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Le soleil intérieur

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UNE CARMÉLITE SOUS LA TERREUR

I

Il y a plusieurs manières d’envisager la Révolution. Les dénombrer toutes serait fastidieux et d’ailleurs ce n’est pas l’objet que je me suis proposé dans ce chapitre. Rappelons-nous seulement qu’au point de vue religieux, la Révolution eut et continue d’avoir pour but de substituer le règne de l’homme au règne de Dieu. De là, ce caractère satanique que Joseph de Maistre dénonçait en elle. De là aussi, cette rage qui pousse le démocrate, logique avec ses principes, à traquer, à bâillonner, à supprimer quiconque préfère la tiare du Pape au bonnet rouge de Marat, l’amour du Crucifix au culte de la guillotine.

Certains esprits, dont la naïveté déconcerte, tentent de ménager un accord entre ces inconciliables et d’établir des distinctions. Ils vénèrent les bavards illusionnés de la Constituante mais réprouvent les massacreurs de septembre ; et pourtant ceux-ci procédaient de ceux-là comme le poussin sort de l’œuf. Avec une inconscience stupéfiante, ils s’efforcent de coudre au manteau de l’Église la loque dont Sanson se servait pour essuyer « le rasoir national ». Ce faisant, ils s’imaginent prouver leur libéralisme et mériter un siège au conseil de ces démagogues qui, sous couleur de République, nous mènent à l’enlisement rapide dans le marécage du socialisme intégral.

Cependant, pour peu qu’on étudie, à la clarté de la Révélation, la période qui commence à 1789 et qui dure encore, on s’aperçoit très vite que les promoteurs du délire humanitaire dont nous ne cessons de subir les accès, furent tout simplement — des possédés.

Or, à l’une des époques où cette fièvre chaude tourna en frénésie meurtrière, c’est-à-dire sous la Terreur, il y eut un certain nombre de dévoués pour assumer les blessures dont l’athéisme révolutionnaire criblait le corps mystique de Jésus-Christ. Les uns confessèrent joyeusement leur foi sur l’échafaud. D’autres, errant parmi la boue sanglante dont s’empoissait le pavé des rues, maintinrent, par l’oraison et le sacrifice, un peu de Lumière incréée dans les ténèbres qui couvraient la face de la France en folie.

Au nombre de ces derniers, on compte une Carmélite : la Mère Camille de l’Enfant-Jésus, née de Soyecourt, dont j’essaierai d’évoquer la figure. Je ne donnerai pas sa vie entière. Elle est racontée dans un volume, d’un style un peu clapotant, rédigé par une Carmélite, annoté par l’abbé Lescœur et publié en 1897. D’après ce livre et quelques écrits postérieurs, je m’efforcerai seulement de profiler la Mère Camille telle qu’elle se montra, — à savoir paisiblement énergique — à travers les gambades, les grimaces et les grincements de canines des anthropoïdes sanguinaires échappés de leur cage que les Michelet, les Hugo et autres rêveurs romantiques nomment : « les géants de 93 ».

II

Marie-Térèse-Françoise-Camille de Soyecourt naquit à Paris, le 25 juin 1757, d’une famille très ancienne dont la biographe étale, avec complaisance, la généalogie depuis le temps des Croisades. On peut supposer que, devenue Carmélite, Mlle de Soyecourt faisait bon marché de ses parchemins et qu’elle se répétait la phrase de sainte Térèse : « Disputer sur la noblesse de l’origine c’est débattre si telle sorte de terre vaut mieux que telle autre pour faire des briques ou du torchis… »

Nous passerons rapidement sur les premières années de cette existence. Ce qu’il nous importe seulement de connaître ce sont les circonstances où se développa la vocation religieuse de la Mère Camille.

Enfant, elle se montra d’abord assez vaniteuse des larges yeux noirs qui lui éclairaient toute la figure ; en outre, d’après son propre témoignage, elle manifestait un caractère impérieux et une force de volonté qui serait allée jusqu’à l’entêtement si ses parents — fort répandus dans le grand monde et, néanmoins, fort pieux — n’avaient pris soin de la corriger sans faiblesse.

Elle avait huit ans quand elle fut mise pensionnaire à la Visitation. Cette entrée au couvent déplut fort à la petite fille. L’esprit d’indépendance étant fort développé en elle, il arriva que dès la première minute où elle fut confiée aux soins des Religieuses par sa mère, elle entra en courroux. Trépignant, sanglotant, poussant les hauts cris, elle demandait à sortir, refusait de coucher au dortoir et de revêtir la robe d’uniforme. Il fallut toute la diplomatie de la Supérieure pour obtenir d’elle un semblant de résignation. Même quand elle parut soumise, en son intérieur, elle demeurait indignée contre la discipline et ne rêvait que d’escalader le mur du monastère pour retourner dans sa famille.

Peu à peu, sous l’influence de sa maîtresse de classe, Mme de Nollant, qui savait joindre la douceur à la fermeté, elle devint plus docile. Puis elle prit goût aux exercices de piété que, d’abord, elle considérait comme de fastidieuses obligations. Une petite flamme d’amour de Dieu commença de s’allumer dans son cœur. Dès lors, « le changement opéré chez Camille fut si notable que, trois ans après son entrée à la Visitation, elle était jugée digne d’être préparée à la confirmation qui, à cette époque, précédait souvent la première communion. »

Elle avait donc onze ans à la date de la cérémonie. Lorsque le Saint-Esprit descendit en elle, il lui sembla qu’un flot de lumière inondait son âme et qu’une voix mystérieuse la sollicitait de se détacher du monde pour être toute à Dieu. Presque défaillante de bonheur sous le souffle ardent qui la pénétrait, elle s’écria mentalement : « Seigneur, je me donne à vous ; me voici prête à accomplir votre volonté entière. »

Le moment venu de quitter la chapelle, l’enfant resta immobile. Elle était si ravie, hors d’elle-même, que deux religieuses, la croyant indisposée, l’emportèrent dans leurs bras.

Cette touche de la Grâce sanctifiante lui laissa une empreinte ineffaçable ; de ce jour, Camille comprit qu’elle serait religieuse. « Elle ne déviera plus de sa voie. Si des défaillances surviennent, elles seront courtes ; si les luttes se multiplient, elle les comptera par des victoires. »

Ses projets d’avenir s’étant fixés de la sorte, elle prit à tâche d’écarter tout ce qui aurait pu la distraire de sa vocation. Elle rechercha les occasions de briser son amour-propre, d’anéantir les velléités de révolte contre la règle qui lui revenaient par intervalles. Songeant au vœu de pauvreté, qu’elle comptait prononcer le plus tôt qu’il se pourrait, elle fit cadeau à ses compagnes des petits bijoux contenus dans une cassette qu’elle avait apportée au monastère. Elle refusa de prendre des leçons de danse et, quoique elle eût la voix très belle naturellement, elle réussit à éviter qu’on la cultivât. Le professeur de chant s’en plaignait. Mais elle lui répondit : « Je ne veux pas apprendre à chanter des romances. »

Bref, pendant ces années de pension, comme elle l’a dit plus tard, elle fit son possible pour éviter d’affaiblir le rayonnement de l’Esprit-Saint qu’elle sentait résider, d’une façon permanente, au centre de son âme.


Camille se trouvait fort heureuse à la Visitation lorsque son père, le comte de Soyecourt, dont elle était la préférée, l’en retira pour la garder quelque temps auprès de lui. Mais au XVIIIe siècle, il n’était guère de coutume que les jeunes filles achevassent leur éducation au foyer domestique. C’est pourquoi, l’époque de sa première communion approchant, on la conduisit, avec ses sœurs, chez les Bénédictines de Tresnel.

Une épreuve des plus douloureuses l’attendait dans cette maison. Non seulement la communauté suivait une règle très austère mais elle s’était contaminée de jansénisme et les religieuses mettaient un zèle farouche à modeler l’esprit de leurs élèves d’après cette morne doctrine. Sous leur influence, Camille sentit comme une cendre froide étouffer peu à peu la flamme d’amour divin qu’elle entretenait dans son âme. Comme on ne cessait de lui répéter que Jésus-Christ est un Maître implacable qui prédestine la plupart des hommes à la damnation et ne sauve que quelques élus arbitrairement choisis, elle vécut dans le tremblement et dans l’effroi. Elle se demandait, à chaque instant, si, malgré son ardent désir de la Grâce efficace et son ferme propos de tout entreprendre pour mériter son salut, elle n’était pas une réprouvée. Elle se torturait de scrupules dont on trouve l’écho dans les notes où elle tâchait de s’expliquer, à elle-même, ses états d’âme. Elle écrivait par exemple : « Seigneur, parlez à votre petite servante abattue et désolée ; relevez son courage ; rendez la paix à son cœur agité. Dites à mon âme qu’il lui est né un Sauveur… Mais êtes-vous né pour moi, Dieu de justice ? Je voudrais le croire : naissez donc dans mon pauvre cœur et achevez de vous y former. »

Cependant, nul secours ne lui venait de l’entourage. Courbées, elles aussi, sous le joug écrasant de l’implacable Divinité que l’hérésie leur imposait, les Bénédictines renchérissaient sur la doctrine des prêtres aberrants qui les dirigeaient. Rassurer les enfants dont elles avaient pris la charge leur aurait semblé une coupable faiblesse. A peine un atome d’espérance dans un océan de crainte, telle était la matière de leur enseignement.

Camille, étant d’une santé assez délicate, finit par succomber sous le bloc de glace dont on l’écrasait. Elle tomba si gravement malade que les médecins jugèrent qu’elle n’en reviendrait pas. Dieu pourtant lui rendit la santé d’une façon tellement inopinée qu’on crut y voir un miracle. Mais elle continua d’ignorer la paix de l’âme car à peine fut-elle rétablie que le Démon l’attaqua par la tentation de désespoir. « Aux suggestions infernales, dit le biographe, s’ajouta l’influence de lectures hasardées contenant des enseignements aussi faux que terrifiants, sur la préparation aux sacrements. En proie à de mortelles angoisses, n’entrevoyant, pour l’avenir, que de désolantes perspectives, livrée surtout à l’isolement le plus complet, elle perdit peu à peu ses forces et donna des chances de succès au tentateur. Une taciturnité morose s’empara d’elle et c’est avec peine qu’elle réussissait à dissimuler sa tristesse. »

Ce fut dans cet état qu’elle fit sa première communion. Selon les principes du jansénisme, la cérémonie avait été différée le plus possible. Camille avait quinze ans et demi lorsqu’elle s’approcha, pour la première fois, de la Sainte Table. Toujours dominée par le sentiment qu’elle était indigne de recevoir son Dieu, elle communia sans joie — cependant avec la ferme volonté de le servir sans partage et sans défaillance. « J’espérais seulement, a-t-elle dit plus tard, que cette communion me sanctifierait et me maintiendrait dans l’aversion pour le péché. »

Elle rentra ensuite dans sa famille où de nouvelles épreuves l’attendaient.

III

L’empreinte du jansénisme sur son âme avait été si forte, qu’elle persista lorsque Camille se trouva dans un milieu où les sombres impressions reçues au monastère auraient pu se dissiper. C’est ainsi qu’elle conserva cette crainte de la communion qui caractérise la secte et qu’elle laissa couler bien des jours avant d’oser recevoir de nouveau le sacrement. Elle souffrait d’autant plus de la contrainte qu’elle s’imposait de la sorte que son âme aurait voulu se dilater hors des ténèbres où elle languissait. Néanmoins, si épaisse que fût cette ombre où elle demeurait comme prostrée, elle voyait toujours, au plus intime d’elle-même, briller une petite étincelle du feu d’amour divin qu’elle avait reçu lors de sa confirmation et elle entendait parfois une voix mystérieuse lui chuchoter qu’elle prendrait le voile, si indigne qu’elle s’en jugeât. C’était sa vocation qui subsistait malgré les subterfuges employés par le Mauvais pour la maintenir sur la route de la désespérance.

Elle vivait donc dans cet état d’angoisse perpétuel et d’incertitude à peine atténué par un rudiment de lumière intérieure lorsque un événement se produisit qui l’obligea de prendre un parti décisif en lui fournissant une preuve que son penchant vers la vie religieuse constituait sa raison d’être au regard de Dieu.

Quoiqu’elle n’eût que dix-sept ans, ses parents décidèrent de la marier avec un vieux gentilhomme, des plus fripés, violemment asthmatique, cacochyme et brèche-dents mais chez qui force sacs d’écus compensaient — d’après les « gens pratiques », — la décrépitude. Au XVIIIe siècle, il n’était pas toléré qu’une mineure manifestât de l’opposition à un mariage voulu par ses père et mère. Camille ne concevait même pas qu’elle pût refuser le parti qu’on lui proposait. Tout ce qu’elle osa, ce fut de prier, ardemment et avec larmes, Notre-Seigneur, de lui épargner la catastrophe matrimoniale dont la seule pensée lui faisait horreur.

Elle fut exaucée car le prétendant suranné mourut avant même que les fiançailles eussent été déclarées.

Cette alerte tira la jeune fille de son engourdissement.

« Sans trop savoir où la mènerait sa résolution, dit la biographe, elle déclara à sa famille que, depuis plusieurs années, son désir était de se consacrer à Dieu. Cette détermination plongea ses parents dans la douleur. Le comte de Soyecourt, surtout, malgré sa foi profonde et son estime de la vie religieuse, ne pouvait entrevoir un pareil sacrifice. Il signifia à sa fille qu’elle n’aurait jamais son consentement. Camille répondit avec fermeté qu’elle attendrait, s’il le fallait, ses vingt-cinq ans, époque de sa majorité. Dès lors, elle se montra aussi ferme dans sa résolution qu’elle avait paru indécise à la première proposition.

« Son état intérieur n’était pourtant pas changé. Mais Dieu lui avait octroyé, sans la lui faire sentir, la grâce qui devait l’aider à suivre le chemin tracé par Lui de toute éternité. »

Il lui restait encore plus de neuf ans à passer dans le monde. On verra combien sa vocation était solide quand on se rappellera que rien, au dedans d’elle ni au dehors, ne venait plus l’encourager.

« Le combat se présentait sous toutes les formes. Dans son âme, la stupeur, la crainte continuelle, la nuit la plus obscure. » Dans son entourage, l’affection des siens qui mettaient tout en œuvre pour la détourner du cloître en lui donnant le goût des plaisirs mondains. « Briser son cœur pour l’offrir à Dieu lui eût semblé peu de chose si la confiance et l’amour l’eussent aidée dans son sacrifice. Mais cette double lutte, aggravée par une attente si prolongée, fit de la période qui suivit un martyr continuel. C’était une préparation à la carrière de sacrifice et de générosité que Dieu l’appelait à fournir dans l’Ordre du Carmel. »

C’était aussi une école d’énergie. Sa volonté s’y développa. Et ainsi, elle acquit cette endurance et cette vigueur d’âme dont elle allait avoir besoin pour traverser la tempête révolutionnaire.

IV

La jeune fille avait gardé un appartement à l’abbaye de Tresnel pour y faire de longues retraites. Mais ses parents ayant exigé qu’elle passât plusieurs mois, chaque année, dans leur hôtel de la rue de Verneuil, elle se voyait obligée d’assister à des réceptions brillantes et à des fêtes qui troublaient son recueillement. Si jeune encore, elle ne laissait point, par moments, de subir un peu l’attrait de la société frivole et chatoyante qui bruissait autour d’elle.

Elle écrit dans des notes qui ont été conservées : « Il me fallait bien souvent lutter contre moi-même pour résister à l’entraînement. Je n’aimais pas le monde parce que j’avais compris sa vanité ; j’avais subi sa fascination parce que tout, en moi, avait besoin de vie et d’affection. » Et plus loin : « Au milieu de tant de relations que je me trouvais forcée d’entretenir même avec les personnes de la cour, je pris peu à peu leurs habitudes et me laissait aller à une si grande recherche de mes aises qu’évitant les moindres incommodités, j’en étais venue au point de faire lever ma femme de chambre la nuit, lorsque le moindre pli venait heurter ma délicatesse. Avec le désir de quitter le monde je commençais à arborer ses enseignes. J’aimais que tout ce que je portais fût de bon goût et je n’étais pas indifférente aux murmures flatteurs que ma présence provoquait. Cependant, au milieu de ces futilités, le son d’une cloche de couvent venait-il frapper mes oreilles, un saisissement involontaire s’emparait de tout mon être. Portant mes regards vers le ciel, je conjurais le Seigneur d’avoir pitié de moi. »

Quand Dieu appelle une âme à la vie religieuse et que celle-ci ne cède pas tout d’abord à la vocation, il se fait en elle un dédoublement. D’une part son imagination et sa sensibilité tentent sans cesse d’échapper aux invitations de la voix surnaturelle qui les presse d’obéir. D’autre part, quoiqu’elle cherche à se donner le change, son entendement et sa volonté sont, bon gré mal gré, ramenés, dès qu’elle rentre en elle-même, à la persuasion qu’elle fera le sacrifice que le Maître lui demande.

Tel fut le cas de Mlle de Soyecourt. Enfin, il arriva un moment où toute résistance se fit impossible. Elle résolut alors de vaincre sa famille en lui opposant le fait accompli. — Elle se rendit, sous prétexte d’y faire une retraite, chez les Bénédictines du Saint-Sépulcre. Mais le temps de la retraite terminé, avec l’agrément de l’abbesse, elle envoya à sa mère une lettre où elle lui demandait l’autorisation d’entrer au noviciat. Au reçu de cette missive, « Mme de Soyecourt ne fut pas maîtresse d’un mouvement d’indignation. Elle monta sur-le-champ en voiture, sans même prendre le temps de remédier au négligé de sa toilette, et se rendit en hâte au monastère. Sans ménager à l’abbesse le témoignage des sentiments de son cœur profondément affligé, elle fit à sa fille de sévères reproches pour un tel manque de soumission. Celle-ci essaya de protester, assurant qu’elle retarderait ses vœux jusqu’à sa majorité. Elle eut beau prier, conjurer, la comtesse demeura inflexible et l’obligea de quitter la clôture en lui défendant de parler à l’avenir de sa vocation ».

C’était demander la chose impossible. Pendant les dix-huit mois que Camille eut encore à passer dans le monde, à toutes les objurgations, elle répondit, avec une ferme douceur, qu’elle était sûre de sa vocation et que rien ne la ferait varier.

A la longue, les parents cédèrent. Leur chagrin était énorme mais, comme après tout, c’étaient de pieuses gens, ils finirent par comprendre qu’en s’obstinant, ils contrarieraient les desseins de Dieu sur l’âme de leur fille. Ils donnèrent donc leur consentement avec la promesse de laisser Camille choisir l’Ordre où elle prendrait le voile.

Camille avait en vue les Bénédictines. Mais avant de se décider, elle consulta le Père Rufin, son directeur, qui l’avait assistée avec zèle et clairvoyance, dans la crise qu’elle venait de traverser.

Au cours de l’entretien où Mlle de Soyecourt lui soumit son projet d’entrer dans l’ordre de Saint-Benoit, elle lui dit : « J’éprouve, néanmoins une répugnance fort grande pour un des usages de cette congrégation.

— Et lequel ? demanda le religieux.

— Les relations avec le monde y sont fréquentes, mon Père, surtout avec les dames pensionnaires et je voudrais tant rompre d’une façon totale avec le monde !

— Vous trouverez cet inconvénient partout, reprit le Père Rufin, sauf chez les Carmélites. »

A ces mots, Camille sentit en elle une illumination ; ce fut comme si une existence pressentie depuis longtemps et pour laquelle tout son être était préparé venait de lui être révélée.

« De grâce, mon Père, s’écria-t-elle avec vivacité, allez vite me proposer au Carmel. »

Le directeur y consentit. Il se rendit auprès de la Prieure des Carmélites de la rue de Grenelle, lui exposa en détail l’histoire de sa pénitente et formula l’opinion que le Carmel répondait parfaitement aux aspirations de cette âme assoiffée de sacrifice.

La Prieure, bien disposée par ce préliminaire, voulut voir Camille qui vint la trouver aussitôt et, dans un long entretien, lui décrivit, sans réticence, les grâces qu’elle avait reçues, ses angoisses, ses luttes, et enfin son désir de se donner à Dieu dans la clôture la plus stricte.

La Prieure reconnut à tous ces traits les marques d’une sincère vocation. Mais elle ne voulut pas prendre congé de la jeune fille sans lui laisser entrevoir quelques-unes des mortifications en usage au Carmel.

« Savez-vous quelque chose de notre genre de vie, lui dit-elle, et votre santé pourra-t-elle s’y faire ?

— Je compte sur Dieu, répondit la postulante.

— Aimez-vous le poisson ?

— Je le hais !

— Et les œufs ?

— Je les déteste ! Je fais maigre le vendredi mais, très souvent, j’ai la migraine le samedi.

— Comment pouvez-vous donc être Carmélite ?

— Je ferai pénitence ; c’est là tout mon désir. »

Vaincue par tant de résolution, la Prieure déclara qu’elle admettrait Camille comme postulante. On était au mois d’octobre 1783 ; l’entrée fut fixée au 2 février de l’année suivante, fête de la Purification de la Sainte Vierge.

La biographe ajoute : « Il s’agissait de préparer le départ et d’annoncer la résolution à la famille. La nouvelle fut donc donnée par Mlle de Soyecourt à ses parents. L’alarme fut grande et, malgré la certitude où l’on était de la séparation, le choix de l’Ordre vint s’ajouter à la douleur générale.

« Pour la mère surtout, le Carmel était le dernier mot de l’épouvante. Cette fille si aimée, de santé si frêle, allait entrer dans un Institut où tout est fait pour crucifier la nature. Elle ne pouvait s’habituer à cette pensée. On était à l’entrée de l’hiver dont les rigueurs s’annonçaient déjà et la mère s’exagérait les souffrances que sa fille aurait à endurer dès le début.

« C’est insensé, disait-elle à son mari, je crois, en vérité, que nous aurions le droit d’empêcher notre fille de commettre une pareille folie !… »

Mais M. de Soyecourt ne voulut pas revenir sur la parole donnée. En outre, il possédait, plus que sa femme, le sens du surnaturel.

« Vous avez raison, lui répondit-il, c’est une folie, mais cette folie se nomme la folie de la croix. Puisque cet Ordre est ancien et fort approuvé par l’Église, je ne vois aucun motif d’interdire à ma fille d’y entrer. Quel que soit mon chagrin, si Dieu l’y appelle et si c’est sa vocation, je m’incline. »

Mme de Soyecourt fut longue à se résigner ; elle fit encore plusieurs tentatives pour déterminer sa fille à choisir un Ordre moins austère. Mais le parti de Camille était bien pris. Elle repoussa toutes les obsessions avec douceur mais avec netteté. — Et elle entra, tout heureuse, au Carmel, le jour fixé par la Prieure, c’est-à-dire le 2 février 1784.

V

Le postulat de Camille dura trois mois au cours desquels sa vocation ne cessa de s’affirmer. Le courage qu’elle montra dans les épreuves corporelles que ne lui ménageait pas une règle attentive à vaincre la nature fit bien augurer de sa persévérance. Comme les premiers temps, la Prieure avait voulu que, pour dormir, elle eût un matelas sur la paillasse grossière qui constituait la seule couche de ses compagnes, elle se récria et voulut refuser cet adoucissement. Ce ne fut que sur un ordre formel qu’elle l’accepta. « Il est vrai, disait-elle plus tard, que ce pauvre matelas était si dur que la paillasse, assurément, ne m’aurait pas fait souffrir davantage. »

Au point de vue spirituel, la jeune fille sentit s’élargir l’horizon de sa vie intérieure. La contrainte terrifiée, qui pesait sur son âme depuis l’époque où elle avait subi une formation imbue de jansénisme, se dissipa pour ne plus revenir. Elle commença de se dilater au soleil de l’amour divin. Grâce à la direction aussi perspicace qu’affectueuse de ses supérieures, elle en vint à sentir que Notre-Seigneur n’est pas un tyran farouche et impossible à satisfaire mais, pour ceux qui se donnent à Lui avec une simplicité généreuse, un Grand Ami plein de sollicitude et d’indulgence. Bientôt elle put écrire dans le cahier où elle notait ses impressions quotidiennes, ces lignes significatives : « Mon Dieu, par vous je goûte à présent combien vous êtes doux et aimable. Le monde n’imagine pas cette sorte de bonheur et vous ne m’avez faite Carmélite que pour en convaincre le monde. Oui, mon Dieu, vous me tenez lieu de tout. Je perdrais tout le reste que rien ne pourrait plus me séparer de votre amour. Dans le ciel, je ne désire que vous. Sur la terre, je ne vois rien qui mérite mon amour si ce n’est vous. Vous m’aimez, je n’en puis douter. Mais, moi aussi, Seigneur, je vous aime et je me repose en paix dans votre amour. »

Cette effusion, où se retrouve l’esprit de sainte Térèse, montre bien que l’hérésie n’avait fait que ravager l’âme de Camille à la surface, sans la dessécher en ses profondeurs puisque, dès qu’elle eut repris contact avec la Vérité unique, toutes ses puissances s’épanouirent, dans l’amour, comme les fleurs splendides d’un Éden reconquis.


Le trimestre du postulat étant accompli, Camille fut jugée apte à poursuivre sa probation comme novice. La cérémonie de la prise d’habit fut fixée au 24 juillet. Mme de Soyecourt fut la seule de la famille à y assister, le père, quoiqu’il eût fait son sacrifice, n’ayant pu se résoudre à sanctionner, par sa présence, un acte qu’il considérait presque comme la mise au tombeau de son enfant.

Par contre, une nombreuse assistance remplissait la chapelle des Carmélites. « Les plus grandes familles de France y étaient représentées. La haute noblesse du faubourg Saint-Germain n’avait pas oublié la jeune fille souvent admirée dans ses fêtes et semblait désireuse de constater, par elle-même, si réellement la joie du sacrifice résidait dans son cœur. »

On possède sur les sentiments de cette frivole assemblée un témoignage assez inattendu : celui du roi Louis-Philippe. — Duc de Chartres à l’époque, il avait été conduit, avec sa sœur, Adélaïde, par Mme de Genlis, leur gouvernante commune, à la prise d’habit de la Sœur de Soyecourt. Le souvenir de la cérémonie lui était demeuré si présent, qu’un soir, en 1847, au château de Neuilly, le nom de la Carmélite ayant été prononcé par hasard, il en donna le détail avec une précision qui prouvait l’excellence de sa mémoire.

« Il y avait là, dit-il, une réunion de gens fort titrés mais on ne peut moins recueillis. On se passait des lunettes d’opéra pour examiner l’héroïne. En grand costume de cour, avec paniers, falbalas, coiffes, dentelles et piquets de roses, elle venait de s’agenouiller devant Mgr de Juigné, archevêque de Paris, assis juste au milieu de l’assistance, entouré d’évêques et de chanoines. La novice était si émue qu’elle semblait prête à crouler sous le poids de ses jupes. Le Père Le Guay, jésuite, prononça le sermon de vêture qu’on n’entendit guère à cause du flic-flac des éventails, du bourdonnement des conversations et des sanglots de Mme de Soyecourt. L’opinion générale était que la jeune fille ne résisterait pas plus de six mois au dur régime du Carmel et que cette prise de voile équivalait à un suicide. Bref, ce fut un événement mondain et l’on en parla pendant plusieurs jours. »

Quelqu’un demanda ce qu’était devenue la Carmélite.

« Je ne sais, répondit le roi, elle a dû succomber en peu de temps car elle paraissait bien frêle, à moins que la Révolution… » D’un geste coupant, il acheva sa pensée — et l’on parla d’autre chose[10].

[10] Voir G. Lenotre : Vieilles maisons, vieux papiers, 2e série, page 344.


L’année de noviciat permit à Camille d’avancer allégrement dans ce chemin de la perfection dont sainte Térèse a si admirablement marqué les étapes. Le 18 août 1785, elle prononça ses vœux solennels. Et maintenant, dans cette clôture d’où il paraissait assuré qu’elle ne sortirait jamais plus, elle goûtait cette joie dont les mondains ne peuvent soupçonner les douceurs : vivre dans le renoncement à soi-même, dans la pénitence pour les péchés d’autrui, dans une radieuse union avec Jésus-Rédempteur.

Il ne fallait pas moins que l’atmosphère surnaturelle où son âme baignait de la sorte pour que sa santé délicate supportât les rigueurs de la règle. Même les détails de la vie quotidienne lui demandaient un effort sans cesse renouvelé. Par exemple, chaque matin, au moment de revêtir la lourde robe de bure, elle devait la suspendre à un clou et se placer dessous pour s’y introduire car son peu de forces physiques ne lui aurait pas permis de la soulever. Afin, dit-elle, de développer ses muscles, elle demanda d’être appliquée aux travaux pénibles. On le lui permit ; et, dès lors, elle se donna les tâches d’une femme de peine. Elle monta au grenier des corbeilles remplies de linge ; elle fendit du bois, tira de l’eau du puits, arrosa le jardin. Quant à la couture, elle n’y réussit guère. Elle a dit plus tard, racontant à des novices ses débuts dans la vie religieuse : « Fort peu habile, j’en accusais la raideur de mes doigts. Je redoublais d’énergie mais je n’ai jamais réussi qu’à constater mes maladresses. »

Entre temps, suivant la tradition du Carmel, elle composait de petits cantiques qu’elle chantait à la récréation ou dont elle méditait les vers aux heures d’oraison. En la dernière strophe d’un de ces naïfs poèmes, elle a fort bien résumé l’esprit de son ordre :

N’écoutant plus, Seigneur, que ta tendresse,
Tu viens à moi, qui ne suis que faiblesse :
Puisque l’amour devient notre aliment,
Vivons d’amour et mourons en aimant.

C’est ainsi qu’elle vivait toute à Dieu, toute en Dieu, lorsqu’éclata la tempête qui la rejeta dans le monde de la façon la plus douloureuse.

VI

La Révolution commence ; et l’une des premières mesures prises par les sectaires qui déchaînent ce fléau sur la France, c’est la destruction des communautés religieuses. L’opération est double : d’abord, on dresse l’inventaire de leurs biens pour les confisquer ; ensuite, en vertu de ce répertoire d’inepties : la table des droits de l’homme, on interdit aux moines et aux moniales de vivre en commun dans le renoncement perpétuel et de se vouer à l’obéissance, sous prétexte que cette abnégation offusque l’esprit de liberté qui doit, désormais, régir toutes les âmes.

Le 13 février 1790, l’Assemblée nationale décrète que la loi cesse de reconnaître les vœux solennels. En conséquence, les ordres dans lesquels ces vœux existent, sont et demeurent supprimés. Ceux et celles qui en font partie sont invités à se disperser dans le plus bref délai. En compensation, l’Assemblée leur promettait une pension de l’État qui ne fut, d’ailleurs, presque jamais payée.

La mesure fut appliquée avec rigueur. Aux visites et informations dans les maisons religieuses succédèrent les enquêtes sur le personnel, les charges et les revenus. Enfin l’avertissement fut donné que l’expulsion ne tarderait pas.

Les pauvres Carmélites ne comprenaient rien à cette rage de destruction. De bonne foi, elles crurent que, ne nuisant à personne, elles obtiendraient, sans peine, de l’Assemblée l’autorisation de rester ensemble et de conserver les quelques sous qui leur permettaient d’assurer leur chétive alimentation. Les Prieures des quatre monastères de Paris se concertèrent et rédigèrent une adresse où, avec une simplicité touchante, elles exposaient leur désir de poursuivre en commun leur existence de prière et de sacrifice.

Voici les principaux passages de cette supplique :

« … Les richesses des Carmélites n’ont jamais tenté la cupidité ; leurs besoins n’importunent pas la bienfaisance. Notre fortune est cette pauvreté évangélique qui, en acquittant toutes les charges de la société, trouve encore moyen d’aider les malheureux, de secourir la patrie et nous rend pourtant heureuses de nos privations. La liberté la plus entière préside à nos vœux ; l’égalité la plus parfaite règne dans nos maisons ; nous ne connaissons ici ni riches ni nobles et nous n’y dépendons que de la loi commune…

« Daignez vous informer de notre vie ; n’en croyez ni les préventions de la multitude, ni les craintes de l’humanité. On aime à publier, dans le monde, que les monastères n’enferment que des victimes lentement consumées par les regrets. Mais nous protestons devant Dieu que, s’il est sur la terre une véritable félicité, nous en jouissons à l’ombre du sanctuaire et que, s’il nous fallait opter entre le siècle et le cloître, il n’est aucune de nous qui ne ratifiât son premier choix…

« Non, vous ne nous arracherez pas à cette retraite où nous trouvons la source de toutes les consolations. Vous penserez que des femmes, volontairement engagées dans un état qui fait le bonheur de leur vie, réclament de tous les droits le plus inviolable quand elles vous conjurent de les y laisser mourir en paix… Nous osons le dire : nous regarderions comme l’oppression la plus cruelle et la plus injuste, celle qui troublerait des asiles que nous avons toujours regardés comme inviolables… »

Certes, rien de plus pathétique que cet humble appel à l’équité. Mais il s’agissait bien d’équité. Il s’agissait de détruire l’Église de France. Les Carmélites ignoraient que tel était l’objectif des soi-disant Pères de la Patrie auxquels s’adressait leur requête. Comme on leur répondit par une vague promesse de les laisser mourir dans leur maison, à condition qu’il ne s’y ferait plus de nouvelles professions, elles se crurent à l’abri. Leur sécurité alla si loin qu’elles chantèrent un Te Deum en action de grâces. L’événement ne tarda pas à leur prouver qu’elles n’avaient connu encore que les préludes de la persécution.

En effet, la Révolution poursuivait sa marche dévastatrice. Le 10 août 1792, le palais des Tuileries fut enlevé d’assaut par une bande d’énergumènes, la monarchie renversée et la famille royale enfermée au Temple. Les prisons s’emplissaient d’ecclésiastiques qui, par horreur du schisme, avaient refusé le serment d’adhésion à la constitution civile du clergé. Aux premiers jours de septembre commencèrent les massacres. Cent vingt prêtres, trois évêques incarcérés au couvent des Carmes furent tués, à coups de piques et de sabres, le 2 de ce mois. Comme la maison de la rue de Grenelle se trouvait à proximité, les religieuses furent averties presque aussitôt qu’elles étaient en danger car des voisins avaient entendu les égorgeurs dire : « Demain, ce sera le tour des religieuses. »

La Prieure réunit toutes ses filles et leur apprit le danger qu’elles couraient. Elle leur annonça la prochaine visite des massacreurs. Elle ajouta : « Toute permission nous est donnée de sortir de notre clôture, non pas seulement par les lois nouvelles qui ne reconnaissent plus nos vœux mais par nos supérieurs qui ne veulent pas nous contraindre à subir la violence et la mort. »

Quelques religieuses lui demandèrent si elle-même comptait s’enfuir.

« Non, dit la Prieure, d’un ton paisible, je préfère m’abandonner entre les mains de Dieu. J’attendrai pour m’en aller d’y être obligée par la force. »

Sur ce propos, les Carmélites, aussi intrépides que leur Mère, s’écrièrent d’un même élan et d’un même cœur : « Nous resterons avec vous ! »

Puis toutes se réunirent dans la chapelle, pour y passer la nuit en prières devant le Saint Sacrement.

Vers onze heures du soir, une cinquantaine de forcenés, brandissant des armes ruisselantes de sang, se présentèrent à la porterie et demandèrent l’entrée sous prétexte de saisir un prêtre, échappé des Carmes, et qu’on avait vu traverser le jardin du monastère. Il fallut leur ouvrir. Ils fouillèrent partout, mais n’ayant trouvé personne, ils finirent par se retirer non sans avoir déclaré qu’ils reviendraient et que, cette fois, les religieuses apprendraient « à danser sous le tranchant de leurs sabres ».

Quelques amis de la communauté, coururent à la section et supplièrent qu’on envoyât des gardes nationaux afin de protéger les religieuses. Mais les commissaires leur répondirent tranquillement qu’ils n’y pouvaient rien.

D’ailleurs, toute la populace du quartier s’était mise d’accord pour envahir la maison, la saccager et la piller. Les blanchisseuses des rues avoisinantes, avec qui faisaient chorus une tourbe d’ivrognes et de filous, « criaient, par-dessus les murs qu’il fallait chasser ces aristocrates dont la propriété leur appartenait par droit d’égalité ».

Le jour de la Nativité, donc le 8 septembre, un groupe de sectaires força la clôture et donna l’ordre aux religieuses de quitter l’habit monastique. On leur obéit. Mais cette soumission immédiate ne les apaisa point. Ce qu’ils voulaient c’était chasser les Carmélites et s’emparer des trésors qu’on leur attribuait.

Ils revinrent le 11 signifier son expulsion à la communauté. Ils lui accordèrent trois jours pour se disperser. Mais sans attendre la fin de ce délai, ils ouvrirent toutes les portes et dirent à la foule qu’elle pouvait entrer librement et dérober les objets à sa convenance. Aussitôt un flot d’hommes, de femmes et d’enfants envahit, pêle mêle, la maison. Ils raflèrent tout ce qui leur tomba sous la main, dévorèrent ou gaspillèrent les provisions, brisèrent les meubles. L’autorité laissait faire et applaudissait aux exploits des plus frénétiques. Inutile de dire que, durant ce ravage, les religieuses étaient copieusement insultées.

Les mêmes orgies se renouvelèrent le lendemain et le surlendemain. Les sœurs restaient habillées de leurs défroques laïques et passaient la nuit sur des chaises pour être prêtes, en cas d’égorgement.

Enfin, le 14, deux commissaires de la section se présentèrent munis d’un mandat de confiscation. « Ils mirent en pièces les reliquaires, s’emparèrent des vases sacrés en or ou en argent. Un tableau de la Sainte Face était conservé dans un cadre enrichi de diamants. La pieuse image fut d’abord jetée à terre, comme insignifiante, tandis que ses ornements étaient enlevés. Puis l’un des commissaires la ramassa et la remit entre les mains de la Prieure stupéfaite d’un tel procédé au moment où l’on se préparait à la chasser avec ses religieuses. »

La spoliation terminée, les Carmélites furent rangées deux par deux et on les fit défiler devant la populace qui poussait des huées, leur crachait à la figure et les bousculait avec de grands éclats de rire. Elles étaient trente et une dont la plus âgée comptait quatre-vingts ans.

Paisibles sous les outrages, s’unissant par l’oraison à Jésus sur la Voie douloureuse, elles sortirent par petits groupes et s’éloignèrent dans la nuit.

La maison fut fermée, et peu après, démolie. Comme les trois autres communautés de Paris avaient subi un sort analogue, le Démon eut lieu de se réjouir car il semblait bien que le Carmel fût à jamais aboli.

VII

Ayant prévu la dispersion, la Prieure des Carmélites de la rue de Grenelle avait loué et fait arranger en ville plusieurs appartements entre chacun desquels ses filles furent réparties. Ainsi se reformèrent de petites communautés rue du Regard, rue Cassette, rue Coppeau, rue de la Harpe et rue Mouffetard. Sœur Camille fit partie de cette dernière avec six autres religieuses. Elles étaient obligées de porter des vêtements laïques, mais elles n’en suivaient pas moins leur règle aussi exactement que possible. Toutefois les Supérieurs leur avaient permis de se visiter. Elles l’auraient fait souvent si la surveillance ombrageuse des agents révolutionnaires le leur avait permis. Faute de mieux, elles s’écrivaient. Une converse, la Sœur Chrétienne cachait les lettres au fond d’une hotte, les recouvrait de mouron pour les petits oiseaux et faisait la navette entre les divers logis. Une mésaventure lui advint qui mit un terme à cette correspondance.

Un jour, oubliant que, pour la vraisemblance, elle aurait dû crier sa marchandise, elle courait, tête baissée, vers l’un des refuges, quand, au coin d’une rue, une femme l’arrête en l’empoignant par son fichu.

« Dites donc, ma petite, s’écrie-t-elle, vous me semblez une drôle de commerçante, vous ! Vous ne voulez donc pas vendre votre mouron ? »

Puis d’un coup de poing en pleine poitrine, elle renverse la Sœur sur le pavé. Le mouron et les lettres s’éparpillent çà et là. L’autre s’en empare, rosse la Sœur d’importance et s’éloigne en emportant les papiers. Il ne résulta rien de cette alerte. Mais les Carmélites n’osèrent plus employer le subterfuge. L’abbé de Launay, leur directeur, se chargea dès lors de transmettre les missives. Déguisé, il allait d’une communauté à l’autre. Et même il réussit à leur dire parfois la messe. A cet effet, se donnant pour professeur de dessin, il circulait dans Paris, un carton à modèles qui contenait une pierre d’autel sous le bras et, à la main, un étui à estampes renfermant un calice démonté. Il leur avait permis de garder le Saint-Sacrement dans une armoire, avec recommandation expresse de consommer les Saintes-Espèces, au moindre soupçon d’une visite domiciliaire.

« Jour et nuit, écrit la biographe, le divin prisonnier était adoré dans l’humble chambre transformée en chapelle. Il résidait dans un petit tabernacle, continuant à être leur force et leur espérance. Si momentanément il paraissait sommeiller, c’était afin de recevoir l’hommage de leur foi invincible et de leur confiance sans bornes. »

Sous l’égide du Sauveur, les Carmélites récitaient le bréviaire en commun ou séparément, veillaient, priaient, se mortifiaient — bref tâchaient d’observer sans trop de lacunes le coutumier de l’ordre. Cette existence d’oraison et d’entier abandon à Dieu acheva, pour ainsi dire, la formation de Sœur Camille. Elle y acquit ce calme imperturbable et cette fermeté d’esprit dont elle devait donner tant de preuves par la suite.

Le petit groupe ne possédant aucune ressource, les religieuses se mirent à confectionner des broderies qu’elles vendaient dans le voisinage. Elles tiraient de cette industrie quelques assignats qui leur procuraient une chétive nourriture. Pour ce travail, Camille ne les aidait guère. « J’y étais si peu apte, a-t-elle dit plus tard, que, pendant que mes sœurs profitaient des dernières lueurs du jour pour tirer l’aiguille, je me réfugiais tout près de notre cher Tabernacle et je priais. »

Elle se donna aussi pour objectif de soutenir le moral de la communauté. Aux récréations, elle montrait de la bonne humeur, elle savait par des propos enjoués « faire rentrer dans les cœurs alarmés la fière énergie dont le sien débordait ».

« Que ferons-nous, demandait une des Sœurs, si l’on nous mène devant les tribunaux ?

— Ce que Dieu voudra, répondit-elle ; n’a-t-il pas dit que son Esprit se tiendra lui-même sur nos lèvres pour nous donner les paroles qui conviendront. Comptons sur Lui… »


Cependant la quiétude relative du petit cénacle ne dura guère. Elles étaient espionnées de près et bientôt les zélés de la section acquirent la certitude qu’elles recevaient des prêtres insermentés. En ce temps, cela constituait un crime capital. Au nom de la liberté, on avait le droit de rendre hommage à des gourgandines représentant la déesse Raison et hissées sur les autels des églises profanées. Mais rester fidèle à l’Église, accueillir ses ministres proscrits, c’était se vouer à la guillotine, à la prison ou la déportation.

Un Polonais, président de la section, s’était juré de perdre les Carmélites contre lesquelles il nourrissait une haine démocratique. Il les dénonça et obtint un mandat de perquisition suivi de l’ordre d’arrêter ces « suspectes ».

Le jour du Vendredi Saint, 20 mars 1793, vers dix heures du matin, il se présente à la maison de la rue Mouffetard, suivi de trente sectionnaires en armes.

L’appartement est fouillé, retourné de fond en comble. « Chaque pièce, chaque meuble est l’objet d’une investigation minutieuse et de questions pressantes » — le tout assaisonné d’injures et de brutalités.

On mit la main sur une correspondance adressée à « la citoyenne Soyecourt » et dont les termes prouvaient que celle-ci se tenait en relation avec des prêtres réfractaires. Les lettres n’étaient d’ailleurs pas signées.

Camille et ses compagnes — moins deux qui avaient réussi à s’enfuir — furent emmenées par les sectionnaires et, le soir même, écrouées à la prison de Sainte-Pélagie. Elles furent jetées parmi des femmes de mauvaise vie qui les accueillirent par des quolibets fangeux et les plus ignobles blasphèmes.

Dans ce milieu abominable, elles reçurent pourtant les consolations d’un prêtre intrépide, l’abbé de Lalande qui trouva le moyen de parvenir jusqu’à elles.

Voici comment il s’y prenait. Chaque semaine, vêtu en garçon marchand de vins, il se présentait à la porte de la prison, avec un panier de bouteilles sur la tête. « Il amadouait les geôliers, leur versait à boire, parlait haut et fort ; puis les intéressant à son commerce, il obtenait d’eux de parcourir toute la prison, où il vendait ses liquides, encourageait les détenues, entendait les confessions, se chargeait des lettres pour le dehors et repassait le guichet en fumant sa pipe et en emportant les bouteilles vides. »

Cependant, la sœur Camille, tenue pour la plus dangereuse des fanatiques arrêtées rue Mouffetard, subissait chaque jour, devant les commissaires de la section du Panthéon, des interrogatoires prolongés. Ils avaient lieu généralement le soir et duraient souvent de cinq heures à minuit. Soutenue par l’oraison, elle y montrait beaucoup de sang-froid et de présence d’esprit. Attentive à ne compromettre personne, elle mesurait ses réponses, ou, lorsqu’il y aurait eu danger à dire la vérité, déclarait d’une voix ferme, qu’elle ne dirait rien. Dans ce cas, ni instances ni menaces ne réussissaient à lui arracher un mot.

Parfois les enquêteurs possédaient quelque culture ; la plupart du temps, c’étaient des illettrés, qui, ne comprenant rien aux missives saisies, s’imaginaient que toute phrase dissimulait des complots. La chose devenait presque comique, quand ils s’aheurtaient à des passages où il était question de spiritualité ou de vie intérieure.

C’est ainsi que l’un d’eux, déchiffrant avec peine une lettre de direction écrite par l’abbé de Floirac, crut y découvrir cette phrase : « Il faut faire mourir la nation. » A ce coup, il crut bien tenir l’indice d’une conjuration liberticide.

« Comment, s’écria-t-il, détestable aristocrate, tu admets qu’on souhaite de faire périr la nation ! »

Sœur Camille demanda le papier, examina le texte incriminé et répondit avec un sourire assez malicieux : « Vous avez mal lu ; il ne s’agit pas de la nation mais de la nature. Mon correspondant m’écrivait ceci : Il faut faire mourir la nature et quand elle se révolte, la comprimer quoi qu’il en coûte… Cela s’adresse à ma personne morale et n’a rien à voir avec la politique. »

Mais l’autre n’était pas convaincu. Il hocha la tête et mit la lettre de côté comme très suspecte.

On saisit combien, menés par des êtres aussi obtus, les interrogatoires devenaient périlleux. Il ne faut pas oublier que, dans la plupart des cas, les inculpées se trouvaient en présence d’imbéciles féroces du même acabit.

Aussi l’on partage l’indignation de Taine quand relatant une séance de ce genre, il s’écrie : « Le soi-disant conspirateur est livré à des bêtes grossières, colériques et despotiques, qui n’écoutent rien, qui ne comprennent rien, qui n’entendent même pas les mots usuels, qui trébuchent dans leurs quiproquos, et qui, pour singer l’intelligence, pataugent dans l’ânerie. Soumise au gouvernement révolutionnaire, la France ressemble à une créature humaine que l’on forcerait à marcher sur sa tête et à penser avec ses pieds. » (Origines de la France contemporaine.)


En une autre occasion, Sœur Camille montra que si elle usait de prudence ou gardait bouche close quand ses réponses auraient pu servir contre autrui, elle ne ménageait rien dès qu’il s’agissait de confesser sa foi.

On avait mis la main, lors de la perquisition, sur un certain nombre d’images du Sacré-Cœur. Cet emblème, plus que tout autre, avait le privilège de faire entrer en fureur les révolutionnaires. Ils y voyaient à la fois un symbole de « la superstition romaine » et un signe de ralliement pour les aristos.

Interrogée dans ce sens, Sœur Camille s’écria : « Le Sacré-Cœur de Jésus, oh ! ici, je ne crains de compromettre personne ; je puis répondre en toute liberté ! Vous me reprochez d’avoir dessiné ces images, eh bien, je m’en fais gloire et si, à cause de cela, vous me condamnez, j’aurai le bonheur de mourir pour ma foi ! Le Sacré-Cœur de Jésus m’est plus cher que la vie et si, au prix de mon existence, j’obtenais qu’il soit plus connu et plus aimé, je m’estimerais trop heureuse !

— Combien avez-vous fabriqué de ces images ? demanda l’un des juges.

— J’en ai tant fait et tant donné, répliqua tranquillement la Sœur, que je ne m’en rappelle plus le nombre… »


Malgré leur acharnement, les commissaires ne parvinrent à réunir que des présomptions. Il faut croire qu’ils conservaient quelque scrupule d’équité car leur rapport ne conclut pas à l’envoi des religieuses devant le Tribunal révolutionnaire. D’autre part, la famille de Soyecourt avait multiplié les démarches pour sauver la Sœur et ses compagnes. On a lieu de supposer également que quelques-uns des enquêteurs mirent à prix leur indulgence.

Bref, le 11 mai, ils déclarèrent les preuves insuffisantes et firent remettre en liberté les Carmélites.

La Prieure, estimant que Sœur Camille restait la plus compromise, décida qu’elle rentrerait provisoirement à la maison paternelle. La courageuse fille en éprouva beaucoup de chagrin ; mais elle était trop soumise à la Supérieure pour présenter quelques objections. Elle se soumit humblement.

VIII

Avant de suivre la Sœur Camille à travers les remous du cyclone révolutionnaire, il n’est peut-être pas hors de propos de rapporter la façon dont quelques-unes de ses Sœurs appartenant à la petite communauté de la rue Cassette et arrêtées peu après, tinrent tête aux sectaires. Cette digression présentera un double avantage. On y verra que l’énergie et la grandeur d’âme manifestées par la Sœur Camille ne lui étaient pas spéciales, puisque d’autres religieuses, formées, comme elle, selon l’esprit du Carmel, l’égalèrent en intrépidité. Ensuite, elle fournira un document de plus sur cette horrible époque où le seul fait de rester fidèle à l’Église, en réprouvant le schisme, constituait un délit qui, au regard des possédés de la Révolution, méritait les pires châtiments.


De par la constitution civile du clergé, le gouvernement révolutionnaire avait rompu avec Rome et il avait été décrété que tout prêtre qui refuserait le serment de se conformer à l’organisation nouvelle de l’Église serait mis en état d’arrestation, condamné sans délai, incarcéré ou déporté. Un trop grand nombre se soumit ; mais d’autres obéirent au Pape qui, par deux brefs, en date des 10 mars et 11 avril 1791, avait interdit le serment, déclaré nulles les élections laïques de curés aux paroisses et les élections épiscopales, sacrilèges les ordinations. Tout jureur qui ne se serait pas rétracté dans l’espace de quarante jours, était suspendu et s’il persistait, retranché de l’Église comme schismatique.

Aux religieux non-prêtres et aux religieuses, les sectaires voulurent imposer le serment d’égalité qui impliquait l’adhésion au régime. Sur ce point, les brefs du Pape ne se prononçaient pas. Mais les prêtres réfractaires, restés les directeurs secrets des religieuses, estimaient qu’un tel acte de soumission aux principes promulgués par des athées constituerait une faute grave et ils avaient interdit à leurs ouailles de le commettre. Les Carmélites de la rue Cassette, au nombre de neuf, avaient obéi ; et de là, leur arrestation.

On les conduisit d’abord à la section où on les somma de prêter le serment. Sur leur refus unanime, on délibérait de les envoyer au Tribunal révolutionnaire — autant dire à la guillotine — lorsque quelqu’un fit observer que ces filles étant fanatisées par de « perfides imposteurs », il suffirait peut-être de les tenir dans la prison de la section le temps que se dissipassent les effets de « l’influence superstitieuse » dont elles avaient été les victimes. Ce plan fut adopté et la petite communauté verrouillée à la prison de Port libre[11].

[11] C’était l’ancien couvent de Port-Royal, célèbre à l’époque la plus effervescente du Jansénisme.

Les administrateurs de police venaient, à peu près tous les jours, visiter les prisonnières et leur demandaient, chaque fois, si elles étaient disposées à jurer. Celles qui répondaient négativement étaient chargées d’injures et de menaces. Celles qui gardaient le silence étaient recluses pour vingt-quatre heures, dans une salle où l’on avait enfermé des folles.

Aucune des Carmélites ne faiblit. Elles avaient d’ailleurs pour les soutenir les visites de l’abbé de Lalande qui, toujours déguisé en garçon marchand de vins et muni de son panier à bouteilles, réussit à s’introduire auprès d’elles une ou deux fois par semaine.

L’abbé remit à l’une d’elles, Sœur Victoire, un écrit portant ce titre : Avis aux religieuses où un prêtre inconnu exposait les raisons qu’il y avait, au point de vue spirituel, de refuser le serment. C’était une imprudence car les prisonnières subissaient des fouilles fréquentes qui ne respectaient même pas leur vêtement le plus intime. Au cours de l’une d’elles, le papier fut découvert.

Grand émoi parmi les zélés de la section. Sœur Victoire comparut aussitôt devant les commissaires. Voici son interrogatoire. Je le reproduis tel quel car il montre à la fois l’état d’esprit des inquisiteurs et la trempe d’âme de leurs victimes.

Le Commissaire : «  — Connaissez-vous cet écrit ?

Sœur Victoire : — Je le connais.

Le C. : — L’approuvez-vous ?

S. V. : — Oui je l’approuve.

Le C. : — Quelle raison nous donnerez-vous de ne pas faire le serment ?

S. V. : — Il est contraire à mes vœux et ma conscience s’y refuse.

Le C. : — Tu veux donc être esclave ?

S. V. : — Non des hommes mais de Dieu.

Le C. : — Cependant Dieu t’a créée libre ?

S. V. : — Oui, de faire le bien ou le mal. Or ce que vous me demandez est le mal pour moi.

Le C. : — Ce sont tes prêtres qui t’ont monté la tête !

S. V. : — Non, c’est la Convention elle-même qui m’apprend ce que j’ai à faire puisqu’elle déclare que la liberté, comme elle l’entend, est la suppression de tout engagement indissoluble. Comme mes vœux sont indissolubles, je ne puis faire un serment qui les anéantirait.

Le C. : — Alors tu préfères ne pas obéir aux lois ?

S. V. : — Je ne demande pas mieux que d’obéir tant que les lois ne seront pas contraires à ma conscience.

Le C. : — Ta conscience te dit donc que tu es plus élevée que moi qui représente la loi ?

S. V. : — Non, en ce moment, je vous regarde comme au-dessus de moi puisque vous êtes mon juge et qu’à ce titre, vous avez le droit de m’interroger.

Le C. : — Tu crois donc que, devant Dieu, il y a des hommes plus grands que les autres ?

S. V. : — Non, je sais que nous sommes tous égaux devant Dieu et devant la loi. Mais je ne veux pas faire le serment parce que la loi de Dieu, qui passe avant la loi humaine, me défend de jurer en vain.

Le C. : — Ce n’est pas jurer en vain, puisque c’est pour sauver ta vie.

S. V. : — J’aime mieux mourir.

Le C. : — Eh bien on se délivrera de toi et de cent mille comme toi !

S. V. : — Je vous pardonne d’avance ma mort. Vous me rendrez même un véritable service car, depuis que la force m’a fait sortir de mon couvent où j’étais par ma volonté, je mène dans le monde une vie malheureuse.

Le C. : — Alors fais donc le serment puisque tu es libre.

S. V. : — Précisément, parce que je suis libre, je ne le ferai pas.

Le C. : — Soit, puisque tu t’entêtes, tu comparaîtras devant le Tribunal révolutionnaire et tu verras ce qui t’arrivera.

S. V. : — Tout ce qu’il plaira à Dieu… »


Donnons encore quelques passages des interrogatoires subis par les autres Carmélites. Ils sont instructifs et même ne manquent pas d’actualité. En effet si, de nos jours, on n’exige plus le serment d’adhésion à la République des religieuses chassées de leurs monastères, dépouillées de leur bien et obligées, pour vivre en commun, de s’exiler, on leur explique encore volontiers qu’au nom de la liberté, elles ne sont pas libres de se tenir en clôture pour prier Dieu. Moins sanguinaire, plus hypocrite, la Révolution graisse de sophismes le cordeau dont elle les étrangle.

Lorsque comparut la seconde religieuse Sœur Louise-Térèse, le juge voulut entamer une controverse avec elle. Il lui fit d’abord, en style du Contrat social, un long exposé de la liberté telle que l’entendaient les révolutionnaires. Puis il lui demanda si elle ne jurerait pas maintenant obéissance à des principes aussi sublimes.

La Sœur, que ces tautologies pâteuses influençaient fort peu, lui répondit : « Je ne puis jurer de maintenir une liberté aussi… indéfinie que celle-là. »

Le commissaire lui représenta alors que le serment était exigé par la loi et il ajouta : « Tu voudrais donc une République sans lois ? »

Mais la Sœur avait de l’esprit ; elle répondit du tac au tac : « Supposez que je sois chez les Turcs ; est-ce que je ne pourrais pas vivre à Constantinople sans jurer de maintenir le Coran ? »

Le juge, cloué, se mit en colère : « De quoi vivras-tu, s’écria-t-il, si tu tombes à la charge de la nation ? »

Et la Sœur : « Je puis travailler et en tout cas, si ma pauvreté me met à la charge de la nation, à qui s’en prendre ? La maison, à laquelle j’appartenais, n’avait-elle pas des ressources ? N’avais-je pas une dot ? Vous avez tout confisqué. »

Sur ce coup droit, le commissaire chercha une diversion : « Où as-tu lu les brefs du Pape qui condamnent le serment ?

— Lorsque j’étais encore dans mon couvent.

— Mais, au fait, dis-moi un peu, qu’est-ce que c’est que ce Pape ?

— Il n’y a pas si longtemps que vous étiez catholique pour ignorer ce que c’est que le Pape ?

— Tu es l’esclave d’un homme et tu défères, en aveugle, à ses sentiments.

— Je défère aux sentiments du Pape parce que je le regarde comme le chef de l’Église et le vicaire de Jésus-Christ.

— Quelle fanatique !… Eh bien on te chassera du pays. Tu n’aimes donc pas ta patrie ? Tu lui préfères Rome, l’Italie ou l’Espagne ?

— J’ai toujours aimé ma patrie : je ne l’ai jamais quittée. Je ne puis donc désirer vivre dans un autre pays. Si l’on m’y force, à qui sera la faute ? »

Voyant que Sœur Louise-Térèse était d’intelligence trop alerte pour se laisser surprendre, le juge la fit reconduire en prison.

Sœur Rosalie lui succéda. Son interrogatoire fut bref. A la question : « Pourquoi ne veux-tu pas faire le serment ? » elle répondit : « Il est dit dans l’Évangile qu’on juge l’arbre par ses fruits. Comme je constate que les fruits de l’arbre de l’égalité et de la liberté ne tendent qu’à détruire la religion catholique dont je fais hautement profession, je ne veux pas m’attacher, par serment, à cet arbre. »

A Sœur Philippine on voulut faire avouer qu’elle avait été retenue au monastère par contrainte. Comme elle se récriait, le juge lui demanda : « Pourquoi donc y es-tu venue ? »

Elle répondit : « Parce que j’aime le Carmel et que je ne conçois point de loi qui interdise de se réunir plusieurs ensemble pour prier. »

Sœur Angélique fut particulièrement sollicitée de dénoncer le prêtre qui lui avait remis l’avis aux Religieuses et les ecclésiastiques qui venaient rue Cassette. Pendant plus de trois heures, elle fut retournée sur le gril de questions toujours pareilles ; elle ne livra aucun nom. D’ailleurs, il en alla de même pour toute la communauté. Unanimes à refuser le serment, les Carmélites ne le furent pas moins à garder le silence sur leurs directeurs.

N’espérant plus rien obtenir de ces « entêtées », les commissaires de la section prononcèrent un arrêt de renvoi devant le Tribunal révolutionnaire. Les Religieuses, le soir même, furent transférées à la Conciergerie.

L’acte d’accusation fut rédigé, dans le style boursouflé de l’époque, par le pourvoyeur habituel de la guillotine : Fouquier-Tinville. Les Carmélites y sont prévenues « de rassemblement et de machination tendant à troubler l’État et à provoquer la guerre civile par le fanatisme… Au lieu de vivre paisiblement sous la protection (?!) de la République, elles ont fait de leur maison un repaire de prêtres fourbes et fanatiques avec lesquels elles complotaient contre les principes immortels de liberté et d’égalité ».

Il y avait là de quoi les vouer à la boucherie.

Elles comparurent devant le Tribunal le lendemain. L’interrogatoire fut une reproduction des précédents. Toutes persistèrent dans leur refus de nommer les prêtres qui les avaient assistées et de prêter le serment. Un incident égaya d’une façon assez inattendue la séance. Le président Dumas cherchait à persuader à l’une d’elles, Sœur Chrétienne, converse, qu’elle avait fait des aveux, par mégarde, pendant l’instruction. L’accusée « qui, depuis vingt-cinq ans n’avait parlé à d’autre homme qu’à son confesseur », s’écria : « Non, mon Père, ce n’est pas vrai : je n’ai rien dit !… »

Un rire général, auquel les religieuses et les juges eux-mêmes ne purent s’empêcher de se joindre, éclata.

Après le plaidoyer fort insignifiant de défenseurs officieux et le réquisitoire ampoulé de Fouquier, trois questions furent posées aux jurés. Il est instructif de les reproduire :

1o Est-il constant qu’il a été formé un rassemblement de huit femmes auxquelles des prêtres criminels ont inspiré, par des écrits, des discours et des pratiques superstitieuses, un fanatisme qui égara leurs victimes ?

2o Les ci-devant religieuses sont-elles convaincues d’avoir fait partie de ce rassemblement fanatique et d’avoir refusé le serment ?

3o L’ont-elles fait dans le dessein de troubler l’État par une guerre civile en armant les citoyens les uns contre les autres et contre l’autorité légitime ?

La réponse affirmative sur les trois points emportait la peine de mort. Mais le jury, peut-être impressionné par l’attitude des religieuses, peut-être travaillé par quelque scrupule de conscience, répondit : Oui aux deux premières questions et non à la troisième qui était la plus dangereuse.

Sur quoi, Fouquier-Tinville se leva et requit l’application de la loi. « Pour préambule, il qualifia les religieuses de vierges folles, puis il ajouta que puisqu’il était jugé qu’elles vivaient loin des affaires publiques, elles n’auraient subi que la peine de la réclusion, comme suspectes, mais que, n’ayant pas voulu dire la demeure et les noms des prêtres réfractaires qui venaient chez elles, c’était comme si elles les avaient cachés dans leur maison (sic). En conséquence, elles étaient condamnées à la déportation et leurs biens confisqués au profit de la nation. »

Le tribunal prononça donc la peine de la déportation. Et l’auditoire, convaincu qu’en exilant des Carmélites fidèles à l’Église, on sauvait d’un grand danger le régime, cria : Vive la République !

En attendant qu’on les transportât à Cayenne, les Carmélites furent incarcérées à la Salpêtrière, maison de détention réservée d’habitude aux prostituées clandestines et aux voleuses. Le 9 Thermidor, qui mit fin à la Terreur, ne leur donna cependant pas la liberté. On les transféra d’abord à Bicêtre, parmi les folles, puis à la prison des Anglaises, rue des Fossés-Saint-Victor. Enfin en 1796 sur les démarches pressantes d’un ami inconnu, elles furent exilées en Belgique et trouvèrent un refuge au Carmel de Termonde.

IX

Sœur Camille, retirée chez ses parents, y observa autant que possible, la vie claustrale. « Elle pouvait librement vaquer à ses exercices et jouir d’une profonde retraite. On la servait en maigre aux mêmes heures qu’à son couvent et Mme de Soyecourt préférait souvent se priver de la présence de sa fille plutôt que de troubler sa solitude. »

Malgré ce respect de sa vocation, la Carmélite souffrait d’être séparée de ses Sœurs et se sentait d’autant plus isolée que, par prudence, elle n’osait que rarement rendre visite à la Prieure et aux petits groupes dispersés çà et là. Pour reprendre la clôture, elle forma, un moment, le projet d’aller jusqu’à Rome à pied et en demandant l’aumône : « Je me serais présentée, disait-elle, comme une pauvre inconnue aux Carmélites de cette ville et je leur aurais demandé l’entrée de leur solitude. Elles auraient certainement eu pitié de moi ; chez elles j’aurais retrouvé le milieu sans lequel il me semblait que je ne pourrais plus vivre. »

Elle avait déjà fait ses préparatifs et le jour du départ était fixé. Mais sa mère qui, de toute sa tendresse, s’opposait à ce dessein, lui montra une lettre d’un cardinal qui, consulté, condamnait absolument un exode aussi périlleux.

Camille se résigna. Elle espérait, du moins, pouvoir continuer à vivre en religieuse dans l’hôtel familial quand, le 12 février 1794, son père et sa mère furent arrêtés par ordre du Comité de sûreté générale sous l’inculpation de complot contre la République et de menées liberticides. M. de Soyecourt fut enfermé aux Carmes encore ensanglantés des massacres de septembre et sa femme à la prison de Sainte-Pélagie où vinrent bientôt la rejoindre deux de ses filles : Mmes d’Hinnisdal et de la Tour. Les frères et beaux-frères de Camille avaient émigré, de sorte que la religieuse se trouva toute seule.

Elle s’attendait à suivre sans grand délai ses parents en prison. Mais probablement la police estima qu’en lui laissant la liberté et en surveillant toutes ses démarches, on arriverait, par elle, à découvrir la retraite de quelqu’un des prêtres réfractaires qui se cachaient un peu partout dans Paris. Ce calcul fut trompé : la Sœur, soupçonnant qu’on lui réservait le rôle d’indicatrice involontaire, se garda bien d’aller voir ses directeurs dont elle n’ignorait pourtant pas la retraite. Pour plus de sûreté, elle décida de quitter l’hôtel de Soyecourt et de se dérober, si possible, à l’espionnage des agents du Comité.

« L’arrestation de sa famille, écrit la biographe, la prévision de ce qui allait suivre lui étaient une manifestation de la voie qui s’ouvrait devant elle. Il était évident que Dieu voulait lui demander plus qu’il n’a coutume de faire même à ses épouses. L’héroïsme lui était offert, mais l’héroïsme dépouillé de gloire, l’héroïsme à petite journée, c’est-à-dire non tel ou tel acte passager dont la promptitude rend l’exécution facile, mais l’héroïsme qui lutte pied à pied contre les écueils du chemin, qui soutient, avec énergie, des combats quotidiens et renouvelés sous les formes les plus pénibles… » Il lui fallut accepter la lutte dans la solitude du cœur et de l’âme, vivre de Dieu seul, « sans secours spirituels, parmi des inquiétudes constamment renouvelées, et dans le dénuement. Cet héroïsme, elle l’accepta ».

Les épreuves se multiplièrent. Le 25 mars, Mme de Soyecourt mourut en prison d’une fièvre infectieuse. Peu après M. de Soyecourt et Mme d’Hinnisdal comparurent devant le Tribunal révolutionnaire, furent condamnés à mort presque sans débats et guillotinés le jour même. Mme de la Tour, remise en liberté, alla se cacher en province. Des autres parents de Camille, aucune nouvelle.

La Sœur, accompagnée d’une Carmélite de Pontoise qu’elle avait recueillie sur le pavé, quitta donc la maison paternelle. Afin de déjouer les recherches dont elle était l’objet, pendant plusieurs semaines, elle se transporta de taudis en taudis, dénuée de linge et de vêtements de rechange. Quant aux ressources pécuniaires, au moment de sa fuite, elle possédait six francs.

Décrivant cette période de son existence, elle a dit plus tard : « Que de fois j’ai passé la journée sans nourriture ! Le jeûne du Carmel si rigoureux n’approche pas de celui qui m’était imposé à cette époque. Quand j’avais pu, grâce à un peu de travail ou à la charité d’autrui, obtenir quelques aliments, mon inhabileté à les apprêter les rendait presque inutiles. Ma compagne n’était guère plus adroite que moi. Si bien que, habituellement, nous n’obtenions que d’étranges ragoûts. » Par exemple, il leur arrivait d’acheter un hareng saur. Ne sachant de quelle façon l’accommoder, elles le faisaient cuire dans de l’eau chaude et trempaient un peu de pain dans le bouillon.

« Mon estomac, dit-elle, avait bien de la peine à garder ce potage. Mais ce n’est pas tout ; une fois nous avions réservé le poisson pour notre repas du lendemain, quand un malencontreux chat, peu soucieux de nos mésaventures, y ajouta celle de dévorer, la nuit même, notre réserve. »

C’était un désastre, car dans son ignorance de la vie pratique, elle avait espéré ne dépenser qu’un sou par jour pour sa subsistance.

Une autre fois, entendant le cri d’un marchand de lait dans la rue, elle descendit aussitôt de sa mansarde, avec une petite tasse, pour s’en procurer. Comme elle passait les bras à travers les barreaux de la charrette, le laitier remarquant la blancheur et la finesse de ses mains soupçonna une aristocrate.

« Hé là, sacré petite ci-devant, s’écria-t-il, avec un gros rire, on a donc oublié de te couper le cou ? »

Et en même temps, le malotru fit mine de lui prendre la taille.

Camille épouvantée s’enfuit avec sa tasse vide. « Ce jour-là, elle ne mangea rien. »

Certain jour où des travaux de couture lui avaient rapporté une pincée d’assignats, elle voulut faire des provisions. Ayant acquis des œufs, quelques légumes et un quarteron de beurre, elle en avait rempli un petit panier qu’elle emportait chez elle, lorsque chemin faisant, l’idée lui vint de rendre visite à quelques-unes de ses Sœurs réunies rue du Regard. Les religieuses ignoraient sa détresse. Souffrant, elles-mêmes de la faim, d’une façon à peu près continuelle, elles crurent que Camille leur apportait du secours. Elles l’embrassent et lui expriment, les larmes aux yeux, leur reconnaissance. « Devant cette explosion de gratitude, la visiteuse se garde bien de les détromper. Elle leur abandonne le panier dont le contenu devait la faire vivre plus d’une semaine. Elle se retire, s’égayant à part soi de la plaisante aventure et on ne peut plus heureuse d’avoir pu leur dissimuler cet acte de charité. »

Quand elle souffrait par trop de la famine, elle se glissait dans le jardin de l’hôtel de Soyecourt où un domestique avait été laissé comme gardien des scellés apposés par la police. Cet homme élevait quelques poules. La Sœur s’informait si elles avaient pondu. Dans l’affirmative, elle demandait un œuf, le gobait cru sur place — et cela faisait le repas d’une journée.

Quelquefois, elle reçut l’aumône. C’est ainsi qu’un matin où sa fortune se montait à trois sous, elle les offrit à une vieille marchande de pommes contre une demi-douzaine de ces fruits. La bonne femme considère sa maigreur et ses traits tirés, et aussitôt elle lui met dans les mains une livre de ses plus belles pommes en lui disant d’une voix amicale : « Tenez, ma mignonne, fourrez tout cela dans vos poches et gardez vos trois sous. »


Elle n’était pas au bout de ses peines, car le 16 avril 1794, la Convention vota un décret interdisant aux « ci-devant nobles » d’habiter Paris. Camille dut obéir. Ne voulant pas trop s’éloigner de ses compagnes, elle se réfugia aux Moulineaux, dans une ferme qui appartenait à ses parents. Un régisseur malhonnête s’y était habitué à considérer le domaine comme son bien propre et s’en attribuait le revenu au détriment des propriétaires légitimes. Il reçut assez mal la fugitive mais il n’osa point lui refuser abri et nourriture. Quoique avec mauvaise grâce, il souffrit que la Sœur s’occupât de la vente des denrées et en tirât quelques ressources ; mais en compensation, il exigea qu’elle fît la besogne d’une fille de ferme.

Étant sous la surveillance de la police, elle devait se présenter, chaque jour, à la municipalité. Lorsqu’elle voulait se rendre, pour quelques heures à Paris, il lui fallait solliciter une permission spéciale qui ne lui était accordée qu’après cent formalités malveillantes.

Elle n’en continuait pas moins à suivre sa règle aussi exactement que possible ; c’était sa seule joie et elle ne craignait qu’une chose, c’était de manquer de ferveur. On jugera combien sa fidélité fut méritoire par ce passage d’une de ses lettres : « Le soir, lorsqu’après une journée de labeur tel que je n’en avais jamais connu, il me fallait réciter Matines après neuf heures, le violent effort que je devais faire pour vaincre ma lassitude me donnait une fièvre qui m’empêchait de dormir toute la nuit. »

Dans le même temps, Dieu lui envoya un directeur : M. Jalabert, ancien archidiacre de Notre-Dame, qui avait trouvé une cachette dans une maison de l’île Saint-Louis. Ce fut un grand réconfort pour Camille que de se rendre, tous les huit jours environ, auprès de lui. Elle se confessait ; recueillait précieusement les consolations du bon prêtre et, parfois aussi, assistait à une messe clandestine où elle recevait la sainte communion.

Pour traverser les rues de Paris sans être remarquée, elle s’affublait du costume que presque toutes les femmes du peuple revêtaient à cette époque : une jupe blanche rayée de rose ou de bleu, un grand fichu noué dans le dos, un bonnet de mousseline piqué d’une cocarde tricolore et des sabots. Cette tenue ne lui plaisait guère. Aussi pour la subir le moins longtemps possible, elle partait des Moulineaux, vêtue de la robe de bure brune qu’elle portait à la ferme et avec son « déguisement » — comme elle dit — dans une serviette, sous son bras. Arrivée dans la plaine de Grenelle, elle s’arrêtait derrière un buisson, changeait de vêtements et entrait en ville, pareille à tout le monde. Au retour, elle se rhabillait en paysanne à la même place.


Ce qu’il faut retenir de cette existence au jour le jour, c’est la sérénité parfaite avec laquelle Sœur Camille en supporta les souffrances et les angoisses. Elle avait à endurer un maximum de tribulations : le chagrin que lui avait causé la mort tragique de ses parents lui déchirait l’âme ; elle vivait dans la misère, parmi les outrages, les soupçons et les sévices ; d’un moment à l’autre, elle pouvait être arrêtée, jetée en prison, guillotinée ; enfin les émotions terribles ressenties depuis le commencement de la Révolution lui avaient infligé une maladie de cœur si grave que, quelques années après, les médecins disaient qu’elle en mourrait de bonne heure.

Or, malgré le présent si sombre et l’avenir si incertain, elle demeurait tellement unie à la croix du bon Maître, elle gardait, selon sa vocation, une conscience si nette de sa fonction de victime expiatoire pour les péchés et les folies sacrilèges de ses contemporains, qu’une paix radieuse émanait d’elle. Ah ! c’est que le soleil intérieur ne cessait de rayonner à travers les nuées qu’accumulait l’orage révolutionnaire. Quelque chose de cette illumination surnaturelle apparaissait dans son regard limpide. Tous ceux qui l’approchaient en étaient impressionnés. L’influence était si formelle que le maire des Moulineaux, sans-culotte effervescent, s’ébahissait de la subir : « Cette petite nonnain défroquée, disait-il, quand elle me regarde avec son air tranquille, elle me ferait faire tout ce qu’elle veut… »

O sang lumineux de Jésus, comme tu empourpres l’âme qui se voue à revivre ta Passion ! Même ceux qui t’outragent ou te nient reçoivent tes effluves et les splendeurs de ta Charité intarissable…

X

La vie errante de Sœur Camille n’était pas encore terminée. La ferme des Moulineaux fut mise en vente et la pauvre vagabonde involontaire dut chercher un autre asile. L’employé de la mairie, chargé de la surveillance des ci-devant nobles, la prit en pitié et la logea dans une maison abandonnée du village d’Issy. C’était une masure en ruines mais Camille se jugeait trop heureuse d’avoir un toit pour s’abriter car toutes ressources lui faisant alors défaut, elle ne possédait pas de quoi payer la location même d’une mansarde.

Dans ce dénuement, une aubaine lui vint. Une ancienne Sœur converse de la rue de Grenelle, Catherine de la Résurrection apprit sa détresse et vint vivre avec elle. La bonne fille possédait deux cents francs qu’elle avait gagnés en se plaçant comme servante depuis l’époque de la dispersion. Cette somme minime suffit à faire subsister les deux religieuses pendant plus de trois mois.

Dans l’humble réduit où elles vivotaient de la sorte, elles réussirent à disposer une chapelle et des prêtres réfractaires, cachés dans les carrières et les bois des environs, y vinrent dire de temps en temps la messe en grand secret. Les Carmélites reçurent d’une façon assez suivie la Sainte Eucharistie dont elles étaient privées depuis si longtemps. Et, comme on le pense bien, ce divin fortifiant leur fit oublier toutes les privations.

Sur ces entrefaites, arriva la réaction de Thermidor : Robespierre et sa bande furent mis hors la loi par l’initiative de quelques-uns de leurs complices qui, rompant avec la lâcheté propre aux énergumènes de la Convention, guillotinèrent l’affreux Petdeloup pour éviter qu’il les guillotinât. Le régime de la Terreur s’effondra dans la boue et dans les flaques de sang. Les prisons s’ouvrirent et les proscrits respirèrent.

Comme l’a très bien dit M. Pierre de la Gorce, dans sa belle Histoire religieuse de la Révolution (T. III in fine) : « On tuera encore. Il y aura encore dans l’ordre politique bien des violences, dans l’ordre religieux bien des persécutions. Cependant, pour qui ne s’applique pas aux détails mais voit les événements par masses, on a touché le fond de l’abîme. Maintenant c’est la remontée qui commence. Elle commence par la société civile. Encore quelques mois, et bien qu’avec de tenaces pratiques d’intolérance, bien qu’avec le maintien de lois iniques, elle commencera aussi pour la société religieuse… »

Il était temps pour Sœur Camille que la Terreur prît fin. En effet elle venait d’être prévenue que son dossier avait été remis à Fouquier-Tinville. On la cherchait pour la traduire, la semaine suivante, au Tribunal révolutionnaire où sa condamnation était certaine. Car, suivant l’expression de sa biographe, « la demi-liberté dont elle avait joui ressemblait assez à celle que la bête fauve laisse à sa proie, lorsqu’après l’avoir mise dans l’impuissance de s’échapper, elle la réserve pour l’heure de son caprice ».

Le 15 octobre 1794, Sœur Camille obtint la permission de rentrer à Paris. Elle se logea dans un petit appartement de la rue des Postes, voisin de la maison où, sous l’ancien régime, il y avait un séminaire. La chapelle n’en avait pas été profanée mais seulement dépouillée de ses ornements. La Carmélite eut l’idée d’y rétablir le culte. A cet effet, elle s’abouche avec l’abbé Baudot, ancien supérieur du séminaire, qui entre avec joie dans son projet. Quelques âmes dévouées se joignent à eux. La chapelle est nettoyée, parée tant bien que mal, et, un jour de la fin de janvier 1795, on y dit, pour la première fois, la messe. Il y eut ensuite un salut du Saint-Sacrement.

« L’abbé Baudot y bénit, avec émotion, une foule de chrétiens prosternés dans un recueillement qu’interrompaient seuls les larmes et les sanglots… L’allégresse de Sœur Camille fut si grande et si vif le souvenir qui lui en resta qu’elle ne pouvait en parler qu’avec attendrissement : — Si le sentiment que j’éprouvais alors, disait-elle, avait duré quelques instants de plus, je ne sais si j’aurais pu y résister. Heureuse mille fois si la joie de revoir mon Dieu glorifié m’eût fait mourir alors ! »


Les épreuves supportées avec une si héroïque constance, depuis quelques années, par la Sœur Camille avaient développé les qualités d’énergie et d’initiative que Dieu avait mises en elle. Sa première pensée fut de reconstituer, au moins partiellement, la communauté. Quelques ressources lui étant venues, elle obtint de sa prieure, la Mère Nathalie, l’autorisation d’entamer des démarches à cet effet. Trouver un local était le plus urgent. Elle s’y employa sans délai et ne tarda pas à découvrir, rue Saint-Jacques, une maison assez spacieuse qui avait longtemps servi d’auberge, sous l’enseigne de la Vache noire. Elle en fit l’achat, à des conditions peu onéreuses, et s’y installa, tout de suite avec neuf de ses compagnes échappées à la guillotine ou à l’exil. La Mère Nathalie ne tarda pas à les rejoindre en compagnie de six autres religieuses. Dès mars 1795, on put reprendre les exercices réguliers et organiser l’existence conventuelle.

« Tandis que le rez-de-chaussée fournissait quelques pièces destinées au service extérieur et aux travaux en commun, les étages supérieurs formaient une salle de communauté, un réfectoire et des cellules improvisées. Il ne manquait que la clôture qu’on n’osa rétablir car le gouvernement révolutionnaire demeurait ombrageux et eût considéré un local fermé à ses investigations comme un foyer de complots contre la République.

« Au centre de la maison, les Carmélites érigèrent une chapelle où bientôt, de toutes parts, des prêtres réfractaires vinrent célébrer les offices. Ils étaient si nombreux que les messes se succédaient, sans arrêt, de cinq heures du matin à midi. L’abbé de Dampierre, ancien grand-vicaire de l’archevêque de Paris se montra l’un des plus assidus. Les fidèles accoururent en foule de tout le voisinage. Leur empressement s’explique par le fait que la paroisse, Saint-Jacques du Haut-Pas, était occupée par le clergé constitutionnel et que les « vrais catholiques », obéissant aux instructions du Pape, fuyaient « les intrus ».

Voyant cette affluence, M. de Dampierre fit placer des fonts baptismaux. On donna le baptême ; on célébra des mariages. Et ainsi, la petite chapelle devint un centre où, chaque dimanche, on chantait la grand’messe et les vêpres, on prononçait des sermons.

En 1796, un décret autorisa les nobles non émigrés à rentrer dans leurs biens mis sous séquestre depuis plus de trois ans. Ceux de la famille de Soyecourt étaient considérables ; outre l’argent liquide, il y avait des maisons à Paris et des terres en Picardie. Sœur Camille s’en trouva propriétaire en partage avec sa sœur Mme de la Tour et son neveu, le jeune comte d’Hinnisdal. Elle se réjouissait de ce retour de fortune qui allait lui permettre non seulement de placer sa communauté à l’abri du besoin mais aussi de secourir d’autres maisons de l’Ordre quand un scrupule lui vint : son vœu de pauvreté ne constituait-il pas un obstacle à une prise de possession de l’héritage paternel ? Elle se rappelait qu’au temps où l’Assemblée nationale supprima les vœux, Pie VI avait déclaré qu’aucune puissance civile ne pouvait délier les consciences. Pour rien au monde Sœur Camille n’aurait passé outre à cette décision. Elle consulta ses directeurs. Ceux-ci lui suggérèrent d’adresser une demande au Pape à l’effet d’obtenir la permission d’accepter sa part dans la succession de ses parents.

« L’humble Carmélite hésita, dit la biographe. Il lui semblait voir crouler le rempart qu’elle avait voulu placer entre elle et le monde. « Hélas, s’écriait-elle, est-ce qu’il me faudra ne plus être pauvre ? » Mais l’assurance lui fut donnée que rien, en fait, ne serait changé à son dénuement. »

Alors elle se résigna à rédiger une supplique où elle exposait au Pape les motifs de sa démarche et la tristesse que son cœur en éprouvait.

Pie VI répondit immédiatement par un Bref qui permettait à Sœur Camille « d’acquérir, nonobstant son vœu de pauvreté, des biens meubles et immeubles et d’en disposer tant pour son propre intérêt que pour le soulagement des religieux de l’un et de l’autre sexe et d’autres personnes ecclésiastiques qui se trouveraient dans le besoin, déclarant d’ailleurs que la permission accordée ne préjudiciait aucunement à la substance du vœu solennel de pauvreté. »

Ainsi rassurée et autorisée, Sœur Camille se lança dans les courses, sollicitations et paperasses nécessaires pour recouvrer son dû. Comme à cette époque, la bureaucratie sévissait déjà d’une façon intense, multipliait les formalités, et fondait la tradition de traiter le public comme un ennemi personnel, la Carmélite connut tous les tracas des infortunés que des intérêts vitaux obligent d’affronter les minuties et les rebuffades de la gent administrative.

Aussi calme qu’active, elle ne se laissait pas déconcerter. On nous la montre « pâle, mince, douce, jamais impatiente ni fiévreuse malgré les difficultés de la tâche entreprise ».

« Vêtue d’une robe de laine noire, dit M. Lenotre, coiffée d’un bonnet blanc, elle courait les bureaux, les notaires, les hommes de loi. Elle obtenait, peu à peu, la restitution presque intégrale des biens immenses de sa famille. Et c’était pour les clercs et les ronds-de-cuir une stupeur d’entendre cette pauvresse, avec son petit cabas sous le bras, parler de millions, de ventes de terres, d’achats d’immeubles en un temps où les plus riches manquaient du nécessaire. »

La bataille contre les potentats du papier timbré et les hauts gardiens des grimoires légaux dura environ un an. A force de persévérance, Sœur Camille obtint la victoire.


Dès qu’elle fut en possession de sa fortune, sans prendre une minute de repos, elle se mit en devoir d’acquérir le couvent des Carmes, où, l’on s’en souvient, son père avait été détenu jusqu’au moment de comparaître devant le Tribunal révolutionnaire qui s’empressa de l’envoyer à l’échafaud.

Tout, aux Carmes, se trouvait en piteux état. Le cloître était loué à un marchand de bois qui en avait fait un dépôt de planches. Dans le jardin, un entrepreneur de plaisirs publics avait installé une tente et un orchestre sous cette enseigne : le bal des Marronniers ; on y dansait chaque décadi. « De l’ancien monastère, les pierres seules subsistaient ; on balayait la neige dans l’intérieur comme dans la rue et, sauf le mur où se voyaient encore les traces des balles et les éclaboussures de sang des massacres de septembre, toute clôture avait disparu. »

Le propriétaire actuel était un nommé Foreson qui, ne sachant que faire de ces vastes bâtiments, projetait de les démolir et de vendre les matériaux. Sœur Camille eut de longues négociations à mener avec cet homme qui lui demandait un prix excessif de la ruine. Enfin le marché fut conclu ; la Sœur et ses compagnes prirent possession le 29 août 1797. Aussitôt, l’on s’occupa de tout réparer et d’approprier le local aux obligations de la vie monastique. Par une pensée touchante la Sœur choisit, pour sa cellule, la petite chambre où son père avait vécu cinq mois avant de monter à l’échafaud.

L’installation eut lieu sans trop d’obstacle. Toutefois, un peu plus tard, maints révolutionnaires, qui voyaient d’un mauvais œil cette renaissance « d’un foyer de superstition », entreprirent de chasser les Carmélites. Des articles de journaux hostiles et des pamphlets parurent qui déversaient sur les religieuses l’outrage et la calomnie. Entre autres diatribes, on y lisait qu’une aristocrate impudente, la citoyenne Soyecourt prétendait élever en ce lieu un monument à la mémoire du « dernier tyran ». On disait aussi qu’elle formait un ramassis de « bigotes et de pontifes sanguinaires » pour préparer des attentats contre le régime des Droits de l’Homme.

Parfois aussi, la populace du quartier se rassemblait autour de la maison et témoignait l’intention de la mettre à sac. Peu à peu, à force de douceur et de charité l’on réussit à dissiper les préventions.

Il y eut pourtant encore une alarme. Un matin, un détachement d’artilleurs envahit la rue de Vaugirard et braque une pièce de canon contre la porte du monastère. La Sœur Camille, informée de ce qui se passe, rassure la communauté. « Je vais, dit-elle, me placer moi-même à la porte et si l’on tire, je recevrai le boulet. »

Et en effet, elle va s’asseoir sur une marche du perron, face aux artilleurs. Elle ne leur dit rien, se contentant de les regarder avec beaucoup de calme. Déconcertés par tant de sang-froid, admirant, malgré eux, le courage de cette frêle petite femme, les sectaires battent en retraite.

En 1798, la Prieure, Mère Nathalie mourut. Camille la remplaça par le suffrage unanime de ses Sœurs. Vinrent enfin le 18 brumaire, la dictature de Bonaparte, le Consulat et l’Empire.

La petite communauté vécut des jours moins troublés. Mais la Mère Camille devait personnellement subir encore la persécution. Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de rapporter, tout au long, ses démêlés avec la police impériale. Voici les faits brièvement résumés d’après M. Lenotre.

En juillet 1811, la police apprit, par une lettre ouverte au cabinet noir et adressée à Mgr de Grégori, l’un des cardinaux tenus en surveillance sur l’ordre de l’empereur qu’une certaine dame Camilla, habitant le couvent des Carmes, s’occupait activement de faire copier et distribuer la bulle d’excommunication contre Napoléon fulminée par Pie VII après son arrestation à Rome et promulguée en secret pendant sa détention à Savone. Le préfet de Police, baron Pasquier, fit une enquête et apprit sans difficulté que cette dame Camilla était certainement la Mère Camille de Soyecourt. Deux agents vinrent arrêter la Carmélite et la menèrent à la préfecture de police où elle fut mise au secret. On lui fit subir de longs et minutieux interrogatoires desquels il ressortit qu’elle avait, en effet, pris une certaine part à la diffusion de la Bulle[12].

[12] On trouvera le détail de ces interrogatoires et leur texte officiel dans un appendice à la Vie de la Mère Camille. On y admirera la fermeté que montra la Carmélite et comment elle sut ménager ses réponses de façon à ne compromettre personne. (Pièces justificatives, p. 56 et suivantes.)

L’instruction terminée, comme l’empereur avait interdit de donner de la publicité à cette affaire, Camille, « par raison d’État », fut envoyée en exil à Guise. « Elle y logea chez les Sœurs de l’hôpital et, tout aussitôt les visites et les témoignages de vénération se multiplièrent, ce qui mettait en grand souci le préfet du département. L’Empire s’inquiétait de cette femme aussi intrépide que douce ; la police surveillait le couvent des Carmes où l’on assurait qu’elle venait quelquefois de Guise sous un travestissement. »

Le fait était exact. La Mère Camille n’abandonnait pas sa chère communauté. A diverses reprises, elle fit le trajet à pied, affublée d’une jupe d’indienne à carreaux bleus, d’un corsage bis et d’un bonnet noir. En outre, chemin faisant, elle contrefaisait la boiteuse. Grâce à ce subterfuge, elle passait, sans être reconnue, à travers les mailles du réseau policier et parvenait à résider quelques jours auprès de ses filles.


La Restauration mit fin à son exil. La Mère Camille, de retour à Paris, pouvait espérer la tranquillité. Mais après avoir supporté tant de traverses et de déménagements, il lui restait à subir un dernier exode. L’administration réclama le couvent des Carmes pour y établir une école ecclésiastique. La Mère, non sans chagrin, fit un sacrifice sur les instances de l’archevêque et transporta sa communauté dans une maison de la rue de Vaugirard qui avait appartenu aux Bernardines avant la Révolution. C’est là que se termina son existence.

XI

Tant que la Mère Camille posséda quelques forces, elle les employa au service de sa communauté. Suivant la règle, elle avait déposé sa charge de Prieure en 1814. La religieuse qui lui succéda, ayant contracté de graves infirmités pendant la Révolution, ne put aller jusqu’au bout de son triennat et donna sa démission. La Mère Camille fut réélue à sa place et assuma le gouvernement jusqu’en 1845. A cette époque, il lui fallut déposer le pouvoir. Depuis longtemps, sa santé périclitait. Percluse de rhumatismes, affligée de crampes d’estomac opiniâtres, elle souffrait, en outre, d’une maladie de cœur. Lorsqu’elle en fut atteinte, sous la Révolution, les médecins avaient déclaré qu’elle n’y résisterait pas plus de deux ou trois ans. Vanité des diagnostics humains : malgré cette condamnation, elle n’en atteignit pas moins une vieillesse très avancée.

Pendant les dernières années, une paralysie des jambes l’immobilisa sur son fauteuil de paille. Elle y passait la journée, pleine de sérénité, s’intéressant à tous les détails de la vie conventuelle, donnant des conseils, encourageant les novices, distribuant à toutes les Sœurs les fruits de sa longue expérience.

On a conservé plusieurs de ses propos. Citons-en quelques-uns qui achèvent de peindre cette âme exceptionnelle.

« On avait été étonné, dans son enfance, de son immobilité à l’église, malgré son extrême vivacité. « Je ne répondais rien, disait la Mère dans sa vieillesse, quand on faisait cette réflexion devant moi mais je me disais : — Comment remuer quand le bon Dieu me regarde ?… — Vous regarde-t-il toujours de même ? lui demanda une Sœur. — Oh ! ma fille, lui répondit la vénérable Prieure, c’était alors le lait de l’enfance. La foi nous donne bien mieux encore son divin regard. Maintenant, il m’arrive de ne lui dire que ces mots : Mon Dieu, je crois… Mais parce que je crois, j’adore profondément… et il sait bien tout ce que je veux lui dire par là !… »

Elle aimait tant le travail que, malgré les infirmités, elle ne consentit jamais à rester oisive. Jusqu’au dernier jour, elle défila de la laine pour faire des oreillers aux pauvres. « Il faut travailler toujours, disait-elle, c’est une habitude à prendre, cela garde de mille imperfections et cela maintient l’esprit de pauvreté… D’ailleurs, voyez si la pauvreté abrège la vie. Malgré toutes les fois que j’ai eu faim et où tout me manquait, me voici arrivée à quatre-vingts ans… Donc pauvreté en tout, pauvreté partout, pour soi-même, gêne pour soi, mais largeur pour autrui et magnificence pour Dieu. »

Malgré les instances de ses filles, elle ne voulait rien ajouter ou modifier à l’alimentation plus que frugale du Carmel. « L’ordinaire, disait-elle, rien que le petit ordinaire de la règle. J’aime tant nos purées à l’eau et ce mets me va si bien qu’un bouillon me serait moins salutaire. » Et elle employait d’innocentes ruses pour observer les grands jeûnes, de sorte que la Sœur cuisinière s’écriait : « Notre Mère mange comme un petit oiseau. »

Tout à fait à la fin, on réussit pourtant à lui faire accepter parfois une grappe de raisin ou quelques gorgées de lait. Mais il ne fallait pas les lui offrir trop souvent, car alors, elle refusait d’un ton si net qu’il n’y avait pas à y revenir.

C’est qu’elle avait cet amour profond de la règle qui fait les communautés ferventes. La règle avant tout, disait-elle, la règle partout, sans adoucissement et sans trêve… J’aimerais mieux voir la communauté détruite que la règle s’y affaiblir. »

Cette austérité ne l’empêchait pas de se montrer enjouée aux heures de détente. A la récréation, sur la demande des plus jeunes parmi ses filles, elle improvisait de petites chansons qu’elle fredonnait d’une voix chevrotante, semblable au tintement d’une sonnette d’autel assourdie. Ce couplet, par exemple :

La vieillesse me gêne,
J’ai quatre-vingt-dix ans ;
Je chante encore sans peine
Malgré mes maux cuisants…

Ou encore :

Dans ma longue carrière
J’ai eu bien des tourments :
J’ai vu dessus la terre
Des bons et des méchants :
Chacun meurt à son tour
Et moi, je vis toujours…

Évidemment ce n’est point là de la grande poésie. Mais comme on trouve, dans ces innocentes amusettes, l’indice d’une âme en paix avec elle-même et à qui, en récompense de son amour, Dieu confère la simplicité joyeuse de l’enfance !

Son union à Dieu était si intime qu’elle disait un jour : « Jésus est toujours avec moi. Nous habitons, l’un et l’autre, dans la même maison. Il se donne souvent à moi et, moi aussi, je me suis donnée tout entière à lui. Je ne lui demande pas quelle récompense il me donnera ; je suis payée d’avance. Je goûterai dans le ciel plus de douceur et de consolation sans doute. Mais, au fond, je n’aurai rien de plus puisque, dès cette vie, Il se donne à moi. »


En 1848, elle s’affaiblit beaucoup et ne put guère quitter le lit. Pendant l’hiver de 1849, il devint visible que la fin approchait. A partir d’avril, les symptômes de la maladie de cœur s’aggravèrent. Suffoquant d’une façon presque continuelle, ne dormant plus, elle passait les nuits à réciter des psaumes. Elle avait fait placer en face d’elle deux images représentant la Sainte Vierge et sainte Térèse :

« Voyez, disait-elle, comme la Sainte Vierge me regarde. Elle semble me dire : — Demande-moi ce que tu voudras, je te l’obtiendrai de mon Fils… Ce sera elle et sainte Térèse qui remettront mon âme entre les mains de Dieu. »

« La dernière nuit fut agitée mais aussi fervente que les autres. Elle chanta d’une voix forte encore le psaume : Cantate Domino canticum novum. Puis elle s’écria : — Sainte Vierge, intercédez pour moi !… »

Ce furent à peu près ses paroles suprêmes. Dans la journée qui suivit, elle perdit connaissance. L’aumônier lui conféra l’extrême-onction et l’absolution sans qu’elle donnât signe qu’elle prenait part à la cérémonie. A cinq heures du soir, elle rendit le dernier soupir, tandis que la Communauté fondait en larmes autour de son lit.

C’était le 9 mai 1849. La Mère Camille avait quatre-vingt-douze ans. Selon son désir, elle fut enterrée dans la crypte de l’église des Carmes, parmi les victimes des massacres de septembre.

Après avoir subi l’épreuve de la crainte desséchante au temps où l’aberration janséniste pesa sur son âme, cette Sainte Religieuse s’épanouit enfin dans le rayonnement du Soleil d’amour qui habite les âmes de bonne volonté. C’est pourquoi, comme le dit sa biographe, « elle demeura vaillante et paisible au contact des événements les plus redoutables ; c’est pourquoi elle posséda cette charité forte et généreuse » qui fait qu’on se donne passionnément à Dieu pour sa gloire et celle de son Église.

Nous vivons à une époque de bolchevisme en croissance où rien ne prouve que des catastrophes semblables à celles que la Mère Camille eut à subir ne se reproduiront pas. Les enseignements fournis par son intrépidité dans la lutte contre le mal nous montrent comment une âme, qui aime vraiment son Dieu, se sauvegarde dans l’épreuve.

Saint Paul a dit : Si nous n’avons d’espérance que pour cette vie seulement, nous sommes les plus malheureux des hommes. Mais si, à l’exemple de la Mère Camille, nous plaçons toute notre espérance dans la vie à venir, quand viendra la tribulation, quand les héritiers de la démence révolutionnaire se jetteront de nouveau, la hache à la main, sur les fidèles, nous confesserons hautement notre foi et nous connaîtrons le bonheur de mourir pour Notre-Seigneur Jésus-Christ et nous obtiendrons la grâce d’accomplir, comme le dit encore saint Paul, « ce qui manque à sa Passion ».

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