y était né.
Là, tout de suite, à l'entrée du hameau, au-dessus de la grande route qui traversait le mont Albano pour rejoindre Pistoïa, dans le sombre repaire des Adimari, cinquante ans auparavant s'abritait une joyeuse guinguette.
Les habitants des villages voisins en se rendant à la foire de San Miniato ou de Fuccacio, les chasseurs d'izars, les conducteurs de mules, les douaniers, venaient ici pour causer, boire une fiole de vin gris, jouer aux échecs, aux cartes, aux osselets ou à la tarocca.
La servante du cabaret était une orpheline de seize ans originaire de Vinci et s'appelait Catarina.
Un matin de printemps de l'année 1451, le jeune notaire florentin Pierro di ser Antonio da Vinci, étant venu passer quelques jours chez son père, fut invité à Anciano pour rédiger un contrat, puis emmené par ses clients dans le petit cabaret de Campo della Torracia, afin d'arroser la convention.
Ser Pierro, homme simple, aimable et poli même avec ses inférieurs, accepta volontiers. Catarina les servit. Le jeune notaire, comme il l'avoua plus tard, s'éprit d'elle au premier regard. Sous prétexte de chasse aux cailles, il différa son départ et devenu un habitué régulier de l'auberge, courtisa Catarina beaucoup moins accessible qu'il ne l'avait prévu. Mais ser Pierro avait la réputation de conquérir les cœurs féminins. Il avait vingt-quatre ans; s'habillait d'une façon élégante, était beau, adroit, fort et possédait l'éloquence amoureuse persuasive qui charme les femmes simples.
Catarina résista longtemps, priait la Sainte-Vierge de la secourir, puis enfin, elle céda. A l'époque où les cailles de Toscane s'envolent vers Nievole, elle devint enceinte.
La nouvelle de la liaison de ser Pierro avec une pauvre orpheline servante d'auberge à Anciano, parvint à ser Antonio da Vinci. Il menaça son fils de sa malédiction, le renvoya incontinent à Florence et l'hiver suivant le maria à madonna Albiera di ser Giovanni Amadori, ni trop jeune, ni trop jolie, mais de bonne famille et fort bien dotée. Quant à Catarina, il lui fit épouser un de ses ouvriers, pauvre paysan de Vinci, Accatabriga di Piero del Vacca, homme âgé, taciturne, de caractère difficile, qui, disait-on, avait par ses brutalités d'ivrogne conduit sa première femme à la tombe. Tenté par les trente florins promis et un lopin de champ d'oliviers, Accatabriga ne dédaigna pas de couvrir de son nom le péché d'autrui. Catarina se soumit. Mais de chagrin elle tomba gravement malade et faillit mourir des suites de ses couches.
Comme elle n'avait pas de lait pour nourrir le petit Léonard, on prit une chèvre du mont Albano. Pierro en dépit de son amour sincère pour Catarina se soumit également, mais supplia son père de prendre chez lui Léonard et de l'élever. En ce temps-là, on n'avait point honte des bâtards, qu'on élevait à l'égal des enfants légitimes et même souvent on les préférait. L'aïeul consentit, d'autant plus volontiers que l'union de son fils était inféconde et confia son petit-fils à sa femme, la bonne vieille grand'mère Lucia di Piero-Zozi da Bacaretto.
Ainsi Léonard, fils de l'union illégale du jeune notaire florentin et de la servante de l'auberge d'Ancione entra dans la vertueuse et dévote famille da Vinci.
Léonard se souvenait de sa mère comme au travers d'un songe, et particulièrement de son sourire tendre, insaisissable, plein de mystère, malin, étrange dans ce visage simple, triste, sévère, presque rude. Une fois à Florence, au musée Médicis, il avait retrouvé dans une statuette découverte à Arezzo, une petite Cybèle en bronze, ce même sourire étrange de la jeune paysanne de Vinci.
C'est à Catarina que pensait l'artiste lorsqu'il écrivait dans son Livre sur la Peinture.
«N'as-tu pas remarqué combien les femmes des montagnes, vêtues d'étoffes grossières, effacent facilement par leur beauté, celles qui sont parées?»
Ceux qui avaient connu sa mère dans sa jeunesse, assuraient que Léonard lui ressemblait. Particulièrement par les mains fines et longues, les cheveux doux et dorés et le sourire. Du père, il avait hérité la corpulence, la force, la santé, l'amour de la vie; de la mère, le charme dont tout son être était empreint.
La maison où habitait Catarina avec son mari était toute proche de la villa de ser Antonio. A midi, lorsque l'aïeul dormait et qu'Accatabriga partait avec ses bœufs travailler aux champs, le gamin se faufilait à travers les vignes, grimpait par-dessus le mur et courait chez sa mère. Elle l'attendait en filant, assise sur le perron. De loin, elle lui tendait les bras. Il s'y précipitait et elle couvrait de baisers son visage, ses yeux, ses lèvres, ses cheveux.
Leurs entrevues nocturnes leur plaisaient encore davantage. Les jours de fête, le vieil Accatabriga allait au cabaret ou chez des amis jouer aux osselets. La nuit Léonard se levait doucement, à moitié vêtu, ouvrait avec précaution le volet, passait par la fenêtre et s'aidant des branches d'un figuier descendait dans le jardin, puis courait chez Catarina. Doux lui semblaient le froid de l'herbe, les cris des râles, les brûlures des orties, les pierres dures qui meurtrissaient ses pieds nus et le scintillement des lointaines étoiles, et la crainte que la grand'mère, réveillée subitement, ne le cherchât, et le mystère de ces embrassements presque coupables, lorsque glissé dans le lit de Catarina, dans l'obscurité, il se serrait contre elle de tout son corps.
Monna Lucia aimait et gâtait son petit-fils. Il se souvenait de sa robe, toujours pareille, brun foncé, de son mouchoir blanc qui encadrait son bon visage ridé, de ses tendres chansons et de ses gâteaux. Mais il ne s'accordait pas avec l'aïeul. D'abord ser Antonio lui donna lui-même les leçons que l'enfant écoutait mal; puis à sept ans l'envoya à l'école de l'église de Sainte-Pétronille. Mais la grammaire latine ne lui convenait pas. Souvent, sortant de bonne heure de la maison, au lieu de se rendre à l'école, il se glissait dans un ravin sauvage, et couché sur le dos, pendant des heures, suivait le vol des cigognes avec une torturante jalousie. Ou bien, sans les arracher pour ne pas leur faire mal, il dépliait les pétales des fleurs, admirant leurs teintes et leur duveté. Quand ser Antonio partait pour ses affaires à la ville, le petit Nardo, profitant de la bonté de sa grand'mère, se sauvait durant des journées dans les montagnes. Et par des sentiers rocailleux, inconnus, courant le long des précipices, où ne passaient que des chèvres sauvages, il montait à la cime du mont Albano, d'où l'on apercevait à l'infini des prairies, des bois, des champs, le lac marécageux de Fucecio, Pistoïa, Prato, Florence, les Apennins neigeux et par un temps clair, la ligne bleue brumeuse de la Méditerranée. Il revenait à la maison, égratigné, poussiéreux, hâlé, mais si gai que monna Lucia n'avait pas le cœur de le gronder et de se plaindre à son grand-père.
L'enfant vivait solitaire. Il voyait rarement son bon oncle Francesco et son père qui le comblaient de friandises; tous deux habitaient Florence la plus grande partie de l'année. Il ne fréquentait pas ses camarades d'école qui lui étaient antipathiques. Leurs jeux lui déplaisaient. Lorsqu'ils arrachaient les ailes d'un papillon, se réjouissant de le voir ramper, Léonard souffrait, pâlissait et s'en allait. Pour s'être battu pour défendre une taupe martyrisée par les gamins, il fut durant plusieurs jours enfermé dans un cabinet noir sous l'escalier. Plus tard, il se souvint de cette injustice, la première de la longue série qu'il devait endurer, et il se demandait dans son journal: «Si déjà dans ton enfance on t'emprisonnait parce que tu agissais comme tu le devais, que fera-t-on de toi, maintenant que tu es un homme?»
IV
Non loin de Vinci se construisait une grande villa pour le seigneur Pandolfo Ruccellaï, sous la direction de l'architecte florentin Biajio da Ravenna, élève d'Alberti. Léonard venait souvent y voir travailler les ouvriers. Un jour, ser Biajio causa avec l'enfant et fut surpris de son intelligence. Tout d'abord en s'amusant, puis peu à peu entraîné, il commença à lui donner les premières notions de l'arithmétique, de l'algèbre, de la géométrie et de la mécanique. L'architecte trouvait incroyable, presque miraculeuse, la facilité avec laquelle l'élève saisissait tout, comme s'il se ressouvenait d'une chose déjà apprise.
L'aïeul n'approuvait pas les bizarreries de son petit-fils. Il lui déplaisait également qu'il fût gaucher, puisqu'il était convenu que tous ceux qui avaient conclu un pacte avec le diable, les sorciers et les impies étaient nés de même. L'antipathie de ser Antonio augmenta encore, lorsqu'une vieille femme de Faltuniano lui eut assuré que la femme de Monte Albano, qui avait vendu la chèvre noire nourrice de Nardo, était une sorcière. Il se pouvait que pour plaire au diable, elle eût ensorcelé le lait de la chèvre.
«Ce qui est vrai, est vrai, pensait l'aïeul. Le bois attire toujours le loup. Enfin, si telle est la volonté du Seigneur... Chaque famille a son monstre.»
Le vieillard attendait, avec impatience, que son bien-aimé fils Pierro lui annonçât la nouvelle réjouissante de la naissance d'un enfant légitime, digne d'être héritier, car réellement Nardo semblait «illégal» dans cette famille.
Les habitants de Monte Albano racontaient une particularité de leur pays qu'on ne retrouvait nulle part ailleurs: c'était la couleur blanche de beaucoup de plantes et d'animaux, violettes, framboises, moineaux, d'où, de toute antiquité ce nom donné à la montagne «Albano».
Le petit Nardo était un de ces phénomènes, le monstre de la famille vertueuse et bourgeoise des notaires florentins.
V
Lorsque l'enfant eut treize ans, son père le prit avec lui à Florence. Léonard retourna rarement à Vinci.
Dans son journal de l'an 1494 (il était à ce moment au service du duc de Milan) se rencontre cette phrase laconique et mystérieuse:
«Catherine est arrivée le 16 juin 1493.»
On aurait pu croire qu'il s'agissait d'une servante; en réalité, il s'agissait de sa mère.
Après la mort de son mari, Accatabriga di Pierro del Vacca, Catherine sentant qu'elle ne lui survivrait pas longtemps, désira voir son fils.
Se joignant aux femmes qui se rendaient en pèlerinage pour l'adoration des reliques de saint Ambroise et du Clou sacré, elle arriva à Milan. Léonard la reçut avec une respectueuse tendresse.
Comme avant, il se sentait toujours, vis-à-vis d'elle, le petit Nardo.
Après avoir vu son fils, Catarina voulut retourner au village, mais il la retint, lui loua et installa avec mille attentions, une belle chambre dans le couvent voisin de Sainte-Claire, près des portes Vercelli. Elle tomba malade, s'alita et se refusa obstinément à aller loger chez lui, craignant de le déranger. Alors, il la fit transporter dans le meilleur hospice de Milan, l'Ospedale Maggiore, construit par Francesco Sforza et pareil à un palais. Tous les jours il s'y rendait pour la visiter et les derniers jours il ne la quitta point. Et cependant, pas un seul de ses amis, pas un seul de ses élèves ne se doutait du séjour de Catarina à Milan. Dans son journal, il ne parlait presque pas d'elle.
Lorsque pour la dernière fois il baisa sa main glacée, il lui sembla qu'il était redevable de tout ce qu'il possédait à cette pauvre paysanne de Vinci, humble habitante des montagnes. Il lui fit de splendides funérailles, non comme si elle eût été une servante d'auberge, mais une noble dame.
Avec la même exactitude minutieuse qu'il inscrivait inutilement les cadeaux faits à Salaïno, il nota les frais de l'enterrement:
| Spese per la mor— Sotteratura di Chaterina |
27 | florins. |
| Deux livres de cire | 18 | — |
| Catafalque | 12 | — |
| Pour le port de la croix | 4 | — |
| Transport du corps | 8 | — |
| Pour quatre abbés et quatre chantres | 20 | — |
| Pour le glas | 2 | — |
| Aux fossoyeurs | 16 | — |
| Aux scribes | 1 | — |
| ____ | ||
| TOTAL | 108 | florins |
A ajouter: |
||
| Médecin | 4 | — |
| Sucre et chandelle | 12 | — |
| ____ | ||
| TOTAL GÉNÉRAL | 124 | florins. |
| ==== | ||
Six ans plus tard, en 1500, après la chute de Ludovic, en rangeant ses effets avant de quitter Florence, il trouva dans une armoire, un paquet soigneusement ficelé. C'était un gâteau de village apporté de Vinci par Catarina, deux chemises de grossière toile bise et trois paires de bas en poil de chèvre. Il ne s'en servait pas, habitué qu'il était au linge fin. Mais maintenant qu'il avait retrouvé ce paquet oublié parmi les livres et les instruments de mathématique, il sentit son cœur s'emplir de pitié. Par la suite, dans la période de ses pérégrinations de ville en ville, solitaire et désabusé, jamais il n'oublia l'inutile paquet et chaque fois, le cachant de tout le monde, il le glissa avec les objets qui lui étaient les plus précieux.
VI
Ces souvenirs renaissaient dans le cœur de Léonard, tandis qu'il montait le sentier aride de Monte Albano.
Sous une avancée de roche, garanti du vent, il s'assit pour se reposer et regarda. L'horizon vallonné s'étendait en s'abaissant vers la vallée de l'Arno. A droite s'élevaient des montagnes arides, bigarrées de crevasses serpentiformes et de précipices gris violetés. A ses pieds, Anciano tout blanc était inondé de soleil. Plus loin, le village de Vinci ressemblait à une ruche collée sur un tremble.
Rien n'avait changé. Comme quarante ans auparavant les violettes blanches poussaient; le Monte Albano bleuissait et tout était simple, calme, pauvre, pâle et septentrional.
Il se leva et poursuivit sa route. Le vent devenait plus froid et plus rageur. Mais Léonard n'y prêtait guère attention, tout à ses souvenirs.
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Les affaires du notaire Pierro da Vinci étaient prospères. Adroit, gai et débonnaire, il savait s'entendre avec tout le monde. Le clergé particulièrement lui accordait ses faveurs. Devenu fondé de pouvoirs du riche couvent de l'Annonciade et de plusieurs autres œuvres de bienfaisance, ser Pierro arrondissait sa fortune, achetait des terrains, des maisons, des vignes dans les environs de Vinci, sans rien changer à son modeste genre de vie, suivant les principes de ser Antonio.
Lorsque mourut sa première femme, Alhiera Amadori, très vite consolé, le veuf de trente-huit ans épousa une toute jeune et jolie fille, presque une enfant, Francesca di ser Giovanni Lanfredini. Mais il n'eut pas non plus d'enfant de ce second mariage. Léonard vivait avec son père à Florence. Ser Pierro avait l'intention de donner une solide instruction à cet aîné illégitime pour, le cas échéant, en faire son héritier et naturellement notaire florentin, à l'exemple de tous les aînés de la famille Vinci.
A Florence, à cette époque, vivait le célèbre naturaliste, mathématicien et astronome, Paolo dal Pozzo Toscanelli, celui-là même qui par ses calculs indiqua à Colomb le nouveau chemin des Indes. Se tenant à l'écart de la brillante cour de Lorenzo Medicis, Toscanelli «vivait comme un saint», selon l'expression de ses contemporains; silencieux, désintéressé et absolument vierge. Il était laid de visage, presque repoussant; mais ses yeux clairs, calmes, naïfs, étaient superbes.
Quand une nuit de l'an 1470, un jeune inconnu frappa à la porte de sa maison, proche le palais Pitti, Toscanelli le reçut froidement et sévèrement, soupçonnant dans cet hôte un badaud curieux. Mais après avoir conversé avec Léonard, il fut, comme jadis ser Biajio da Ravenna, surpris du génie mathématique de l'adolescent. Ser Paolo devint son professeur.
Durant les belles nuits claires, ils se rendaient sur une des collines qui enserrent Florence, Poggio al Pino, où parmi les genévriers et les pins une guérite en bois servait d'observatoire au grand astronome. Là, ser Paolo apprenait à son élève tout ce qu'il savait des lois de la nature. Dans ces causeries Léonard puisa la foi dans la nouvelle et encore inconnue puissance de la science.
Son père ne le gênait pas, lui conseillait seulement de choisir une occupation de bon rapport. Le voyant constamment dessiner et modeler, ser Pierro porta quelques-uns de ces essais à son vieil ami, le maître orfèvre, peintre et sculpteur, Andrea del Verrocchio et bientôt Léonard entra comme élève dans son atelier.
VII
Verrochio, fils d'un pauvre briquetier, était né en 1435 et était par conséquent plus âgé que Léonard, de dix-sept ans.
Lorsque, le nez chevauché par des lunettes, une loupe à la main, il était derrière le comptoir de son atelier sombre, bottega, non loin du Ponte Vecchio, dans une des vieilles maisons tassées sur leurs fondations pourries, baignant dans les eaux verdâtres de l'Arno—ser Andrea ressemblait plutôt à un marchand florentin ordinaire qu'à un grand artiste. Il avait un visage inexpressif, plat, pâle, rond et bouffi, avec un double menton. Seulement, dans ses lèvres serrées et dans le regard aigu comme une aiguille, se lisait son esprit froid, logique et curieux sans limites.
Andrea se disait élève de Paolo Uccelli et comme lui considérait la mathématique comme la base générale de l'art et de la science; il affirmait que la géométrie étant une partie de la mathématique «mère de toutes les sciences» est en même temps la «mère du dessin père de tous les arts». La science parfaite et la jouissance de la beauté étaient pour lui équivalentes.
Lorsqu'il rencontrait un visage ou toute autre partie du corps, remarquable par sa laideur ou sa beauté, il ne s'en détournait pas avec dégoût, ne restait pas plongé dans une torpeur contemplative, ainsi que le faisait Sandro Botticelli, mais étudiait, moulait, ce que personne n'avait fait avant lui. Avec une patience infinie il comparait, mesurait, essayait, pressentant dans les lois de la beauté, les lois nécessaires de la mathématique. Encore plus infatigablement que Sandro, il cherchait une beauté nouvelle,—non pas dans les miracles, dans les légendes, dans les pénombres tentatrices où l'Olympe se fond avec le Golgotha,—mais en pénétrant les secrets de la nature, chose que personne n'avait osé tenter, car le miracle pour Verrochio n'était pas la vérité, mais la vérité un miracle.
Le jour où ser Pietro da Vinci lui amena dans l'atelier son fils âgé de dix-huit ans, la destinée des deux fut résolue. Andrea devint non seulement le maître, mais aussi l'élève de son élève Léonard.
Dans le tableau commandé à Verrochio par les moines de Vallombrosa et qui représente le Baptême du Christ, Léonard peignit un ange agenouillé. Tout ce que Verrochio pressentait vaguement, ce qu'il cherchait à tâtons comme un aveugle, Léonard le vit, le trouva et l'incarna dans cette image. Par la suite, on raconta que le maître, désespéré de se voir distancé par cet adolescent, avait renoncé à la peinture.
En réalité, il n'y avait entre eux ni rivalité, ni animosité. Ils se complétaient l'un l'autre. L'élève possédait la légèreté que la nature avait refusée à Verrochio; le maître, l'obstination concentrée qui manquait à l'instable Léonard. Sans envie, sans concurrence, souvent ils ne savaient pas eux-mêmes lequel des deux empruntait à l'autre.
A cette époque, Verrochio coulait dans le bronze sa statue le Christ et saint Thomas, pour l'église Or San Michele.
En opposition aux visions de fra Beato Angelico et des rêves féeriques de Sandro Botticelli, apparut pour la première fois aux yeux des hommes, dans le personnage de Thomas plongeant ses doigts dans les plaies du Seigneur, l'audace de l'homme devant Dieu, la raison scrutatrice devant le miracle.
VIII
La première œuvre de Léonard fut un carton pour une tenture tissée en Flandre, un cadeau des citoyens de Florence au roi de Portugal. Le dessin représentait Adam et Ève.
Le palmier du Paradis était si merveilleux d'exactitude que, d'après un témoin, «la raison était confondue à la pensée qu'un homme pût avoir une patience semblable». Du serpent Satan aux traits efféminés émanait un charme tentateur et il semblait qu'on l'entendit dire:
«Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous goûterez au fruit défendu, vos yeux se dessilleront et vous serez des dieux, connaissant le bien et le mal.»
Et la femme tendait la main vers l'arbre de la Science avec ce sourire d'audacieuse curiosité avec lequel saint Thomas, de Verrochio, plongeait ses doigts dans les plaies du Christ.
Une fois, ser Pierro, voulant faire plaisir à un voisin de Vinci qui l'invitait à la pêche et à la chasse, demanda à Léonard de peindre un sujet quelconque sur une rondelle de bois, une «rotella», qu'on employait dans la décoration extérieure des maisons.
L'artiste imagina de représenter un monstre, inspirant pour le moins autant d'horreur que la tête de Méduse.
Dans une chambre où personne ne pénétrait, sauf lui, il amassa des lézards, des serpents, des grillons, des araignées, des cloportes, des phalènes, des scorpions, des chauves-souris et autres animaux monstrueux. Choisissant, réunissant, grossissant différentes parties de leurs corps, il combina un monstre surnaturel, inexistant et réel pourtant, progressivement forma ce qui n'est pas de ce qui est avec la même clarté, qu'Euclide ou Pythagore déduisaient une formule géométrique d'une autre.
On voyait l'animal sortir en rampant d'une fente de rocher, et il semblait qu'on entendît bruire sur la terre son ventre annelé, noir, brillant et gluant. La gueule ouverte crachait une haleine empestée, les yeux des flammes et les naseaux de la fumée. Mais le plus surprenant était que l'horreur de ce monstre captivait et attirait à l'égal de la beauté.
Léonard passa des jours et des nuits dans cette chambre close, où l'atmosphère infectée par la décomposition des reptiles morts, était presque irrespirable. Mais, excessivement délicat d'ordinaire, en ce moment il ne s'en apercevait même pas.
Enfin il annonça à son père que la rondelle était prête et qu'il pouvait la prendre. Lorsque ser Pierro vint, Léonard le pria d'attendre dans une autre pièce et, retournant dans l'atelier, il posa le tableau sur un chevalet, l'entoura d'étoffe noire, poussa les volets de façon qu'un seul rayon tombât sur la «rotella» et appela son père. Celui-ci entra, regarda, poussa un cri et recula. Il lui semblait qu'il voyait devant lui un monstre vivant. Après avoir suivi sur son visage, d'un regard scrutateur, le changement de l'expression de peur en celle d'admiration, l'artiste dit, avec un sourire:
—Le tableau atteint son but, produit l'impression que je désirais. Prenez-le, il est à vous.
En 1481, Léonard reçut des moines de San Donato, à Scopetto, la commande d'un tableau pour le maître-autel: l'Adoration des Mages.
Dans l'esquisse qu'il en fit, il fit preuve d'une connaissance de l'anatomie et de l'expression des sentiments humains dans les mouvements du corps, telles qu'on ne les avait jamais vues chez aucun maître jusqu'à lui.
Il n'acheva pourtant pas ce tableau, comme plus tard il ne devait achever aucune de ses œuvres. A la poursuite de la perfection insaisissable, il se créait des difficultés que le pinceau ne pouvait vaincre. Selon les paroles de Pétrarque, «la trop grande force du désir en empêchait la réalisation».
La seconde femme de ser Pierro, madonna Francesca, mourut toute jeune. Il se maria une troisième fois avec Margareta, fille de ser Francesco di Jacopo di Gullelmo qui lui apporta en dot 365 florins. La belle-mère ne sympathisa pas avec Léonard, surtout après la naissance de ses deux fils, Antonio et Juliano.
Léonard était dépensier. Ser Pierro, bien que chichement, lui venait en aide. Monna Margareta accusa son mari de distraire le bien de ses enfants légitimes pour le donner à un «bâtard élevé par une chèvre de sorcière».
Parmi ses camarades à l'atelier de Verrochio il avait aussi des ennemis. L'un d'eux, se fondant sur la grande amitié existant entre le maître et l'élève, en un rapport anonyme, les accusa de sodomie. La calomnie avait un semblant de vérité en ce que, Léonard étant le plus bel adolescent de Florence, fuyait la société des femmes. «Tout son être reflétait un tel rayonnement de beauté, disait un de ses contemporains, que l'âme la plus triste se réjouissait à sa vue.»
Cette même année il abandonna l'atelier de Verrochio et s'installa seul, chez lui. Alors déjà on parlait de ses «opinions hérétiques» et de son «impiété». Le séjour à Florence devenait pour Léonard de plus en plus pénible. Ser Pierro procura à son fils une commande avantageuse de Lorenzo Medicis. Mais Léonard ne sut pas lui plaire. De ceux qui l'approchaient, Lorenzo exigeait avant tout une adoration de cour. Il n'aimait pas les gens hardis, originaux et libres. L'ennui de l'inaction s'empara de Léonard. Il entra même en pourparlers secrets par l'intermédiaire de l'ambassadeur d'Égypte, Caït Bey, avec le «diodorio» de Syrie afin d'entrer à son service au titre de principal constructeur, quoique sachant que pour cela, il devait se convertir au mahométisme.
Pour fuir Florence peu lui importait le pays où il devrait vivre. Il sentait qu'en ne la quittant pas, il serait perdu. Le hasard le sauva. Il inventa un luth multicorde en argent qui avait la forme d'une tête de cheval. Le son et l'aspect de cet instrument plurent à Lorenzo le Magnifique. Il proposa à l'inventeur de se rendre à Milan pour en faire don au duc de Lombardie, Ludovic le More.
En 1482, âgé de trente ans, Léonard quitta Florence et se rendit à Milan, non en qualité d'artiste peintre et de savant, mais seulement comme «musicien de cour», senatore di lira. Avant son départ, il écrivait au duc Sforza:
«Ayant, très illustre seigneur, vu et étudié les expériences de tous ceux qui se donnent pour maîtres dans l'art d'inventer des instruments de guerre et ayant trouvé que leurs instruments ne diffèrent aucunement de ceux qui sont en commun usage, je m'efforcerai, sans vouloir faire injure à personne, de faire connaître à Votre Excellence, certains secrets qui me sont propres, brièvement énumérés ci-dessous: