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Le soleil intérieur

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SAINT JOSEPH DE CUPERTINO

I

Il y a des Saints dont la trace de clarté, en ce monde fuligineux, se marque pour l’action. Ils sont fondateurs d’ordres, réformateurs, promoteurs de dévotions nouvelles. Mais d’autres se manifestent si vibrants, si sensibles au moindre souffle de l’Esprit, que leur existence se résume en un cri d’adoration perpétuelle. Ils sont tellement « ivres de ce vin de l’amour de Dieu » dont parle sainte Térèse, qu’ils titubent à travers la vie en trébuchant contre tous les cailloux de la route, en se heurtant à l’angle de tous les murs. Les choses de la matière ne les touchent que pour les faire souffrir. Les gens de piété formaliste les envisagent avec méfiance à cause de leurs allures décousues. Les abstracteurs de quintessence théologique dissèquent leurs propos sans bienveillance, s’offusquent de leurs gestes, blâment les excès de leur charité, concluent fort souvent, qu’une sainteté aussi scandaleuse devrait être réprimée au nom de la discipline commune. Cependant, comme une flamme insolite règne autour de ces « exaltés », les Simples qui, d’instinct, s’y réchauffent, les vénèrent et se lamentent lorsqu’on leur enlève ces « Irréguliers » dont le verbe ardent verse du soleil dans les âmes ingénues.

Saint Joseph de Cupertino fut l’un de ces Bienheureux hors-la-loi. Son originalité lui valut la prison, peut-être parce que son exemple aurait multiplié ces « fous à cause de Jésus-Christ » à qui saint Paul réserve des éloges sans restriction.

Il apparut à une époque où, sous prétexte de Renaissance, le paganisme ressuscitait dans les esprits et dans les mœurs. En apparence, sa place eût été parmi ces premiers disciples de saint François d’Assise qui s’intitulaient eux-mêmes « les jongleurs du Bon Dieu ». Mais, au commencement du XVIIe siècle, il produisit à beaucoup l’effet d’un anachronisme, d’un survivant tardif du moyen âge égaré dans un temps peu propice au miracle.

Or il semble bien que la Providence l’ait suscité afin d’avérer, une fois de plus, qu’elle demeure la maîtresse de démentir, quand il lui plaît, les conjectures où la pauvre raison humaine voit des axiomes. Pour sa part, Joseph démontra que les lois de la pesanteur ne sont pas toujours faites pour les Saints.

Parmi les dires des contemporains sur l’Homme-Volant de Cupertino, on trouve des légendes baroques dues à l’imagination populaire et aussi des railleries à base de scepticisme émises par des métaphysiciens goguenards ou trop subtils. C’étaient de ces Florentins lettrés qui jugeaient l’Évangile par trop fruste au regard des rêveries chatoyantes qu’ils aimaient à cultiver dans les jardins de Platon.

Si l’on écarte ces gauches enluminures et ces persiflages de raffinés, il reste une série de témoignages précis provenant de prélats pondérés qui furent les admirateurs du Saint et qui, après l’avoir étudié, devinrent ses amis les plus fervents. Il reste aussi les faits, vérifiés avec prudence et minutie, dont l’Église s’autorisa pour placer Joseph sur ses autels. De l’ensemble se dégage une figure tout imprégnée de lumière surnaturelle. Dans les lignes qui vont suivre on essaiera d’en donner une esquisse.

II

Joseph naquit à Cupertino, petit village du royaume de Naples, le 17 juin 1603, dans des circonstances fort tristes. Son père, menuisier, ayant fait de mauvaises affaires, les gens de justice vinrent pratiquer une saisie et expulser la famille au moment même où sa mère ressentait les premières douleurs de l’accouchement. Elle se réfugia dans une étable délabrée et mit au monde son enfant sur quelques brins de paille à demi pourris.

Le père, de tempérament jovial et insoucieux, ne s’affecta pas beaucoup de ce revers, qui lui valut, d’ailleurs, l’emploi de concierge du château. Car le seigneur du pays voulut l’avoir sous la main pour se divertir de ses saillies. Par la suite, ce philosophe rustique ne s’occupa guère de sa progéniture.

La mère offrait un caractère tout différent. Morose, aigrie par l’indigence, elle se montrait d’une dévotion étroite et littérale. Joseph étant encore tout petit, elle le châtiait avec rigueur, à la moindre étourderie, comme s’il se fût agi de fautes graves. Donc, entre cet homme qui riait toujours et cette femme qui ne riait jamais, l’enfant grandit, privé de toute affection humaine. Il ne paraît point en avoir souffert, Dieu l’ayant prédestiné à la vie intérieure la plus intense.

En effet, ce qui le particularise d’une façon éminente c’est ce fait que, dès l’âge de quatre ans, il plongea dans l’oraison au point d’ignorer à peu près complètement ce qui se passait autour de lui. Ses sens prenaient à peine contact avec l’univers. Son âme, imprégnée du soleil d’amour qui rayonnait et brûlait au centre le plus profond de son être, n’était qu’effleurée par les impressions venues de l’extérieur. Celles-ci ne pénétraient pas ; il les écartait sans même s’en apercevoir et demeurait noyé dans un océan d’or fluide qui absorbait toutes ses puissances. Ce qu’il contemplait en lui c’était la Sainte-Face tout éclatante de tendresse infinie ; ce qu’il entendait, c’étaient des paroles que nul dialecte humain ne saurait traduire. Lorsque, à des intervalles éloignés, il s’arrachait douloureusement de son union perpétuelle à Jésus, il promenait sur le monde un regard étonné. Même alors, il n’en percevait pas le mécanisme social. Il le découvrait comme un lieu de ténèbres où furetaient des chacals, où s’agitaient des ombres plaintives. Pour la nature, elle lui apparaissait un grand rêve peuplé de symboles qui reproduisaient, sous des formes moins parfaites, les images merveilleuses dont il avait coutume en ses ravissements.

Seule, la musique religieuse réussissait à l’émouvoir : les accords de l’orgue, le chant liturgique le faisaient tressaillir. Il se mettait à pleurer, sa bouche murmurait des mots mystérieux qui se scandaient bientôt en un vague poème d’adoration jusqu’à ce que l’entourage, qui n’y comprenait rien, lui imposât silence.

On comprend que, fondu de la sorte en Dieu, Joseph eût de la peine à s’assimiler les rudiments de l’instruction. Sa mère constatant qu’il n’apprenait qu’avec la plus grande difficulté le texte du catéchisme et qu’il ne pouvait presque rien retenir par cœur, se récriait sur sa bêtise. D’autres fois, l’accusant de paresse et de mauvaise volonté, elle le rouait de coups.

« Elle m’a tellement battu, disait-il plus tard, en souriant, que les épreuves du noviciat ne me furent pas grand’chose en comparaison. »

A l’école, ce fut pis. Incapable de fixer son attention, l’enfant n’entendait, pour ainsi dire, rien du tout. Le maître avait beau le fustiger avec fureur, le traiter de bourrique et d’idiot, taxer de dissipation ses extases, Joseph n’apprit à lire qu’au prix d’un âpre tourment. Son écriture demeura toujours fort incorrecte. Quant au calcul, ce demeura pour lui la plus impénétrable des énigmes.

Ses camarades, le surprenant, à toute minute, l’œil écarquillé, les lèvres entr’ouvertes, en admiration devant des spectacles qui leur restaient invisibles, l’avaient surnommé : gueule béante. Ils lui jouaient mille tours cruels et le bafouaient sans trêve. Mais lui ne semblait point s’en chagriner. Il prenait ses récréations à l’écart ; elles consistaient à cueillir des fleurs de pissenlit ou des primevères ; puis se glissant dans le chœur de l’église paroissiale, il les déposait sur une marche de l’autel, s’agenouillait et égrenait un chapelet, pendant des heures, sans rien dire. Parfois, le sacristain survenait, lui reprochait d’apporter « des saletés » dans le sanctuaire et le mettait à la porte en lui tirant les oreilles.

La sainteté se paie. C’est pourquoi Dieu qui, comme le dit Job, crucifie admirablement ses élus, lui envoya la maladie. Joseph comptait un peu plus de sept ans quand il fut gratifié d’un abcès de l’intestin qui, perçant au dehors et mal soigné par un chirurgien ignare, menaça de tourner à la gangrène. En même temps, il attrapa la pelade ; son crâne s’excoria ; ses cheveux tombèrent par plaques ; et il en garda les marques toute sa vie.

L’enfant endurait de telles tortures qu’il lui arrivait de jeter quelques cris et de se plaindre un peu. Alors sa mère le secouait rudement et lui interdisait le plus léger soupir en disant que c’était un péché.

Mais le pauvre petit la suppliait : — Maman, portez-moi tout de même à la messe, disait-il un jour, je ne me sens bien que là.

C’était vrai, cette femme — si dure mais très pieuse en somme — avait admiré maintes fois son recueillement depuis l’introït jusqu’au dernier Évangile. Elle s’attendrit, le prit dans ses bras, et fit ce qu’il demandait. Pendant toute la durée du Saint Sacrifice, elle remarqua qu’il ne semblait plus souffrir. Et, de fait, il ne souffrait plus. Son âme allait se blottir dans le tabernacle et son corps devenait insensible au mal qui le rongeait.

Les actes de canonisation rapportent que Joseph fut guéri par un ermite qui, invoquant Notre-Dame de Grâce, lui fit une onction d’huile bénite. Mais la maladie s’était prolongée pendant quatre années au cours desquelles il fut charcuté, scarifié à l’aveuglette par le médicastre.

Dès que l’enfant fut guéri, l’on tint conseil pour examiner ce qu’on pouvait tirer de lui. Sa vocation, c’était de vivre entre ciel et terre, mais personne ne s’en doutait. Le pédagogue déclara qu’il renonçait à infuser la science dans ce cerveau rebelle. La mère, qui aurait souhaité le faire étudier pour la prêtrise, déplorait la ruine de son ambition. Le père promulgua : — Il est stupide… Tâchons de lui mettre un métier dans les mains ; peut-être à la longue, arrivera-t-il à gagner sa vie.

On le colloqua donc en apprentissage chez un cordonnier.

Jamais expérience n’échoua d’une façon aussi totale. Joseph n’apprit ni à manier l’alène, ni à battre le cuir, ni à poisser le fil. Il gâchait l’ouvrage et, malgré les coups de tire-pied que son patron lui prodiguait, il ne réussit jamais à faire tenir ensemble une semelle et une empeigne. Ou bien, absorbé en Dieu, il demeurait, les bras ballants, très loin de sa tâche. Ou bien, comme, d’après une clause de son contrat, stipulée sur sa demande, il allait à la messe tous les matins, il s’y enfonçait dans la contemplation au point de négliger parfois de se rendre à la boutique. C’est qu’alors son âme revivait la Passion du Sauveur ou pénétrait dans le mystère de la Sainte Trinité. « Il s’identifiait, dit son biographe, aux personnes divines et les communications merveilleuses qu’il en recevait se prolongeaient aussi longtemps que ses oraisons. »

Inepte en apparence, il réalisait ainsi la vie intérieure la plus riche et la plus féconde qui se puisse concevoir. Si rien ne s’en manifestait au dehors, c’est parce qu’à cette époque l’influx surnaturel dominait avec tant de despotisme toutes ses facultés qu’il lui était impossible d’expliquer ce qui se passait dans son esprit et dans son cœur.

Au surplus, à qui se serait-il confié ? — Pas au desservant de la paroisse qui, par ignorance ou par incurie, ne sut jamais distinguer la voie extraordinaire où Dieu engageait cet enfant. Et pourtant, Joseph possédait une intelligence très nette puisque, plus tard, dans le milieu monastique où il se développa, il sortit de la stupeur adorante où l’avait tenu si longtemps l’action divine sur son âme pour définir avec précision la ligature dont il avait été l’objet jusqu’à son adolescence.

Mais le brave cordonnier ne vit en lui qu’un bousilleur pas même bon à rapetasser des savates.

— Et puis, ajoutait cet homme positif, il ne veut manger que des fruits, du pain et de la soupe aux herbes. Il ne boit que de l’eau. De l’eau, je vous demande un peu !… Comme si le vin n’était pas l’ami de l’ouvrier ! Plusieurs fois, il est resté deux ou trois jours sans se mettre à table. Quand je lui en ai demandé la raison, il a pris son sourire niais pour me répondre : « J’ai oublié. » Le résultat, voilà !

Et il brandissait un croquenot difforme, en révolte contre toutes les règles de la cordonnerie.

— Je le garderais vingt ans comme apprenti, conclut le patron, qu’il ne ferait pas mieux. Qu’on me délivre de ce nigaud !…

Joseph fut donc rendu à sa famille. Il avait alors dix-sept ans. Il se demandait que devenir quand il reçut intérieurement l’ordre de se faire religieux. Déjà, il avait pensé au cloître, mais d’une façon vague et avec le sentiment qu’il convoitait une chimère. Or, cette fois, le Bon Maître, dont il distinguait sans cesse la présence au fond de son âme, qu’il aimait autant qu’il en était aimé, le Roi de lumière, qui lui avait prescrit le jeûne et l’abstinence, lui indiquait formellement la route à suivre. Plein de joie, il demanda tout de suite à ses parents la permission d’endosser le froc. Ils la lui accordèrent sur-le-champ, la mère parce qu’elle était très pieuse, le père, parce que, comme beaucoup de gens, il estimait que le monastère est un refuge tout indiqué pour les faibles d’esprit.

Il se trouva que deux oncles de Joseph, Francisco Desa et Giovanni Donato, appartenaient à la congrégation des Frères Mineurs de l’ordre de Saint François d’Assise. Il eût été normal que leur neveu entrât dans le couvent où ils avaient fait profession et s’y formât sous leurs auspices. Mais l’humilité ne comptant pas au nombre de leurs vertus, ils eurent honte d’un parent dont la réputation d’hébétude les offusquait. Ils ne voulurent même pas l’examiner : « C’est un illettré, un balourd, qu’il sera impossible d’élever jamais au sacerdoce », s’écrièrent-ils. Et ils inculquèrent leur prévention au Supérieur qui refusa tout net et sans examen d’admettre le postulant.

III

Cet échec ne découragea point le jeune homme. Au contraire, l’impulsion irrésistible qui le portait à la vie conventuelle ne cessa de s’accroître. S’il ne parvenait guère à exprimer ce qui se passait en lui, c’était avec lucidité qu’il obéissait à la Volonté toute-puissante qui avait pris le gouvernement de son âme. Il concevait qu’au monastère seulement les grâces dont il se sentait comblé s’épanouiraient dans toute leur splendeur.

Sans perdre de temps, il alla trouver le Père provincial des Capucins de Martina et le supplia de l’accepter comme convers puisqu’on le jugeait inapte au chœur. Pour la première fois de sa vie, il déploya de l’éloquence, disant son horreur du monde et son désir passionné de s’incarcérer dans l’amour de Jésus-Christ. Son humilité, son esprit d’abnégation, la flamme mystérieuse qui brillait dans ses prunelles émurent le provincial. Il fut convenu qu’on l’essaierait, si piteuse que fût sa renommée.

Joseph prit donc l’habit en août 1620 sous le nom de frère Étienne.

Mais ses tribulations ne faisaient que commencer. Dieu, le maintenant sans cesse au sommet de la vie unitive, entendait l’imposer aux moines, comme aux laïques, ainsi qu’un être d’exception de qui la seule présence serait un défi aux principes les plus avérés du sens commun.

A peine le Saint fut-il entré au noviciat, que la contemplation le ressaisit tout entier. Souvent, du matin au soir, il semblait aveugle et sourd, de sorte que ses confrères, ne comprenant rien à son état, l’avaient surnommé « le cadavre ambulant ».

Le Supérieur soupçonnait bien que cette infirmité pouvait avoir une cause d’ordre surnaturel. Mais, d’autre part, la vie de communauté exigeait que chaque religieux se rendît utile d’une façon ou d’une autre. Peut-être qu’en désignant Joseph pour un emploi facile à remplir, on tirerait de lui quelques services sans entraver son oraison. Il le donna donc comme adjoint au frère chargé du réfectoire, en recommandant de ne lui passer aucune négligence. Ce faisant, il espérait se rendre compte s’il avait affaire au plus étrange des contemplatifs ou à un paresseux de carrière qui simulait l’idiotie pour s’épargner tout effort.

L’expérience eut un résultat propre à susciter le courroux du Père économe. Maladroit au plus haut degré, Joseph ne mit jamais le couvert sans casser deux ou trois plats et cinq ou six assiettes. Par punition, on lui enguirlanda le cou avec les débris. Mais il ne parut pas s’en apercevoir. Et il allait, tout cliquetant d’un bruit de vaisselle entrechoquée, sans même se douter qu’il était un sujet de dérision pour l’entourage.

A plusieurs reprises, il mit du pain noir au lieu de pain blanc sur les tables. Comme on lui signifiait de donner plus d’attention à ce qu’il faisait, il répondit, avec naïveté, qu’il était incapable de distinguer l’un de l’autre. C’était parfaitement exact ; mais le frère réfectorier crut que Joseph se moquait de lui. Il porta plainte et le pauvre extatique reçut une rude pénitence, qu’il accepta sans le moindre murmure. Puis on le changea d’office : on lui confia le soin de balayer les cloîtres. — Joseph accepta joyeusement cette besogne quasi machinale et il s’y mit avec ardeur. La bonne volonté ne lui faisait pas défaut ; seulement il arriva ceci que, neuf fois sur dix, au bout d’une minute, il était ravi en Dieu. Laissant alors tomber son balai, il s’agenouillait sur les dalles et oubliait tout jusqu’à ce qu’on vînt le secouer.

Enfin on le chargea uniquement de tirer l’eau d’un puits pour la transvaser dans un récipient qui servait aux ablutions de la communauté. Cette tâche ne demandait qu’une heure par jour. Or pas une seule fois le Saint ne réussit à remplir le tonneau. Pendant un mois on le vit errer, le seau à la main, l’air absent : il ne se rappelait plus ce qu’il avait à faire.

Ainsi de tout. Parmi les convers laborieux, il semblait une cigale chez les fourmis.

Quant à la formation religieuse, il fut impossible de la lui donner. Aux exercices, il troublait ses voisins et rompait la psalmodie par de grands soupirs ou des cris d’amour sans rapport avec le rituel. Aux instructions, il paraissait écouter le Père Maître. Mais si celui-ci lui posait une question, il balbutiait quelques phrases confuses ou gardait le silence. Humble, du reste, très convaincu de son ignorance, un jour qu’un de ses compagnons lui reprochait de n’être propre ni aux travaux matériels ni à la vie spirituelle, il lui demanda :

— Par charité, mon Frère, apprenez-moi ce que signifient ces mots : la vie spirituelle ?

— La vie spirituelle, répondit l’autre, c’est d’arriver au chœur le premier et d’en sortir le dernier.

Cette définition sommaire était offerte de bonne foi, le convers possédant un de ces esprits limités pour qui observer la règle d’une façon mécanique c’est réaliser la perfection. Mais Joseph y vit une réprimande méritée, car il avait fait cent fois sa coulpe pour des retards invraisemblables. Il baissa la tête et ne répliqua rien.

Cependant le Saint dépérissait à vue d’œil. D’abord le feu divin qui lui embrasait l’âme minait ses organes. Cette vie spirituelle dont, sans en avoir la notion, il présentait un modèle achevé, l’épuisait. Ensuite, les railleries des autres novices, les observations réitérées de ses supérieurs le suppliciaient ; il sentait qu’on ne supporterait pas toujours ses manquements continuels à la discipline. L’inquiétude le rongeait, car il ne parvenait pas à comprendre comment Dieu, lui ayant octroyé la vocation, le laissait inapte à la vie monastique. En effet, quel contraste : au centre de son âme, la lumière absolue — tout autour, d’opaques ténèbres !

La catastrophe qu’il redoutait se produisit enfin. Considérant, au bout de neuf mois d’essai, que Joseph ne s’adaptait nullement à la règle commune, excédé de rapports et de récriminations, le Provincial jugea qu’il était sage d’arrêter l’expérience. Quelques religieux, plus perspicaces que leurs collègues, et, entre autres, le Père Maître lui représentèrent pourtant que les « excentricités » de Joseph constituaient peut-être l’indice de grâces extraordinaires et que ses vertus étant évidentes, il y aurait lieu de patienter encore. Mais la majorité réprouvait toute indulgence, blâmait tout délai : à la porte, l’original qui ne se conduisait pas comme tout le monde !

Il en va parfois ainsi dans les monastères, quand les hommes de la lettre prédominent et non les hommes de l’esprit. Quiconque s’y différencie de la masse routinière, tranche sur le milieu incolore par l’éclat d’une personnalité anormale, suscite de l’antipathie et des malveillances. Il gêne, et, d’instinct, le troupeau des médiocres cherche à l’éliminer. On doit reconnaître que chez Joseph la sainteté se manifestait d’une façon si particulière qu’il constituait un embarras pour une communauté. Toutefois, si les Capucins de Martina avaient brûlé de cette Charité que recommande saint Paul, ils auraient perçu la crise d’incubation mystique que subissait leur frère. Se plaçant au point de vue du surnaturel, ils l’auraient chéri et ménagé en vénérant l’opération divine sur cette âme. Malheureusement, ils raisonnèrent selon la nature. Dès lors, ils ne virent en lui qu’un déséquilibré bon à expulser ou à enfermer.

La prison viendra bientôt. Pour le moment, ce fut l’éviction.

« Lorsqu’on lui ôta l’habit religieux, rapporte son premier biographe, il eut un sentiment, si vif de son incapacité, de sa faiblesse, de ce qu’on nommait son extravagance, que, depuis, au seul souvenir de cette scène on l’a vu s’évanouir tant il en restait frappé. Dans un âge plus avancé, il racontait qu’en cette minute, il s’était senti comme arracher la peau de la chair. Pour comble de misère, une partie de ses vêtements laïques, le chapeau, les bas, la casaque s’étaient égarés. On le mit dehors demi-nu. »

Ces moines étaient de sinistres pingres, car enfin ils auraient pu, au moins, lui faire l’aumône d’un bonnet, d’une paire de sabots et d’une veste !

Ce ne fut pas encore le point extrême de l’épreuve. Le monde réservait au Saint un accueil semblable à une fondrière hérissée de ronces farouches et d’orties hargneuses. Il avait résolu de gagner Vetrara, petite ville où son oncle Francisco prêchait le carême, afin de lui exposer sa détresse et de mendier un abri. Il suivait la route quand il fut attaqué par des chiens qui mirent en loques les haillons dont il était couvert. Il eut grand’peine à fuir leurs morsures.

Il boitillait, tout meurtri, lorsque, un peu plus loin, des bergers le prirent pour un espion des brigands qui ravageaient, pour lors, la contrée et fondirent sur lui en hurlant des menaces et en brandissant leurs triques. Ils l’auraient assommé si l’un d’entre eux ne l’avait reconnu et ne s’était interposé. Joseph gisait sur le talus, très pâle et tout défaillant, car il avait quitté le monastère à jeun.

— Je meurs de faim, répondit-il à leurs questions. Pris de pitié, ils lui donnèrent un quignon de pain qui le réconforta un peu.

A Vetrara, l’oncle le reçut comme avec une fourche.

— Tu n’es qu’un imbécile et un propre à rien, s’écria-t-il, qu’est-ce que tu vas devenir à présent ? Ne compte pas sur moi : je me ferais scrupule d’assister un rebut de cloître tel que toi… Dans ta maison c’est l’indigence et pire, car je t’apprends que ton père est mort insolvable. Il t’a laissé pour héritage trois mille écus de dettes dont tu devras répondre. Je te préviens que les créanciers te cherchent pour te fourrer en prison. Que vas-tu faire ?

Joseph, blême comme un linceul, se tenait devant lui, sans rien dire. L’oncle insistant d’une voix tonnante, il se signa puis fit un geste d’abandon total ; et deux grosses larmes coulèrent lentement sur ses joues.

Francisco eut quelque peu vergogne de sa dureté :

— Je te garderai ici jusqu’à Pâques, reprit-il, après je te reconduirai à Cupertino, et là, tu te débrouilleras comme tu pourras.

A Cupertino, dès que sa mère apprit son renvoi, elle entra dans une furieuse colère. Elle vociféra : — « Tu as trouvé le moyen de te faire chasser de la sainte maison où l’on avait eu tant de mal à obtenir ton admission. Dieu sait quelles sottises tu as dû commettre !… Mais je t’en avertis, je n’entends pas nourrir ton oisiveté. Sors d’ici, vagabond, va-t’en où il te plaira ; ou bien qu’on t’emprisonne ; cela m’est fort égal… »

Cependant le Saint ne suppliait ni ne cherchait à se justifier. Courbé sous l’invective maternelle, les yeux clos, il voyait, au-dedans de lui-même, Jésus-Christ saigner sur la croix. Il participait à l’agonie du Maître et il se sentait si complètement identifié à Lui qu’il ne parvenait pas à fixer son attention sur les choses de la terre. Car il ne faut pas oublier qu’au stade de la vie unitive où il se trouvait alors, chacune de ses souffrances se confondait avec celles que Notre-Seigneur eut à subir au cours de sa Passion. Le Joseph apparent semblait de pierre aux outrages et aux sévices. Le Joseph intérieur éprouvait des tortures indicibles sur la Voie douloureuse. Mais cela, il ne pouvait l’exprimer, les puissances de son âme demeurant liées à l’égard du monde.

Quand la mère fut à bout de reproches et de lamentations, elle considéra son fils déplorable et ses entrailles s’émurent.

— C’est un idiot, murmura-t-elle, mais après tout, c’est mon enfant !…

L’idée lui vint de courir au monastère de la Grottella où l’autre oncle, Giovanni Donato, remplissait les fonctions de Maître des novices. A la Grottella il y avait une chapelle où l’on honorait l’image d’une Madone miraculeuse et, de ce fait, le sanctuaire possédait droit d’asile. Joseph s’y réfugiant échapperait aux poursuites des créanciers.

Donato ne voulut d’abord rien entendre. Ses préventions contre son neveu étaient trop ancrées pour qu’il l’admît au noviciat. Sur ce point, il se montra irréductible. Puis comme la mère insistait en sanglotant et lui représentait que l’arrestation de Joseph les déshonorerait tous, par amour-propre familial, il trouva un biais : le jeune homme porterait l’habit du tiers-ordre sous le vocable d’oblat et, en cette qualité, il aurait la charge de soigner la mule de la maison.

La mère consentit à tout. Le jour même, elle amena Joseph au monastère et prit congé de lui en lui signifiant de faire bien attention à sa conduite, car ce serait la dernière fois qu’on lui viendrait en aide. Ce qui fut confirmé par le Père Donato.

IV

C’est alors que prit fin l’épreuve imposée au Saint pendant toute son enfance et la première partie de sa jeunesse. Son esprit se dénoua, il put, sans trop de distractions, remplir son emploi, suivre un dialogue, donner quelques preuves d’intelligence et manifester sa vocation. L’allégresse de se voir de nouveau sous clôture le transfigurait. Sa gaîté, son empressement à rendre service, son amour de la règle, son adaptation rapide aux coutumes monastiques firent augurer qu’on pourrait peut-être utiliser son bon vouloir.

Ce n’est point, d’ailleurs, qu’il fût exempt de peines, car à cette même époque, le Mauvais, flairant en lui un adversaire qui deviendrait redoutable, l’attaqua par les sens en l’obsédant d’images luxurieuses.

Joseph ne se laissa pas déconcerter par ces fangeuses manigances. Pour vaincre la chair, « à la nudité des pieds, à la rudesse du cilice, il joignit une étroite chaîne de fer qui ceignait ses reins et ses épaules. Il jeûnait tous les jours et ne donnait que quelques heures au sommeil, consacrant le reste de la nuit à l’oraison ».

Il couchait à l’écurie, auprès de la mule qu’il avait prise en affection et qu’il soignait fort bien. Son lit se composait de trois planches avec une peau d’ours comme couverture et un sac de paille pour oreiller. Par surcroît, quand le Démon le tourmentait avec persistance, il se flagellait en se servant d’une discipline garnie de molettes d’éperons si bien que les murs étaient tout éclaboussés de son sang.

L’oncle Donato, surpris de son changement et voulant l’observer de plus près, prit l’habitude de l’emmener avec lui lorsqu’il allait prêcher ou quêter dans les villages des environs. Chemin faisant, il l’interrogeait sur la religion. Joseph répondait avec simplicité. Mais ce qui frappa le Père c’est que les propos de son neveu, d’un ton naïf et imprévu, révélaient une connaissance approfondie des Mystères. Il ignorait le vocabulaire théologique ; il employait, pour décrire sa parfaite union au Bon Maître, un langage primesautier, des termes rustiques, des comparaisons familières. Tel quel, il débordait de science infuse. On aimerait à donner quelques exemples à l’appui ; malheureusement les relations contemporaines se bornent à constater le fait sans rapporter ses propres paroles.

Bref, Donato reconnut avec stupéfaction que, durant sa longue période d’apparente torpeur, le jeune homme avait réalisé les états d’oraison de l’ordre le plus élevé et que Jésus-Christ lui-même avait pris soin de verser la Lumière en son âme. Selon qu’il est dit dans l’Évangile, « des choses qui sont cachées aux prudents et aux sages » furent montrées à ce tout-petit — à cet humble qui ne se doutait même pas de son privilège.

A la suite de cette enquête, le Père, tout à fait revenu de ses préventions, estima que, pour le bien de la communauté, il serait sage d’admettre au noviciat un sujet aussi exceptionnel. D’après son avis, Joseph fut conduit à Altamira, au mois de juin 1625. Une congrégation provinciale y était réunie qui examina le postulant et reconnut son aptitude à la cléricature. De retour à la Grottella, Joseph reçut donc l’habit religieux et commença son année de probation. Pour la piété, le zèle, l’obéissance, il fut irréprochable. De plus, son humeur enjouée et son extrême douceur le faisaient aimer de tout le monde. Mais quant aux études il y échoua d’une façon totale. Il semble évident que Dieu se réservait l’action directe sur cette âme et n’entendait pas que les méthodes ordinaires lui fussent appliquées.

En effet, comme on le préparait à recevoir les ordres, Joseph eut beau faire effort pour s’assimiler les matières prescrites, c’était comme s’il eût versé de l’eau dans un crible. Il n’apprit qu’avec la plus grande difficulté les éléments du latin et ne parvint jamais à lire correctement le bréviaire ni le missel. « Il croyait avoir beaucoup fait lorsqu’à grand’peine il réussissait à en articuler distinctement quelques syllabes. » D’après ce détail, on devine que la scolastique lui demeura une rébarbative étrangère.

Le Père Donato, maître des novices, ne savait que résoudre. D’une part, il y avait cette évidence : Joseph irradiait le Surnaturel divin autour de lui. D’autre part, comment canaliser, plier au ministère une sainteté qui restait imperméable à l’enseignement traditionnel ?

Le temps du noviciat s’écoula parmi ces incertitudes. Elles ne furent pourtant pas un obstacle pour la profession. Les vertus de Joseph se manifestaient si éclatantes que, malgré sa nullité comme étudiant, il y fut admis par un suffrage unanime.

Restait le plus malaisé, c’est-à-dire l’accession au sacerdoce. Joseph considérait en tremblant les in folio formidables dont il lui fallait absorber la substance ; il en épelait quelques lignes puis, n’y comprenant goutte, il s’écriait, les larmes aux yeux : — Appelez-moi Frère Ane !…

C’est, du reste, le surnom sous lequel il se désigna durant toute son existence.

Il s’y reprit à cent fois pour se meubler l’esprit de définitions abstraites et de formules dogmatiques. Toujours en vain. Vérifiant que, par ses moyens naturels, il n’obtenait aucun résultat, il eut recours à la Sainte Vierge, tout comme un enfant qui demande à sa mère de lui seriner l’alphabet.

— Aidez le petit âne à porter son fardeau ! lui dit-il.

« Ensuite, a-t-il raconté plus tard, je m’adonnai à la pénitence et à la méditation des merveilles de ma bonne Mère et je ne restai plus une heure sans avoir présente à l’esprit cette bienheureuse Vierge de la Grottella qui me faisait des grâces continuelles et attirait en elle toute mon âme. »

Marie lui donna un signe indubitable de sa prédilection. Voici comment le biographe de Joseph rapporte le miracle :

« Il est de fait qu’il ne réussit jamais à expliquer aucun des Évangiles de l’année sauf celui qui commence par les mots : Beatus venter qui te portavit (St Luc, XI). La Mère de Dieu qui voulait élever si haut l’intelligence de son serviteur, prit plaisir à lui révéler le sens d’un texte dont elle est l’objet et à l’introduire elle-même dans le sanctuaire.

« Joseph apprit donc uniquement les paroles de cet Évangile ; il en comprit la signification et la portée et se présenta hardiment à l’examen. L’évêque de Nardo, Jérôme de Franchis, qui pressentait sa sainteté, lui conféra sans difficulté les ordres mineurs et le sous-diaconat. Il était disposé à l’ordonner diacre lorsqu’on lui rappela qu’aux termes des canons, l’examen préalable était de rigueur. L’évêque prit le livre des Évangiles et l’ouvrit au hasard. Mais il semble qu’un ange ait dirigé sa main, car le passage qu’il rencontra fut précisément celui qui commence par Beatus venter. Il ordonna à Joseph de l’expliquer. Le Saint se prit à sourire et, les yeux fixés au ciel, il commenta le texte comme s’il eût été un maître en théologie. En conséquence, il fut reçu au diaconat. »

Pour la prêtrise, l’examen devait être passé à Bogiardo par Baptiste Deti, évêque de Castro, prélat qu’on surnommait, à cause de sa sévérité, « la terreur des ordinands ». Joseph se présenta en compagnie de quelques-uns de ses confrères, sujets d’élite dont la science épouvantait, par comparaison, le pauvre Frère Ane. Les premiers interrogés répondirent, en effet, d’une manière fort brillante. L’évêque, supposant que les autres étaient tous aussi bien préparés, arrêta l’épreuve et déclara qu’il recevait tous les candidats. Ainsi Joseph, qui devait passer le dernier, fut admis sans avoir été interrogé.

L’ordination eut lieu le 4 mars 1628.

V

Le voici prêtre. La question se posait maintenant de l’emploi à lui donner.

Il ne fallait pas compter sur lui pour la récitation des offices car, disent les actes de la canonisation, « pendant plus de trente-cinq ans, les supérieurs durent exclure frère Joseph des cérémonies du chœur et des processions, attendu que, par ses extases et ses ravissements, il troublait les exercices ».

De même, il lui fut toujours impossible de dire régulièrement le bréviaire. Ou bien il s’évadait dans la contemplation sitôt qu’il en avait lu quelques lignes. Ou bien, il feuilletait le volume, comme au hasard, poussant des cris d’amour et versant des larmes chaque fois qu’il rencontrait le nom de Jésus.

On dut renoncer également à l’appliquer au ministère de la confession : neuf fois sur dix, à peine assis au confessionnal, il entrait en ravissement et n’entendait pas les pénitents qui se pressaient autour de lui.

Or le Supérieur remarqua qu’il possédait un genre d’éloquence tout personnel et que quand il parlait de Dieu, c’était en des termes si frappants, avec des images si émouvantes qu’à l’entendre on se sentait pénétré d’une foi plus vive et d’un zèle plus ardent pour la religion. Il résolut donc de vouer le Saint à la prédication. Il lui commanda de parcourir la province et de parler au peuple partout où il se trouverait. Joseph obéit quoiqu’il eût bien préféré le silence et le recueillement dans sa cellule.

Tout de suite, le succès fut énorme, mais non pas auprès des doctes et des mondains.

Ceux-ci, en général, s’offusquaient des verdeurs de sa diction ou lui reprochaient de négliger les préceptes de l’art oratoire. Mais les gens du peuple étaient transportés et aussi maintes âmes ferventes de toutes conditions. Il conquit encore nombre de débauchés que sa parole arrachait à leurs vices et précipitait, tout sanglotants de repentir, aux pieds de Jésus.

Il est malaisé de donner un exemple de sa manière. D’abord on ne peut rendre le feu de son regard, le rayonnement de sa face, l’ampleur de ses gestes, le son de cette voix qui retentissait tantôt comme une cloche de bronze tantôt comme une flûte de cristal. Un de ses auditeurs a dit : « Avant d’entendre le frère Joseph, j’avais l’âme froide et dure comme un bloc de glace. Tandis qu’il parlait, je la sentis fondre et devenir pareille à de l’eau bouillante ; et je me mis à aimer Dieu comme jamais je n’avais eu la moindre idée de le faire. »

Ce qui s’oppose aussi à l’exposé de son éloquence c’est que la plupart de ses harangues ne sont venues à nous que fragmentaires et fort souvent édulcorées par des chroniqueurs pieux mais timides. Ces scribes, très amis de la périphrase et de l’euphémisme, s’effaraient à cause de la rudesse et de la netteté des discours du Frère. Ils les ont gauchement délayés en ce style « mucilagineux » — comme disait Huysmans — où trop d’écrivains pieux ont coutume d’engluer le Verbe dont ils ont reçu le dépôt.

Voici, cependant, un passage d’un des sermons prononcés par le Saint où il semble que ses expressions aient été à peu près conservées :

« Eh bien, gens de toute petite foi, vous me montrez vos coffres-forts et vos magasins bondés de marchandises ! Vous en êtes très fiers et c’est là que vivent vos âmes. Mais moi, je vous dis que vos âmes, comme ces boutiques et ces trésors, sont pleines de vermine et d’ordure. Au contraire, il y a dans les magasins de Dieu des provisions que nul dégoûtant insecte n’oserait attaquer. Si vous aviez la foi, Dieu prendrait plaisir à vous prodiguer ses richesses incorruptibles et vous auriez part à sa puissance. Car l’homme fidèle peut ce qu’il veut pourvu qu’il veuille ce qu’il doit. Dieu l’a dit. Oseriez-vous supposer qu’il a quelque raison pour nous mentir ?… »


Le sermon terminé, la foule escortait Joseph comme s’il l’avait enchaînée à sa suite. Les uns pleuraient et confessaient tout haut leurs fautes. D’autres lui demandaient des conseils pour mieux vivre. Il répondait à tous et ne malmenait que ceux qui s’adressaient à lui mûs par un sentiment de curiosité profane. A ceux-là, il répondait : « Allez voir Polichinelle. Le frère Ane n’a rien à vous dire ! »

Mais la multitude le poursuivait quand même, l’acclamait et ne pouvait se déprendre de lui. C’est parce qu’il était en quelque sorte un accumulateur de divinité : la Grâce émanait de lui par effluves ; à l’approcher, à le toucher, il semblait qu’on s’imprégnât d’une lumière purifiante dont les rayons pénétraient profondément dans les âmes pour les renouveler et les sanctifier.

Nul orgueil ne lui venait de ces triomphes. Les ovations le mettaient au supplice. Dès qu’il lui était possible, il donnait sa bénédiction en ces termes : Potentia Patris, sapientia Filii, virtus Spiritus sancti defendat vos ab omni malo[1]. Puis il se dérobait et courait s’enfermer dans sa cellule. Et il fallait un ordre exprès de son supérieur pour qu’il en sortît et reprît sa tâche d’illuminateur des consciences obscurcies.

[1] Que la puissance du Père, la sagesse du Fils, la force du Saint-Esprit vous défende de tout mal.

VI

C’est à l’époque de ces prédications que Joseph reçut les deux privilèges qui constituent sa marque spéciale parmi les Saints et qui lui valurent autant de souffrances que de célébrité : le don d’être élevé au-dessus de terre par une explosion d’amour de Dieu et le don de lire dans les âmes comme si c’étaient des manuscrits déroulés soudain devant ses regards.

Rappelons-nous d’abord que le ravissement en Dieu lui était habituel. Il ne se passait guère de jours sans que, pendant plusieurs heures, il ne s’éclipsât de l’univers périssable pour monter se fondre, en esprit, dans l’essence incréée. En ces occasions, son corps semblait anéanti. Ses yeux restaient ouverts mais privés de la faculté de voir. Ses oreilles ne percevaient aucun bruit sauf les ordres du Supérieur. Ses membres devenaient rigides et insensibles. En cet état, certains religieux qui le jalousaient et prétendaient que, simulant l’extase, il jouait une comédie, le piquaient avec des aiguilles. Plusieurs même prenaient un plaisir barbare à lui appliquer des charbons ardents sur la peau. Or, soumis à un traitement aussi cruel, il ne donnait pas signe de vie. Exactement, il ne le sentait pas. C’est seulement lorsque l’extase avait pris fin qu’il commençait à souffrir des blessures ainsi faites. Il n’adressait, d’ailleurs, aucun reproche à personne.

Le cardinal Lauria, qui l’observa de près et publia une relation détaillée de son enquête, rapporte à ce sujet le propos suivant du Saint :

« Il me dit : — Compatriote, sais-tu ce que me font les Frères quand me viennent mes étourdissements[2] ? Ils me lardent avec des pointes, me brûlent les mains et me tordent les doigts. Et me montrant ses paumes couvertes d’ampoules il ajouta : — Voilà leur ouvrage ! Puis il se mit à rire sans manifester la moindre rancune de ces abominations. »

[2] Il appelait ainsi, par humilité, ses ravissements et ses extases.

Le même prélat note que lui avant demandé ce qu’il voyait dans l’extase, Joseph lui répondit :

« C’est assez difficile à expliquer. Je suis comme transporté dans une galerie, qui resplendit de choses nouvelles et belles, devant une glace où, d’un seul regard, j’embrasse les merveilles qu’il plaît à Dieu de me montrer. »

Un autre jour, il précisa un peu davantage : « Quelquefois, dit-il, je vois les attributs de Dieu d’ensemble réunis sans que mon esprit les puisse différencier ni diviser. D’autres fois, je les vois séparés et distincts. Je leur découvre des beautés toujours nouvelles. Mes regards plongent dans des merveilles dont chaque partie, aussi bien que le tout, étonne mon intelligence. »

C’est un des phénomènes les plus admirables de la vie unitive que cette vision intellectuelle de la Trinité. On comprend que Joseph ne pouvait qu’en affirmer la présence en lui et que toute dissertation aurait été vaine car pour exprimer le mystère le plus impénétrable de la religion, les mots humains font défaut.

Aspiré peu à peu par la Divinité, le corps du Saint ne tarda pas à suivre l’envolée de son âme. Ses pieds quittaient le sol d’un élan irrésistible ; il poussait un grand cri et demeurait suspendu en l’air, les bras en croix, la face lumineuse, ou bien il traversait l’espace avec rapidité comme s’il eût été soutenu par des ailes invisibles.

Les témoignages surabondent qui attestent ce miracle. Les plus probants ont été retenus pour les actes de la canonisation.

Voici des exemples :

« En ma qualité de berger, dépose un pâtre, je gardais les troupeaux proche de la Grottella. La veille de Noël, Frère Joseph nous vint trouver, moi et mes camarades, et nous dit : — Ne voulez-vous pas, la nuit prochaine, venir jouer de vos musettes dans l’église, en signe de joie pour la naissance de Jésus-Christ ?

« Sur cette invitation, nous nous réunîmes en grand nombre, avec nos musettes et nos fifres. Frère Joseph, d’un air joyeux, vint à notre rencontre. Nous entrâmes dans l’église tous ensemble, lui en tête, nous derrière, vers onze heures du soir, et, dans la nef, nous commençâmes à jouer de tous nos instruments. Nous vîmes alors Frère Joseph, tant il était joyeux, se mettre à danser au son de notre musique. Mais, tout à coup, il soupira et poussa un grand cri. En même temps, il s’éleva au-dessus des dalles et, du milieu de l’église, il vola, comme un oiseau, sur le maître-autel où il embrassa le tabernacle. Or de la place où il s’envola au maître-autel, il y a bien cinquante mètres. Mais le plus beau de l’affaire, c’est que l’autel étant couvert de flambeaux allumés, Frère Joseph ne renversa ni une bougie ni un chandelier. Il resta ainsi à genoux sur l’autel un quart d’heure environ ; après quoi, il reprit terre, sans l’assistance de personne et sans rien déranger. Il nous dit alors : — Mes enfants, c’est assez ; soyez béni pour l’amour de Dieu !… Nous étions fort effrayés de dévotion et tout stupéfaits. Et je dis : — Sûrement, c’est un miracle… »


En une autre occasion, l’amirante de Castille, ambassadeur d’Espagne, voulut voir Joseph. « Il l’entretint au parloir. A la suite de la conférence, il alla trouver sa femme à l’église et lui dit : — Je viens de parler à un autre saint François. L’ambassadrice éprouvait un vif désir de voir, elle aussi, le serviteur de Dieu. Elle sollicita cette faveur. Le custode fit commander à Joseph, dont il connaissait la répugnance à s’approcher des femmes, d’aller dans l’église, en vertu de la sainte obéissance et d’y conférer avec l’ambassadrice et les dames de sa suite. Le Saint répondit en souriant : — Je pratiquerai l’obéissance, mais je ne sais si je parlerai.

« Il sortit donc de sa cellule et se rendit à l’église par une petite porte située en face d’un autel où il y avait une statue représentant Marie conçue sans péché. Entrer, voir la statue, pousser un cri, s’élever en l’air, passer sur la tête de l’amirante et des dames et franchir en volant une distance de douze pas pour aller embrasser les pieds de la Madone, tout cela ne fut que comme une seule et même chose. Le Saint resta, un bon moment détaché de terre, et en ravissement. Puis, poussant un nouveau cri, pareil au premier, il revint en volant à l’endroit d’où il était parti. Il salua la Madone, baisa la terre et, ensuite, le visage caché dans son capuchon, la tête baissée, regagna sa cellule… »

Le prêtre qui déposa du fait ajoute : « Quelques jours après, j’allai à la cellule du frère. Nous conférions de choses spirituelles. Le discours tomba sur son aversion à traiter avec les femmes. Je lui demandai comment il s’était décidé à voir l’ambassadrice et ses dames. Il me répondit qu’il ne s’était rendu à l’église qu’à contre-cœur et par obéissance. — Mais, dit-il avec un sourire, la Bienheureuse Vierge m’a obtenu la grâce que ces dames n’ont rien pu me dire ni moi leur parler. La machine s’est détraquée de sorte que je ne les ai pas même aperçus…

« Par là, il indiquait le ravissement qui, en effet, l’avait empêché de voir et de parler. »

La raison de son éloignement pour les dévotes intempestives ne provenait pas d’un manque de charité mais de la confusion et de la gêne que lui avaient causés, en maintes circonstances, les empressements, les gesticulations et les clameurs des assistantes à ses sermons. Le sexe féminin se montre parfois aussi envahissant qu’indiscret. Joseph en avait souffert et c’est pourquoi il le tenait à distance.

Il arrivait aussi que le Saint emportait quelqu’un de ceux qui se trouvaient à sa portée au moment de son envol. Le fait se produisit lors de son séjour au monastère d’Assise. Les actes de canonisation le rapportent en ces termes : « Le jour de la fête de l’Immaculée Conception de l’an 1642, les novices chantèrent en musique les vêpres de la solennité. Le serviteur de Dieu voulut assister à la cérémonie. Après vêpres, survint dans la chapelle le custode du couvent, le père Palma qui lui demanda : — Frère, que fais-tu là ?

« Frère Joseph, ravi en extase durant l’office et tout illuminé encore des rayons de la gloire divine, regarde le custode et du doigt indiquant l’image de la Madone : — Père Palma, dit-il, Marie est belle !… Après un moment, d’un accent de joie et de bonheur, il reprit : — Père custode, dis avec moi : Belle Marie !

« En prononçant ces mots, le Saint, dont l’ardeur croissait par degrés, se rapproche du Père, embrasse, l’étreint, puis crie à toute voix : — Belle Marie ! Belle Marie !… Au même instant ses pieds se détachent du sol, il s’élève dans l’espace, entraînant avec lui le custode qu’il tient enlacé. On vit alors les deux hommes voler vers le ciel, jusqu’à la hauteur du plafond, l’un par lui-même, l’autre par l’effet d’un ravissement qui n’était pas le sien. Lorsque les deux religieux furent redescendus, le custode s’en alla et je ne sais ce qui dominait en lui de la dévotion ou de la frayeur. Les novices, muets d’étonnement, regardaient Joseph en tremblant. Le serviteur de Dieu, d’un air confus, leur dit : — Mes petites brebis, prenez patience, j’ai longtemps dormi… Et ayant baissé son capuchon sur son visage, il retourna dans sa cellule ».


On a noté plus de soixante-dix envols du Saint en public durant son dernier séjour à Cupertino. Ailleurs, ils furent innombrables si bien que son biographe a pu dire, sans exagération, que Joseph « passa la moitié de son existence entre ciel et terre ». Et cela est d’autant plus exact que, la plupart du temps, lorsqu’il disait sa messe, le Saint s’élevait à quelques pouces du plancher après la Consécration et ne reprenait pied qu’au dernier Évangile.


On aura remarqué cette phrase du berger relevée au procès de canonisation : « Nous vîmes alors Frère Joseph, tant il était joyeux, se mettre à danser au son de notre musique. » Or ce ne fut pas la seule fois que le Saint témoigna d’une allégresse aussi débordante. De passage à Naples, on le vit, dans l’église Saint-Grégoire, « décrire un cercle rapide en dansant sur ses genoux et chanter à pleine voix : — Vierge bienheureuse ! Vierge bienheureuse ! »

Plus tard, à Osimo, « le matin de Noël, il construisait une crèche dans sa cellule et invitait les Pères et les novices à danser et à chanter avec lui devant l’Enfant-Jésus. »

Oubliant que David a dansé devant l’Arche, les religieux se scandalisaient, comme le firent les lévites autour du Roi Psalmiste, et refusaient de s’associer à ces pieuses cabrioles. Mais il n’avait cure de leurs mines renfrognées et il se laissait aller sans fausse honte à la joie qui le transportait.

Ces danses, ces envolées, comme les extases et les ravissements du Saint, montrent combien la sensation profonde de la présence divine en lui l’affranchissait des liens terrestres. La splendeur des aspects du Paradis qui lui remplissaient l’imagination, le mettait tout hors de lui au point qu’il perdait le contrôle de ses actes. Le soleil intérieur flamboyait d’une façon si ardente, le pénétrait d’une telle chaleur et d’un tel rayonnement qu’il devenait pareil à un sylphe s’ébattant à travers les magnificences d’un beau jour d’été. Même s’il avait tenté de se contenir, il n’y serait point parvenu. Mais il n’y songeait guère. Aussi spontané qu’un enfant, il obéissait à l’action surnaturelle avec d’autant moins de scrupule que toujours elle le conduisait à manifester le miracle permanent dont il était le théâtre. Car ce n’était pas seulement à l’église qu’il s’enlevait de terre, c’était partout où le menaient ses pas. On rapporte qu’un prêtre Dom Antonio Chionello, se promenant avec lui dans un jardin, lui montra l’azur sans nuages et lui dit : — Frère Joseph, que Dieu a fait un beau ciel !… « A ces mots, comme si Dom Antoine l’eût invité à monter au ciel, le Saint pousse un grand cri, s’élève dans l’air et, d’un seul vol, va se poser à genoux sur la cime d’un olivier. La branche se balançait comme sous le poids d’un oiseau. Il resta là, ravi en Dieu, une demi-heure environ. Puis, revenu à lui, il demanda, d’un air embarrassé, à Dom Antonio comment il ferait pour descendre. L’ecclésiastique alla chercher une échelle et Joseph descendit. »

Une phrase du Saint révèle la violence de l’impulsion qu’il subissait chaque fois qu’il était projeté dans l’espace. Comme le cardinal Lauria lui demandait pourquoi il poussait une grande clameur en quittant le sol, il répondit : « La poudre de guerre, lorsqu’elle s’embrase dans l’arquebuse, éclate en un vaste bruit ; ainsi éclate mon cœur embrasé de l’amour divin. »

On comprend aussi que, favorisé d’une vue directe immédiate, presque continuelle de la Sainte Trinité, de la Vierge et des Saints, il ne pouvait se rendre attentif aux œuvres humaines. Pendant un séjour qu’il fit à Rome, l’évêque de Potenza, Mgr Claver le conduisit dans les sanctuaires célèbres et voulut lui faire admirer les tableaux et les statues qui les ornaient.

« Mais, raconte ce prélat, il marchait les yeux baissés au point de ne pas voir le pavé qu’il foulait. — Frère Joseph, lui dis-je, regardez donc toutes les merveilles qui nous entourent !… Il garda les paupières baissées et me répondit : — Je crois, je crois, je ne veux pas autre chose que ma foi… »

Non, le Saint n’était ni un esthète ni un amateur d’art. Il était mieux que cela : un grand poète vivant des odes sublimes au lieu de les écrire. Possédant le Paradis dans son âme, en quoi des peintures, même accomplies, des marbres, même supérieurement taillés, l’auraient-ils intéressé ? Au regard des images éblouissantes qui se succédaient en son esprit, les inventions les plus radieuses d’un Michel-Ange ou d’un Vinci ne pouvaient lui être que les volutes d’un brouillard importun. Il regardait sans cligner cet astre absolu : la Face de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il n’avait donc pas besoin d’effigies forcément imparfaites pour s’en suggérer l’incomparable beauté.


Le don de lire dans les âmes se manifestait chez Joseph de deux façons : ou bien, d’un coup d’œil jeté sur le visage de ses interlocuteurs, il découvrait ce qui se passait dans leur conscience, les pensées les plus secrètes — celles dont on a honte vis-à-vis de soi-même — les tares les mieux dissimulées, les péchés d’habitude. Ou bien, constatant, en une seconde, l’état de péché mortel où ces âmes croupissaient, il sentait une puanteur se dégager d’elles, si virulente, qu’elle le suffoquait. Dans l’un et l’autre cas, il prévenait, sans ménagement, les coupables et les sommait de se purifier.

Mille récits avèrent cette clairvoyance redoutable. Voici le résumé de quelques-uns.

Un jour, en voyage, Joseph rencontra, fort à l’improviste, dans une auberge, un gentilhomme très satisfait de lui-même et qui, menant une vie assez régulière, suivant les idées du monde, n’éprouvait pas, disait-il, le besoin de se confesser, sauf à Pâques.

A dîner ce personnage expliquait, avec complaisance, qu’il était l’ordre même et se targuait d’une grande aptitude aux rangements. Joseph se lève, fait le tour de la table, vient se rasseoir tout contre le vaniteux et, lui dardant un regard aigu dans les prunelles, lui dit : « Mon ami, tes affaires ne sont pas bien rangées… » L’autre se récrie. Mais le Saint hochant la tête : « Crois-moi, mets de l’ordre dans ta valise !… »

Il n’ajouta rien. Mais le gentilhomme se sentit percé à jour. Il comprit, d’une intuition brusque, que sa quiétude orgueilleuse n’était pas justifiée et il courut au plus prochain confessionnal.

Une autre fois, Joseph croisa, sur une route, un garçon d’une vingtaine d’années, connu pour être un grand coureur de filles. Le Saint ne l’avait jamais vu, auparavant. Néanmoins, il s’arrêta, saisit le paillard au bras et lui dit à l’oreille : « Frère, tu as la figure très sale, va te laver. »

Aussitôt, comme dans un miroir, le jeune luxurieux découvrit la malpropreté dégoûtante de son âme. Il saisit le symbole, fit pénitence et mena, par la suite, une vie régulière.

Le Saint ne montrait pas toujours autant de ménagement. Souvent, c’était à haute et intelligible voix qu’il dénonçait le péché d’impureté. Sur quoi, quelqu’un lui ayant demandé ce qu’il entendait au juste par cette comparaison de la figure sale, il répondit : « Ce n’est pas une image ; les sensuels, je vois réellement leur visage noir comme du charbon. Leur saleté me fait souffrir et j’ai si fort envie de les voir blancs devant le Seigneur que je suis obligé de les avertir. »

En un cas du même genre, il nettoya de son ordure un domestique du cardinal Facchinetti qui était venu lui apporter une lettre de son maître.

L’ayant envisagé, il lui appliqua un léger soufflet en criant : « Tu n’as pas honte, attaché comme tu l’es à un excellent cardinal, d’avoir la figure aussi sale ? Vite, trotte te débarbouiller. »

Le messager alla se confesser et revint.

« A la bonne heure, dit le Saint, te voilà net, ne recommence plus. »


Quand c’était par l’odeur qu’il découvrait le péché, il dissimulait encore moins le dégoût qui lui soulevait le cœur.

Un dignitaire qui, sous des apparences de grande correction, s’adonnait à un vice contre nature, entra, un jour, dans sa cellule pour l’entretenir d’intérêts ecclésiastiques. A peine eut-il passé le seuil que Joseph se leva d’un bond et cria d’une voix terrible : « Tu pues ! Tu pues ! Au bain ! Au bain !… »

Et il ouvrit la fenêtre au large, en faisant signe à l’autre de s’éloigner et en se bouchant les narines.

L’interpellé qui avait précisément coutume d’observer une propreté raffinée sur son corps, s’offensa. Il se mit à protester. Mais Joseph le chassant du geste : « Comment veux-tu que je parle ? Tu m’empoisonnes !… »

Outré de colère, le sodomite se retira. Il méditait d’abord de se plaindre au Supérieur et de faire punir ce chétif moine qui lui avait manqué de respect. Mais la réflexion lui vint ; la grâce opéra. Il se sentit pénétré de terreur et de contrition et il réforma ses mœurs.

Comme nous l’avons vu, la seule tribulation que le Saint tentât d’écarter de lui, c’était la curiosité profane. Il lui déplaisait déjà beaucoup d’avoir, sans qu’il le cherchât, de pieux témoins de ses envolées et de ses ravissements. Il s’y résignait parce qu’on lui avait dit que la publicité de ces merveilles procurait souvent la gloire de Dieu. Mais il ne tolérait pas d’être visité comme une bête curieuse ou comme un phénomène bizarre. Quand le fait se produisait, il savait très nettement rabrouer ceux ou celles qui, par futilité, troublaient son recueillement et violaient sa retraite comme ils seraient entrés dans une baraque de la foire pour y contempler un veau à six pattes ou y admirer un charlatan expert aux tours de passe-passe.

C’est ainsi que, pendant son séjour au monastère d’Assise, il donna une leçon à quelques patriciennes aussi frivoles que chatoyantes.

La marquise de Médicis s’était formée une société d’un certain nombre de caillettes à particules. D’habitude, ces dames évaporées papotaient comme la pluie sur les toits. Entre elles, il n’était question que de fanfreluches à la mode ou des mérites langoureux de leurs sigisbées. Mais, je ne sais comment, certaine après-midi, le nom du frère Joseph fut prononcé. Toutes alors se mirent à cacouler ainsi que le font les oies à la picorée.

« Ma chère, dit l’une, c’est paraît-il, on ne peut plus amusant à regarder la suspension de ce moine.

— Si nous faisions la partie d’aller le voir ? proposa la marquise.

— Oui, oui, c’est cela ! Ce sera charmant !

— Seulement, afin d’être sûres de ne pas nous déranger pour rien, nous essaierons de provoquer son ravissement. On dit que c’est facile. On n’a qu’à prononcer le nom de Jésus ou celui de Marie et, tout de suite, le frère s’envole.

— Oh ! que c’est drôle… Vite, courons là-bas ! »

Aussitôt fait que dit. — Mais à peine la folle compagnie eut-elle franchi le seuil de l’église où le Saint se tenait en oraison que celui-ci, se retournant soudain, perçut, d’un regard, la niaiserie désœuvrée de ces âmes légères. Élevant la voix, il les apostropha d’un ton sévère : « Croyez-vous que je sois une grenouille qu’on fait sauter en lui tendant un chiffon rouge ? N’êtes-vous pas honteuses de venir ici par dissipation ? Dehors, dehors ! Et que Dieu vous pardonne !… »

La marquise de Médicis, déposant du fait, ajouta que cette algarade si justifiée l’avait convertie et termina son récit par ces mots : « J’étais confuse comme une poule mouillée et je conclus de l’incident que Frère Joseph pénétrait le secret des cœurs. »

Il le pénétrait, en effet, si bien que, parfois, quand les autres religieux sortaient de l’office — d’où, comme on l’a vu, son exubérance d’amour de Dieu l’exilait — il arrêtait l’un ou l’autre, disant à celui-ci : « Toi, tu as dormi pendant plus d’un quart d’heure. » A celui-là : « Toi, tu as pensé que toutes ces récitations étaient insipides. » A un troisième : « Pourquoi t’es-tu permis de feuilleter l’antiphonaire en bâillant au lieu de louer le Seigneur ? »

« Il ne se trompait jamais », déclarent les actes.


Enfin, pour souligner à quel degré d’acuité se portait sa clairvoyance touchant la vie intérieure de ceux qui venaient l’entretenir, citons un dernier fait.

Le Père Francisco, des Mineurs Observants, rapporte : « La première fois que j’allai conférer avec le Frère Joseph, quoiqu’il ne m’eût jamais vu, il me décrivit, point par point, tous les actes ou événements de mon existence et notamment des choses de conscience qui ne pouvaient être connues que de Dieu seul. Et il m’annonça, selon la plus exacte vérité, beaucoup de choses qui m’arrivèrent par la suite. Je puis ajouter qu’un de mes pénitents m’a confié, en dehors de la confession, qu’étant lié d’amitié avec le Frère Joseph, il éprouvait, en sa présence, une vive confusion, sentant que ce frère devait connaître un péché de sa jeunesse dont il s’était confessé depuis longtemps. Un jour, frère Joseph lui dit : — Si tu veux être sincère, je te dirai quelque chose. L’autre ayant autorisé à parler, le frère lui raconta la faute dont il s’agit, lui dit qu’il avait omis de s’en confesser d’abord, qu’il l’avait déclarée ensuite et que c’était à cause de ce souvenir qu’il avait honte en sa présence. Cet homme n’avait cependant confié son secret à personne. Il déclara à Joseph que tout cela était vrai… »

VII

Un homme qui tutoie tout le monde, qui morigène les grandes dames, qui expose à la lumière les profondeurs fangeuses de certaines âmes, qui ne ménage aucun amour-propre, suscite forcément des haines et des rancunes. De plus, certains de ses confrères ne digèrent pas qu’il les reprenne pour leurs négligences à l’office ou pour leur dextérité à tourner, plus ou moins subtilement, la règle. D’autres le jalousent à cause de son action irrésistible sur les foules. Des piocheurs d’in-folio virent, avec mauvaise humeur, son pouvoir de ramener, en un tour de main, au bercail de l’Église force brebis vagabondes que les arguments de théologiens patentés n’avaient pu convaincre. Parce que le feu d’amour divin qui le brûle le fait danser de joie devant le Saint-Sacrement, des Pharisiens s’encolèrent. Des esprits pointus, qui contesteraient volontiers à Dieu le droit de se mêler des affaires de ce monde, lui font un grief de ses envolées et les tiennent pour des prestiges diaboliques. Enfin il froisse les uns par sa franchise, scandalise les autres par sa rusticité, inquiète les âmes routinières par les outrances de son zèle. Nous l’avons déjà dit : trancher sur l’ensemble ; c’est ce que n’importe quelle réunion d’hommes pardonne le plus difficilement aux grandes âmes et surtout à celles où habite l’Esprit-Saint.

Toutes ces malveillances, toutes ces rancunes, tous ces aveuglements, toutes ces vanités écorchées vives se coalisèrent et finirent par trouver un interprète. Ce fut un vicaire épiscopal dont Joseph avait eu l’occasion de flairer l’âme. Il la trouva malodorante et ne sut cacher l’impression pénible qu’il en ressentit.

Le vicaire furieux rédigea une dénonciation où l’injure alternait avec la calomnie. Les faits et les gestes du saint étaient présentés sous le jour le plus défavorable. Le libelle se terminait par ces mots : « En résumé, on voit circuler dans la province un braillard de trente-trois ans. Il se donne pour un autre Messie, traîne les populations après lui et les charme par de soi-disant prodiges que cette plèbe, incapable de discernement, accueille comme authentiques. J’ai cru qu’il fallait empêcher le mal de devenir incurable… »

Le vicaire cacheta sa lettre et l’envoya aux Inquisiteurs de Naples. Or, à peine la missive fut-elle partie que sa raison s’égara ; en même temps il tomba gravement malade. Pendant plusieurs jours, il divagua d’une telle force qu’on le jugea tout à fait aliéné. Dieu vengeait son serviteur. A l’article de la mort, par une grâce de miséricorde, le calomniateur recouvra son bon sens. Il confessa ses fautes, dit ses remords, avoua ses mensonges touchant le Saint et ne passa de vie à trépas qu’après avoir reçu les derniers sacrements.

Depuis assez longtemps, l’Inquisition tenait Joseph à l’œil. Il courait tant de récits contradictoires sur la personne du Saint, sur sa doctrine, ses actes et les merveilles dont il était l’instrument que les gardiens officiels de la foi en vinrent à le soupçonner d’hérésie et même de possession diabolique. La diatribe du vicaire leur fournit un motif d’examiner un personnage aussi déconcertant. Ils lancèrent un mandat d’information par lequel ils lui ordonnèrent de comparaître devant leur tribunal. Tandis qu’on l’examinerait, il serait détenu chez les Mineurs conventuels de Naples.

Le Supérieur du monastère de la Grottella se montra très affligé de cette mesure ; ayant eu le loisir d’éprouver la sainteté du Frère, il avait toujours fermé l’oreille aux insinuations des envieux et il admirait la blancheur absolue de cette âme qu’une grâce spéciale soulevait au-dessus des contingences humaines. Après avoir atermoyé, il communiqua la décision des Inquisiteurs à Joseph, il lui parla de temporiser. « J’écrirai au Saint-Office, conclut-il, et peut-être obtiendrai-je un contre-ordre. » Mais Joseph, dont la soumission à l’Église n’admit jamais de réserves, refusa tout délai.

« Il accueillit avec respect, dit son biographe, l’ordre du tribunal et, peiné qu’on en contestât la justice, il chercha, autant qu’il était en lui, à compenser l’hésitation du Supérieur par son empressement à se mettre en route. Les murmures de ceux qui soutenaient que l’offense faite à sa personne lésait la congrégation entière le trouvèrent insensible. »

Il quitta donc Cupertino, qu’il ne devait jamais revoir, le 21 octobre 1638. « Toute la bourgade et le pays environnant s’émurent. On s’abordait en pleurant et en criant : — Quelle perte nous faisons !… Cependant Joseph restait aussi calme que s’il fût allé à un triomphe. »

A Naples, les Mineurs Conventuels l’accueillirent assez mal. D’abord, le fait que l’Inquisition s’occupât de lui, le leur rendait suspect. Ensuite son « étrangeté » leur déplaisait comme un signe d’indépendance et presque comme un blâme des pratiques étroites où se confinait leur dévotion.

Joseph, étant d’une extrême sensibilité, souffrit de leurs rebuffades. Il ne se plaignit, ni ne récrimina. Mais il avait le cœur affreusement serré et il éprouvait un sentiment d’extrême solitude qui allait jusqu’à l’angoisse d’autant que, par surcroît, le soleil intérieur semblait avoir sombré dans des ténèbres irrémissibles. Ne plus sentir en lui la présence de Jésus c’était le pire malheur qu’il pût concevoir. Il se crut abandonné de Dieu. Et il passa des heures à verser des larmes silencieuses dans un coin de sa cellule. Mais comme il tâchait de balbutier une formule de résignation, saint Antoine de Padoue lui apparut dans une gloire et lui dit : — Réjouis-toi, Frère Joseph, Dieu t’aidera, la Mère de Dieu t’aidera, notre Père saint François t’aidera également !…

« Dès lors, il reprit sa gaîté coutumière ; rassuré par cette apparition, il se présenta hardiment devant le tribunal. »

Il eut à subir trois interrogatoires dont le secret n’a pas été révélé ; on sait seulement qu’ils furent minutieux et prolongés et que les juges furent témoins d’un ravissement et d’une envolée qui portèrent dans leur esprit la conviction que l’inculpé soumis à leur enquête n’avait rien de commun avec le Mauvais Esprit.

Ils proclamèrent donc, sans restriction, l’innocence de Joseph. Mais, en même temps, ils ordonnèrent qu’on lui fît quitter la région et qu’on le tînt désormais le plus possible à l’écart du monde.

Cette sentence permet de conjecturer que les policiers du Saint-Office ne tenaient pas beaucoup à favoriser la clairvoyance du Saint en ce qui touche l’état des âmes ; qu’elle continuât de se manifester à l’égard des laïques, ils n’y auraient peut-être pas trouvé trop d’inconvénients. Mais comme elle n’épargnait point le clergé, ils estimèrent, sans doute, que la hiérarchie, la discipline et le décorum auraient à en pâtir. Dieu avait choisi Joseph comme dénonciateur des péchés qui se dissimulent dans les consciences obscurcies. Les Inquisiteurs ne lui contestaient pas sa mission. Seulement, par l’effet d’une prudence peut-être trop — humaine, et aussi, par esprit de corps, ils firent le possible pour en entraver l’exercice — pour « mettre la lumière sous le boisseau ».

Ils envoyèrent le Saint à Rome ; il se présenterait au Père Larina, général de l’Ordre et lui remettrait une lettre qui contenait probablement des instructions dépourvues de mansuétude. En effet, le Père Larina reçut le Saint d’une façon très sèche, lui parla d’un ton sévère et « le traitant comme un coupable, lui assigna une étroite réclusion en attendant qu’on disposât de lui ».

Le Saint, qui goûtait fort les humiliations, y trouvant un remède à l’amour-propre, ne prononça pas un mot pour son apologie. Sûr d’aimer Dieu et d’être aimé de Lui, il accepta joyeusement son incarcération.

Quelques privilégiés ayant obtenu permission de le visiter, le plaignaient et s’étonnaient de sa soumission.

« J’obéis, j’obéis, répondit-il, tout va bien puisque Dieu fait que je me laisse guider par l’obéissance comme l’aveugle par son chien. »

Cependant le bruit de ses vertus se répandait de plus en plus dans Rome. C’est en vain qu’on épaississait les murailles entre les âmes et lui, Dieu se jouait de ces vaines précautions et faisait filtrer la lumière surnaturelle à travers les moellons qu’on lui opposait.

C’est ainsi qu’un prélat de la cour pontificale, Nicolas Albergati, eut occasion de vérifier qu’entre autres dons extraordinaires, le Saint possédait celui de prophétie. Voici son témoignage :

« Étant venu aux Saints-Apôtres dans la pensée de visiter le frère Joseph, je ne trouvai personne pour me conduire à lui, mais j’appris qu’il logeait près du clocher. Je montai un escalier et je me rencontrai en face avec un religieux qui, sans m’avoir jamais vu, me salua en ces termes, que je reproduis textuellement : — Eh ! comment un cardinal vient-il visiter un pauvre moine bon à rien ? L’humilité du langage de mon interlocuteur me fit supposer que ce pouvait être le frère Joseph. En effet, c’était lui. Je l’avertis que je n’étais pas cardinal. Mais il me répondit en riant : — C’est bon ! C’est bon ! Nous nous entretînmes environ une demi-heure et je me retirai très édifié.

« Le même jour, après dîner, j’étais chez moi. Un conventuel se fit introduire et se présenta comme le compagnon du frère Joseph. Il m’apprit que celui-ci venait de lui dire : — Un prélat, avec qui j’ai parlé ce matin, a semblé prendre en plaisanterie quelques mots de cardinalat. Nous verrons bientôt si je me suis trompé ou non.

« Je congédiai le religieux de la manière qu’eût fait à ma place tout homme sensé. La prédiction s’est pourtant vérifiée. »

En effet, quelques mois plus tard, Albergati fut promu cardinal par le pape Innocent X. Il ne s’y attendait nullement.

Les faits de ce genre se comptent en grand nombre dans l’histoire du Saint.

Cependant, quelque soin qu’on mît à le tenir au secret, Rome commençait à s’occuper de lui. Les cinq ou six ecclésiastiques qui parvinrent jusqu’à lui et qui l’entretinrent ne cachaient pas leur étonnement et leur admiration. D’autres l’avaient vu s’élever de terre à l’église. On en parlait dans tous les coins de la ville. Ces rumeurs et les commentaires qu’ils suscitaient arrivèrent aux oreilles du Pape qui voulut le voir.

C’était alors Urbain VIII, pontife très occupé de politique et qui montrait du goût pour les choses de la guerre. Il aimait à tracer des plans de fortifications, établissait des manufactures d’armes, fondait de l’artillerie, accumulait des munitions et recrutait des soldats.


Soit dit en passant, lorsque, au cours des âges, on rencontre de ces Papes guerriers que le soin d’accroître le domaine du Saint-Siège ou de le militariser absorbe à ce point, on ne peut s’empêcher d’éprouver quelque surprise. Car enfin passer des revues, conduire des sièges, livrer des batailles, tenir la poudre sèche et les sabres bien affûtés, est-ce un rôle qui convienne au représentant de celui qui a dit : « Je laisse ma paix avec vous, je vous donne ma paix ? » Si Notre-Seigneur avait approuvé les armes et les combats, après que saint Pierre eut coupé l’oreille droite de Malchus, il aurait peut-être prescrit à l’apôtre de lui trancher aussi l’oreille gauche. Au contraire, il fait remettre le glaive au fourreau, et il déclare : « Celui qui tire l’épée, périra par l’épée. » Pourquoi tels de ses Vicaires se sont-ils conduits comme si cette parole de l’Évangile était lettre morte ?

Je sais : il y avait le pouvoir temporel et, par suite, un domaine à sauvegarder. Mais précisément ces territoires il fallut les administrer, les défendre contre les convoitises des empereurs, des rois et des républiques ; certains papes cédèrent même à l’ambition de l’arrondir aux dépens du voisin. Or si l’on récapitule l’histoire de l’Église, on s’apercevra tout de suite qu’elle relate une série de catastrophes et d’humiliations, provenant, presque toutes, du fait que le Souverain Pontife assumait une double tâche : d’une part, mener au salut éternel les âmes de bonne volonté selon la tradition apostolique, d’autre part, guerroyer et politiquer comme si le royaume de Jésus-Christ eût été de ce monde.

Je me trompe peut-être mais il me semble que les désastres infligés sans cesse au pouvoir temporel et finalement le rapt des États romains par la maison de Savoie démontrent que Dieu n’approuvait guère ce dualisme.

Le pouvoir temporel n’existe plus. La Papauté s’en trouve-t-elle diminuée ? Nullement, car libéré du souci d’agir en prince de la terre vis-à-vis des princes de la terre, le successeur des Apôtres peut se donner, désormais, tout entier à sa mission surnaturelle.

Il y eut Jules II qui endossait la cuirasse, prenait des villes d’assaut, excommuniait tour à tour le Roi de France et les Vénitiens selon qu’il disputait à celui-là, ou à ceux-ci des provinces sur lesquelles ni lui ni ses compétiteurs n’avaient beaucoup de droits. — Et il y eut Pie X, le saint Pape, objet de notre vénération fidèle. Méprisant les finasseries diplomatiques, foudroyant l’hérésie, dénué de biens terrestres, riche de l’Esprit Saint il répandit un si large rayonnement sur l’univers spirituel que, depuis son décès, nous portons encore son deuil.


Pour en revenir à Urbain VIII, on doit reconnaître que, tout en donnant de l’attention à la stratégie, il ne négligeait pas entièrement le ministère des âmes. La réforme des ordres monastiques l’occupa. C’est pourquoi quand il apprit que Joseph était considéré par certains comme un élément de trouble dans la famille franciscaine, par d’autres, comme un modèle de sainteté que ses frères feraient bien d’imiter, il voulut examiner lui-même l’homme qui suscitait ces opinions contradictoires. Il commanda donc au Père Larina de le lui amener.

Le Général était bien revenu de sa méfiance à l’égard du Saint. C’est qu’en effet, un esprit droit ne pouvait le fréquenter un peu de temps sans rendre justice aux vertus incomparables que Dieu manifestait en cette âme. Excellent religieux, le Père se félicitait donc qu’un tel foyer d’amour divin flambât auprès de lui.

Le jour fixé pour l’audience arriva. Le Pape, entouré de deux prélats, se tenait assis dans l’une des salles du Vatican où Joseph et le Général furent introduits sitôt entrés.

Comme le Saint se prosternait pour baiser les pieds du saint Père, un de ces ravissements impétueux dont il avait coutume s’empara de lui. Il poussa un grand cri, quitta le plancher, et resta les bras étendus, les yeux au ciel, à la hauteur du chapiteau des colonnes qui supportaient la voûte.

« Pénétré d’une religieuse terreur, rapportent les actes, le Souverain Pontife se tourna vers le Général et lui dit : — Si frère Joseph meurt sous mon règne, je déposerai du prodige dont je suis témoin. »

Joseph ne redescendit sur le plancher que quand le Père Larina le lui eut commandé au nom de la sainte obéissance.

Le Pape, toujours fort ému, le congédia sans lui poser de questions. Mais, peu après, il ordonna de garder le Saint en réclusion dans un couvent de l’Observance, ailleurs qu’à Rome.

Quoique très peiné de perdre le Frère, le Général se hâta d’obéir et, donnant des instructions pour que sa clôture demeurât très étroite, il l’envoya dans un monastère d’Assise.

VIII

J’espère, dans les lignes précédentes, avoir fixé les principaux traits de la physionomie du Saint. Je ne m’étendrai donc pas sur les incidents qui marquèrent sa réclusion à Assise d’abord, puis à Petra Rubea, à Fossombrone et enfin à Osimo où il passa les dernières années de sa vie. Notons seulement que, partout, on le maintint en clôture et que, partout aussi, malgré les précautions prises pour le dérober à l’empressement des fidèles, les Grands comme la multitude venaient à lui, attirés par un aimant mystérieux, et rompaient toutes les barrières. Ses ravissements, ses envolées persistaient, soit devant témoins, soit qu’il fût seul dans sa cellule. Il continuait à faire des miracles, à lire dans les âmes. Il obtenait des conversions d’hérétiques — par exemple celle d’un duc de Brunswick, luthérien opiniâtre qui avait déconcerté la dialectique des théologiens les plus autorisés et qui fut conquis à la vraie foi par l’éloquence brûlante du prisonnier.

Tant de merveilles que Dieu opérait par l’humble moine auraient dû convaincre ses gardiens qu’ils n’avaient pas affaire à un possédé et les déterminer à lui rendre le libre exercice de sa mission. Mais point : ils reconnaissaient volontiers l’empreinte divine sur ses prodiges ; ils louaient l’orthodoxie de ses propos ; ils rendaient justice sans restrictions à ses vertus ; et, cependant, ils redoublaient d’efforts pour que l’éteignoir ne cessât de coiffer cet irréductible luminaire.

Le biographe de Joseph ne sait trop comment s’y prendre pour expliquer un aussi étrange entêtement. Faute de mieux, afin de ne froisser personne, il emploie des termes vagues et courtois.

Il écrit : « Le tribunal de l’Inquisition, qui avait constaté la sainteté de Joseph à Naples, et le pape Urbain VIII avaient, dans leur sagesse, jugé convenable et nécessaire de tenir un si riche trésor en réserve pour Dieu qui saurait manifester les œuvres de son serviteur. »

Fort bien. Seulement, lorsque mille faits eurent démontré cette sainteté jusqu’à l’évidence, pourquoi ne pas lui donner carrière ? Pourquoi prolonger pendant vingt-cinq ans une épreuve dont rien ne semble légitimer la rigueur ?

Avec quelque scrupule qu’on étudie les documents contemporains, on en revient toujours à la même conjecture : la faculté redoutable que Joseph possédait de lire dans le fond des cœurs gênait beaucoup de dignitaires du clergé, sans doute parce qu’ils savaient que leur propre tréfonds ne fournirait rien d’édifiant à la clairvoyance du Saint. Par suite, ne pouvant dissimuler à Dieu l’état de leur conscience, ils s’évertuaient, du moins, à le cacher aux hommes.

Cette hypothèse s’appuie sur l’histoire ; en effet, les chroniques nous apprennent qu’au temps où vécut Joseph, le sel de la terre, en Italie et surtout à Rome, s’était fort affadi.

IX

La clôture que Joseph subit à Osimo fut encore plus stricte que les précédentes. Des cardinaux et des prélats irréprochables, qui l’aimaient tendrement, le vénéraient et répondaient de sa doctrine, étaient intervenus pour qu’on lui rendît sa liberté. Mais le Pape alors régnant, Innocent X, ne crut pas devoir les écouter. Il ordonna que le Saint eût une chapelle et un jardin à part, fût mis sous la surveillance d’un compagnon « spécialement choisi » et qu’on ne le laissât voir à personne sauf à quelques religieux du monastère « d’une discrétion et d’une sagesse éprouvées », disent les Actes. Ce régime insolite le laissa on ne peut plus paisible. Comme il l’avait toujours fait, il se soumit sans se plaindre ni demander le motif de sa captivité. Tous les matins, il se confessait, se préparait au saint sacrifice par une longue méditation puis disait sa messe avec un incomparable recueillement. Elle durait environ une heure « non compris le temps des extases ». Le reste du jour était employé tout entier à l’oraison, soit qu’il se tînt dans sa cellule, soit qu’il se promenât dans l’enclos qui lui était réservé. On lui apportait sa nourriture après le repas des Frères. Comme depuis longtemps son estomac ne supportait plus la viande, il avalait, debout, un peu de soupe maigre, trois bouchées de pain et quelques légumes cuits sans assaisonnement. Vu son état de faiblesse, le supérieur lui avait prescrit l’usage du vin. Par obéissance, il en prenait donc ; mais il ne put se résoudre à le boire pur et il le coupait largement d’eau.

Son gardien ne semble pas s’être beaucoup préoccupé de lui, car on a noté qu’à plusieurs reprises, deux jours de suite, il oublia de lui apporter à manger. Le Saint ne lui fit, d’ailleurs, aucune observation. Très probablement, il ne s’était même pas aperçu de cette négligence.

Tel quel, il s’estimait on ne peut plus heureux. A un religieux qui lui demanda s’il ne s’ennuyait point, il répondit : «  — J’habite une ville, mais je me sens comme au fond d’une forêt ou plutôt je suis en paradis. »

A un autre qui l’interrogea sur l’emploi de son temps : «  — Je me tiens en Dieu. » Cette brève indication suffit : il se tenait en Dieu, c’est-à-dire que, fondu, par anticipation, dans les splendeurs et les ferveurs de la Béatitude, il ne percevait plus les choses du monde que comme un amas de nuées confuses formant un cercle brumeux autour du lac de lumière où son âme demeurait immergée.

Il accueillait avec un sourire amical ses visiteurs mais il ne leur parlait pas beaucoup. Certains jours, il se contentait même de les inviter à chanter avec lui de petits cantiques ingénus qu’il avait composés.

Il avait alors la voix « merveilleusement claire et douce ». Ceux qui l’ont entendue disent qu’elle évoquait le tintement d’une cloche de cristal. Ils ajoutent : « Son chant faisait pleurer, excitait à l’amour de Dieu et révélait, on ne sait comment, l’infinie pureté de son cœur. »

Affable avec tous, le Saint avait pourtant un favori. C’était un chardonneret dont on lui fit cadeau. Il se garda de le mettre en cage : « Va, lui dit-il, jouis de la liberté que Dieu t’a donnée. Je n’exige de toi qu’une chose : quand je t’appellerai, tu viendras et nous louerons ensemble le Seigneur. »

Il en fut ainsi ; l’oiseau voltigeait à son gré dans le jardin, se posait tantôt sur un arbuste, tantôt sur la fenêtre de la cellule. Dès que Joseph l’appelait, il venait se poser sur son épaule et accompagnait de ses roulades les hymnes entonnés par le Saint.

X

C’est dans ce recueillement extrême, dans ce détachement de toutes choses que le saint passa les six dernières années de son existence. Au mois d’août 1663, il tomba malade d’une fièvre d’abord intermittente, bientôt continue qui eut promptement raison de son corps que la flamme d’amour insatiable qui brûlait en lui avait miné. On fit venir un médecin qui le tourmenta de saignées et de remèdes saugrenus. Joseph les acceptait docilement mais il avait un certain sourire qui signifiait qu’il ne se faisait pas d’illusion sur leur efficacité.

Quand on lui demandait comment il se sentait, il répondait, au début de sa maladie : — Le petit âne commence à gravir la montagne.

Plus tard, quand le mal s’aggrava : — Le petit âne a gravi la moitié de la montagne.

La veille de sa mort, il dit d’un ton enjoué : — Le petit âne est arrivé au sommet de la montagne ; il ne peut plus se traîner ; c’est ici qu’il va laisser sa pauvre dépouille.

Le 18 septembre il entra en agonie. La communauté se réunit dans sa cellule et voici comment les Actes rapportent sa fin :

« Il voulut recevoir le saint viatique, ce qu’il fit avec une piété angélique et des transports d’amour. Il demanda ensuite l’extrême-onction ; quand l’huile sainte toucha ses membres, il s’écria, d’une voix forte et sonore, malgré sa faiblesse : — Mon Dieu, quelle musique, quels parfums dans votre paradis… Je suis heureux !…

« Il se fit lire ensuite la profession de foi et demanda à ses frères le pardon de ses fautes envers eux. Mais tous versaient des larmes car nul n’avait rien à lui reprocher.

« A mesure que l’agonie faisait des progrès, le désir de quitter la terre s’accroissait chez le saint, car il répéta plusieurs fois la parole de Saint Paul : — Je désire être dissous, et être avec le Christ !…

« Après on récita, en langue vulgaire, l’Ave maris Stella. Le malade, qui avait toujours tant aimé la Madone, parut en éprouver du contentement et il chanta tout doucement un des cantiques qu’il avait composés : Salut ma Reine, ma rose sans épines ; prie pour moi, fille d’amour, que je ne meure pas dans le péché !

« Il s’abandonna ensuite à des mouvements et à des transports très animés. Interrogé si c’étaient des effets de l’amour de Dieu, il répondit que oui et il se mit à sourire avec une telle expression de ravissement que sa joie se communiqua aux assistants. Alors une splendeur éblouissante illumina son visage et, dans ce même moment il rendit sa grande âme à son Créateur. C’était quelques minutes avant minuit. Joseph avait soixante ans et trois mois. »

Un jour, prêchant sur la Trinité, le Saint prononça ces mots : « De même que le feu, substance une, produit continuellement la lumière et la chaleur ; de même la nature divine du Père produit continuellement la lumière qui est le Fils et en même temps la chaleur qui est l’Esprit. »

Cette phrase résume toute son existence. Parce que cette chaleur et cette lumière régnaient en lui, rayonnaient autour de lui, des âmes, qu’enveloppaient les glaces et les ténèbres du péché, le méconnurent et le persécutèrent. La prudence humaine disposa des écrans entre ce foyer d’amour et la multitude accourue pour se réchauffer à son contact. Joseph souffrait tout sans une plainte, sans un reproche. Il possédait Dieu ; que lui importait le reste ?

Au surplus, dès qu’il eut quitté la terre, ainsi qu’il arrive si souvent dans l’histoire des Saints, les méfiances, les rancunes et les préventions fondirent comme de la neige au soleil. A peine quelques années s’étaient écoulées que l’Église le plaçait sur ses autels. Et parmi ceux qui instruisirent le procès de canonisation, l’on retrouve quelques-uns de ses plus acharnés contradicteurs de naguère.

Note I

Il y a dans la légende du Saint un gracieux épisode qui semble une page détachée de la Légende dorée ou des Fioretti. On s’en voudrait de ne pas le rapporter.

Du temps où Frère Joseph vivait à la Grottella, il était souvent appelé au monastère des Pauvres Clarisses de Cupertino pour les besoins spirituels de la maison. Un jour, il dit, en souriant, aux Sœurs qu’il leur enverrait un petit oiseau afin de stimuler leur zèle. Et, en effet, le lendemain, elles virent un passereau d’espèce inconnue se poser sur la fenêtre du chœur. Il reparut tous les soirs et tous les matins ; il ne manquait aucun office. Et il accompagnait le chant des religieuses par une mélodie qui provoquait en elles la ferveur et l’émulation. L’office achevé, l’oiseau disparaissait. Il revint ainsi, tous les jours, aux mêmes heures, durant cinq années. Une insulte qui lui fut faite par une religieuse le mit en fuite. Les Sœurs s’en plaignaient.

«  — L’oiseau a eu raison de s’en aller, dit Joseph, pourquoi l’avoir menacé ?… » Le Saint promit pourtant que le fugitif reviendrait. Et, en effet, l’oiseau reparut. Non seulement il se montra au chœur mais il y établit sa demeure. Il se perchait tantôt sur le cadre d’un tableau, tantôt sur un prie-Dieu et il se laissait caresser. Une des Sœurs lui ayant attaché un grelot à la patte, il resta encore deux mois dans le couvent ; mais le jeudi saint, il disparut et ne se montra ni le vendredi ni le samedi. Nouvelles plaintes au Frère Joseph.

« Le Saint répondit : — Je vous l’avais donné comme musicien ; il ne fallait pas en faire un sonneur de cloche. Maintenant il est allé veiller près du tombeau de Notre-Seigneur. Je le ferai revenir mais plus de grelot, n’est-ce pas ?

« Comme il l’avait promis le passereau revint le jour de Pâques et il n’abandonna le monastère que quand le Saint quitta lui-même Cupertino. »

Note II

Voici le physique du Saint d’après son biographe :

Joseph était d’une taille élevée et d’une conformation régulière. Sa charpente osseuse était très forte, ses muscles vigoureux. Son visage, aux traits fortement accentués, offrait, d’habitude, une expression de gaîté presque enfantine. Il avait les yeux noirs, perçants et lumineux. Ses cheveux et sa barbe, d’une teinte foncée dans sa jeunesse, blanchirent de bonne heure.

On ne connaît de lui nul portrait authentique, mais étant donné cet aspect robuste et viril, on espère que l’imagerie religieuse du XXe siècle s’abstiendra d’infliger à Joseph une de ces physionomies de crétin anémique et doucereux dont elle a pris la navrante habitude d’outrager les Saints.

Note III

La fête de saint Joseph de Cupertino se célèbre le 18 septembre. L’office est celui des confesseurs non-pontifes avec un introït, une oraison, un offertoire et une communion propres.

L’oraison fait allusion aux envolées du Saint et commence ainsi : O Dieu qui, après que votre Fils unique eut été élevé de terre, avez voulu attirer tout à Lui…

L’offertoire se rapporte à ses prisons ; le voici : Pour moi, pendant qu’ils me tourmentaient, j’étais couvert d’un cilice ; j’humiliais mon âme par le jeûne et je répandais ma prière dans mon sein.

On invoque saint Joseph de Cupertino pour le succès des examens.

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