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Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux

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Ou César ou rien! Peut-être l'un et l'autre?

César, tu l'as déjà été; rien, tu le seras bientôt.

Une fois, au Vatican, tout en causant avec l'ambassadeur vénitien Antonio Giustiniani, celui-là même qui, aux jours de gloire du duc, lui prédisait qu'il «brûlerait tel un feu de paille», Léonard amena la conversation sur messer Nicolo Machiavelli.

—Vous a-t-il parlé de son livre sur la science de gouverner?

—Certes, plus d'une fois. Messer Nicolo veut plaisanter. Jamais il ne publiera cet ouvrage. Est-ce qu'on écrit sur de pareils sujets? Donner des conseils aux gouvernants, dévoiler devant le peuple les secrets du pouvoir, prouver que tout gouvernement n'est qu'un abus de force caché sous le masque de la justice, mais cela équivaut à apprendre aux foules les ruses du renard, mettre aux agneaux des dents de loup; que Dieu nous préserve d'une pareille politique!

—Vous supposez, dit l'artiste, que messer Nicolo s'égare et changera d'opinion?

—Pas le moins du monde. Je suis de son avis. Il faut faire ce qu'il dit, mais ne pas le dire. Cependant, s'il publie son ouvrage, il sera seul à en souffrir. Les poules et les agneaux seront aussi confiants qu'ils l'ont été jusqu'à présent dans les lois des gouvernants, renards et loups, qui accuseront, eux, Nicolas de ruse et de fourberie. Et tout restera invariable... au moins durant notre siècle, et pour le mieux dans le meilleur des mondes.

X

L'automne 1503, l'inamovible gonfalonier de la République florentine, Piero Soderini, demanda à Léonard d'entrer à son service, ayant l'intention de l'envoyer en qualité d'ingénieur militaire, au camp de Pise pour y construire le matériel de défense.

L'artiste passait à Rome ses derniers jours.

Un soir il monta sur la colline Palatine. Là où jadis s'élevaient les palais d'Auguste, de Caligula, de Septime Sévère, le vent régnait parmi les ruines et dans les champs d'oliviers on entendait seulement les bêlements des agneaux et le chant de grillons. Les arcatures et les voûtes des ponts de brique, éclairés par le soleil, semblaient de feu sous le ciel bleu. Et plus majestueux que la pourpre et l'or qui jadis ornaient les demeures impériales, s'étalaient la pourpre et l'or des feuilles d'automne.

Non loin des jardins de Capronico, Léonard, agenouillé, écartait des herbes et examinait attentivement un éclat de marbre orné d'une fine sculpture. Des buissons bordant l'étroit sentier, un homme sortit. Léonard le regarda, se leva, le regarda à nouveau et s'écria:

—Est-ce bien vous, messer Nicolo?

Et sans attendre sa réponse il l'embrassa comme un parent.

Les vêtements du secrétaire de Florence semblaient plus vieux et plus râpés encore qu'en Romagne; il était évident que les seigneurs de la République continuaient à ne le point gâter. Il avait maigri; ses joues rasées s'étaient ravalées; le cou s'était allongé, le nez avançait plus pointu encore et les yeux brillaient de plus en plus fiévreux.

Léonard lui demanda s'il resterait longtemps à Rome et quelle mission l'y avait conduit. Lorsque l'artiste parla de César, Nicolas se détourna, puis évitant son regard et haussant les épaules, il répondit froidement avec une indifférence feinte:

—De par la volonté de la destinée, j'ai été dans ma vie témoin de tant d'événements, que depuis longtemps je ne m'étonne plus de rien...

Et visiblement, désirant changer de conversation, il questionna Léonard sur ses travaux.

Apprenant que l'artiste avait accepté d'entrer au service de la République florentine, Machiavel secoua la tête:

—Vous ne vous en réjouirez pas! Dieu sait ce qui est meilleur, les crimes d'un héros tel que César Borgia ou les vertus d'une fourmilière comme notre république. Cependant l'un vaut l'autre. Demandez-le-moi; je connais tant soit peu les beautés du gouvernement populaire! railla-t-il avec son sourire amer de sceptique.

Léonard lui répéta les paroles d'Antonio Giustiniani au sujet des ruses du renard que Machiavel s'apprêtait à apprendre aux poules et des dents de loups qu'il voulait placer aux agneaux.

—Ce qui est vrai, est vrai! dit débonnairement Nicolas. Les oies rendues enragées, les honnêtes gens seront prêts à me brûler sur le bûcher, parce que le premier j'aurai parlé de ce que font tous les autres. Les tyrans me déclareront émeutier du peuple; le peuple, soudoyé des tyrans; les bigots, impie; les bons, mauvais et les mauvais me détesteront parce que je leur paraîtrai plus mauvais qu'eux-mêmes.

Et il ajouta avec une calme tristesse:

—Rappelez-vous nos causeries en Romagne, messer Leonardo? J'y pense souvent et il me semble parfois que nous avons une destinée commune. La découverte de nouvelles pensées sera toujours aussi dangereuse que la découverte de nouvelles terres. Chez les tyrans et dans la foule, chez les grands et chez les humbles, nous sommes toujours des étrangers, des vagabonds sans abri, des éternels exilés. Celui qui ne ressemble pas à tout le monde est seul contre tous, car le monde est créé pour la médiocrité et il n'y a de place au monde que pour elle. Oui, mon ami, il est même triste de vivre et peut-être le pire dans une existence n'est-ce pas le souci, la maladie, la pauvreté, la douleur: mais l'ennui.

Silencieux, ils descendirent au pied du Capitole, près des ruines du temple de Saturne où jadis s'élevait le Forum.


Des deux côtés de l'antique Voie Sacrée, depuis l'arc de Septime Sévère jusqu'à l'amphithéâtre des Flavius, s'alignaient de pauvres masures en ruines. On assurait que beaucoup d'entre elles étaient bâties avec des débris de précieuses sculptures reproduisant les dieux olympiens. Timidement des églises chrétiennes s'abritaient dans ces temples païens. Les amas d'ordures, de poussière et de fumier avaient surélevé le terrain de dix coudées. Mais malgré tout, de place en place se dressaient de vieilles colonnes couronnées d'architraves menaçant de s'abattre. Nicolas désigna à son ami l'emplacement du Sénat romain, la Curie, maintenant dénommé le «Champ des Vaches». Là se tenait le marché aux bestiaux. Les colonnes de marbre, les bas-reliefs tombés, recouverts de fiente, se noyaient dans une boue noirâtre. Près de l'arc de Titus Vespasien s'adossait une vieille tour qui, à un moment donné, servait de repaire aux écumeurs de grande route, les barons Frangipani. Vis-à-vis se trouvait une auberge borgne pour les paysans du marché aux bestiaux. Par les croisées ouvertes s'échappaient des jurons de femmes et une insupportable odeur de friture. Sur une corde séchaient des linges équivoques. Un vieux mendiant au visage ravagé par la fièvre, assis sur une pierre, enveloppait dans des chiffons son pied ulcéré et enflé.

A l'intérieur de l'arc de triomphe se trouvaient deux bas-reliefs: l'un représentant Titus Vespasien conduisant un quadrige; l'autre, les prisonniers israélites portant des pains et le chandelier à sept branches du Temple de Salomon; en haut, dans la voûte, un grand aigle élevant sur ses ailes le César divinisé. Au fronton, Nicolas lut l'inscription restée intacte: Senatus populusque Romanus divo Tito divi Vespasiani filio Vespasiano Augusto.

Le soleil pénétrant sous l'arc du côté du Capitole illumina le triomphe de l'empereur de ses derniers rayons pourpres.

Et le cœur de Nicolas se serra douloureusement lorsque jetant un dernier regard sur le Forum, il vit le reflet rose sur les trois colonnes solitaires de l'église Maria Liberatrice. Le ton morne chevrotant des cloches sonnant l'Ave Maria, semblait le glas plaintif du Forum romain.

Ils entrèrent dans le Colisée.

—Oui, dit Nicolas en contemplant les titanesques murs de pierre de l'amphithéâtre, ceux qui savaient construire de pareils monuments ne sont pas nos pairs. Seulement ici, à Rome, on sent la différence qui existe entre les antiques et nous. Nous ne pouvons rivaliser avec eux! Nous ne pouvons même pas nous figurer quels hommes c'étaient...

—Il me semble, répliqua Léonard, il me semble, Nicolo, que vous avez tort. Les hommes d'à présent possèdent une force égale, mais différente...

—L'humilité chrétienne, peut-être?

—Peut-être...

—C'est possible, dit froidement Machiavel.

Ils s'assirent sur la dernière marche de l'amphithéâtre.

—Seulement, continua Nicolas avec un subit élan, je suppose que les gens devraient ou accepter ou repousser l'enseignement du Christ. Nous ne l'avons fait ni l'un ni l'autre. Nous ne sommes ni des chrétiens, ni des païens. Nous avons abandonné l'un, nous n'avons pas adopté l'autre. Nous n'avons pas la force d'être bons et nous avons peur d'être méchants. Nous ne sommes pas noirs, ni blancs, mais gris, froids, à peine tièdes. Nous avons tellement menti et hésité entre le Christ et le Diable que maintenant nous ne savons plus ce que nous voulons, ni où nous allons. Les anciens, au moins, savaient et exécutaient tout jusqu'à la fin, ils n'étaient pas hypocrites et ne tendaient pas la joue droite à celui qui avait souffleté la gauche. Mais depuis que les gens ont cru que pour mériter le paradis il fallait souffrir sur cette terre tous les mensonges et toutes les violences, les scélérats ont trouvé une grandiose et sûre carrière. Et, réellement, n'est-ce pas ce nouvel enseignement qui a affaibli le monde et l'a livré aux misérables?

Sa voix tremblait, dans ses yeux brillait une haine démente, son visage était contracté comme par une insupportable douleur.

Léonard se taisait. Dans son âme passaient des pensées si pures, si simples, si enfantines, qu'il n'aurait su les exprimer par des mots. Il contemplait le ciel bleu à travers les crevasses des murs du Colisée et il songeait que nulle part la teinte du ciel ne paraissait aussi éternellement jeune et gaie, comme dans les fissures des vieux monuments à demi démantelés.

Jadis les conquérants de Rome, les barbares du Nord, avaient enlevé les crampons de fer qui liaient les pierres du Colisée pour en forger de nouveaux glaives; et les oiseaux avaient bâti leurs nids dans ces blessures. Léonard suivait des yeux la rentrée des corneilles au nid, et songeait que les puissants Césars qui avaient élevé le monument, les barbares qui l'avaient détruit, n'avaient pas soupçonné un instant qu'ils travaillaient pour ceux desquels il est dit: «Ils ne sèment pas, ils ne moissonnent pas, et le Père céleste les nourrit.»

Il ne répliquait pas à Machiavel sentant que celui-ci ne le comprendrait pas, car tout ce qui pour lui, Léonard, était une joie, pour Nicolas était une peine; le miel de Léonard se transformait en bile chez Nicolas, la profonde haine chez lui était fille de la science parfaite.

—Savez-vous, messer Leonardo, dit Machiavel, désirant selon son habitude terminer la conversation sur une plaisanterie, je m'aperçois seulement maintenant de la grossière erreur de ceux qui vous considèrent comme un hérétique et un impie. Souvenez-vous de ce que je vous dis: le jour du jugement dernier, quand on nous classera brebis et boucs, vous serez parmi les agneaux du Christ et les saints!

—Et avec vous, messer Nicolo! ajouta l'artiste en riant. Si j'entre au paradis, vous m'y accompagnerez.

—Ah! non!... Serviteur! Je cède à l'avance ma place aux amateurs. La tristesse terrestre me suffit.

Et tout à coup son visage s'éclaira de gaieté.

—Écoutez, mon ami, voici un rêve que j'eus un jour: On m'avait amené dans une réunion d'affamés et de dépenaillés, de moines, de courtisans, d'esclaves, d'infirmes et de faibles d'esprit, et on me déclara que là étaient ceux de qui il est dit: «Heureux les pauvres d'esprit, le royaume des cieux leur est ouvert.» Puis on m'emmena dans un autre endroit où je vis une foule de grands hommes assemblés en Sénat: des chefs d'armée, des empereurs, des papes, des législateurs, des philosophes: Homère, Alexandre le Grand, Platon, Marc-Aurèle. Ils causaient de sciences, d'arts, d'affaires d'État. Et l'on me dit que c'était l'enfer et les âmes repoussées par Dieu parce qu'elles avaient aimé la sagesse de ce siècle qui est une folie devant le Seigneur. Et on me demanda où je désirais aller: au paradis ou en enfer? «En enfer, me suis-je écrié, en enfer de suite, avec les sages et les héros!»

—Si réellement tout se passe comme dans votre rêve, répondit Léonard, j'avoue que moi aussi...

—Non, il est trop tard! Maintenant vous ne pouvez y échapper. On vous entraînera de force. On récompensera vos vertus chrétiennes par le paradis chrétien.

Lorsqu'ils sortirent du Colisée, la nuit était tombée. L'énorme disque jaune de la lune monta de derrière les voûtes noires de la basilique de Constantin, coupant les nuages transparents comme de la nacre.

Dans l'obscurité vague, embrumée, qui s'étendait de l'Arc de Titus Vespasien jusqu'au Capitole, les trois colonnes solitaires et pâles de Sainte-Marie Libératrice, pareilles à des apparitions, semblaient plus belles encore baisées par le clair de lune. Et la cloche balbutiant et chevrotant l'Angelus nocturne, résonnait plus mélancoliquement encore, comme un glas sanglotant sur le Forum romain.

CHAPITRE XIV

MONNA LISA DEL GIOCONDA

1503-1506

Les ténèbres souterraines étaient trop profondes, et quand j'y eus séjourné quelque temps, s'éveillèrent en moi et luttèrent deux sentiments,—la peur et la curiosité,—la peur d'explorer la sombre caverne et la curiosité de savoir si elle ne recélait pas un mystère merveilleux.

LÉONARD DE VINCI

I

Léonard écrivait dans son Traité de la Peinture: «Pour les portraits aie un atelier spécial, une cour rectangulaire, large de dix et longue de vingt coudées, avec des murs peints en noir et un plafond de toile arrangé de façon telle, qu'en l'étendant ou le ramassant, selon les besoins, il puisse garantir du soleil. Si tu ne tends pas la toile, ne peins qu'au crépuscule ou par un temps nuageux ou brumeux. C'est le jour parfait.»

Il avait installé une cour semblable dans la maison de son propriétaire, le commissaire de la Seigneurie, ser Piero di Barto Martelli, amateur de mathématique, homme savant qui éprouvait pour Léonard une profonde sympathie.

C'était par un beau jour, calme, doux, un peu brumeux de la fin de printemps 1505. Le soleil était tamisé par les nuages et ses rayons tombaient en ombres tendres, fondantes, vaporeuses comme la fumée, l'éclairage favori de Léonard, qui assurait qu'il donnait un charme particulier aux visages des femmes.

—Ne viendrait-elle pas? se disait-il mentalement, en songeant à celle dont il peignait le portrait depuis trois ans, avec une constance qui ne lui était pas coutumière.

Il préparait l'atelier pour la recevoir. Giovanni Beltraffio l'observait à la dérobée et s'étonnait de l'émoi impatient du maître, si calme d'habitude.

Léonard rangea ses pinceaux, ses palettes, ses pots à couleur; enleva la couverture du portrait; ouvrit le jet d'eau installé au milieu de la cour pour la distraire; autour de cette fontaine poussaient ses fleurs favorites, des iris, que Léonard soignait lui-même. Il prépara également de petits carrés de pain pour la biche apprivoisée qui se promenait en liberté et qu'elle aimait nourrir de sa main; déplia l'épais tapis posé devant le fauteuil de chêne ciré. Sur ce tapis s'était déjà étendu en ronronnant, apporté d'Asie et acheté aussi pour la distraire, un chat blanc de race rare, aux yeux de teintes différentes, le droit, jaune comme un topaze, le gauche, bleu comme un saphir.

Andrea Salaino apporta des notes et accorda sa viole. Il était accompagné d'un autre musicien, Atalante, que Léonard avait connu à la cour de Sforza et qui jouait particulièrement bien du luth.

Du reste, l'artiste invitait les meilleurs chanteurs, les poètes renommés, les gens d'esprit réputés, les jours de ses séances, afin d'éviter l'ennui d'une longue pose. Il étudiait sur son visage le reflet des pensées et des sentiments provoqués par les conversations, les vers et la musique. Par la suite, ces réunions devinrent plus rares. Il savait qu'elles n'étaient plus nécessaires, qu'elle ne s'ennuierait plus.

Tout était prêt et elle ne venait pas.

—Aujourd'hui, songeait l'artiste, la lumière et les ombres sont tout à fait les siennes. Si je l'envoyais chercher? Mais elle sait combien ardemment je l'attends. Elle doit venir...

Et Giovanni voyait d'instant en instant croître son impatience.

Tout à coup une légère brise fit vaciller le jet d'eau, les iris frémirent, la biche dressa les oreilles. Léonard écouta. Et bien que Giovanni n'entendît encore rien, à l'expression de son visage, il comprit que c'était elle.

D'abord, avec un humble salut, entra la sœur converse Camilla, qui vivait dans sa maison et chaque fois l'accompagnait à l'atelier de l'artiste, ayant l'instinct de se rendre presque invisible, restant à lire dans un coin son livre d'heures, sans lever les yeux, sans prononcer une parole, de telle sorte qu'au bout de trois ans, Léonard n'avait pour ainsi dire pas entendu le son de sa voix.

Suivant Camilla, entra celle que tous attendaient, une femme d'une trentaine d'années, vêtue d'une robe sombre très simple, la tête enveloppée dans une gaze transparente qui lui descendait à mi-front,—monna Lisa del Gioconda.

Beltraffio savait qu'elle était Napolitaine et de très ancienne famille, la fille d'un seigneur très riche, ruiné au moment de l'invasion française en 1495, Antonio Geraldini, et la femme du citoyen florentin Francesco del Giocondo. En 1491, messer Francesco avait épousé la fille de Mariano Ruccellaï et la perdait l'année suivante. Il épousa alors Thomasa Villani et après la mort de celle-ci il prit femme pour la troisième fois, et se maria avec monna Lisa. Lorsque Léonard commença son portrait, l'artiste avait déjà passé la cinquantaine et messer Giocondo avait quarante-cinq ans. C'était un homme ordinaire comme on en rencontre beaucoup et partout, ni trop beau ni trop laid, préoccupé de ses affaires, économe et tout entier adonné à la culture.

L'élégante jeune femme était pour lui l'ornement de sa maison. Mais il comprenait moins le charme de monna Lisa que les qualités d'une nouvelle race de bœufs, ou le bénéfice de l'octroi sur les peaux non tannées. On disait qu'elle ne s'était pas mariée par amour, mais simplement par obéissance filiale et que son premier fiancé avait trouvé une mort volontaire sur un champ de bataille. On affirmait également qu'elle avait une foule d'adorateurs passionnés et obstinés, et désespérés. Cependant, les méchantes gens—et Florence n'en manquait pas—ne pouvaient rien insinuer de malveillant contre la Gioconda. Calme, modeste, pieuse, charitable aux pauvres, elle était bonne ménagère, épouse fidèle et très tendre pour sa belle-fille Dianora.

C'était tout ce que savait d'elle Giovanni. Mais monna Lisa, celle qui venait à l'atelier de Léonard, lui semblait une tout autre femme.

Durant ces trois années le temps n'avait pas transformé, mais au contraire ancré ce sentiment; à chaque nouvelle visite, il éprouvait un étonnement côtoyant la peur, comme devant quelque chose de surnaturel, d'illusoire. Parfois il expliquait cette sensation par l'habitude qu'il avait de voir son visage sur le portrait, et si sublime était le talent du maître que la véritable monna Lisa lui semblait moins naturelle que celle reproduite sur la toile. Mais il y avait, en outre, quelque chose de plus mystérieux.

Il savait que Léonard n'avait l'occasion de la voir que durant ses séances, en présence de nombreux étrangers, parfois seulement avec la sœur Camilla, et jamais seul à seule; et cependant, Giovanni sentait qu'il existait entre eux un secret qui les rapprochait et les séparait du reste du monde. Il savait également que ce n'était pas un secret d'amour, du moins, d'amour tel qu'on le comprend ordinairement.

Il avait entendu dire par Léonard que tous les artistes étaient entraînés à transporter leurs propres traits et leur propre forme dans les portraits qu'ils peignaient. Le maître attribuait cet effet à ce que l'âme humaine étant la créatrice du corps, chaque fois qu'elle imagine un autre corps, elle tend à répéter ce qui a déjà été créé par elle, et telle est la puissance de cette inclination, que parfois même dans des portraits, en dépit des traits différents, transparaît l'âme de l'artiste.

Ce qui se passait sous les yeux de Giovanni maintenant était plus surprenant encore: il lui semblait que non seulement le portrait, mais même monna Lisa elle-même, devenait de plus en plus ressemblante à Léonard—comme cela arrive aux gens vivant continuellement et longtemps ensemble. Cependant, la ressemblance n'existait pas dans les traits, mais spécialement dans les yeux et dans le sourire... Il se rappelait, non sans étonnement, qu'il avait vu ce même sourire chez saint Thomas sondant les plaies du Christ, statue de Verrochio, auquel Léonard jeune avait servi de modèle; chez Ève devant l'arbre de la science le premier tableau du maître; chez l'Ange dans la Vierge aux Rochers; chez la Léda et cent autres dessins du Vinci lorsqu'il ne connaissait pas encore monna Lisa, comme si durant toute son existence, dans toutes ses œuvres, il eût cherché à refléter sa beauté et son charme, trouvés enfin dans le visage de la Gioconda.

Par instants quand Giovanni observait longtemps ce sourire commun, il en éprouvait un sentiment pénible, comme devant un miracle,—la réalité lui paraissait un rêve et le rêve une réalité,—comme si monna Lisa n'était pas un être vivant, ni la femme de messer Giocondo, le plus ordinaire des hommes, mais un être imaginaire, évoqué par la volonté du maître, le sosie féminin de Léonard.

La Gioconda caressait son favori, le chat blanc qui avait sauté sur ses genoux, et d'invisibles étincelles pétillaient dans le poil de la bête sous la caresse des mains blanches et fines.

Léonard commença son travail. Mais tout à coup il déposa son pinceau et fixa un regard scrutateur sur son modèle: pas une ombre, pas le plus petit changement n'échappaient à son observation.

—Madonna, dit-il, vous êtes préoccupée de quelque chose aujourd'hui?

Giovanni remarqua également qu'elle ressemblait moins à son portrait que de coutume.

Monna Lisa leva sur Léonard ses yeux calmes.

—Oui, peut-être, répondit-elle. Dianora n'est pas très bien portante. J'ai veillé toute la nuit.

—Peut-être êtes-vous fatiguée et cela vous ennuie de poser? murmura Vinci. Ne vaudrait-il pas mieux remettre à une autre fois?

—Non. Ne regretteriez-vous pas cette lumière? Regardez quelles ombres tendres, quel soleil moite: c'est mon jour! Je savais, continua-t-elle, que vous m'attendiez. Je serais venue plus tôt, mais j'ai été retenue par madonna Safonizba...

—Ah! oui! je sais!... Une voix de poissarde, et parfumée comme une boutique de cosmétiques...

Gioconda sourit.

—Madonna Safonizba désirait vivement me raconter la fête du Palazzo Vecchio donnée par la signora Argentina, la femme du gonfalonier; ce qu'on avait mangé au souper, qui portait la plus jolie toilette et quel homme courtisait telle femme...

—Je le pensais bien! Ce n'est pas la maladie de Dianora, mais le bavardage de cette crécelle qui vous a indisposée. Comme c'est étrange! Avez-vous remarqué, madonna, que parfois une absurdité quelconque que nous entendons de gens qui nous sont indifférents et qui ne nous intéresse guère—la bêtise ou la trivialité ordinaires—suffit pour assombrir subitement notre âme et nous impressionne plus qu'une peine personnelle?

Elle inclina silencieusement la tête: il était visible que depuis longtemps ils étaient habitués à se comprendre presque sans mots, par une allusion, par un regard.

Il essaya de reprendre son travail.

—Racontez-moi quelque chose, dit monna Lisa.

—Quoi?

Après un instant de réflexion, elle répondit:

—Le Royaume de Vénus.

Léonard savait ainsi plusieurs récits favoris de Gioconda, dont il empruntait le sujet à ses souvenirs, aux voyages, aux observations de la nature, à ses projets de tableaux. Il employait presque toujours les mêmes mots simples, demi-enfantins dans ces récits qu'il faisait accompagner par une douce musique.

Léonard fit un signe et lorsque Andrea Salaino et Atalante eurent exécuté le motif qui servait invariablement de prélude au Royaume de Vénus, il commença de sa voix féminine son récit, telle une vieille fable ou une berceuse:

—Les bateliers qui vivent sur les côtes de Cilicie assurent qu'à ceux qui sont destinés à périr dans les flots, apparaît, au moment des terribles tempêtes, la vision de l'île de Chypre, royaume de la déesse d'amour. Tout autour bouillonnent les vagues, les tourbillons et les typhons. De nombreux navigateurs, attirés par la splendeur de cette île, ont brisé leurs navires contre les rocs cachés par les remous. Là-bas, sur la côte, on aperçoit encore leurs pitoyables carcasses à demi enlisées sous le sable et enguirlandées de plantes marines; les uns présentent leur quille, les autres leur poupe, les troisièmes la proue. Et ils sont si nombreux que cela ressemble au Jugement dernier, lorsque la mer rendra tous les navires engloutis. Au-dessus de l'île, le ciel est éternellement bleu, le soleil dore les collines couvertes de fleurs et l'air est si calme, que la longue flamme des trépieds placés sur les marches du temple s'étire vers le ciel, droite et immobile comme les colonnes de marbre blanc et les géants cyprès noirs qui se reflètent dans le lac uni comme un miroir. Seuls, les jets d'eau coulant d'une vasque de porphyre dans l'autre, troublent la solitude par leur douce chanson. Et plus terrible est la tempête, plus profond est le calme du royaume de Cypris.

Il se tut; les sons de la viole et du luth expirèrent, et le silence qui suivit était plus doux que tous les sons. Comme bercée par la musique, séparée de la réalité, pure, étrangère à tout, sauf à la volonté de Léonard, monna Lisa plongeait ses yeux dans les siens avec un sourire plein de mystère, pareil à l'onde calme et pure, mais si profond qu'on ne pouvait en s'y plongeant en voir le fond—le sourire même de Léonard.

Et il semblait à Giovanni que maintenant Léonard et monna Lisa étaient deux miroirs qui, se reflétant l'un dans l'autre, s'absorbaient à l'infini.

II

Le lendemain matin, l'artiste travailla au Palazzo Vecchio à son tableau la Bataille d'Angiari.

En 1503, lors de son arrivée de Rome à Florence, il avait reçu la commande du gonfalonier perpétuel gouverneur de la République, Piero Soderini, de représenter une bataille mémorable sur le mur de la nouvelle salle du Conseil, dans le palais de la Seigneurie, le Palazzo Vecchio. L'artiste avait choisi la célèbre victoire des Florentins à Angiari en 1440 sur Nicolo Piccinino, commandant les troupes du duc de Lombardie Filippino Maria Visconti.

Une partie du tableau était déjà peinte sur le mur: quatre cavaliers se sont empoignés et se battent pour un étendard; la hampe est cassée et va voler en éclats; l'étoffe est déchirée en plusieurs morceaux. Cinq mains ont saisi la hampe et avec ardeur la tirent de côtés différents. Des sabres luisent, levés. A la façon dont les bouches sont ouvertes, on voit qu'un cri surnaturel s'en échappe. Les visages convulsés des hommes ne sont pas moins terribles que les gueules de fauves qui ornent les cimiers. Les chevaux eux-mêmes subissent la contagion de cette rage: dressés sur leurs pieds de derrière, ils ont enchevêtré leurs pieds de devant et, les oreilles rabattues, l'œil féroce, la lèvre retroussée, tels de vrais fauves, ils se mordent. Par terre, dans une boue sanglante, sous les sabots des chevaux, un homme en tue un autre en le tenant par les cheveux et heurtant sa tête contre le sol, ne s'aperçoit pas dans sa fureur que tous deux seront à l'instant écrasés.

«C'est la guerre dans toute son horreur, de vrais hommes livrés à toutes les passions de la bête déchaînée; c'est, selon l'expression de Léonard, la pazzia bestialissima qui, dans les endroits plats, ne laisse pas une empreinte de pas qui ne soit pleine de sang.»

En acceptant la commande, Léonard fut forcé de signer un traité avec dédit en cas de retard dans l'exécution.

La superbe Seigneurie défendait ses intérêts comme un boutiquier. Grand amateur d'écrivasserie, le gonfalonier Soderini ennuyait Léonard par ses continuels règlements de comptes pour les moindres sous versés par le Trésor pour les échafaudages, l'achat du vernis, des couleurs, d'huile de lin et autres vétilles.

Jamais au service des «tyrans» comme les dénommait avec mépris le gonfalonier—à la cour de Ludovic le More et de César Borgia—Léonard n'avait éprouvé un tel esclavage qu'au service du peuple, de la libre république, royaume de l'égalité bourgeoise.

En sortant du Palazzo Vecchio, Léonard s'arrêta sur la place devant le David de Michel-Ange.

Il semblait monter la garde à la porte de l'hôtel de ville de Florence, ce géant de marbre blanc qui se détachait sur le fond sombre des vieilles pierres.

Ce corps d'adolescent nu était maigre. Le bras droit qui tenait la fronde était tendu au point qu'on en voyait les veines; le gauche tenant la pierre était replié devant la poitrine. Les sourcils froncés et le regard fixé dans le lointain donnaient bien l'impression de l'homme qui vise un but. Au-dessus du front très bas, les cheveux s'emmêlaient comme une couronne.

Sur la place où avait été brûlé Savonarole, le David de Michel-Ange semblait être le Prophète qu'attendit vainement Savonarole, le Héros qu'espérait Machiavel. Dans cette œuvre de son rival, Léonard sentait une âme, peut-être égale à la sienne mais éternellement opposée, comme l'action l'est à la contemplation, la passion à l'impassibilité, la tempête au calme. Et cette force étrangère l'attirait, éveillait sa curiosité, le désir de se rapprocher d'elle pour la connaître à fond.

Et Léonard se souvint du Livre des Rois.

Dans les chantiers de construction de Santa Maria del Fiore, se trouvait un énorme quartier de marbre abîmé par un sculpteur inhabile. Les meilleurs artistes l'avaient refusé alléguant qu'on ne pourrait s'en servir. Lorsque Léonard arriva de Rome, on lui proposa le bloc. Mais tandis qu'avec sa lenteur habituelle, il réfléchissait, mesurait, calculait, toujours indécis, un autre artiste de vingt-trois ans plus jeune que lui, Michel Angelo Buonarotti, enlevait la commande et avec une extraordinaire rapidité, travaillant non seulement le jour mais même la nuit, achevait son géant en vingt-cinq mois. Léonard avait travaillé durant seize ans au tombeau de Sforza, «le Colosse», et n'osait songer au temps que lui prendrait un marbre de la grandeur du David. Les Florentins déclarèrent Michel-Ange le rival en sculpture de Léonard. Et Buonarotti sans hésiter releva le défi.

Maintenant, abordant le genre des tableaux de bataille dans la salle du Conseil, bien qu'il n'eût presque pas tenu le pinceau, avec une crânerie qui pouvait paraître une folle témérité, il déclarait rivaliser avec Léonard en peinture. Plus il découvrait de modestie et de bienveillance chez le vieux maître et plus sa haine devenait implacable. Le calme de Léonard lui semblait du mépris. Avec une imagination maladive, il écoutait les bavardages, cherchait des prétextes à disputes, profitait de toutes les occasions pour blesser son ennemi.

Lorsque le David fut achevé, la Seigneurie invita les meilleurs peintres et sculpteurs à donner leur avis pour l'emplacement. Léonard se rangea à l'opinion de l'architecte Juliano da San Gallo qui conseillait de placer le Géant sur la place de la Seigneurie dans l'enfoncement de la loggia Orcagni, sous l'arche principale. Lorsque Michel-Ange le sut, il déclara que Léonard par jalousie voulait cacher le David dans le coin le plus sombre et de façon que jamais le soleil ne puisse l'éclairer, ni personne le voir. Cependant un jour, à l'une des réunions qui se tenaient dans l'atelier de Léonard en présence de nombreux artistes, entre autres des frères Pollajuolo, du vieux Sandro Botticelli, de Filippino Lippi, Lorenzo di Credi, élèves du Pérugin, une discussion s'éleva pour savoir lequel des deux arts, la peinture ou la sculpture, était au-dessus de l'autre—sujet favori alors de dispute scolastique.

Léonard écoutait, silencieux. Lorsqu'on le questionna, il répondit:

—Je crois que l'Art est d'autant plus parfait qu'il s'éloigne du métier.

Et avec son sourire équivoque, si bien qu'on ne pouvait deviner s'il parlait sincèrement ou s'il raillait, il ajouta:

—La principale différence entre ces deux arts consiste en ce que la peinture exige une grande énergie cérébrale, et la sculpture, une énergie physique. Le sculpteur délivre lentement l'image enfermée dans le marbre, il la taille à grands coups de maillet et de ciseau, avec la tension de toute sa force physique, avec une grande fatigue corporelle, comme un journalier inondé de sueur et de poussière. Son visage est blanchi comme celui d'un mitron, ses vêtements sont tachés par les éclats de marbre, sa maison est pleine de pierres et de plâtras. Tandis que le peintre, dans un silence exquis, vêtu d'habits élégants, assis dans son atelier, promène un pinceau léger trempé dans d'agréables couleurs. Sa maison est claire, propre, remplie de ravissants tableaux; le calme y règne en souverain et son travail est agrémenté par la musique, la conversation ou la lecture que ne troublent ni les coups de maillets, ni autres bruits désagréables.

Michel-Ange, auquel on avait répété ces paroles, les prit à son compte, mais étouffant sa colère, il haussa seulement les épaules et répondit avec un sourire fielleux:

—Messer da Vinci, fils bâtard d'une servante d'auberge, peut poser à l'efféminé et au dégoûté. Moi, rejeton d'une vieille famille honnête, je n'ai pas honte de mon travail et comme un simple journalier, je ne dédaigne ni ma sueur, ni ma saleté. En ce qui concerne la prérogative entre la peinture et la sculpture, la discussion est stupide; tous les arts sont égaux, découlant d'une même source et tendant au même but. Et si celui qui affirme que la peinture est plus noble que la sculpture est aussi érudit dans les autres branches, qu'il se permet de juger, je crains fort qu'il ne s'y connaisse autant que ma cuisinière.

Avec une hâte fébrile, Michel-Ange entreprit son tableau de la salle du Conseil, désirant surpasser son rival.

Il choisit un épisode de la guerre contre Pise: par une journée chaude, les soldats florentins se baignent dans l'Arno; les tambours battent la générale—l'ennemi est signalé; les soldats se hâtent de rejoindre la rive, sortent de l'eau où leurs corps fatigués se délectaient et, soumis à la discipline, ils remettent leurs vêtements poussiéreux, leurs cuirasses et leurs casques chauffés par le soleil.

Ainsi, répondant au tableau de Léonard, Michel-Ange représenta la guerre, non pas comme «la plus féroce des sottises», mais comme une mâle action héroïque, l'accomplissement de l'éternel devoir; la lutte des héros pour la gloire et la grandeur de la patrie.

Les Florentins suivaient avec curiosité les phases de ce duel. Et comme tout ce qui était étranger à la politique leur semblait insipide, tel un plat sans poivre ni sel, ils s'empressèrent de déclarer que Michel-Ange soutenait la République contre les Médicis et Léonard les Médicis contre la République. Le duel artistique devenu compréhensible pour tous, se ralluma avec une force nouvelle, fut transporté des maisons dans la rue, servant les passions des partis absolument étrangers à l'art. Les œuvres de Léonard et de Michel-Ange devinrent l'étendard de deux camps ennemis.

L'effervescence s'emparait des esprits; la nuit, des inconnus lançaient des pierres au David. Les citoyens considérables en accusèrent le peuple; les tribuns du peuple, les citoyens considérables; les artistes, les élèves du Pérugin qui avaient fondé nouvellement un atelier à Florence; et Buonarotti, en présence du gonfalonier, déclara que les misérables qui criblaient de pierres le David étaient achetés par son rival Léonard.

Beaucoup crurent cette calomnie ou tout au moins laissèrent supposer qu'ils y ajoutaient foi.

Une fois, durant une séance de la Gioconda, il ne se trouvait dans l'atelier que Giovanni et Salaino—lorsque la conversation vint à tomber sur Michel-Ange, Léonard dit à monna Lisa:

—Il me semble parfois que si je lui parlais face à face, tout s'expliquerait et qu'il ne resterait rien de cette stupide rivalité: il aurait compris que je ne suis pas son ennemi et qu'il n'y a pas d'homme capable de l'aimer comme je l'aurais aimé.

Monna Lisa eut un geste de doute:

—Croyez-vous, messer Leonardo? Vous aurait-il compris?

—Oui, répliqua l'artiste. Un homme comme lui ne peut pas ne pas comprendre! Tout son malheur réside dans sa timidité et son manque de confiance: il se martyrise, il jalouse, il a peur, parce qu'il ignore encore sa force. C'est un délire, une folie! Je lui aurais tout dit et il se serait calmé. Est-ce à lui de me craindre? Savez-vous, madonna... ces jours-ci, lorsque j'ai vu son dessin: ses soldats se baignant dans l'Arno, je n'en croyais pas mes yeux. Personne ne peut même se figurer ce qu'il est et ce qu'il sera. Moi, je sais que même maintenant, non seulement il m'égale, mais il est plus fort que moi; oui, oui, je le sens: plus fort que moi!

Elle fixa sur lui ce regard dans lequel, il semblait à Giovanni, se reflétait le regard même de Léonard et sourit d'une façon étrange et douce.

Un jour, dans la chapelle Brancacci, dépendante de la vieille église Maria del Carmine, Léonard rencontra un jeune homme, presque un enfant, qui copiait les célèbres fresques de Tomaso Masaccio. Il portait une casaque noire tachée de couleurs, du linge propre mais de toile grossière évidemment confectionnée au village. Il était élancé, souple; son cou mince était blanc et tendre comme celui des jeunes filles anémiées; son visage, ovale comme un œuf et pâle jusqu'à la transparence, avait un charme minaudier, avec de grands yeux noirs pareils à ceux des paysannes de l'Ombrie qui avaient servi de modèle aux Madones du Pérugin, des yeux vides de pensée, profonds et limpides comme le ciel.

Peu de temps après, Léonard de nouveau rencontra l'adolescent au couvent de Maria Novella, dans la salle du Pape, où était exposé le carton de la bataille d'Angiari. Le jeune homme étudiait et copiait ce carton avec autant de zèle que les fresques de Masaccio. Probablement connaissait-il déjà Léonard, car il le buvait du regard, visiblement désireux de lui adresser la parole et apeuré de le faire.

Le maître s'approcha de lui en souriant. Se hâtant, ému et rougissant avec une enfantine insinuation, le jeune homme lui déclara qu'il le considérait comme son maître, le plus grand artiste de l'Italie et que Michel-Ange n'était pas digne de dénouer les cordons des souliers de Léonard.

Plusieurs fois encore, Vinci revit ce jeune homme, causa longuement avec lui, examina ses dessins; et plus il l'étudiait, plus il se convainquait qu'il avait devant lui un futur grand artiste. Attentif et sensible à tous les échos, condescendant à toutes les influences comme une femme, il imitait le Pérugin, Pinturiccio et particulièrement Léonard. Mais sous ce manque de maturité, le maître devinait en lui une fraîcheur de sentiment telle qu'il ne l'avait encore rencontrée chez personne. Ce qui le surprenait le plus, c'était que cet enfant pénétrait les plus grands mystères de l'art et de la vie, comme par hasard, sans le désirer, et parvenait à vaincre les plus hautes difficultés avec légèreté, comme en un jeu. Tout lui venait sans effort, comme si n'existaient point pour lui dans l'art, ni les infinies recherches, ni les indécisions, ni les perplexités qui avaient été le tourment et la malédiction de toute la vie de Léonard.

Et lorsque le maître lui parlait de l'indispensable étude lente et patiente de la nature, des règles de mathématique, des lois de la peinture, le jeune homme fixait sur lui ses grands yeux étonnés et visiblement ennuyé, n'écoutait attentivement que par déférence pour le maître.

Un jour il lui échappa une parole qui surprit, effraya presque Léonard par sa profondeur:

—J'ai remarqué que lorsqu'on peint, on ne doit penser à rien, tout alors se présente mieux.

Il disait, l'adolescent, avec tout son être, que l'unité, la parfaite harmonie du sentiment et de la raison, de la connaissance et de l'amour que le maître recherchait, n'existaient pas et ne pouvaient exister.

Et devant sa modeste et insouciante candeur, Léonard éprouvait des doutes plus grands, une crainte plus intense pour l'avenir de l'art, pour l'œuvre de toute sa vie, que devant l'indignation et la haine de Buonarotti.

—D'où es-tu, mon fils? avait-il demandé à l'adolescent. Qui est ton père et comment t'appelles-tu?

—Je suis né à Urbino, répondit le jeune homme avec son caressant sourire. Mon père est le peintre Sanzio. Mon nom, Raphaël.

III

Léonard devait se rendre à Pise, pour diriger les travaux du détournement de l'Arno dans le port de Livourne.

La veille de son départ, revenant de chez Machiavel, il traversait le pont Santa Trinita et s'engageait dans la rue Tornabuoni.

Il était tard. Les passants étaient rares. Le silence n'était troublé que par le bruit de l'eau battue par la roue du moulin de Ponte alla Caraïa. La journée avait été oppressante. Mais, sur le soir, la pluie avait rafraîchi l'air. De l'Arno montait une odeur d'eau chaude. De derrière la colline San Miniato, la lune se levait. A droite, le long de la berge de Ponte Vecchio, s'alignaient de vieilles masures reflétées dans le fleuve à demi stagnant. A gauche, au-dessus des contreforts de Monte Albano, tendrement mauves, tremblait une étoile solitaire.

La silhouette de Florence se découpait sur le ciel pur, comme le frontispice sur le fond or terni des vieux livres, silhouette unique au monde, vivante tel un visage humain. Au nord, l'antique clocher de Santa Croce, puis la tour droite et sévère du Palazzo Vecchio, le campanile de marbre blanc de Giotto, la coupole en tuile rouge de Maria del Fiore, pareille à l'antique fleur géante encore non ouverte, le Lys Rouge, et toute Florence, dans la double lumière du crépuscule et de la lune, paraissait une énorme fleur sombre, argentée.

Léonard remarqua que chaque ville, ainsi que chaque être, a son odeur particulière. Il lui semblait que celle de Florence rappelait la poussière moite, comme les iris, mêlée au parfum du vernis et des couleurs des très vieux tableaux.

Sa pensée alla vers Gioconda. Il la connaissait presque aussi peu que Giovanni. L'idée qu'elle avait un mari, messer Francesco, maigre, grand, avec une verrue sur la joue gauche et d'épais sourcils, un homme positif aimant à discuter les privilèges de la race des bœufs siciliens et les droits sur les peaux de mouton, cette idée ne l'offusquait ni ne l'étonnait. Il y avait des moments où Léonard se réjouissait du charme immatériel de la Gioconda, charme étrange, lointain, irréel et plus réel en même temps que tout ce qui existait. Mais il y avait d'autres instants où il sentait vivement sa vivante beauté.

Monna Lisa n'était pas une de ces femmes qu'à cette époque on appelait «dotte eroine», savantes héroïnes. Jamais elle ne faisait parade de ses connaissances. Le hasard seul apprit à Léonard qu'elle lisait le grec et le latin. Elle parlait et se tenait si simplement que beaucoup la considéraient comme inintelligente. En réalité, lui semblait-il, elle possédait ce qui est plus profond que l'esprit, particulièrement l'esprit féminin,—la sagesse instinctive. Elle avait des mots qui, subitement, l'apparentaient à lui, la rendaient toute proche, unique et éternelle compagne et sœur. A ces moments, il aurait voulu franchir le cercle fatidique qui séparait la contemplation de la vie réelle.

Ce qui les unissait, était-ce de l'amour?

Les absurdités platoniques d'alors n'éveillaient en lui que l'ennui ou le rire, il ne pouvait s'empêcher de railler les soupirs langoureux des amoureux célestes et les sonnets sirupeux dans le goût de Pétrarque. Non moins étranger était pour lui ce que la généralité appelait l'amour. Ne mangeant pas de viande parce qu'elle le dégoûtait, il s'abstenait des femmes également, toute possession matérielle—dans ou en dehors du mariage—lui paraissant grossière. Et il s'en éloignait comme du combat sanglant, sans s'indigner, sans blâmer, sans justifier, reconnaissant la loi naturelle de la lutte pour l'amour et pour la faim, mais ne voulant pas y prendre part, se soumettant à une autre loi d'amour et de pudeur.

Mais même s'il l'aimait, aurait-il pu désirer une plus parfaite union avec son amante, que dans ces profondes et mystérieuses caresses,—dans la contemplation de cette vision immortelle, de cet être nouveau, conçu et né d'eux—comme l'enfant du père et de la mère—et qui était lui et elle en même temps?

Et cependant il sentait que même dans cette union pure se cachait un danger, plus grand peut-être que dans l'ordinaire union d'amour charnel. Tous deux marchaient sur le bord d'un abîme, là où personne encore n'avait marqué ses pas, vainquant la tentation et l'attirance de l'infini. Entre eux existaient des mots glissants et transparents, à travers lesquels luisait le secret comme le soleil brille à travers le brouillard. Et par instants il songeait:

Si lui ou elle transgressait la limite et transformait la contemplation en vie réelle? Ne se révolterait-elle pas, ne le repousserait-elle pas avec haine et mépris, comme le ferait toute autre femme?

Et il lui semblait qu'il imposait à la Gioconda un tourment terrible et lent. Et il s'effrayait de sa soumission, illimitée, comme de sa tendre et implacable curiosité, à lui. Seulement les derniers temps il sentit en soi-même cet obstacle et comprit que tôt ou tard il devrait décider si elle était pour lui un être vivant ou une vision, le reflet de sa propre âme dans le miroir de la beauté féminine. Il gardait l'espoir que la séparation éloignerait la solution de ce problème et il se réjouissait presque de quitter Florence. Mais à mesure que l'heure de la séparation approchait, il comprenait qu'il s'était trompé, que non seulement la séparation n'éloignerait pas la solution mais encore qu'elle la brusquerait.

Absorbé par ces pensées, il ne s'aperçut pas qu'il s'était engagé dans une impasse déserte et lorsqu'il s'orienta il ne sut de prime abord où il se trouvait. Le campanile de Giotto surgissant au-dessus des toits des maisons, lui apprit qu'il n'était pas loin de la cathédrale. Un côté de la ruelle était plongé dans l'obscurité, l'autre, tout baigné par la blanche lumière de la lune.

Devant un balcon, des hommes drapés dans des mantes noires, le visage caché par des masques, chantaient une sérénade. Il écouta. C'était la vieille chanson d'amour de Laurent de Médicis, infiniment heureuse et mélancolique, que Léonard aimait particulièrement pour l'avoir entendue dans sa jeunesse:

Oh! que la jeunesse est belle

Et éphémère! Chante et ris

Et sois heureux—si tu le veux

Et ne compte pas sur demain.

Le dernier vers se répercuta dans son cœur en un sombre pressentiment. La destinée ne lui envoyait-elle pas, au seuil de la vieillesse, éclairant sa solitude, l'âme vivante, l'âme sœur? La repousserait-il, la renierait-il, comme il l'avait déjà fait tant de fois pour son existence, en faveur de la contemplation, sacrifierait-il de nouveau le proche pour le lointain, le réel pour l'irréel? Qui choisirait-il, la Gioconda vivante ou l'immortelle? Il savait que préférant l'une, il perdrait l'autre, et elles lui étaient également chères; il savait aussi qu'il lui fallait prendre un parti. Mais sa volonté était impuissante. Il voulait et ne pouvait décider ce qui vaudrait mieux: tuer la vivante pour l'immortelle ou l'immortelle pour la vivante—celle qui était ou celle qui serait toujours?

Il se trouva devant sa maison. Les portes étaient fermées; les lumières éteintes. Il leva le heurtoir pendu à une chaîne et frappa. Le gardien ne répondit pas; il était sorti ou dormait. Les coups répétés par l'écho de l'escalier de pierre, s'affaiblirent. Le silence régna. Le clair de lune semblait le rendre plus profond encore. Et tout à coup retentirent des sons lourds, lents et métalliques, les sons de l'horloge de la tour voisine. Leur voix disait le silencieux et menaçant vol du temps, la sombre vieillesse solitaire, l'irrémédiable fuite du passé.

Et longtemps le dernier son trembla et se balança dans l'atmosphère lunaire s'épandant en ondes harmonieuses répétant:

Di doman non c'è certezza.

Et ne compte pas sur demain.

IV

Le lendemain, monna Lisa vint à l'atelier à l'heure habituelle et, pour la première fois, seule. Gioconda savait que c'était leur dernière entrevue.

La journée était ensoleillée, la lumière aveuglante. Léonard tendit le plafond de toile et dans la cour aux murs noirs régna la lumière tendre, crépusculaire, transparente, qui donnait au visage de Gioconda un charme pénétrant.

Ils étaient seuls.

Il travaillait silencieux, concentré, parfaitement calme, oublieux de ses pensées de la veille, comme si pour lui n'existaient ni passé ni avenir, comme si Gioconda était restée et resterait toujours assise ainsi devant lui, avec son doux et étrange sourire. Et ce qu'il ne pouvait faire dans la vie, il le faisait dans la contemplation, unissait la réalité et son reflet, la vivante et l'immortelle. Et cela lui procurait la joie d'une grande délivrance. Maintenant il ne la plaignait ni ne la craignait. Il savait qu'elle lui serait soumise jusqu'à la fin, qu'elle accepterait tout, qu'elle endurerait tout, qu'elle mourrait et ne se révolterait pas. Et par instants, il la regardait avec la même curiosité que celle qu'éveillaient en lui les condamnés qu'il accompagnait jusqu'à la potence pour étudier les derniers frémissements de leur visage.

Tout à coup, il lui sembla que l'ombre d'une pensée étrangère, qu'il ne lui avait pas suggérée, avait glissé sur son visage comme la buée de l'haleine sur la surface d'un miroir. Pour l'en préserver, la ramener de nouveau au type de sa vision, chasser loin d'elle cette ombre humaine, il commença à lui raconter de sa voix chantante et autoritaire, comme un sorcier une incantation, un de ces récits mystérieux, pareils à un rébus, qu'il inscrivait dans son journal.

—Incapable de résister à mon désir de voir des images inconnues des hommes, conçues par l'art de la nature, et durant longtemps je suivis ma route entre des rochers nus et sombres, j'ai enfin atteint une caverne et m'arrêtais indécis sur le seuil. Puis, décidé, baissant la tête, courbant le dos, la main gauche appuyée sur mon genou droit, de la droite cachant mes yeux pour m'habituer à l'obscurité, j'entrai et fis quelques pas. Les sourcils froncés, les yeux à demi fermés, la vue en éveil, souvent je changeais mon chemin, errant à tâtons dans l'obscurité, essayant de voir quelque chose. Mais l'obscurité était trop profonde. Et lorsque j'y eus séjourné quelque temps, deux sentiments s'éveillèrent en moi et commencèrent à lutter: la peur et la curiosité; la peur d'explorer la caverne noire et la curiosité de savoir si elle ne recélait point un merveilleux mystère?

Il se tut. L'ombre n'avait pas quitté le visage de Gioconda.

—Quel sentiment a vaincu? murmura-t-elle.

—La curiosité.

—Et vous avez surpris le mystère de la caverne?

—Ce qui en était possible.

—Et vous le révélerez aux hommes?

—On ne peut tout dire et je ne le saurais. Mais je voudrais leur insuffler une dose de curiosité qui puisse toujours vaincre leur peur.

—Et si la curiosité ne suffisait pas, messer Leonardo? dit Gioconda avec une lueur inattendue dans le regard. S'il fallait autre chose, un sentiment plus profond pour pénétrer les derniers et peut-être les plus merveilleux mystères de la caverne?

Et elle le fixa avec un sourire qu'il ne lui avait jamais vu.

—Que faut-il encore? demanda-t-il.

Elle se taisait.

A ce moment un mince et aveuglant rayon de soleil glissa entre deux bandes du velum. Et sur son visage, le charme des ombres claires, tendres comme une musique lointaine fut rompu.

—Vous partez demain? demanda Gioconda.

—Non, ce soir.

—Je partirai bientôt aussi, répondit-elle.

L'artiste la regarda attentivement, voulut dire quelque chose et resta silencieux. Il devinait qu'elle partait pour ne pas rester sans lui à Florence.

—Messer Francesco, continua monna Lisa, part pour affaires en Calabre pour trois mois, jusqu'à l'automne. Je lui ai demandé de l'accompagner.

Il se retourna et avec dépit, renfrogné, regarda le rayon de soleil méchamment aigu. Les multiples gouttes du jet d'eau, jusqu'à présent pâles et sans vie, sous le vivant rayon s'allumèrent de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel—les couleurs de la vie. Et Léonard subitement sentit qu'il revenait à la vie—timide, faible, pitoyable.

—Cela ne fait rien, dit monna Lisa, tendez le velum. Il n'est pas tard. Je ne suis pas fatiguée.

—Non, cela suffit, répondit Léonard en jetant le pinceau.

—Vous ne finirez jamais le portrait?

—Pourquoi? demanda-t-il précipitamment comme effrayé. Ne viendrez-vous plus chez moi quand vous serez de retour?

—Si. Mais peut-être que dans trois mois je serai tout à fait autre et vous ne me reconnaîtrez plus. N'avez-vous pas dit vous-même que le visage des gens et particulièrement des femmes changeait rapidement?

—Je voudrais le finir, dit-il lentement comme à lui-même. Mais, je ne sais... il me semble parfois que ce que je veux est impossible.

—Impossible? s'étonna Gioconda. En effet, j'ai entendu dire que c'est parce que vous cherchez l'impossible que vous n'achevez jamais vos œuvres.

Dans ces paroles, Léonard sentit un reproche.

Gioconda se leva et simple comme d'habitude, dit:

—Il est temps. Au revoir, messer Leonardo. Bon voyage!

Il leva les yeux vers elle et de nouveau crut lire sur son visage un reproche suppliant, sans espoir. Il savait que cet instant était pour tous deux irrévocable et solennel comme la mort. Il savait qu'il ne pouvait se taire. Mais plus il forçait sa volonté pour trouver une solution et le mot juste, plus il sentait son impuissance et l'abîme qui se creusait entre eux. Et monna Lisa lui souriait de son sourire calme et radieux. Mais maintenant, il lui semblait que ce calme et cette clarté étaient semblables au sourire des morts.

Une pitié intolérable lui serra le cœur, le rendit plus faible encore.

Monna Lisa lui tendit la main et, silencieux, il la baisa pour la première fois depuis qu'ils se connaissaient et, en même temps, il sentit que, se baissant rapidement, Gioconda avait baisé ses cheveux.

—Que Dieu vous garde, dit-elle simplement.

Lorsqu'il revint à soi—elle n'était plus là. Autour de lui régnait le silence mort d'un après-midi d'été, beaucoup plus menaçant que le silence d'une nuit profonde.

Et, comme la nuit précédente, plus solennels, plus effrayants, retentirent les sons métalliques de l'horloge voisine. Ils disaient, ces sons, le silencieux et menaçant vol du temps, la sombre vieillesse solitaire, l'irrémédiable fuite du passé.

Et longtemps le dernier son trembla, répétant comme une voix humaine:

Di doman non c'è certezza.

Et ne compte pas sur demain.

V

Ayant appris par hasard que messer Giocondo devait rentrer de Calabre dans les premiers jours d'octobre, Léonard décida de n'arriver à Florence que dix jours après, afin d'y rencontrer sûrement monna Lisa.

Il comptait les jours, maintenant. A l'idée que la séparation pouvait se prolonger, une telle crainte superstitieuse et un tel ennui lui serraient le cœur qu'il tâchait de n'y pas penser, de n'en parler avec personne, de ne rien demander, pour ne pas apprendre une nouvelle fâcheuse.

Il était arrivé le matin de bonne heure à Florence. La ville en sa vision d'automne, terne et humide, lui semblait ravissante, elle lui rappelait Gioconda. La lumière était «sa» lumière faite d'ombres claires et tendres.

Il ne se demandait pas comment ils se rencontreraient, ce qu'il lui dirait, ce qu'il ferait, pour ne jamais plus se séparer d'elle, pour que la femme de messer Giocondo restât sa seule, son unique amie. Il savait que tout s'arrangerait, que le difficile deviendrait facile et possible l'impossible: il suffirait pour cela de se voir.

—«Le principal est de ne pas penser, alors tout vient bien», pensait-il en se remémorant le mot de Raphaël. Je lui demanderai, et elle me dira, car elle n'a pas eu le temps de me le dire, ce qu'il faut en plus de la curiosité pour pénétrer les plus merveilleux mystères de la caverne?

Et une telle joie emplissait son âme qu'il semblait avoir non pas cinquante-quatre ans, mais seize ans et tout l'avenir devant lui. Seulement tout au fond de son cœur où ne pénétrait aucun rayon, sous cette joie, s'éveillait un terrible pressentiment.

Il passa chez Machiavel pour lui remettre des papiers d'affaires, comptant rendre visite le lendemain à messer Giocondo. Mais il ne put patienter et décida de demander le soir même des nouvelles au portier du Lungano delle Grazie.

Léonard descendait la rue Tornabuoni vers le pont Santa Trinita. Le temps—comme cela arrive souvent en automne à Florence—avait brusquement changé. Du Munione soufflait un vent du nord, pénétrant, et les cimes du Mugello blanchirent d'un seul coup. Une pluie fine tombait. Tout à coup, déchirant l'épais rideau de nuages, le soleil éclaboussa les rues sales et humides, les toits des maisons et les visages des gens, de sa lumière jaune, métallique et froide. La pluie devint pareille à une poussière de cuivre. Et de loin en loin, des vitres se teintèrent de pourpre. En face de l'église Santa Trinita, près du pont, s'élevait le Palazzo Spini. Sous son porche se tenaient plusieurs hommes, les uns assis, les autres debout et causant avec une animation telle, qu'ils ne sentaient pas les morsures du vent du nord.

—Messer, messer Leonardo! l'appela-t-on. Venez, je vous prie, juger notre discussion.

Il s'arrêta.

Il s'agissait de quelques vers ambigus du chapitre trente-quatre de l'Enfer de la Divine Comédie, dans lequel le poète parle du géant Dite, enfoncé dans la glace à mi-corps, tout au fond du puits maudit.

Tandis que le vieux et riche lainier expliquait à l'artiste le sujet de la dispute, Léonard, clignant des yeux, regardait au loin dans la direction du quai Accialloli d'où s'avançait d'un pas lourd et gauche un homme négligemment et pauvrement vêtu, voûté, osseux, avec une tête énorme couverte de durs cheveux noirs bouclés, une barbiche de bouc, des oreilles écartées, un visage plat à large mâchoires. C'était Michel-Ange Buonarrotti.

Ce qui accentuait sa laideur presque repoussante, c'était son nez, cassé et aplati par un coup de poing reçu dans sa jeunesse au cours d'une bataille avec un sculpteur rival, que les méchantes plaisanteries de Michel-Ange avaient exaspéré. Les prunelles jaunes de ses yeux avaient d'étranges reflets pourpres. Les paupières étaient enflammées, presque dépourvues de chair, et rouges par suite du travail de nuit durant lequel Buonarrotti attachait une lanterne ronde à son front—ce qui le faisait ressembler à un cyclope.

—Eh bien! messer, quel est votre avis? demanda-t-on à Léonard.

Léonard espérait toujours que sa brouille avec Buonarrotti se terminerait par la paix. Il n'avait plus pensé à celui-ci durant son absence de Florence et l'avait presque oublié.

Un tel calme et une telle clarté régnaient dans son cœur en cet instant, il était prêt à adresser de si conciliantes paroles à son rival, qu'il lui semblait impossible que Michel-Ange ne les comprît pas.

—J'ai entendu dire que messer Buonarrotti était un grand connaisseur de Dante, répondit Léonard avec un sourire tranquille et poli, en désignant Michel-Ange. Il vous expliquera mieux que moi ce passage.

Michel-Ange, selon son habitude, marchait la tête baissée, sans regarder ni à droite ni à gauche et ne s'aperçut de la réunion qu'en y arrivant tout proche. Entendant son nom prononcé par Léonard, il s'arrêta et leva les yeux.

Timide et craintif jusqu'à la sauvagerie, les regards des gens le troublaient, parce qu'il n'oubliait pas sa laideur et en souffrait beaucoup, croyant être la risée de tout le monde.

Pris au dépourvu, il se décontenança au premier instant, clignant de ses yeux effarés, grimaçant douloureusement sous les rayons du soleil et le regard des hommes. Mais lorsqu'il vit le clair sourire de son rival qui, involontairement, le toisait de haut en bas (Léonard étant beaucoup plus grand que Michel-Ange), sa timidité, comme cela lui arrivait souvent, se transforma en rage. Il ne put tout d'abord prononcer une seule parole. Son visage tantôt s'empourprait et tantôt blêmissait. Enfin, avec effort, il balbutia d'une voix étranglée:

—Explique toi-même! L'honneur t'en revient, à toi le plus intelligent des hommes, vendu aux Lombards castrats, toi qui durant seize ans as couvé ton Colosse, n'as pas su le couler en bronze, et as dû renoncer à tout, à ta courte honte.

Il sentait qu'il disait ce qu'il ne devait pas dire, qu'il cherchait et ne trouvait pas de mots assez blessants pour humilier son rival.

Tous les regards étaient fixés sur eux.

Léonard se taisait. Et durant quelques instants, silencieux tous deux, ils se dévisagèrent, l'un avec son sourire bienveillant teinté de tristesse, l'autre avec un rictus railleur qui rendait plus laide encore sa figure ingrate. Devant la vigueur rageuse de Buonarrotti, le charme presque féminin de Léonard semblait de la faiblesse.

Vinci se souvint des paroles de monna Lisa disant que jamais son rival ne lui pardonnerait son «calme plus fort que la tempête».

Michel-Ange ne trouvant plus quoi dire, dépité, eut un geste navré de la main et, se détournant vivement, s'éloigna de son pas lourd en marmonnant d'incompréhensibles paroles, la tête baissée et le dos voûté comme s'il portait sur ses épaules un énorme fardeau. Bientôt il disparut, pour ainsi dire fondu dans la poussière de la pluie rougie par le soleil.

Léonard continua son chemin.

Sur le pont, il fut rejoint par l'un des spectateurs de la scène, un petit homme vilain et remuant. L'artiste ne se souvenait ni de son nom, ni de son état, mais il le savait être malveillant.

Le vent sur le pont avait redoublé, sifflait dans les oreilles et piquait, glacial, le visage. Léonard suivait l'étroit passage sec, sans prêter attention à ce compagnon improvisé qui marchait près de lui dans la boue, ou frétillait comme un chien devant lui en lui parlant de Michel-Ange. Il était évident qu'il désirait saisir un mot de Léonard pour pouvoir le redire à son rival ou le colporter par la ville. Mais Léonard se taisait.

—Dites-moi, messer, insistait l'insupportable personnage, vous n'avez pas encore terminé le portrait de la Gioconda?

—Non, pas encore, répondit l'artiste fronçant les sourcils. Cela vous intéresse?

—Non... seulement... quand on songe que depuis trois ans vous travaillez à ce tableau et que vous ne l'avez pas achevé... A nous autres profanes il nous semble déjà si parfait que nous ne pouvons nous figurer une œuvre plus finie!

Il sourit servilement.

Léonard le contempla avec dégoût. Cet homme malingre lui devint subitement tellement antipathique que s'il n'avait obéi qu'à son impulsion, il l'aurait saisi au collet et précipité dans la rivière.

—Que va-t-il advenir de ce portrait? continuait l'agaçant personnage. Car, peut-être, ne savez-vous pas encore messer Leonardo?

Visiblement, il cherchait à traîner la conversation en longueur.

Et tout à coup l'artiste sentit, à travers son dégoût, s'infiltrer en soi une crainte terrible. L'autre également flaira quelque chose, car il devint encore plus souple, plus fuyant: ses mains tremblèrent, ses yeux se prirent à clignoter.

—Ah! Seigneur Dieu! En effet, vous n'êtes de retour à Florence que de ce matin. Figurez-vous quel malheur! Pauvre messer Giocondo!... Il est veuf pour la troisième fois. Voici bientôt un mois que monna Lisa, de par la volonté de Dieu, a comparu...

Un voile noir glissa devant les yeux de Léonard. Un instant il crut qu'il allait tomber. Le petit homme le dévorait du regard.

Mais l'artiste fit sur lui-même un effort surhumain; son visage à peine pâli resta impénétrable pour son interlocuteur qui, désillusionné et englué dans la boue, dut s'arrêter à la place Frescobaldi.

La première pensée de Léonard lorsqu'il reprit ses esprits fut que son compagnon l'avait trompé, qu'il avait exprès inventé cette nouvelle pour se rendre compte de l'impression et raconter par toute la ville, ensuite, des détails sensationnels, sur la liaison amoureuse de Léonard et de la Gioconda.

La réalité de la mort, comme cela se produit toujours à la première minute, lui paraissait invraisemblable.

Mais le soir même il apprit tout. Revenant de Calabre où messer Francesco avait très avantageusement traité ses affaires, dans la petite ville de Lagonero, monna Lisa était morte de la fièvre putride, disaient les uns, d'une contagieuse maladie de la gorge, disaient les autres.

VI

La malchance poursuivit Léonard. Le canal conduisant l'Arno vers Pise, aboutit à une déconvenue. Les ingénieurs de Ferrare en rejetèrent toute la responsabilité sur Léonard. Puis ser Pierro étant venu à mourir, Léonard, étant à court d'argent, vendit ses droits d'héritage à un usurier. Ses frères lui intentèrent un procès, amassant contre lui toutes les vieilles accusations de magie, d'impiété, de sodomie, de haute trahison, de vol de cadavres dans les cimetières. A tous ces ennuis vint s'ajouter l'insuccès du tableau de la salle du Conseil.

Sa lenteur d'exécution et son dégoût pour la promptitude exigée par la peinture à la fresque étaient si fortement ancrés chez lui, qu'en dépit de l'avertissement donné par la Sainte Cène, Léonard décida de peindre quand même avec des couleurs à l'huile la bataille d'Anghiari. Le travail à moitié achevé, il chercha à sécher les couleurs à l'aide de brasiers perfectionnés; mais il dut bientôt se rendre compte que la chaleur n'influait que sur le bas du tableau et que le vernis de la partie supérieure gardait toujours sa moiteur. Après de nombreux et vains efforts, il dut se convaincre enfin que son second essai de peinture murale subirait le même sort que la Sainte Cène, et que de nouveau, comme l'avait dit Buonarotti, «il serait forcé de tout abandonner à sa courte honte».

Son tableau de la salle du Conseil lui causa un dégoût plus grand que l'affaire du canal de Pise et son procès contre ses frères.

Soderini le tourmentait par ses comptes minutieux en le menaçant du dédit convenu, et voyant l'inutilité de ses menaces accusa ouvertement Léonard de détournement d'argent du Trésor.

Mais lorsque, ayant emprunté à tous ses amis, l'artiste voulut lui rendre toutes les sommes touchées, messer Pierro refusa de les recevoir, et cependant, circulait à Florence, dans toutes les mains, colportée par les amis de Buonarotti, la lettre du gonfalonier au chancelier de la République florentine à Milan, qui sollicitait les services de Léonard pour le compte du lieutenant du roi de France en Lombardie, le seigneur Charles d'Amboise.

«Les actes de Léonard ne sont pas honnêtes, disait la lettre. Ayant exigé à l'avance une forte somme, et ayant à peine commencé le travail, il a tout abandonné, agissant dans cette affaire comme un traître vis-à-vis de la République.»

Une nuit d'hiver, Léonard était assis seul dans sa chambre de travail. Après la journée écoulée en préoccupations de toutes sortes, il se sentait fatigué et brisé comme après une nuit de fièvre et de délire. Il tenta de s'occuper; commença des calculs; puis une caricature; essaya de lire; mais rien ne l'intéressait, l'insomnie persistait. Il écoutait les hurlements du vent et se souvenait des paroles de Machiavel: «Le plus terrible dans l'existence, ce ne sont ni les préoccupations, ni la pauvreté, ni le chagrin, ni la maladie, ni même la mort: mais l'ennui!» Il se leva, prit une lumière, ouvrit la porte de la chambre voisine, entra, s'approcha du tableau posé sur le chevalet et recouvert d'une étoffe à plis lourds, qu'il rejeta.

C'était le portrait de monna Lisa Gioconda.

Il ne l'avait pas regardé depuis la dernière séance et il lui semblait qu'il le voyait pour la première fois. Et il découvrit une telle puissance de vie dans ce visage qu'il en éprouva un malaise devant son œuvre. Il se souvint de la croyance superstitieuse concernant certains portraits envoûtés qui, percés à l'aide d'une aiguille, occasionnaient la mort du modèle. Pour lui, il avait agi en sens contraire, enlevant la vie à une vivante pour la donner à une morte.

Tout en elle était lumineux et exact. Il semblait qu'en la fixant attentivement, on eût vu la poitrine se soulever, le sang battre sous les artères et l'expression du visage se transformer. Et en même temps elle était chimérique, lointaine et étrangère, plus antique dans son immortelle jeunesse que la base des rochers basaltiques qui formait le fond du portrait.

Seulement à ce moment, comme si la mort lui eût dessillé les yeux, il comprit que le charme de monna Lisa était ce qu'il avait cherché avec une si infatigable curiosité dans toute la nature. Et c'était elle, maintenant, qui l'éprouvait. Que voulait dire le regard de ces yeux, reflétant son âme à lui, à l'infini, comme un miroir un autre miroir?

Répétait-elle ce qu'elle n'avait achevé de dire lors de leur dernière entrevue: «Il faut autre chose que la curiosité pour pénétrer les plus profonds et peut-être les plus merveilleux mystères de la caverne.»?

Ou bien était-ce l'indifférent sourire avec lequel les morts contemplent les vivants?

Il savait que s'il l'avait voulu, elle ne serait pas morte. Mais jamais il n'avait considéré la mort d'aussi près.

Sous le regard caressant et froid de Gioconda, une insupportable terreur glaçait son cœur.

Et pour la première fois dans sa vie, il recula devant l'infini, sans oser le scruter, sans vouloir savoir.

D'un mouvement rapide, il abaissa l'étoffe sur la portrait, comme on rejette un suaire.


Au début du printemps, sur les instances du seigneur d'Amboise, Léonard obtint un congé de trois mois et partit pour Milan.

Il était aussi heureux de quitter sa patrie, exilé éternel, que vingt-cinq ans auparavant lorsqu'il avait aperçu pour la première fois les Alpes neigeuses, au-dessus de la plaine lombarde.

CHAPITRE XV

LA SAINTE INQUISITION.

1500-1513

«Connaissez tout le monde, mais vous, que personne ne vous connaisse.»

BASILEUS LE GNOSISTE.

I

Sur la demande pressante du seigneur Charles d'Amboise, l'artiste reçut de Sa Seigneurie Florentine un congé illimité et l'année suivante 1507, étant définitivement entré au service du roi de France, il s'installa à Milan, ne faisant plus que de rares voyages d'affaires à Florence.

Quatre ans s'écoulèrent.

Giovanni Beltraffio, qui à cette époque, était déjà considéré comme un maître habile, travaillait aux fresques de la nouvelle église de Saint-Maurice, appartenant au couvent de femmes, le Monasterio Maggiore, construit sur les ruines d'un ancien cirque romain et d'un temple de Jupiter. A côté, cachés par un mur très haut, se trouvaient le parc abandonné et le palais jadis superbe, des seigneurs de Carmagnola.

Les nonnes louaient cette terre et cette maison à l'alchimiste Galeotto Sacrobosco et à sa nièce Cassandra, revenus depuis peu à Milan.

Peu après la première invasion française, et le pillage de la masure de monna Sidonia, ils avaient quitté la Lombardie et, durant neuf ans, avaient erré en Grèce, dans les îles de l'Archipel, l'Asie Mineure, la Palestine et la Syrie. Des opinions étranges circulaient à leur sujet: les uns assuraient que l'alchimiste avait trouvé la pierre philosophale qui permettait de transformer l'étain en or; d'autres, qu'il avait soutiré de très fortes sommes au devâtdâr de Syrie et se les étant appropriées, s'était enfui; d'autres encore, que monna Cassandra avait vendu son âme au diable pour découvrir un trésor caché dans le temple d'Astarté, en Phénicie; d'autres enfin, qu'elle avait dévalisé à Constantinople un vieux marchand de Smyrne, prodigieusement riche, qu'elle avait charmé et enivré à l'aide de plantes maléfiques. Toujours était-il que, partis pauvres de Milan, ils y étaient revenus colossalement riches.

L'ancienne sorcière, Cassandra, l'élève de Demetrius Chalcondicus, l'émule de monna Sidonia, s'était transformée, ou plutôt, feignait d'être une des plus respectueuses filles de l'Église. Elle observait sévèrement les offices et les jeûnes et, par de généreux dons, avait acquis non seulement la protection des sœurs du Monasterio Maggiore, mais encore celle de l'archevêque.

Messer Galeotto vénérait toujours Léonard comme un maître et comme le dépositaire de la divine sagesse d'Hermès Trismégiste.

L'alchimiste avait rapporté de ses voyages, un grand nombre de livres rares datant du règne des Ptolémées et traitant de mathématiques. L'artiste lui empruntait ces livres qu'il envoyait prendre par Giovanni. Reprenant ses anciennes habitudes, Beltraffio de plus en plus souvent fréquenta chez les voisins de l'église Saint-Maurice, sous un prétexte ou sous un autre, en réalité uniquement pour voir Cassandra.

La jeune fille aux premières entrevues avait observé une certaine retenue, jouant à la païenne repentie, parlant de son désir de prendre le voile; puis, peu à peu, convaincue qu'elle n'avait rien à craindre, elle redevint confiante. Maintenant elle vivait en ermite; était ou semblait malade presque de façon continue, passait son temps, en dehors des offices, dans une chambre retirée où elle ne laissait pénétrer personne: une grande salle sombre, à fenêtres ogivales, donnant sur le jardin abandonné et défendue des regards indiscrets par une muraille de cyprès. L'installation de ce refuge tenait du musée et de la bibliothèque. On y voyait des antiquités orientales, des tronçons de statues grecques, des divinités égyptiennes taillées dans le granit noir, les pierres sculptées des gnosistes portant l'inscription «Abracsas», des parchemins byzantins durs comme de l'ivoire, des tuiles d'argile couvertes d'inscriptions assyriennes, des livres de mages persans, reliés de fer, et des papyrus de Memphis, transparents et tendres comme des pétales de fleur. Elle racontait à Giovanni ses voyages, les merveilles qu'elle avait vues, la solennité des temples de marbre blanc abandonnés des fidèles et érigés sur des rocs noirs rongés par la mer sous des cieux éternellement bleus; elle lui disait toutes les peines qu'elle avait endurées et les dangers qu'elle avait courus. Et, lorsqu'une fois il lui demanda ce qu'elle avait cherché dans ces voyages, pourquoi elle avait, endurant tant de tourments, amassé toutes ces antiquités, elle répondit par les mots de son père, Luigi Sacrobosco:

«Pour ressusciter les morts».

Et dans ses yeux s'alluma une flamme qui rappela à Giovanni l'ancienne sorcière Cassandra.

Elle avait peu changé. Son visage était toujours étranger à la joie et à la douleur, impassible, comme celui des antiques statues. Et plus inéluctablement que dix ans auparavant, le charme de la jeune fille attachait à elle Giovanni, éveillant en lui la curiosité, la peur et la pitié.

Durant son voyage en Grèce, Cassandra avait visité le village natal de sa mère, Mistra, perdu près des ruines de Lacédémone, parmi les collines brûlées du Péloponèse, et où, depuis un demi-siècle à peine, s'était éteint le dernier maître de la sagesse hellénique, Hémistos Pleuton. Là elle réunit les fragments de ses œuvres inédites, ses lettres, les traditions redites par ses disciples fidèles. Elle raconta à Giovanni son séjour à Mistra, et elle lui répéta à nouveau la prophétie de Pleuton:

«Peu d'années après ma mort, au-dessus de toutes les nations et de toutes les tribus, resplendira une religion unique, et tous les hommes s'uniront en une même foi.» Et quand on lui demandait «Laquelle?» Il répondait: La foi de l'antique paganisme.»

—Plus d'un demi-siècle s'est écoulé depuis la mort de Pleuton, répliqua Giovanni. Et la prophétie ne s'est pas accomplie. Y croyez-vous véritablement encore, monna Cassandra?

—Pleuton ne possédait pas la connaissance exacte, dit-elle avec calme. Il se trompait souvent, parce qu'il ignorait beaucoup de choses.

—Quelles choses? interrogea Giovanni.

Et, subitement, sous le regard profond, scrutateur de Cassandra, il sentit son cœur défaillir.

En guise de réponse, elle prit sur une planche un vieux parchemin, la tragédie d'Eschyle Prométhée enchaîné, et lut quelques strophes. Giovanni comprenait quelque peu le grec, et ce qu'il ne comprenait pas, elle le lui expliquait.

—Giovanni, ajouta-t-elle après un silence, as-tu entendu parler de l'homme qui, il y a dix siècles, ainsi que le philosophe Pleuton, rêvait de ressusciter les dieux morts, l'empereur Flavius Claudius Julien?

—Julien l'Apostat?

—Oui, celui qui, à ses ennemis Galiléens et à soi-même, semblait un apostat, mais n'a pas osé l'être...

Elle s'arrêta, hésitant à achever sa pensée, puis ajouta tout bas:

—Si tu savais, Giovanni, si je pouvais tout te dire! Mais non, il est trop tôt encore. Je ne te dirai que ceci: il existe un dieu parmi les dieux olympiens, plus proche que tous les autres de ses frères ténébreux; un dieu lumineux et sombre comme le crépuscule matinal, impitoyable et bienfaisant comme la mort, descendu sur la terre et ayant donné aux mortels l'oubli mortel—feu nouveau du feu de Prométhée—dans son propre sang, dans l'enivrement du suc des vignes. Qui parmi les hommes, ô mon frère, comprendra et dira à l'univers que la sagesse du couronné de pampres est égale à celle du couronné d'épines? As-tu compris de qui je parle, Giovanni? Sinon, tais-toi, n'interroge pas, car en cela réside un mystère dont on ne peut encore parler.

Les derniers temps, Giovanni avait senti naître en lui une hardiesse de pensée qui lui était inconnue. Il ne craignait rien, parce qu'il n'avait rien à perdre. Il sentait que, ni la foi de fra Benedetto, ni la science de Léonard ne calmeraient ses tourments, ne résoudraient les doutes dont son âme se mourait. Seulement, dans les sombres prophéties de Cassandra, il croyait distinguer vaguement la plus terrible et l'unique voie de conciliation, et il l'y suivait avec une bravoure désespérée.

Ils devenaient chaque jour plus intimes.

Une fois, il lui demanda pourquoi elle ne dévoilait pas aux gens ce qui lui semblait la vérité.

—Tout n'est pas pour tous, répondit Cassandra. La confession des martyrs, comme le miracle, sont nécessaires aux foules, car seuls ceux qui ne croient pas meurent pour la Foi, pour la prouver aux autres et à eux-mêmes. Crois-tu que la mort de Pythagore aurait affirmé les vérités géométriques découverts par lui? La Foi complète est muette et son mystère est au-dessus de la confession, comme l'a dit le Maître: «Connaissez tout le monde, mais vous, que personne ne vous connaisse.»

—Quel maître? demanda Giovanni.

Et il songea:

«Léonard pourrait le dire; lui aussi connaît tout le monde et personne ne le connaît.»

—Le gnosiste égyptien Basileus, répliqua Cassandra, en expliquant que le nom de gnosiste, «Initié», était donné aux grands maîtres des premiers siècles du christianisme pour lesquels la foi complète et la science complète ne formaient qu'un tout homogène.

La tristesse de Giovanni augmentait à ces récits et en même temps se calmait à l'idée que dix siècles avant lui des gens avaient souffert comme lui, s'étaient débattus contre la dualité, sombraient dans les mêmes contradictions et les mêmes tentations. Il y avait des moments où il s'éveillait de ces pensées, comme d'un long enivrement ou d'un délire. Et alors, il lui semblait que monna Cassandra se vantait, qu'en réalité elle ne savait rien. La peur s'emparait de lui, il voulait fuir. Mais il était trop tard. La curiosité l'entraînait vers elle, et il sentait qu'il ne s'en irait pas avant d'avoir tout appris, qu'elle le sauverait ou qu'il se damnerait avec elle. A ce moment arriva à Milan le célèbre docteur en théologie, l'inquisiteur fra Giorgio da Cazale. Le pape Jules II, inquiet des rapports qui lui parvenaient sur l'extraordinaire propagation de la sorcellerie dans la province lombarde, l'y envoyait nanti de pleins pouvoirs. Les nonnes du couvent Maggiore et ses protecteurs au palais épiscopal avertirent monna Cassandra du danger qu'elle courait. Ils savaient bien qu'une fois entre les mains de l'inquisiteur aucune protection ne la sauverait et ils décidèrent de se cacher en France, en Angleterre ou en Hollande.

Un matin, deux jours avant le départ de Cassandra, Giovanni causait avec elle, dans la salle retirée du Palazzo Carmagnola.

Le soleil pénétrant dans la pièce, à travers les branches noires veloutées des cyprès, semblait pâle comme un clair de lune; le visage de la jeune fille était particulièrement beau et impénétrable. A cet instant de la séparation, Giovanni sentit seulement combien elle lui était chère. Il lui demanda:

—Nous reverrons-nous encore, me révélerez-vous le suprême mystère dont vous m'avez parlé?

Cassandra le regarda, muette, puis prit dans une cassette une pierre carrée d'un vert transparent. C'était la célèbre Tabula Smaragdina, la table d'émeraude, trouvée soi-disant dans une grotte près de Memphis entre les mains d'une momie d'hiérophante, dans lequel, selon la tradition, s'était incarné Hermès Trismégiste, le dieu égyptien Osiris. L'émeraude portait gravé sur une des faces en lettres coptes et sur l'autre en vieux caractères grecs:

Le ciel en haut, le ciel en bas,

Les étoiles en haut, les étoiles en bas,

Tout ce qui est en haut est en bas,

Si tu comprends—gloire à toi!

—Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Giovanni.

—Viens chez moi cette nuit, répondit Cassandra solennellement. Je te dirai tout ce que je sais moi-même, entends-tu, absolument tout. Et maintenant, selon la coutume, avant de nous séparer, vidons la dernière coupe fraternelle.

Elle prit un petit vase de grès bouché avec de la cire, en versa le contenu—un vin épais comme de l'huile, doré et rosé, répandant un étrange parfum—dans une antique coupe de chrysolithe portant ciselés sur les bords le dieu Dionysos et les bacchantes. Puis s'approchant de la croisée, elle éleva la coupe comme pour une offrande. Sous les rayons pâles du soleil, dans la transparence des parois, les corps nus des bacchantes se rosirent de sang.

—Il était un temps, Giovanni, dit Cassandra encore plus bas, où je croyais que ton maître Léonard possédait la dernière, la plus haute sagesse, car son visage est si beau, qu'il semble incarner le dieu olympien et le Titan des ténèbres. Mais maintenant je vois que lui aussi aspire et n'atteint pas, cherche et ne trouve pas, sait mais ne discerne pas. Il est le précurseur de celui qui le suit et qui est au-dessus de lui. Buvons ensemble, mon frère, cette coupe d'adieu en l'honneur de l'Inconnu que nous appelons tous deux: au dernier Réconciliateur.

Respectueusement, dévotieusement, comme si elle accomplissait un superbe mystère, Cassandra but la moitié de la coupe et la tendit à Giovanni.

—Ne crains rien, observa-t-elle, elle ne contient pas de charmes défendus. C'est un vin pur et sacré, fait des grappes de la vigne de Nazareth. C'est le sang le plus pur de Dionysos le Galiléen.

Lorsqu'il eut bu, elle lui posa tendrement ses deux mains sur les épaules et murmura très vite, insinuante:

—Viens ce soir si tu veux tout savoir, viens; je te conterai un secret que je n'ai confié à personne, je te dévoilerai le dernier tourment et la dernière joie dans lesquels nous seront unis pour l'éternité, pareils au frère et à la sœur, à deux fiancés.

Et dans le rayon de soleil, pénétrant à travers les branches épaisses des cyprès, elle approcha de Giovanni son visage sévère, blanc comme le marbre, impassible sous l'auréole de ses cheveux noirs, vivants tels les serpents de Médée, ses lèvres rouges comme du sang, ses yeux jaunes comme de l'ambre.

Une terreur connue glaça le cœur de Beltraffio et il songea:

«La Diablesse blanche!»

A l'heure convenue, il se trouva devant la grille du Palazzo Carmagnola. La porte était fermée. Longtemps il frappa sans qu'on vînt lui ouvrir. Enfin, effrayé, il heurta à la porte du Monasterio Maggiore et apprit l'affreuse nouvelle: l'Inquisiteur du pape Jules II, fra Giorgio da Cazale était arrivé inopinément à Milan et de suite avait ordonné de se saisir de l'alchimiste Galeotto Sacrobosco et de sa nièce monna Cassandra.

Galeotto avait eu le temps de s'enfuir. Monna Cassandra se trouvait déjà dans les geôles de la Sainte Inquisition.

II

Zoroastro da Peretola ne mourut pas, mais ne se guérit pas non plus des suites de sa chute survenue lorsqu'il essayait ses ailes. Pour toute son existence il resta infirme. Il avait désappris de parler, marmonnait des mots bizarres que seul le maître savait comprendre. Ou bien il rôdait par la maison, balancé sur ses béquilles, énorme, difforme, hérissé, pareil à un oiseau malade. Il écoutait les conversations, cherchant à deviner; ou bien, assis dans un coin, ne prêtant attention à personne, il enroulait du fil sur des bobines, rabotait des planches ou encore, durant des heures entières, avec un sourire béat, agitant ses bras ainsi que des ailes, il ronronnait une chanson—toujours la même; puis contemplant le maître, se prenait à pleurer. A ces moments, il semblait si pitoyable que Léonard se détournait et sortait. Mais il n'avait pas le courage de se séparer d'Astro. Jamais il ne l'abandonnait, s'inquiétait de lui, lui envoyait de l'argent et, à peine installé quelque part, le prenait dans sa maison.

Les années se suivaient et cet infirme était comme le vivant reproche, l'éternelle raillerie des efforts de Léonard pour doter d'ailes l'humanité.

Il ne plaignait pas moins un autre de ses élèves, celui peut-être qui était le plus proche de son cœur, Cesare da Sesto.

Ne se contentant pas d'imiter, Cesare voulait être lui-même. Mais le maître l'anéantissait, l'absorbait. Pas assez faible pour se soumettre, pas assez fort pour triompher, Cesare se tourmentait, s'envenimait et ne parvenait jusqu'à la fin ni à se sauver, ni à se perdre. Ainsi que Giovanni et Astro, il était infirme, ni vivant, ni mort, simplement un de ceux que Léonard avait gâtés en leur «jetant un sort».

Andrea Salaino prévint Léonard de la correspondance secrète de Cesare avec les élèves de Raphaël Sanzio qui travaillait aux fresques du Vatican, auprès du pape Jules II. Parfois il semblait au Vinci que Cesare préparait une trahison.

Mais plus dangereuse que les trahisons était la fidélité zélée de ses amis.

Sous le nom de «Accademia de Leonardo», il se fonda à Milan une école de jeunes peintres lombards, en partie élèves du Vinci, s'imaginant qu'ils suivaient les traces du grand maître. De temps à autre il observait l'éclosion de ces multiples disciples et parfois un sentiment de dégoût s'élevait en lui en voyant tout ce qui était sacré pour lui devenir la proie de la foule: le visage du Christ de la Sainte Cène trahi, le sourire de la Gioconda impudiquement dévoilé.

Une nuit d'hiver, assis dans sa chambre, il écoutait les sifflements et les râles du vent, tout comme le jour où il avait appris la fin de Gioconda. Il pensait à la mort.

Tout à coup on frappa à la porte. Il se leva et ouvrit. Devant lui apparut un jeune homme de dix-huit ans, aux yeux bons et gais, les joues rosies par le froid, des étoiles de neige fondant dans ses cheveux roux.

—Messer Leonardo! s'écria l'adolescent. Me reconnaissez-vous?

Léonard le contempla et subitement se souvint de son petit ami de Vaprio: Francesco Melzi.

Il l'embrassa paternellement.

Francesco lui conta qu'il venait de Bologne où son père s'était réfugié lors de l'invasion française de 1500. Malade depuis de longues années, il s'était éteint dernièrement, et Francesco était parti à la recherche de Léonard, se souvenant de sa promesse.

—Quelle promesse?

—Comment? Vous avez oublié? Et moi pauvre qui espérais le contraire. Remémorez-vous, maître: c'était à la veille de notre séparation, au village de Mandello, près du lac Locco, au pied du mont Campione. Nous descendions dans une mine abandonnée.

—Oui, oui! je me souviens! s'écria joyeusement Léonard.

—Je sais, messer Leonardo, que je ne vous suis pas utile. Mais je ne vous gênerai pas. Ne me chassez pas. Au fond qu'importe! je ne partirai pas. Faites de moi ce que vous voudrez—je ne vous quitterai jamais.

—Mon enfant chéri! murmura Léonard.

Et sa voix trembla.

De nouveau il l'embrassa, et Francesco se blottit contre sa poitrine avec la même tendre confiance que lorsque Léonard le portait sur ses bras, tout petit garçon, en descendant l'escalier rapide de la mine abandonnée.

III

Depuis que l'artiste avait quitté Florence en 1507, il avait été nommé peintre de la cour du roi de France, Louis XII. Mais ne recevant pas d'appointements, il était forcé de compter sur les faveurs du hasard. Souvent on l'oubliait et il ne savait pas attirer l'attention sur lui, car il travaillait toujours plus lentement à mesure qu'il avançait en âge. Comme auparavant, toujours nécessiteux et toujours embrouillé dans les questions d'argent, il empruntait à tout le monde, même à ses élèves, et sans payer ses anciennes dettes, s'en créait de nouvelles. Il écrivait au seigneur d'Amboise et au trésorier Florimond Robertet des lettres aussi humbles que jadis à Ludovic le More. Dans les antichambres, parmi une foule de solliciteurs, il attendait patiemment son tour, quoiqu'avec la vieillesse, les escaliers d'autrui lui parussent de plus en plus raides, le pain d'autrui plus amer. Il se sentait aussi inutile au service des rois, qu'à celui du peuple—partout et toujours étranger. Tandis que Raphaël, profitant de la générosité du pape, de malheureux était devenu riche patricien romain; que Michel-Ange amassait une fortune—Léonard restait l'errant sans abri, ne sachant où poser sa tête pour mourir.

Ces dernières années, il ressentait une grande fatigue des variations continuelles de la politique. Élever des arcs triomphaux ou arranger les ailes mécaniques des anges en bois l'ennuyait. Il lui semblait que l'heure du repos était venue.

Il prit la résolution de quitter Milan et de s'engager au service des Médicis.

Quelques jours avant son départ de Milan, la nuit même où furent brûlés cent trente sorciers et sorcières, les moines de l'abbaye de San Francesco trouvèrent dans la cellule de fra Benedetto, l'élève de Léonard, Giovanni Beltraffio, étendu sur le sol sans connaissance. Évidemment, c'était un accès semblable à celui qui l'avait atteint quinze ans auparavant lors de la mort de Savonarole. Mais cette fois Giovanni guérit vite; seulement, parfois, dans ses yeux indifférents, sur son visage étrangement impassible, presque mort, se lisait une expression qui inspirait plus de crainte à Léonard que son ancienne maladie.

Conservant toujours l'espoir de le sauver en l'éloignant de sa personne, de son «mauvais œil», le maître lui conseillait de rester à Milan près de fra Benedetto, jusqu'à son complet rétablissement. Mais Giovanni le supplia de ne pas l'abandonner, de le prendre avec lui à Rome, avec une telle insistance, un tel désespoir doux, que Léonard ne sut pas lui refuser.

Les troupes françaises approchaient de Milan. La populace se révoltait. Il n'y avait pas de temps à perdre.

Comme jadis lorsqu'il quittait Laurent de Médicis pour aller chez le More, le More pour César, César pour Soderini, Soderini pour Louis XII, Léonard maintenant se rendait auprès de son nouveau protecteur, Julien de Médicis, avec une résignation ennuyée, continuant, éternel errant, ses voyages sans espoir.

«Le 23 septembre 1513—inscrivait-il méticuleusement dans son journal—j'ai quitté Milan pour Rome, avec Francesco Melzi, Salaino, Cesare, Astro et Giovanni.»

CHAPITRE XVI

LÉONARD DE VINCI, MICHEL-ANGE ET RAPHAEL

1513-1515.

La patience pour les outragés est comme le vêtement de ceux qui grelottent; à mesure que le froid augmente, habille-toi plus chaudement et tu ne sentiras pas le froid. Ainsi au moment des grands outrages, augmente ta patience et l'offense n'atteindra pas ton âme. Ingiurio offendere no si potramo la tua mente.

LÉONARD DE VINCI

I

Le pape Léon X, fidèle aux traditions des Médicis, avait su se poser en grand protecteur des sciences et des lettres. Après avoir appris sa nomination, il dit à son frère Julien:

—Jouissons du pouvoir auguste, puisque Dieu nous l'a accordé.

Et son bouffon favori, le moine fra Mariano, avec une dignité philosophique, ajouta:

—Vivons pour notre bon plaisir, Saint-Père, car tout le reste ne compte pas!

Et le pape s'entoura de poètes, de musiciens, de peintres et de savants.

Lorsque François Ier, après sa victoire sur le pape, exigea de lui en cadeau la statue nouvellement découverte de Laocoon, Léon X déclara qu'il se séparerait plutôt d'une relique que de ce chef-d'œuvre.

Le pape aimait ses savants et ses artistes, mais il aimait davantage encore ses bouffons. Il dépensait des sommes fantastiques pour des festins, mais se distinguait par une grande sobriété, étant atteint d'une affection stomacale. Cet épicurien souffrait d'une maladie incurable, une fistule purulente. Son âme, ainsi que son corps, était dévorée par une plaie secrète: l'ennui, un ennui dont rien ne pouvait le distraire.

En politique seulement, il retrouvait son véritable tempérament: il était aussi froidement cruel et aussi parjure qu'Alexandre Borgia.

Quelques jours après son arrivée à Rome, Léonard attendait son tour d'audience au Vatican en écoutant le récit des prouesses du nain Baraballo, nouvellement envoyé des Indes à Sa Sainteté.

—Savez-vous, messer, murmura à l'oreille du peintre son voisin de banquette qui depuis deux mois n'avait pu encore obtenir d'audience, savez-vous qu'il existe un moyen de se faire recevoir incontinent par Sa Sainteté? Il n'y a qu'à se déclarer bouffon.

Léonard ne suivit pas ce bon conseil et de nouveau, sans avoir été reçu, se retira.

Depuis quelque temps, l'artiste était assailli par d'étranges pressentiments, qui lui semblaient inexplicables. Les préoccupations matérielles, son insuccès à la cour de Léon X et de Julien de Médicis, ne le tourmentaient pas, il y était dès longtemps habitué. Et cependant une inquiétude angoissante s'emparait de lui. Particulièrement en cette soirée ensoleillée d'automne, en revenant du Vatican, son cœur se serrait comme à l'approche d'une grande douleur.

En rentrant chez lui, il trouva Astro occupé à raboter des planchettes, et, selon son habitude, il se balançait en psalmodiant sa chanson triste.

Le cœur de Léonard se crispa davantage.

—Qu'as-tu, Astro? demanda-t-il tendrement en posant sa main sur la tête de l'infirme.

—Rien, répondit le mécanicien en fixant sur le maître un regard scrutateur, presque raisonnable et même malin. Moi, je n'ai rien. Mais voilà Giovanni... Après tout, il est mieux ainsi. Il s'est envolé...

—Que dis-tu, Astro? Où est Giovanni? murmura Léonard.

Sans prêter attention au maître, l'infirme se remit à l'ouvrage.

—Astro, insista Léonard en lui prenant la main. Je te prie, mon ami, souviens-toi; que voulais-tu dire? Où est Giovanni? J'ai besoin de le voir de suite. Où est-il?

—Mais ne le savez-vous donc pas? Il est là-haut. Il s'est envolé... éloigné...

Astro cherchait le mot, mais le son n'existait plus dans sa mémoire. Cela lui arrivait souvent. Il mélangeait des sons différents, même des mots entiers, employant l'un pour l'autre.

—Vous ne savez pas? répéta-t-il tranquillement. Eh bien! Allons. Je vous le montrerai. Seulement ne vous effrayez pas. Il est mieux ainsi.

Il se leva et se balançant disgracieusement sur ses béquilles, il précéda Léonard.

Ils montèrent au grenier.

La chaleur y était étouffante par suite de l'échauffement des tuiles par le soleil. A travers la lucarne filtrait un rayon de soleil, rouge et poussiéreux. Lorsqu'ils entrèrent, une bande de pigeons effarés s'envola à grand bruit d'ailes.

—Voilà, dit toujours tranquillement Astro en désignant le fond sombre du grenier.

Et Léonard aperçut sous l'une des solives, Giovanni debout, raidi en une pose de statue, étrangement grandi et fixant sur lui des yeux démesurément ouverts.

—Giovanni! cria le maître.

Puis il pâlit et sa voix se brisa.

Il se précipita vers lui et voyant son visage convulsé lui prit la main. Elle était glacée. Le corps se balança, il était pendu à une forte corde de soie,—telle qu'en employait le maître pour sa machine volante,—attachée à un crochet de fer nouvellement vissé dans la poutre.

Astro s'approcha de la lucarne et regarda.

La maison se trouvait sur une hauteur et dominait les toits, les tours et les clochers de Rome, la campagne pareille à une mer d'un vert trouble sous les rayons du soleil couchant, avec de-ci de-là la ligne brisée des aqueducs romains, les monts Albano, Frascati, Rocca di Papa, et le ciel où se poursuivaient les hirondelles.

Astro regardait en clignant des yeux et un sourire béat sur les lèvres, il se balançait, agitait les bras comme des ailes et chantait sa chanson triste.

Léonard voulut fuir, appeler au secours, mais il ne put, pétrifié par l'horreur entre ses deux élèves—le mort et le dément.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques jours plus tard, en examinant les papiers de Beltraffio, Léonard trouva son journal et le lut attentivement:

«La Diablesse blanche—toujours et partout. Qu'elle soit maudite! Le dernier mystère—le Christ et l'Antechrist ne font qu'un. Le ciel en haut, le ciel en bas. Non, cela ne peut être; mieux vaut la mort. Je remets mon âme entre tes mains, Seigneur, afin que tu me juges».

Le journal de Giovanni se terminait sur ces mots, et Léonard comprit qu'ils avaient dû être écrits le jour même du suicide de Giovanni.

II

Après la mort de Giovanni, le séjour à Rome devint pénible à Léonard. L'incertitude, l'attente, l'inaction forcée l'énervaient. Ses livres, ses machines, ses essais, sa peinture, le dégoûtaient.

Léon X pour se défaire de Léonard qu'il n'avait pu encore recevoir, lui demanda de perfectionner la frappe de la monnaie papale. Ne dédaignant aucun ouvrage, fût-il le plus modeste, l'artiste exécuta cette commande dans la perfection, inventant une machine telle que les pièces de monnaie, inégales avant, en sortaient irréprochablement rondes.

A ce moment, par suite de ses anciennes dettes, l'état de ses affaires était tellement piteux, que la plus grande partie de ses appointements servait à payer les intérêts. Sans l'aide de Francesco Melzi, qui avait hérité de son père, Léonard aurait été réduit à la misère.

Durant l'été de 1514, il fut atteint de la malaria. C'était la première maladie sérieuse de son existence. Mais il n'admit pas de docteur auprès de lui et refusa tout médicament. Seul Francesco le soignait et chaque jour davantage Léonard s'attachait à lui; il estimait son amour simple et sincère qui faisait voir en lui au maître l'ange gardien de sa vieillesse.

L'artiste sentait qu'on l'oubliait et faisait parfois de vains efforts pour attirer l'attention.

Enfin, cédant aux prières de son frère Julien de Médicis, Léon X commanda à Léonard un petit tableau. Selon son habitude, remettant de jour en jour l'ouvrage, l'artiste s'occupa d'essais préparatoires, de perfectionnement de couleurs, d'inventions de nouveaux vernis.

En apprenant ces tâtonnements, Léon X s'écria avec un feint désespoir:

—Hélas! cet original ne fera jamais rien, car il songe à la fin avant d'entreprendre le commencement.

Les courtisans colportèrent la réflexion. L'arrêt de Léonard était prononcé. Léon X, grand connaisseur en matière d'art, avait exprimé sa condamnation. Pietro Bembo, Raphaël, le nain Baraballo et Michel-Ange pouvaient reposer en toute quiétude sur leurs lauriers: leur redoutable adversaire était anéanti.

Comme se donnant le mot, tout le monde se détourna de lui, l'oublia, comme on oublie les morts.

Léonard apprit impassiblement la réflexion du pape: il l'avait prévue et ne s'attendait à rien d'autre. Le soir même il écrivit dans son journal:

«La patience pour les offensés est le vêtement de ceux qui grelottent. A mesure que le froid augmente, habille-toi plus chaudement et tu ne sentiras pas le froid. Ainsi, au moment des grands outrages, augmente ta patience et l'offense n'atteindra pas ton âme.»

III

Le 1er jour de janvier 1515 le roi de France Louis XII mourut. Ne laissant pas d'enfants du sexe masculin, la couronne échut à son plus proche parent, le mari de sa fille Claude de France, le fils de Louise de Savoie, le duc d'Angoulême François de Valois, qui prit le nom de François Ier.

Dès son avènement au trône, le jeune roi entreprit la campagne qui avait pour but la conquête de la Lombardie. Avec une rapidité étonnante il traversa les Alpes, franchit le col d'Argentières, et inopinément se trouva en Italie; gagnant la bataille de Marignan, déposant Moretto, il se présenta en triomphateur à Milan.

A ce moment, Julien de Médicis se réfugiait en Savoie.

Voyant qu'il ne pourrait rien faire à Rome, Léonard se décida à tenter la chance auprès du nouveau roi et se rendit à Pavie, où se tenait la cour de François Ier.

Là, les vaincus organisaient des fêtes en l'honneur des vainqueurs. En sa qualité d'ancien mécanicien ducal, on pria Léonard d'y participer. Il construisit un lion automatique qui, traversant la salle, se dressa devant le roi sur ses pattes de derrière et, ouvrant sa poitrine, en laissa tomber, aux pieds de Sa Majesté, des lis blancs de France.

Ce jouet servit plus la gloire de Léonard que toutes ses œuvres et ses autres inventions.

François Ier conviait à son service les artistes et les savants italiens. Le pape ne voulant céder ni Raphaël, ni Michel-Ange, François Ier s'adressa à Léonard, lui proposant sept cents écus de traitement et le petit château du Cloux, en Touraine, près de la ville d'Amboise, entre Tours et Blois.

Léonard consentit, et, à soixante-quatre ans, éternel exilé, sans regretter son ingrate patrie, suivi de son vieux serviteur Villanis, de sa servante Mathurine, de Francesco Melzi et de Zoroastro de Peretola, au début de l'année 1516, il quitta Milan pour la France.

IV

La route, à cette époque, était pénible, à travers le Piémont, jusqu'à Turin, elle longeait la vallée de la Doria Riparia, affluent du Pô, puis coupait le chemin du col de Fréjus, le mont Thabor et le mont Cenis. Les mules, secouant leurs grelots, grimpaient un étroit sentier. En bas, dans la vallée le printemps s'annonçait; en haut l'hiver régnait encore. Dans le pâle ciel matinal, la masse neigeuse des Alpes brillait comme éclairée par un feu intérieur.

A un tournant de la route, Léonard mit pied à terre. Il voulait voir les montagnes de plus près. Les guides lui indiquèrent un chemin de traverse plus ardu encore que celui des mules, et, aidé de Francesco, il en résolut l'ascension.

Lorsque le bruit des grelots eut cessé, un calme imposant les environna; ils n'entendaient plus que les battements de leur cœur et, de temps à autre, le grondement sourd des avalanches, pareil au grondement du tonnerre, répété par l'écho.

Ils grimpaient toujours plus haut et plus haut. Léonard s'appuyait sur le bras de Francesco.

—Regardez, regardez, messer Leonardo, s'écria le jeune homme en désignant le précipice sous leurs pieds. Voici de nouveau la vallée de Doria Riparia! C'est probablement pour la dernière fois. Nous ne la verrons plus. Là-bas, voilà la Lombardie, l'Italie, ajouta-t-il plus bas.

Ses yeux brillèrent, joyeux et tristes à la fois.

Il répéta plus bas encore:

—Pour la dernière fois.....

Le maître regarda l'endroit que lui désignait Francesco, là où se trouvait la patrie, et son visage resta impassible. Silencieux, il se détourna et, de nouveau, se reprit à monter vers les cimes des neiges éternelles, les glaciers du mont Thabor, du mont Cenis et du Rocchio Melone.

Sans se soucier de la fatigue, il marchait maintenant si vite que Francesco, qui s'était arrêté, ne parvenait pas à le rejoindre.

—Où allez-vous, maître? criait-il. Ne voyez-vous pas? Il n'existe plus de sentier. On ne peut monter plus haut. Il y a un précipice. Prenez garde!

Mais Léonard, sans l'écouter, montait toujours, se riant des vertigineux abîmes.

Et, devant ses yeux, les masses glacées s'élevaient, tel un mur géant dressé par Dieu entre les deux mondes. Elles l'appelaient à elles, l'attiraient, comme si derrière elles se cachait le dernier mystère, l'unique, que désirait ardemment sa curiosité. Chères et désirées, quoique séparées de lui par des abîmes infranchissables, elles lui semblaient proches au point de les atteindre avec la main et le considéraient comme les morts doivent considérer les vivants—avec un éternel sourire semblable à celui de la Joconde.

Le visage pâle de Léonard s'illuminait de la pâleur des glaciers. Il leur souriait. Et, en regardant ces énormes blocs de glace debout dans le ciel froid, il songeait à la Joconde et à la mort, comme à un tout indivisible.

CHAPITRE XVII

LA MORT.—LE PRÉCURSEUR AILÉ.

1516-1519

Pareil aux anges, tu as des ailes.

(Inscription sur l'Icône de saint Jean-Baptiste).

Les ailes seront,

LÉONARD DE VINCI.

I

Au cœur même de la France, dominant la Loire, se trouvait le château royal d'Amboise. Le soir, au crépuscule, se reflétant dans le fleuve désert, blanc crème et vert pâle, il paraissait léger comme une apparition, vaporeux comme un nuage.

De la tour, la vue s'étendait sur un bois de chênes, sur des prés, sur les rives de la Loire, transformées au printemps en de vastes champs de pavots rouges et de lin bleu. Cette vallée embrumée rappelait la Lombardie, comme l'eau verte de la Loire rappelait l'Adda, avec cette différence que l'une était impétueuse et jeune, et l'autre, calme, lente, fatiguée et vieille.

Au pied du château, se pressaient les chaumières d'Amboise, toits pointus couverts d'ardoise noire, scintillante au soleil et hautes cheminées de brique.

Dans les rues tortueuses tout respirait l'antiquité.

Au-dessous des corniches et des linteaux, dans les encoignures des croisées, se voyaient, taillés dans la pierre blanche, de gros moines réjouis ramassés sur leurs jambes, de jeunes clercs, de graves docteurs à épaulières à l'expression préoccupée et concentrée. Les mêmes visages se rencontraient dans les rues de la ville: tout respirait le bourgeois cossu, soigneux, parcimonieux, froid et dévot.

Lorsque le roi arrivait à Amboise pour chasser, la ville s'animait: les rues s'emplissaient d'aboiements, de sons de cors; les vêtements des seigneurs de la cour y mettaient un scintillement inaccoutumé; la nuit, du château parvenaient des airs de danses et les murs se pourpraient à la lueur des torches.

Mais le roi parti de nouveau, la petite ville se replongeait dans son silence; durant la semaine, elle semblait morte et ne s'éveillait que le dimanche à l'heure de la grand'messe ou les soirs d'été durant lesquels les enfants organisaient des rondes. Et lorsque la chanson se taisait, régnait un silence profond, troublé seulement par le son métallique de l'horloge sonnant les heures, au-dessus de la tour de l'Horloge, et les cris des cygnes sauvages sur les bancs de sable de la Loire qui reflétait, unie tel un miroir, le ciel d'un bleu vert.

A dix minutes du château, sur le chemin du moulin Saint-Thomas, se trouvait un tout petit castel, le Cloux, ayant appartenu jadis à l'armurier du roi Louis XII.

Une haute haie l'entourait d'un côté, de l'autre une petite rivière. Droit devant la maison s'étendait une pelouse; un pigeonnier émergeait entre les ifs et les noisetiers, dont l'ombre faisait paraître l'eau immobile comme l'eau d'un étang. Le sombre feuillage des marronniers et des ormes formait un fond propice au château de briques roses et de pierre blanche encadrant les croisées et les portes ogivales. Ce petit bâtiment à toit pointu et à tour octogonale tenait de la villa campagnarde et de la maison de ville. Reconstruit quarante ans auparavant, il semblait encore neuf, gai et hospitalier.

Tel était ce petit castel dans lequel François Ier installa Léonard de Vinci.

II

Le roi reçut affablement l'artiste, causa longuement avec lui de ses travaux passés et de ses projets futurs, l'appelant respectueusement «Mon père» et «Maître».

Léonard proposa de reconstruire le château d'Amboise et d'établir un énorme canal qui devait transformer les marais de la Sologne en un florissant jardin, réunir la Loire à la Saône près de Mâcon et traversant Lyon—le cœur de la France—rattacher la Touraine à l'Italie, ouvrant ainsi une nouvelle voie de l'Europe septentrionale à la mer Méditerranée.

Le roi approuva fort le projet de ce canal et dès son arrivée à Amboise, l'artiste explora le pays.

Tandis que François Ier chassait, Léonard étudiait le terrain de la Sologne près de Romorantin, le courant des affluents de la Loire et du Cher, calculait le niveau des eaux, composait des dessins et des cartes.

Errant dans la région, il s'arrêta un jour à Loches. Là se trouvait un vieux château dans le donjon duquel pendant huit ans avait été incarcéré l'infortuné duc de Lombardie, Ludovic le More.

Le vieux geôlier raconta à Léonard comment, caché dans une charrette sous un tas de paille, Ludovic avait tenté de fuir; mais ignorant les chemins, il s'était égaré dans le bois, et le lendemain matin rejoint par les traqueurs, il avait été découvert par les chiens de chasse dans un buisson.

Le duc de Milan avait passé ses dernières années en des réflexions morales, alternées de prières et de lectures, particulièrement de la Divine Comédie du Dante. A cinquante ans, il paraissait déjà un vieillard. Seulement, lorsque parvenaient jusqu'à lui les nouvelles des changements politiques, dans ses yeux s'allumait l'ancienne flamme.

Le 17 mai 1508, après une courte maladie, il s'était doucement éteint.

Quelques mois avant sa mort, Ludovic s'était découvert une distraction: il avait sollicité des couleurs et des pinceaux et entrepris de peindre les murs et les plafonds de sa prison.

Sur les murs écaillés par l'humidité, Léonard retrouva quelques traces de ces peintures: des ornements compliqués, des étoiles, des rosaces et une tête de guerrier romain avec cette inscription en langue française estropiée: Je porte en prison pour ma devise que je m'arme de pacience par force de peines que l'on me fait porter.

Une autre inscription en lettres de trois coudées s'étalait sur le plafond, plus incorrecte encore: Celui qui—net pas contan.

En lisant ces pitoyables inscriptions, en examinant ces dessins maladroits, l'artiste se souvenait de Ludovic le More, admirant avec un bon sourire les cygnes qui voguaient dans les fossés du palais de Milan.

»Qui sait? songea Léonard, cet homme portait peut-être en soi l'amour de la beauté qui l'excusera au jugement suprême?»

Méditant sur le sort malheureux du duc, il se souvint des récits rapportés par un voyageur espagnol, au sujet de la mort de son autre protecteur, César Borgia. Le successeur d'Alexandre VI, Jules II, avait traîtreusement livré César à ses ennemis. Emmené en Castille et incarcéré dans la tour Medina del Campo, César s'était enfui avec une adresse et un courage incroyables, descendant, à l'aide d'une corde, d'une hauteur vertigineuse. Les geôliers eurent le temps de couper la corde. Il tomba, se blessa sérieusement, mais conserva assez de présence d'esprit pour, revenu à lui, ramper jusqu'aux chevaux préparés par ses complices et s'enfuir au galop. Puis, ayant gagné Pampelune, il s'était présenté à la cour de son beau-frère, le roi de Navarre, et prit du service comme condottiere.

A la nouvelle de la fuite de César, la terreur se répandit en Italie. Le pape tremblait. On mit la tête du duc au prix de dix mille ducats.

Durant l'hiver 1507, dans une rencontre avec les mercenaires du comte de Baumont, après avoir pénétré dans les rangs de l'ennemi, César, abandonné de ses hommes, fut traqué comme un fauve dans un ravin et, là, se défendant avec une vaillance désespérée, il était tombé, frappé de plus de vingt coups. Les mercenaires, tentés par ses armes et ses vêtements, après l'en avoir dépouillé, le laissèrent entièrement nu et expirant. La nuit, sortant du fort, les Navarrais l'avaient trouvé, mais sans pouvoir vraiment le reconnaître. Enfin, le petit page Juanito, retrouvant son seigneur, se jeta sur son cadavre, l'embrassant et sanglotant—il aimait César.

Le visage du mort, tourné vers le ciel, était superbe: il semblait qu'il avait dû expirer comme il avait vécu—sans peur et sans remords.

La duchesse de Ferrare, madonna Lucrezia, pleura jusqu'à la fin de ses jours son frère bien-aimé.

Les sujets du duc en Romagne, les bergers à demi sauvages et les agriculteurs des Apennins, conservèrent également de lui un tendre souvenir. Longtemps, ils se refusèrent à croire qu'il était mort et l'attendaient comme un libérateur, un dieu, espérant que tôt ou tard ils le reverraient, renversant les tyrans et défendant le peuple.

Comparant la vie de ces deux hommes, Ludovic et César, à la sienne propre, Léonard la trouvait plus salutaire et ne maudissait pas sa destinée.

III

Comme presque tous les projets de Léonard, le projet de la reconstruction du château d'Amboise et celui du canal de la Sologne n'aboutirent pas.

Convaincu par des conseillers raisonnables de l'irréalisation des projets trop hardis de Léonard, le roi peu à peu s'en désintéressa et bientôt les oublia. L'artiste comprit qu'en dépit de toute son affabilité, il ne devait attendre de François Ier rien de plus que de Ludovic, de César, de Soderini, de Léon X et de Médicis. Son dernier espoir d'être compris, de donner aux gens une petite partie de sa science, de ce qu'il avait amassé durant sa vie, ce dernier espoir le trahissait. Il décida de se renfermer en lui-même et de renoncer à toute action.

Au début du printemps 1517, Léonard revint au château de Cloux, malade, miné par la fièvre des marais. En été un mieux sensible se produisit, mais c'en était fait de sa santé.

L'artiste commença un étrange tableau.

A l'ombre de hauts rochers, parmi des plantes fleuries, un dieu couronné de raisin, les cheveux longs, efféminé, le visage pâle et langoureux, drapé dans une peau de daim, tenant un tyrse dans ses mains, les jambes croisées, écoutait, la tête inclinée, un sourire énigmatique sur les lèvres.

Dans la cassette de Beltraffio, Léonard avait trouvé une améthyste sculptée—probablement un cadeau de monna Cassandra—représentant Dionysos. A cette pierre étaient joints les vers d'Euripide: Les Bacchantes, traduits du grec et copiés par Giovanni. A plusieurs reprises Léonard relut ces fragments.

«O étranger, disait ironiquement Panthée au dieu méconnu, tu es superbe et possèdes tout ce qu'il faut pour fasciner les femmes: tes cheveux longs encadrent ton visage langoureux; tu te caches du soleil comme une vierge et gardes dans l'ombre la fraîcheur de ta peau, afin de séduire Aphrodite.»

Le chœur des Bacchantes, en opposition au roi irrespectueux, louait Bacchus «le plus terrible et le plus miséricordieux entre les dieux, donnant aux mortels l'ivresse de la joie parfaite».

Sur les mêmes feuillets, à côté des vers d'Euripide, Giovanni avait inscrit des passages du Cantique des Cantiques: «Buvez et enivrons-nous, bien-aimés.»

Laissant Bacchus inachevé, Léonard commença un tableau plus étrange encore: saint Jean-Baptiste. Il y travaillait avec un tel acharnement et une telle rapidité, qu'on aurait pu croire que ses jours étaient comptés, que chaque jour diminuait ses forces et qu'il avait hâte de dévoiler son plus secret mystère, celui que, durant toute sa vie, non seulement il n'avait confié à personne, mais qu'il n'avait même pas osé s'avouer.

En quelques mois le travail était assez avancé pour permettre de deviner la pensée de l'artiste. Le tableau représentait cette grotte obscure excitant la peur et la curiosité, et dont il avait souvent entretenu monna Lisa. Mais cette obscurité qui, tout d'abord, paraissait impénétrable, au fur et à mesure qu'on la contemplait devenait plus transparente, et les ombres les plus noires conservant leur mystère se fondaient avec le jour le plus clair, glissaient et s'anéantissaient en lui, comme une fumée, ou bien comme le son d'une lointaine musique. Et semblable au miracle, mais plus réel que tout ce qui puisse en approcher, plus vivant que la vie même, ressortait de cette obscurité le visage et le corps d'un adolescent nu, féminin, étrangement et séduisamment beau, rappelant les paroles de Panthée:

«Tes longs cheveux encadrent ton visage plein de langueur; tu te caches du soleil comme une vierge et tu conserves dans l'ombre ta pâleur pour séduire Aphrodite.»

IV

Un jour d'ennui, François Ier se souvint de son désir de visiter l'atelier de Léonard et en compagnie de quelques intimes, il se rendit au château de Cloux.

Sans se soucier ni de sa faiblesse, ni de sa fatigue, l'artiste travaillait avec acharnement à son Saint Jean-Baptiste.

Les rayons du soleil entraient de biais par les croisées de l'atelier, grande pièce froide à parquet carrelé et à plafond à poutrelles. Profitant de la dernière lumière, Léonard se hâtait d'achever la main droite du Précurseur désignant la croix.

Sous les fenêtres retentirent des pas et des voix.

—Personne, cria le maître à Melzi, entends-tu, je ne reçois personne. Dis que je suis malade ou sorti.

L'élève alla dans le vestibule pour congédier les importuns, mais reconnaissant le roi, il s'inclina respectueusement et ouvrit la porte.

Léonard eut à peine le temps d'abaisser la draperie sur le portrait de la Joconde—ce qu'il faisait toujours, n'aimant pas la laisser voir.

Le roi entra dans l'atelier.

Il était vêtu luxueusement, mais avec un goût plutôt criard, une trop grande profusion d'or, de broderies et de pierres précieuses. Il se parfumait à l'excès.

Il avait vingt-quatre ans. Ses courtisans assuraient que François Ier portait dans son physique une majesté telle, qu'il suffisait de le regarder pour deviner le roi.

Léonard selon la coutume voulut plier le genou devant lui, mais François le retint et s'inclinant lui-même, l'embrassa respectueusement.

—Il y a longtemps que je ne t'ai vu, maître Léonard, dit-il aimablement. Comment vas-tu? Que fais-tu? As-tu de nouveaux tableaux?

—Je suis continuellement malade, Sire, répondit l'artiste en éloignant le portrait de Joconde.

—Qu'est-ce? demanda le roi.

—Un vieux portrait, Sire. Votre Majesté l'a déjà vu.

—Qu'importe! montre. Tes tableaux sont tels que plus on les regarde et plus ils plaisent.

Voyant l'hésitation de l'artiste, un des seigneurs s'approcha du portrait et souleva la draperie.

Léonard fronça les sourcils. Le roi s'assit dans un fauteuil et longtemps regarda, silencieux.

—C'est étonnant, murmura-t-il enfin comme sortant d'un rêve. Voilà la plus ravissante femme que j'aie jamais vue! Qui est-ce?

—Madonna Lisa, la femme du citoyen florentin Giocondo, répondit Léonard.

—Quand l'as-tu peint?

—Il y a dix ans.

—Elle est toujours aussi jolie?

—Elle est morte, Sire.

—Maître Léonard de Vinci, dit le poète Saint-Gelais, a travaillé cinq ans à ce portrait et ne l'a pas achevé, du moins, il l'affirme.

—Pas achevé? s'étonna le roi. Que faut-il de plus? Elle est vivante, il ne lui manque que la parole... J'avoue, s'adressa-t-il à l'artiste, que l'on peut t'envier, maître Léonard. Cinq ans avec une pareille femme! Tu ne peux te plaindre de ta destinée: tu as été heureux, vieillard. Et que faisait donc le mari? Il vous contemplait! Si elle n'était pas morte, ma foi, je parie que tu la peindrais encore!

Il rit, plissant les yeux; la pensée que monna Lisa avait pu rester une épouse fidèle ne pouvait même pas effleurer son cerveau.

—Mon ami, continua François en souriant, tu es grand connaisseur en femmes. Quelles épaules, quelle poitrine! Et ce qu'on ne voit pas doit être encore plus beau...

Il posait sur la Joconde un regard scrutateur; un de ces regards qui déshabillent et possèdent, comme une impudique caresse.

Léonard se taisait, pâle, les yeux baissés.

—Pour peindre un tel portrait, continua le roi, il ne suffit pas d'être artiste, il faut avoir pénétré tous les mystères du cœur féminin—labyrinthe de Dédale, pelote de fil que le diable lui-même ne démêlerait pas! On la croirait sage, humble, timide, avec ses mains croisées—mais va voir au fond de son âme!

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