Le soleil intérieur
LA CHARITÉ DU MALADE
I
Un petit livre m’est parvenu que je crois bon de signaler parce qu’il montre comment une âme chrétienne, qui s’ouvre généreusement aux rayons du soleil intérieur, peut faire abnégation de ses propres souffrances pour se vouer à la consolation des peines du prochain.
Il s’agit, dans ce volume[13], d’un jeune homme qui, atteint d’un mal incurable, non seulement usa ses forces déclinantes à soigner les tuberculeux d’un sanatorium, mais encore conçut l’idée touchante de tresser sous le titre d’Union catholique des malades, un lien de prières entre le plus grand nombre possible de personnes affligées de maladies graves et disposées à offrir par l’oraison, leurs épreuves comme un bouquet de roses rouges sur l’autel de ce Sacré-Cœur qui nous enseigne l’amour par la douleur.
[13] L’Apostolat du malade : Louis Peyrot (1888-1916), par J. P. Belin, 1 vol. chez Bloud et Gay.
Le plus simple, pour faire saisir l’action évangélique de Louis Peyrot sera de raconter sa vie et de citer des extraits de son journal et de sa correspondance avec ses amis et avec quelques-uns de ceux qui suivirent avec lui la voie douloureuse et mirent leurs pas dans les pas de Jésus montant au Calvaire.
II
Louis Peyrot, fils d’un médecin, naquit à Néris-les-Bains, petite ville d’eaux du Bourbonnais, le 11 janvier 1888. Il fit ses études à Paris, au collège Stanislas d’abord puis à l’école Bossuet d’où il suivit les cours du lycée Louis-le-Grand. Sa formation religieuse avait été commencée dans la famille profondément catholique à laquelle il appartenait. Elle se développa et s’affermit encore sous l’influence des maîtres qui instruisirent sa première jeunesse. Il était, du reste, d’autant plus prédisposé à la subir, que Dieu l’avait doué d’un esprit sérieux, enclin à la méditation, une âme éprise de la vie intérieure et portée à y conformer ses actes.
Pour preuve, cette phrase qu’il écrivait à l’âge de quinze ans :
« Il me semble que la vie consiste à étudier avec réflexion l’ombre de l’Infini qui plane sur nous, à la deviner autant qu’il est possible puis à conformer notre existence à cet idéal entrevu. »
Ce qui caractérise également Peyrot c’est, dès cette époque, l’amour des humbles. Il était de ceux à qui la société contemporaine, imprégnée de matérialisme, pourrie par le goût du luxe et les jouissances grossières, procure un dégoût irrémédiable. L’égoïsme et la bassesse de pensée des classes dites dirigeantes l’écœuraient. Il est probable aussi qu’il eut maintes occasions d’observer la bourgeoisie catholique et de constater que, trop souvent, chez elle, l’esprit religieux s’est figé en des pratiques de convenance, en un pharisaïsme rogue et glacial dont les aspérités feraient fuir à plusieurs centaines de kilomètres les apôtres les plus intrépides.
Toujours est-il que son penchant vers les pauvres s’affirma de bonne heure. « Il éprouvait, écrit son biographe, un impérieux besoin de se rapprocher des faibles, non pas pour étudier curieusement leur cas ou pour proposer des remèdes à leurs misères mais parce qu’il souffrait lui-même directement de leur abandon, parce qu’il se sentait réellement leur frère. »
Lui-même a noté ce sentiment dans une lettre à un ami. Il lui écrit :
« C’est vrai, j’aime profondément les pauvres. Je me plais mieux dans leur société que dans le monde… Je vous assure que je ne suis pas fier d’être bourgeois. C’est un titre et un rang que j’abandonnerai bien volontiers si le bon Dieu le veut ! »
Son goût pour les milieux populaires ne se bornait pas aux paroles. En ses moments de loisir, il allait parfois dîner dans les restaurants sans faste où se nourrissent les ouvriers. Il y fréquentait sans col ni cravate, vêtu d’un maillot de cycliste, coiffé d’une casquette. « C’est curieux, disait-il, comme dans ce costume, je me trouve plus à l’aise dans la rue. »
Voici son impression un soir où il était entré, par hasard, en ce théâtre Montparnasse où les petites gens du quartier de la Gaîté aiment à se saturer de mélodrames à fracas.
« On donnait, dit-il, le Chiffonnier de Paris, pièce assez insignifiante et qui n’a rien de très empoignant. Mais c’était la salle que je considérais. On se sent chez soi ; on y est venu sans cérémonie, en vêtements de travail. Les femmes sont en cheveux ; les hommes restent couverts, contrairement à ce qui se passe ailleurs. Mais tout cela est gai, d’une gaîté franche et qu’aucune étiquette ne contraint. »
Peu après, il passa son baccalauréat et résolut de se faire médecin. « Cette carrière le séduisait par cette possibilité indéfinie de dévouement qu’il y entrevoyait. Il estimait qu’après celle du prêtre, c’était la plus belle qu’on pût choisir. »
Tandis qu’il commençait ses études pour le P. C. N., l’idée grandissait en lui de donner une part de son existence à l’éducation chrétienne de la classe ouvrière. Et justement, à cette époque il découvrit le Sillon.
Pour un esprit qui aspire à se donner, pour un adolescent sans expérience et en qui l’enthousiasme du sacrifice déborde, le socialisme, à première vue, offre par ses parades d’équité bien des aspects séduisants. Mais, comme en réalité, c’est une doctrine brutalement matérialiste et que le sophisme égalitaire mène ses adeptes à la haine, à l’envie et au goût de la violence, on doit conclure que l’arbre est mauvais et ne peut donner que des fruits détestables. L’erreur du Sillon fut de tenter une conciliation entre ces théories destructives et le principe chrétien. Il y avait en outre, chez certains Sillonnistes, une tendance anarchique plus ou moins consciente ; et de là leur condamnation par Pie X.
Louis Peyrot se sourit sans faire de restrictions. Il écrivait à un ami :
« Il faut bien reconnaître que le Sillon avait des torts. L’équivoque créée par notre volonté de faire œuvre éducatrice, tout en restant indépendants de l’Église, a fait tout le mal… Nous n’avons qu’à obéir, car le Pape est seul juge de la tactique générale suivant laquelle il veut utiliser ses troupes… »
Et plus loin :
« Je ne pense pas que tu sois de ceux qui ont pensé que la soumission du Sillon prouvait que les catholiques mettent leur respect de l’autorité au-dessus de leur conscience. Les journaux protestants ne se font pas faute de répéter ce sophisme. Mais nous croyons que le Pape a sur les questions de foi et de morale une compétence renforcée par des grâces uniques ; d’où notre confiance dans ses directions. »
Cette droiture dans l’obéissance, ce respect des décisions pontificales, cette rentrée dans la discipline — qui constitue l’une des plus grandes forces de l’Église — valurent à Peyrot un redoublement d’énergie pour l’accomplissement du devoir chrétien. Il en eut la conscience très nette.
« L’essentiel, disait-il, est de suivre la voie où le Seigneur nous appelle. Il ne peut vouloir que notre bien. Nous sommes donc certains, en aimant Dieu, de nous aimer nous-mêmes. Je veux dire : nous sommes certains en obéissant rigoureusement à Dieu, de travailler à notre bonheur. Notre bonheur, c’est de vouloir ce qu’il veut, de haïr ce qui est opposé à ses desseins. »
Dès qu’il se fut ancré dans une conviction aussi louable, il fut mûr pour l’apostolat auquel la grâce divine le réservait. Nous allons voir avec quelle vaillance il y répondit.
III
Bénéficiant de l’ancienne loi militaire, en 1906 Louis Peyrot s’engagea à dix-huit ans au 121e de ligne à Clermont-Ferrand, afin de ne faire qu’un an de service de par la dispense du P. C. N. Ses classes terminées, comme étudiant en médecine, il fut employé à l’infirmerie régimentaire. Il chercha bientôt à se faire affecter à l’hôpital où il espérait travailler plus librement et étudier des cas intéressants. Mais ce ne fut pas comme infirmier qu’il y entra. En janvier 1907, il tomba malade de la grippe ; une bronchite succéda et sans doute commenceront à se développer en ses poumons fragiles les germes de la tuberculose.
On le transporte à Paris, on lui octroie des congés. Mais le mal ne cède pas et, à la fin de l’année, il est obligé de se rendre compte qu’il est gravement atteint et qu’il lui faudra se soumettre à une cure de longue durée.
Tout d’abord la perspective de l’inaction qui le menaçait le consterna. « Je n’avais jamais eu pareille épreuve et celle-ci m’a trouvé sans courage pour la subir… »
Mais cet état de dépression ne persista point. Par la prière et l’abandon sincère à la volonté divine, il ne tarda pas à réagir :
« Cette longue inaction est bien pénible, écrit-il. Mais puisqu’elle était utile aux desseins que Dieu a sur moi, il faut l’accepter avec joie. Le plus triste, dans une maladie comme celle-là, c’est qu’on ne peut plus former de projets qui aient chance de se réaliser. Mais il fallait bien apprendre que Dieu seul dispose entre tout ce que l’homme propose et je dois comprendre que l’on ne vit pas pour soi, que l’on ne s’arrange pas une vie mais que l’on va où Dieu a besoin de nous… J’ai appris en même temps qu’on ne doit jamais s’exagérer sa propre valeur, se croire indispensable. Dieu a assez le moyen de nous remplacer. »
On admirera cette vaillance dans la résignation. Parce qu’elle se corroborait d’un grand esprit de foi, Peyrot en acquit un surcroît de ferveur religieuse. Et c’est alors qu’une lumière lui fut donnée sur les moyens d’utiliser la maladie pour le bien des âmes. Voici en quelles circonstances.
Après un séjour à Néris où, malgré les soins familiaux, son état ne s’améliora pas, il consulta des spécialistes qui l’engagèrent à essayer d’une cure d’air au sanatorium de Leysin dans le pays de Vaud.
Docile à leur avis, Peyrot se mit aussitôt en route. Il arriva à Leysin le 21 novembre 1907.
Il acceptait courageusement la situation sans, toutefois, s’illusionner à l’excès sur ses chances de guérison. Car, disait-il, « on voit à Leysin des hommes qui se sont déjà soignés, il y a dix ans, qui se sont crus guéris et qui sont forcés d’y revenir maintenant plus malades que jamais. Enfin, à la grâce de Dieu !… »
Au sanatorium, il se lia d’amitié avec plusieurs jeunes gens, aussi atteints ou plus atteints que lui-même. Il leur donnait l’exemple de la patience ; il les remontait par sa gaîté et par les effusions discrètes du feu d’amour divin qui allait toujours s’accroissant dans son âme. Plusieurs en subirent les effets et, sous cette influence, revinrent à Dieu.
Jusqu’en 1913, son existence se partage en séjours alternés à Néris et à Leysin. Parfois le mal reste stationnaire. Peyrot échafaude alors des plans d’études médicales et d’activité sociale, publie des articles dans divers journaux et revues. Mais bientôt, la fièvre et la toux reviennent, plus implacables. Il passe par des périodes de découragement où il ne trouve presque plus la force de prier. Toutefois, jamais il ne cessa de prononcer le Fiat consolateur. Il s’ensuivit une paix intérieure et un accroissement de confiance en Dieu qui se sont exprimées en des colloques d’une grande beauté dont il importe de citer quelques passages.
Il s’écrie : « Mon Dieu, je ne demande pas à monter très haut. Je me serais contenté des chemins faciles de la plaine où l’on a des compagnons qui rient. Mon Dieu, ayez pitié !… » Et il poursuit, prenant conscience que Dieu, par la souffrance, l’attire vers les sommets de la Charité : « La main qui me tire et qui me guide, resserre son étreinte et m’entraîne. J’entends une voix qui me dit : — Aie du courage ! Sois humble. Si tu savais les cimes radieuses auxquelles je te conduis ! Si tu savais quel soleil tu retrouveras après ces brumes éphémères !… Tu te plains que tu es seul, que tu ne rencontres que des amis peu nombreux. Mais c’est de quoi tu devrais me savoir gré. Je t’ai choisi du milieu de la foule. Écoute : tantôt tu penses aux joies immondes que tu as quittées, et tu murmures contre l’austérité de la voie où je te dirige. Tantôt l’esprit du mal, qui cherche à te reprendre et à te détacher de Moi, te souffle du mépris pour ceux que tu as un peu dépassés, grâce à mon aide. Tu oscilles entre la nostalgie de la boue sensuelle et l’orgueil du progrès que tu me dois. Reconnais que j’ai eu raison en enveloppant ta voie de brouillard. Abandonne-toi humblement à moi ; celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres. Viens, je suis ta force et ta lumière. Tu n’es pas seul puisque tu es avec moi et que je t’aime, moi, ton Dieu. »
Ainsi fortifié il ne tarda pas à démêler que Dieu ne lui demandait pas seulement l’acceptation personnelle de la souffrance, mais lui inspirait d’appliquer aux malades ce dogme de la communion des saints qui constitue l’une des plus sublimes croyances de l’Église. Et peu à peu se forma en lui le projet de cette Union catholique des malades, où se dépensèrent généreusement ses dernières forces.
IV
Afin de bien montrer la façon dont l’idée naquit des méditations de Peyrot et se réalisa, je citerai un peu longuement certains passages de son journal et de sa correspondance qui révéleront mieux que toute analyse, comment il s’oublia lui-même pour assister autrui.
Il commença par spécifier la valeur surnaturelle de la maladie :
« Dieu nous envoie la maladie, écrivait-il : 1o pour, nous frappant dans nos forces, nous ôter le moyen de céder à nos passions. « Si votre œil, si votre main, si votre pied vous scandalisent, arrachez-les et jetez-les au feu. » Dieu fait l’opération que nous n’aurions pas eu le courage de faire. Si ta vigueur te scandalise, détruis-la. Car il vaut mieux pour toi entrer dans l’éternité sans yeux, sans mains, avec des cavernes dans tes poumons, infirme et sans muscles, que d’avoir un corps sain et bien développé et aller au feu éternel. »
« 2o Pour nous enlever de la vie active, du monde, où nous étions emportés, roulés dans le fleuve des occupations ; pour nous donner le temps de réfléchir.
« 3o Pour nous obliger à penser à la mort, à cet événement si proche et si peu attendu, si effrayant, et si oublié, si important et auquel nous n’attachons pas d’importance. Et pour que, ayant pensé à notre mort, nous apprenions à faire le départ en toutes choses entre celles qui meurent et celles qui sont immortelles ; entre ce qui passe et ce qui demeure, entre le contingent et ce qui est nécessaire.
« De façon à ce que nous comprenions enfin le sens de la vie. »
Ensuite, s’étant appliqué ces principes, mû par ce besoin de se dévouer aux autres qui fut la caractéristique de sa belle âme, il se demande comment il pourra le faire par l’oraison, ne pouvant plus le faire par l’action. Et il se répond :
« Le malade peut être utile aux autres : — 1o Par la valeur surnaturelle de ses souffrances, utilisées par la communion des Saints. — 2o Parce qu’il peut exercer un apostolat spécial auprès des autres malades, et en général de ceux qui souffrent, étant seul au courant de leurs états d’âme. — 3o Il peut accomplir les œuvres de miséricorde à l’égard de ses compagnons (visiter les malades, vêtir et nourrir et désaltérer ceux de ses compagnons qui sont dans le besoin, donner des conseils, encourager, prier pour les autres : vivants, agonisants ou morts). — La maladie est un privilège, à coup sûr, puisqu’elle nous mène progressivement à l’union intime avec Dieu, en nous ôtant tout autre souci, toute préoccupation autre que celle de Dieu. J’en reviens à la comparaison du sauvageon greffé dont on coupe les rejetons pour que la greffe prospère en absorbant toute la sève. »
Alors l’idée se précisa. Soutenu d’En-Haut, Peyrot se dit qu’une association de prières, une mise en commun des ressources d’énergie morale que procure l’acceptation joyeuse de la maladie, donneraient, aux catholiques qui se grouperaient de la sorte, des fortifiants d’âme.
« Il fut, à ce moment, sollicité de correspondre avec un malade qui se trouvait dans l’isolement. Il vit là une coïncidence providentielle et aussitôt, il conçut l’idée d’un groupement autonome. » Les malades y échangeraient des cahiers où ils noteraient leurs méditations, leurs oraisons et les réflexions que leur suggéreraient leurs luttes, en Dieu, contre le découragement et les mauvais conseils de la Malice.
« Les cahiers ne sont pas seulement un exutoire, un journal intime ; ce n’est pas non plus une tribune d’où l’on donne des conseils en pontifiant…, écrivait-il alors à son ami Jean G. Supposez — cela vous est déjà arrivé moult fois — qu’on vous prie de rendre visite à un malade de votre sanatorium qui s’ennuie et a besoin d’être réconforté. Vous imaginez parfaitement ce que vous lui direz pour le distraire d’abord, lui faire voir les bons côtés de la maladie, lui faire espérer sa guérison, l’inviter dans tous les cas à la patience et, à l’occasion, adroitement lui montrer le Ciel et les raisons surnaturelles de souffrir. Cela, vous savez très bien le faire. Et vous concevez facilement qu’on puisse le faire par écrit quand la distance interdit les visites. »
Encouragé par de premiers résultats assez favorables, il s’assura du concours de quelques amis, se mit en relations avec des malades dispersés un peu partout et lança le premier cahier le 4 mars 1914.
Il attendait l’effet produit avec une certaine anxiété. Mais il fut vite rassuré car, dès la fin du mois, le cahier lui revint accompagné de lettres qui prouvaient que son œuvre serait féconde.
« Les sept premiers messages, écrivait-il, sont très bons, tout à fait ce qu’on pouvait espérer de mieux au point. La variété des tempéraments se combine heureusement avec l’unité de vues. On sent déjà quelle sera l’atmosphère : chaude et simple, courageuse et joyeuse… Je ne sais pas si c’est parce que cette Union est un peu mon enfant, mais je la vois d’un œil enthousiaste ! Dieu veuille la bénir et la conduire. »
Dieu la bénit en effet, puisqu’elle compte aujourd’hui 110 membres répartis en 12 groupes, 5 en France et 7 en Suisse.
Les relations entre tous ces malades, entretenus dans leur ferveur par son initiative, se soutenant, s’exhortant les uns et les autres, devinrent tout à fait intimes. Peyrot, pour resserrer encore le lien qui les unissait, décida de publier un livre d’or contenant des notices sur les membres disparus de l’U. C. M. et quelques-unes de leurs lettres choisies parmi les plus émouvantes.
Il écrivit pour ce livre d’or une préface où il définissait admirablement cette amitié, en quelque sorte surnaturelle, qui attachait les uns aux autres tous les membres de l’Union.
« Mes chers Amis, y disait-il, nous ne nous sommes, pour la plupart, jamais vus ; tout au plus connaissons-nous, par des photographies, plus ou moins fidèles, et sans vie, nos physionomies respectives…
« Néanmoins l’intimité de l’Union catholique des malades est l’une des plus étroites qui soient, parce qu’elle est faite d’une communauté d’épreuves et de vocation, d’un difficile effort partagé, d’entr’aide, et de compassion réciproque.
« Nous faisons de compagnie le même voyage. Dans la foule où nous étions dispersés, nos infirmités nous ont servi de signe de ralliement : qui se ressemble, surtout par l’infortune, s’assemble. Et puis, comme nous avions les mêmes certitudes divines, comme nous marchions dans le même espoir de l’incorruptible Santé, nous avons compris que nous étions frères et nous avons uni nos faiblesses pour mieux traîner le lourd bagage de nos peines.
« Notre amitié, c’est la rencontre de nos âmes souffrantes dans la même foi, la même espérance, et la même charité. C’est pourquoi rien ne peut atteindre notre amitié, puisqu’elle ne repose pas sur un attrait physique inconstant, mais qu’elle est faite de raisons surnaturelles. Rien, si ce n’est l’abandon volontaire de la collective ascension. Pas la mort, en tout cas ; au contraire — puisque la mort, c’est l’ascension terminée, les risques de chute définitivement abolis, les raisons surnaturelles, dont nous parlions tout à l’heure, éclairées, multipliées, fortifiées par l’Infini.
« Rien ne nous sépare de vous, chers amis déjà parvenus à Dieu ! Nous continuons à nous prêter mutuellement l’appui de nos intercessions ; vos messages ne viennent plus nous réconforter, mais vous vous faites maintenant nos inspirateurs, les auxiliaires de nos anges gardiens ; en échange, nos prières terrestres augmentent votre gloire dans le Paradis ; et nos âmes, à tous, vivent toujours dans la même communion des Saints. »
Cinq mois après la mise en circulation du premier cahier, la guerre éclata. Peyrot souffrit d’abord cruellement de ne pouvoir courir aux armes pour la défense de la Patrie. « Quoi, s’écriait-il, rester étendu sur une chaise longue pendant que les autres se battent ! » Mais il ne tarda pas à se reprendre et, se tournant vers Dieu, il conçut bientôt la façon dont ses frères de souffrance et lui pourraient assister les combattants. Il écrivait en octobre 1914 :
« Qu’allons-nous faire, nous autres malades ? — Prier, c’est évident. Mais aussi prendre notre part de l’expiation nécessaire afin de hâter la rédemption de notre pauvre patrie. Offrons tout de bon cœur. Mortifions-nous au besoin. Faisons pénitence avec une ardeur inquiète : la France, en attendant, souffre tant. »
Et, quelques jours plus tard, il ajoutait :
« La guerre continue, la guerre sera longue et je vois bien, mes chers amis, que nous nous posons la question : Comment nous mettre, nous aussi, en campagne ? Par quel biais collaborer, malgré nos infirmités, à cet effort immense de notre patrie ?
« Eh bien ! je crois que le rôle des malades pourrait être de faire dans leur milieu du courage, de la confiance et de la joie. Nous devrions être des foyers d’idéalisme, quelque chose comme des soldats à l’intérieur combattant le pessimisme, les fausses nouvelles, les oiseaux de mauvais augure qu’il y a partout. Il nous reste la tâche qu’avait si splendidement entreprise A. de Mun qui, tous les jours, par ses articles de l’Écho de Paris, s’appliquait à tourner les âmes vers En-Haut, à unir les cœurs et à tendre les volontés.
« Il y a et il y aura toujours davantage de blessés grièvement, amputés, infirmes pour le reste de leur vie. Et nous sommes évidemment désignés pour être les appuis de ces pauvres gens qui vont avoir à faire le douloureux apprentissage de l’infirmité… En l’absence d’une foule d’hommes utiles, je me demande aussi s’il ne se trouvera pas de menus rôles de la vie sociale et économique que nous pourrions tenir. »
Il se trouvait alors dans sa famille, à Néris. L’hôpital y était rempli de blessés et, dans un désir de se dévouer, il avait obtenu d’être employé, à titre gratuit, aux écritures. Mais ce faible appoint à la défense nationale ne lui suffisait pas. Son zèle patriotique, son besoin de sacrifice intégral lui firent désirer d’être envoyé au front pour y couper les fils de fer barbelés qui défendaient l’accès des tranchées ennemies.
Il écrivit à Maurice Barrès, espérant obtenir, par son intermédiaire, qu’on l’acceptât pour ce volontariat héroïque.
« Pourquoi, disait-il, ne pas employer, dans ces missions périlleuses et meurtrières, des gens comme nous, voués en tout cas à la mort, mais qui seraient aussi capables, transportés immédiatement au lieu de l’action, de tenir bon quelques jours et ainsi d’épargner d’autres vies. »
Barres lui répondit que la chose était impossible et termina sa lettre en l’engageant à tout faire pour se guérir afin d’aider à la reconstitution de la France après la victoire.
Se guérir, il ne l’espérait guère, car il se savait profondément atteint. Du moins, il voulut employer ce qu’il lui restait de forces au service des tuberculeux réformés de la guerre.
Il obtint d’être envoyé à Cambo où l’on créait un sanatorium. C’est là qu’il passa les derniers mois de sa vie. Il y arriva au printemps de 1915 et se mit vaillamment au travail. Sans entrer dans le détail de son activité, disons qu’il réussit à organiser le sanatorium d’une façon si pratique qu’il en fit une installation modèle. Non seulement, il disciplina les valétudinaires placés sous ses ordres et leur rendit le goût de l’existence, mais encore il en ramena beaucoup à la pratique religieuse. En même temps il ne négligeait point l’U. C. M. et poursuivait sa correspondance avec ses adeptes anciens et nouveaux.
Cependant son mal progressait. Pendant l’été de 1916, il se sentit à bout d’énergie. Il écrivait le 3 juillet :
« Nous continuons de recevoir des malades et, cette fois, la maison est au complet. Il devient ennuyeux que je doive garder le lit car il y a des choses qui restent en souffrance. Aussi je suis décidé à me retirer et à laisser place à quelqu’un de valide. Mais cela ne me sourit pas du tout de reprendre la vie d’inactivité… Mon Dieu, je ne comprends pas du tout vos vues mais j’accepte et j’obéis. Donnez-moi la force, ayez pitié de moi !… »
Son départ était fixé au 18 août. Il avait fait ses adieux aux malades qui lui témoignèrent le grand chagrin qu’ils éprouvaient de le perdre.
Il comptait prendre un train du matin et rien dans son état ne faisait soupçonner une aggravation subite de son état. Mais, dans la nuit il fut pris d’un vomissement de sang si prolongé qu’il se rendit compte du danger qu’il courait. « Cette fois-ci, je crois que c’est la fin », dit-il à sa sœur qui se trouvait près de lui. Grâce à des soins empressés, l’hémoptysie fut enrayée. Mais ce n’était qu’un répit.
Son biographe va nous dire sa fin :
« Vers minuit, quand il fut calmé, il nous dit : « Demain matin, il faudra prévenir M. le curé. » On le rassura ; tout danger immédiat semblait écarté. De nouveau seul avec sa sœur, il lui fit quelques recommandations, à voix basse ou par signes, puis resta immobile et silencieux jusqu’au matin, suçant de petits morceaux de glace. M. le curé vint le voir (l’aumônier avait dû partir quelques jours avant), mais lui refusa l’extrême-onction ; il n’était pas en danger. Après avoir été assoupi toute la journée, il fut très agité la nuit suivante, voulant que rien de ce qu’avaient conseillé les médecins ne fût négligé : comme si une ardente volonté de vivre avait succédé à la première secousse. Le lendemain fut meilleur ; il remerciait gracieusement chacun de l’empressement amical qu’on lui témoignait ; il ne voulait même pas qu’on éloignât les hommes de la maison par crainte du bruit, mais ils aimaient trop Peyrot pour n’être pas parfaitement silencieux. Quelques-uns d’entre eux, qui lui étaient plus spécialement dévoués, demandaient comme une grâce la faveur de le veiller.
« Le dimanche, il allait bien. Il était très gai, comme s’il voulait laisser les siens sur cette impression de belle humeur. Il riait de si bon cœur qu’il lui fallait de temps en temps reprendre son sérieux pour ne pas tousser. L’inquiétude se dissipait ; ce serait long, sans doute ; ce n’est plus un mois de vacances qu’il faudrait, il prendrait tout le temps nécessaire, sans se soucier de la maison. Comme on avait laissé la porte entr’ouverte, les malades, qui ne l’avaient pas vu depuis trois jours, en passant, demandaient affectueusement de ses nouvelles. Après l’angoisse des derniers jours, c’était une détente.
« Cette dernière nuit, son ami D. devait la passer près de lui. Ils bavardèrent encore, Louis toujours plein de flamme pour son projet de colonie du travail. Au matin, il eut une légère quinte de toux puis une seconde. A peine le temps de serrer la main de son ami, il perdit connaissance. C’était cette fois une hémorragie interne. Il eut à peine vingt minutes d’agonie. »
Louis Peyrot avait vingt-huit ans lorsqu’il mourut ; il avait si bien utilisé sa maladie pour l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’en recevant la Lumière éternelle, il pouvait s’écrier avec le serviteur de l’évangile : Domine, quinque talenta tradidisti mihi ; ecce enim quinque alia superlucratus sum.
V
« Jésus-Christ achève sa Passion en nous », a dit Pascal. Cette conviction que, par les souffrances de son corps mystique, qui est l’église, Notre-Seigneur ne cesse de poursuivre la rédemption du monde, constitue l’essence même du dogme de la communion des Saints. Aussi lorsque éprouvé par la maladie, la gêne, les mille tribulations de l’existence, le catholique, s’oubliant lui-même, offre ses peines pour le soulagement d’autrui, lorsqu’il prie pour ses frères douloureux comme ses frères prient pour lui, lorsqu’il renforce son abnégation d’un appel à la miséricorde divine pour le soulagement des âmes du Purgatoire, il prend conscience de participer au sacrifice sans cesse renouvelé de Celui qui verse son sang, chaque jour, sur les autels pour notre salut.
Alors, si intenses, si prolongés que soient les maux qui l’accablent, une paix lumineuse s’épanouit dans son cœur. Son front saigne sous la couronne d’épines, ses épaules meurtries saignent sous la croix faite de tous les péchés de l’univers ; les ténèbres pèsent sur sa tête. Les ennemis de Dieu sifflent, ricanent, blasphèment autour de son supplice. Mais lui leur répond : Je souffre volontiers pour que, quand vous serez vous-mêmes dans la souffrance, vous appreniez à lever des yeux implorateurs vers le Bon Maître qui meurt et qui ressuscite chaque jour afin de nous délivrer du Mal, afin que vos larmes ne soient point perdues…
Cette solidarité avec Notre-Seigneur montant au Calvaire, cette union de l’Église militante et de l’Église souffrante, c’est par elles que nous trouvons la force de gravir le chemin hérissé de cailloux aigus et de ronces qui aboutit au seuil de l’Église triomphante. Tous les fidèles savent qu’il leur est salutaire de s’en pénétrer et de les mettre en pratique. — Peut-être, cependant, n’est-il pas superflu de nous rappeler combien elles nous sont nécessaires au temps où nous sommes condamnés à vivre.
Le présent est sombre ; l’avenir menaçant. La guerre horrible qui vient de finir apparaît à beaucoup comme le prologue de cataclysmes encore plus épouvantables. Qui sait si, par la recrudescence de matérialisme où le monde s’entête à chercher le bonheur, nous ne verrons pas bientôt ce Règne de la Bête dont les barbares de Germanie furent les précurseurs, dont les sauvages de Russie tissent déjà la pourpre sanglante et fangeuse ?
Peut-être qu’il va surgir l’Enfant de Perdition dont saint Paul a dit : « Cet ennemi de Dieu s’élèvera au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu à tel point qu’il trônera lui-même dans le temple de Dieu, en se faisant passer pour un être divin.
« Et le mystère d’iniquité est en train de s’accomplir dès à présent ; et il faut que ceux qui sont fidèles maintenant persévèrent dans la fidélité. Car ce personnage, qui doit arriver accompagné de la puissance de Satan, avec toutes sortes de signes, de miracles et de prestiges trompeurs, est orné de toutes les séductions qui porteront à l’iniquité ceux qui sont destinés à périr, parce qu’ils n’auront pas accepté la Vérité qui les aurait sauvés… »
Seigneur Jésus-Christ, c’est vous qui êtes la Vérité unique, la Lumière dans les ténèbres, et que les ténèbres n’ont point comprise. Octroyez-nous la grâce de ne point sombrer dans cette nuit sans étoiles de l’apostasie où il est écrit que beaucoup se perdront. Faites que nous souffrions avec allégresse selon que vous nous le demandiez lorsque vous nous avez révélé votre Sacré-Cœur. Souffrance par amour ; amour par la souffrance, tel est le sens de votre enseignement. Faites que nous soyons rendus dignes de participer à votre perpétuel sacrifice. Qu’il ne s’éteigne pas le soleil allumé par vous dans nos âmes ! Donnez-nous des Saints car la Sainteté seule peut nous sauver en ce monde qui se détourne de plus en plus de votre Face pour se prosterner devant les sombres lueurs du Crépuscule irrémédiable où commence à se dessiner la figure de l’Antechrist…
FIN