Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux
L'amore di qualunche cora è figliuolo d'essa cognitione. L'amore à tantopiu fervente, quanto la cognitione à piu certa.
[L'amour est fils de la science. L'amour est d'autant plus fervent que la science est exacte.]
LEONARDO DA VINCI.
Soyez sages comme le serpent, simples comme la Colombe.
MATTHIEU, X, 16.
Je suis devenu l'élève du maître florentin Léonard de Vinci le 25 mars 1494.
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Voici l'ordre des études: la perspective, les proportions du corps humain, le dessin d'après les modèles des bons maîtres, le dessin d'après nature.
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Aujourd'hui, mon camarade Marco d'Oggione m'a donné un livre sur la perspective, écrit sous la dictée du maître. Ce livre commence ainsi:
«C'est la lumière solaire qui donne la plus grande joie au corps; la plus grande joie de l'âme vient de la clarté de la vérité mathématique. Voilà pourquoi la science de la perspective, dans laquelle la contemplation de la ligne claire—la linia radiosa—est la plus grande joie des yeux qui se fond avec la clarté mathématique—la plus grande joie de l'âme doit être préférée à toutes les autres investigations et sciences humaines. Que celui qui a dit de soi: «Je suis la lumière de la vérité», m'éclaire et m'aide à exposer la science de la perspective, la science de la lumière. Et je diviserai ce livre en trois parties: la première, l'amoindrissement des proportions des objets dans le lointain; la seconde, l'amoindrissement de la netteté des teintes; la troisième, l'amoindrissement de la netteté des contours.»
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Le maître s'occupe de moi comme d'un parent. Apprenant que j'étais pauvre, il n'a pas voulu accepter ma pension convenue de cinq lires par mois.
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Le maître a dit:
—Quand tu posséderas à fond la perspective et que tu connaîtras par cœur les proportions du corps humain, observe attentivement, pendant tes promenades, les mouvements des gens, comment ils se tiennent debout, comment ils marchent, comment ils causent, discutent, rient et se battent; quelles sont, à ce moment, l'expression de leurs visages et celle des spectateurs qui veulent les séparer ou les regardent passivement. Inscris et dessine tout cela dans un livre qui ne doit jamais te quitter. Lorsque ce livre sera complet, prends-en un autre, mais garde le premier précieusement. Souviens-toi que tu ne dois ni gratter, ni supprimer ces dessins, car les mouvements des corps sont si divers dans la nature qu'aucune mémoire humaine ne saurait les retenir. Voilà pourquoi tu dois considérer ces dessins comme tes meilleurs conseillers et tes meilleurs maîtres.
Je me suis acheté un livre et chaque soir j'y inscris les mémorables paroles prononcées par le maître durant la journée.
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Aujourd'hui, dans l'impasse des Fripières, non loin de l'église, j'ai rencontré mon oncle, le maître verrier Oswald Ingrim. Il m'a dit qu'il me reniait, que j'avais perdu mon âme en m'installant dans la maison de l'athée, de l'hérétique Léonard. Maintenant je suis seul, je n'ai plus personne au monde, ni parents, ni amis, je n'ai plus que mon maître. Je répète la superbe prière de Léonard: «Que le Seigneur, lumière du monde, m'éclaire et m'aide à exposer la perspective, science de sa lumière.» Seraient-ce là les paroles d'un athée?
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Si triste que je puisse être, il me suffit de le regarder pour que je sente mon âme plus légère et joyeuse. Quels beaux yeux il a, purs, bleu pâle et froids comme la glace! Quelle voix, calme et agréable! Quel sourire! Les gens les plus entêtés, les plus méchants ne peuvent résister à sa parole persuasive, s'il désire les faire incliner vers l'affirmative ou la négative. Souvent je le regarde, lorsqu'il est assis devant sa table de travail, plongé dans ses méditations, et lorsque, du mouvement habituel de ses doigts si fins, il tourmente et caresse sa barbe longue, dorée, douce et ondulée comme des cheveux de femme. Quand il parle avec quelqu'un, il cligne ordinairement un œil avec une expression maligne, moqueuse et bonne; il semble alors que son regard, de dessous ses longs sourcils, vous pénètre jusqu'au fond de l'âme.
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Il s'habille simplement, ne peut souffrir les couleurs voyantes et les frivolités de la mode. Il n'aime aucun parfum. Mais son linge est de fine toile et toujours blanc comme la neige. Il porte un béret de velours noir, sans plumes et sans médailles. Par-dessus sa tunique noire, qui lui tombe jusqu'aux genoux, il jette un manteau rouge foncé à plis droits, d'ancienne coupe florentine—pitocco rosato. Ses mouvements sont souples et tranquilles. En dépit de ses vêtements simples, toujours, n'importe où il se trouve—parmi des seigneurs ou dans la foule—il a un tel air qu'on ne peut s'empêcher de le remarquer. Il ne ressemble à personne.
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Il peut tout faire et il sait tout. Il est excellent tireur à l'arc et à l'arbalète, parfait cavalier et nageur, maître ès escrime. Une fois je l'ai vu concourir avec les plus forts hommes du peuple; le jeu consistait en ceci: il fallait, dans une église, jeter une petite pièce de monnaie de façon qu'elle touchât le centre même de la coupole. Messer Leonardo a vaincu tout le monde par son adresse et par sa force. Il est gaucher. Mais de cette main gauche, fine et tendre d'aspect ainsi qu'une main de femme, il plie des fers à cheval, tord le battant d'une cloche, et cette même main, dessinant le visage d'une jolie jeune fille, crayonne des ombres transparentes, légères, telles de tremblantes ailes de papillons.
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Aujourd'hui, il terminait devant moi le dessin de la tête penchée de la Vierge écoutant les paroles de l'archange. De dessous le bandeau orné de perles, comme si elles folâtraient pudiquement sous le souffle des ailes angéliques, deux mèches de cheveux se sont échappées, tressées à la mode des jeunes filles florentines et formant une coiffure d'aspect négligemment libre, mais par le fait d'un art raffiné. La beauté de ces cheveux frisés charme comme une étrange musique. Et le mystère de ces yeux qui filtre à travers les paupières baissées et l'ombre soyeuse des cils ressemble au mystère des fleurs sous-marines que l'on voit à travers le flot mais qu'on ne peut atteindre. Tout à coup, le petit valet Giacopo est entré dans l'atelier et, sautant de joie, battant des mains, cria:
—Des monstres! des monstres! Messer Leonardo, allez vite à la cuisine! Je vous ai amené de telles horreurs que vous vous en lécherez les doigts.
—D'où cela? demanda le maître.
—Du parvis de San Ambrogio. Des mendiants de Bergame. Je leur ai dit que vous leur offririez à souper, s'ils voulaient vous permettre de faire leur portrait.
—Qu'ils attendent. Je finis à l'instant mon dessin.
—Non, maître, ils ne vous attendront pas. Ils doivent rentrer à Bergame avant la tombée du jour. Mais regardez-les seulement—vous ne vous en repentirez pas! Vraiment, cela vaut la peine! Vous ne pouvez vous figurer ces monstres!
Laissant là le dessin inachevé de la Vierge Marie, le maître se rendit à la cuisine. Je le suivis.
Nous vîmes, assis sur un banc, deux vieillards, deux frères, gros, enflés par l'hydropisie, avec d'horribles goitres pendants—maladie spéciale aux habitants des monts Bergamasques—et la femme de l'un d'eux, petite vieille sèche, ratatinée, nommée l'araignée et en tous points digne de son nom.
Le visage de Giacopo rayonnait de plaisir.
—Eh bien! vous voyez, murmurait-il, je vous disais qu'ils vous plairaient. Je sais ce qu'il vous faut.
Léonard s'assit auprès des monstres, fit apporter du vin et se prit à les servir, à les questionner, à les amuser avec des histoires drôles. D'abord, ils se tinrent sur la réserve, méfiants, ne comprenant pas pourquoi on les avait amenés en cet endroit, mais lorsqu'il leur raconta l'imbécile nouvelle populaire sur le juif mort, coupé en minuscules morceaux par un coreligionnaire pour contourner la loi qui défendait l'inhumation des juifs dans la ville de Bologne, mariné dans un tonneau de miel et d'aromates, expédié à Venise avec des colis et par mégarde mangé par un voyageur florentin et chrétien—le fou rire s'empara de la vieille.
Bientôt tous trois, enivrés, eurent un accès d'hilarité qui les fit se tordre avec d'ignobles grimaces. De dégoût, je baissai les yeux pour ne pas les voir.
Mais Léonard les regardait avec une curiosité avide, comme un savant qui fait une expérience. Lorsque la monstruosité fut à son comble, il prit un papier et dessina ces abominations, du même crayon et avec le même amour qu'il eût dessiné le sourire divin de la Vierge Marie.
Le soir, il m'a montré une quantité de caricatures, non seulement de gens, mais d'animaux affublés de figures de cauchemar. Dans les animaux transparaît l'homme, dans les hommes l'animal, l'un passant à l'autre facilement et naturellement jusqu'à l'horreur. Je me souviens particulièrement du museau d'un porc-épic tout hérissé, avec une lèvre inférieure pendante, molle et fine comme un chiffon, découvrant, en un hideux sourire humain, des dents longues et blanches pareilles à des amandes. Je n'oublierai jamais non plus le visage de la vieille aux cheveux relevés en une coiffure sauvage, avec une natte maigre, un front démesurément chauve, un nez épaté, petit, telle une verrue et des lèvres monstrueusement épaisses, rappelant les champignons flétris et gluants qui poussent sur les troncs d'arbres pourris. Et le plus terrible est que ces monstres vous semblent familiers, qu'on les a déjà vus quelque part et qu'ils ont en eux une séduction qui vous attire et vous repousse en même temps comme un abîme. On les regarde, on se tourmente et on ne peut en arracher les yeux, non plus que du sourire de la Vierge. Et là et ici, l'étonnement vous saisit comme devant un miracle.
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Cesare da Pesto raconte que Léonard s'il rencontre dans la rue un monstre curieux, peut le suivre et l'observer durant toute une journée, s'appliquant à se rappeler les transformations de son visage. «La grande laideur chez les hommes, dit le maître, est aussi extraordinaire que la grande beauté. La médiocrité seule se rencontre toujours.»
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Il a imaginé un système étrange pour se souvenir des figures. Il suppose que le nez des gens est de trois façons: ou droit, ou bosselé ou rentré. Les droits peuvent être ou courts ou longs avec des extrémités carrées ou pointues. La bosse se trouve ou à la racine du nez ou à l'extrémité ou au milieu. Et ainsi de suite pour chaque partie du visage. Toutes ces subdivisions infinies sont marquées par des chiffres dans un livre spécialement quadrillé. Lorsque l'artiste rencontre en un endroit un visage qu'il désire retenir, il lui suffit de noter à l'aide d'une marque au crayon le genre correspondant au nez, au front, aux yeux, au menton, et de cette manière à l'aide de ces chiffres la physionomie s'incruste dans la mémoire indélébilement. Rentré chez lui, il réunit toutes ces divisions en une seule forme. Il a aussi inventé une cuiller pour le dosage mathématique de la couleur dans les gradations de teintes imperceptibles à l'œil. Par exemple, pour obtenir un certain degré d'ombre il faut employer dix cuillers de noir, pour la gradation suivante il faudra en prendre onze, puis douze, puis treize et ainsi de suite. Chaque fois qu'on a puisé de la couleur, on coupe le monticule, on égalise avec une équerre de verre, comme au marché on égalise les mesures de grains.
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Marco d'Oggione est l'élève le plus appliqué et le plus consciencieux de Léonard. Il travaille comme un bœuf de labour, il exécute exactement toutes les règles du maître; mais visiblement, plus il s'applique, moins il réussit. Marco est têtu: on ne pourrait même à coups de marteau faire sortir de son cerveau l'idée qu'il y a logée. Il est convaincu que «patience et travail ont raison de tout», et il ne perd pas l'espoir de devenir un jour un peintre célèbre. Il est celui d'entre nous tous qui se réjouit le plus des inventions du maître, ramenant l'art à la mécanique. Ces jours derniers, ayant pris le livre chiffré pour la notation des visages, il s'est rendu sur la place du Broletto, a choisi ses types dans la foule et les a marqués à la tablature. Mais rentré à l'atelier, après s'être débattu durant des heures entières, il n'a jamais rien pu reconstituer. Le même malheur lui est arrivé avec la cuiller qu'il ne sait employer. Marco explique ses mécomptes en assurant qu'il n'a pas dû observer tous les principes du maître et redouble de zèle. Et Cesare da Sesto triomphe.
—L'excellent Marco, dit-il, est un véritable martyr de la science. Son exemple démontre que toutes ces règles et toutes ces cuillers et tables chiffrées pour les nez ne valent pas le diable. Il ne suffit pas de savoir comment naissent les enfants pour en avoir. Léonard se trompe et trompe les autres. Il dit une chose et fait le contraire. Quand il peint il ne songe à aucun principe, il suit simplement son inspiration. Mais il ne lui suffit pas d'être un grand artiste, il veut aussi être un célèbre savant, il veut réconcilier l'art avec la science, l'inspiration avec la mathématique. Je crains, cependant, que chassant deux lièvres, il n'en attrape aucun! Peut-être y a-t-il une part de vérité dans les paroles de Cesare. Mais pourquoi déteste-t-il ainsi le maître? Léonard lui pardonne tout, écoute complaisamment ses mordantes ironies, apprécie son esprit et jamais ne se fâche contre lui.
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J'observe comment il travaille à la Sainte Cène. Dès l'aube, il quitte la maison, se rend au monastère et pendant toute la journée, jusqu'au crépuscule, il peint, oubliant même de manger. Ou bien durant deux semaines, il ne touche pas à ses pinceaux. Mais chaque jour, il passe deux ou trois heures devant son tableau, examinant et jugeant le travail accompli. Parfois à midi, il abandonne brusquement un ouvrage commencé, court au monastère, à travers les rues désertes, sans choisir le côté de l'ombre, comme attiré par une force invisible, grimpe sur l'échafaudage, donne deux ou trois coups de pinceau et revient.
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Tous ces jours-ci, le maître a travaillé à la tête de l'apôtre Jean. Il devait la terminer aujourd'hui. Mais, à mon grand étonnement, il est resté à la maison et dès le matin, avec le petit Giacopo, s'est amusé à observer le vol des bourdons, des guêpes et des mouches. Il est tellement occupé à étudier leur corps et leurs ailes que l'on croirait que le sort du monde en dépend. Il a été heureux infiniment en découvrant que les pattes postérieures des mouches leur servaient de gouvernail. A son avis, cette découverte est excessivement précieuse et utile pour la construction de sa machine à voler.
Cela se peut. Mais c'est vexant tout de même de le voir abandonner la tête de l'apôtre Jean pour des observations sur les pattes de mouches.
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Aujourd'hui, autre misère. Les mouches sont oubliées ainsi que la sainte Cène. Le maître combine un joli modèle d'écusson pour l'inexistante Académie de peinture imaginée par le duc de Milan—un tétragone de nœuds de corde, sans commencement et sans fin, entourant l'inscription latine: «Leonardi-Vinci-Academia.» Il est absorbé par ce travail au point que rien au monde n'existe plus pour lui en dehors de ce jeu compliqué, difficile et inutile. Il semble que rien ne pourrait l'en détacher. Je ne pus me contenir et me décidai à lui rappeler la tête inachevée de l'apôtre Jean. Il hausse les épaules sans lever les yeux de dessus ses nœuds de ficelle et grince entre les dents:
—Nous avons le temps. Il ne s'en ira pas.
Je comprends parfois la méchanceté de Cesare.
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Ludovic le More lui a confié l'installation dans son palais de tuyaux acoustiques cachés dans l'épaisseur des murs.
—L'oreille de Denys—permettant au seigneur d'entendre dans un appartement ce qui se dit dans l'autre. Tout d'abord Léonard s'en occupa avec passion. Mais bientôt, selon son habitude, son enthousiasme refroidi, il commença à remettre ces travaux sous différents prétextes. Le duc le presse et se fâche. Aujourd'hui on est venu plusieurs fois du palais le chercher. Mais le maître est pris par un autre travail nouveau qui lui semble non moins important que l'installation de l'oreille de Denys—des expériences sur les plantes: ayant coupé les racines d'une citrouille et n'ayant laissé qu'un petit rejeton, il l'arrose abondamment avec de l'eau. A la très grande joie de Léonard, la citrouille ne s'est pas desséchée et la mère—comme il s'exprime—a heureusement nourri tous ses enfants, à peu près soixante longues courges. Avec quelle patience, avec quel amour il suivait l'existence de cette plante! Aujourd'hui, il est resté jusqu'à l'aube assis sur une plate-bande de potager, observant comment les larges feuilles boivent la rosée nocturne.
«La terre, dit-il, abreuve les plantes de moiteur, le ciel de rosée et le soleil leur donne une âme», car il suppose que l'âme n'appartient pas uniquement à l'homme, mais aussi aux animaux et même aux plantes, opinion que fra Benedetto considère éminemment comme hérétique.
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Il aime tous les animaux. Parfois il passe des journées à observer et dessiner des chats, à étudier leurs mœurs et leurs habitudes: comment ils jouent, comment ils se battent, dorment, lavent leur museau avec leurs pattes, attrapent les souris, étirent le dos et se hérissent devant les chiens. Ou bien avec la même curiosité il regarde à travers les glaces d'un aquarium les poissons, les limaces, les gordins, les sèches et autres animaux marins. Son visage exprime une profonde et calme satisfaction quand ils se battent et se mangent entre eux.
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A la fois mille travaux. Il n'en achève pas un sans s'attaquer à un autre. Cependant chaque travail ressemble à un jeu, chaque jeu à un travail. Il est divers et inconstant. Cesare dit que les rivières couleront plutôt vers leur source, que Léonard ne se confinera en une seule œuvre et la mènera à bonne fin. En riant il l'appelle le plus grand des déréglés, assurant que de tous ces labeurs il n'y aura aucun profit. Léonard selon lui aurait écrit cent vingt livres «sur la nature» «Delle cose naturali». Mais ce ne sont que des notes prises au hasard, des bouts de papier, des remarques. Plus de cinq mille feuilles dans un tel désordre que lui-même souvent ne peut s'y retrouver.
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Quelle insatiable curiosité, quel bon et prophétique regard il a pour la nature! Comme il sait remarquer l'imperceptible! Il a pour tout un heureux étonnement, avide, pareil à celui des enfants et tel que devaient l'éprouver les premiers habitants du paradis.
Des fois d'une chose très vulgaire, il s'exprime d'une façon telle que, si l'on vivait cent ans, on ne pourrait l'oublier.
L'autre jour, en entrant dans ma chambre, le maître me dit: «Giovanni, as-tu remarqué que les petites chambres concentrent l'esprit et que les grandes poussent à l'action?»
Ou bien encore: «Dans une pluie sans soleil les contours des objets semblent plus nets.»
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De nouveau deux jours de travail à la tête de l'apôtre Jean. Mais hélas! quelque chose s'est perdu durant les amusements avec les ailes de mouches, les courges, les chats, l'oreille de Denys, l'écusson et autres travaux de même importance. Il n'a pas terminé, a tout laissé là et, selon l'expression de Cesare, est entré tout entier dans la géométrie, comme un colimaçon dans sa coquille,—plein de dégoût pour la peinture. Il prétend même que l'odeur des couleurs, la vue des pinceaux et de la toile l'écœurent.
Voilà comment nous vivons, selon le désir du hasard, au jour le jour, à la grâce de Dieu. Nous attendons sur la plage que la mer soit belle. Heureusement qu'il ne pense pas à sa machine volante, sans cela, bonsoir patron! Il s'enfouirait dans sa mécanique tant et si bien que nous ne le verrions plus!
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J'ai remarqué que, chaque fois qu'après de nombreuses échappatoires, des doutes, des indécisions, il se remet de nouveau au travail, prend un pinceau dans sa main, un sentiment de peur s'empare de lui. Il n'est jamais content de ce qu'il a fait. Dans des œuvres qui paraissent aux autres le comble de la perfection, il trouve des erreurs. Il poursuit tout le temps l'insaisissable, ce que la main humaine,—quel que soit l'infini de son art,—ne peut exprimer. Voilà pourquoi presque jamais il n'achève ses œuvres.
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Andrea Salaino est tombé malade. Le maître le soigne, passe ses nuits à son chevet. Mais il ne veut pas entendre parler de médicaments. Marco d'Oggione, en cachette, a apporté au malade des pilules. Léonard les a trouvées et les a jetées par la fenêtre. Lorsque Andrea lui-même insinua qu'une saignée serait peut-être salutaire, qu'il connaissait un excellent barbier expert en cette matière, Léonard s'est fâché sérieusement, a donné des noms grossiers à tous les docteurs, et a dit entre autres choses:
—Je te conseille de penser non à la façon de te soigner, mais à celle de conserver ta santé, ce que tu atteindras d'autant plus facilement que tu éviteras le plus les docteurs, dont les médicaments sont aussi stupides que les compositions des alchimistes.
Et il ajouta avec un sourire gai et malin:
—Comment pourraient-ils ne pas s'enrichir, ces menteurs, lorsque chacun ne songe qu'à ramasser le plus d'argent possible pour le donner aux médecins, ces démolisseurs de la vie humaine! Ogni omo desidera far capitale per dare a medici, destruttori di vite—adunque debono essere richi!
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Léonard a depuis longtemps rêvé et commencé, selon son habitude, sans le terminer, et Dieu sait s'il le terminera jamais, un Traité de la Peinture, «Trattato della Pittura». Ces derniers temps, il s'est beaucoup entretenu avec moi de la perspective, en me citant des extraits de son livre et ses pensées sur l'Art. J'inscris ici ce dont je me souviens.
Que le Seigneur récompense mon maître, pour l'amour et la sagesse avec lesquelles il me dirige dans les sphères élevées de cette noble science! Que ceux entre les mains desquels tomberont ces pages, prient pour l'âme de l'humble esclave de Dieu, l'indigne élève Giovanni Beltraffio et pour l'âme du grand maître florentin Léonard de Vinci!
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Le maître dit: «La Beauté meurt dans l'homme et non dans l'Art. Cosa bella mortal passa e non d'arte.»
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«Celui qui méprise la peinture, méprise la philosophie et la contemplation raffinée de la nature, filosofica e sottile speculazione, car la peinture est fille légitime ou plutôt, petite-fille de la nature. Tout ce qui existe est né de la nature et à son tour a donné naissance à la peinture. Voilà pourquoi je dis que la peinture est petite-fille de la nature et parente de Dieu. «Celui qui blâme la peinture, blâme la nature. Chi biasima la pittura, biasima la natura.»
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«Le peintre doit être universel. Il pittore debbe cercare d'essere universale.» O peintre, que ta variété soit aussi infinie que les manifestations de la nature. Continuant ce qu'a commencé Dieu, ton but doit être d'augmenter, non l'œuvre des mains humaines, mais les créations éternelles du Très-Haut. N'imite jamais personne. Que chacune de tes œuvres, soit une manifestation nouvelle de la nature.
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Prends garde que l'amour de l'argent n'étouffe en toi l'amour de l'art. Souviens-toi qu'acquérir la gloire est bien au-dessus de la gloire d'acquérir. Le souvenir des riches disparaît avec eux, le souvenir des sages survit, car la sagesse et la science sont enfants légitimes, tandis que l'argent n'est qu'un bâtard. Aime la gloire et ne crains pas la pauvreté. Songe combien de philosophes nés dans les richesses se sont voués à la misère afin de ne point ternir leur âme.
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La science rajeunit l'âme, diminue l'amertume de la vieillesse. Amasse donc la sagesse qui sera la nourriture de tes vieux jours.
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Je connais des peintres sans pudeur, qui, pour plaire à la populace, badigeonnent leurs tableaux avec de l'or et de l'azur, en assurant avec une arrogante impertinence qu'ils pourraient travailler aussi bien que les autres maîtres, si on les payait en conséquence. Oh! les imbéciles! Qui donc les empêche de produire une œuvre superbe et de déclarer: Ce tableau vaut tel prix, celui-là est moins cher et celui-ci ne vaut rien, prouvant de cette façon qu'ils savent travailler à toutes conditions?
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Parfois l'amour de l'argent rabaisse aussi de grands maîtres jusqu'au métier. Ainsi, mon compatriote et ami florentin le Pérugin était arrivé à une telle rapidité dans l'exécution des commandes qu'une fois du haut de l'échafaudage il répondit à sa femme qui l'appelait pour dîner: «Sers la soupe; moi, pendant ce temps-là, je vais encore peindre un saint.»
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Un artiste qui ignore le doute est un médiocre. Tant mieux pour toi si ton œuvre est au-dessus de ton appréciation; tant pis, si elle l'égale; mais plus grand malheur est si elle ne l'atteint pas, ce qui arrive avec ceux qui s'étonnent «que Dieu les ait aidés à faire si bien».
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Écoute avec patience toutes les opinions soulevées par ton tableau, pèse-les, raisonne-les; demande-toi si ceux qui te critiquent n'ont pas raison en signalant des erreurs. Si oui, corrige; si non, feins de n'avoir pas entendu, et, seulement devant des gens dignes d'attention, prouve qu'ils se trompent.
Le jugement d'un ennemi est souvent plus juste et plus utile que celui d'un ami. La haine est presque toujours plus profonde que l'amour. Le regard d'un ennemi est plus clairvoyant que celui d'un ami. Un ami sincère est un second toi-même. L'ennemi ne te ressemble en rien et en cela est sa force. La haine dévoile plus de choses que l'amour. Souviens-toi de cela et ne méprise pas le blâme des ennemis.
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Les couleurs voyantes charment la foule. Mais l'artiste véritable ne doit chercher à plaire qu'aux élus. Sa fierté et son but ne sont pas dans le clinquant, mais tendent à accomplir dans son tableau un miracle, à l'aide de l'ombre et de la lumière, rendre en relief ce qui est plat. Celui qui, méprisant l'ombre, la sacrifie aux couleurs ressemble à un bavard qui sacrifie la pensée à des mots sonores et creux.
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Plus que de toute autre chose méfie-toi des contours grossiers et durs. Que les extrémités de tes ombres sur un corps jeune et délicat ne soient ni mortes ni brutales, mais légères, insaisissables, transparentes comme l'air, car le corps humain par lui-même est transparent; tu peux t'en convaincre en présentant ta main au soleil. Une lumière trop vive ne donne pas de belles ombres. Méfie-toi du jour trop cru. Au crépuscule ou par le brouillard, lorsque le soleil est encore voilé par les nuages, remarque le charme et la délicatesse des visages des hommes et des femmes qui passent par les rues ombreuses, entre les murs noirs des maisons—quanta grazia e dolcezza si vede in loro. C'est le plus parfait éclairage. Que ton ombre petit à petit disparaissant dans la lumière, fonde comme la fumée, comme les sons d'une douce musique. Rappelle-toi: entre la lumière et l'obscurité, il y a un intermédiaire tenant des deux, telle une lumière ombrée, ou un jour sombre. Recherche-le, artiste, dans cet intermédiaire se trouve le secret de la beauté charmeuse!
Ainsi s'exprima-t-il et, levant la main en un geste désireux d'imprimer ces paroles dans notre mémoire, il répéta avec une expression indéfinissable:
—Méfiez-vous de la grossièreté et de la dureté. Que vos ombres se fondent comme une fumée, comme les sons d'une musique lointaine.
Cesare qui écoutait attentivement, sourit, leva les yeux sur Léonard, voulut répliquer—mais n'osa.
⁂
Peu de temps après, en discourant d'autre chose, le maître dit:
—Le mensonge est si méprisable que même s'il loue la majesté de Dieu, il l'abaisse. La vérité est si belle que lorsqu'elle exalte les plus infimes choses, elle les ennoblit. E di tanta vitipendia la bugia, che s'ella dicesse bene già cose di Dio, ella toglie grazia a sua deità, ed è di tanta eccelenzia la verità, che s'ella laudasse cose minime, elle si fanno nobili. Entre la vérité et le mensonge il y a la même différence qu'entre la lumière et l'obscurité.
Cesare qui se souvenait, fixa sur lui un regard scrutateur.
—La même différence qu'entre la lumière et l'obscurité? répéta-t-il. Mais ne nous avez-vous pas affirmé, maître, qu'entre la lumière et l'obscurité, il y avait un intermédiaire appartenant à l'un et à l'autre, quelque chose comme une lumière ombrée ou un jour sombre? Par conséquent, entre la vérité et le mensonge... Mais non, c'est impossible... Vraiment, maître, votre comparaison fait naître en mon esprit une grande tentation, car l'artiste, qui cherche le secret de la beauté charmeuse dans l'union de l'ombre et de la lumière, pourrait bien se demander si la vérité et le mensonge ne se confondent pas également...
Léonard tout d'abord se rembrunit, comme s'il eût été étonné et même fâché des paroles de son élève; puis il se prit à rire et répondit:
—Ne me tente pas. Vade retro, Satanas! J'attendais une autre réponse et je pense que les paroles de Cesare étaient dignes d'autre chose que d'une plaisanterie légère. Tout au moins, elles ont éveillé en moi beaucoup d'idées étranges et suppliciantes.
⁂
Ce soir, je l'ai vu, sous la pluie, dans une sale et puante impasse, examinant attentivement un mur de pierre couvert de taches d'humidité qui ne présentait rien de particulier.
Cela se prolongea longtemps. Les gamins le montraient au doigt en riant. Je lui demandai ce qu'il avait découvert dans ce mur.
—Regarde, Giovanni, répondit Léonard, regarde quel monstre superbe. Une chimère à gueule béante et à côté un ange les cheveux soulevés qui fuit le monstre. La fantaisie du hasard a créé là des figures dignes d'un grand maître.
Il suivit avec le doigt le contour des taches et, en effet, à mon grand étonnement, je vis en eux ce dont il parlait.
—Bien des gens, peut-être, considéreront cette invention comme étant stupide, continua le maître, mais moi, par expérience personnelle, je sais combien elle est utile pour exciter l'esprit aux découvertes et aux combinaisons. Souvent, sur les murs, dans le mélange des pierres, dans les fissures, dans les dessins de la chancissure de l'eau stagnante, dans les charbons mourants couverts de cendres, dans les nuages, il m'est arrivé de trouver des ressemblances avec des sites merveilleux, avec des montagnes, des pics escarpés, des rivières, des plaines et des arbres; de superbes combats, des visages étranges. Je choisissais dans tout cela ce qui m'était utile et je terminais le tableau. Ainsi, en écoutant le son lointain des cloches, tu peux dans leurs voix mêlées trouver, selon ton désir, le nom ou le mot auquel tu penses.
⁂
Aujourd'hui il comparait les rides formées par les muscles du visage pendant le rire ou les pleurs. Dans les yeux, dans la bouche, dans les joues, il n'y a aucune différence. Seuls les sourcils, chez les gens qui pleurent, se haussent, ridant le front, et les coins de la bouche s'abaissent, tandis que les gens qui rient écartent les sourcils et relèvent les coins de la bouche.
Comme conclusion, il dit:
—Applique-toi à être le spectateur calme des gens qui rient et qui pleurent, qui haïssent et qui aiment, pâlissent de peur ou crient de douleur. Regarde, apprends, scrute, observe, afin de connaître l'expression de tous les sentiments humains.
Cesare me disait que le maître aimait à accompagner les condamnés à mort, pour lire sur leur visage tous les degrés de l'angoisse et de la terreur, éveillant même chez les bourreaux un étonnement par sa curiosité, suivant jusqu'au dernier tressaillement des muscles du mourant.
—Tu ne peux même pas, Giovanni, te figurer ce qu'est cet homme! ajouta Cesare avec un sourire amer. Il relèvera un vermisseau et le posera sur une feuille pour ne pas l'écraser, et parfois il a des périodes durant lesquelles, si sa propre mère pleurait, il se contenterait d'observer comment elle hausse les sourcils, fronce le front et abaisse les coins de la bouche.
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Léonard a dit: «Apprends auprès des sourds-muets les mouvements expressifs.»
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Quand tu observes quelqu'un, tâche qu'on ne s'en aperçoive pas: alors, le mouvement, le rire, les pleurs sont plus naturels.
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La diversité des mouvements est aussi infinie que la diversité des sentiments. Le but le plus élevé de l'artiste est d'exprimer, dans les visages et les mouvements, la passion de l'âme.
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L'ombre d'un homme projetée par le soleil sur un mur et entourée d'un trait en couleur, fut la première œuvre picturale.
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«Ce n'est pas l'expérience, mère de tous les arts et de toutes les sciences, qui trompe les hommes, mais l'imagination qui leur promet ce que l'expérience ne peut donner. L'expérience est innocente, mais nos désirs frivoles et insensés sont coupables. En discernant le mensonge de la vérité, l'expérience nous apprend à tendre vers le possible et à ne pas compter, par ignorance, sur ce que nous ne pouvons atteindre, afin que, si nous nous trompons dans nos illusions, nous ne nous abandonnions pas au désespoir».
Lorsque nous restâmes seuls, Cesare me rappela ces paroles et dit avec une grimace dégoûtée:
—Encore le mensonge et l'hypocrisie!
—Où vois-tu le mensonge, Cesare? demandai-je avec étonnement. Il me semble que le maître...
—Ne tend pas vers l'impossible, ne désire pas l'inaccessible!... Il se trouvera encore des imbéciles pour le croire. Mais nous ne serons pas de ceux-là. Il ne devrait pas le dire, je ne devrais pas l'écouter! Je le connais par cœur... Je vois au travers de lui...
—Et que vois-tu, Cesare?
—Que toute son existence n'a été consacrée qu'à la poursuite de l'impossible. Non, dis-moi, je te prie, inventer des machines permettant aux hommes de voler, tels des oiseaux, de nager comme des poissons, n'est-ce pas tendre vers l'impossible? Et les monstres extraordinaires formés par les taches d'humidité, par les nuages, la beauté divine pareille à celle des séraphins, où prend-il tout cela? Dans l'expérience, dans les tablettes mathématiques pour les mesures de nez, ou la cuiller pour mesurer la couleur? Pourquoi se trompe-t-il lui-même et trompe-t-il les autres? Pourquoi ment-il? La mécanique lui est nécessaire pour des miracles, pour s'élever sur des ailes vers le ciel, vers Dieu ou vers le diable, cela lui est indifférent, pourvu que ce soit de l'inconnu, de l'impossible! Car il n'a peut-être pas la foi, mais la curiosité qui brûle en lui comme un tison ardent et que rien ne saurait éteindre, ni aucune science, ni aucune expérience!
Les paroles de Cesare ont empli mon âme de trouble et de peur. Tous ces jours-ci j'y songe. Je veux et ne puis les oublier.
Aujourd'hui, comme s'il répondait à mes doutes, le maître dit:
—La science incomplète donne aux hommes la fierté; la science parfaite, l'humilité. Ainsi les épis vides dressent vers le ciel leur tête arrogante et les épis pleins l'abaissent vers la terre, leur mère.
—Comment se fait-il alors, maître, répliqua Cesare avec son habituel sourire sarcastique, comment se fait-il alors que la science parfaite que possédait le plus éclairé des séraphins, Lucifer, lui ait inspiré non pas l'humilité, mais l'orgueil pour lequel il fut précipité dans l'abîme?
Léonard ne répondit pas, mais ayant réfléchi quelques instants, il nous conta une fable:
«Une fois une goutte d'eau désira monter jusqu'au ciel. Aidée par le feu, elle s'élança sous forme de vapeur. Mais ayant atteint une certaine hauteur, elle rencontra l'atmosphère glacée, se resserra, s'appesantit, et sa fierté se changea en terreur. La goutte tomba en pluie. La terre sèche la but et longtemps l'eau enfermée dans sa prison souterraine dut se repentir de son péché.»
Le maître n'ajouta pas un mot, mais j'ai compris le sens de la fable.
⁂
Il semble que plus on vit avec lui, moins on le connaît. Aujourd'hui il s'est encore amusé comme un gamin. Et quelles plaisanteries étranges! J'étais dans une chambre en haut, lisant mon livre favori Fioretti di S. Francesco, lorsque dans toute la maison retentirent les cris de notre cuisinière, la bonne et fidèle Mathurine.
—Au feu! au feu! A l'aide! nous brûlons!
Je me précipitais et l'épouvante me saisit en voyant une épaisse fumée blanche qui remplissait l'atelier de Léonard. Illuminé par le reflet bleu de la flamme, le maître se tenait au milieu des nuages de fumée, tel un mage antique, et contemplait avec un sourire malin et joyeux Mathurine, blême de terreur, faisant de grands gestes et Marco accourant avec deux seaux d'eau qu'il aurait incontinent vidés sur la table, sans souci des dessins et des manuscrits, si le maître ne l'avait arrêté à temps en lui criant que c'était une plaisanterie. Alors, nous vîmes que la fumée et la flamme provenaient d'une poudre blanche, mélange de colophane et d'encens, posée sur une pelle en cuivre, poudre inventée par lui pour simuler les incendies. Je ne sais lequel des deux était le plus heureux de cette gaminerie, du compagnon inséparable de ses jeux, cette petite canaille de Giacopo ou de Léonard lui-même. Comme il riait de la peur de Mathurine et des seaux de Marco! Dieu est témoin qu'un homme qui rit ainsi ne peut être un mauvais homme. Cesare ment lorsqu'il parle de lui. Mais, malgré sa joie et ses rires, Léonard n'a pas manqué d'inscrire ses observations sur les rides formées par la peur que reflétait le visage de Mathurine.
⁂
Il ne parle presque jamais des femmes. Une fois seulement il a dit que les hommes les traitaient aussi illégalement que des bêtes. Cependant il se moque de l'amour platonique. Cesare assure que durant toute sa vie, Léonard a été à ce point occupé de la mécanique et de la géométrie, qu'il n'a pas eu le temps d'aimer les femmes, mais que, cependant, il ne le croyait pas vierge, car il avait dû sûrement aimer une fois, non comme tous les mortels, mais par curiosité, par observation scientifique, pour étudier le mystère d'amour, avec le peu de passion et la précision mathématique, qu'il apporte à l'examen des autres sciences naturelles.
⁂
Par moments, il me semble que je ne devrais jamais parler avec Cesare de Léonard. Nous avons l'air de l'écouter, de le surveiller comme des espions. Cesare éprouve une joie méchante, chaque fois qu'il peut jeter une ombre nouvelle sur le maître. Et pourquoi empoisonne-t-il ainsi mon âme? Maintenant, nous allons souvent dans un mauvais petit cabaret, près de l'octroi maritime. Pendant des heures, devant un demi-broc de vin aigre, nous causons et nous conspirons comme des traîtres, entourés de bateliers qui jurent en jouant aux cartes.
Aujourd'hui Cesare m'a demandé si je savais qu'à Florence, Léonard eût été accusé de débauche. Je n'en croyais pas mes oreilles, je pensais que Cesare était ivre. Mais il m'expliqua tout en détails et exactement.
En l'an 1476, Léonard avait alors vingt-quatre ans et son maître, le célèbre peintre florentin Andrea Verocchio, quarante. Un rapport anonyme qui les accusait de débauche contre nature fut déposé dans une des caisses rondes, tamburi que l'on pendait aux colonnes des principales églises florentines, particulièrement à Santa Maria del Fiore. Le 9 avril de la même année, les inspecteurs nocturnes et monastiques—ufficiali di notte e monasteri—examinèrent l'affaire et acquittèrent les accusés, mais à la condition que le rapport se renouvellerait assoluti cum conditione ut retamburentur, et, après la seconde accusation, le 9 juin, Léonard et Verocchio furent déclarés innocents. Personne n'en sut davantage. Bientôt après, Léonard abandonna l'atelier de Verocchio et vint s'installer à Milan.
—Oh! sûrement, c'est une infâme calomnie, ajouta Cesare, une étincelle railleuse dans le regard. Bien que tu ne saches pas encore, ami Giovanni, quelles contradictions règnent dans son cœur. Vois-tu, c'est un labyrinthe où le diable lui-même se casserait la patte. D'un côté il semble vierge, et de l'autre, on dirait que...
Je me levai, je pâlis sûrement, car je sentis tout le sang affluer à mon cœur et je m'écriais:
—Comment oses-tu, comment oses-tu, misérable?
—Qu'as-tu?... Bien, bien... je ne dirai plus rien! Calme-toi. Je ne pensais pas que tu donnerais ce sens à mes paroles...
—Quel sens? Dis-le! Dis tout, ne tergiverse pas!
—Eh! des bêtises!... Pourquoi te fâches-tu? Des amis tels que nous, doivent-ils se brouiller pour de semblables peccadilles? Allons, buvons à ta santé. In vino veritas!
Et nous avons continué à boire et à causer.
Non, non, assez! Je voudrais oublier vite! C'est fini. Je ne parlerai jamais plus avec lui du maître. Il est non seulement son ennemi à lui, mais aussi, le mien. C'est un méchant homme.
Je me sens écœuré: je ne sais si c'est le vin bu dans ce maudit cabaret ou ce que nous y avons dit.
Il est honteux de penser quel plaisir certaines gens trouvent à abaisser ceux qui les dominent.
⁂
Le maître a dit:
—Artiste, ta force est dans la solitude. Lorsque tu es seul tu t'appartiens entièrement. Se tu sarai solo, tu sarai tutto tuo; quand tu es, ne fût-ce qu'avec un seul ami, tu ne t'appartiens qu'à moitié ou encore moins, selon l'indiscrétion de l'ami. Si tu as plusieurs amis, tu t'enfonces encore davantage. Et lorsque tu déclares à ceux qui t'entourent: «Je vais m'éloigner de vous et être seul pour mieux m'adonner à la contemplation de la nature», je te le dis, cela ne te réussira guère, car tu n'auras pas assez de volonté pour ne pas être distrait par leur conversation. En agissant ainsi, tu seras un mauvais camarade et encore un plus mauvais ouvrier, car personne ne peut servir deux maîtres. Et si tu répliques: Je m'éloignerai de vous si loin, que je ne vous entendrai pas—ils te considéreront comme un fou—mais tu seras seul. Pourtant si tu tiens absolument à avoir des amis, que ce soient des artistes comme toi ou des élèves de ton atelier. Tout autre amitié est dangereuse. Souviens-toi, artiste, ta force est dans ta solitude.
⁂
Maintenant je comprends pourquoi Léonard fuit les femmes. Pour la profonde contemplation, il a besoin de calme et de liberté.
⁂
Andrea Salaino se plaint, amèrement parfois, de l'ennui de notre existence monotone et solitaire, assurant que les élèves des autres maîtres vivent bien plus gaiement. Comme une jeune fille, il adore avoir de nouveaux vêtements et est désolé de ne pouvoir les montrer à personne. Il aimerait les fêtes, le bruit, l'éclat, la foule et les regards amoureux. Aujourd'hui le maître après avoir écouté ses doléances, caressa ses cheveux bouclés et lui répondit, doucement railleur:
—Ne te chagrine pas, petit. Je te promets de t'emmener avec moi à la prochaine fête du Palais. En attendant, veux-tu? je te conterai une fable.
—Oui, oui, maître! vous ne m'en avez conté depuis si longtemps! dit Andrea tout réjoui, tel un enfant, et s'asseyant aux pieds de Léonard pour écouter.
—Sur une colline au-dessus d'une grande route, commença le maître, là où se terminait le jardin, se trouvait une pierre entourée d'arbres, de mousse, de fleurs et d'herbe. Une fois, voyant une grande quantité de pierres sur la grande route, elle voulut les joindre et se dit: «Quelle joie ai-je parmi ces fleurs tendres et éphémères? J'aimerais vivre parmi mes semblables, parmi mes sœurs pierres!» Et la pierre roula sur la grande route auprès de celles qu'elle enviait. Mais là les roues des lourds chariots commencèrent à l'écraser; les fers des mules, des chevaux, les souliers ferrés la piétinèrent. Lorsque parfois elle pouvait un peu se soulever et croyait respirer plus librement, la boue ou les excréments des bêtes la recouvraient. Tristement elle regardait son ancienne place solitaire qui lui semblait maintenant le paradis.» Ainsi en advient-il, Andrea, de ceux qui quittent la calme contemplation et se plongent dans les passions de la foule pleine de méchanceté.
⁂
Le maître défend que l'on cause le moindre mal aux bêtes et même aux plantes. Le mécanicien Zoroastro de Peretola me racontait que, depuis son enfance, Léonard ne mange pas de viande et dit qu'un temps viendra où tous les hommes, à son instar, se contenteront de légumes; le meurtre des animaux est à son avis aussi blâmable que celui des gens. Passant devant une boutique de boucher sur le Mercato Nuovo, et me montrant avec dégoût les corps éventrés des veaux, des moutons, des bœufs et des porcs, il me dit:
—En vérité l'homme est le roi des animaux, ou plutôt, le roi des brutes, re delle bestie, car rien n'égale sa cruauté.
⁂
Que Dieu me pardonne, de nouveau je n'ai su résister, j'ai suivi Cesare dans ce maudit cabaret. J'ai parlé de la charité du maître.
—Est-ce de celle, Giovanni, qui pousse messer Leonardo à ne se nourrir que d'herbes?
—Quand bien même, Cesare? Je sais...
—Tu ne sais rien du tout! m'interrompit-il. Messer Leonardo ne fait point cela par bonté; il s'amuse simplement comme avec tout le reste, c'est un original, un fanatique.
—Comment, un fanatique? Que dis-tu?
Il rit et avec une gaieté forcée:
—Bon, bon, ne discutons pas. Attends, quand nous rentrerons, je te montrerai les curieux dessins du maître...
En effet, de retour à la maison, doucement, comme des voleurs, nous nous introduisîmes dans l'atelier vide. Cesare fouilla, tira un cahier de dessous une pile de livres et me montra les dessins. Je savais que j'agissais mal, mais je n'avais pas la force de résister et je regardais curieusement.
C'étaient des dessins de gigantesques bombes explosives, de canons à gueules multiples et autres engins de guerre, exécutés avec la même légèreté de traits et d'ombres que les visages de ses plus belles vierges. En marge, de la main de Leonardo, était écrit: «Ceci est une bombe d'un très bel et utile agencement. Le coup de canon tiré, elle s'allume et éclate, le temps de réciter Ave Maria.»
—Ave Maria! répéta Cesare. Comment cela te plaît-il, mon ami? Quel emploi inattendu de la prière chrétienne! Ave Maria à côté d'une semblable monstruosité! Que n'inventerait-il pas... A propos, sais-tu comment il qualifie la guerre?
—Non.
—Pazzia bestialissima. La plus cruelle des bêtises. N'est-ce pas un mot curieux, sur les lèvres de l'inventeur de pareilles machines? Voilà l'homme pur qui protège les bêtes, s'abstient de leur chair, ramasse un vermisseau afin qu'on ne le piétine. L'un et l'autre ensemble. Aujourd'hui le dernier des derniers, demain saint Janus au visage double, l'un tourné vers le Christ, l'autre vers l'Antechrist. Va, cherche, trouve, lequel des deux est sincère ou menteur? Ou bien, les deux sont sincères. Et tout cela, le cœur léger, plein du mystère de la beauté charmeuse, comme en jouant!
J'écoutais silencieux. Un froid sépulcral glaçait mon cœur.
—Qu'as-tu, Giovanni? fit Cesare. Tu n'as plus figure humaine, petit! Tu prends cela trop à cœur. Attends, tu t'y feras. Et maintenant, retournons au cabaret de la Tortue d'or et buvons.
Dum vinum potamus
Te Deum laudamus...
Sans répondre, je me cachai le visage dans les mains et m'enfuis.
⁂
Aujourd'hui, Marco d'Oggione a dit au maître:
—Messer Leonardo, bien des gens nous accusent, toi et nous, tes élèves, de nous rendre trop rarement à l'église et de travailler les jours de fête, comme dans la semaine...
—Que les bigots disent ce qui leur plaît, répondit Léonard, et que votre cœur ne se trouble point, mes amis. Étudier les manifestations de la nature est œuvre agréable à Dieu. C'est le prier que de l'admirer. Qui sait peu, aime mal. Et si tu aimes le Créateur pour les faveurs que tu attends de lui, tu es pareil au chien qui remue la queue et lèche les mains du maître dans l'espoir d'une friandise. Souvenez-vous, mes enfants, que l'amour est fils de la science. Plus la science est profonde, plus l'amour est enthousiaste. Et n'est-il pas dit dans l'Évangile: «Soyez sages comme le serpent et simples comme la colombe»?
—Peut-on réunir vraiment, objecta Cesare, la sagesse du serpent et la simplicité des colombes? Il me semble qu'il faudrait choisir...
—Non, il faut les unir! dit Léonard. La science parfaite et le parfait amour ne font qu'un.
⁂
O fra Benedetto, combien j'aimerais revenir dans ta calme cellule, te raconter tous mes tourments, afin que tu aies pitié de moi, que tu me délivres du poids qui oppresse mon âme, ô mon bien-aimé, agneau humble, toi qui pratiques la loi du Christ: «Heureux les pauvres d'esprit.»
⁂
Par moment le visage du maître est si naïf, si plein de sincère pureté, que je suis prêt à tout lui pardonner, à tout lui raconter—et lui rendre ma confiance. Mais subitement, dans certains plis de sa bouche, se montre une expression qui me fait peur, comme si je regardais dans un abîme. Et de nouveau il me semble que dans son âme gît un secret et je me souviens d'une de ses devinettes: «Les plus grandes rivières sont souterraines.»
⁂
Aujourd'hui a eu lieu dans la cathédrale la fête du Clou Sacré. On l'a élevé au moment précis déterminé par les astrologues.
La machine de Léonard a fonctionné à merveille. On ne voyait ni les cordes, ni les poulies. Il semblait que la caisse de cristal ornée de rayons dorés, dans laquelle était enfermée la relique, montait seule soulevée sur les nuages d'encens. Ce fut le triomphe et le miracle de la mécanique. Le chœur clama:
Confixa clavis viscera
Tendens manus vestigia
Redemptionis gratia
Hic immolata Hostia.
Et le reliquaire s'arrêta sous l'orgue sombre, au-dessus du maître autel, entouré de cinq lampes incandescentes.
L'archevêque récita:
Le peuple tomba à genoux et répéta: «Alleluia!
Et l'usurpateur du trône, l'assassin, le More, les yeux pleins de larmes, tendit les mains vers le Clou Sacré.
Puis le peuple a reçu du vin, de la viande, cinq mille mesures de pois et huit mille livres de graisse. La populace oubliant le duc mort, hurlait, vorace et ivre: «Vive le More, vive le Clou Sacré!»
Bellincioni a composé un hexamètre dans lequel il est dit que sous le règne doux de l'Auguste le More, bien-aimé des dieux, le Clou Sacré donnera naissance à un siècle d'or.
En sortant de l'église, le duc s'est approché de Léonard, l'a embrassé sur les lèvres et l'a appelé son Archimède, puis il l'a remercié de l'agencement miraculeux de la machine et lui a promis en cadeau une jument barbaresque de son haras particulier de la villa Sforzesca et deux mille ducats impériaux. Et après lui avoir amicalement frappé sur l'épaule, il lui a dit qu'il pouvait maintenant en toute liberté, terminer le Christ de la Sainte Cène.
⁂
J'ai compris la parole de l'Évangile: «L'homme à pensées doubles n'est pas ferme en tous ses desseins.»
Je ne puis, plus endurer tout cela. Je me perds, je deviens fou. Pourquoi m'as-tu abandonné, Seigneur?
⁂
Il faut fuir, tant qu'il en est temps encore.
⁂
Je me suis levé la nuit, j'ai réuni mes vêtements, mon linge, mes livres en un paquet, j'ai pris un bâton de route; à tâtons je suis descendu dans l'atelier et j'ai mis sur la table les trente florins représentant mes six derniers mois d'études—j'avais à cette intention vendu une bague, cadeau de ma mère—et sans dire adieu à personne—tout le monde dormait—j'ai quitté pour toujours la maison de Léonard.
⁂
Fra Benedetto m'a dit que depuis que je l'avais quitté, chaque nuit il avait prié pour moi et il avait eu la vision que Dieu me remettait sur le droit chemin.
Fra Benedetto se rend à Florence pour voir son frère malade au couvent dominicain de San Marco, dont Savonarole est le prieur.
⁂
Gloire et reconnaissance à Toi, Seigneur! Tu m'as tiré de l'ombre mortelle, de la gueule de l'enfer. Je renonce à la sagesse, à la science de ce siècle, qui porte le sceau du serpent à sept têtes, du monstre dominateur des ténèbres appelé l'Antechrist.
Je renonce aux fruits de l'arbre de la science, à la gloire, à l'étude impie dont le diable est le père.
Je renonce à la beauté païenne. Je renonce à tout ce qui n'est pas Ta volonté, Ta gloire, Ta sagesse, Jésus Dieu!
Éclaire mon âme, délivre-moi de mes idées doubles, affermis mes pas en Ta voie, afin que je n'éprouve aucune hésitation possible, cache-moi sous Tes ailes puissantes.
O mon âme, chante les louanges du Seigneur! Tant que je vivrai je chanterai Ton nom, ô mon Dieu!
⁂
Dans deux jours nous partons, fra Benedetto et moi, pour Florence. Mon père m'a béni lorsque je lui ai annoncé que je voulais être novice au couvent de San Marco, sous la direction du grand élu de Dieu, fra Girolamo Savonarole.
Dieu m'a sauvé.
⁂
Ces mots terminaient le journal de Giovanni Beltraffio.
CHAPITRE VII
LE BUCHER DES VANITÉS
1496
«Plus il y a de sensation, plus il y a de tourment. Grand martyr! Grande Martirio!»
LÉONARD DE VINCI.
«L'homme aux pensées équivoques.»
JACQUES I, 8.
I
Plus d'un an s'est écoulé depuis l'entrée de Beltraffio comme novice au couvent de San Marco.
Un après-midi, à la fin du carnaval de l'an 1496, Savonarole, assis devant sa table dans sa cellule, relatait la vision qu'il avait eue de deux croix au-dessus de la ville de Rome—l'une noire dans un souffle destructeur, la croix de la colère de Dieu—l'autre d'azur portant l'inscription: «Je suis la Miséricorde.»
Un pâle rayon de soleil de février se glissait à travers les barreaux de la fenêtre de la cellule aux murs blanchis à la chaux. Un grand crucifix et de gros livres reliés en peau en étaient tout l'ornement. Par instants parvenaient les cris des hirondelles. Savonarole ressentait une grande fatigue et des frissons de fièvre. Ayant posé la plume sur la table, il emprisonna sa tête dans ses mains, ferma les yeux et se prit à songer à tout ce que, le matin même, le frère Paolo, envoyé secrètement à Rome, lui avait narré sur la vie privée du pape Alexandre VI (Borgia). Pareilles à des tableaux de l'Apocalypse passaient devant les yeux de Savonarole des figures monstrueuses: le taureau pourpre des armes des Borgia d'Espagne, semblable à l'antique Apis d'Égypte; le Veau d'or offert au souverain pontife à la place de l'Agneau sans tache; après les festins, les jeux obscènes dans les salles du Vatican, sous les regards du Saint-Père, de sa bien-aimée fille et d'une foule de cardinaux; la ravissante Julie Farnèse, la jeune maîtresse du pape sexagénaire servant de modèle aux tableaux saints; les deux fils aînés d'Alexandre, don César, jeune cardinal de Valence, et don Juan, le porte-étendard de l'Église romaine, se détestant jusqu'au meurtre par amour pour leur sœur Lucrèce.
Et Savonarole frissonna en se souvenant de ce que fra Paolo avait osé lui murmurer à l'oreille: les relations incestueuses du père et de la fille, du vieux pape et de madonna Lucrezia.
—Non, non, Dieu m'est témoin, je ne le crois pas, c'est une calomnie... Cela ne peut exister! se répétait-il, et il sentait pourtant que tout était possible dans ce terrible nid des Borgia.
Une sueur glacée perla sur le front du moine. Il se jeta à genoux devant le crucifix.
On frappa à la porte.
—Qui est là?
—C'est moi, père!
Savonarole reconnut la voix de son adjoint et très fidèle ami, fra Dominico Buonviccini.
—Le vénérable Ricciardo Becchi, envoyé du pape, demande la permission de te parler.
—Bien. Qu'il attende. Envoie-moi le frère Sylvestre.
Sylvestre Maruffi était un moine faible d'esprit, épileptique, que Savonarole considérait comme la coupe élue des bienfaits de Dieu. Il l'aimait et le craignait, expliquait les visions de Sylvestre selon toutes les règles de la raffinée scolastique de Thomas d'Aquin, à l'aide de déductions astucieuses, de combinaisons logiques, d'apophtegmes et de syllogismes, trouvant un sens prophétique là où les autres ne voyaient qu'un balbutiement incompréhensible de fanatique. Maruffi ne témoignait d'aucun respect vis-à-vis de son supérieur, souvent l'outrageait, l'injuriait devant tout le monde et même le battait. Savonarole supportait ces offenses avec humilité et l'écoutait religieusement. Si le peuple florentin était en la puissance de Savonarole, celui-ci à son tour était entre les mains de l'idiot Maruffi.
Lorsqu'il fut entré dans la cellule, fra Sylvestre s'assit à terre dans un coin et, grattant ses jambes nues et rouges, chantonna une mélodie monotone. Son visage, couvert de taches de rousseur, avait une expression de bêtise et de tristesse, son petit nez était pointu comme une alène, sa lèvre inférieure pendait, et ses yeux verts, brouillés, semblaient toujours pleurer.
—Frère, dit Savonarole. Un messager secret du pape vient d'arriver de Rome. Dis-moi, dois-je le recevoir et que dois-je lui répondre? N'as-tu pas eu de vision? n'as-tu pas entendu des voix?
Maruffi fit une grimace, aboya comme un chien, puis grogna comme un cochon; il avait le don d'imiter tous les animaux.
—Frère chéri, suppliait Savonarole, sois bon, dis un mot! Mon âme est mortellement triste. Prie Dieu qu'il t'envoie l'inspiration divine.
L'hystérique tira la langue et son visage se contracta.
—Pourquoi m'ennuies-tu, siffleur enragé, caille sans cervelle, tête de mouton! Hou!... que les rats rongent ton nez! cria-t-il en un inopiné accès de colère. Tu as mis la soupe à cuire, mange-la. Je ne suis ni ton prophète, ni ton conseiller!
Il regarda en dessous Savonarole, soupira et continua d'une voix plus douce, presque tendre:
—J'ai pitié de toi, frérot, oh! que j'ai pitié de toi, bêta... Et pourquoi crois-tu que mes visions viennent de Dieu et non pas du diable?
Sylvestre se tut, ferma les yeux et son visage devint impassible, tel un visage de mort. Savonarole, pensant qu'il était sous l'influence divine, le contempla en une pieuse attente.
Mais Maruffi ouvrit les yeux, tourna lentement la tête comme s'il écoutait, regarda la fenêtre grillée et avec un sourire clair, bon, presque raisonnable, murmura:
—Maintenant l'herbe pousse dans les champs et les soucis aussi. Ah! frère Savonarole, tu as apporté ici suffisamment de trouble, tu as satisfait ton orgueil, tu as amusé le diable,—assez! Il faut penser maintenant un peu à Dieu. Quittons ce monde maudit, partons ensemble dans le désert calme.
Et il chanta d'une voix agréable, en se balançant:
Allons dans le bois vert,
Refuge mystérieux,
Où bruissent les sources à ciel ouvert,
Où chantent les loriots amoureux.
Puis, il se leva d'un bond—des chaînes de fer sonnèrent sur son corps—il s'approcha de Savonarole, saisit sa main et balbutia, étouffant d'ardeur:
—J'ai vu, vu, vu! Hou! fils du diable, tête de mulet, que les rats rongent ton nez!... J'ai vu!...
—Parle, frère, parle vite...
—Le feu! le feu!... dit Maruffi.
—Après?
—Le feu d'un bûcher! continua Sylvestre—et, dedans, un homme!
—Qui? demanda Savonarole.
Maruffi fit un mouvement de tête et ne répondit pas tout de suite. Fixant ses yeux dans les yeux du supérieur, il se prit à rire, pareil à un fou, puis, se penchant vers l'oreille de Savonarole, il lui dit:
—Toi!
Savonarole frissonna, blêmit et recula terrifié.
Maruffi se détourna de lui, sortit de la cellule et s'éloigna en fredonnant:
Allons dans le bois vert,
Refuge mystérieux,
Où bruissent les sources à ciel ouvert,
Où chantent les loriots amoureux.
Revenu à soi, Savonarole ordonna d'introduire l'envoyé du pape, Ricciardo Becchi.
II
Froufroutant de sa longue robe de soie, couleur violette de mars, à manches vénitiennes rejetées en arrière et bordées de renard bleu, répandant un parfum d'ambre musqué, le secrétaire de la très sainte chancellerie apostolique entra dans la cellule de Savonarole. Messer Ricciardo Becchi possédait cette parfaite onction particulière aux seigneurs-prélats de la cour de Rome, qui se laissait voir dans ses mouvements, dans son sourire spirituel et aimable, dans ses yeux clairs, dans les plis rieurs de ses joues rasées de près.
Il sollicita la bénédiction en se pliant en un demi-salut de courtisan, baisa la main maigre du prieur de San Marco et parla latin avec d'élégantes tournures de phrases cicéroniennes, exposant et développant lentement, dignement ses propositions. Il commença par ce que, dans les règles oratoires, on appelle «la recherche de l'attention»; il loua la gloire du prédicateur florentin, puis attaqua le sujet: le Saint-Père, bien que justement irrité des refus réitérés du frère Savonarole de se présenter à Rome, mais plein de zèle ardent pour le bien de l'Église, pour l'union de tous les catholiques, pour la paix du monde, désirant, non la perte mais le salut de son troupeau, avait exprimé l'idée possible, dans le cas où Savonarole se repentirait, de lui rendre ses faveurs.
Le moine leva les yeux et dit:
—Messer, selon votre avis, le Très Saint Père croit-il en Dieu?
Ricciardo ne répondit pas, comme s'il n'avait pas entendu la demande indiscrète et de nouveau reprit son discours, insinuant que la barrette cardinalice pourrait bien coiffer le front de Savonarole, une fois sa soumission faite, et, après s'être incliné vivement vers le moine, dont il touchait du doigt la main, il ajouta avec un sourire captivant:
—Un mot, frère Savonarole, rien qu'un mot; et la barrette est à vous!
Savonarole fixa sur lui son regard impénétrable et répondit lentement:
—Messer, et si je ne me soumets pas, si je ne me tais pas? si le moine déraisonnable refusait l'honneur de la pourpre romaine, et continuait d'aboyer, afin de garder la maison du Seigneur, comme un chien fidèle qu'aucune friandise ne peut tenter?
Ricciardo le regarda curieusement, fronça les sourcils, contempla ses ongles taillés en amande et arrangea ses bagues, puis, sans se presser, tira de sa poche, déplia et tendit au prieur un parchemin tout prêt à la signature et au grand cachet du représentant de saint Pierre, acte d'excommunication qui visait le frère Girolamo Savonarole, dans lequel le pape le dénommait «fils de perdition», le plus «méprisable des insectes» nequissimus omnipedum.
—Vous attendez la réponse? dit le moine après avoir lu.
Le secrétaire fit un signe affirmatif.
Savonarole se dressa de toute sa taille et jeta la lettre du pape aux pieds de l'envoyé.
—Voici ma réponse! Allez à Rome et dites que j'accepte le combat avec le pape Antechrist. Nous verrons qui de lui ou de moi sera l'excommunié!
La porte de la cellule s'entr'ouvrit doucement. Fra Dominico glissa la tête. Ayant entendu le prieur élever la voix il était accouru savoir ce qui se passait. Derrière la porte, les moines s'étaient massés.
Ricciardo à plusieurs reprises avait regardé la porte; enfin, il fit observer poliment:
—J'ose vous rappeler, frère Savonarole, que je ne suis accrédité que pour un entretien secret.
Savonarole se leva, alla à la porte et l'ouvrit toute grande.
—Écoutez! cria-t-il, écoutez tous, car non seulement à vous, frères, mais à toute la ville de Florence, j'annonce ce honteux marché—le choix entre l'excommunication ou la barrette!
Ses yeux creux brûlaient comme des tisons sous son front bas. Sa mâchoire inférieure difforme, tremblante, s'avançait avec une expression de haine et de diabolique orgueil.
—Le temps est venu! Je marcherai contre vous, cardinaux et prélats romains, comme contre des païens! Je tournerai la clef dans la serrure, j'ouvrirai le coffret abominable, et il s'échappera de votre Rome une telle puanteur, que les gens en seront asphyxiés. Je dirai des mots qui vous feront pâlir, et le monde tremblera sur ses bases et l'Église de Dieu, tuée par vous, entendra ma voix: «Lève-toi, Lazare!» et elle se lèvera et sortira de sa tombe... Je ne veux ni vos mitres, ni vos barrettes!... Je n'aspire, ô Seigneur, qu'à la barrette de la mort, à la couronne sanglante de tes martyrs!
Il tomba à genoux, en sanglotant, ses mains pâles tendues vers le crucifix.
Ricciardo profita de cet instant de confusion générale, il s'échappa adroitement de la cellule et s'éloigna rapidement.
III
Parmi les moines qui écoutaient Savonarole, se trouvait le novice Giovanni Beltraffio.
Lorsque les frères commencèrent à se disperser, il descendit avec eux l'escalier qui conduisait à la cour principale du monastère et s'assit à sa place préférée, dans la longue galerie couverte, où toujours, à cette heure, régnaient le calme et la solitude.
Entre les murs blancs du couvent, croissaient des lauriers, des cyprès et un buisson de roses de Damas, à l'ombre duquel frère Savonarole aimait à prêcher. La tradition rapportait que des anges, la nuit, arrosaient ces roses.
Le novice ouvrit l'Épître de l'apôtre Paul aux Corinthiens et lut:
«Vous ne pouvez boire à la coupe du Seigneur et à celle du diable; vous ne pouvez manger à la table du Seigneur et à celle du démon.»
Il se leva et commença à marcher le long de la galerie, il se rappelait toutes les pensées et les sentiments qui l'avaient agité depuis un an qu'il faisait partie de la communauté de San Marco. Les premiers temps, il avait éprouvé une grande douceur d'âme en se trouvant parmi les disciples de Savonarole. Parfois le matin, le frère Savonarole les emmenait aux portes de la ville. Par un sentier ardu, qui semblait conduire directement au ciel, ils montaient sur les hauteurs de Fiesole, d'où, à travers les cimes, on apercevait Florence et la vallée de l'Arno. Le prieur s'asseyait sur le petit pré criblé de violettes, d'iris et de muguet. Les moines se couchaient sur l'herbe, à ses pieds, tressaient des couronnes, discutaient, dansaient, couraient comme des enfants, tandis que d'autres jouaient du violon et de la viole.
Savonarole ne leur enseignait rien, ne prêchait pas; il leur tenait seulement des discours aimables, jouait et riait comme un enfant. Giovanni contemplait le sourire qui illuminait alors son visage et il lui semblait que dans le bocage désert, plein de musique et de chant, sur les hauteurs de Fiesole, entourés d'azur, ils étaient pareils aux anges du paradis.
Savonarole s'approchait du précipice et regardait avec amour Florence enveloppée de brume, comme une mère admire son nouveau-né. D'en bas parvenait le premier son des cloches en un bégaiement.
Et durant les nuits d'été, quand les vers luisants brillaient, tels les cierges d'invisibles anges, sous le buisson parfumé des roses de Damas dans la cour de San Marco, Savonarole parlait des stigmates saignants,—plaies d'amour divin sur le corps de sainte Catherine de Sienne, semblables aux blessures du Christ,—odorants comme les roses.
— Laisse-nous nous griser des plaies
Du martyre, du Crucifié,
Du martyre de ton Saint Fils!
chantaient les moines.
Et Giovanni désirait qu'en lui s'accomplît le miracle dont parlait Savonarole, que des rayons de feu, jaillissant du saint ciboire, marquassent sur son corps, comme au fer rougi, les grandes blessures en croix.
—Gesù, Gesù, amore! soupirait-il, exténué de langueur.
Une fois, Savonarole, ainsi qu'il le faisait avec les autres novices, l'envoya soigner un malade à la villa Careggi, à deux milles de Florence, cette même villa où longtemps vécut et mourut Laurent de Médicis. Dans l'une des pièces abandonnées du palais, où ne filtrait qu'un jour sépulcral à travers les fentes des volets, Giovanni vit un tableau de Sandro Botticelli, la Naissance de Vénus. Toute blanche, pareille à un lis, moite, sentant la brise saline, elle glissait sur les flots, debout dans une coquille de perle. Ses lourds cheveux blonds ondulaient comme des serpents. D'un mouvement pudique, elle les retenait contre elle, pour voiler sa nudité, et son corps superbe respirait la tentation du péché, tandis que ses lèvres innocentes et ses yeux enfantins exprimaient une étrange tristesse.
Le visage de la déesse n'était pas inconnu à Giovanni. Longtemps il le regarda et se souvint qu'il avait vu les mêmes traits dans un autre tableau de ce même Botticelli, la Sainte Vierge. Une inexprimable émotion emplit son âme. Il baissa les yeux et quitta la villa.
En descendant vers Florence il suivait une étroite impasse. Il remarqua, dans le renfoncement d'un vieux mur, un crucifix, se mit à genoux et commença à prier afin de chasser la tentation. Derrière le mur, dans le jardin, sous les branches du même rosier, une mandoline se fit entendre. Quelqu'un cria, une voix murmura peureuse:
—Non... non... laisse-moi.....
—Ma jolie, répondit une autre voix, ma jolie, mon adorée! Amore!
La mandoline tomba, les cordes résonnèrent et le bruit d'un baiser frissonna dans le calme.
Giovanni sursauta, répétant:
—Gesù! Gesù! et n'osa plus ajouter: Amore.
«Encore, songea-t-il, elle est encore ici. Sur le visage de la madone, dans les paroles du saint hymne, dans le parfum des roses qui entourent le crucifix!...»
Il cacha son visage dans ses mains et se prit à courir.
Rentré au couvent, Giovanni se rendit auprès de Savonarole et se confessa. Le prieur lui donna le conseil habituel de lutter contre le diable par le jeûne et la prière. Lorsque le novice voulut expliquer que ce n'était pas le diable de la passion charnelle, mais le démon de la beauté païenne, qui le tentait, le moine ne le comprit pas, s'étonna d'abord, puis fit observer sévèrement que tous ces dieux menteurs ne contenaient que désir impur et orgueil, qu'ils étaient toujours difformes et indécents et que, seule, la bienfaisance chrétienne possédait la beauté.
Giovanni le quitta inconsolé. A partir de ce jour il fut la proie du démon de la tristesse et de la révolte.
Une fois, il entendit le frère Savonarole prêcher contre la peinture et exiger que chaque tableau apportât son profit utilitaire, instructif et suggestif, dans la grande œuvre du salut des âmes. Selon Savonarole, en détruisant par la main du bourreau toutes les œuvres d'art tentatrices, les habitants de Florence feraient action agréable à Dieu.
Le moine jugeait de même la science: «Imbécile est celui, disait-il, qui s'imagine que la logique et la philosophie confirment les vérités de la Foi. Une vive lumière a-t-elle besoin d'un faible rayon? la sagesse de Dieu, de la sagesse humaine? Les apôtres et les martyrs se souciaient-ils de la logique et de la philosophie? Une vieille ignorante qui prie sincèrement, est plus près de la connaissance de Dieu que tous les sages et tous les savants. Leur philosophie et leur sagesse ne les sauveront pas le jour du Grand Jugement. Homère et Virgile, Platon et Aristote,—tous vont vers l'antre de Satan—tuttu vanno al casa del diavolo.—Pareils aux sirènes, qui charment l'ouïe par de perfides chants, ils conduisent à la perte éternelle de l'âme.
»La science donne aux gens, en place de pain, une pierre.
»Regardez ceux qui s'adonnent aux études de ce monde—leurs cœurs sont de granit.
«Qui sait peu aime mal. Le grand amour est fils de la grande science.» Maintenant, Giovanni comprenait la profondeur de ces mots, et, en écoutant les malédictions du moine contre les tentatives de l'art et de la science, il se souvenait des causeries de Léonard, de son visage calme, de ses yeux purs comme le ciel, de son sourire plein de charmeuse sagesse. Il n'avait pas oublié les terribles fruits de l'arbre empoisonné, les bombes, l'oreille de Denys, la machine élévatoire du Clou sacré, le visage de l'Antechrist caché sous celui du Christ. Mais il lui semblait qu'il avait mal compris le maître, qu'il n'avait pas deviné le secret de son cœur, qu'il n'avait pas tranché le nœud de cette existence dans laquelle se rencontraient toutes les voies et se résolvaient toutes les contradictions.
Ainsi Giovanni se rappelait l'année écoulée au couvent de San Marco. Et pendant que, plongé dans ses méditations, il se promenait dans la galerie, le soir tomba, les cloches sonnèrent l'Ave Maria, et, en une longue file noire, les moines se rendirent à l'église.
Giovanni ne les suivit pas, il s'assit à sa place accoutumée, ouvrit de nouveau l'Épître de saint Paul et, assombri par les insinuations du diable, le grand logicien, il transposa dans son esprit ainsi, les paroles de l'Épître.
«Vous ne pouvez pas ne pas boire dans la coupe du Seigneur et dans celle du diable; vous ne pouvez pas ne pas manger à la table du Seigneur et à celle du démon.»
Souriant amèrement, il leva les yeux vers le ciel où il vit l'étoile du soir, pareille à la lumière du plus superbe des anges des ténèbres, Lucifer-le-Fulgurant.
Le matin il eut un rêve: assis avec monna Cassandra sur un bouc noir qui volait dans les airs. «Au sabbat! au sabbat!» murmurait la sorcière, tournant vers lui son visage pâle comme du marbre, ses lèvres rouges comme du sang, ses yeux transparents comme l'ambre. Et il reconnut en elle la déesse de l'amour terrestre, portant dans ses yeux une tristesse céleste—la Diablesse blanche. La pleine lune éclairait sa nudité; de son corps émanait un parfum si doux et si terrible que les dents de Giovanni s'entrechoquaient; il l'enlaçait, se serrait contre elle.
—Amore! amore! murmurait-t-elle en riant.
Et la toison noire du bouc s'enfonçait sous eux, moelleuse et chaude comme un lit. Et il semblait à Giovanni que c'était la mort.
IV
Le soleil, le carillon des cloches et des voix d'enfants éveillèrent Giovanni; il descendit dans la cour et y vit une foule de gens uniformément vêtus de blanc, tenant d'une main une branche d'olivier et dans l'autre une petite croix rouge. C'était l'armée sacrée des enfants inquisiteurs, formée par Savonarole pour l'observation des bonnes mœurs dans Florence. Giovanni se mêla à la foule et écouta les conversations.
A cet instant, les rangs de l'armée sacrée s'agitèrent. Un nombre infini de petites mains élevèrent les croix rouges et les branches d'olivier et, acclamant Savonarole qui pénétrait dans la cour, les voix enfantines chantèrent:
Lumen ad revelationem gentium et gloriam plebis Israel.
Les fillettes entourèrent le moine, lui jetant des fleurs, se mettant à genoux, embrassant ses pieds.
Inondé de lumière, silencieux, souriant, il bénit les enfants.
—Vive le Christ, roi de Florence! Vive sainte Marie, notre reine! criaient les petits.
—De front! En avant! ordonnaient les jeunes capitaines.
La musique retentit, les étendards se déplièrent et les régiments se mirent en marche.
Sur la place de la Seigneurie, devant le Palazzo Vecchio, était ordonné «le bûcher des vanités»—Bruciamento delle vanità. L'armée sacrée, pour la dernière fois, devait faire sa ronde dans Florence pour ramasser les Vanités et les anathèmes.
Lorsque la cour fut vide de nouveau, Giovanni aperçut messer Cipriano Buonaccorsi, le prieur de Calimala, l'amateur d'antiquités, dans la villa duquel, à San Gervasio, avait été trouvée l'antique statue de Vénus. Giovanni le salua. Ils causèrent. Messer Cipriano raconta que Léonard de Vinci, envoyé par le duc de Milan, était depuis peu de jours arrivé à Florence pour acheter les œuvres d'art des palais dévastés par l'armée sacrée. Dans ce même dessein également était à Florence Giorgio Merula. Le commerçant pria Giovanni de le conduire auprès du supérieur et ils se rendirent tous deux dans la cellule de Savonarole.
Resté près de la porte, Beltraffio entendit la conversation de Buonaccorsi et du prieur de San Marco.
Messer Cipriano proposa d'acheter pour vingt-deux mille florins or tous les livres, tableaux, statues et objets d'art qui devaient ce jour-là être livrés aux flammes.
Le prieur refusa.
Buonaccorsi réfléchit et ajouta huit mille florins.
Le moine ne daigna pas répondre, gardant un visage sévère et impénétrable.
Alors, Cipriano ramena sur ses genoux les pans de son vêtement, soupira, cligna des yeux et dit, de sa voix agréable, toujours égale et calme:
—Frère Savonarole, je me ruinerai, je vous donnerai tout ce que je possède—quarante mille florins.
Savonarole le regarda et demanda:
—Si vous vous ruinez et que vous n'ayez aucun bénéfice en cette affaire, quel est votre but?
—Je suis né à Florence et j'aime ce pays, répondit simplement le commerçant. Je ne voudrais pas que les étrangers puissent dire qu'à l'instar des barbares, nous brûlons les innocentes productions des sages et des artistes.
Le moine eut une expression étonnée et murmura:
—O mon fils, si tu pouvais aimer ta patrie céleste, comme tu aimes ta patrie terrestre! Console-toi, ce qui périra dans le bûcher sera digne du feu, car ce qui est mauvais et coupable ne peut être beau, selon l'opinion même de vos sages.
—Êtes-vous convaincu, mon père, demanda Cipriano, que les enfants puissent distinguer infailliblement ce qui est bon ou mauvais dans les productions artistiques et scientifiques?
—La vérité sort de la bouche des enfants, répliqua le moine. Si vous ne pouvez être semblable à eux, vous ne pourrez entrer dans le royaume céleste. Je vaincrai la sagesse des sages, les raisons des raisonneurs, a dit le Seigneur. Nuit et jour je prie pour eux, afin que ce qu'ils ne pourront comprendre dans les vanités de l'art et de la science, leur soit révélé par l'Esprit-Saint.
—Je vous en supplie, réfléchissez, conclut Buonaccorsi se levant. Peut-être une certaine partie...
—Pas de mots inutiles, messer, interrompit Savonarole, ma décision est inébranlable.
Cipriano marmonna quelque chose entre ses mâchoires édentées. Savonarole n'entendit que le dernier mot:
—Folie!...
—Folie! s'écria-t-il et ses yeux étincelèrent. Le Veau d'or des Borgia offert en des fêtes impies au pape, n'est-ce pas de la folie? Le clou sacré élevé à la gloire de Dieu par une diabolique machine par ordre de Ludovic le More, le meurtrier, le ravisseur du trône, n'est-ce pas de la folie? Vous dansez autour du Veau d'or, vous divaguez en l'honneur de votre dieu, l'or. Laissez-nous aussi, nous pauvres d'esprit, divaguer en l'honneur du nôtre, le Christ crucifié. Vous vous moquez des moines qui dansent autour de la croix sur la place. Attendez, vous verrez mieux que cela! Que direz-vous, les sages, lorsque j'obligerai non seulement les moines, mais tout le peuple de Florence, enfants et hommes, vieillards et femmes, dans leur ardeur zélée, agréable à Dieu, à danser autour de la sainte Croix, comme jadis David devant l'Arche sainte?...»
V
Giovanni, après avoir quitté la cellule de Savonarole, se rendit sur la place de la Seigneurie. Sur la Via-Larga, il rencontra l'armée sacrée. Les enfants avaient arrêté deux esclaves portant un palanquin dans lequel était étendue une femme luxueusement vêtue. Un chien blanc dormait à ses pieds. Un perroquet et une guenon étaient juchés sur un perchoir. Derrière le palanquin suivaient des valets et des gardes du corps.
C'était une courtisane, nouvellement arrivée de Venise, Lena Griffa, de la catégorie de celles que les gouverneurs de la République appelaient avec une respectueuse politesse: puttana onesta, meretrix onesta, noble et honnête courtisane, ou bien en moquerie tendre: Mammola, petite âme.
Etendue sur ses coussins, telle Cléopâtre ou la reine de Saba, monna Lena lisait l'épître, accompagnée d'un sonnet, qu'un jeune évêque, amoureux de sa beauté, lui avait dédiée, et qui se terminait par ces vers:
Quand j'écoute tes discours charmeurs,
O divine Lena—je quitte ces lieux,
Mon âme s'envole vers les célestes splendeurs
Des idées platoniciennes et des éternels cieux.
La courtisane méditait un sonnet en réponse. Elle maniait le vers dans la perfection et disait à bon droit, que s'il ne dépendait que d'elle, elle passerait tout son temps nell' Academie degli uomini virtuosi, à l'Académie des hommes vertueux.
L'armée sacrée entoura le palanquin. Le capitaine d'une compagnie, Dolfo, s'avança, éleva au-dessus de sa tête la croix rouge et s'écria solennellement:
—Au nom de Jésus, roi de Florence et de la Vierge Marie, notre reine, nous t'ordonnons d'enlever ces coupables ornements, ces frivolités et ces anathèmes. Si tu ne le fais, tu seras punie de maladie!
Le chien s'éveilla, aboya; la guenon grogna et le perroquet battit des ailes en criant le vers que lui avait appris sa maîtresse:
Amore a nullo amalo amar perdona.
Lena s'apprêtait à faire signe aux gardes du corps pour disperser cette foule, lorsqu'elle aperçut l'enfant. Elle l'appela de la main.
Le gamin approcha, les yeux baissés.
—Enlevez les vêtements! criaient les enfants.
—Comme tu es joli! dit doucement Lena, sans prêter attention aux cris. Écoutez, mon petit Adonis. Je vous donnerais avec joie tous ces chiffons, pour vous faire plaisir, mais le malheur est qu'ils ne sont pas à moi.
Dolfo leva les yeux sur elle. Monna Lena avec un léger sourire, inclina la tête, comme pour confirmer sa pensée secrète et dit d'une tout autre voix, avec l'accent tendre et chantant des Vénitiennes:
—Impasse Botcharo, près de Santa Trinità. Demande la courtisane Lena de Venise. Je t'attendrai...
Dolfo se retourna et vit que ses camarades occupés à lancer des pierres à une bande ennemie de Savonarole, nommée les enragés (arrabiati), ne prêtaient plus aucune attention à la courtisane. Il voulut les appeler, mais subitement se troubla et rougit.
Lena rit en montrant entre ses lèvres rouges ses dents blanches et aiguës. A travers Cléopâtre et la Reine de Saba apparut la «mammola» vénitienne, fillette gamine et aguicheuse.
Les nègres soulevèrent le palanquin et la courtisane continua tranquillement sa promenade. Le chien s'endormit de nouveau sur ses genoux, le perroquet dressa sa huppe et seule la guenon turbulente, en faisant mille grimaces, essayait de s'emparer du style avec lequel la noble courtisane traçait le premier vers de sa réponse au sonnet épiscopal:
Mon amour est pur, tel un soupir de séraphin.
Dolfo, sans aucune ardeur maintenant, montait en tête de sa compagnie les marches du palais Médicis.
VI
Dans les appartements sombres et muets, où tout respirait la grandeur passée, les enfants se sentirent intimidés.
Mais lorsqu'on eut ouvert les volets, les trompes sonnèrent, les tambours battirent au champ. Et avec des cris de joie, des rires, des chants sacrés, les petits inquisiteurs envahirent les salles, rendant le jugement de Dieu, sur les tentations de l'art et de la science, cherchant et se saisissant des «frivolités et anathèmes» d'après les inspirations de l'Esprit-Saint.
Giovanni les observait.
Ridant le front, les mains croisées derrière le dos, avec une gravité lente de juges, les enfants circulaient entre les statues des grands philosophes et des héros de l'antiquité païenne.
—Pythagore, Anaximène, Héraclite, Platon, Marc-Aurèle, Epictète, épelait un des gamins, déchiffrant les inscriptions latines des piédestaux.
—Epictète! s'exclama Federicci, en fronçant les sourcils. C'est cet hérétique qui assurait que tous les plaisirs étaient permis et que Dieu n'existait pas. Dommage qu'il soit en marbre, il faudrait le brûler...
—Cela ne fait rien, repartit le pétulant Pippo, il aura sa part de festin.
—Vous vous trompez! intervint Giovanni. Vous prenez Epictète pour Epicure...
Il était trop tard. Pippo d'un coup de marteau venait de briser le nez du philosophe, si adroitement, que tous les enfants se prirent à rire.
Devant un tableau de Botticelli, une discussion s'éleva.
Dolfo assurait que l'œuvre était tentatrice, puisqu'elle représentait Bacchus percé par les flèches de l'Amour. Mais Federicci, rivalisant avec Dolfo dans l'art de distinguer les «vanités et anathèmes» s'approcha, regarda et déclara que ce n'était point Bacchus.
En entendant les cris joyeux de leurs camarades, ils revinrent dans la grande salle.
Là, Federicci avait découvert un placard à nombreux tiroirs pleins de telles «frivolités» qu'aucun des enfants expérimentés n'en avait encore vu. C'étaient des masques et des costumes pour les cortèges carnavalesques qu'aimait à organiser Laurent de Médicis le Magnifique. Les enfants se massèrent devant la porte. A la lueur d'une chandelle, apparaissaient devant eux les figures monstrueuses, des femmes en carton, les grappes de raisin en verre des Bacchantes, le carquois et les ailes de l'Amour, le caducée de Mercure, le trident de Neptune et enfin, recouverts de toiles d'araignée, les foudres de Jupiter et un piteux aigle olympien, rongé par les vers, déplumé, le ventre crevé qui laissait passer le crin.
Tout à coup, d'une perruque blonde qui avait dû appartenir à une Vénus quelconque, une souris sauta. Les filles poussèrent des cris. Les plus petites grimpèrent sur des sièges, soulevant leurs robes plus haut que les genoux. Une atmosphère de terreur et de dégoût plana. Les ombres des chauves-souris, effrayées par la lumière et le bruit, qui se buttaient contre le plafond, semblaient des esprits impurs.
Mais Dolfo accourut et déclara qu'en haut, il y avait encore une chambre fermée; un petit vieux, méchant et chauve en défendait l'entrée.
Tous s'y rendirent. Dans le vieillard qui gardait la porte, Giovanni reconnut son ami, messer Giorgio Merula, le bibliomane.
Dolfo donna le signal. Messer Giorgio se plaça devant la porte, la défendant de sa poitrine. Les enfants se précipitèrent sur lui, le renversèrent, le meurtrirent de leurs croix, fouillèrent ses poches, trouvèrent la clef et ouvrirent la chambre. C'était un petit cabinet de travail bibliothèque.
—Ici, ici, dans ce coin, indiquait Merula, vous trouverez ce que vous cherchez. Ne grimpez pas sur les rayons, il n'y a rien là-bas...
Les inquisiteurs ne l'écoutaient pas. Tout ce qui tombait sous leurs mains—particulièrement les livres à riches reliures—était jeté dans le même tas, puis, la croisée ouverte, précipité dans la rue où se tenait une charrette chargée de «frivolités». Tibulle, Horace, Ovide, Apulée, Aristophane, les manuscrits rares, les éditions uniques, volaient sous les yeux de Merula.
Giovanni remarqua que le vieillard avait pu soustraire un tout petit livre de Marcellin, l'histoire de l'Empereur Julien l'Apostat.
Voyant par terre une transcription des tragédies de Sophocle, sur parchemin pâte lisse, avec de délicates enluminures, Merula se précipita avidement, s'en saisit et supplia:
—Mes enfants! Mes mignons! Ayez pitié de Sophocle! C'est le plus innocent des poètes! N'y touchez pas!...
Il serrait avec désespoir le livre contre sa poitrine, mais sentant les feuillets se déchirer, il se prit à pleurer, lâcha l'in-folio et hurla de douleur impuissante.
Les enfants sortirent du palais et passant devant Santa Maria del Fiore, se dirigèrent vers la place de la Seigneurie.
VII
Devant la sombre tour du Palazzo Vecchio, à côté de la loggia Orcagni, le bûcher était prêt, haut de trente coudées, large de cent vingt et représentait une pyramide octogonale, clouée en planches et munie de quinze marches.
Sur la première marche du bas étaient réunis les masques, les costumes, les perruques et autres accessoires de carnaval. Sur les trois suivantes, les livres de libre pensée depuis Anacréon et Ovide, jusqu'au Décaméron de Boccace et Morgante Pulci. Au-dessus des livres, les parures de femmes, les pâtes, les parfums, les miroirs, les limes à ongles et les pinces à épiler. Encore au-dessus, la musique, les mandolines, les cartes à jouer, les jeux d'échecs, tous les jeux qui satisfont le démon. Puis, les tableaux excitants, les dessins, les portraits de jolies femmes. Enfin, les bustes des dieux païens, des héros, des philosophes, sculptés dans le bois et modelés en cire. Tout en haut de l'édifice, se dressait un énorme pantin qui figurait le diable, le créateur des «frivolités et anathèmes», rempli de soufre et de poudre, épouvantablement barbouillé de peinture, couvert de poils, les pieds fourchus, rappelant l'ancien dieu Pan.
Le crépuscule tombait. L'air était froid, sonore et pur. Les premières étoiles brillaient au ciel. La foule bruissait sur la place et se mouvait avec des murmures respectueux comme dans une église. Des hymnes religieux s'élevaient chantés par les élèves de Savonarole.
Les moines remuaient comme des ombres, occupés aux derniers préparatifs. Un homme, qui marchait à l'aide de béquilles, encore jeune, mais probablement paralysé, les mains et les jambes tremblantes, les paupières immobiles s'approcha du frère Dominico Buonvincini, le principal ordonnateur, et tendit un rouleau au moine.
—Qu'est-ce? demanda Dominico. Encore des dessins?
—Des académies. Je n'y songeais plus. Mais hier, une voix me dit: «Tu as, Sandro, dans ton grenier encore quelques frivolités.» Je me suis levé et j'ai trouvé ces croquis de corps nus.
Le moine prit le rouleau et dit avec un joyeux sourire:
—Nous allons en allumer un bon feu, messer Filipepi!
Celui-ci contempla la pyramide.
—Oh! Seigneur aie pitié de nous! soupira-t-il. Sans le frère Savonarole, nous serions tous morts sans repentir. Et encore maintenant, qui sait? Aurons-nous le temps de racheter nos fautes?
Il se signa, murmura une prière en égrenant son chapelet.
—Qui est-ce? demanda Giovanni à un moine.
—Sandro Botticelli, le fils de Mariano Filipepi, répondit l'autre.
Giovanni écoutait tout, et la douleur s'empara de de son âme à la vue de ces scènes de vandalisme et il s'éloigna.
La nuit venue, un mouvement courut dans la foule:
—On vient, on vient.
Silencieux, environnés de ténèbres, sans hymnes, sans torches, vêtus de longues robes blanches, les enfants inquisiteurs s'avançaient, portant la statue de Jésus enfant qui, d'une main désignait sa couronne d'épines, de l'autre, bénissait le peuple. Derrière marchaient les moines, les chantres, les gonfaloniers, les membres du Conseil des Quatre-Vingts, les chanoines, les docteurs et les maîtres ès théologie, les chevaliers du capitaine Bargello, les sonneurs de trompe et les massiers.
Le silence régna sur la place comme à une mise à mort. Savonarole monta sur la chaussée devant le Vieux Palais, leva au-dessus de sa tête le crucifix et dit à haute et solennelle voix:
—Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, allumez le bûcher!
Quatre moines porteurs de torches résineuses, s'approchèrent de la pyramide et l'allumèrent aux quatre coins. La flamme crépita. Tout d'abord ce fut une fumée grise, puis ensuite une fumée noire. Les trompes sonnèrent. Les moines entonnèrent «le Te Deum Laudamus». Les enfants répétèrent:
—Lumen ad revelationem gentium et glorian plebis Israel.
La cloche de la tour du Palazzo Vecchio sonna, les cloches de toutes les églises de Florence lui répondirent.
La flamme s'avivait, montait. Les feuilles tendres des antiques manuscrits se tordaient comme si elles fussent vivantes. De la dernière marche sur laquelle étaient étalés les accessoires carnavalesques, une perruque en feu s'envola. La foule eut un murmure joyeux.
Les uns priaient, les autres pleuraient. Quelques-uns riaient, sautaient, agitant leurs mains et leurs chaperons. D'autres prophétisaient.
—Chantez un nouvel hymne au Seigneur! criait un bancal. Tout s'effondrera, brûlera, comme ces vanités, dans le feu purificateur, tout, tout, tout,—l'église, les lois, les gouvernements, les arts, les sciences,—il ne restera pas pierre sur pierre et ce sera un ciel nouveau, une terre nouvelle! Et Dieu essuiera nos larmes et il n'y aura plus ni mort, ni pleurs, ni tristesse, ni maladie! Viens, viens, Seigneur Jésus!...
Une jeune femme enceinte, le visage amaigri par la misère, tomba à genoux et tendant ses bras vers le bûcher comme si elle y voyait le Christ, hurla de toutes ses forces:
—Viens, Seigneur Jésus! Amen! amen! Viens!...
VIII
Giovanni regardait un tableau éclairé par le feu, mais non léché encore par la flamme. C'était une œuvre de Léonard de Vinci. Léda, debout devant un lac, se mirait dans ses eaux. Un gigantesque cygne l'enlaçait de son aile, en tendant son cou, et emplissait l'air et les cieux de son cri d'amour triomphal. Aux pieds de Léda, parmi les plantes aquatiques, les insectes et les batraciens, les graines transies, les larves et les germes; dans les ténèbres chaudes, dans l'humidité asphyxiante, grouillaient les jumeaux nouveau-nés, demi-dieux, demi-fauves, Castor et Pollux, à peine éclos d'un énorme œuf. Et Léda admirait ses enfants en embrassant pudiquement le cygne.
Giovanni suivait les progrès de la flamme qui s'approchait toujours et frôlait maintenant le tableau,—et son cœur se glaçait d'effroi. A ce moment, les moines élevèrent une croix noire au milieu de la place et, se tenant par la main, formèrent une triple ronde à la gloire de la Trinité, exprimant ainsi la joie des fidèles à la destruction des «frivolités». Ils commencèrent une danse lente d'abord, puis de plus en plus vive, enfin tourbillonnante en chantant:
Ognun gridi, com'io grido,
Sempe pazzo, pazzo, pazzo!
Il faut devant le Seigneur,
Tous nous réconcilier,
Et danser sans aucune crainte,
Comme devant l'arche sainte,
Le saint Roi David dansait.
Relevons tous nos soutanes,
Et que dans notre folle ronde,
Personne ne reste en panne.
Ivres d'amour du Seigneur,
Et du sang de ses blessures,
Gais, heureux et tapageurs,
Nous sommes ivres de l'amour,
De l'amour de Notre-Seigneur.
Les spectateurs de cette scène sentaient le vertige les saisir, leur tête tourner, leurs jambes frémir et, tout à coup, n'y tenant plus, enfants, vieillards, femmes et enfants, tous se mêlèrent à la ronde infernale. Un gros moine, ayant fait un saut maladroit, glissa, roula par terre et se fendit le front. A peine put-on le sauver du piétinement des furibonds. Le reflet pourpre illuminait les visages grimaçants. Le crucifix projetait une énorme ombre sur les danseurs.
Nous agitons nos croix
Et nous dansons, dansons, dansons,
Comme dansait David, le Roi.
La flamme atteignait maintenant la Léda, léchait de sa langue rouge son corps très blanc, rosé subitement et, par cela même, devenu presque vivant, encore plus mystérieux et plus superbe.
Giovanni la contemplait, tremblant et pâle. Léda eut un dernier sourire, s'enflamma, fondit dans le feu et disparut pour l'éternité.
Le grand pantin à son tour s'alluma. Son ventre bourré de poudre éclata avec fracas. Les flammes montèrent alors jusqu'au ciel. Le monstre lentement oscilla, se flétrit et s'effondra parmi les charbons rougis.
De nouveau les trompes et les timbales retentirent. Toutes les cloches s'ébranlèrent à la fois. Et la foule hurla, triomphante, comme si elle avait vaincu le diable lui-même, le mensonge, la souffrance, tous les maux de l'univers. Giovanni prit sa tête dans ses mains et voulut fuir, mais une main s'abaissa sur son épaule, il se retourna, et aperçut le visage calme du Maître.
Léonard le prit par la main et l'emmena hors de la foule.
IX
Lorsqu'ils eurent quitté la place emplie de fumée nauséabonde, ils suivirent une sombre impasse et se trouvèrent sur les bords de l'Arno.
Tout était, ici, calme et désert. Seules les vagues clapotaient. Le croissant de la lune éclairait les cimes majestueuses argentées par le givre. Les étoiles brillaient, tantôt sévères et tantôt tendres.
—Pourquoi t'es-tu enfui, Giovanni? demanda Léonard de Vinci.
L'élève leva vers lui les yeux, voulut parler, mais sa voix se brisa, ses lèvres tremblèrent et il pleura.
—Pardonnez, maître...
—Tu n'es point fautif devant moi, répondit l'artiste.
—Je ne savais ce que je faisais, continua Beltraffio. Comment, mon Dieu! comment ai-je pu vous quitter?
Il voulait raconter sa folie au maître, ses tourments, ses terribles idées de la coupe du Seigneur et de celle du diable, ses visions doubles du Christ et de l'Antechrist, mais il sentit de nouveau, comme devant le tombeau de Sforza, que Léonard ne le comprendrait pas, et il se contenta de fixer un regard suppliant dans ses yeux purs, calmes et étranges ainsi que des étoiles.
Le maître ne lui demanda rien, comme s'il eût tout deviné, et avec un sourire d'infinie pitié, posant sa main sur la tête de Giovanni, lui dit:
—Que le Seigneur te vienne en aide, mon pauvre enfant! Tu sais que je t'ai toujours aimé comme un fils. Si tu veux de nouveau redevenir mon élève, je te reprendrai avec joie.
Et comme s'il se parlait à lui-même, avec ce laconisme mystérieux par lequel il exprimait ses pensées intimes, il ajouta tout bas:
—Plus la sensibilité est grande, plus forte est la douleur. Grand martyr!
Le son des cloches, les chants des moines, les cris de la foule affolée s'entendaient au loin, mais ne troublaient plus le calme qui enveloppait le maître et l'élève.
CHAPITRE VIII
LE SIÈCLE D'OR
1496-1497
«Tornerà l'età dell'oro.
Cantiàn tutti: viva l' Moro!»
BELLINCIONI.
Le siècle d'or viendra bientôt.
Criez tous: Gloire au More!
I
Vers la fin de l'année 1496, la duchesse de Milan, Béatrice, écrivait à sa sœur Isabelle, épouse du marquis Francesco Gonzague qui régnait à Mantoue:
«Sérénissime madonna, ma petite sœur bien-aimée, moi et mon époux, le seigneur Ludovic, vous souhaitons heureuse santé, à vous et au très renommé seigneur Francesco.
»En réponse à votre prière, je vous envoie le portrait de mon fils Massimiliano. Seulement, ne croyez pas, je vous prie, qu'il soit aussi petit. Nous voulions prendre sa mesure exacte, afin de la soumettre à Votre Seigneurie, mais la nourrice nous a assuré que cela empêcherait la croissance. Il grandit étonnamment; lorsque je ne le vois durant plusieurs jours, quand je le regarde, il me semble qu'il a encore poussé et j'en reste infiniment contente et consolée.
»Nous avons eu une grande douleur: notre bouffon Nannino est mort. Vous l'avez connu et aimé; aussi comprendrez-vous que si j'avais perdu tout autre chose, j'aurais essayé de la remplacer; mais pour refaire un nouveau Nannino, la nature elle-même serait impuissante car elle a épuisé en lui toutes ses forces en unissant en un seul être pour l'amusement des rois, la plus rare des bêtises et la plus charmante des horreurs. Le poète Bellincioni, dans son épitaphe, a dit que: «Si son âme est au ciel, il doit faire rire tout le paradis; si elle est en enfer, Cerbère se tait et se réjouit.» Je l'ai fait inhumer dans notre caveau à Santa Maria delle Grazie, à côté de mon faucon favori et de mon inoubliable chienne Puttina, afin de ne pas être séparée, après notre mort, d'aussi agréables choses. J'ai pleuré pendant deux nuits, et le seigneur Ludovic afin de me consoler m'a promis pour la Noël une magnifique chaise en argent pour les débarras de l'estomac, représentant la bataille des Centaures et des Lapithes. A l'intérieur se trouve un bassin en or pur et le baldaquin est de velours cramoisi avec l'écusson ducal; bref, ma chaise est pareille en tout point à celle de la duchesse de Lorraine. Non seulement aucune duchesse d'Italie, mais le Pape, l'Empereur et même le Grand Turc, ne possèdent siège semblable. Il est plus beau que le siège de Bazade, décrit dans les épigrammes de Martial.
»Le seigneur Ludovic voulait que le peintre florentin Léonard de Vinci installât à l'intérieur une machine à musique à l'instar d'un petit orgue. Mais Léonard a refusé en prétextant qu'il était trop occupé par le Colosse et la Sainte Cène.
»Vous me demandez, sœur chérie, de vous envoyer pour quelque temps ce maître. J'aurais aimé me rendre à votre prière et vous l'envoyer non seulement pour quelque temps, mais pour toujours. Mais le seigneur Ludovic, je ne sais pourquoi, lui témoigne une grande amitié et ne veut pas se séparer de lui. Cependant, ne le regrettez pas outre mesure, car ce Léonard est adonné à l'alchimie, à la magie, à la mécanique et autres utopies du même genre, beaucoup plus qu'à la peinture et se distingue par une telle lenteur dans l'exécution des commandes, qu'il en arriverait à impatienter un ange. De plus, d'après ce que j'ai ouï dire, c'est un hérétique et un impie.
»Dernièrement nous avons chassé le loup. On ne me permet pas de monter à cheval, vu que je suis enceinte de cinq mois. J'ai suivi la chasse en me tenant sur l'arrière d'une voiture.
»Vous souvenez-vous, sœurette, comme nous galopions ensemble? Et nos chasses au sanglier? et nos pêcheries? Ah! c'était le bon temps!
»Maintenant nous nous amusons comme nous pouvons. Nous jouons aux cartes. Nous patinons. Un jeune seigneur des Flandres nous a appris cette nouvelle distraction. L'hiver est rude: non seulement les lacs, mais toutes les rivières sont gelées. Sur la glissoire du parc du palais, Léonard a modelé une superbe Léda avec son cygne, en neige blanche et ferme comme du marbre. Quel grand dommage qu'elle doive fondre au printemps.
»Et comment vous portez-vous, aimable sœur? La race des chats à longs poils a-t-elle réussi? Si vous avez dans la portée un chat roux à yeux bleus, envoyez-le-moi en même temps que la naine promise. Moi, je vous ferai cadeau des petits chiens de ma Soyeuse. N'oubliez pas, madonna, surtout n'oubliez pas de m'expédier le patron du mantelet de satin bleu à col en biais, doublé de zibeline. Je vous l'ai demandé dans ma dernière lettre. Envoyez-le-moi par courrier monté dès demain. Envoyez-moi aussi un flacon de votre merveilleux fluide contre les boutons et du bois d'outre-mer pour vernir les ongles.
»Nos astrologues prédisent la guerre et un été très chaud: «Les chiens deviendront enragés et les empereurs furieux.»
Que dit votre astrologue? On croit toujours davantage celui des autres que le sien.
»Moi et le seigneur Ludovic, nous confions à vos bienveillantes attentions, bien aimée sœur, et à celle de votre époux, le renommé marquis Francesco.»
BÉATRICE SFORZA.
II
Sous son aspect très franc, cette missive était pleine d'hypocrisie et de politique. La duchesse cachait à sa sœur ses préoccupations. La paix et la concorde que l'on pouvait supposer d'après la lettre ne régnait pas entre les époux. Béatrice détestait Léonard, non pour son hérésie et son impiété, mais bien parce que, par ordre du duc, il avait peint le portrait de Cecilia Bergamini, sa terrible rivale, la célèbre maîtresse de Ludovic le More. Ces derniers temps, elle soupçonnait encore une autre liaison amoureuse entre son mari et une de ses demoiselles, madonna Lucrezia.
Le duc de Milan atteignait alors l'apogée de la puissance.
Fils de Francesco Sforza, audacieux mercenaire romagnol, moitié soldat, moitié brigand, il rêvait de devenir le souverain maître de l'Italie unifiée.
—Le pape, se vantait le More, est mon confesseur, l'empereur mon chef d'armée, la ville de Venise, mon trésor, le roi de France, mon courrier.
Il signait Ludovicus Maria Sfortia Anglus, dux Mediolani, en tirant son origine du grand héros, compagnon d'Enée, Anténor le Troyen. Le Colosse, monument élevé à la gloire de son père et érigé par Léonard avec l'inscription: Ecce deus! certifiait également, à ses yeux, son origine divine.
Mais, en dépit de son aisance extérieure, une peur et une inquiétude secrètes tourmentaient le duc. Il savait que le peuple ne l'aimait pas, le considérant comme l'usurpateur du trône. Une fois, en apercevant sur la place d'Arengo, la veuve du feu duc Jean Galéas qui tenait son fils par la main, la foule avait crié:
—Vive le duc légitime, Francesco!
L'enfant avait huit ans. Son intelligence et sa beauté étaient remarquables. D'après l'ambassadeur de Venise, Marino Saunto, «le peuple le désirait pour roi, comme on désire un Dieu». Béatrice et Ludovic voyaient que la mort de Jean Galéas avait déçu leurs espérances, puisqu'elle ne les avait pas légitimés. Et dans la personne de cet enfant, l'ombre du défunt sortait de sa tombe.
A Milan, on parlait de mystérieux présages. On racontait que la nuit, au-dessus des tours du château, se montraient des feux pareils à des lueurs d'incendie et que dans les appartements retentissaient d'horribles râles. On se souvenait que lors de la mise en bière, l'œil gauche de Jean Galéas ne se fermait pas, ce qui annonçait la mort prochaine d'un de ses parents. La Vierge del Albora avait des paupières frémissantes. La vache d'une vieille paysanne avait mis bas un veau à deux têtes. La duchesse était tombée évanouie dans une salle abandonnée, effrayée par une vision et ensuite n'en voulut parler à personne, pas même à son mari.
Depuis quelque temps elle avait perdu la gaieté qui plaisait tant au duc et attendait avec de tristes pressentiments le moment de ses couches.
III
Un soir de décembre, tandis que les flocons de neige qui couvraient les rues de la ville, augmentaient le silence des ténèbres, Ludovic le More était assis dans le petit palais dont il avait fait cadeau à sa nouvelle maîtresse, madonna Lucrezia Crivelli. Un grand feu flambait dans l'âtre, illuminait les ferrures des portes vernies à dessins de mosaïque qui représentaient les perspectives des anciens monuments de Rome; le plafond était à caissons dorés, les murs, tendus de cuir de Cordoue, les hauts fauteuils en ébène, la table ronde recouverte de velours vert, sur laquelle traînaient le roman de Boiardo, des rouleaux de musique, une mandoline en nacre et une coupe en cristal taillé, pleine d'eau Baluca Aponitana, très à la mode chez les dames de la cour. Au mur était pendu le portrait de Lucrezia par Léonard.
Au-dessus de la cheminée, dans un décor de Caradasso, des oiseaux picoraient des grappes de raisin et des enfants nus, ailés—anges chrétiens ou amours païens—dansaient en brandissant les saints instruments du martyre du Seigneur—clous, lance, éponge, et couronne d'épines—et semblaient tout roses par le reflet des flammes.
Le vent hurlait dans l'âtre. Mais, dans le studio élégant tout respirait une douce langueur.
Madonna Lucrezia était assise sur un coussin de velours, aux pieds de Ludovic. Son visage était triste. Le duc la grondait tendrement de ne plus aller voir la duchesse Béatrice.
—Altesse, murmura la jeune fille en baissant les yeux, je vous supplie, ne m'y forcez pas: je ne sais pas mentir...
—Mais, permettez, nous ne mentons pas? s'étonna Ludovic. Nous dissimulons seulement. Jupiter lui-même ne cachait-il pas ses secrets d'amour à sa jalouse déesse? Et Thésée, et Phèdre et Médée—tous les héros, tous les dieux de l'antiquité? Pouvons-nous, faibles mortels, résister à la puissance du dieu d'amour? De plus, le mal caché vaut mieux que le mal visible, car en dissimulant le péché nous épargnons la tentation à nos proches, comme l'exige la miséricorde chrétienne. Et s'il n'y a ni tentation, ni miséricorde, il n'y a pas de mal—ou presque pas.
Il eut son sourire rusé. Mais Lucrezia secoua la tête et le considéra de ses yeux sévères, graves et naïfs, tels des yeux d'enfant.
—Vous savez, mon seigneur, combien je suis heureuse de votre amour. Mais parfois, je préférerais mourir plutôt que de tromper madonna Béatrice qui m'aime comme sienne...
—Assez, enfant, assez! dit le duc et, l'attirant sur ses genoux, il l'enlaça d'une main et de l'autre caressa ses cheveux noirs, coiffés en bandeaux lisses sur les oreilles, avec une ferronnière dont le diamant en larme brillait au milieu du front.
Ses longs cils abaissés,—sans ivresse, sans passion, froide et pure—elle s'abandonnait à ses caresses.
—Oh! si tu savais combien je t'aime, toi ma timide, toi seule! murmurait-il en aspirant avidement le parfum si connu de violette et de musc.
La porte s'ouvrit et avant même que le duc eût pu desserrer son étreinte, la servante effrayée pénétra dans la pièce.
—Madonna! madonna! balbutiait-elle essoufflée, en bas, à la porte... O Seigneur, aie pitié de nous!
—Parle convenablement, repartit le duc. Qui y a-t-il à la porte?
—La duchesse Béatrice!
Ludovic pâlit.
—La clef! La clef de l'autre porte! Je sortirai par la cour de derrière. Eh bien! la clef? Vite!
—Altesse, voici le malheur! les cavaliers de la duchesse sont dans cette cour! Toute la maison est cernée...
—Un piège! murmura le duc en prenant sa tête dans ses mains. Comment a-t-elle su? Qui lui a dit?
—Personne d'autre que monna Sidonia, répondit la servante. Ce n'est pas pour rien que la vieille sorcière traîne continuellement ici pour offrir ses produits. Je vous disais, toujours: Prenez garde...
—Que faire, que faire, mon Dieu? balbutiait le duc, blême.
On entendait frapper à la porte de la rue.
La servante se précipita dans l'escalier.
—Cache-moi, cache-moi, Lucrezia!
—Altesse, répondit la jeune fille, si madonna Béatrice a des soupçons, elle fera fouiller toute la maison. Ne vaudrait-il pas mieux vous montrer franchement à elle?
—Non, non, Dieu me préserve, que dis-tu là, Lucrezia? Me montrer! Tu ne sais pas quelle femme elle est!... O Seigneur! il est effrayant de songer aux conséquences... Tu sais qu'elle est enceinte... Mais, cache-moi, cache-moi donc!
—Vraiment, je ne sais...
—N'importe où, mais plus vite!
Le duc tremblait et, en cet instant, ressemblait plus à un voleur pris en flagrant délit, qu'au descendant du fabuleux héros Anténor le Troyen, compagnon d'Enée.
Lucrezia le conduisit à travers sa chambre dans sa salle d'atours et le cacha dans une des grandes armoires murales, qui servaient de garde robe chez les dames de haut rang.
Ludovic le More se tapit dans un coin, parmi les robes.
«Que c'est bête! songeait-il. Mon Dieu, que c'est bête!... Absolument comme dans les contes de Saquetti ou de Boccace.»
Mais il n'avait nulle envie de rire. Il sortit de son vêtement une amulette qui contenait des cendres de saint Christophle et une autre pareille qui renfermait le talisman à la mode—un morceau de momie égyptienne. Ces amulettes étaient tellement semblables que dans l'obscurité et dans sa hâte, il ne savait discerner l'une de l'autre et à tout hasard se prit à les baiser ensemble en récitant une prière.
Tout à coup, il entendit la voix de sa femme et celle de sa maîtresse qui entrait dans la salle d'atours et il fut glacé d'effroi.
Elles causaient amicalement. Il devina que Lucrezia faisait les honneurs de sa nouvelle maison, sur les instances de la duchesse. Béatrice ne devait pas posséder de preuves et ne voulait pas laisser percer ses soupçons.
Ce fut un duel de ruse féminine.
—Ici, ce sont encore des robes? demanda Béatrice en s'approchant de l'armoire dans laquelle se tenait son mari, plus mort que vif.
—De vieilles robes de maison. Votre Altesse veut-elle les voir? répondit Lucrezia, calme.
Et elle entre-bâilla la porte.
—Écoutez, ma chérie, continua la duchesse, où est donc celle qui me plaisait tant? Vous l'aviez au bal d'été de Pallavincini. Des vermisseaux d'or sur un fond bleu vert...
—Je ne me souviens pas, répliqua tranquillement Lucrezia. Ah! si, si!... Ici; probablement dans cette armoire!
Et sans refermer la porte du placard dans lequel se trouvait Ludovic, elle s'approcha de l'armoire voisine.
«Et elle disait qu'elle ne savait pas mentir! pensa le duc avec admiration. Quelle présence d'esprit! Les femmes!... voilà auprès de qui, nous autres empereurs, nous devrions apprendre la politique!»
Béatrice et Lucrezia s'éloignèrent.
Ludovic respira librement, mais il continua toujours à tenir dans ses mains l'amulette-relique et l'amulette-momie.
—Deux cents ducats impériaux au couvent Maria della Grazie, pour l'encens et les cierges à la Très Pure Sainte Défenderesse, si tout se passe sans incidents! murmura-t-il avec ferveur.
La servante accourut, ouvrit le placard et avec un sourire malin, quoique respectueux, désemprisonna le duc en lui annonçant que la sérénissime duchesse venait de partir après avoir échangé de bienveillants adieux avec madonna Lucrezia.
Il se signa dévotement, retourna au studio, but un verre d'eau Aponitana, regarda Lucrezia, assise comme tout à l'heure près de la cheminée, la tête inclinée, le visage caché dans ses mains. Il sourit. Puis, à pas lents, il s'approcha d'elle doucement, par derrière, s'inclina et l'embrassa. La jeune fille frissonna.
—Laissez-moi, je vous prie, partez! Oh! comment pouvez-vous, après ce qui vient de se passer!...
Mais le duc sans écouter, silencieux, couvrait son visage, son cou, ses cheveux, de baisers affolés. Jamais encore elle ne lui avait paru aussi ravissante; il lui semblait que le mensonge féminin qu'il venait de découvrir en elle lui donnait une beauté nouvelle.
Elle luttait, mais faiblissait déjà et enfin, fermant les yeux avec un sourire d'impuissance, lentement lui donna ses lèvres.
La tempête de décembre hurlait dans l'âtre, cependant que dans le reflet rose les enfants nus riaient et dansaient sous les grappes de raisins, en brandissant les saints instruments du martyre du Seigneur.
IV
Le premier jour de l'an 1497, un grand bal eut lieu au palais.
Les préparatifs durèrent trois mois sous la direction de Bramante, de Caradosso et de Léonard de Vinci.
A cinq heures du soir, les invités commencèrent à arriver. Ils étaient plus de deux mille. La bourrasque avait amoncelé la neige sur les routes et dans les rues. Sur le front sombre du ciel, se détachaient toutes blanches les crénelures des murs, les embrasures, les saillies de pierres qui soutenaient les gueules des canons. Dans la cour flambaient de grands brasiers autour desquels se chauffaient en bavardant gaiement, les écuyers, les coureurs, les piqueurs, les porteurs de palanquins. A l'entrée du palais ducal et plus loin, près de la herse qui défendait la petite cour intérieure du petit palais Rochetti, des carrosses disgracieux sous leur dorures, de mauvais équipages, attelés de six chevaux, se pressaient, s'accrochant, déposant les seigneurs et les chevaliers enveloppés de précieuses fourrures de Russie. Les croisées gelées brillaient de mille feux.
En entrant dans le vestibule, les invités passaient entre une double rangée de gardes du corps ducaux—mameluks, turcs, archers grecs, arbalétriers écossais et lansquenets suisses—scellés dans leurs armures et munis de lourdes hallebardes.
En avant se tenaient, sveltes et charmants comme des jeunes filles, les pages en livrées de deux teintes, garnies de duvet de cygne—le côté droit en velours rose, le côté gauche en satin bleu—avec, brodées en argent, sur la poitrine, les armes des Sforza-Visconti. Le vêtement était collant au point d'épouser tous les plis du corps et seulement devant, à partir de la ceinture, tombait en gros plis creux. Ils portaient, allumés, de longs cierges de cire jaune et rouge, pareils aux cierges d'église.
Quand un invité entrait, le héraut criait le nom et les trompes sonnaient.
Alors, s'ouvraient les appartements aveuglants de lumières—la «Salle des tourterelles blanches sur champ de gueule»; la «Salle d'or», qui représentait une chasse ducale; la «Salle écarlate», tendue de satin du haut en bas, avec, brodées en or, des torches flambantes et des seaux, emblèmes de la puissance des ducs de Milan, qui pouvaient, selon leur désir, allumer le feu de la guerre, et l'éteindre avec l'eau de la paix. Dans la luxueuse petite «Salle noire» qui servait de salon de toilette pour les dames, et construite par Bramante, on voyait sur le plafond et sur les murs des fresques inachevées de Léonard de Vinci.
La foule élégante bourdonnait comme une ruche. Les vêtements se distinguaient par leurs couleurs vives et parfois par un luxe qui manquait de goût. Les étoffes des robes féminines, à plis longs et lourds, raidis par la profusion d'or et de pierreries, rappelaient les dalmatiques. Elles étaient tellement solides qu'on se les transmettait de grand'mère à petite-fille. De larges découpures mettaient à nu la poitrine et les bras. Les cheveux, cachés par devant sous un filet d'or, se tressaient, pour les femmes ou les vierges, selon la coutume lombarde, en une natte que l'on allongeait jusqu'à terre à l'aide de faux cheveux, et que l'on ornait de rubans. La mode exigeait que les sourcils fussent à peine indiqués: les femmes qui possédaient des sourcils épais les épilaient avec une pince spéciale (pelatoïo); se passer des fards était considéré comme indécent. On n'employait que des parfums forts et pénétrants: le musc, l'ambre, la verveine, la poudre de Chypre.
Dans la foule se remarquaient des jeunes filles et des femmes, avec ce charme particulier qu'ont les femmes de Lombardie. Sur leur peau mate et blanche, sur les contours tendres et souples du visage, tels qu'aimait les représenter Léonard de Vinci, des ombres légères se dissipaient comme la fumée.
Madonna Violanta Borromeo, par sa victorieuse beauté de brune aux yeux noirs, avait été, de l'avis de tous, déclarée la reine du bal. Comme avertissement aux amoureux, elle avait fait broder, sur le velours pourpre de sa robe, des phalènes d'or. Pourtant l'attention des raffinés n'allait pas vers madonna Violanta, mais vers Diana Pallavincini, dont les yeux froids étaient purs comme la glace, avec ses cheveux blond cendré, son sourire indifférent et sa parole lente et mélodieuse comme un son de viole. Elle était vêtue de damas blanc zébré de longs rubans vert pâle, couleur de varech. Entourée d'éclat et de bruit, elle semblait étrangère à tout, solitaire et triste, comme les pâles fleurs aquatiques qui sommeillent sous les rayons de la lune dans les étangs abandonnés.
Les trompes et les timbales sonnèrent et les invités se dirigèrent dans la grande «Salle du jeu de paume».
Sous le plafond de soie bleue constellé d'étoiles d'or, des traverses en forme de croix supportaient des cierges qui brûlaient en clous de feu. Du balcon servant de tribune pendaient des tapis de soie, des guirlandes de laurier, de lierre et de genévrier.
A l'heure, à la minute, à la seconde, marquées par les astrologues (car le duc, selon l'expression d'un ambassadeur, ne faisait pas un pas, ne changeait pas de chemise, n'embrassait pas sa femme sans se conformer à la position des astres), Ludovic et Béatrice, entrèrent dans la salle revêtus du manteau royal en drap d'or, doublé d'hermine et dont la longue traîne était portée par des barons et des chambellans. Sur la poitrine du duc, monté en pendentif, brillait le rubis énorme, volé à Jean Galéas.
Béatrice avait maigri et enlaidi. Il était étrange de constater cet état de grossesse chez cette gamine, presque enfant, à la poitrine plate, aux mouvements garçonniers.
Le More fit un signe. Le grand sénéchal leva la crosse, la musique retentit et les invités se placèrent aux tables du festin.
V
A ce moment se produisit un incident. L'ambassadeur du grand-duc de Moscovie, Danilo Mamirof, refusa de s'asseoir au-dessous de l'ambassadeur de la République de Venise. En vain, on tenta de lui faire entendre raison. L'entêté vieillard, sans écouter, restait debout, répétant:
—Je ne m'assoirai pas... c'est un affront!
De partout se fixaient sur lui des regards curieux et moqueurs.
—Qu'est-ce? Encore des ennuis avec les Moscovites? Quel peuple sauvage! Ils désirent les premières places et ne veulent rien comprendre. On ne peut les inviter nulle part. Des barbares. Leur langage est presque turc. Quelle tribu de fauves!
L'alerte et intrigant Boccalino, interprète mantouan, se faufila près de Mamirof:
—Messer Daniele, messer Daniele, murmura-t-il avec force courbettes en estropiant la langue russe; cela n'est pas possible, vraiment pas possible. Il faut vous asseoir. C'est la coutume à Milan. Discuter est de mauvais goût. Le duc se fâche.
Le jeune compagnon du vieillard, Nikita Karatchiarof, secrétaire de l'ambassade, s'approcha également:
—Danilo Kouzmitch, mon petit père, daigne ne pas te fâcher. Dans un couvent étranger, on n'impose pas ses lois. Ces gens sont d'une autre race que nous et ignorent nos habitudes. Un affront est vite reçu. On pourrait nous faire sortir...
—Tais-toi, Nikita! Tu es trop jeune pour donner des leçons. Je sais ce que je fais. Non, je ne m'assoirai pas au-dessous de l'ambassadeur de Venise. C'est une offense à notre ambassade. Il est dit: Chaque ambassadeur représente en personne et en discours son empereur. Et le nôtre est le très chrétien autocrate de toutes les Russies...
—Messer Daniele, ô messer Daniele! disait l'interprète Boccalino affolé.
—Laisse-moi! Pourquoi te trémousses-tu, sale gueule de singe? J'ai dit, je ne m'assoirai pas et je ne m'assoirai pas.
Sous les sourcils froncés, les petits yeux d'ours de Mamirof étincelaient de colère, de fierté et d'irréductible obstination. La crosse de sa canne, constellée d'émeraudes, tremblait dans ses mains. Il était visible qu'aucune force n'aurait raison de son entêtement.
Ludovic appela près de lui l'ambassadeur de Venise, et, avec l'amabilité charmeuse qui lui était particulière, s'excusa, lui promit sa bienveillance et le pria, comme un service personnel, d'échanger sa place pour éviter les discussions, lui assurant que personne n'attachait d'importance au stupide orgueil de ces barbares. En réalité, le duc attachait un grand prix à l'amitié du «grand-duc de Rossia», car il espérait par son entremise conclure une alliance avantageuse avec le sultan.
Le Vénitien contempla Mamirof avec un fin sourire et, haussant dédaigneusement les épaules, observa que Son Altesse avait raison—de telles discussions au sujet d'une préséance, étaient indignes de gens cultivés. Puis il s'assit à la place désignée.
Sans prêter attention aux regards hostiles, caressant avec satisfaction sa longue barbe grise, remontant sa ceinture sur son gros ventre et son manteau d'aksamyte pourpre, doublé de martre sur les épaules, Danilo Kouzmitch, d'une marche pesante et digne vint s'asseoir à la place conquise. Un sentiment sombre, joyeux et enivrant, emplissait son âme.
Nikita et l'interprète Boccalino prirent place au bas bout de la table, auprès de Léonard de Vinci.
Le Mantouan vantard racontait les merveilles qu'il avait vues à Moscou et mêlait la réalité à la fantaisie. L'artiste, espérant recevoir de plus exacts renseignements de Karatchiarof, s'adressa à lui par l'entremise de l'interprète et commença à le questionner sur sa contrée lointaine, qui excitait la curiosité de Léonard, comme tout ce qui était immense et énigmatique; il s'enquit de ses plaines infinies, de son climat rigoureux, de ses fleuves et de ses bois immenses, du flux et du reflux dans l'Océan hyperboréen et la mer Caspienne, de l'aurore boréale, de ses amis qui habitaient Moscou.
—Messer, demanda à l'interprète, la curieuse et malicieuse Hermelina, j'ai entendu dire qu'on dénommait cette étrange contrée «Rossia», parce qu'il y poussait beaucoup de roses. Est-ce vrai?
Boccalino se prit à rire et assura à la jeune fille que c'était pure invention, que la Rossia, en dépit de son nom, produisait moins de roses que n'importe quel pays et conta, à l'appui de son affirmation, la nouvelle italienne symbolisant le froid russe.
Quelques marchands florentins étaient une fois venus en Pologne. On ne les laissa pas avancer plus loin, le roi polonais étant en guerre avec le grand-duc de Moscovie. Les Florentins qui désiraient acheter des fourrures, prièrent les marchands russes de se rendre sur la rive du Borysthène, fleuve séparant les deux pays. Les Moscovites, qui craignaient d'être faits prisonniers, se placèrent sur une rive, les Florentins sur l'autre et ils se prirent à marchander en criant. Mais le froid était si vif que les mots n'atteignaient pas la berge opposée et gelaient dans l'air. Alors, les Moscovites inventifs allumèrent un grand bûcher au milieu du fleuve, à l'endroit où les mots parvenaient encore non gelés. La glace, ferme comme du marbre, pouvait supporter n'importe quel feu. Et voilà que, le bûcher allumé, les mots restés glacés dans l'atmosphère durant une heure, commencèrent à fondre, à couler en un doux murmure et enfin furent entendus par les Florentins, distinctement, bien que les Moscovites se fussent depuis longtemps éloignés de la rive.
Ce récit plut à tout le monde. Les regards des dames se fixèrent, pleins de compassion, sur Nikita Karatchiarof qui habitait un pays aussi cruel, maudit de Dieu.
Cependant Nikita, stupéfait d'étonnement, contemplait un spectacle inconnu pour lui, c'était un énorme plat supportant une Andromède nue, en tendres poitrines de chapon, enchaînée à un rocher de fromage blanc, délivrée par un Persée taillé dans un quartier de veau.
Pour les viandes, le service avait été pourpre et or; pour le poisson, le service était d'argent. On servit des pains argentés, des citrons argentés dans des tasses d'argent et enfin, sur un plat, entre de gigantesques esturgeons et des lamproies phénoménales, apparut la déesse de l'Océan, Amphitrite, faite avec de la chair blanche d'anguille, sur un char de nacre traîné par des dauphins sur une gelée vert pâle, qui rappelait les vagues et qui était illuminée en dessous par des feux multicolores.
Puis on servit d'interminables sucreries, des sculptures en massepains, en pistaches, en noix de cèdre, en amandes et sucre brûlé, exécutées d'après les dessins de Bramante, Caradosso et Léonard—Hercule cueillant les pommes d'or du jardin des Hespérides, Hippolyte et Phèdre, Bacchus et Ariane, Jupiter et Danaé—tout l'Olympe ressuscité.
Nikita, avec une curiosité enfantine, considérait tous ces prodiges, tandis que Danilo Kouzmitch perdait l'appétit à la vue de ces déesses impudiques et ronchonnait sous son nez:
—Dégoûtation d'Antechrist! Horreur païenne!
VI
Le bal commença. Les danses d'alors «Vénus et Zeus», la «Cruelle Destinée», le «Cupidon», se distinguaient par leur lenteur, car les robes des dames, longues et lourdes, ne permettaient pas des mouvements vifs. Les dames et les cavaliers se rencontraient et se séparaient avec une importance emphatique, des saluts exagérés et des sourires exquis. Les femmes devaient marcher comme des paons, glisser comme des cygnes, afin, selon l'expression d'un poète «que leurs pieds mignons s'agitassent doucement, doucement». Et la musique aussi était douce, tendre, presque mélancolique, pleine de langueur passionnée, comme les chants de Pétrarque. Le principal officier de Ludovic le More, le jeune seigneur Galeazzo Sanseverino, élégant raffiné, tout de blanc vêtu, avec des manches rejetées, doublées de satin rose, des diamants à ses souliers blancs, son visage veule, efféminé, charmait les dames. Un murmure approbateur circulait dans la foule, lorsque dansant la «Cruelle Destinée», il laissait tomber son soulier ou son manteau en continuant à danser dans la salle avec cette «négligence attristée» que l'on considérait comme un signe de haute élégance.
Longtemps Danilo Mamirof le regarda, puis cracha:
—Paillasse, va!
La duchesse aimait les danses. Mais ce soir son cœur était sombre et oppressé. Seule, son hypocrisie habituelle l'aidait à remplir son rôle de maîtresse de maison, à répondre par des fadaises aux compliments stupides de nouvel an, aux écœurantes platitudes des vassaux. Par instants, elle croyait, à bout de forces, qu'elle serait obligée de se sauver en sanglotant. Ne se trouvant bien nulle part, et errant dans les salles, elle entra dans le petit salon des dames où, autour de la cheminée dans laquelle flambaient gaiement les bûches, de jeunes dames et des seigneurs causaient en cercle.
Elle demanda le sujet de leur conversation.
—Nous parlons de l'amour platonique, Altesse, répondit une des dames. Messer Antoniotto Fregoso nous prouve qu'une femme peut baiser un homme sur les lèvres, sans que sa chasteté en soit atteinte si ce dernier l'aime d'amour céleste.
—Comment le prouvez-vous, messer Antoniotto? demanda la duchesse en clignant distraitement des yeux.
—Avec l'autorisation de Votre Altesse, j'affirme que les lèvres—armes de la parole—servent de porte à l'âme, et, lorsqu'elles s'unissent en un baiser platonique, les âmes des amoureux se dirigent vers les lèvres, comme à leur sortie naturelle. Voilà pourquoi Platon ne défend pas le baiser; pourquoi le roi Salomon dans le Cantique des cantiques, lorsqu'il parle de l'union de l'âme humaine avec Dieu, dit: «Baise-moi lèvres à lèvres.»
—Pardon, messer, interrompit un des auditeurs, vieux baron, chevalier provincial au visage honnête et brutal. Je ne comprends peut-être pas toutes ces finesses, mais admettez-vous vraiment qu'un mari, s'il surprenait sa femme dans les bras de son amant, dût tolérer...
—Certainement, répliqua le philosophe de cour, c'est conforme à la sagesse de l'amour spirituel...
—Permettez-moi d'observer, cependant, que dans ce cas le mariage...
—Ah! mon Dieu! nous parlons d'amour, comprenez-vous! d'amour et non de mariage! s'écria impatientée la jolie madonna Fiordeliza en haussant ses belles épaules nues.
—Mais le mariage, madonna, d'après toutes les lois humaines, continua le chevalier.
—Les lois! repartit madonna Fiordeliza en fronçant en une moue méprisante ses jolies lèvres rouges. Comment pouvez-vous, messer, dans une causerie aussi élevée, mentionner les lois humaines,—piteuses créations des peuples,—qui transforment les saints noms d'amant et de maîtresse en des mots aussi sauvages que «mari» et «femme!»
Le baron resta stupide. Et messer Fregoso, ne lui prêtant plus aucune attention, continua son discours sur les mystères de l'amour spirituel.
La duchesse s'ennuya. Doucement elle s'éloigna et passa dans une autre salle.
Là, un poète célèbre, venu de Rome, Serafino d'Aquila, surnommé l'Unique (Unico), récitait des vers. Petit, maigre, soigné de sa personne, rasé de frais, frisé, parfumé, il avait un visage rosé d'enfant, un sourire langoureux, de vilaines dents et des yeux dans lesquels, à travers les larmes d'enthousiasme, brillait une ruse coquine.
En voyant parmi les dames qui l'entouraient madonna Lucrezia, Béatrice s'émut, pâlit, mais elle se domina aussitôt, s'approcha d'elle avec sa grâce habituelle et l'embrassa.
A ce moment parut, dans l'embrasure de la porte, une dame mûre, fort maquillée, vêtue de couleurs criardes, qui tenait un mouchoir à son nez.
—Eh bien! madonna Dionigia, vous seriez-vous blessée? demanda la donzella Hermelina avec une compassion maligne.
Dionigia expliqua que durant les danses, chaleur ou fatigue, elle avait été prise d'un saignement de nez.
—Voilà un cas sur lequel messer Unico lui-même serait embarrassé de composer un quatrain amoureux, déclara un des seigneurs.
Unico sursauta, avança une jambe, passa furtivement une main dans ses cheveux, leva les yeux au plafond.
—Doucement, doucement, murmurèrent les dames, messer Unico compose. Votre Altesse veut-elle venir de ce côté, on entend mieux.
Donzella Hermelina prit un luth, en pinça distraitement les cordes et, sur cet accompagnement, le poète, d'une voix solennellement assourdie, récita son sonnet.
L'Amour, ému des prières de l'amant, avait dirigé sa flèche vers le cœur de l'insensible. Mais, ses yeux étant bandés, il visa mal et, au lieu du cœur