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Le soleil intérieur

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CATHERINE DE CARDONNE

I

Il y a quelques années, je fus attiré vers Catherine de Cardonne par sainte Térèse qui, au XXVIIIe chapitre du Livre des Fondations, en parle avec de grands éloges et rapporte qu’elle lui apparut, en vision intellectuelle, à une époque où la Réformatrice du Carmel subissait de fortes entraves à sa mission. La Sainte résume, en quelques traits saillants, la vie de cette solitaire puis elle ajoute :

« Je la vis sous la forme d’un corps glorieux, entourée de plusieurs anges. Elle me dit de ne pas me lasser de fonder des monastères et de continuer mon œuvre. Je me sentis remplie de joie et du désir de travailler pour Dieu. »

Ce qui m’avait particulièrement frappé, dans ce récit, c’était la fuite de Catherine au désert et, aussi, le fait que, vêtue en homme, elle avait eu la part principale dans la fondation d’une communauté de Carmes déchaussés.

Je voulus en savoir plus long. Mais, tout d’abord, j’eus beau m’enquérir, interroger l’un, l’autre, parmi les experts en histoire ecclésiastique, personne ne se trouva pour me procurer les renseignements dont j’étais avide. Dans ces cas-là, on dirait que les documents mettent une sorte de malice à se dérober aux recherches.

Je commençais à me décourager et je n’y pensais presque plus, lorsqu’ils me furent mis sous la main d’une façon tout à fait fortuite.

Je séjournais alors dans une abbaye de Cisterciens mitigés dressant son clocher pointu, cerné de pins et de cyprès, au centre de cette île Saint-Honorat qui désigne l’entrée du golfe de Cannes.


Il y avait là une bibliothèque fort bien garnie où, grâce à l’obligeance des bons religieux, j’avais reçu l’autorisation de pratiquer des fouilles. Se plaire aux livres cela console d’être obligé de fréquenter les hommes. Je passais donc des matinées à fureter de rayons en rayons. Parfois je me tenais à quatre pattes pour déchiffrer les titres des in-folio massifs qui s’alignaient dans la pénombre au ras du plancher. Plus souvent, grimpé au sommet d’une échelle roulante, je cueillais un volume sur une tablette du haut. Si le contenu m’intéressait, je restais perché des heures, comme un merle sur une branche. L’échelle craquait et oscillait ; mais je ne m’avisais pas qu’il serait beaucoup plus confortable de descendre, emportant ma trouvaille, et de m’asseoir sur l’une des quatre chaises qui se miraient dans le parquet luisant de cire de la longue salle.

A cette époque, le forçat de la plume que je suis, ayant conquis quelque loisir, n’était point tracassé par le souci de prendre des notes ni de jeter des lambeaux palpitants de ses pensées en pâture aux rotatives voraces. Je lisais, sans méthode, pour mon plaisir, happant six lignes ici, un chapitre là, ouvrant un livre, le balayant d’un coup d’œil, le remettant en place pour passer à un autre, puis à un troisième, selon le caprice du moment ou le hasard des rencontres.

Comme j’étais tranquille ! La vie, cette chape de plomb qui pèse sur nous d’un poids si rude, s’allégeait. Le Père bibliothécaire, retenu par des offices fréquents, ne faisait que de rares apparitions. Il s’occupait, bouche close, à des rangements et ne m’adressait la parole que s’il me trouvait le nez en l’air, les mains ballantes, rêvassant dans le vide. Alors, il m’indiquait, en quelques mots, tel émouvant recueil fleuri de légendes où il estimait que je découvrirais de quoi me parfumer l’âme.

En dehors de ces brèves apparitions, je demeurais l’unique habitant de la cité des bouquins. Ainsi que le recommande l’Imitation, je me tenais in angello cum libello, « dans un petit coin, avec un petit livre » heureux d’oublier les vaines agitations du siècle et ses tapages ridicules. Le silence bienfaisant m’enveloppait d’une atmosphère veloutée, à peine rompu par de graves sonneries de cloches appelant la communauté à tierces ou à sexte ou par une grosse mouche absurde qui, furieuse de s’être fourvoyée là, bourdonnait à travers la salle et se cognait contre les vitres, à la recherche d’une issue.

Trois larges fenêtres donnaient sur la mer. Mais je ne m’y accoudais pas souvent car je goûte peu cette Méditerranée dont l’inertie et l’azur invariable semblent bien monotones à qui connut les marées grandioses et les nuances sans cesse changeantes de l’Océan.

Ce ne fut pas du temps perdu celui que je consumai dans cette chère bibliothèque : à force d’en feuilleter les livres, je me formai un petit musée intérieur où s’alignaient, gravées à l’eau-forte, d’austères physionomies de Saints, de fines miniatures à l’aquarelle, enlevées sur fond d’or, de Bienheureuses suaves et de ces tableaux des vieux âges où le sang des martyrs ruisselle en pourpre glorieuse.

Un jour, j’aperçus dans un coin une armoire à panneaux pleins que je n’avais pas encore explorée. Je l’ouvris et je tombai sur un pêle-mêle de livres débrochés, entassés là pour la reliure. Un in-quarto gris, tout poussiéreux, tout frippé faisait saillie au-dessus du tas. Je le tirai, j’essuyai la poudre qui le déshonorait et je lus ce titre : Histoire générale des Carmes et des Carmélites de la réforme de sainte Térèse, composée par le R. P. François de Sainte-Marie, carme déchaussé.

Il y avait cinq tomes, tous plus délabrés les uns que les autres. J’en ouvris un à l’aventure et, à la première page, je trouvai ceci : livre quatrième contenant la vie de Catherine de Cardonne et la fondation du couvent de la Roda.

C’était une aubaine, étant donné que, depuis longtemps, je battais les buissons, en quête de détails sur cette femme extraordinaire.

Tout content de ma découverte, j’emportai les volumes dans ma cellule et je me mis, sans retard, à les lire — non seulement celui qui traitait de la Solitaire mais les autres, parce qu’ils parlaient longuement de sainte Térèse. Car j’ai une telle prédilection pour la lumineuse vierge d’Avila, je dois tant à ses œuvres que je m’assimile avec joie tout ce qui se rapporte à son existence et à son action.

D’ailleurs, l’écrit du bon Père François de Sainte-Marie est d’une lecture fort attrayante. Cet Espagnol raconte avec une exquise bonhomie des choses admirables et, de plus, comme il est imprégné d’humanisme, il émaille ses phrases d’allusions aux poètes grecs et latins, de comparaisons empruntées à la Fable qui leur donne une saveur toute particulière. Cela fait que sa narration ressemble un peu à un eucologe dont les pages seraient naïvement encadrées de nymphes et de muses d’après l’antique.

Voici un exemple de sa manière. Évoquant la Mère Anne de Saint-Augustin, religieuse éminente du Carmel de Villeneuve de la Xara, il s’écrie : « Si Théocrite a pu écrire que Lacédémone, après avoir donné le jour à Hélène, qui cependant fut la cause de la ruine de Troie, n’avait plus besoin d’autre gloire, que ne nous est-il pas permis de dire de celle qui a si merveilleusement édifié l’Espagne ? »

Je vous le demande, Théocrite appelé en témoignage de la sainteté d’une moniale ne fournit-il pas, en effet, un argument décisif ? Il faudrait être affligé d’une dévotion bien revêche pour n’en point convenir.

Tel quel, le pieux, docte et ingénu biographe m’enchanta de tous points. C’est donc d’après les notes que je pris sur sa relation, sur quelques autres documents et aussi d’après mes songeries alentour que je vous offre une esquisse — au fusain — de cette amoureuse un peu farouche de Notre-Seigneur : Catherine de Cardonne.

II

Catherine de Cardonne naquit à Naples en 1519. Elle était la fille illégitime d’un seigneur Raymond marquis de Padulé et d’une demoiselle dont la chronique a cru devoir taire le nom, tout en mentionnant qu’elle était proche parente de la princesse de Salerne. L’enfant perdit sa mère de très bonne heure ; le père ne se souciant pas de la reconnaître, elle fut recueillie par la princesse qui lui donna une gouvernante et la fit élever dans un coin de son palais.

François de Sainte-Marie, après avoir cité Euripide et Platon, qu’on ne s’attendait pas à rencontrer en cette histoire, rapporte que dès son bas âge, elle montra ce goût de la solitude qu’elle devait manifester si largement plus tard. Contemplative et douée déjà pour l’oraison, elle fuyait les réunions et les fêtes et passait volontiers les nuits assise au bord de la mer. Elle admirait le reflet des étoiles sur les eaux. Peu à peu, à force de s’absorber dans cette ombre murmurante où tremblaient des lueurs argentées, son âme se détachait de la terre pour monter se perdre amoureusement en Dieu.

Dans le courant de l’existence, c’était une petite fille très silencieuse chez qui l’on remarquait une grande dévotion à la Vierge, un attrait caractérisé pour les cérémonies de l’Église et une extrême charité à l’égard des indigents.

Elle avait huit ans lorsque Dieu lui donna un premier signe des grâces qu’il lui réservait. Elle se tenait en prière dans son oratoire. Soudain, son père, mort depuis peu, lui apparut tout enveloppé des flammes du Purgatoire et paraissant souffrir beaucoup. L’enfant le reconnut tout de suite. Elle eut d’abord si peur qu’elle voulut s’enfuir. Mais alors une voix intérieure lui dit qu’il n’y avait là, ni trouble de son imagination, ni prestige diabolique et que la vision était véritable. Rassurée, elle se remit à genoux et demanda : « Mon père, que désirez-vous que je fasse pour vous ? »

L’âme, élevant une voix lamentable, lui répondit : « Ma fille, j’endure un cruel tourment et je le subirai jusqu’à ce que tu aies satisfait pour mes péchés. »

Catherine, toute brûlante, elle-même, de compassion promit de le faire. Et, en effet, s’étant procurée secrètement la clef du grenier, elle alla s’y cacher plusieurs jours de suite et s’infligea des disciplines si rudes qu’elle se mit le corps tout en sang. La douleur lui arrachait parfois des cris. Mais, comme elle l’avait calculé, l’endroit était trop retiré pour que personne vînt mettre opposition à sa pénitence. Aussi, corroborant son martyre de ferventes prières, elle obtint la délivrance de son père. Un soir de la semaine suivante, il lui apparut de nouveau, tout resplendissant de lumière et lui dit : « Ne fais plus rien pour moi, ma fille ; Dieu accepte tes souffrances et je vais maintenant au ciel jouir de sa gloire. »

Ensuite, il lui prédit qu’elle serait fiancée mais qu’elle ne se marierait pas et qu’elle se donnerait toute au service de Jésus-Christ qui ressentait pour elle une tendresse particulière.

A la suite de cette œuvre de rachat, Catherine sentit que son amour de Dieu allait augmentant sans cesse. Elle s’y donna d’une façon si généreuse que son détachement du monde et sa faculté d’oraison mentale s’en accrurent. Vis-à-vis du prochain, elle se montrait si prévenante et si douce que tout le monde l’aimait. On lui reprochait seulement son goût de la retraite, ses habitudes taciturnes et le peu de cas qu’elle faisait de la toilette.


Comme elle touchait à sa treizième année, elle fut demandée en mariage. Certes ses avantages extérieurs n’y entraient pour rien, car elle était de complexion chétive et disgracieuse quant à la démarche. En outre, elle offrait aux regards un teint basané, de petits yeux en pépins de pomme, un long nez assez pareil à un bec de flûte, des dents ternes et mal rangées et des bras maigres qui ressemblaient assez aux fuseaux des filandières.

Mais le gentilhomme qui sollicita sa main, la voyant en faveur auprès de la princesse, estimait que, par cette union, il se pousserait à la cour du vice-roi et obtiendrait quelque emploi lucratif.

Catherine refusa d’abord son consentement. La princesse s’en irrita. Par son ordre, l’entourage et particulièrement la gouvernante du palais poursuivaient la jeune fille de représentations excessives. On lui peignit sa répugnance pour le mariage comme une ingratitude à l’égard de sa bienfaitrice ; on lui servit l’argument que, bâtarde, laide et pauvre, elle devait s’estimer très heureuse du mari fort imprévu qui s’offrait à elle. Bref on l’obséda d’une façon si opiniâtre que, de guerre lasse, elle finit par céder.

Elle a dit depuis que, suivant l’assurance qui lui avait été donnée par son père dans la vision rapportée ci-dessus, elle espérait que le mariage n’aurait pas lieu. Et même si elle devait en passer par là, elle pensait persuader à son mari qu’ils vécussent ensemble comme sainte Cécile le fit avec son époux. Elle ajoutait en riant : « Ce n’aurait pas été un grand sacrifice pour lui car voyez ma figure !… »

Mais les choses n’allèrent pas si loin. « Le fiancé, dit le Père François, ne se possédait pas de satisfaction. Sa joie fut de courte durée. Peu après, Dieu lui envoya une douleur de côté. Éclairé d’en haut, il comprit que son mal était grave, se résigna chrétiennement et fit une sainte mort que les mérites et les prières de sa vertueuse fiancée ne contribuèrent pas peu à lui obtenir. »


A la suite de ce décès, Catherine, craignant de nouvelles sollicitations matrimoniales et sentant s’augmenter son aversion pour le monde, obtint de sa protectrice la permission d’entrer dans un couvent de Capucines comme résidente laïque. Elle ne voulut, d’ailleurs, pas prendre le voile. Car, à cette époque, la vocation religieuse ne la sollicitait nullement. Et elle éprouvait déjà cet éloignement pour les communautés de femmes qui, plus tard, comme nous le verrons, fit d’elle non une Carmélite mais — un Carme.

Chez les Capucines, sa vie spirituelle devint de plus en active ; ses journées et souvent ses nuits étaient toutes d’oraison. Elle demeurait si perdue en Dieu que, quand les circonstances l’obligeaient de donner quelque attention aux choses de l’extérieur, ce n’était qu’avec un pénible effort qu’elle parvenait à y fixer sa pensée.

Un prodige montra bientôt à quel point le ciel la favorisait. Un soir de Noël, les moniales chantaient matines dans le chœur du haut de leur église. Selon ses habitudes d’indépendance, durant cet office, Catherine se retira dans le chœur d’en bas et s’agenouilla devant un autel que surmontait une statue de la Vierge à l’Enfant. Tandis qu’elle priait, il lui vint un tel ravissement d’amour qu’il lui sembla qu’elle allait défaillir.

« Tout à coup, dit son biographe, la sainte Mère détacha son Fils de son sein virginal et, l’ayant posé sur la table de l’autel, elle joignit les mains en signe d’adoration, puis inclina sa tête royale pour exprimer le même sentiment. A cette vue, interdite, transportée d’étonnement, Catherine se mit à pousser des cris si forts que les religieuses interrompirent les matines et descendirent en toute hâte. Quand, à leur tour, elles aperçurent l’Enfant sur l’autel et la Mère en adoration, elles unirent leurs voix à celle de Catherine et remplirent le saint lieu de louanges et de bénédictions. »

Catherine aurait souhaité qu’on gardât le secret sur ce miracle. Mais les religieuses ne l’écoutèrent pas et se hâtèrent d’en répandre le bruit dans la ville. A partir de ce moment, les Napolitains tinrent la jeune fille pour leur médiatrice auprès de Dieu et ils furent persuadés que sa présence parmi eux leur portait bonheur.

III

Catherine serait peut-être restée jusqu’à sa mort dans ce monastère, si la politique n’était venue modifier le cours de son existence.

Le royaume de Naples se trouvait alors sous la domination espagnole. L’homme le plus influent du pays était le prince de Salerne. Croyant avoir à se plaindre des procédés de la Cour de Madrid à son égard, il entraîna quelques membres de la noblesse dans une conjuration pour émanciper sa patrie. Afin d’accroître ses chances de réussite, il demanda au roi de France une aide en troupes et en argent, lui affirmant qu’en retour, Naples et son territoire accepteraient volontiers sa suzeraineté.

Le complot fut découvert presque aussitôt que formé. Le prince de Salerne, averti de son arrestation imminente, prit la fuite et se réfugia en France. Ses domaines furent confisqués et une condamnation à mort prononcée contre lui.

Les rigueurs ne s’arrêtèrent pas là. Comme la princesse de Salerne, femme de beaucoup d’esprit et d’une rare beauté, réunissait autour d’elle une société nombreuse et choisie, on insinua au roi d’Espagne qu’elle formerait sans doute le dessein de continuer les intrigues de son mari. La suggestion n’était pas justifiée car la princesse n’avait cure de politique. Mais Philippe II était d’un caractère trop ombrageux pour ne pas accueillir ces soupçons. C’est pourquoi il lui donna l’ordre de se rendre à Valladolid en lui faisant entendre que Naples ne la reverrait jamais plus. Résister à la volonté royale, il n’y fallait pas songer. Or l’exil semblait d’autant plus dur à la princesse que, parmi les nombreux gentilshommes, dames d’honneur et domestiques qui constituaient sa maison, elle n’en distinguait aucun qui fût d’esprit assez judicieux pour l’aider à se diriger dans le milieu nouveau où force pièges l’attendaient.

L’idée lui vint alors d’emmener Catherine avec elle. Ayant eu lieu d’apprécier le jugement droit et l’esprit de décision qui constituaient les qualités principales de sa protégée, elle n’hésita pas à lui proposer de la suivre en Espagne.

Mais Catherine refusa tout net : « Il n’est pas à propos, dit-elle, que je sorte de cette sainte maison, où je vis retirée, comme c’est ma vocation pour m’en aller à la cour. Ce serait, pour moi, retomber tristement du ciel sur la terre. Madame, la manière de vivre qu’il me faut à moi, c’est la solitude d’un ermite, loin du monde. Parmi les tumultes des courtisans, je vous serais un embarras plutôt qu’un appui car là-bas, c’est l’art de mentir qui est en faveur et moi, je ne sais pas dissimuler mes impressions. Souffrez donc que je reste ici. »

J’ai tenu à citer les propres paroles de Catherine en cette occurrence parce qu’elles ouvrent un jour significatif sur sa personnalité. On y sent une âme volontaire, éprise d’indépendance, rebelle aux conventions sociales. Déjà l’on peut pressentir qu’elle ne reculera devant rien lorsqu’il s’agira d’assurer sa solitude en Dieu.

La princesse ne se tint pas pour battue. Elle revint à la charge avec les plus vives instances : « Considérez, dit-elle, ma jeunesse, les dangers de la cour, la licence des courtisans, la malignité des langues. Votre compagnie me sera un soutien dans mes chagrins et une sauvegarde pour mon honneur. Votre réputation de vertu me mettra bien dans l’esprit du Roi. Voyant auprès de moi une personne telle que vous, il comprendra que je ne médite aucune entreprise contre son pouvoir. »

Des raisons aussi pressantes ne laissèrent pas d’ébranler Catherine. D’autre part, de bons prêtres et des dames pieuses de l’entourage ayant joint leurs sollicitations à celles de la princesse, la recluse finit par admettre qu’elle avait un devoir de conscience à remplir. Sans argumenter davantage, elle accepta le rôle difficile de chaperon d’une jeune femme en butte à toutes sortes de convoitises et de jalousies.

Le voyage se fit aussitôt ; et les deux exilées arrivèrent à Valladolid dans le courant de l’année 1557. Catherine avait donc alors trente-huit ans.

IV

Aussitôt installée à la cour, la princesse déploya le plus grand luxe. La richesse de ses ameublements, l’abondance de sa table, ses profusions la firent considérer comme une sorte d’arbitre des élégances. « C’était, dit le Père François, le culte de l’or et de la pourpre. » Comme, en outre, elle était douée d’une beauté piquante et qu’elle montrait beaucoup de brillant dans la conversation, force galantins de la noblesse et même les princes de la maison royale s’empressèrent autour d’elle. Dès lors, ce ne furent que réceptions, festins, promenades, gambades, sérénades et roucoulades.

Catherine blâmait cette existence dissipée et ne ménageait pas les reproches à sa parente, lui rappelant qu’elle était la femme d’un banni et que sa situation commandait de la réserve. Mais la princesse, gâtée par les flatteries de ses adulateurs, prit assez mal la réprimande. « J’ai soin de vous tenir toujours auprès de moi, dit-elle, et vous m’accompagnez chaque fois que je sors ; cela ne vous suffit-il pas ? Voudriez-vous que je me confine dans un coin de mon palais, sans voir personne ? Je mourrais d’ennui s’il me fallait partager les austérités où vous vous complaisez ! Au surplus, je ne fais rien de mal et je n’entends pas me donner le ridicule de rabrouer ceux qui me trouvent bien et qui me le disent avec politesse. Ayez donc l’obligeance, à l’avenir, de garder vos observations pour vous… »

Ce n’était pas ainsi que Catherine avait envisagé leur séjour à Valladolid. Certes elle n’avait jamais conçu le dessein de transformer la princesse en une de ces affolées de dévotion qui collent aux confessionnaux comme de la glu et qui se croiraient sur la pente de la damnation si elles cessaient une minute d’égrener des patenôtres. Mais elle estimait que la réputation et peut-être aussi la vertu de sa jeune, jolie et inconséquente cousine couraient bien des risques parmi les godelureaux qui jabotaient et faisaient la roue dans ses salons.

Rebuffée, elle n’insista point. Cependant, elle redoubla de vigilance, car, désespérant d’inculquer à la princesse l’à-propos d’une vie plus retirée, elle appréhendait quelque étourderie qui la perdrait auprès du Roi. C’est pourquoi elle se promit de se mettre en travers chaque fois que les madrigaux élèveraient leur température à l’excès.

Le cas se produisit à de fréquentes reprises. Et, toujours, Catherine asséna aux soupirants quelqu’une de ces phrases en coup de trique dont elle avait coutume. Si bien que les seigneurs la traitaient, entre eux, de vilaine corneille croassante. Mais ils n’osaient pas le lui dire parce qu’il y avait dans l’attitude de ce bout de femme un je ne sais quoi d’imposant qui les obligeait de baisser le nez dès qu’elle les regardait seulement en face.


Parmi les empressés autour de Mme de Salerne, on remarquait un jeune prêtre nommé Augustin Cazalla. Il était fort bien fait de sa personne et possédait une grande réputation comme prédicateur. Par contre, des gens bien informés l’accusaient de mœurs dissolues et les théologiens suspectaient, non sans motif, l’orthodoxie de sa doctrine. Le fait est qu’il avait adopté, en secret, les principes de l’hérésie luthérienne et qu’il s’appliquait, sous des formes prudentes, à la propager. Il développait le plus souvent en chaire cette proposition de Luther :

« La foi nous sauve sans les œuvres » et le corollaire : « le péché nous domine ; quoi que nous fassions, nous ne saurions nous abstenir de le commettre ; mais la loi morale (cause de notre chute, parce que nous ne pouvons l’observer) le Christ l’a accomplie pour nous. Il suffit donc de croire en lui pour être sauvés. »

On voit tout de suite à quelle corruption peut mener ce sophisme. C’était bien sur quoi comptait Cazalla qui, au fond, n’avait pour objectif que de dépraver ses admiratrices afin d’en faire les jouets de sa sensualité.

Bien entendu, dans ses sermons comme dans ses entretiens particuliers, il se gardait d’afficher crûment ses opinions. Il les dissimulait sous une phraséologie pompeuse ou les diluait en métaphores melliflues. Par exemple, dit le Père François, « il exagérait la miséricorde de Dieu, le bonheur et les avantages de la foi qui ne raisonne pas avec les passions. Sans cesse, il exaltait les mérites de Jésus-Christ et les satisfactions qu’il a offertes pour nous. Il exagérait les fruits de la Rédemption et soutenait qu’elle nous a libérés de tous nos péchés et de toutes les peines qui leur sont dues. A l’entendre, le christianisme n’était plus qu’affranchissement et licence. En outre, jamais il ne soufflait mot de l’obligation de faire pénitence, de la nécessité de la confession, de la soumission aux commandements de Dieu, aux lois de son Église. Toute sa doctrine n’était qu’un poison présenté dans une coupe d’or. Et avec cet appât, il séduisit tous ceux qui prétendent élargir la voie étroite et sont toujours à la recherche de directeurs complaisants au vice. »

Comme Cazalla était fort à la mode auprès des dames de la Cour dont un grand nombre ne juraient que par lui, la princesse, « moins versée en fait de religion qu’en pratiques mondaines », s’engoua de l’adroit hérétique. Celui-ci s’aperçut rapidement de l’influence qu’il prenait sur cette tête légère. Il multiplia ses visites et, sous couleur de haute spiritualité, enguirlanda la jeune femme de propos mignards où ses charmes extérieurs étaient vantés comme le symbole des perfections de son âme.

La princesse, enchantée de ce marivaudage érotico-théologique, n’en apercevait point les périls. Mais Catherine veillait. Tout d’abord, son sens droit et surtout les lumières que Dieu lui donnait, lui avaient fait distinguer l’impiété foncière et la malfaisance de la doctrine que prêchait Cazalla. Mais elle se tint encore bien plus en garde quand elle eut démêlé à quelles sales convoitises aboutissaient tant de discours fleuris.

Aussi, chaque fois que l’hypocrite venait au palais, elle se tenait assise à côté de la princesse, ne la quittait pas d’une minute, réfutait, en quelques mots secs et méprisants, les aphorismes équivoques, et dardait sur le rhéteur un regard si aigu que celui-ci s’en trouvait tout déconcerté.

La pauvre princesse fort peu clairvoyante n’aperçut dans la façon d’agir de Catherine qu’un manque aux convenances mondaines. Se piquant, elle-même, de politesse raffinée, elle prit un jour à part sa cousine et lui reprocha vivement ses mauvaises manières à l’égard d’un « si éminent docteur ».

Mais Catherine ne se laissa pas intimider.

«  — Madame, dit-elle à la princesse, un loup se cache sous la peau de cette brebis. Prenez garde, on vous recommande l’amour de Dieu sans la crainte ; cela conduit à l’abîme. Rappelez-vous que si, une fois, Notre-Seigneur a découvert sa gloire, toute sa vie ne fut qu’abnégation, croix, pénitences, pauvreté. Quand on cherche à vous persuader le contraire, on vous trompe par un calcul ignoble. Ce malheureux prétend flatter le corps de Votre Excellence et moi je veux le bien de votre âme. Puisque vous m’avez arraché à ma retraite pour cet office, souffrez que j’y travaille. Je ne me tairai pas, car un sentiment intérieur m’avertit que cet homme porte la marque de Satan. Bon gré, mal gré, il faut que je le crie ; et puissé-je vous garantir de ses entreprises !… »

La princesse qui, très sincèrement, ne se croyait pas en danger, taxa de bigoterie intolérante la méfiance de Catherine. Puis sans insister davantage, elle haussa les épaules et rompit l’entretien.

Mais Cazalla en voulait terriblement à cette maîtresse-femme qui l’avait percé à jour. Il résolut de se venger. A cet effet, le lendemain, en chaire, il prit pour texte la parole de saint Paul : Taceat mulier in ecclesia et la développa non d’après l’enseignement traditionnel mais pour invectiver contre les impudentes qui osaient se mêler d’enseignement religieux. Il appuya longuement là-dessus ; et comme, tout en défilant ses périodes, il ne quittait pas Catherine des yeux, nul ne douta de son intention de lui administrer une humiliante leçon.

Durant tout le sermon, Catherine était demeurée impassible. Mais quand, le même soir, Cazalla se présenta au palais, elle eut un mouvement de répulsion tellement accusé que l’hérétique, qui pensait l’avoir matée, lui demanda, d’un ton goguenard, si elle avait peur de lui.

Catherine le considéra un bon moment avec une expression de physionomie qui marquait autant d’horreur que de pitié. Puis, comme il renouvelait sa question, elle lui dit, en détachant ses mots : « Vous êtes perdu ! Tandis que vous parliez, Dieu m’a montré des tourbillons de feu sortant de votre bouche et j’ai senti l’odeur de l’enfer… »

L’hérétique, prenant cet avertissement terrible pour une expression de rancune arrachée à l’orgueil blessé, reprit avec dérision : « Bah ! bah ! si vous avez réellement vu des flammes sortir de ma bouche, ce devaient être celles du Saint-Esprit ! »

Ce blasphème ne réduisit pas Catherine au silence. Elle joignit les mains et, les yeux fixes comme si quelque vision formidable se reflétait en ses prunelles, d’une voix basse mais très distincte, elle répéta : « C’était le feu de l’enfer… Vous êtes perdu ! »

A ce coup, Cazalla se sentit envahi d’une terreur insurmontable. Il se leva en s’écriant : « Madame, taisez-vous ! »

Mais à peine avait-il poussé cette clameur qu’il pâlit, chancela, balbutia et, soudain prit la fuite comme si le Mauvais étendait déjà sa griffe sur lui.

Aussitôt la princesse et les dames présentes firent cent reproches à Catherine. Et même les domestiques la blâmaient à la sourdine. Mais la voyante ne se laissa pas émouvoir. On eut beau lui dire qu’elle était bien osée de vilipender ainsi un docteur applaudi par le grand monde, elle secoua la tête en répétant : « Il ne prêchera plus ; il brûle et il brûlera. »

« Toutes ces femmes, écrit le Père François, furent mécontentes ; dans leur simplicité, elles criaient au scandale. »

Néanmoins, l’événement ne tarda pas à sanctionner la prédiction de Catherine. Depuis un certain temps, l’Inquisition menait, en grand secret, une enquête sur Cazalla. Non seulement la preuve fut acquise de ses mauvaises mœurs mais encore on découvrit qu’il avait formé, avec deux de ses frères et trente autres personnes, une intrigue pour faire pénétrer l’hérésie luthérienne en Espagne. Des mesures avaient été prises en conséquence.

Le samedi suivant, Cazalla fit annoncer qu’il prêcherait. L’église où le sermon devait être prononcé était pleine de ses admirateurs. Pendant la messe, Mme de Salerne et ses amies raillaient Catherine entre elles et lui donnaient à entendre, par des clignements d’yeux et de petits mots aigres-doux, qu’elles n’étaient pas loin de la tenir pour une illusionnée. Catherine, sans rien perdre de son calme, se contenta de répondre : « J’ai vu et vous verrez. »

Au moment où l’on pensait que Cazalla allait sortir de la sacristie pour monter en chaire, on vit arriver, à sa place, un familier de l’Inquisition annonçant, à haute voix, qu’il était inutile d’attendre le prédicateur parce que le Saint-Office venait de l’arrêter.

Le redoutable tribunal donna, par la suite, une grande publicité aux raisons de doctrine et d’ordre social qui motivaient l’arrestation. Il en résulta que les partisans de Cazalla s’aperçurent avec effroi que, par ignorance ou étourderie, ils avaient failli se compromettre en soutenant un ennemi de l’Église. Ils se hâtèrent de le renier avec ensemble.

Le renom de Catherine s’en accrut. « Les gens du palais, dit le biographe, éprouvaient un peu de confusion ; ils apprenaient à reconnaître la faveur que Dieu leur avait faite en plaçant, parmi eux, une personne qui avait l’esprit de prophétie. » Quant à la princesse, comprenant enfin à quel danger elle venait d’échapper, elle ne cessait de remercier Catherine et la suppliait de lui pardonner d’avoir méprisé ses avertissements.

« Remercions Dieu seul ; il m’a fait voir ce qui allait arriver, répondit Catherine, et prions pour ce malheureux… »

Le procès de Cazalla et de ses complices dura plus d’un an. A la fin, ils furent condamnés, livrés au bras séculier et brûlés vifs sur la grande place de Valladolid, le 21 mai 1558. Ainsi s’accomplit, point par point, la prédiction de Catherine : — il brûle (déjà du feu de l’enfer), et il brûlera (bientôt sur le bûcher).

En ce temps-là, on ne badinait point avec l’hérésie. N’empêche qu’on peut tenir pour atroces et répugnants les procédés de l’Inquisition. Elle eût enfermé Cazalla, dont les erreurs se prouvaient génératrices d’anarchie et de corruption, la chose aurait été fort admissible. Mais le faire cuire, c’était préparer un sujet de déclamation aux sectateurs de la déesse Raison qui aiment fort guillotiner leurs adversaires mais qui s’indignent quand ceux-ci les mettent en grillades. En résumé, la barbarie obtuse des rôtisseurs comme celle des coupeurs de tête apparaissent, j’imagine, également abominables au regard de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

V

L’engouement prolongé de la princesse de Salerne pour la faconde de l’hérétique l’avait desservie auprès de Philippe II. D’autre part, l’esprit de méfiance qui caractérisait ce roi lui faisait voir d’un mauvais œil l’empressement des grands seigneurs autour d’une jeune femme dont la beauté, le charme et l’entrain lui semblaient des moyens d’intrigue contre les prérogatives de sa couronne. Comme en outre, elle s’estimait lésée par la confiscation des biens de son mari et qu’elle ne s’en taisait pas, il craignit qu’elle ne se formât un parti de Napolitains séditieux et de Castillans frondeurs qui ne tarderait pas à nouer quelque complot. Très probablement, primesautière et versatile, la princesse ne songeait à rien de pareil. Mais pour Philippe II, soupçonner et sévir c’était tout un.

C’est pourquoi, un jour qu’elle était venue lui rendre hommage, il lui déclara, d’un ton rogue, qu’il fallait qu’elle quittât, sur-le-champ, Valladolid et se rendît, pour n’en plus sortir, à Tolède. Il ajouta qu’il se chargeait lui-même de veiller sur ses intérêts et qu’il prendrait soin d’expliquer que la cause de cet exil n’entachait en rien son honneur.

« Cette sentence, dit le biographe, malgré le vernis d’or dont elle était revêtue, frappa la princesse d’un coup mortel qui, en peu de temps, la conduisit au tombeau. La langue d’un roi est un glaive acéré et le souffle de sa bouche tue ceux qui placent leur félicité en ce qu’on appellerait mieux leur malheur. »

Avant de mourir, la princesse fit un testament où elle recommandait au roi les personnes de sa maison. Philippe pourvut, d’une façon convenable, au sort des subalternes. Quant à Catherine de Cardonne, il la tenait depuis longtemps en grande estime et il n’avait pas oublié la clairvoyance surnaturelle dont elle avait fait preuve contre Cazalla. Désireux de s’attacher une personne aussi avant dans la faveur divine, il lui commanda de quitter Tolède et il la plaça, comme surintendante, chez son ministre favori don Rui Gomez de Silva. Non seulement elle y aurait la haute main sur la domesticité mais encore elle dirigerait l’éducation des deux infants : don Juan d’Autriche — frère naturel de Philippe et futur vainqueur de Lépante — et le prince héritier don Carlos.

Catherine avait espéré que, la mort de la princesse la libérant d’obligations subies à contre-cœur, elle pourrait se retirer dans quelque monastère. Mais elle n’osa se dérober aux ordres du roi. Rui Gomez, homme fort pieux et qui admirait l’extrême ferveur de Catherine, constata bientôt que les pratiques de la dévotion ne l’empêchaient nullement d’administrer, avec un ferme bon sens, la fortune dont elle avait reçu le soin. Il la pria donc d’ordonner toutes les dépenses du palais et de veiller aux revenus.

Catherine accepta moyennant trois conditions : on lui attribuerait un logement à l’écart où elle pût se créer une retraite loin du mouvement de la Cour ; le ministre lui laisserait prendre, sur les fonds dont elle assurerait la gérance, de quoi faire l’aumône aux hôpitaux, soulager les malades, marier des orphelines indigentes et donner aux pauvres des aliments ; enfin, elle arrangerait sa propre existence à sa guise, sans qu’on lui fît d’observations.

Le ministre souscrivit à tout. Il n’eut pas lieu de s’en plaindre, car sa fortune prospéra. « Il avait coutume de dire que depuis que Catherine exerçait l’intendance de sa maison, ses biens s’accroissaient chaque jour. »


Libre de ses actes, et tout en remplissant avec une parfaite exactitude son office, Catherine s’organisa la vie ascétique et pénitentielle où la portait son amour de Dieu.

Sa nourriture se réduisait à peu près à rien. Elle ne mangeait jamais de viande, jeûnait quatre fois par semaine, se contentant, ces jours-là, de quelques feuilles de chou cuites à l’eau avec une pincée de sel. Souvent même, elle ne prenait rien. D’autres fois, elle pétrissait un peu de farine qu’elle faisait cuire sous la cendre. Elle couchait sur une paillasse peu garnie et ne portait que des chemises de bure rousse. En dessous, un cilice rude comme râpe ou une chaîne de fer nouée autour des reins.

Chaque jour, elle récitait les psaumes de la pénitence, l’office des morts, celui de la Sainte Vierge et celui du Saint-Esprit. Elle s’était fabriqué une discipline à crochets dont elle se déchirait les épaules.

Un soir, elle se flagellait si rudement que Rui Gomez, entendant le sifflement des lanières, crut qu’elle allait se mettre en pièces. Il vint à sa chambre pour la prier de se ménager. Mais, comme il avait la main sur la poignée de la porte, il se rappela la promesse qu’il avait faite de ne jamais entraver la pénitente dans l’exercice de son zèle. Il s’en retourna chez lui, plein d’épouvante et de vénération.

« Cet exemple, écrit le Père François, fit sur lui une impression si salutaire que, depuis ce moment, il s’attacha à imiter son intendante pour la discipline et pour la vertu. Ceci fut cause que Catherine lui voua beaucoup d’amitié. » Ce qu’elle aima surtout en lui, ce fut son inépuisable charité. « Elle disait souvent que les aumônes du ministre lui servaient de sauvegarde contre les embûches de ceux à qui sa grande élévation inspirait de la jalousie et que, plus tard, elles lui abrégeraient les peines du purgatoire, ce qui arriva en effet. »


Ce fut une tâche assez ardue pour Catherine que celle de former le caractère des jeunes princes. Don Juan se montrait d’une turbulence excessive. Quant à don Carlos, sa faiblesse d’esprit confinait presque à l’imbécillité. A force de soins et par un habile mélange de douceur et de fermeté, elle réussit pourtant à leur inculquer des habitudes religieuses. Elle avait surtout à combattre en eux l’orgueil du rang que les flatteries de l’entourage tendaient sans cesse à développer. Si, dans ce sens, elle obtint quelques résultats, ce fut par la franchise un peu bourrue de ses réprimandes.

Une anecdote révélera sa méthode.

Elle gardait, dans une armoire, des pâtisseries sèches et des confitures qu’elle leur donnait pour leur goûter. Or un jour, poussés par la gourmandise et profitant de son absence, les princes s’entendirent pour piller la cachette. La trouvant fermée, ils enfoncèrent la porte avec une telle violence qu’ils brisèrent les pots et les assiettes. Il s’ensuivit un gâchis de marmelades et de sirops où s’enlisaient les biscottes et les gaufrettes. Ils contemplaient, tout effarés, le dégât lorsque Catherine survint.

D’un coup d’œil, elle saisit ce qui venait de se passer. Alors, sans élever la voix mais sur un ton sévère qui fit trembler et rougir les enfants, elle leur dit : « Je m’étonne que Vos Altesses, qui auront un jour à commander les hommes, se soient conduits comme des valets sournois. J’espère que ceci vous servira de leçon et qu’à l’avenir le souci de votre dignité vous empêchera de vous ravaler de la sorte… »

Comme, lorsqu’ils se conduisaient bien, les princes la trouvaient pleine de tendresse et de sollicitude, ils la prirent en affection. « Ils l’appelaient mama », dit, avec bonhomie, le biographe.

VI

Par tout ce qui précède, nous pouvons maintenant nous représenter la personne morale de Catherine en ses traits essentiels : une volontaire exempte des faiblesses habituelles à son sexe ; une intelligence droite en qui le bon sens s’alliait à ce don d’ordre surnaturel : le discernement des esprits.

Sans doute, quelques-uns la jugeront malgracieuse, un peu trop… virago. Mais il ne faut pas demander à un pommier sauvage et qui repousse la greffe de porter des pêches d’espalier. Et l’on verra bientôt qu’étant prédestinée à fournir un exemple d’ascétisme, elle n’eût jamais réalisé ce que Dieu attendait de son énergie si elle avait souffert que le contact du monde ébréchât l’acier bien trempé de son âme.

Appréciée du Souverain, possédant la confiance du premier ministre, gouvernante des Infants, on l’enviait et on l’adulait. Mais elle avait un sens trop aigu de la réalité pour se laisser prendre aux surfaces. Sous la politesse des gens de cour, elle apercevait de bas calculs et des abîmes de vilenie. Pleine d’un dédain viril — qui n’allait pas sans quelque pitié — elle jugeait à sa valeur la société chatoyante qui bruissait autour d’elle.

« Ici, se disait-elle, sous l’écorce de la douceur, les paroles cachent le fiel de la haine. Ceux qui se prétendent amis sont autant de traîtres occupés à se nuire les uns aux autres. On se baise mutuellement les mains et l’on voudrait se sucer le sang. On reçoit un affront comme une faveur, avec l’espoir de le rendre au double. Quiconque ne déguise sa pensée doit s’attendre aux pires iniquités. Il n’est pas de turlupin juché sur des tréteaux hasardeux qui égale ces courtisans dans l’art de feindre des sentiments qu’ils n’éprouvent pas. Et leur religion !… Un masque d’hypocrisie sur des visages que ronge une lèpre de vices. Et le roi, lui-même : avec toute la puissance dont il est investi, son élévation lui devient une chaîne qui en fait l’esclave de ses flatteurs. Il se repaît de fumées et de vent ; mais, au fond, il sait bien que personne ne l’aime… Ah ! l’horrible existence que celle de tous ces malheureux : quelques années à papilloter dans l’illusion, puis le cercueil et la pourriture !… Ils pourrissent déjà. Et quelles âmes ils vous apporteront à juger, Seigneur ! »

Cependant, le soleil divin, qui rayonnait dans son âme, lui prodiguait sans cesse de nouvelles lumières pour la détacher du monde. De plus en plus, il lui dessillait les yeux ; de plus en plus il embrasait son cœur, l’illuminait et l’inclinait vers la vie dans la retraite ; — souvent, il lui montrait, environné d’une gloire éblouissante, Jésus au désert.

Si violemment qu’elle se sentît sollicitée de fuir la cour, Catherine éprouvait de l’éloignement pour la clôture dans un monastère de femmes. D’une façon indicible, elle se rendait compte que Dieu la voulait ailleurs. — Où cela ? Elle ne parvenait pas à le distinguer. Et puis, du point de vue purement humain, que de barrières à franchir pour se dégager du labyrinthe où elle tâtonnait encore ! Obtenir l’agrément du prince Ruy Gomez, il n’y fallait pas songer ; en parler au roi, elle n’osait. Consulter des amis ? Elle ne s’en connaissait point qui fussent assez sincères pour lui donner un conseil désintéressé. Parmi ses relations, chacun craindrait de déplaire au maître en l’encourageant au départ.

C’est ainsi que, suivant ses propres termes « la lumière qui brillait en elle lui devenait une cause d’incertitudes et une source de ténèbres ».

Dans cette angoisse, un jour qu’elle se sentait encore plus triste que de coutume, elle se prosterna devant Dieu, en un transport de larmes et de prière, et le supplia, d’une façon si véhémente, de l’éclairer, que la divine Charité se laissa émouvoir. Notre-Seigneur lui répondit par la bouche d’un Crucifix qu’elle portait sur elle : « Va, je t’aiderai. Quitte la cour. Refugie-toi dans une caverne où tu vaqueras librement à l’oraison et à la pénitence. »

Ces paroles si nettes lui remplirent tout d’abord l’âme de consolation. Mais le Démon, qui déteste tout héroïsme, intervint alors et, selon sa tactique coutumière, se servit de son imagination, comme d’une loupe, pour lui grossir les obstacles et la pousser au découragement.

Sous son influence, elle balança :

« Vivre en ermite, se dit-elle, jamais je n’en aurai la force. Et puis je suis femme et, par conséquent, exposée à toutes sortes de dangers si je me retire dans une campagne isolée. Ensuite, où entendre la messe ? A qui me confesser ? Prendre un parti aussi extraordinaire sans consulter serait imprudent. Or si je consulte, on me refusera l’autorisation car quelle apparence qu’on me permette de résider toute seule au désert ? Si je ne consulte pas, on pourrait, à juste titre, m’accuser de témérité. »

Après bien des alternatives, elle décida enfin de tout dire à son confesseur habituel. Celui-ci était un prêtre mondain, routinier, inapte à diriger les âmes généreuses et que toute aspiration d’ordre élevé offusquait comme un outrage au sens commun.

« En ce temps, écrit le biographe, le clergé séculier était devenu d’une telle timidité, il avait mis si complètement en oubli les grandes grâces dont Dieu s’est plu à combler les saints et les saintes qui ont mené la vie érémitique, qu’un pareil dessein parut une folie au confesseur. Ni la pureté d’âme de Catherine, ni ses hautes vertus, ni la droiture de ses intentions, ni les miracles que Dieu avait faits en sa faveur, ni même la réponse qu’elle avait reçue de la bouche de Jésus-Christ ne firent impression sur lui. Il déclara qu’il y avait là une illusion diabolique. »

D’autres prêtres, à qui Catherine soumit son projet, conclurent de même. Aucun n’admit qu’elle préférât la solitude à la situation brillante qu’elle occupait.

Catherine, ainsi blâmée, faillit renoncer à son projet. Mais elle ne recouvra point la paix : son âme restait troublée car les appels de Dieu se faisaient toujours plus pressants.

Elle eut alors l’inspiration de consulter le Père François de Torrès, de l’Ordre des Frères mineurs, qui avait une grande réputation de ferveur et de sagesse. « Assuré de la volonté divine par des entretiens prolongés avec Catherine, il approuva son dessein, laissant à son choix et aux circonstances que le temps amènerait le moyen de l’exécuter. »

A la même époque, elle eut l’heureuse fortune de rencontrer saint Pierre d’Alcantara qui, « pénétrant dans les immensités de la lumière du Seigneur, dédaignait les clartés vacillantes de la fragile raison humaine ». Non seulement le Saint entra dans ses vues mais encore il l’encouragea à réaliser son projet sans retard et lui promit de l’aider de ses prières.

Alors Catherine n’hésita plus.

VII

Lorsqu’elle avait pris un parti, elle n’était point femme à en différer l’exécution. Elle décida d’abord de se couper les cheveux et de revêtir un habit masculin. « Sainte Eugénie et sainte Euphrosyne ont fait ainsi, se disait-elle ; si, grâce à ce déguisement, elles ont pu vivre, sans péril, parmi les hommes, pourquoi ne serais-je pas garantie comme elles dans les montagnes ? » Et quand il lui revenait de légers doutes sur le genre de vie où Dieu l’appelait, elle ajoutait : « Ces inspirations si fortes, si continues, si pressantes que je ressens ne peuvent venir du démon, elles sont trop contraires à ses intérêts. Elles ne viennent point non plus de la chair qui a tout à perdre dans ce projet, ni du monde dont elles me poussent à fuir la frivolité. Mon Dieu, puisque c’est vous qui me parlez, et puisque je fais mon possible pour vous obéir, prenez-moi par la main et conduisez-moi dans la solitude où il vous plaira que je vous serve… » Elle fut exaucée et voici comment.

Don Rui Gomez venait d’acheter une bourgade nommée Estréméra et il fut obligé de s’y rendre afin d’en régler l’administration. Catherine lui demanda de l’accompagner dans le but de prendre quelque repos car l’éducation des infants la fatiguait beaucoup. Le ministre, qui goûtait fort sa compagnie, ne manqua pas d’acquiescer d’autant que, la sachant d’esprit judicieux, il comptait qu’elle lui donnerait des conseils pratiques pour l’organisation de son nouveau domaine.

Pendant ce séjour à Estréméra, Don Rui reçut la visite d’un Père Piña, prêtre de grande vertu qui, après avoir fait le pèlerinage de Rome, menait une existence retirée dans la montagne au-dessus du village. On le disait très éclairé en ce qui concerne les voies extraordinaires. Catherine le connaissait un peu, lui ayant jadis fait l’aumône à Valladolid. Son arrivée en ce moment lui persuada que Dieu l’envoyait pour l’aider dans l’accomplissement de ses désirs.

Aussitôt, elle lui demanda un entretien particulier. Dès qu’il fut auprès d’elle, elle se sentit toute pleine de confiance en lui. Elle lui conta sa vie et lui décrivit son oraison. Ensuite elle lui exposa son dessein sans oublier de faire valoir que le Père François de Torrès et saint Pierre d’Alcantara l’approuvaient.

Elle conclut : « Les difficultés qui me restent à vaincre ne sont pas insurmontables. Il ne me manque plus qu’une chose, c’est qu’un homme de Dieu me prête son appui et consente à m’accompagner dans la recherche d’un endroit solitaire parce que je ne connais pas le pays. Une voix intérieure me dit que c’est vous qui devez être mon guide dans cette entreprise. Pour cela, il me faut une tunique de bure semblable à celle que vous portez vous-même et un capuce comme celui des religieux. Mon visage maigre, brun et assez laid m’aidera à dissimuler mon sexe. J’ai la voix forte la démarche masculine, de la suite dans les idées, de l’énergie ; tout cela n’est pas d’une femme et contribuera certes à mon déguisement. D’ailleurs Dieu lui-même, qui me sollicite d’une façon si puissante, nous aplanira la route[3]. »

[3] Le plus souvent, ici comme ailleurs, je reproduis les propres expressions de Catherine dans le récit qu’elle fit par la suite de sa vocation. — Ce qui la spécialise, c’est l’opinion peu favorable qu’elle se donnait des femmes. On l’aura remarqué, et nous aurons l’occasion de le constater encore.

Le Père Piña, si expérimenté qu’il fût quant aux effets de la Grâce sur les âmes de bonne volonté, admira cette intrépidité jointe à tant de confiance en Dieu. Toutefois, pour ne rien hâter, il fit quelques objections que Catherine réfuta sans peine. Alors, plus qu’à demi convaincu, il lui demanda trois jours afin de réfléchir et de prier.

Ce délai à peine écoulé, il revint et dit à Catherine qu’il se tenait à son entière disposition. Par son conseil, un ancien chapelain de Rui Gomez nommé Martin Alonso fut mis dans le secret. Celui-ci, natif de la Roda, au diocèse de Cuenca, indiqua, dans son pays, certains endroits qui conviendraient à une anachorète et promit, avec joie, son aide pour assurer la fuite de Catherine. Il fut décidé que les deux prêtres, après l’avoir accompagnée la laisseraient, déguisée en homme, dans la solitude et s’en retourneraient chacun chez soi en gardant un parfait silence sur l’expédition. Par la suite, Martin Alonso viendrait la voir de temps en temps et lui apporterait quelques provisions.

VIII

Le soir du jour fixé pour son départ, Catherine écrivit une longue lettre au prince Rui Gomez. Elle lui exposa les motifs qui l’obligeaient de quitter la cour ; elle s’efforça surtout de lui faire comprendre que ce n’était pas un caprice qui dictait sa résolution mais qu’elle obéissait à l’appel de Dieu. Elle termina en le conjurant, au nom de leur amitié et des services qu’elle lui avait rendus, de ne point faire de recherches pour la retrouver, le prévenant que, même si l’on découvrait son refuge, elle ne consentirait jamais à revenir et irait se cacher ailleurs.

La lettre fut placée en un endroit où il était facile de l’apercevoir. Ensuite, la nuit étant tout à fait venue et tout le monde dormant dans le palais, elle se disposait à rejoindre ses deux confidents qui se tenaient blottis, sous un porche dans une rue voisine, quand un obstacle se présenta auquel la fugitive n’avait pas pensé ; les portes de la maison étaient fermées à double tour et elle n’en possédait point les clefs. Elle résolut alors de passer par une des fenêtres du rez-de-chaussée ; mais voici que des barreaux de fer les garnissaient.

Comme elle restait perplexe, elle vit soudain le Crucifix qu’elle portait suspendu au cou s’élever devant ses yeux et elle l’entendit lui dire : Suis-moi. Et en même temps, sans qu’elle pût se rendre compte de la façon dont le miracle s’opérait, elle se trouva dehors.

Ravie d’admiration, débordante de reconnaissance, elle s’encourut à toutes jambes vers ses deux compagnons de route. Ceux-ci, en l’attendant, avaient été partagés entre la crainte et l’espérance. Prêtres de bonnes mœurs, inexpérimentés quant aux enlèvements, ils avaient passé deux heures à trembler au moindre bruit. Le craquement des chaussures d’un passant attardé, les vocalises d’un chat en escapade galante, le friselis de la chute d’une feuille, tout leur donnait l’alerte. Ils ne respirèrent à l’aise que quand ils virent Catherine poindre dans l’ombre.

Dès qu’elle eut repris haleine, elle leur raconta le prodige dont elle venait d’être favorisée. Ils se récrièrent d’allégresse, disant qu’il y avait sûrement là un nouveau signe que Dieu approuvait sa fuite.

A la clarté de l’aube naissante, ils lui coupèrent les cheveux et l’aidèrent à s’habiller en ermite. Puis se partageant le bagage sommaire de Catherine, ils prirent, en hâte, le chemin de la solitude cependant que l’évadée murmurait cette prière : « Seigneur, puisque ma retraite est l’œuvre de votre droite, puisque vous m’avez exemptée des faiblesses de la femme, gardez-moi une âme virile afin que je reste toute à vous, à jamais. »


Après quelques heures de marche, ils arrivèrent à la chapelle de Notre-Dame d’Altamira, desservie par un prêtre duquel Catherine, s’étant confessée, reçut la communion. De là, ils gagnèrent Cuenca et demandèrent à l’évêque d’autoriser l’anachorète à se fixer dans son diocèse. Le prélat, qui prit Catherine pour un homme glabre et assez vilain d’aspect, donna son consentement sans difficulté.

S’étant ainsi mis en règle, les voyageurs reprirent la route de la Roda. Ils commençaient à gravir la pente d’une montagne, quand Catherine s’arrêta net en disant : « C’est ici que Dieu m’ordonne d’établir ma demeure. N’allons pas plus loin. »

Martin Alonso fit d’abord un peu d’opposition, alléguant qu’on n’était pas arrivé à l’endroit qu’il avait en vue. Mais Catherine refusa de poursuivre et le Père Piña l’appuya. « Il faut, affirma-t-il, qu’elle suive son inspiration. » Alonso en tomba d’accord et mit fin à ses objections.

Ils cherchèrent quelque caverne où la solitaire pût s’abriter des intempéries. Mais ils ne découvrirent, au milieu d’un épais taillis de cistes, de lentisques et de chênes verts, qu’une excavation « plus propre à servir de tanière à un renard que de logis à un ermite. L’entrée en était fort basse et l’intérieur si exigu en hauteur comme en largeur qu’il y avait à peine la place pour une personne même d’une taille aussi petite que celle de Catherine. » Or elle déclara que ce terrier lui convenait de tous points.

Les prêtres tressèrent alors, avec des tiges de genêts flexibles, une claie qu’ils appliquèrent contre l’ouverture de façon à dissimuler l’entrée aux passants. Puis cette sorte de tombeau ainsi accommodé, ils prirent congé de Catherine en la bénissant et en lui laissant trois pains.

« Trois pains, s’écrie le père François, voilà donc toute la provision de celle qui avait connu les mets de la table du roi ! Eh bien, elle éprouva plus de satisfaction à les manger avec des fruits sauvages que devant les plats raffinés de naguère. »

La « tanière » était située sur le territoire de Vala de Rei, à deux lieues de la Roda, à une petite distance de la rivière du Jugar et à une demi-lieue du monastère de la Fuen-Santa édifié quelques années auparavant, par les religieux Trinitaires dans cette solitude[4].

[4] On trouvera l’emplacement de ces diverses localités et de la « tanière » de Catherine sur la carte placée dans le livre des Fondations, tome IV des œuvres complètes de sainte Térèse, édition des Carmélites de Paris (1909).

C’est en l’an 1562 que Catherine s’établit de la sorte au désert.

IX

Une fois seule à mi-côte de cette montagne déserte, Catherine se sentit tout inondée de joie. Son âme baignait dans la chaude lumière intérieure qui lui faisait sentir la présence de Dieu. Il lui sembla que la nature se transfigurait autour d’elle ; et parce que Notre-Seigneur lui permettait de souffrir à son exemple pour le rachat des péchés qui déforment la pauvre humanité, sa gratitude s’exhala en un cantique véhément dont voici à peu près les versets :

« O monde, je te donne un libelle de divorce ! Adieu, hommes d’autant plus acharnés à vous nuire que vous vivez plus près les uns des autres. Adieu l’égoïsme, l’avarice, l’envie, la luxure dont la puanteur me suffoquait pendant que je dépérissais parmi vous. Avec l’aide de la Vierge, des anges et des saints, je ferai une telle pénitence que Dieu l’acceptera peut-être en compensation de vos égarements ; et si Jésus m’octroie la couronne d’épines, les fouets de sa flagellation, les clous rédempteurs je ne cesserai pas de les lui offrir pour le salut du troupeau des âmes qui courent vers le feu de l’enfer comme les moutons vers l’abreuvoir.

« Vous, arbres qui frémissez doucement, qui ployez sous l’étreinte fraîche des brises, vous m’apprendrez à m’incliner au souffle du Saint-Esprit. Oiseaux harmonieux, c’est selon vos cadences que je chanterai notre Créateur. Rivière, tu seras mon amie et mon institutrice. Tu m’apprendras à chercher l’amour divin comme tu cherches la mer, ton principe et ton centre. Je me perdrai en Dieu comme tu te perds dans l’océan pour y mourir et y trouver une nouvelle vie. Terre qui, toujours foulée aux pieds, ne cesse malgré cela de nous prodiguer tes dons, comme toi je rendrai aux hommes le bien pour le mal qu’ils m’ont fait. Toi, Soleil, de même que tu répands ta clarté sur tous les mortels sans distinction, tu me verras prier pour les bons comme pour les méchants.

« Seigneur, rends-moi docile à tes lois immuables, fais que je te serve avec autant d’innocence que ces créatures de ta bonté : le soleil glorieux, la rivière miroitante, les oiseaux diaprés comme un arc-en-ciel, les arbres pleins d’ombres transparentes et d’ors mouvants.

« Jésus, je suis à toi, je suis avec toi, je suis en toi comme tu es à moi, avec moi, en moi !… »


Cette effusion passionnée montre que ce ne fut point une misanthropie hargneuse qui poussa Catherine au désert mais bien la plus ardente charité. Elle fuyait les hommes pour mieux les aimer. Appliquant cette grande loi de compensation qui, comme nous l’apprennent les Mystiques inspirés, règle toutes choses en ce bas monde, elle souffrait pour ceux qui se révoltent contre la souffrance. L’esprit dont se nourrissait sa pénitence est indiqué par ceci que, d’après son propre témoignage, son oraison portait d’habitude sur la retraite de quarante jours que Notre-Seigneur fit au désert et sur son abandon au Jardin des Olives.

« Je le voyais si seul, dit-elle plus tard, si affligé sous la résille de sang qui lui couvrait la figure, que je me blottissais à ses pieds, que je fondais en larmes et que je lui demandais de me faire souffrir comme Lui afin qu’il me fût permis d’expier le lâche sommeil des disciples… Et pour ce qui regarde la Sainte Quarantaine, j’étais heureuse d’avoir faim parce qu’il avait faim et je lançais des pierres à Satan qui osait tourmenter mon Maître adoré. »

On voit qu’elle possédait le sens exact de la vie ascétique. Pour l’ascète, le temps n’est qu’une fiction ; la Passion de Jésus-Christ dure toujours et la perversité humaine ne cesse d’en renouveler les tortures. S’identifier à Lui au point de partager constamment son sacrifice, tel est le désir qui créa les Carmels et les Trappes. Folie pitoyable au regard des « gens pratiques », héroïsme sans pareil, et qui conduit à la sainteté au regard du Rédempteur. Et c’est pour avoir acquis, par leur bravoure, la science totale de l’abnégation que « les Saints sont comme des flammes blanches dans la nuit noire de la vie », comme le dit si bien Pierre van der Meer de Walcheren[5].

[5] Voir son beau livre Journal d’un Converti, page 106.

X

L’installation de la Solitaire dans son terrier ne lui demanda pas beaucoup de soins. Son mobilier comprenait en tout et pour tout le Crucifix qu’elle avait porté sur elle et un sac contenant quelques livres de piété, des disciplines, des cilices de rechange et une ceinture de fer hérissée de pointes à l’intérieur dont, certains jours, elle se ceignait les reins. Quand elle voulait dormir, elle s’étendait, sans couverture, à même sur le sol raboteux et se servait, en guise d’oreiller, d’une grosse pierre apportée du dehors. Son sommeil ne durait jamais plus de trois ou quatre heures. De l’entrée de son logis au sommet de la montagne, elle planta quatorze croix de buis sommairement façonnées qui lui furent les stations de la montée au Calvaire.

La question des repas fut réglée de la façon la plus simple. Quand elle eut consommé les trois pains laissés par ses compagnons, elle se nourrit des végétaux qu’elle trouvait autour de son logis. Suivant la saison, elle mangeait des mûres, des faînes, de l’oseille sauvage, les jeunes pousses de fougères. Parfois aussi, elle se mettait à quatre pattes et broutait les gramens. Comme elle s’était interdit d’allumer du feu, jamais elle ne fit cuire quoi que ce soit.

Elle s’était si bien habituée à cette alimentation sommaire que, plus tard, elle eut beaucoup de peine à en supporter une autre. Encore son estomac ne digérait-il facilement que le pain noir mêlé de beaucoup de son. Et un jour que, la voyant épuisée, son directeur voulut l’obliger d’absorber une sardine, elle fut si malade qu’on se garda de recommencer l’expérience.

Les jours de fête et les dimanches, elle allait entendre la messe et recevoir les sacrements à la Fuen Santa et souvent elle faisait sur les genoux la demi-lieue qui séparait la colline du monastère. Elle choisit pour confesseur un religieux du couvent à qui elle ne révéla point son identité. En lui parlant, quoi qu’elle eût la voix naturellement forte, elle la grossissait encore pour mieux dissimuler son sexe. A l’église, elle se mettait dans un coin obscur de manière à ne pas se faire remarquer. Cependant son recueillement était si profond que quoiqu’elle ne frayât avec personne, elle finit par éveiller l’attention.

« Les campagnards, dit le Père François, et tous ceux qui venaient aux offices, observèrent l’ermite et, comme ils n’en avaient jamais vu d’autre ni même entendu parler de rien de semblable, elle excita leur curiosité. A la sortie, quelques-uns voulurent l’interroger ; mais elle ne répondait pas. Quand elle regagnait sa solitude, certains cherchaient à la suivre pour découvrir le lieu de sa retraite. Alors elle se mettait à courir, faisait mille détours et prenait une route si opposée qu’ils étaient bientôt forcés de renoncer à leur entreprise. Mais ce n’était pas sans de grandes souffrances qu’elle se dérobait de la sorte parce que, marchant nu-pieds, elle s’ensanglantait en passant à travers les ajoncs et autres plantes épineuses. »


Mais si Catherine évitait les hommes, elle ne manquait cependant pas de société. Les animaux, qui peuplaient les halliers autour de sa retraite, prirent l’habitude de lui rendre visite. L’instinct leur faisait sentir qu’elle était incapable de les maltraiter ou de verser leur sang. La vertu d’innocence qui émanait d’elle les attirait comme un mystérieux aimant. Aussi, bientôt, les lapins de garenne et les perdrix accoururent en bandes ; pour la divertir ils formaient des rondes ou bien se culbutaient par jeu, avec mille attitudes comiques. Elle les regardait en souriant et n’intervenait que pour les réprimander avec douceur quand ils se prenaient de querelle. Ils lui obéissaient parfaitement. Elle accueillait de même les couleuvres qui, par les temps froids, se glissaient dans le terrier et se serraient contre elle afin de se dégourdir à la chaleur de son corps. Les ramiers roucoulants se perchaient sur les branches voisines et lui donnaient des concerts. Une odeur exquise — dont il sera parlé plus loin — se dégageant d’elle, les abeilles la prenaient pour une grande fleur, se posaient sur sa figure mais se gardaient de la piquer. Elle eut aussi un renard familier qui venait la voir à heures fixes et qui observait la loi qu’elle lui imposa de ne faire aucun mal aux bêtes inoffensives de son entourage.

Toutes ces créatures lui devinrent des symboles de la vie en Dieu et lui fournirent des thèmes pour l’oraison perpétuelle où son âme demeurait absorbée. Comme les arbres, les buissons, la rivière étincelante, le paysage entier prenaient également en ses contemplations une valeur d’allégorie correspondant à ses états intérieurs et un sens mystique, elle vivait un vaste poème à la gloire de Dieu, un hymne essentiel dont elle se sentait elle-même l’une des strophes.

Toutefois, c’était surtout par les belles nuits d’été que son âme se dilatait par delà les forces humaines et atteignait au ravissement. Souvent, dès que la rougeur incendiée du crépuscule avait fini de s’éteindre, la Solitaire montait s’asseoir au sommet de la colline. Là, respirant les effluves qui s’élevaient de la terre, calcinée par tout un jour de soleil torride, et l’arome résineux des pins, elle prêtait l’oreille aux vagues chuchotements des feuillages assoupis, aux crépitements sourds des genêts brûlés ; et ces rumeurs diffuses lui rendaient plus sensible le silence infini des espaces nocturnes.

Alors elle levait les yeux vers le zénith et frissonnait d’admiration à considérer le scintillement innombrable des étoiles. Peu à peu elles lui apparaissaient comme des pierreries incrustées aux portes de saphir sombre des palais du Très-Haut. Puis les astres se rapprochaient d’elle en traçant des sillages de feu ; leurs flamboiements de pourpre et d’azur se mêlaient, formaient des tourbillons aux nuances de nacre, d’argent en fusion et d’or vermeil. Puis ils devenaient des anges volant à grandes ailes sous les arches de diamant de la Voie Lactée.

Ensuite sa vision se transformait et d’imaginative devenait intellectuelle. Elle concevait, dans le temps d’un éclair, l’ordre sublime qui réglait le mouvement de toutes ces sphères, qui traçait leur gravitation autour de la Sainte-Trinité radieuse. Puis son âme montait encore davantage et allait se perdre dans l’abîme de la Lumière incréée… Les mots font défaut pour exprimer ce qu’elle ressentait à ce point culminant de son extase…

D’autres fois, la nuit se passait, pour Catherine, en colloques avec Dieu et les Saints. Malheureusement, on ne possède que peu de détails sur ces entretiens dont elle gardait le secret par humilité.

Voici ce que le biographe en écrit : « Elle en a pourtant fait part à certaines personnes pour qui elle n’avait rien de caché. Parmi ces rares confidents fut le Père Barthélemy du Saint-Sacrement, fervent religieux que la Mère Catherine vénérait comme un grand serviteur de Dieu et aimait comme un frère. Il atteste lui avoir entendu raconter qu’elle avait été souvent visitée par Notre-Seigneur, sa très sainte Mère et d’autres saints, en particulier le prophète Élie. Seulement, lorsqu’il fut interrogé, il ne se rappelait plus que l’ensemble de ces différentes visions, ce qui fut cause qu’il ne put les indiquer que d’une manière générale. »

XI

L’âme de Catherine était si purifiée de toute souillure terrestre, son corps, tellement réduit en esclavage que les tentations n’avaient plus de prise sur elle. La Solitaire était, en effet, parvenue à ce degré suprême de la vie unitive qu’on nomme le mariage spirituel ; c’est-à-dire que, totalement imprégnée des rayons du soleil intérieur, elle demeurait imperméable aux noirs nuages chargés de péchés que le démon poussait contre elle. La présence de Dieu se manifestant d’une façon permanente dans tout son être, c’est à travers Lui, en Lui, et par Lui que sa volonté, son entendement, son imagination remplissaient leur office.

Mais afin qu’elle ne tombât point dans la présomption, le Seigneur permit à Satan d’exercer sur elle des sévices d’ordre physique.

L’Esprit pervers ressentait une haine formidable contre cette pénitente qui, par la vertu de son oraison, formait bouclier entre ses attaques et les âmes qu’elle avait en charge. Quand il eut constaté que toute sa malice ne parvenait pas à l’induire au mal, il résolut de la vaincre par la terreur.

Souvent, la nuit, lorsqu’elle prenait un peu de sommeil ou lorsqu’elle se tenait en prières, il remplissait le hallier de sifflements aigus et de blasphèmes qui semblaient vociférés par des voix d’hommes ivres. D’autres fois, il grognait comme un troupeau de porcs ou se mettait à braire, pendant des heures, comme un âne en folie.

Une nuit, comme elle regagnait sa tanière, après une longue contemplation à la cime de la montagne, il se dressa devant elle sous la forme d’un spectre de taille gigantesque qui fixait sur elle un regard plein de lueurs sulfureuses. Catherine, sans s’émouvoir, lui présenta son Crucifix et articula, d’une voix calme, le nom de Jésus. A l’instant, le fantôme se dissipa dans l’ombre, comme une brume chassée par le vent.

En une autre occasion, Satan lui apparut sous la figure d’un crapaud d’une grosseur monstrueuse. Malgré cette taille insolite, Catherine crut qu’elle avait affaire à un crapaud véritable parce que les animaux de cette espèce pullulaient sur la colline. Elle prit le balai dont elle usait pour approprier son logis et jeta le batracien dehors. Mais en culbutant sur lui-même, il la heurta d’une telle force qu’elle roula jusqu’au bas de la pente avec lui et se déchira le corps parmi les rocs pointus et les ronces. Sans proférer une plainte, elle se releva et traça dans l’air le signe de la croix. Aussitôt, le batracien éclata comme une bombe et disparut en répandant une odeur infecte.

Parfois aussi, le démon l’entourait de bêtes féroces dont la multitude semblait emplir la contrée jusqu’à l’horizon. Il y avait des tigres, des lions, des hyènes qui rugissaient et glapissaient en grinçant des dents et en étendant leurs griffes comme pour la mettre en pièces.

Mais Catherine, devinant que c’était la milice de l’enfer qui l’assaillait de la sorte, leur présentait le Crucifix et leur disait : « Lâches valets, croyez-vous que votre nombre m’épouvante ? Oserez-vous attaquer Celui-ci qui vous a vaincus d’avance ? Grâce à Lui seul, je resterai aujourd’hui la même qu’hier et, pourvu qu’Il daigne me conserver sa grâce, je le serai encore demain. Sous sa sauvegarde, O bêtes absurdes, je me moque de vous !… »

Le mépris qu’on fait de ses prestiges étant la parade que le Prince de l’orgueil craint le plus, Satan et sa bande se hâtaient alors de disparaître…

Ayant ainsi échoué dans sa tentative pour réduire la Solitaire par la frayeur, le Démon essaya des mauvais traitements. Certaines nuits, il la roua de coups depuis le crépuscule jusqu’à l’aube.

« Ces attaques, raconta plus tard Catherine, se sont produites surtout avant que ma retraite fût découverte. Dans ce temps, le diable me battait d’une façon si opiniâtre que j’étais toute meurtrie et que je restais parfois couchée une journée entière dans la pensée que j’allais mourir. Mais Dieu ne tardait pas à me donner de nouvelles forces pour braver l’enfer. »

Elle garda, néanmoins, longtemps les marques de la fureur où son héroïsme jetait le Maudit. — Apollonie de Tobar et ses sœurs, pieuses femmes des environs, ont déposé, qu’ayant eu à soigner Catherine, elles découvrirent sur ses épaules des tumeurs violacées du volume d’une orange et douloureuses au toucher. Elles lui en demandèrent la cause. La Solitaire leur répondit en riant : « Ce n’est rien ; c’est le Démon qui m’a pincée pour que je déguerpisse d’ici. Mais il a été bien attrapé car j’offrais ces contusions à mon Jésus, en mémoire de la plaie que la croix imprima sur son épaule pendant la montée du Calvaire. En retour, il m’a donné l’énergie de tenir tête au Puant sans reculer d’un pas… »

Et elle ajouta en hochant la tête : « Ah ! s’il n’y avait eu que moi, j’aurais été bien vite mise en déroute. Mais il y avait mon Maître aimé. Je me réfugiais en lui et je ne craignais plus rien. »

Commentant ces paroles, sainte Térèse en dit au Livre des Fondations : « Dans le récit de ses combats, Catherine se montrait d’une simplicité et d’une humilité admirables. Comprenant qu’elle n’avait rien pu par elle-même, elle demeurait fort éloignée de toute idée de vaine gloire. Elle ne se plaisait à manifester les grâces qu’elle avait reçues de Dieu que pour faire louer et bénir son saint nom. »

XII

Il y avait trois ans et quelques mois que Catherine vivait dans la solitude lorsque sa retraite fut découverte et sa personnalité réelle divulguée aux habitants du pays. Dieu, ayant fait d’elle un chef-d’œuvre d’ascétisme, voulut désormais qu’elle fût offerte à ceux de ses contemporains qui aspiraient à la perfection de la vie religieuse comme un modèle qu’il leur serait profitable d’imiter.

Voici l’incident qui la remit en contact avec la société.

Un berger, du nom de Bénitez, homme très simple et d’une piété naïve, flânait un jour sur la colline. Soudain, au détour d’un sentier, il se trouva nez à nez avec Catherine qui ramassait des glands sous les chênes. La rencontre fut si brusque que, tout d’abord, la Solitaire déconcertée ne songea pas à fuir. Dès qu’elle se fut reprise, elle fit un mouvement pour s’écarter. Mais Bénitez, posant la main sur son bras, lui tint le langage suivant : « Frère ermite, je te reconnais bien. Dans mon village et dans toute la montagne on souhaite beaucoup te mieux connaître parce qu’en te voyant, à l’église de la Fuen Santa, si recueilli et si caché sous ta capuce, on t’a pris en amitié. Mais tu ne t’es jamais laissé joindre… Maintenant que je te tiens, laisse-moi te dire que nous serions tous heureux de t’être utiles. Dis-moi où tu loges, parce que je veux partager avec toi ce qu’on me donne pour ma nourriture. Et certainement que si je parle à mon maître, comme il est très dévot et qu’il a un grand désir de te venir en aide, il trouvera bon que je t’assiste. Pour commencer, laisse ces glands aux bêtes, voici un morceau de pain ; demain je t’en apporterai encore… »

Catherine se sentait toute troublée et toute chagrine de cette rencontre. Considérant la bonne intention de Bénitez, elle fit effort sur elle-même et lui répondit, avec douceur, qu’elle acceptait le pain mais qu’ayant résolu de n’avoir aucun rapport avec le monde, elle refusait de lui indiquer le lieu de sa retraite ni un endroit où il pourrait l’aborder de nouveau.

Ayant dit, elle s’enfuit dans une direction opposée à celle de son terrier. Quand elle fut hors de vue, elle commença de manger le pain dont elle avait d’ailleurs un extrême besoin car elle jeûnait depuis plusieurs jours. Ce ne fut pas sans peine qu’elle parvint à le mâcher : depuis si longtemps qu’elle se sustentait d’herbes et de fruits, ses gencives étaient devenues tendres et délicates et la croûte dure et grossière lui mettait la bouche en sang.

Rapportant cette tribulation, elle ajouta : « J’étais bien contente d’imposer cette pénitence à mon corps tout en lui donnant sa réfection. »

Ensuite, elle se mit à réfléchir. Elle se doutait que Bénitez ne manquerait pas d’explorer la colline à sa recherche. Cette éventualité la décida à se tenir enfermée quelque temps dans la tanière dont elle espérait qu’il ne découvrirait pas l’emplacement. Tout de suite, elle s’y tapit et ramenant la claie contre l’ouverture, elle la fixa, par les côtés, avec des liens de jonc tressés naguère en prévision d’une mésaventure de ce genre.

Cependant Bénitez jugea que la retraite de Catherine ne pouvait être très éloignée de la clairière où la rencontre s’était produite. Ayant marqué l’endroit, il y revint le lendemain et, le prenant pour point de départ, se mit à battre les buissons tout alentour. Ce furetage le mena sur un versant où il découvrit que l’herbe foulée dessinait une piste étroite qui aboutissait à un monticule. Il la suivit et arriva devant la claie. Sûr de ne pas se tromper, il secoua cette clôture fragile. Comme les verrous improvisés lui opposaient un peu de résistance, étant un homme d’esprit pacifique, il ne voulut pas employer la force pour arriver jusqu’à la Solitaire. Mais, élevant la voix, il la supplia de lui ouvrir. Catherine, d’abord, s’y refusa. Mais le berger insista et déclara qu’il ne bougerait point avant de l’avoir vue.

De guerre lasse, elle finit par céder.

Quand Bénitez la découvrit, accroupie dans l’obscurité de ce trou, il témoigna une grande joie, disant que son maître et les gens du village seraient on ne peut plus satisfaits d’apprendre qu’il avait enfin trouvé le refuge de l’anachorète que tous vénéraient. Mais Catherine désolée : «  — Je vous le demande en grâce, s’écria-t-elle, gardez-moi le secret !…

— Je ne puis, répondit Bénitez, j’ai promis à mon maître de l’avertir au cas où je réussirais à vous joindre. »

Et pour éviter des instances plus pressantes, il s’esquiva non sans avoir déclaré à Catherine qu’il reviendrait lui apporter du pain.

Une fois seule, la Solitaire éclata en sanglots : son cœur se brisait à la pensée qu’il faudrait rompre son tête à tête avec Dieu et, par-dessus toutes choses, elle redoutait les louanges que son genre de vie allait lui attirer.

Elle se prosterna, le front sur les cailloux, et supplia Jésus de lui épargner cette amertume.

Mais aussitôt Notre-Seigneur lui répondit : « Prends courage. Le temps est venu où je veux qu’on connaisse ce que j’ai fait de toi. Et ainsi, pour ma gloire, tu procureras le bien d’un grand nombre d’âmes. »

Dès qu’elle eut reçu cette lumière, elle se sentit toute fortifiée ; et elle attendit avec calme et résignation que le bon Maître lui désignât le nouveau mode d’existence auquel il la vouait.

Le patron de Bénitez ne garda pas le silence. De par lui, le bruit se répandit rapidement dans la contrée environnante que la retraite de l’ermite était enfin découverte. On ne parla plus que de cela dans tous les villages. Et même, certains, qui l’avaient épiée, publièrent que Catherine pourrait bien être une femme déguisée en homme. Quelques prêtres des paroisses voisines s’émurent de ces propos. Ils craignirent qu’on ne fût en présence d’une aventurière qui, sous prétexte de vie érémitique, s’adonnait peut-être à des choses peu édifiantes. La pauvre Catherine aurait eu beau leur alléguer l’exemple de sainte Eugénie et de sainte Euphrosyne, il est probable qu’elle n’aurait pu réussir à les convaincre. Afin de réprimer le scandale, ils se rendirent donc au terrier un matin que la Solitaire était à la messe et ils y découvrirent des papiers qui levèrent leurs doutes quant à son sexe. C’étaient des lettres de don Juan d’Autriche apportées par Martin Alonso qui, selon sa promesse, était venu rendre deux ou trois visites à Catherine. Avec l’approbation de celle-ci, il avait confié au prince les raisons de sa fuite, son travestissement et sa pénitence, en lui demandant le secret absolu. Don Juan l’avait promis et observé. Il lui suffisait d’être rassuré sur le sort de sa gouvernante. Cependant, comme il lui portait une grande affection et gardait le vif souvenir des soins qu’elle lui avait prodigués, sans demander à connaître l’endroit où elle s’était retirée il lui écrivit ces lettres très tendres où il lui donnait le nom de « mère ».

Les prêtres, les ayant lues, s’ébahirent. D’une part, ils voyaient maintenant qu’ils avaient affaire à une femme de bien et non à une gourgandine. D’autre part, interprétant le texte à la lettre, ils s’imaginèrent que Catherine était réellement la mère de don Juan et ils se demandèrent quelle conduite tenir à l’égard d’une personne qu’ils croyaient de sang royal.

Perplexes, ils allèrent demander conseil aux religieux de la Fuen Santa. Le confesseur de Catherine déclara qu’homme ou femme, noble ou roturière, il la tenait pour une merveille de sainteté et il recommanda de la laisser tranquille, ajoutant que sa présence était une bénédiction pour le pays. Tous se rendirent à son avis. Cependant un Père Véga, dignitaire du couvent, résolut de poursuivre l’enquête. A cet effet, il se rendit au terrier où Catherine l’accueillit avec déférence.

Elle se montra très humble mais — à son insu — il y avait en elle quelque chose de si imposant que le Trinitaire n’osa pas la questionner. Leur entretien porta seulement sur l’oraison de la pénitente. Or, tout en causant, le moine feuilletait, d’un doigt machinal, le livre d’Heures de Catherine qui se trouvait posé sur le sol, à côté de lui. A un moment, il y jeta les yeux et y lut ces mots tracés à l’encre sur la feuille de garde : la princesse d’Eboli a donné ces Heures à doña Catherine de Cardonne.

Or, le Père Véga avait prêché diverses fois à Madrid dans le temps de la fuite de Catherine ; il était au courant de la position qu’elle avait occupée à la Cour et du mystère qui pesait sur sa disparition.

Ne voulant pas affliger la Solitaire en la prévenant tout de suite que son incognito était percé, il ne lui dit rien. Mais, de retour au monastère, il raconta sa découverte à qui voulait l’entendre. Puis il conclut, comme le confesseur, qu’il fallait la laisser en repos et même lui permettre de conserver son habit masculin. « Cela convient, dit-il, au mâle courage qu’elle a montré en se retirant dans ce désert. »

Mais le branle était donné. Catherine ne connaîtra plus la solitude : pendant plusieurs années elle sera « le flambeau sur la montagne » vers qui s’orienteront des multitudes empressées.

XIII

Le renom que sa pénitence extraordinaire valut à Catherine ne demeura pas limité au diocèse de Cuenca mais s’étendit à une grande partie de l’Espagne, de sorte que de véritables pèlerinages s’organisèrent à l’intention d’obtenir des miracles par son entremise.

« Il y avait des jours, écrit le biographe, où les routes étaient couvertes d’hommes et de femmes, de bêtes de somme et de chariots. Des témoins oculaires affirment qu’il était besoin alors que des hommes très robustes se tinssent autour d’elle pour la garantir contre la presse et empêcher qu’elle fût étouffée. On prit aussi l’habitude de la faire monter sur un lieu élevé d’où elle dominait la foule et lui donnait sa bénédiction. »

On verra plus loin que ce geste insolite attira de grands ennuis à Catherine.

Parmi ces visiteurs, il n’en manquait pas qui étaient venus par curiosité plutôt que par dévotion. Mais l’amour de Dieu dont ce corps chétif constituait le foyer rayonnait autour de la Solitaire d’une façon si intense qu’à l’approcher ils se sentaient transformés, versaient des larmes et se mettaient à prier pour obtenir le pardon des fautes de leur vie passée.

Ce n’était d’ailleurs pas que Catherine leur tînt de longs discours. Elle se contentait de faire le signe de la croix et elle disait à tous : « Que Jésus-Christ vous donne la foi ! » Ensuite elle les envoyait se confesser et communier à la Fuen Santa. Et ils s’en retournaient chez eux convertis.

Elle agissait de même avec les malades qu’on ne tarda pas d’apporter sur la colline. Elle obtint, paraît-il, de nombreuses guérisons. Au rapport du Père François, « ces faits n’ont pas été constatés juridiquement mais ils n’en sont pas moins certains, ayant été attestés, sous serment, par des personnes dignes de toute créance ».

On pense bien que les villageois des environs redoublaient de zèle pour témoigner leur vénération à celle qu’ils appelaient, avec simplicité, la bonne femme[6]. Si elle les avait laissés faire, ils l’auraient comblée de nourritures diverses. Son confesseur lui ayant donné l’ordre de renoncer aux herbes et aux fruits sauvages, elle obéit mais elle n’acceptait que du pain. Encore exigea-t-elle qu’il fût noir et rassis. Les jours de grande fête et les dimanches, elle le trempait dans un peu d’huile d’olives.

[6] Buena Mujer. On l’appelait aussi la madre Cardona : la mère Cardonne. Mais Catherine elle-même prenait toujours le nom de mujer pecadora : la femme pécheresse. Et c’est ainsi qu’elle signait ses lettres. Voir livre des Fondations, page 115, note 2.

A la même époque, un accident la fit changer de logis. « Un soir, étant dans son terrier, elle s’aperçut que les parois, détrempées par de longues pluies, s’affaissaient et s’écroulaient autour d’elle. Elle prit la fuite en toute hâte pour ne pas être ensevelie sous les débris. Mais quelque diligence qu’elle fît, elle ne put échapper complètement au danger : atteinte par la masse de terre humide elle fut renversée et demeura prise jusqu’à la ceinture dans la boue. Elle fit effort pour se dégager mais elle n’y put réussir parce que ses forces étaient épuisées. Elle passa toute la nuit dans cette position, offrant à Dieu le sacrifice de sa vie et n’ayant d’autre désir sinon que sa sainte volonté s’accomplît sur elle dans la manière qu’il lui plairait.

« Le matin, des bergers, qui passaient par là, la retirèrent de cette fange et ayant ensuite fouillé la terre ils retrouvèrent les cilices et les disciplines dont elle faisait usage. Pour réparer l’accident, les villageois lui creusèrent une grotte plus spacieuse et mieux abritée contre les vents et les averses. Ils y mirent une porte plus solide que la claie et y placèrent une planche pour lui servir de lit.

« Dans cette demeure, écrit le Père François, qui aime les images pompeuses, elle était moins à plaindre que la reine Sémiramis dans ses palais superbes. »

XIV

Catherine était installée depuis peu dans la caverne due à l’industrie dévote des paysans quand elle reçut la visite d’un Père Augustin qui s’était détourné de sa route pour se rendre compte de ce que pouvait être au juste cette Solitaire dont tout le monde parlait. Ce religieux venait à elle plein de méfiance.

« Il s’agit probablement, pensait-il, d’une bohémienne qui, par des simagrées et des jongleries, a surpris la bonne foi des gens de ce pays. Ou peut-être est-ce simplement une femme mal équilibrée et pleine d’orgueil qui cherche à s’attirer des louanges par l’apparence d’une vie extraordinaire. Quoi qu’il en soit, je saurai bien la démasquer. »

Dès qu’il fut en tête-à-tête avec Catherine, il lui déclara, d’un ton rude, qu’elle ne lui en imposait pas, qu’il la considérait comme une présomptueuse, éprise de vaine gloire et qu’elle ferait mieux de se retirer dans un village où elle ne ferait plus parler d’elle.

Catherine lui répondit avec tant de douceur et montra tant d’humilité que, tout de suite, l’Augustin sentit ses préventions s’affaiblir. Il se mit alors à l’interroger sur son oraison. Elle lui en décrivit, d’une façon si précise, les différentes phases et, ce faisant, elle révéla un tel amour de Dieu, que bientôt, le moine plein d’admiration, fut convaincu qu’il était en présence d’une âme exceptionnelle dont le mode d’existence correspondait à des grâces d’un ordre tout à fait supérieur.

Catherine termina son exposé par ces mots : « Il me semble, mon Père, que Notre-Seigneur a voulu cette retraite. Je n’ai rien fait pour provoquer l’affluence des pèlerins vers moi. Loin de m’en réjouir, j’en souffre beaucoup et je serais heureuse de m’y soustraire. Si je la supporte, c’est, comme je viens de vous le confier, parce que mon Maître adoré me l’imposa… Du moins, je le crois. Si, plus éclairé que moi, vous en jugez autrement, je suis toute prête à disparaître car j’aimerais mieux mourir que de risquer le salut de mon âme par infatuation.

— Non, non, répondit l’Augustin, Dieu vous a visiblement conduite dans cette solitude. Je comprends maintenant qu’il serait téméraire de mettre obstacle à ses desseins ; restez ici, puisque le voisinage de la Fuen Santa vous donne la facilité de recevoir les sacrements. C’est moi qui me suis trompé. Je retire tout ce que je vous ai dit de blessant et je me recommande à vos prières. »

Puis il la bénit et se retira. Et il publia partout les vertus de la pénitente.


Cependant cet entretien laissa des traces dans l’esprit de Catherine d’autant plus qu’il coïncidait avec certaines idées que Dieu lui envoyait, avec persistance, depuis quelque temps.

Elle se disait : « J’ai maintenant l’impression que si je continue à vivre dans l’isolement, je cesserai de mériter la faveur divine. Quelqu’un me dit intérieurement qu’il faut que je me fasse religieuse, que je prenne désormais la voie de l’obéissance et que je soumette ma volonté à celle d’autrui. Si c’est Jésus qui me parle, je suis toute prête à entrer dans un monastère… Mais alors pourquoi m’inspire-t-il tant d’éloignement pour les communautés de femmes ? Chaque fois que ma pensée se porte de ce côté, je me peins, malgré moi, mille faiblesses inhérentes au sexe, des règles mal observées ou mitigées à l’excès ; et la société féminine, qui ne me plut jamais beaucoup, m’apparaît davantage encore inconciliable avec ce que Dieu attend de moi… J’entrerais volontiers dans une communauté d’hommes. Mais ce n’est plus possible puisque j’ai perdu le bénéfice de l’incognito. »

Dans cette incertitude, la pensée lui vint d’un moyen terme qui pourrait tout concilier : rester dans sa grotte et fonder, à côté, un monastère de religieux.

Elle prononcerait ses vœux entre leurs mains, les reconnaîtrait pour ses supérieurs et se mettrait sous leur direction. Ainsi, sans abandonner la vie érémitique, elle suivrait une règle et joindrait au mérite de l’obéissance une garantie contre les illusions du sens propre.

Avec l’esprit de décision qui la caractérisait, elle s’occupa tout de suite de réaliser son projet. Elle proposa d’abord la fondation à des Pères Franciscains qui étaient venus la voir. Ceux-ci l’approuvèrent fort et en parlèrent à leurs supérieurs. Mais quand on en vint à l’exécution, toutes sortes de difficultés surgirent, la chose traîna en longueur. Catherine comprit alors que Dieu réservait à d’autres qu’aux fils de Saint-François l’accomplissement de l’œuvre qu’elle méditait.

Mais à qui ? — Elle eut beau réfléchir, sa pensée ne se fixa sur aucun Ordre connu d’elle.

Ne sachant que résoudre, un jour qu’elle se sentait encore plus pressée de suivre la volonté divine, elle se prosterna en s’écriant : « Seigneur, je vous en conjure, montrez-moi ce qui est le plus conforme à votre bon plaisir. »

Aussitôt, elle eut une vision : « Notre-Seigneur lui apparut tout resplendissant de lumière et de beauté et lui présenta l’habit des Carmes déchaussés. Croyant qu’il voulait l’en revêtir tout de suite, elle étendit la main pour le prendre. » Mais, dans le même moment, ses forces l’abandonnèrent. Inondée d’une joie surhumaine par la présence de Jésus, elle tomba sur le sol et perdit connaissance. — Quand elle revint à elle, la vision avait disparu.

Catherine en garda néanmoins le souvenir très précis de l’habit qui lui avait été montré. Seulement, de quelle congrégation était le vêtement ? Elle l’ignorait, parce qu’à l’époque où elle quitta la cour, la réforme du Carmel n’étant pas encore commencée, les Carmes de la Mitigation s’habitaient d’une façon beaucoup moins austère.

Dans son incertitude, elle redoubla de prières et de supplications. « Sa divine Majesté, dit le Père François, l’éclaira de la manière suivante. Par son ordre, notre Père saint Élie se montra à elle revêtu d’un habit semblable à celui qu’elle avait discerné entre les mains de Notre-Seigneur. La vue du prophète, qu’elle reconnut pour avoir joui de sa présence en des visions antérieures, lui fut une manifestation plus claire de la volonté divine et lui confirma l’assurance qu’il existait dans l’Église des religieux portant cet habit. Elle en ressentit une joie extrême… »

Cette allégresse ne dura pas. Notre-Seigneur, afin de la garantir contre l’amour-propre, lorsqu’il la renverrait dans le monde pour vaquer à la fondation dont il lui avait inspiré la pensée, lui retira le sentiment de sa présence. Le soleil intérieur s’éclipsa. Elle sentit son âme affreusement déserte et sombra dans cette nuit obscure qui constitue l’épreuve la plus rude de la vie unitive. En même temps, la nature, que ne transfigurait plus la lumière surnaturelle dont elle avait pris l’habitude, lui sembla terne et désolée. L’oraison lui apparut comme une étendue sablonneuse où s’absorbaient les eaux vives de la Grâce. Tout exercice de piété lui devint pénible, presque ennuyeux. Elle passa des jours à se répéter : « Mon Dieu pourquoi m’avez-vous abandonnée ? »

Dans cet état de déréliction, elle en vint à se persuader que toutes les faveurs dont Jésus l’avait naguère comblée étaient illusoires, que le Démon avait fait d’elle son jouet et s’était complu à l’égarer en lui désignant, par de fausses visions, une tâche qu’elle ne pourrait jamais accomplir.

Errant ainsi dans des ténèbres absolues, elle perdit le goût de vivre ; elle frôla les confins du désespoir. Son corps émacié, que ne soutenait plus son âme débilitée, fléchit à son tour. Elle tomba gravement malade.

Le bruit s’en répandit dans la contrée. Et c’est alors que des villageoises pieuses vinrent la soigner et découvrirent sur ses épaules les marques des assauts diaboliques dont il a été parlé plus haut.

Mais les soins et les remèdes ne purent rien contre le mal dont Catherine souffrait ni même les encouragements de son confesseur dont les discours lui semblaient un bourdonnement dépourvu de signification.

Telle fut l’opération que Notre-Seigneur pratiqua sur la Solitaire pour incruster définitivement dans son esprit la persuasion que, par elle-même, elle n’était qu’impuissance et misère. De la sorte elle acquit cette humilité totale et qui émerveillait tout le monde lorsqu’elle se retrouva parmi les laïques.

Quand il la vit au point d’abaissement où il la voulait, le bon Maître mit fin à l’épreuve. Un jour, à l’aube, Catherine se sentit si faible qu’elle crut que l’agonie allait commencer. Elle joignit les mains, fit un acte d’abandon puis murmura ces mots : « Seigneur, je vais donc mourir sans savoir si c’est vous qui m’avez inspiré le désir de vous glorifier comme religieuse soumise à l’obéissance !… »

Elle achevait à peine la phrase que Notre-Seigneur lui apparut, ayant à ses côtés deux Carmes déchaussés. Il sourit à Catherine : aussitôt l’obscurité se dissipa ; l’astre vivifiant se ralluma dans son âme ; la santé revint d’un seul coup.

Elle se leva ; tout heureuse, elle rendit grâces et se sentit une vigueur nouvelle pour mener à bien son projet d’un monastère d’hommes à bâtir auprès de sa grotte.

Toutefois, elle ignorait encore où s’adresser pour découvrir les moines qui lui avaient été montrés dans ses visions. Mais, sûre d’être dans la voie de Dieu, elle avait le pressentiment qu’Il ne tarderait pas à lui donner assistance.

Et, en effet, quelques jours après elle reçut la visite d’un de ses amis récents, Jean de Villoria, homme d’oraison très élevée qui ne connaissait pas ce qu’elle avait résolu d’accomplir. Sans autre préambule, il lui dit : « Mère Cardonne, j’ai vu souvent — est-ce des yeux du corps ou de l’âme, je ne sais — une procession de religieux, qui gravissaient cette montagne, tenant des cierges à la main et vêtus d’un habit de grosse bure de couleur tannée, avec un manteau blanc, l’un et l’autre courts et austères. Ils avaient les pieds nus. Tout en eux respirait le recueillement et l’union à Dieu. Je suis incapable de deviner ce que cela signifie. Mais j’ai vu et c’est la vérité que je dis… »

« Ces paroles, écrit le biographe, persuadèrent à Catherine qu’il devait s’agir d’un Ordre encore inconnu que Dieu se disposait, avec un soin tout particulier, à instaurer dans le monde, si déjà il n’existait. Ce fut pour elle un sujet de grande consolation de penser qu’elle en ferait partie », puisque la vision de Villoria concordait si parfaitement avec les siennes propres.

A partir de ce moment, elle commença de s’informer auprès de tous ceux qui la venaient voir s’ils connaissaient un endroit où se trouvaient des religieux vêtus de bure rousse avec un manteau blanc. Tous lui répondirent que non. Mais elle, sûre de son fait, reprenait : « Il y en a, et vous l’ignorez, ou il y en aura car cette caverne doit leur appartenir et ils fonderont ici un monastère où Dieu sera très fidèlement servi. »

Quelques jours après, survint un paysan qui fréquentait les foires de la province et qu’elle avait chargé de s’informer.

Il lui dit : « Bonne femme, ma mère Cardonne, je viens de voir à Pastrana des religieux tout semblables à ceux que vous m’avez décrits. Le prince Rui Gomez leur bâtit un couvent en dehors de la ville, sur la montagne Saint-Pierre. Et ils habitent, en attendant, des grottes pareilles à la vôtre. »

Catherine fut transportée de joie à la pensée que c’était son ami Rui Gomez qui faisait cette fondation. Elle résolut, sans perdre de temps, de se mettre en rapport avec lui.

XV

Voici, brièvement rapportée, l’origine du monastère de Pastrana. Un certain Père Ambroise Mariano s’était adjoint, auprès de la ville, quelques compagnons qui, épris comme lui de solitude et d’oraison, s’adonnèrent à la vie érémitique dans les cavités de cette montagne Saint-Pierre mentionnée ci-dessus. Au bout de quelques mois, Mariano, craignant que ce petit groupe d’anachorètes, qui ne relevait d’aucune congrégation régulière, ne fût dissous par les autorités ecclésiastiques, résolut de faire le voyage de Rome pour y solliciter du Pape une approbation et une règle. Dans ce but, il se rendit d’abord à Madrid afin d’obtenir un passeport. Il y rencontra sainte Térèse qui, après quelques entretiens, jugeant que ces hommes de bonne volonté feraient d’excellents Carmes déchaussés, lui proposa d’entrer dans la Réforme du Carmel avec ses frères. Mariano, conquis par l’ascendant de la Sainte, abandonna son premier projet et consentit d’enthousiasme. Rui Gomez, mis au courant, approuva tout, car il était grand admirateur de Térèse et, depuis longtemps, son ami. Les travaux pour l’édification des bâtiments conventuels commencèrent sans retard. Ils étaient à peu près achevés à l’époque où Catherine de Cardonne eut ses visions touchant les Carmes déchaussés. La communauté fonctionnait sous la règle du Carmel et était dirigée par le Père Antoine de Jésus qui fut un des premiers à embrasser la Réforme et que sainte Térèse désigna comme supérieur[7].

[7] Pour plus de détails sur la communauté de Pastrana, voir le Livre des Fondations, chapitre XVII. C’est un récit délicieux comme tout ce qui sort de la plume de sainte Térèse.


Mariano tenant une place importante dans la vie nouvelle où Catherine allait s’engager, il n’est pas hors de propos de donner un aperçu des circonstances qui amenèrent sa vocation et un croquis de son caractère.

Ambroise Mariano de Azaro naquit, au royaume de Naples, d’une famille très riche appartenant à la noblesse. Dès son enfance il montra du goût pour les sciences, étudia, dans plusieurs universités, la jurisprudence et les mathématiques et devint, de bonne heure, un géomètre expert et un ingénieur habile.

Encore jeune, il fut chargé d’une mission en Pologne par les Pères du Concile de Trente. La reine de ce pays le distingua et se l’attacha comme intendant de son palais. Mariano s’acquitta fort bien de ses fonctions. Mais il y avait en lui une inquiétude d’esprit qui l’empêchait de demeurer longtemps à la même place. Il quitta donc bientôt Varsovie pour entrer dans l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Pourvu d’une commanderie, des goûts belliqueux lui vinrent. Il suivit les généraux de Philippe II à la guerre contre la France et prit une part brillante à la bataille de Saint-Quentin.

A la suite de cette campagne, il se crut destiné à faire sa carrière aux armées. Mais Dieu en ordonna autrement. « Il fut, dit sainte Térèse, accusé faussement d’avoir trempé dans un meurtre. On le tint deux ans dans une prison sans qu’il voulût prendre d’avocat ni permettre que personne défendît sa cause, s’en remettant à Dieu de son bon droit. Deux faux témoins soutenaient qu’ils avaient été chargés par lui de commettre le crime. Mais il leur arriva à peu près la même chose qu’aux vieillards accusateurs de Suzanne. On leur demanda séparément où Mariano se trouvait alors. L’un répondit qu’il était assis sur un lit. L’autre, qu’il se trouvait à une fenêtre. Enfin, ils avouèrent leur imposture. Le Père Mariano m’assura qu’il lui en avait coûté beaucoup d’argent pour leur épargner le châtiment qu’ils méritaient. De plus, celui-là même qui avait tramé cette intrigue contre lui étant tombé entre ses mains dans une circonstance où il pouvait faire une information contre lui, il avait épargné et lui avait pardonné.

« Cette générosité et d’autres vertus encore — car c’est un homme chaste, ennemi de tout commerce avec les femmes — lui méritèrent sans doute de Notre-Seigneur la grâce de voir le néant du monde et de chercher à en sortir ». (Livre des Fondations, pages 226 et 227.)

Libéré, Mariano retourna en Italie où il resta, quelque temps, dans le désœuvrement. Puis il passa en Espagne où Philippe II le chargea d’un travail de canalisation pour rendre le Guadalquivir navigable. L’entreprise échoua. Mortifié de cet insuccès, Mariano prit le monde en dégoût. Il venait de faire la connaissance d’un Père Mathieu qui gouvernait une société d’ermites au désert del Tardon, près de Séville. Après avoir fait à Cordoue les exercices de saint Ignace, il décida de se joindre à eux. Il entra, dès lors, résolument dans la voie de la pénitence et de la prière. Mais, en 1568, un ordre de Philippe II l’appela à Aranjuez pour y rectifier, comme ingénieur, le cours du Tage. Cette mission remplie, il revint auprès des ermites et les établit à Pastrana dans les conditions rapportées plus haut. De retour à la montagne Saint-Pierre, après une entrevue avec sainte Térèse, il prit l’habit de Carme déchaussé, en qualité de frère convers, sous le nom d’Ambroise de Saint-Benoit.

De caractère, il était emporté, brusque, imaginatif à l’excès, sujet à des découragements avec de soudains retours d’énergie qui le faisaient foncer sur des obstacles et, parfois, dépasser le but. Ses manières de soldat et ses outrances donnèrent souvent bien du tintouin à sainte Térèse. Du reste, de grandes qualités compensaient les défauts dus à la chaleur de son sang : une extrême bonté, une franchise totale, le goût joyeux de la pénitence et, surtout, un amour de Dieu qui se traduisait par un zèle sans limites pour le service de la religion.

Quant aux formes de sa piété, Napolitain, il y mettait l’exubérance des gens de son pays. Il devait ressembler un peu à ces pèlerins de Sicile que je vis à Lourdes se coller contre la pierre de la Grotte, l’embrasser avec frénésie, y frotter leurs mains et leurs joues, peut-être même la lécher. Ensuite, ils éclataient en sanglots, bramaient et gesticulaient, fous de contrition, aux harangues de leurs prêtres. Ou encore, aux intervalles de leurs exercices, ils bondissaient sur les évêques qui traversaient l’esplanade et les assaillaient, avec des cris sauvages, afin de leur baiser l’anneau.

Le frère Ambroise ne se montrait sans doute pas tout à fait aussi agité. Cependant, je crois que, dans les manifestations extérieures de sa foi, il ne gardait guère de mesure. C’est, du moins, ce que sainte Térèse laisse soupçonner dans plusieurs passages de ses écrits. Cela ne l’empêche pas d’apprécier les mérites de l’excellent Mariano et de lui pardonner, avec un sourire d’indulgence maternelle, ses façons originales de glorifier Notre-Seigneur. — Et, au surplus, on peut admettre que Dieu préfère les Marianos qui débordent d’emballements généreux aux âmes molles et froides qui se traînent parmi les pratiques d’une dévotion languissante comme le font les limaces dans ces potagers funestes où s’étiolent des choux malingres et peu charnus.

XVI

Pour en revenir à Catherine, elle écrivit donc à Rui Gomez une longue lettre où elle lui indiquait le lieu de sa retraite, le genre de vie qu’elle menait et le dessein qu’elle avait formé. En terminant, elle le priait de lui envoyer tout de suite des religieux pour prendre possession de sa grotte.

Le prince, enchanté d’avoir retrouvé sa grande amie, n’hésita pas à la servir comme elle le désirait. Il se rendit au monastère et ayant fait assembler les religieux dans la salle du chapitre, il leur lut la missive de la Solitaire. Puis, les trouvant disposés à exécuter un projet si conforme aux intérêts du Carmel réformé, il ajouta : « Je suis obligé d’aller à la Cour ; mais je compte sur Vos Révérences pour qu’elles envoient quelqu’un à la Roda. Il nous amènera doña Catherine. Et elle venant ici, tout ira bien. »

Le Prieur approuva et désigna Mariano comme son délégué. Sans perdre une minute, le Frère Ambroise, déjà plein de vénération pour une aussi admirable pénitente, se mit en route.

A mesure qu’il approchait de Roda, il entendait partout l’éloge de la Bonne Femme et constatait sa popularité. Il se réjouit des impressions qu’il recueillait de la sorte mais il se garda de manifester son contentement parce qu’il lui avait été recommandé de garder le secret sur le but de son voyage.

Il ne fut pas plutôt en présence de Catherine que celle-ci s’écria : « Voilà, voilà l’habit que j’ai vu ! »

Mariano se présenta comme l’envoyé de Ruy Gomez et des religieux de Pastrana. La Solitaire le fit asseoir et, à peine eurent-ils commencé à s’entretenir qu’ils s’aperçurent — sans doute à l’accent — qu’ils étaient compatriotes, ce qui leur causa un notable plaisir. La conversation se poursuivit en dialecte napolitain.

Mariano lui demanda ce que signifiait la phrase qu’elle avait prononcée en l’apercevant. Alors elle lui raconta en détail toute son existence et comment le désir lui était venu d’ériger un monastère, dont elle relèverait, auprès de sa grotte. Elle lui exposa aussi les visions que Dieu lui avait envoyées pour lui désigner, comme fondateurs, les Carmes déchaussés dont, jusque-là, elle ignorait l’existence.

Mariano admira la façon dont la Providence avait conduit toute chose. Il lui décrivit ensuite l’œuvre de réforme entreprise par sainte Térèse et conclut par ces mots : « Certainement, vous êtes appelée à y concourir.

— Si c’est la volonté de Dieu, répondit Catherine, je le ferai de bon cœur. Mais comment réaliser d’abord notre fondation ici même ?

— Il faut, reprit Mariano, que vous m’accompagniez à Pastrana. C’est le désir du prince et j’ai reçu mandat de mon supérieur pour vous y décider. »

Mais Catherine montra tout d’abord une vive répugnance. « Je ne veux point quitter ma chère solitude, dit-elle, car j’ai pris la ferme résolution de ne plus jamais rentrer dans le monde. Qu’irais-je faire à Pastrana ? Je vous serais un embarras plutôt qu’une aide et vous serez plus à même que moi de mener à bien le projet que Dieu m’inspira. »

Durant cette dérobade, Mariano, dont la patience n’était jamais très longue, s’anima : « Comment, s’écria-t-il, vous me déclarez que vous entendez vous placer, désormais, sous l’obéissance et dès la première minute qu’il faut le faire, vous vous rebiffez ? C’est une singulière façon de comprendre votre devoir !… »

Catherine, comprenant qu’elle errait, par abus du sens propre, reconnut sa faute et promit de se soumettre.

Mariano continua : « Ce déplacement est d’autant plus nécessaire que vous seule pouvez réunir les fonds pour bâtir le monastère. Le prince Ruy Gomez a fourni l’argent pour celui de Pastrana ; le solliciter de nouveau serait indiscret et d’ailleurs, il se trouve, en ce moment, fort gêné. Nous autres, Carmes, nous n’avons pas le sou. Par vos relations à la Cour, vous obtiendrez les aumônes qui remédieront à notre pénurie. Mais, à cet effet, il faut que l’on vous voie et même vous devrez probablement vous rendre à Madrid.

— Soit, répondit Catherine en soupirant, je ferai tout ce qu’on me dira et je quitterai, pour un temps, mon désert bien-aimé. »

Les choses ainsi convenues, tous deux attendirent la nuit, car ils craignaient, s’ils prenaient de jour le chemin de Pastrana, de susciter de l’émoi parmi les paysans qui ne verraient, certes, pas d’un bon œil l’éloignement de la Bonne Femme qu’ils considéraient comme leur protectrice devant Dieu.

Ce fut en pleurant que la Solitaire abandonna sa colline. Elle y avait vécu pendant huit ans et davantage — trois années et quelques mois totalement inconnue — cinq années depuis que Bénitez eut découvert sa retraite. Mais enfin elle fit son sacrifice et suivit Mariano sans autre objection.

De la Roda à Pastrana, on compte environ vingt lieues qu’ils couvrirent en trois étapes. De la première, Mariano envoya un messager à son Prieur pour l’avertir du jour où ils arriveraient au monastère.

Ils furent reçus par Ruy Gomez, revenu de Madrid, sa femme, leurs enfants et toute la communauté sortie à leur rencontre.

« C’était, écrit le Père François, le 3 mai, fête de l’Invention de la Sainte-Croix, ce qui fut considéré comme un heureux présage. Après une courte prière à l’église, Catherine parla aux princes et aux religieux mais avec une telle simplicité et des manières de s’exprimer si différentes de celles d’autrefois, qu’elle semblait appartenir à un autre monde. Ce n’était pas seulement l’étiquette et les termes de civilité en usage chez les grands qu’elle avait oubliés, mais le nom même des choses les plus communes lui échappait. Comme en elle tout sortait de l’ordinaire, on ne se lassait pas de la regarder. La plupart observèrent que, malgré la grossièreté de son habit et quoique les austérités l’eussent tellement consumée que son corps paraissait un tissu de racines d’arbres, on voyait s’épanouir autour d’elle un je ne sais quoi de divin qui lui donnait une grâce infinie. »

Ils furent aussi frappés de l’extrême mélodie de sa voix qui sonnait comme une musique aux notes de fin cristal.

XVII

Ruy Gomez avait fait préparer à Catherine une chambre dans son palais. Elle n’y passa qu’une seule nuit. Le lendemain, la princesse d’Eboli, femme du ministre, la conduisit au couvent des Carmélites de la Réforme installées à Pastrana, dans le même temps que s’était faite la fondation du monastère des Carmes déchaussés, et envoyées, comme eux, par sainte Térèse[8].

[8] Plus tard, les Carmélites durent abandonner ce monastère par suite des mauvais procédés à leur égard de la princesse d’Eboli. Celle-ci, après la mort de Ruy Gomez, mit tout sens dessus dessous dans la communauté ; les pauvres moniales, sur l’ordre de la Sainte, durent se réfugier au monastère de Ségovie. Voir le récit de cette tribulation dans l’excellente Histoire de Sainte Térèse (dite d’après les Bollandistes) par une Carmélite de Caen (1905).

Les religieuses firent fête à la Solitaire de qui elles avaient entendu dire tant de bien. Tout d’abord, son habit masculin et ses allures assez étranges les intimidaient. Mais comme elle se montrait fort affable et leur racontait volontiers les incidents de sa vie au désert, elles s’enhardirent peu à peu. Quelques-unes voulurent en savoir plus long et lui posèrent des questions sur les grâces intérieures dont Dieu l’avait favorisée. A ce coup, Catherine se replia sur elle-même et leur fit comprendre très nettement que c’était là un sujet réservé sur lequel il ne fallait pas l’interroger. Les religieuses se turent, toutes confuses, et ne s’avisèrent plus de revenir à la charge. Cependant, la Prieure la sollicita d’entrer dans la communauté, lui représentant que puisqu’elle désirait faire partie de l’Ordre, c’était le moyen le plus simple de s’y affilier.

Catherine ne l’entendait pas ainsi. Dès son arrivée, elle avait stipulé qu’elle prendrait l’habit de Carme et qu’elle ne se mettrait pas en clôture parmi des moniales. Elle répondit donc à la Prieure qu’elle s’estimait indigne de se placer sous son obédience. C’était une défaite polie, car, selon le Père François, « sa raison véritable c’était que sa grande âme ne s’accommodait pas à l’idée de vivre avec des femmes ».

Trois jours après, la prise d’habit eut lieu en une cérémonie où assistaient le prince, la princesse, leur famille et l’élite de la noblesse locale. « On la revêtit de la bure de l’Ordre avec le scapulaire et le capuce de couleur tannée. On compléta le costume par le manteau blanc qu’on crut devoir lui accorder parce que c’était ainsi que le prophète Élie lui était apparu. » Elle garda aussi les pieds nus, la tête découverte et les cheveux ras, comme elle l’avait désiré.

Vêtue de la sorte, elle resta chez les Carmélites jusqu’à l’époque où elle se rendit à Madrid avec l’intention de quêter l’argent dont elle avait besoin pour sa fondation de la Roda. Ce séjour dut se prolonger, car il est rapporté que, l’année suivante, elle prononça les trois vœux dans ce monastère. Le biographe fait remarquer que « ce n’étaient pas des vœux solennels mais des vœux simples, les seuls qu’elle pût faire, ne voulant point vivre en clôture ».

En somme, elle devint une Oblate du Carmel, logée provisoirement chez les religieuses mais n’en suivant point la règle puisqu’elle gardait la faculté d’aller et de venir avec la permission de son directeur.


Pendant son séjour à Pastrana, Catherine partagea son temps entre le palais du prince, l’église des Carmes et le monastère des religieuses. Autant qu’il lui fut possible, elle ne changea rien à son genre de vie : du pain et de l’eau pour sa subsistance, le sommeil par terre sans couverture, le cilice perpétuel et les disciplines fréquentes.

Les Carmélites admiraient sa vaillance. Mais ce qui les étonnait le plus c’était l’odeur délicieuse que leur nouvelle compagne répandait autour d’elle et qui se dégageait de ses vêtements comme de tout son corps.

Au début, on ne pouvait croire que ce parfum fût d’origine surnaturelle. Quelques-unes la soupçonnèrent de posséder une essence aromatique dont elle se frottait en cachette. Pour s’éclaircir de ce doute, elles la firent changer de tunique.

Quoiqu’elle fût tout imprégnée de sueur et de crasse, la bure continua d’embaumer ; or, si elle avait été aspergée d’une essence subreptice, celle-ci une fois évaporée, elle n’aurait certes plus senti que le vieux suint.

Non contentes de cette expérience, les Carmélites sous différents prétextes obtinrent que Catherine se dépouillât de tous ses vêtements pour vérifier si elle n’y dissimulait point quelque sachet. Elles ne trouvèrent rien. Il leur fallut donc admettre que nulle cause naturelle n’expliquait ce mystérieux parfum.

Beaucoup de prêtres, de religieux et de laïques ont constaté cette odeur miraculeuse. Après la mort de Catherine ils en témoignèrent par écrit et sous serment. « C’était, disent-ils, un parfum qui rappelait celui des violettes et des roses, mais plus intense ; il ne portait pas à la tête ; au contraire, il soulageait et fortifiait. Et il suffisait de toucher la main de la sainte femme pour l’emporter avec soi. »

Relatant les faits, le bon Père François est pris d’une crise d’érudition. Il cite Plutarque, Théophraste, Célius Rhodiginus pour démontrer que si certains organismes sentent bon par nature, ce ne pouvait être le cas de la Solitaire.

Sa conclusion paraît fort judicieuse. Il dit : « Une odeur suave, forte, pénétrante, différente de tous les parfums d’ici-bas, s’exhalant d’un corps épuisé, d’un sang affaibli, d’une sueur ancienne, de vêtements qui ne furent jamais lavés, c’est là une chose contraire à toutes les lois de la nature. Que, d’ailleurs, ces exhalaisons ne fussent point naturelles chez doña Catherine, il suffit pour s’en convaincre de se reporter au temps qui précéda sa retraite au désert : jamais personne ne les a senties avant cette époque. D’où l’on doit admettre que ce parfum venait de Dieu qui en gratifia, par faveur, ce corps que sanctifiaient la pénitence et la virginité. »

Au surplus, les exemples abondent de personnages vivant en Dieu et répandant l’odeur de sainteté. Il y a sainte Catherine de Sienne, sainte Lydwine et bien d’autres encore.

VIII

Quoique en fort bons termes avec les Carmélites, Catherine s’ennuyait dans leur monastère parce que, si régulières qu’elles fussent, après tout, c’étaient — des femmes. Elle éprouvait aussi la nostalgie de sa chère solitude et elle avait hâte de commencer ses quêtes pour y retourner au plus vite.

Néanmoins, il lui coûtait de reparaître dans le monde parce qu’elle savait qu’elle y serait en butte à des curiosités plus frivoles que pieuses ; cette pensée lui était insupportable. C’est pourquoi elle montra beaucoup de répugnance à obéir lorsque le Roi et les infants, ayant appris sa présence à Pastrana, lui mandèrent qu’ils voulaient la voir.

Le Prieur des Carmes eut beaucoup de peine à la décider au voyage. Il n’y parvint, qu’en lui représentant, avec insistance, que c’était le moyen le plus rapide d’obtenir des aumônes importantes pour sa fondation.

Résignée, mais toujours fort chagrine, elle partit donc pour Madrid. Mariano et deux autres religieux l’accompagnaient.

Ainsi qu’elle l’avait redouté, son arrivée dans la capitale, où elle logea chez Rui Gomez, produisit une grande sensation. Dans les rues, on se bousculait pour voir cette femme habillée en moine, cette dame de haute noblesse réduite, par sa propre volonté, à la condition de mendiante. Au palais du ministre, cent péronnelles titrées affluaient qui obsédaient Catherine de questions indiscrètes ou saugrenues. Certaines se plaçaient devant elle, bouche béante, puis émettaient des réflexions ineptes sur sa maigreur et la fatigue de son visage. D’autres l’importunaient de balivernes superstitieuses. De sorte qu’elle n’avait plus une minute pour faire oraison ou vaquer à ses exercices spirituels.

Pour échapper à ce supplice, elle se réfugia chez un de ses amis le señor Pierre Nino et tenta de se confiner dans sa chambre. Mais la cohue l’y suivit et força toutes les barrières. Aussi, ce lui fut une délivrance quand elle reçut l’ordre de venir à l’Escurial où la Cour résidait alors. Elle s’y rendit sans retard.

Les princes et particulièrement doña Jeanne d’Autriche, sœur du Roi, la reçurent avec déférence et lui marquèrent beaucoup d’affection. La princesse la prit dans son appartement pour la soustraire aux obsessions des courtisans qui, la voyant en faveur, se hâtaient de solliciter ses apostilles auprès des puissances.

Jeanne d’Autriche avait avec Catherine de longues conversations où elle lui ouvrait son âme sans restriction et elle en obtint les plus précieux avis pour son salut.

Cependant les dames d’honneur jalousaient Catherine. De dépit, elles feignirent de se scandaliser parce que, devenue fort rustique dans la solitude, elle avait oublié la morne étiquette et le langage empesé de la Cour. Quelque chose de leurs propos malveillants revint à Catherine qui, tout de suite, résolut de s’en expliquer avec la princesse.

« Vois-tu, ma fille, lui dit-elle, il ne faut pas m’en vouloir si j’oublie, la plupart du temps, de t’appeler Altesse royale. Sur ma montagne, le cérémonial m’est sorti de la tête ; et puis tiens compte de ceci que, pendant des années, je n’ai causé qu’avec des bûcherons et des pâtres. Si tu ne peux pas supporter mes manières villageoises ou si je t’ennuie, renvoie-moi et laisse-moi retourner à ma grotte ; je m’y entends très bien avec mes voisins. »

Cette déclaration si franche plut à la princesse. Moins sotte que ses camérières, « elle embrassa l’ermite en lui disant qu’elle lui faisait très volontiers grâce de tous les titres, pourvu qu’elle l’en dédommageât par un redoublement d’amitié. Elle ajouta : « Traitez-moi comme une de vos voisines ; rien ne peut me faire plus de plaisir… »

Peu après, la Cour retourna à Madrid où Catherine la suivit. La sœur du Roi la garda auprès d’elle et s’en faisait souvent accompagner lorsqu’elle sortait en carrosse. Le populaire s’empressait autour et prodiguait les acclamations à l’adresse de la Bonne Femme. Et naïvement, celle-ci distribuait des bénédictions, comme elle en avait pris l’habitude au désert. D’ailleurs ce geste lui était devenu à peu près machinal.

Le nonce du Pape Ormétano, récemment arrivé de Rome, ignorait l’histoire de la Solitaire. Certains envieux se servirent de cette circonstance pour l’indisposer contre elle. Ils vinrent le trouver et lui rapportèrent qu’on voyait sans cesse dans les rues, un carme déchaussé en voiture avec des dames et qui donnait des bénédictions comme s’il eût été un évêque. Ormétano, Napolitain lui aussi, connaissait depuis longtemps Mariano. Il le manda sur-le-champ et lui ordonna, d’un ton irrité, de lui amener ce singulier religieux qui se permettait de semblables irrégularités. Mariano essaya de donner quelques éclaircissements. Mais le nonce lui coupa la parole en répétant : « Je vous dis de le faire comparaître devant moi et tout de suite, et sans chercher des excuses !… »

Mariano transmit l’ordre à Catherine mais voulant voir de quelle façon, elle affronterait la colère du nonce, il se garda de lui dire que le prélat était fort monté contre elle.

Dans l’intervalle, Ormétano avait appris qu’il s’agissait d’une femme habillée en religieux ; et, bien entendu, les malveillants lui avaient présenté les choses de manière à le courroucer encore davantage.

Aussitôt que Catherine l’aperçoit, ne voilà-t-il pas qu’elle lui donne sa bénédiction ! — Ormétano, de tempérament fort irascible, croit qu’elle veut le braver. « Comment, dit-il à Mariano, c’est vêtue d’un froc de moine que tu as eu l’audace de conduire ici cette folle ?… » Puis se tournant vers Catherine : « Et toi, femme éhontée, dis-moi donc un peu de quel droit tu te permets de donner des bénédictions comme un évêque… »

Sur cette apostrophe, Catherine s’agenouilla devant le nonce et répondit, avec beaucoup d’humilité, que, si elle avait péché par ignorance, elle était prête à s’amender et à subir une punition.

Cette marque de soumission étonna le prélat car on lui avait affirmé que Catherine était une orgueilleuse qui ne supportait aucune critique. Un peu radouci, il la fit relever et lui ordonna de s’expliquer.

Alors la Solitaire, conservant la simplicité de langage dont elle avait coutume même vis-à-vis des Grands : « Mon fils, dit-elle, quand j’étais dans mon ermitage, après que j’eus été découverte, quelques personnes vinrent me trouver et me demandèrent de prier pour que Dieu les délivrât de leurs maladies ou de leurs chagrins. Je le fis, par charité, puis, comme je sais la vertu du signe de la croix, afin que ces infortunés ne m’attribuassent pas leur guérison, je les bénissais. Il a plu à Dieu d’opérer des miracles par ce moyen. Depuis, sans y réfléchir, je bénis tous ceux que je rencontre, pour qu’ils aient tous part aux mérites de la sainte croix. Si c’est une mauvaise habitude, et si tu me défends de continuer, je prierai Notre-Seigneur de me donner la force de t’obéir ; et je le ferai de bien bon cœur car, je te le jure, je te tiens pour son représentant sur terre…

« Quant à mon habit, permets-moi de te confier ceci : comme je désirais fonder près de ma grotte, un monastère de religieux, Jésus-Christ m’apparut avec ce vêtement entre les mains et notre père saint Élie m’a visité, portant ce même costume. Par là, j’ai cru comprendre que c’était la volonté de Dieu que je le prisse. Mais si tu me commandes de le quitter, je t’obéirai sans hésiter une minute… »

A ce coup, le nonce fut touché : — Passe pour les bénédictions, reprit-il, mais toi, Mariano, tu aurais dû la faire habiller en femme avant de l’introduire en ma présence.

— Hé, monseigneur, répondit Mariano, si tu m’avais laissé le temps de parler, je t’aurais tout expliqué et après tu aurais pu me donner tes ordres.

— J’ai peut-être été un peu prompt, reconnut Ormétano.

Sur quoi, tous trois se mirent à causer amicalement en dialecte napolitain. De ce colloque il résulta que le nonce dépouilla ses préventions contre Catherine. Il sentit sa sainteté, admira son zèle pour le service de Dieu, et la prit tout à fait en gré. De sorte qu’il termina l’entretien par ces mots : « Il ne convient pas d’introduire des nouveautés dans l’Église. Cependant, Bonne Femme, puisque tu n’y mets point de malice, j’autorise provisoirement les bénédictions et même, je permets que tu gardes ton habit. »

Après les avoir congédiés, il rassembla d’autres informations. Le bien qu’il apprit de Catherine lui fit résoudre de la laisser agir à sa guise. Il ne lui donna pas d’autorisation officielle mais il imposa silence aux ennemis de la Solitaire lorsque ceux-ci renouvelaient leurs insinuations. « La Mère Cardonne est une sainte femme, disait-il, elle m’a promis de prier pour moi et j’en suis très content. »

XIX

Cet incident fit comprendre à Catherine qu’il était urgent d’entamer les démarches pour la fondation, car elle se rendit compte que si elle s’attardait à la Cour, les malveillants reviendraient à la charge et réussiraient peut-être à entraver ses projets. D’autre part, elle ne cessait de soupirer après la solitude.

Elle se mit donc à la besogne et avec un tel esprit de suite que bientôt toutes les formalités pour l’acquisition du terrain autour de sa grotte furent remplies. Le Roi, lui-même, qui l’appréciait fort, prit soin de lui aplanir les difficultés. Dès qu’elle eut en main les titres de propriété du territoire entre Vala de Rei et la Roda, elle s’occupa de réunir les fonds pour la construction du monastère.

« Chacun s’empressa de les lui fournir, écrit le biographe, la famille royale, les princes, les seigneurs et les dames de la Cour lui apportèrent de l’argent et aussi des perles de grand prix, de riches étoffes pour les ornements d’église et des chasubles magnifiques et des calices d’argent. »

Tant de cadeaux suscitèrent de la jalousie dans le clergé de Madrid. Un grand vicaire de la cathédrale ne put en prendre son parti.

« Il me semble, disait-il, que pour des religieux déchaussés, qui se réclament d’une pauvreté rigoureuse, des calices de plomb et des chasubles de laine seraient bien suffisants !… »

Mais Catherine sut relever cette observation saugrenue.

« Comment, s’écria-t-elle, en dardant sur le prêtre envieux un regard foudroyant, toi qui n’es qu’un vermisseau, tu manges dans de la vaisselle en vermeil et tu voudrais qu’on prît du plomb pour le service du Roi des Rois ! »

L’autre, déconcerté, battit en retraite.


Tout étant réglé selon les lois du royaume et les ordonnances ecclésiastiques, Catherine, toujours accompagnée de Mariano, prit le chemin de la solitude. Le voyage se passa sans incidents notables.

C’est au mois d’avril 1572, qu’elle revit sa grotte. « Dire sa joie en retrouvant son ancienne demeure et la colline où elle avait remporté tant de victoires sur l’Ennemi c’est ce que nulle parole humaine ne saurait faire, écrit le Père François. Les religieux, qui étaient venus à sa rencontre, en purent bien voir la manifestation extérieure mais non le sentiment intime. Quant à eux, lorsqu’en arrivant à l’humble réduit, ils le virent si étroit et si effrayant d’austérité, ils en éprouvèrent un tel saisissement qu’ils déclarèrent ensuite n’avoir jamais rien imaginé de semblable. »

Les travaux furent mis en train tout de suite et Catherine décida que l’on commencerait à bâtir l’église du monastère sur l’emplacement de son terrier. En sa qualité d’ingénieur, Mariano dirigea la construction. Comme il avait réuni un grand nombre d’ouvriers — peut-être un peu plus qu’il n’était besoin — tandis qu’on ouvrait la tranchée pour les fondations, il employa une équipe à creuser une nouvelle grotte où Catherine s’isolerait et reprendrait ses exercices. Cette cavité s’ouvrait à quatre cents pas de l’église. On lui donna quatre pieds en largeur et douze en long, sur lesquels, à la demande de la Solitaire, on en prit huit qui furent occupés par un groupe en plâtre représentant Jésus au tombeau entouré de la Sainte Vierge, de sainte Madeleine et des Apôtres. L’espace restant servit de cellule. Malgré les observations de Catherine, qui aurait voulu qu’on se bornât au plus strict nécessaire, Mariano fit garnir le sol et les parois de boiseries contre l’humidité. C’est sur ce plancher, enveloppée dans son manteau blanc, que Catherine prit son sommeil. Pour oreiller, elle avait une petite marche de plâtre qui séparait la cellule de l’oratoire où s’érigeait le Tombeau.

Mais Mariano, « qui aimait avec passion à saper les montagnes et à vivre sous terre », ne s’en tint pas là. Il perça un couloir, avec des soupiraux de distance en distance, et il y fit placer des sculptures représentant des sujets tirés de la Passion. C’était, dit-il, afin que la Mère pût se rendre de sa grotte à l’église sans avoir à souffrir des intempéries. Ce travail coûta fort cher. Mais Mariano n’en avait cure. Il continua de dépenser l’argent sans compter et, de plus, il étalait, pour l’église et le monastère, des plans tellement gigantesques et luxueux que Catherine crut enfin devoir mettre une borne aux imaginations excessives du bouillant religieux. Elle fut appuyée en cela par les autres Carmes qui n’entendaient nullement se loger dans un palais. Mais Mariano n’accepta pas facilement ces entraves à son exubérance. Il se répandit en un flot de paroles acrimonieuses, et soutint que limiter son zèle c’était lésiner avec Dieu.

Mais Catherine tint bon contre ses reproches. Et d’abord, elle prit l’administration de la caisse fort diminuée par les prodigalités et les fantaisies de Mariano. Désormais elle régla, elle-même, le salaire des ouvriers, se mit en rapport avec les entrepreneurs et empêcha tout gaspillage dans l’achat ou dans l’emploi des matériaux. Grâce à son économie et à son sens de l’ordre, grâce aussi aux aumônes qui vinrent en abondance dès qu’on vit la Mère substituer son autorité aux caprices du Frère Ambroise, les bâtiments gardèrent les proportions modestes qui convenaient et s’achevèrent sans trop de délai.

Ici une réflexion s’impose. — Des personnes superficielles se figurent volontiers qu’un Mystique, c’est un individu mal équilibré, en proie à une exaltation morbide et chez qui n’existe pas l’ombre d’esprit pratique.

Or, le vrai Mystique ne présente pas la moindre ressemblance avec ces névrosés de la Foi auxquels les ignorants ont coutume de l’assimiler. Au contraire, tout à fait détaché des intérêts humains, faisant abnégation de lui-même, il voit toutes choses en Dieu et il échappe de la sorte aux erreurs de jugement où nous entraînent nos passions et les illusions de notre amour-propre. Il possède le suprême bon sens et, par là, il agit toujours de la façon la plus judicieuse lorsque les nécessités de sa mission le mettent en contact avec les réalités sensibles. C’est ce don qui fit de tous les Saints, en lutte avec les mœurs et les préjugés de leur temps, d’excellents diplomates et des organisateurs incomparables. Voyez sainte Térèse qui, pour l’instauration de sa Réforme, joignit une parfaite prudence à l’esprit d’initiative le plus délibéré. Et, dans la sphère plus humble qui nous occupe, voyez Catherine de Cardonne qui, constatant que son architecte verse dans l’extravagance, se substitue à lui, répare ses incartades et réalise, avec mesure, l’œuvre que de folles rêveries auraient menée à la ruine[9].

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