Légendes et curiosités des métiers
The Project Gutenberg eBook of Légendes et curiosités des métiers
Title: Légendes et curiosités des métiers
Author: Paul Sébillot
Release date: June 13, 2010 [eBook #32798]
Language: French
Credits: Produced by Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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PAUL SÉBILLOT
LÉGENDES
ET
CURIOSITÉS DES MÉTIERS
OUVRAGE ORNÉ DE 220 GRAVURES
D'APRÈS DES ESTAMPES ANCIENNES ET MODERNES OU DES DESSINS INÉDITS
[Illustration]
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON
LÉGENDES
ET
CURIOSITÉS DES MÉTIERS
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
=Contes populaires de la Haute-Bretagne.=—Un volume
in-8o, de pp. XII-360 3 fr. 50
=Contes des paysans et des pêcheurs.=—Un volume
in-18, de pp. XXI-374 3 fr. 50
=Contes des marins.=—Un volume in-18, de pp.
XII-374 3 fr. 50
(Ouvrages autorisés pour les bibliothèques populaires
et celles de la Marine.)
=Contes de terre et de mer, légendes de la
Haute-Bretagne.=—Un vol. in 8e, de pp. 250,
illustré par Léonce Petit, G. Bellenger, Sahib (Épuisé.)
=Légendes, croyances et superstitions de la Mer.=
Première série: La Mer et le Rivage.—Un vol.
in-18, de pp. XII-363.
Deuxième série: Les Météores, les Vents et les
Tempêtes.—Un vol. in-18, de pp. 342.
Chaque série 3 fr. 50
=Le Blason populaire de la France.= (En collaboration
avec M. H. Gaidoz.)—1 vol. in-18,
de pp. XII-382 3 fr. 50
=Contes des provinces de France.=—1 vol. in-18,
de pp. XI-332 3 fr. 50
(Collection de la France merveilleuse et légendaire.)
=Littérature orale de la Haute-Bretagne.=—Un vol. in-12 elzévir, de pp. XII-404, avec musique 5 fr.
=Traditions et superstitions de la
Haute-Bretagne.=—Deux vol. in-12 elzévir,
de pp. VII-387 et 389 10 fr.
=Coutumes populaires de la Haute-Bretagne.=—Un vol.
in-12 elzévir, de pp. VIII-376 5 fr.
=Gargantua dans les traditions populaires.=—Un vol.
in-12 elzévir, de pp. XX-342 5 fr.
(Collection des Littératures populaires de toutes les nations.)
=Les Travaux publics et les Mines dans les traditions et les superstitions de tous les pays.=—Les routes, les ponts, les chemins de fer, les digues, les canaux, l'hydraulique, les ports et les phares, les mines et les mineurs.—In-8o de pp. XX-620 avec 420 illustrations, dont trois en couleur et huit planches hors texte 40 fr.
IMPRIMERIE E. FLAMMARION. 26 RUE RACINE. PARIS.
PAUL SÉBILLOT
LÉGENDES ET CURIOSITÉS DES MÉTIERS
LES MEUNIERS—LES BOULANGERS—LES PATISSIERS LES BOUCHERS—LES FILEUSES LES TISSERANDS—LES OUVRIÈRES EN GAZE—LES CORDIERS LES TAILLEURS—LES COUTURIÈRES—LES DENTELLIÈRES LES MODISTES—LES LAVANDIÈRES ET BLANCHISSEUSES LES CORDONNIERS—LES CHAPELIERS LES COIFFEURS—LES TAILLEURS DE PIERRE—LES MAÇONS LES COUVREURS—LES CHARPENTIERS LES MENUISIERS—LES BOISIERS ET LES SABOTIERS—LES TONNELIERS LES CHARRONS—LES TOURNEURS LES PEINTRES, VITRIERS ET DOREURS—LES BUCHERONS LES CHARBONNIERS—LES FORGERONS LES CHAUDRONNIERS—LES SERRURIERS—LES CLOUTIERS LES IMPRIMEURS
OUVRAGE ORNÉ DE 220 GRAVURES D'APRÈS DES ESTAMPES ANCIENNES ET MODERNES OU DES DESSINS INÉDITS
PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26
Tous droits réservés.
TABLE
DES
MONOGRAPHIES ET DES GRAVURES[1]
[Footnote 1: Les noms placés entre parenthèses sont ceux des auteurs des gravures ou ceux des livres dont elles sont extraites.]
LES MEUNIERS
Pages.
Fidèle comme un meunier (Lagniet) 5
Il ressemble à un homme comme un moulin à vent (Lagniet) 9
Le Moulin de la «Dissention» (XVIIe siècle) 13
Les Femmes au moulin (Caquet des femmes) 17
Les Enfarinez, image satirique (XVIIe siècle) 20
Le Capitaine des Enfarinez, image satirique (XVIIe siècle) 21
Le Meusnier à l'anneau, image satirique (XVIIe siècle) 25
Habit de Meusnier (G. Valck) 29
L'Ane conduisant le Meunier (Le Monde à rebours) 31
L'anneau, fragment de caricature (XVIIe siècle) 32
LES BOULANGERS
Opérations de boulangerie au XVIIe siècle
(Franqueville) 5
Histoire d'un Boulanger de Madrid qui a esté chastié
(XVIIe siècle) 7
Boulanger enfournant (Jeu de l'Industrie) 12
Image de saint Honoré (gravé pour la corporation, XVIIIe siècle) 17
Vesta, déesse des boulangers (Magasin pittoresque) 22
Anciennes bannières des boulangers (Magasin pittoresque) 24
Pierres sculptées de maisons de boulangers à Édimbourg 27
La Belle Boulangère (Binet) 29
Le Boulanger, vignette (Jauffret) 32
LES PATISSIERS
Une Rôtisserie-pâtisserie au XVIIe siècle (Guérard) 5
Crieur de petits pâtés (Brébiette) 8
Le Pâtissier (Abraham Bosse) 9
Des pâtes, talmouses (Boucher) 13
La Poire et le Pâtissier, caricature contre Louis-Philippe (1835) 17
Pain d'épices de Reims (Poisson) 20
L'Oublieur (Guérard) 21
L'Oublieur et la Laitière (B. Picart) 25
L'Amour marchand de plaisir (Perrenot) 29
L'Aimable Caporal, vignette (1830) 31
Marchande de plaisir (Poisson) 32
LES BOUCHERS
Boucher assommant un boeuf (Jost Amman) 5
Le Boucher (Guérard) 9
Le Boucher et sa cliente (Daumier) 13
Promenade du boeuf gras, vitrail de Bar-sur-Aube (XVIe siècle) 16
Promenade du boeuf gras, placard de «l'ordre et la marche» (1816) 17
Louis-Philippe et le boeuf gras (1835) 21
Boucher hollandais (XVIIe siècle) 25
Boucher italien (Mitelli) 29
Veau depeçant un boucher (Le Monde à rebours) 31
Le Boucher (Arts et Métiers) 32
LES FILEUSES
Les trois Parques (Bonnart) 5
La Veillée (Mariette) 9
Fille qui écoute un berger (Lagniet) 13
Les trois fileuses fantômes, d'après une ballade alsacienne
(Klein) 16
Les Vierges sages (Brueghel) 17
La Belle fileuse (Jaubert) 21
La Fileuse (Mérian) 25
Le Lutin et la Fille du meunier (J-E. Ford) 29
L'étrange visite (D. Batten) 31
La Truie qui file (Enseignes de Rouen) 32
LES TISSERANDS
Les trois voleurs (Tisserand, Meunier, Tailleur) sortant du sac
(Lagniet) 5
Atelier de tisserand (XVIe siècle) (Jost Amman) 13
Les Vierges sages (Crispin de Passe) 17
Tisseuse au XVIe siècle (Éloge de la folie) (Holbein) 21
LES OUVRIÈRES EN GAZE
Les Ouvrières en gaze (Binet) 24
LES CORDIERS
Le Cordier (Lagniet) 29
Cordiers à l'ouvrage (XVIe siècle) (Jost Amman) 31
Ange rallumant la lampe de sainte Gudule (Stalle de Saint-Loup, à Troyes) 32
LES TAILLEURS
Boutique de tailleur hollandais (XVIIe siècle) 5
Tailleur cousant (Van de Venne) 9
Atelier de tailleur au XVIIe siècle (Franqueville) 12
Atelier de tailleur allemand (Chodowiecki) 13
Tailleur cousant (Jeu universel) 15
Habit de tailleur (G. Valck) 17
Tailleurs bretons cousant (Perrin) 25
Tailleur breton enseignant le cathéchisme (Perrin) 29
Tailleur (Jauffert) 32
LES COUTURIÈRES
Les Couturières (Binet) 5
Femmes cousant (Chodowiecki) 9
Fileuses et Couturières, gravure hollandaise (XVIIe siècle) 12
LES DENTELLIÈRES
Dentellières (Encyclopédie) 16
L'ouvrière en dentelles (Jaubert) 17
Dentellière hollandaise (Mieris) 20
LES MODISTES
Boutique de modiste en province (Crafty) 24
Les Filles de modes au XVIIIe siècle (Binet) 25
Madame et sa modiste, singerie (1825) 28
Boutique de modiste (Gavarni) 29
La Modiste, travestissement (Bouchot) 31
La Modiste (Fleurs professionnelles) 32
LES LAVANDIÈRES ET LES BLANCHISSEUSES
La Blanchisseuse et le Batelier (Cochin) 5
Laveuses au bord de la Seine (Henry Monnier) 9
Le Maçon et la Blanchisseuse (Saint-Aubin) 13
Lavandières de nuit en Berry (Maurice Sand) 17
Le bavardage au lavoir (Caquet des femmes) 21
Petite blanchisseuse (Gavarni) 24
La vieille blanchisseuse (Traviés) 25
La Repasseuse (Lanté) 29
La Blanchisseuse (Arts et Métiers) 31
Vieille blanchisseuse (Daumier) 32
LES CORDONNIERS
Boutique de cordonnier (Jost Amman) 5
Saint Lundi, image populaire (Dembour) 9
Le Juif-Errant, image populaire (Musée de Quimper) 12
Boutique de cordonnier (Encyclopédie) 13
Un Savetier (A. van Ostade) 16
Le Savetier, image révolutionnaire (1790?) 17
Au Diable à quatre (Jeu de Paris en miniature) 20
Le Cordonnier et la Servante (Magasin pittoresque)
(XVIIe siècle) 21
Le Cordonnier (XVIIe siècle) (Leroux) 25
Ulenspiegel, apprenti cordonnier (Lagniet) 29
Le Savetier (Bouchardon) 32
Le Nouvelliste (Grenier) 33
Arrivée d'un compagnon (Bois de la bibliothèque bleue de Troyes) 36
Le Savetier (Ciarte) 37
Saint Crépin (Bois de la bibliothèque bleue de Troyes) 40
Archi-confrérie de Saint-Crépin, image patronale (XVIIIe siècle) 41
Marchand de souliers italien (Mitelli) 45
La Méchante cordonnière, d'après l'Album de la Mère l'oye
(Hollande) 48
Le Cordonnier et les nains (Vieux contes Allemands) 49
Gnafron (Randon) 49
Le Savetier (Arts et Métiers) 50
LES CHAPELIERS
Habit de chapelier (G. Valck) 52
Le Chapelier, réclame américaine (1872?) 53
Boutique de chapelier (XVIIIe siècle) 57
Le Chapelier à la queue, caricature (XVIIe siècle) 61
Dancré, flamand, adresse de chapelier (XVIIIe siècle) 63
Charles, ses chapeaux (Réclame moderne) 64
Ne pesant pas l'once (Réclame moderne) 64
LES COIFFEURS
Absalon pendu, enseigne de coiffeur (Jeu de Paris) 4
Mademoiselle des Faveurs, caricature (XVIIIe siècle) 5
Le Barbier patriote (Image révolutionnaire) 8
Boutique de perruquier (Cochin) 9
L'édifice de coiffure, caricature (XVIIIe siècle) 12
Il faut souffrir pour être belle, caricature (Journal des
Modes, 1810) 13
Le Barbier politique (Pigal) 17
Boutique de barbier, image anglaise (XVIIIe siècle) 20
Le fer trop chaud (Marillier) 21
La toilette du clerc (Carle Vernet) 25
Le Jour de barbe, singerie 29
Boutique de perruquier (Duplessi-Bertaux) 32
LES TAILLEURS DE PIERRE
Tailleur de pierre (Jost Amman) 5
Tailleur de pierre (Bouchardon) 8
LES MAÇONS
Maçons et tailleurs de pierre, miniature italienne (XVe siècle) 13
Maçon italien (Mitelli) 17
Qui bâtit ment (Lagniet) 21
Maçons à l'ouvrage (XVIIIe siècle) 25
LES COUVREURS
Couvreurs sur un toit (Duplessi-Bertaux) 29
À bas couvreur (Embarras de Paris) 31
Couvreurs sur un toit (Couché) 32
LES CHARPENTIERS
Charpentiers au XVIe siècle (Jost Amman) 5
Saint Joseph et l'enfant Jésus (XVIe siècle) 8
Sainte Famille (XVIe siècle) 9
Le Raboteux (Carrache) 12
Compagnon charpentier (Jules Noel) 17
LES MENUISIERS
Intérieur de menuisier (Larmessin) 20
Menuisier coffretier (Jost Amman) 24
Petits génies menuisiers (Peinture pompéienne) 25
Amours menuisiers (Cochin) 29
Figure de menuisier, image populaire (Dembour) 31
Le Menuisier (Couche) 32
LES BOISIERS ET LES SABOTIERS
La Chasse fantastique (Maurice Sand) 5
Figures humaines en bois (Paul Sébillot) 9
Marchand de balais (Poisson) 12
Balais! Balais! (Boucher) 13
Atelier de sabotier (Encyclopédie) 17
Marchande de balais (Cris de Paris) 22
LES TONNELIERS
Tonnelier encavant (Mérian) 24
Tonneliers à l'ouvrage (Gravure hollandaise, XVIIe siècle) 25
Le Tonnelier (Bouchardon) 29
Tonneliers à l'ouvrage (Jost Amman) 31
Tonneliers (Charivari) 32
LES CHARRONS
Charron au XVIe siècle (Jost Amman) 5
LES TOURNEURS
Tourneur au XVIe siècle (Jost Amman) 8
Le Tourneur dans sa boutique au XVIIe siècle (Lagniet) 9
LES PEINTRES VITRIERS ET DOREURS
Peintre en bâtiment italien (Mitelli) 13
Le poète Pope nettoyant une façade, caricature anglaise (V.-H.) 17
La Déroute de la Céruse (1852) 21
Vitrier assujettissant un vitrage en plomb (Lagniet) 24
Le Vitrier et le Cordonnier (Pruche) 25
Le Doreur, caricature (XVIIe siècle) 29
Amour tourneur (frontispice de l'Art de tourner) 32
LES BÛCHERONS
Le Casseu d'bois (Maurice Sand) 5
Porteur de fagots (Abraham Bosse) 9
Mouleur de bois (Caffiery) 13
L'Arbre et le Bûcheron (Fables du sieur Le Noble)
(XVIIe siècle) 16
LES CHARBONNIERS
Le Fendeur de bois (Bonnart) 21
Le Meunier et le Charbonnier (Lagniet) 24
La Charbonnière (Cochin) 25
La Vendeuse de mottes (Bonnart) 29
Boutique de charbonnier (Félix Régamen) 31
Noir comme charbonnier (Ombres chinoises, 1845) 32
LES FORGERONS
Le Taillandier, image satirique (Larmessin) 5
Servante ferrant la mule, caricature (XVIIe siècle) 8
Le Forgeron (Franqueville) 13
La Destruction de Lustucru, caricature (XVIIe siècle) 17
La Forge merveilleuse, image populaire (Dembour) 25
Intérieur de forge hollandaise (De Venne) 28
Forgerons travaillant en mesure (XVIIIe siècle) (Chodowiecki) 29
Serruriers et Forgerons (Jeu de l'industrie) 32
LES CHAUDRONNIERS
Le Chaudronnier (Bonnart) 5
Chaudronnier ambulant (Guérard) 9
Chaudronnier (Poisson) 12
Chaudronnier (XVIIe siècle) (Brébiette) 13
Apprentis chaudronniers (Madou) 17
Étameur ambulant, d'après une eau-forte (1845) 21
LES SERRURIERS ET LES CLOUTIERS
Almanach des maîtres serruriers, frontispice (XVIIIe siècle) 24
Habit de serrurier (G. Valck) 25
Le Serrurier galant (Pigal) 28
Atelier de serrurerie (Jost Amman) 31
Étameur ambulant (Jeu des Enseignes) 32
LES IMPRIMEURS
Imprimerie au XVIe siècle (Stradan) 5
Imprimerie au XVIe siècle (Josse Badius) 9
L'Apprenti imprimeur (A.-de Saillet) 13
Habit d'imprimeur en lettres (G. Valck) 17
L'Imprimerie, allégorie (Bonnart) 21
L'Imprimerie, allégorie (Gravelot) 25
Printer devil, apprenti imprimeur (Les Anglais peints par eux-mêmes) 29
Le Singe (caricature américaine) 31
Vitam mortuis reddo (B. Picart) 32
[Illustration]
IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.
PRÉFACE
On s'est beaucoup occupé des métiers au point de vue technique, économique, social ou historique: on a reproduit avec détail les règlements qui les régissaient sous le régime des corporations: mais on n'a guère parlé, si ce n'est très incidemment, de ce qu'on pourrait appeler leur histoire familière.
Au cours de mes études sur les traditions populaires, j'avais été frappé du petit nombre de renseignements que les divers auteurs me fournissaient à ce sujet. Les traditionnistes de notre temps, qui ont recueilli tant d'observations curieuses sur les paysans, parfois sur les marins, ont rarement étudié les ouvriers. Nulle enquête n'était pourtant plus urgente, parce que le nivellement de moeurs, d'usages et d'idées que produit la civilisation moderne se fait surtout sentir dans les villes, où réside le plus grand nombre des gens de métier, et que tout ce qu'ils ont pu conserver d'original est condamné à une disparition prochaine. Il y a plus de dix ans, j'avais esquissé dans la revue L'Homme, un programme de recherches sur les artisans, et à plusieurs reprises j'ai essayé d'appeler sur eux l'attention de mes collaborateurs de la Revue des Traditions populaires; mais alors que j'obtenais tant de faits sur la vie, les moeurs et les superstitions de la campagne, je constatais que bien peu s'intéressaient aux gens qui travaillent à des métiers, sans doute parce que l'observation était plus difficile, ou bien parce que l'on croyait qu'elle fournirait une maigre récolte. Les très nombreux livres de Folk Lore publiés depuis quinze ans, si riches en détails sur les paysans, n'en consignaient qu'un bien petit nombre sur les ouvriers. Je continuais cependant à glaner des notes, et c'est en réunissant quelques-unes d'entre elles que j'écrivis la petite monographie intitulée Traditions et Superstitions de la Boulangerie (1890). Elle parut curieuse à quelques-uns de ceux qui l'avaient lue, et plusieurs me demandèrent si je ne pourrais traiter les divers autres métiers en les envisageant au même point de vue.
Si l'entreprise n'était pas facile à exécuter, elle était de celles qui sont faites pour tenter un amateur de recherches. Je me mis à étudier le sujet plus à fond, et je fus amené peu à peu à modifier, et surtout à élargir, le plan que j'avais d'abord adopté. Au lieu de me borner, comme je l'avais fait dans mon premier ouvrage, à enregistrer les superstitions, les contes et les proverbes qui s'attachent à chaque métier, je pensai qu'il convenait d'y ajouter les coutumes, les fêtes, les traits de moeurs, parfois même les anecdotes typiques, et que la mise en oeuvre de ces divers éléments pourrait former une sorte d'histoire intime des métiers.
Les moeurs et les coutumes des artisans avaient préoccupé le savant A.-A. Monteil; mais l'auteur de l'Histoire des Français des divers états s'était placé à un point de vue plus général que le mien; ses indications, souvent fort intéressantes, s'appliquent surtout au XVIe siècle, et ses deux derniers volumes n'en fournissent qu'un petit nombre qui touchent à mon sujet. Les auteurs du Livre d'Or des Métiers avaient procédé, ainsi que je le fais, par monographies; mais il n'en parut que sept, fort inégales comme étendue et comme mérite. Pas plus que Monteil ils n'avaient attaché d'importance aux dictons et surtout aux contes et aux légendes; mais Paul Lacroix et Édouard Fournier connaissaient trop bien les écrivains comiques ou satiriques, l'ancien théâtre et les livrets populaires, dont on leur doit tant de rééditions, pour ne pas avoir pressenti le parti que l'on peut en tirer pour l'histoire des moeurs et des coutumes.
Ces diverses productions, oeuvres d'écrivains dont souvent le talent est médiocre, fournissent à celui qui a le courage de les lire des renseignements d'autant plus précieux qu'ils se rencontrent tout naturellement sous leur plume, alors qu'ils ne pensent pas à donner un document, mais simplement à consigner quelque anecdote plaisante ou singulière. Il en est qui jettent sur certaines pratiques, sur certaines coutumes, sur des préjugés, une lumière souvent inattendue et qui a toute la saveur d'une étude d'après nature. On rencontre assez fréquemment de ces traits chez les conteurs, ou chez les auteurs de facéties dans le genre de celles qu'on a mises sous le nom de Tabarin.
Avant le milieu du XVIIe siècle, l'ancien théâtre choisissait parfois ses personnages parmi les ouvriers les plus populaires: on y voit des chaudronniers, des forgerons, des tailleurs, des meuniers, des gagne-petit de la rue, et plusieurs passages visent les moeurs ou les ridicules de divers autres artisans. Quand, sous l'influence des grands classiques, la comédie devient plus régulière et s'attache à peindre des caractères, les gens de métier y figurent plus rarement; les parades même de la Foire, bien que destinées surtout à l'amusement du peuple, ne les mettent qu'assez rarement à la scène, et ils n'y reparaissent, d'une façon quelque peu suivie, que vers la fin du siècle dernier. De nos jours on a vu au théâtre beaucoup de pièces dont le héros était un ouvrier; mais ce n'était souvent qu'une étiquette, et rarement les moeurs ou les ridicules particuliers à chaque état y étaient décrits avec fidélité.
Dans les anciens romans et dans les recueils de nouvelles, on ne rencontre guère, jusqu'à Restif de la Bretonne, que des traits épars, quelques personnages épisodiques, et les romanciers contemporains n'ont pas toujours assez connu les ouvriers, pour que l'on puisse considérer comme très exacts les détails qu'ils donnent sur leurs moeurs, leurs habitudes, sur leurs préjugés; en dépit de leur prétention au document, le portrait qu'ils peignent est le plus souvent ou poussé à la charge ou flatté jusqu'à l'idéalisation.
Rares aux époques où la noblesse est beaucoup, la bourgeoisie quelque chose et les artisans bien peu, les renseignements sur la partie du peuple qui travaille manuellement deviennent plus abondants à mesure que le commerce et l'industrie se développent. Mais toujours ils sont très dispersés, et l'on trouverait à peine avant notre siècle deux ou trois ouvrages de quelque valeur où l'on se soit occupé de la vie intime des ouvriers.
Sous le règne de Louis-Philippe, on s'y intéresse davantage; on voit paraître les Physiologies de beaucoup de métiers, ou des ouvrages dans lesquels ils sont, suivant une expression qui avait fait école, «peints par eux-mêmes». Mais si parmi les écrivains qui ont écrit ces diverses monographies, il en est qui avaient observé exactement et sans parti pris, un grand nombre, sous l'influence romantique, avaient voulu créer des types, donné à leurs personnages un relief exagéré, et leur avaient prêté des mots et des idées qu'ils ne pouvaient pas avoir. Le pittoresque à la mode faisait tort à la vérité, qui souvent paraissait secondaire à des écrivains qui visaient avant tout à l'amusement des lecteurs; de là, suivant que le sujet prêtait à l'éloge ou à la satire, des travestissements, parfois étranges, de corps de métiers qui n'avaient mérité
Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
Dans les monographies qui composent ce volume, j'ai mis en oeuvre les documents empruntés à ces diverses sources; il en est, surtout pour les périodes anciennes, qui me semblent présenter le caractère d'une incontestable véracité; malgré leur exagération évidente, je n'ai pas écarté certains autres, mais j'ai eu soin de les citer à peu près in extenso, ou de mettre, par quelques lignes, le lecteur en garde. Je n'ai pas non plus négligé les statuts des métiers, les ordonnances ou les traités de police, dans lesquels il m'est arrivé de rencontrer des traits de coutumes ou de moeurs qui rentraient directement dans mon sujet.
À côté de faits empruntés à des livres, il en est un bon nombre qui proviennent d'une enquête que j'ai faite personnellement, ou en m'adressant à des correspondants qui m'avaient déjà fourni des matériaux pour mes ouvrages précédents. Afin de provoquer de nouvelles recherches, je les ai insérés dans la Revue des traditions populaires: parmi les autres communications, qui paraissent ici pour la première fois, plusieurs me sont venues de personnes qui avaient lu les livraisons que j'ai publiées au commencement de cette année.
En écrivant le mot Légendes sur la première ligne du titre de ce livre, je n'ai pas été seulement guidé par le désir de plaire au lecteur en reproduisant des récits touchants, curieux ou comiques. Souvent la littérature orale reflète exactement les idées populaires, et forme un complément utile aux faits constatés par les écrivains. En ce qui concerne les contes et les légendes, on remarque que les ouvriers des divers états y tiennent une bien petite place, si on la compare à celle des laboureurs, des marins et des bergers, quoique ces humbles personnages figurent moins souvent dans le merveilleux royaume de: «Il était une fois», que les rois et les reines, les princes et les princesses. Parfois le métier exercé par le héros n'est pas en rapport direct et nécessaire avec le récit, et, suivant les pays, la profession qui lui est attribuée peut changer. Mais si le rôle est de ceux qui demandent de la finesse, de la ruse plutôt que de la force, on peut être à peu près certain qu'il sera tenu par un cordonnier, un tailleur ou un meunier, alors que les gens forts ou orgueilleux sont des forgerons ou des charpentiers.
D'autres récits appartiennent à la série des moralités: des boulangers ou des lavandières sont punis de leur mauvais coeur, tandis que des sabotiers ou des bûcherons compatissants reçoivent des récompenses. Il en est qui servent à expliquer ou à justifier des prohibitions, ou qui montrent comment sont traités ceux qui n'ont pas respecté le bien d'autrui. À tout prendre, ces contes forment une école de morale qui en vaut bien d'autres à visées plus ambitieuses.
Les sentiments du peuple qui achète, à l'égard du métier qui produit, se manifestent surtout dans les proverbes, les dictons, les formulettes et les sobriquets. Ils en mettent en relief les qualités, plus souvent les défauts réels ou supposés, et se montrent particulièrement agressifs sur le chapitre de la probité. Je ne prétends pas, loin de là, qu'ils soient tous justifiés par les faits, même anciens. Actuellement il en est beaucoup qui sont de simples survivances, et qui, s'ils ont eu une réelle raison d'être, s'appliquent à un état de choses qui n'existe plus. De ce nombre sont la plus grande partie de ceux qui visent certains larcins professionnels. Quoi qu'on ait pu dire, dans la plupart des métiers, la moralité générale a grandement progressé, et le temps n'est plus où le consommateur voyait nécessairement un voleur dans le fabricant qui lui livrait un objet ou le marchand qui le lui vendait. Cela tient en partie à ce que l'ouvrier ne travaille plus guère sur des matériaux appartenant aux particuliers, et qu'il n'a plus la tentation de s'en approprier une partie. En outre, les commerces étant devenus libres, la concurrence empêche de rechercher de petits gains illicites qui, bientôt découverts, feraient le client déserter la boutique où se serait produite la fraude, pour s'adresser au voisin.
Les dires populaires constatent aussi une sorte de réprobation qui s'attachait à tout un corps de métier, non pas cette fois en raison de fraudes ou de vol, mais à cause du métier lui-même, et parce qu'il avait été exercé à une certaine époque par des races méprisées. Il y avait naguère encore, dans plusieurs pays de France, de véritables parias, tenus à l'écart par les populations au milieu desquelles ils vivaient, qui étaient à chaque instant exposés à des avanies et à des injures, et qui étaient, pour ainsi dire, condamnés à ne se marier jamais qu'entre eux. Ces préjugés, fort heureusement, vont s'effaçant tous les jours, et le temps n'est peut-être pas très loin où ceux qui étaient les plus vivaces au commencement de ce siècle, auront entièrement disparu.
Les artisans d'autrefois avaient bien des usages particuliers, bien des fêtes dont le caractère, souvent presque rituel, remontait à des époques lointaines; des cérémonies spéciales avaient lieu à des époques déterminées de l'année, lorsque l'apprenti devenait compagnon, quand l'ouvrier passait contremaître. Quelques-unes n'existent plus qu'à l'état de souvenir: d'autres sont en train de mourir. S'il en est qui ne sont pas à regretter, il y en avait certaines qui entretenaient une sorte de lien entre les diverses catégories du métier, depuis le patron jusqu'au petit garçon qui commençait son apprentissage. Ceux qui rêvent de creuser un fossé entre deux éléments, qui sont aussi nécessaires l'un que l'autre, pourront se réjouir de voir cesser ces rapports; il n'en sera pas de même de ceux qui pensent que
Quand les boeufs vont deux par deux
Le labourage en va mieux.
J'ai donné un assez large développement à l'illustration documentaire, puisqu'elle comprend 220 gravures. Elle est empruntée à des sources très variées. La plupart du temps elle est en relation directe avec le texte, que souvent elle complète ou éclaircit. C'est surtout le cas de celle qui représente des scènes de moeurs. D'autres images reproduisent des costumes d'autrefois, d'anciens modes de travail, des intérieurs d'ateliers ou de boutiques, qui permettent, mieux qu'une longue description, de se figurer le milieu dans lequel vivait ou travaillait l'ouvrier aux siècles derniers.
Depuis les vieux bois si pittoresques et si exacts de Jost Amman jusqu'aux belles planches de l'Encyclopédie méthodique, les métiers n'ont pas été regardés comme de simples thèmes à images agréables, que l'on pouvait traiter par à peu près. Le cadre dans lequel les artistes ont placé les personnages est très bien choisi et bien rendu, avec ses détails particuliers; il est certaines estampes traitées avec un tel souci de la vérité qu'elles permettent de reconstituer le métier avec les ustensiles qui servaient à l'exercer, et ses produits à divers états d'avancement. Les anciennes caricatures elles-mêmes révèlent une observation très attentive, et tout en étant comiques ou satiriques, elles nous conservent bien des détails de costume, d'attitudes ou d'accessoires qui ne sont pas mis là par amour du pittoresque, mais parce qu'ils existaient réellement, et que les dessinateurs d'alors jugeaient qu'ils étaient utiles au sujet qu'ils voulaient représenter. À ce point de vue, elles sont très supérieures à celles de l'époque moderne, faites plus hâtivement, et dont les auteurs se sont du reste placés à un point de vue différent.
Les images de métiers sont assez nombreuses, moins pourtant qu'on ne serait tenté de le croire, et souvent elles visent plus la technique que les moeurs ou les coutumes des artisans. Les artistes se sont plutôt occupés des ouvriers qui parcouraient les rues, des marchands ou des revendeurs qui annonçaient leur présence par des cris, que des producteurs. On doit faire une exception pour les gravures et pour les images populaires qui ont paru depuis le règne de Henri IV jusqu'au milieu de celui de Louis XIV: Abraham Bosse, Lagniet, Guérard, les Bonnart, les uns comme auteurs, les autres comme éditeurs d'estampes, font aux artisans une assez large place, et leurs planches constituent des documents de premier ordre pour l'histoire intime des métiers: pour en retrouver l'équivalent, sinon comme mérite, du moins comme abondance, il faut arriver à la période révolutionnaire.
C'est à la première de ces époques et au XVIIIe siècle que j'ai fait les plus larges emprunts. J'ai donné moins de place aux estampes modernes, parce que la lithographie, qui est le procédé le plus employé pendant la première moitié de ce siècle, est d'une reproduction moins facile que la gravure, et aussi parce que leurs auteurs, presque tous des humoristes, ont laissé de côté nombre de métiers qui, se prêtant autrefois à une satire que tout le monde comprenait à demi mot, avaient cessé de fournir des sujets populaires à la plaisanterie. J'ai encore moins pris à l'imagerie contemporaine; la plupart du temps, elle n'a fait que reprendre quelques-uns des thèmes des siècles passés, avec un art plus médiocre, et sans y ajouter des traits bien caractéristiques.
[Illustration]
LES MEUNIERS
Suivant une légende du Berry, le diable, après avoir examiné quel pouvait être de tous les métiers d'ici-bas celui qui rapportait le plus et celui où il était le plus facile, pour quelqu'un de peu scrupuleux, de faire fortune, ne tarda pas à être convaincu que c'était celui de meunier. Il établit sur la rivière de l'Igneraie un moulin tout en fer, dont les diverses pièces avaient été forgées dans les ateliers de l'enfer. Les meulants vinrent de tous côtés à la nouvelle usine, dont la vogue devint si grande, que tous les meuniers des environs, dont on avait du reste à se plaindre, furent réduits à un chômage complet. Quand le diable eut accaparé toute la clientèle, il traita si mal ses pratiques, que celles-ci crièrent plus que jamais misère. Saint Martin, qui passa par là, résolut de venir en aide à ces pauvres gens. On était en hiver, et il construisit, en amont de celui du diable, un moulin tout en glace. De toutes parts on y vint moudre, et chacun s'en retourna si content de la quantité et de la qualité de la farine qui lui avait été livrée par le nouveau meunier, que le diable se trouva à son tour sans pratiques. Alors il vint proposer à saint Martin d'échanger son moulin contre le sien. Le saint y consentit, mais il demanda en retour mille pistoles: c'était exactement le chiffre du gain illicite que le diable avait fait depuis qu'il était meunier. Pendant huit jours, celui-ci fut satisfait de son marché, mais alors il vint du dégel: les meules commencèrent à suer, et au lieu de la farine sèche qu'elles donnaient auparavant, elles ne laissèrent plus échapper que de la pâte.
Le commencement de ce récit, qui a été recueilli par Laisnel de la Salle, reflète assez exactement les anciennes préventions populaires à l'égard des meuniers. Leur mauvaise réputation, assez justifiée autrefois, tenait surtout à ce que, au lieu de recevoir un salaire, ils exerçaient un prélèvement en nature sur les grains qui leur étaient confiés. Il en était résulté des abus que constatent, en termes très sévères pour les meuniers, plusieurs ordonnances qui avaient essayé d'y mettre fin: elles défendaient de prendre la mouture en grains, mais seulement en argent, à raison de douze deniers par setier, et recommandaient de rendre les farines en même poids que le blé, à deux livres près, pour le déchet. Au cas où celui qui faisait moudre aurait préféré ne pas payer en argent, le droit de mouture était fixé à un boisseau par setier. Les contraventions étaient punies par l'amende ou par le pilori. Ces pénalités, dont la dernière avait un caractère infamant, n'avaient pas complètement réussi à empêcher certains meuniers de «tirer d'un sac double mouture», comme dit un proverbe, qui doit probablement son origine à leur manière de procéder. «Chaque meunier a son setier», disait-on aussi en parlant de quelqu'un dont on avait besoin, et qui abusait de la situation. Cette façon de mesurer était générale en Europe, et elle avait aussi donné lieu au dicton anglais: Every honnest miller has a thumb of gold: tout honnête meunier a un pouce d'or; en Écosse, on dit d'une personne peu délicate qu'elle a un pouce de meunier: He hiz a miller's thun. Un proverbe satirique de la Basse-Bretagne semble aussi en relation avec ce pouce, aussi voleur que celui que les marins attribuent au commis aux vivres:
Ar miliner, laer ar bleud A vo daoned beteg e veud, Hag e vend, ann daoneta, A ia er zac'h da genta.
Le meunier voleur de farine.—Sera damné jusqu'au pouce,—Et son pouce, le plus damné.—Va le premier dans le sac.
En Béarn, on dit aussi: Lou moulié biu de la pugnero: le meunier vit de la poignée ou prélèvement fait en nature; et en Basse-Écosse: The miller aye taks the best muter wi's ain hand: la meilleure mouture du meunier est sa propre main.
Ainsi que d'autres industriels, auxquels on pouvait reprocher d'avoir gardé plus que leur dû, les meuniers avaient imaginé une réponse équivoque qui ne les empêchait pas de voler, mais leur évitait, à ce qu'ils croyaient, un mensonge: «Les meusniers, dit Tabourot, ont une mesme façon de parler que les cousturiers, appelant leur asne le grand Diable et leur sac Raison; et rapportant la farine à ceux ausquels elle appartient, si on leur demande s'ils n'en ont point pris plus qu'ils ne leur en faut, répondent: Le grand diable m'emporte si j'ay pris que par raison. Mais pour tout cela ils disent qu'ils ne dérobent rien, car on leur donne.» Ils avaient trouvé une autre manière d'expliquer les quantités qui manquaient. Dans un petit poème français du XIIIe siècle sur les boulangers, les vols des meuniers sur le grain qu'on leur donnait à moudre sont mis sur le compte des rats qui dévalisent le grenier de nuit, et les poules qui le mettent à contribution le jour. Un dicton de la Corrèze semble prouver que cette excuse n'est pas tombée en désuétude:
Moulinié, farinié, Traouquo chatso, pano bla Et peï dit que coï lou rat.
Meunier farinier.—Perce le sac, vole le blé.—Et qui dit que c'est le rat.
Plusieurs articles de coutumes locales constatent qu'à l'intérieur du moulin des dispositions ingénieuses avaient pour but de favoriser un bénéfice illicite: au lieu d'environner les meules d'un cercle d'ais en rond, certains meuniers lui avaient donné une forme carrée, en sorte que la farine qui remplissait les quatre angles de ce carré, n'étant plus poussée par le mouvement de la meule, y restait en repos, et y demeurait contre les intérêts des particuliers dont ils faisaient moudre le blé. D'autres faisaient plusieurs ouvertures au cercle d'ais, par où la farine tombait en d'autres lieux que la huche où elle devait être reçue par le propriétaire du blé. Un article des coutumes avait ordonné aux seigneurs ou à leurs meuniers de renoncer à ces modes de construction frauduleuse.
On comprend que ces pratiques aient valu aux meuniers d'autrefois une détestable réputation; le poète anglais John Lydgate disait qu'ils avaient tous les droits possibles au pilori; dans les dictons injurieux, ils étaient associés aux tailleurs et aux boulangers, et formaient avec eux la trinité industrielle la plus blasonnée au moyen âge; on en trouve l'écho dans les dictons populaires et dans les farces: «Si vous aviez enclos dans un grand sac un sergeant, un musnier, un tailleur et un procureur, qui est-ce de ces quatre qui sortiroit le premier, si on luy faisoit ouverte? demande Tabarin, qui répond: le premier qui sortiroit du sac c'est un larron, mon maistre. Il n'y a rien de plus asseuré que ce je dis.»
—Een voekeraar, een molenaar, een wisselaar, een tollenaer, Zijn de vier evangelisten van Lucifaar.
—Un usurier, un meunier, un changeur et un péager sont
quatre évangélistes pour Lucifer. (Prov. flamand.)
[Illustration: Gravure satirique de Lagniet contre les protestants et les meuniers.]
Il y avait des blasons injurieux qui leur étaient spéciaux: ainsi dans les Adevineaux amoureux, publiés au XVe siècle; la réponse à la question: Qui est le plus privé larron qui soit? est: c'est un mounier. Le même recueil contient une autre demande: Pourquoy ne pugnist on point les mouniers de larrechin? Parce que rien ne prendent s'on ne leur porte. Tabarin pose à son maître plusieurs questions sur les meuniers: Quelle est la chose la plus hardie du monde? C'est la chemise d'un meunier, parce qu'elle prend tous les jours au matin un larron à la gorge, et ce dicton est encore vivant en Bretagne.
Na euz ket hardissoc'h eget roched eur miliner Rag bep mintin e pak eul laer.
Naguère on disait que ce qu'il y a de plus infatigable, c'est la cravate d'un meunier, parce qu'elle peut sans se lasser tenir toujours un coquin à la gorge.
D'après les Fantaisies de Tabarin, l'animal le plus hardi qui soit sur la terre, c'est l'âne des meuniers, parce qu'il est tous les jours au milieu des larrons, et toutefois il n'a aucune peur.
Aujourd'hui, les habitants des villes n'ont guère affaire directement aux meuniers, et ce n'est plus qu'à la campagne que les consommateurs sont en rapport avec eux: il n'en était pas ainsi jadis. Vers le milieu du XVIIe siècle, le meunier est, à Paris même, le personnage aux dépens duquel s'égayent le plus les auteurs d'images satiriques et les farceurs populaires.
Parmi les Facéties tabariniques figure «le Procez, plaintes et informations d'un moulin à vent de la porte Sainct-Anthoine contre le sieur Tabarin touchant son habillement de toille neufve intenté par devant Messieurs les Meusniers du faux-bourg Sainct-Martin avec l'arret desdits Meusniers, prononcé en jaquette blanche (1622). Ce moulin comparaît devant Messieurs les Meusniers, en la cour d'Attrape, et ayant été mis hors de cause, il ne voyoit que trois personnes devant qui il pouvoit demander son renvoy; car de tout temps il a ses causes commises en la court des Larrons, sçavoir est les meusniers, les cousturiers et les autres. Il voulut donc sçavoir son renvoy par devant les cousturiers; mais on trouva qu'ils estoient aussi larrons que les meusniers.»
L'Almanach prophétique du sieur Tabarin pour l'année 1623 enjoint «aux meusniers d'avoir un certain recoin en leur meule pour attraper de la farine, et de prendre double mouture.» Sauval dit que le peuple de Paris leur attribuait un singulier patron: «Les six corps des Marchands et tous les corps des Métiers ont chacun divers saints et saintes pour des raisons plaisantes, car je n'oserois dire ridicules, de peur de profaner comme eux les choses les plus saintes. Les Meuniers ont le bon Larron, comme s'ils reconnoissoient eux-mêmes qu'ils sont larrons, mais qu'à la fin ils pourront s'amender».
On disait, au XVIe siècle, d'un voleur, qu'il était «fidèle comme un meunier» (p. 3). Maintenant encore, la malice populaire s'exerce souvent à son égard:
Na pa rafe ar vilin nemet eun dro krenn, Ar miliner 'zo sur d'oc'h he grampoezenn.
Le moulin, ne donnât-il qu'un tour de roue.—D'avoir sa
crêpe le meunier est certain. (Basse-Bretagne.)
Quant lou mouliè ba hè mole. Trico traco, dab la molo. Dou bèt blat, dou fin blat, Quauque coupet de coustat.
Quand le meunier va faire moudre,—Tric trac, avec sa meule.—Du beau blé, du fin blé,—Il met quelque mesure de côté. (Gascogne.)
—Waar vindt men een molenaarshaan, die nooit een gestolen
graantje gepikt heeft?—Où trouve-t-on un coq de meunier
qui n'a jamais picoté un grain de blé volé? (Flandre).
—Als de muis in den meelzak zit, denkt zij, dat ze de molenaar zelf is.—Quand la souris est dans le sac à farine elle se croit le meunier lui-même. (Flandre.)
—Quannu li mulinara gridanu curri à la trimogna.—Quand le meunier crie, cours à la trémie. (Sicile.)
À Saint-Malo, on dit aux petits enfants, en les faisant sauter sur les genoux:
Dansez, p'tite pouchée,
Le blé perd à la mouture,
Dansez, p'tite pouchée,
Le blé perd chez le meunier.
Les meuniers sont des larrons,
Tant du Naye que du Sillon.
En Haute-Bretagne, la formulette qui suit est populaire:
Meunier larron,
Voleur de blé.
C'est ton métier.
La corde au cou,
Comme un coucou.
Le fer aux pieds,
Comme un damné.
Quat' diabl' à t'entourer.
Qui t'emport'ront dans l'fond d'la mé (mer).
On dit en Seine-et-Marne:
Meunier larron.
Voleur de son pour son cochon:
Voleur de blé.
C'est son métier.
Lair! lair er meliner!
Ur sahad bled do hé rair.
Voleur! voleur meunier!—Un sac de farine sur le dos.
(Morbihan.)
Le moulin lui-même prenait une voix pour conseiller le vol. En Forez, le baritet ou tamis dit au meunier: «Prends par te, par me, par l'anon.»
Un petit conte picard, aussi irrévérencieux qu'un fabliau et peu charitable pour les meuniers, semble dire que c'est en vertu d'une autorisation divine qu'ils auraient constamment prélevé plus que leur dû sur les manées de leurs clients: le jour de l'Ascension, Jésus-Christ se dirigea vers un moulin à vent: comme ce moulin était arrêté, il se mit en devoir de gravir les échelons de l'une des ailes, afin de prendre son élan pour monter au ciel. Le meunier, qui regardait à l'une des fenêtres de son moulin, lui cria: Où allez-vous?—Je vais au ciel, répondit Jésus.—Dans ce cas, attendez-moi donc, j'y vais avec vous, répliqua le meunier, qui sortit aussitôt et s'accrocha aux pans de la robe du Christ.—Non, non, dit Jésus, en le repoussant doucement: je vole en haut, toi vole en bas.
[Illustration: Gravure satirique de Lagniet (1637)]
Dans les farces et les récits populaires les meuniers figurent parmi les gens qu'on ne voit pas en paradis. La farce du Meunyer de qui le diable emporte l'âme en enfer (1496), représente un meunier qui, sur le point de mourir, fait sa confession:
… le long de l'année,
J'ay ma volunté ordonnée,
Comme sçavez, à mon moulin,
Où plus que nul de mère née,
J'ay souvent la trousse donnée
À Gaultier, Guillaume et Colin.
Et ne sçay de chanvre ou de lin,
De bled valant plus d'un carlin,
Pour la doubte des adventures.
Ostant ung petit picotin,
Je pris de soir et de matin;
Tousjours d'un sac doubles moutures.
Somme de toutes créatures
Pour suporter mes forfaictures.
Tout m'estoit bon: bran et farine.
Malgré ces aveux, sa contrition étant assez douteuse, le meunier aurait été en enfer si Lucifer n'avait envoyé, pour prendre son âme, un diable inexpérimenté qui croit qu'elle sort par le fondement; c'est là qu'il se poste, tenant un sac ouvert, et dès qu'il y tombe quelque chose il se hâte de l'emporter. Ce que c'était, on le devine; Lucifer se bouche le nez et se met fort en colère contre le diable maladroit.
Tous les meuniers n'avaient pas la même chance. Quand la sainte Vierge descendit aux enfers elle vit, d'après la légende de l'Ukraine, des barres en fer installées au-dessus du feu et beaucoup d'âmes coupables qui étaient suspendues par les jambes à ces barres, et avaient de grandes meules attachées à leur cou, et les diables attisaient le feu au-dessous d'eux avec des soufflets. Et la sainte Vierge dit: «Instruis-moi, saint archange Michel, qui sont ces pécheurs?» Michel dit: «Sainte Vierge, ce sont les meuniers malfaiteurs qui ont volé les grains et la farine d'autrui».
On raconte chez les Petits-Russiens que l'aubergiste et le meunier se rencontrèrent en enfer: «Pourquoi es-tu ici, frère? dit le premier; je suis pécheur, car je ne remplissais jamais entièrement le verre, mais toi?—Oh! mon cher, moi, quand je mesurais, la mesure était non seulement toute pleine, toute pleine, mais trop pleine, et encore je pressais alors dessus.
Il y avait toutefois des meuniers si pleins de ressources qu'ils arrivaient par ruse à entrer en Paradis, bien qu'ils ne l'eussent guère mérité. On raconte, en Haute-Bretagne, que jadis l'un d'eux mourut, et vint frapper à la porte du séjour des bienheureux. Saint Pierre lui ouvrit et dès qu'il vit son bonnet couvert de farine, il lui dit: «Comment, c'est toi qui oses frapper à cette porte? Ne sais-tu pas que jamais meunier n'est entré ni n'entrera en Paradis?—Ah! saint Pierre, je ne suis pas venu pour cela, mais seulement pour regarder, et voir comme c'est beau. Laissez-moi voir un peu et je m'en irai sans faire de bruit». Saint Pierre ouvrit la porte pour que le meunier pût regarder; mais celui-ci, qui avait son quart sous le bras, le lança entre les jambes du portier, qui tomba, et, avant qu'il eût eu le temps de se relever, il se précipita dans le Paradis, et s'assit sur son quart. On voulut le faire déguerpir; mais il assura qu'il était sur son bien et qu'il ne s'en irait pas. Le meunier la Guerliche, dont les Contes d'un buveur de bière relatent les plaisantes aventures, est repoussé par saint Pierre, puis par d'autres saints, qui lui reprochent ses vols; mais il rappelle à chacun d'eux que pendant leur vie terrestre ils ont commis d'aussi gros péchés que lui. On finit par lui dépêcher les saints Innocents, et il leur dit: «C'est justement pour vous que je viens! Est-ce qu'on ne m'accuse point d'avoir escamoté la farine de mes pratiques! Ce que je faisais c'était tout simplement pour vous apporter un bon paquet de gaufres sucrées». Les saints Innocents ouvrirent la porte et se précipitèrent en foule, les mains tendues, vers la Guerliche, qui entra librement en distribuant des gaufres à droite et à gauche.
Si les meuniers ne devenaient pas de petits saints, dignes d'entrer au ciel sans passer par le purgatoire, ce n'était pas la faute des avertissements d'en haut. Parfois le diable en emportait un, et en leur qualité de protégés de saint Martin, ils avaient seuls le privilège de voir leurs prédécesseurs accomplir leur pénitence posthume. En Berry, deux longues files de fantômes, à genoux, la torche au poing et revêtus de sacs enfarinés surgissent soudainement à droite et à gauche du sentier que suit le passant, et l'accompagnent silencieusement jusqu'aux dernières limites de la plaine, en se traînant sur les genoux et en lui jetant sans cesse au visage une farine âcre et caustique. Les riverains de l'Igneraie prétendent que ce sont les âmes pénitentes de tous les meuniers malversants qui, depuis l'invention des moulins, ont exercé leur industrie sur les bords de cette petite rivière.
Le curieux récit qui suit, inséré par Restif de la Bretonne dans ses Contemporaines, rentre dans le même ordre d'idées: «Il y avait une fois un moulin dont la meunière n'avait pas de conscience; elle prenait deux ou trois fois la mouture au pauvre monde pendant qu'on était endormi. Elle vint à mourir à la fin, et on dit que ce fut le diable qui lui tordit le cou. Voilà que le soir on l'ensevelit, et il resta deux femmes pour la garder. Mais au milieu de la nuit, elles sortirent du moulin en criant et courant. Les gens qui les rencontrèrent leur demandèrent ce qu'elles avaient. Et elles dirent qu'ayant entendu un certain bruit sur le lit de la meunière morte, dont les rideaux étaient fermés, elles les avaient ouverts et, qu'ayant regardé, c'étaient deux gros béliers, dont un tout noir et l'autre blanc, qui se battaient sur le corps, et que le noir avait dit au blanc: «C'est moi qui ai l'âme, je veux aussi avoir le corps». Et tout le monde fut avertir le curé, qui vint avec le Grimoire, où il n'y a que les prêtres qui puissent lire, et qui fait venir le diable quand on le veut: mais ils le renvoient de même; et il entra au moulin. Et dès qu'il vit le bélier noir il lui dit: «Que veux-tu?» Lequel répondit: «J'ai l'âme, je veux le corps.—Non, dit le prêtre, en faisant trois signes de croix, car il a reçu les saintes huiles». Et aussitôt le bélier noir s'en alla en fumée noire et épaisse; au lieu que le blanc monta en l'air comme une petite étoile claire.»
[Illustration: Le Moulin de la Dissension, caricature contre les
Huguenots (vers 1630).]
En Basse-Bretagne, les meuniers ne sont pas aussi estimés que les laboureurs; ils ne se marient pas aisément avec les filles de fermiers; on les accuse d'être libertins et gourmands.
Krampoez hug amann a zo mad, Ha nebeudig euz pep sac'had, Hag ar merc'hed kempenn a-vad.
Des crêpes et du beurre, bonnes choses.—Et un brin de chaque sac de farine;—Et les jolies filles pareillement.
Ce sont eux qui passent pour être les auteurs des chansons grivoises et de celles qui offrent des traits piquants d'actualité. Le meunier, dit M. de la Villemarqué, traverse les villes, les bourgs, les villages, il visite le pauvre et le riche; il se trouve aux foires et aux marchés; il apprend les nouvelles, il les rime et les chante en cheminant, et sa chanson, répétée par les mendiants, les porte bientôt d'un bout de la Bretagne à l'autre.
Les laboureurs bas-bretons interpellent souvent le meunier qui passe et lui crient: «Ingaler kaoc'h marc'h, Partageur de crottin de cheval». En Flandre on lui adresse cette formulette satirique:
Mulder, mulder, korendief, Groote zakken heeft hij lief; Kleine wil hij niet malen: De duivel zal hem halen.
Meunier, meunier, voleur de blé,
Il aime les grand sacs;
Il ne veut pas moudre les petits:
Le diable l'emportera.
En Belgique, le dimanche de la Quasimodo est appelé l'joù d'monni, le jour aux meuniers, parce que l'on prétend que ceux-ci ne se pressent guère de faire leurs Pâques et attendent le dernier moment pour se mettre en règle avec leur conscience. L'ancien proverbe français: Faire ses Pâques avec les meuniers, se disait de celui qui ne communiait que le dernier jour du temps pascal.
Le mauvais renom des meuniers s'étendait jusqu'à leurs bêtes:
De chaval de mouniè, De porc de boulengiè Et de filhos d'ostes Jamai noun t'accostes.
Du cheval du meunier,—Du porc du boulanger.—Des filles de
l'aubergiste,—Ne t'approche jamais. (Provence.)
—He has the impudence o' a miller's horse.—Il a l'impudence d'un cheval de meunier. (Écosse.)
Les garçons meuniers, les «menous de pouchées», avaient une réputation plus détestable encore que leurs patrons; naguère, en Haute-Bretagne, les jeunes filles qui tenaient à leur bonne renommée devaient bien se garder de causer sur la route avec eux. Dans l'est de l'Angleterre, quand on veut parler d'une promesse sujette à caution, on dit: The miller's boy said so. C'est le garçon meunier qui l'a dit. Dans le Northumberland, pour parler d'une personne qui est en retard, on la compare au garçon meunier: He's always behindhand, like the miller's filler.
Autrefois, dans le Bocage normand, ceux chez qui les garçons meuniers venaient prendre ou rapporter la moulée, leur offraient des oeufs de Pâques. La même coutume existait dans l'Yonne. Il y a une trentaine d'années quand ils arrivaient, grimpés sur leurs ânes, dans la ville de Saint-Malo, ils faisaient leur tournée à travers les rues, frappant aux portes un nombre de coups de marteau correspondant à l'étage habité par leurs clients.
La croyance populaire attribue aux meuniers une sorte de puissance occulte, et elle les range au nombre des corps d'état qui fournissent des adeptes à la sorcellerie ou exercent la médecine empirique par un privilège attaché à la profession. Il en est que l'on va secrètement consulter pour savoir comment se rendre au sabbat, retrouver des objets perdus ou se procurer des charmes. D'autres peuvent jeter des sorts à ceux qui leur déplaisent et se venger, même à distance.
Un meunier du Morbihan, qu'un paysan avait refusé de prendre dans sa carriole, lui dit que le vendredi d'après, au même endroit, son cheval n'avancera pas en dépit des coups de fouet: cela arriva en effet: mais un mendiant désensorcelle le cheval en faisant une conjuration qui atteint le meunier. Lecoeur raconte aussi dans les Esquisses du bocage normand qu'un garçon meunier, éconduit par une jeune fille, lui «joua un tour» et que depuis elle fut forcée de s'aliter, en proie à un mal étrange, à des cauchemars terribles, qui finirent par la conduire au tombeau.
Au moyen âge on attribuait aux meuniers, comme aujourd'hui dans plusieurs provinces, le pouvoir de guérir des affections spéciales. Contre le rhumatisme, il fallait faire frapper trois coups d'un marteau de moulin par le meunier ou la meunière en disant: In nomine Patris. En Berry, celui qui est ou a été meunier de père en fils, peut panser de l'enchappe ou engorgement des glandes axillaires au moyen de trois coups donnés sur la partie malade avec le marteau à piquer les meules. Cette vertu leur vient de saint Martin, patron des meuniers, qui de son vivant guérissait, à ce qu'on assure, cette infirmité exactement de la même manière.
[Illustration: Les femmes au moulin, fragment de l'estampe du Caquet des femmes (XVIIe siècle).]
Les meuniers n'ont pas, en général, de répugnance à travailler le dimanche; mais, comme d'autres artisans, ils observent certains jours, en raison de préjugés séculaires: en Belgique, ils sont persuadés qu'il leur arriverait quelque malheur s'ils mettaient leur usine en mouvement pendant la fête de sainte Catherine (25 novembre), la patronne des métiers où l'on fait tourner la roue; à Liège, ils observent le jour de Sainte-Gertrude; aux environs d'Autun, tous les moulins établis sur les cours d'eau de la ceinture du Beuvray, s'arrêtent le 11 novembre en l'honneur de saint Martin: Un meunier ayant laissé tourner sa roue en ce jour sacré, subit de telles avaries que personne depuis n'a osé l'imiter.
Le moulin partageait autrefois avec le lavoir et le four le privilège d'être un des endroits où les femmes bavardaient le plus volontiers; on dit encore en Bretagne: «Au four, au moulin, on apprend des nouvelles», et un proverbe gaélique constate qu'en Écosse le moulin est l'un des endroits les plus recherchés pour les cancans (p. 17).
—Ceardach dutheha, muileann sgireachd, 'us tigh-osda na tri aiteachan a's shearr air son naigheachd.—Une boutique de forgeron de campagne, un moulin de paroisse et une auberge, les trois meilleurs endroits pour les nouvelles.
Aux moulins se rattachent des superstitions et des coutumes dans lesquels les meuniers jouent un rôle. En Ukraine, quand ils installent leur meule, ils prononcent cette formule: «Taliarou, taliarou, la pierre perforée; la fille nourrit son fils, le mari de sa mère»; cette phrase fait allusion à la légende de la fille qui donna à téter à son père en prison. En Écosse, la femme du meunier invite les voisins à assister à la pose de la meule, et elle leur sert du pain, des gâteaux et de la bière.
Dans le nord de la France, lorsqu'il arrive un décès chez un meunier, le moulin est mis en deuil, c'est-à-dire les ailes placées en croix, et elles restent ainsi jusqu'au moment de l'inhumation; en Vendée, les ailes sont en croix de Saint-André; s'il s'agit d'un mariage ou d'une naissance, un bouquet est attaché au haut; dans les environs de Cassel, le jour de la fête patronale et de celui du baptême d'un enfant de meunier, les ailes sont disposées de manière à former un trifolium.
En Écosse, c'était l'usage de coucher sur la trémie la personne qui entrait pour la première fois dans un moulin.
D'après de Lancre, les moulins pouvaient être ensorcelés, comme la plupart, du reste, des objets. Richard, dans les Traditions de la Lorraine, donne un texte où est constatée cette croyance, qui n'a pas peut-être entièrement disparu: «Simon Robert, meunier à Cleurie, remontra en toute révérence, dans une requête adressée à mesdames de l'abbaye de Remiremont, que, pendant l'année 1691, il n'a pu faire aucun profit des moulins qu'il tient à bail du monastère, d'autant que par un accident à lui non cognu, quoique lesdits moulins tournassent, ils ne produisoient aucune farine et les grains en sortoient presque comme il les mettoient dans la trémoire, ainsi qu'il pourra le faire congnoistre par une visite qu'il a été obligé de faire faire par la justice de la mairie de Celles, quoiqu'il eût fait son possible, et qu'il ne manque rien auxdits moulins, et s'il n'avoit eu recours à la prière et ne les eût fait bénir, il croit qu'ils auroient été perdus pour jamais; cependant par la grace de Dieu, depuis la bénédiction donnée sur iceux, ils ont commencé à se remettre en estat au moyen du travail qu'il y a fait faire.»
En Écosse, on croyait qu'en jetant dans le canal de la terre empruntée à un cimetière on pouvait arrêter les roues.
[Illustration: Caricature contre l'usage de la farine, milieu du
XVIIe siècle.]
Dans le même pays, on raconte que les fairies viennent la nuit se servir des moulins; pour les empêcher, on a soin d'enlever quelques pièces ou bien d'attacher un caillou rond sur l'essieu. Mais on ne prenait pas toujours ces précautions, parce que les meuniers étaient parsuadés que la plus petite quantité de la farine des fairies leur portait chance; si la nuit, ils les entendaient moudre, ils ne manquaient pas le matin de ramasser la farine qu'elles avaient laissée. Un meunier, après avoir pris des mesures pour empêcher le moulin de tourner, se mit en observation. À minuit, les fairies arrivèrent, et ne purent réussir à moudre. Le meunier, voyant qu'elles s'en allaient, sortit de sa cachette et mit la machine en mouvement. Quand elles eurent moulu, elles lui donnèrent un peu de farine, en lui disant de la placer aux quatre coins du coffre, et que de longtemps il ne serait vide.
[Illustration]
Les moulins du nord de l'Angleterre sont fréquentés par une sorte de lutin appelé Killmoulis; il n'a pas de bouche, mais est pourvu d'un grand nez; il porte le plus grand intérêt aux moulins et aux meuniers; quand un malheur les menace, il pleure comme un enfant; il est très friand de viande de porc, et on lui adresse cette petite formulette: «Approche, mon vieux Killmoulis! Où étais-tu hier quand je tuais le cochon? Si tu étais venu, je t'en aurais donné de quoi te remplir le ventre.»
En Hollande, les moulins ont un autre esprit, le Kaboutermannekin, dont le caractère est bienveillant; lorsque la meule était avariée, le meunier n'avait qu'à la placer la nuit devant le moulin, en ayant soin de mettre à côté un morceau de pain, du beurre et un verre de bière; le lendemain, il était certain de la trouver bien réparée.
Dans le nord de l'Écosse, le Kelpie ou cheval d'eau lutin hantait aussi les moulins; un meunier, ennuyé des visites de l'un d'eux, enferma la nuit son cochon dans le moulin; quand celui-ci vit le Kelpie, il se précipita sur lui et lui fit peur. La nuit suivante, le lutin frappa à la fenêtre du meunier et lui demanda s'il y aurait encore quelqu'un au moulin.—Oui, répondit le meunier, et il y sera toujours. Le Kelpie ne revint plus. Le Brollachan était un monstre qui avait deux yeux et une bouche et ne pouvait dire que deux mots: Moi et toi; un jour qu'il était étendu le long du feu, le garçon du moulin y jeta un morceau de tourbe fraîche qui brûla le lutin. Il se mit à gémir, et sa mère arriva en lui demandant: Qui est-ce qui t'a brûlé? Le Brollachan ne sut que répondre: Moi. Sa mère répondit: Si c'était un autre, je me serais vengée. Le garçon de moulin renversa sur lui le vase à mesurer la farine et se blottit de façon à ressembler le plus possible à un sac. Il n'eut aucun mal, et le lutin et sa mère quittèrent le moulin.
Pendant la période révolutionnaire, l'imagerie qui fit tant d'allusions aux divers métiers, s'occupa peu de la meunerie. Je ne vois guère à citer que «la Marche du don Quichotte moderne pour la défense du moulin des abus», qui vise le prince de Condé et ses partisans; de nos jours les caricaturistes ne s'en préoccupent guère, et la dernière satire dessinée qui ait trait aux meuniers est peut-être le placard d'Épinal, intitulé le Moulin merveilleux; les maris y viennent en foule amener leur femmes pour qu'après avoir été moulues, elles deviennent meilleures. Voici le premier couplet de l'inscription qui l'accompagne:
Approchez, jeunes et vieux,
Dont les femmes laides, jolies,
Au caractère vicieux,
Ont besoin d'être repolies.
Femme qui, du soir au matin
Se bat, boit, jure et caquette.
Amenez-la dans mon moulin.
Et je vous la rendrai parfaite.
Il est vraisemblable que si le meunier tient si peu de place dans la satire moderne, c'est qu'il a cessé, dans les villes tout au moins, d'être en contact direct avec les consommateurs, et qu'on ne comprendrait plus facilement comme autrefois, les allusions qui seraient faites à la meunerie.
Jadis, au contraire, on voyait les meuniers venir dans les villes chercher le blé des particuliers et leur rapporter la farine. À Paris même, ils figuraient parmi les personnages connus de tout le monde: dans la première moitié du XVIIe siècle, aucun métier n'est l'objet d'autant d'images allégoriques ou satiriques. C'est alors que paraissent des gravures dirigées contre les protestants, comme celle de la page 5, où le meunier se moque d'eux, ou bien le Moulin de la Dissension (p. 17), celles contre l'usage de la farine pour poudrer les cheveux ou le visage (20-21), où le meunier joue un rôle en compagnie de son âne, dont il est aussi inséparable que saint Antoine de son cochon. Une autre série de charges, celle-là dirigée contre la profession elle-même, est celle du «meunier à l'anneau», dont la popularité est attestée par de nombreuses variantes. Suivant quelques auteurs, elle aurait dû son origine à une aventure, que Tallemant des Réaux a racontée: «Il y a dix ans environ, un meunier, à la Grève, gagea de passer dans un de ces anneaux qui sont attachés au pavé pour retenir les bateaux. Il fut pris par le milieu du ventre, qui s'enfla aussitôt des deux côtés. Le fer s'échauffa, c'était en été: il brûlait: il fallut l'arroser, tandis qu'on limait l'anneau, et on n'osa le limer sans la permission du prévôt des marchands. Tout cela fut si long qu'il fallut un confesseur. On en fit des tailles-douces aux almanachs, et, un an durant, dès qu'on voyait un meunier, on criait: «À l'anneau, à l'anneau, meunier!»
Le bibliophile Jacob, dans une note de Paris ridicule, pense que ce cri «Meusnier à l'anneau», que les meuniers regardaient comme une grave injure, n'avait pas l'origine que lui attribuent Colletet, dans les Tracas de Paris, et Tallemant des Réaux, et que l'on devait plutôt y voir une allusion au châtiment que les meuniers de Paris encouraient quand ils avaient retenu à leur profit une certaine quantité de farine sur le blé qu'on leur donnait à moudre; car ils étaient alors condamnés à la peine du pilori; or le patient que l'on piloriait se voyait exposé en public, la tête et les mains enfermés dans une espèce d'anneau ou de carcan mobile.
[Illustration: Le Mvsnier a l'anneav]
Un arrêt du Parlement défendit ces huées; mais un passage des Tracas de Paris (1663), où est aussi relatée l'anecdote du meunier pris à l'anneau, montre qu'il n'était guère observé:
Ce sont meusniers, sans dire gare.
À cheval dessus leurs mulets,
Qui viennent desus vingt colets,
Canons, manteaux, chemises, bottes.
De faire rejaillir des crottes;
Ils enragent dans leur peau
Que l'on dit: Meusnier à l'anneau!
De grands malheurs, par cy par là.
Sont arrivez de tout cela.
Car les meusniers, dans leur colère,
Joüoient tous les jours à pis faire:
Dès qu'un enfant les appelloit.
Monsieur le Meusnier le sangloit:
Puis se sauvoit de ruë en ruë.
En courant à bride abattuë.
Le père de l'enfant sanglé
Sortoit assez souvent, troublé.
Et sa femme, toute en furie
En vouloit faire boucherie…
Eux aussi par juste vengeance
Faisoient souvent jeuner la panse.
Retenoient d'un esprit malin
La farine un mois au moulin.
Ou prenoient la double mesure
Pour paiement de leur mouture.
Celuy-ci s'excusoit souvent
Qu'il ne faisoit pas assez vent:
Et cet autre en faisant grimace
Que la rivière estoit trop basse.
Pour finir tous ces accidents
Nos Conseillers et Presidens
Renouvellerent leurs défenses
Contre de telles insolences;
Et ce n'est plus que rarement
Qu'on leur fait ce compliment.
Dont mesme ils ne font plus que rire
Quand on s'avise de leur dire,
Car le temps, qui met tout à bout,
Leur a fait bien oublier tout.
Les chansons populaires dans lesquelles figurent les meuniers sont très nombreuses; plusieurs d'entre elles ont un refrain qui reproduit, avec plus ou moins de bonheur, le bruit que fait le tic-tac du moulin. Voici celui de la chanson du Joli meunier, populaire en Haute-Bretagne:
J'aurai l'âne et le bat, et le sac et le blé.
J'aurai le traintrin du joli meunier.
Ha! ma meil a drei, Diga-diga-di, Ha ma meil a ia, Diga-diga-da.
Ah! mon moulin tournera,—Dig,—Ah! mon moulin va.
(Basse-Bretagne.)
Parmi ces chansons, il en est peu qui soient véritablement satiriques et qui reprochent aux meuniers, comme les dictons et les proverbes, les larcins professionnels. Elles les représentent plutôt comme des gens libertins, capables, comme le meunier de Pontaro de la ballade bretonne, d'enlever les filles et de les retenir au moulin, ou bien d'essayer par ruse de les mettre à mal, comme le meunier d'Arleux, héros d'un ancien fabliau. Plus généralement elles parlent de leur galanterie: la plus répandue en France est celle où, pendant que «le meunier Marion caressait», le loup mange l'âne laissé à la porte du moulin, à laquelle fait peut-être allusion la gravure de Valck (p. 29). Pour éviter que la fille ne soit grondée, le meunier lui donne de quoi en acheter un autre. Les meunières de la chanson populaire sont robustes, hautes en couleur, assez jolies pour mériter le nom de «belles meunières», et pas trop cruelles aux amoureux. C'est peut-être cette réputation qui donna l'idée aux ennemis du duc d'Aiguillon de l'accuser de s'être couvert de plus de farine que de gloire, en courtisant la meunière du moulin d'Anne, pendant que ses troupes battaient les Anglais à Saint-Cast (1758).
La chanson qui suit a été recueillie dans le Bas-Poitou par Bujeaud; c'est la légende, versifiée par quelque poète rustique d'une meunière, qui avait fait de son moulin une sorte de tour de Nesle:
En r'venant de Saint-Jean-d'Mont.
On passe par un village,
Qui avait un moulin à vent
Qui faisait farine à tout vent.
Dedans ce moulin l'y avait
Une tant jolie meunière
Qui appelait les passants:
Entrez dans mon moulin à vent.
Un jour un messieu passa,
Un messieu à belle mine,
Qui dit s'appeler Satan,
Entre dans le moulin à vent.
Depuis ce jour on voyait
Le moulin tourner sans cesse:
La farine et le froment
Abondaient au moulin à vent.
Puis un beau jour on vit r'passer
Le messieu à belle mine,
Et tôt un grand coup de vent
Emporta le moulin à vent.
En général les meuniers qui ont affaire au diable s'en tirent à meilleur compte. Dans un récit de la Haute-Bretagne, le diable, qui a fait marché avec des meuniers pour la fourniture de la farine de l'enfer, vient à un des moulins: le meunier, Pierre-le-Drôle, lui dit que ses meules auraient besoin d'être réparées. Pendant que le diable est fourré dessous et occupé à les repiquer, le meunier laisse tomber la meule sur lui, et ne le délivre qu'après lui avoir fait signer un écrit par lequel il renonce au pacte conclu auparavant. Quand Pierre-le-Drôle est mort, il se présente à la porte de l'enfer, et le diable ne veut pas le recevoir, de peur d'être encore moulu, disant qu'au surplus il y a en enfer assez de gens de son métier.
[Illustration: Habit de Meusnier
Gravure de C. Walck (XVIIe siècle).]
Les meuniers sont, au reste, au premier rang des artisans qui, grâce à leur esprit ingénieux, viennent à bout d'entreprises que ne peuvent mener à bien des gens de condition plus relevée. Les contes les représentent comme plus subtils que les prêtres eux-mêmes. L'un d'eux, dont la donnée se retrouve dans un fabliau du moyen âge, l'évêque meunier, se raconte encore dans beaucoup de pays de France: dans le sud-ouest, c'est lui qui doit répondre aux questions que lui posera son évêque, résoudre des énigmes, et aller le voir ni à pied ni à cheval, ni même vêtu. Un meunier vient à son secours, bâte son mulet, se met tout nu et s'enveloppe dans un filet, de sorte qu'il remplit ces conditions imposées; il résout ensuite les questions, et lorsque l'évêque lui demande finalement de lui dire ce qu'il pense, il répond: Vous pensez au curé et non pas au meunier qui vous parle. L'évêque est si ravi, qu'il fait du meunier un curé. En Bretagne, l'abbé de Sans-Souci, qui devait résoudre, sous peine de vie, des énigmes posées par le roi, est tiré d'affaire par un de ses meuniers, auquel il promet la propriété de son moulin. Le meunier prit l'habit de Sans-Souci et vint trouver le roi, qui lui demanda combien pesait la terre.—Sire, ôtez les pierres qui sont dessus, et je vous le dirai.—Dis-moi ce que je vaux?—Le bon Dieu a été vendu 30 deniers, en vous mettant à 29, je ne vous fais pas tort.—Dis-moi ce que je pense?—Vous pensez parler à l'abbé Sans-Souci, et vous parlez à l'un de ses meuniers.
C'est aussi un meunier qui est le héros d'un conte anglais, qui présente plusieurs points de ressemblance avec la célèbre dispute entre Panurge et l'Écossais. Voyant un écolier embarrassé pour répondre à un professeur étranger qui devait lui faire subir son examen par signes, il lui propose de changer d'habits et d'aller à sa place. L'étranger tire une pomme de sa poche et la tient à la main en l'étendant vers le meunier; celui-ci prend une croûte de pain dans sa poche et la présente de la même manière; alors le professeur remet la pomme dans sa poche et étend un doigt vers le meunier; celui-ci lui en montre deux; le professeur étend trois doigts et le meunier lui présente son poing fermé. Le professeur donne le prix au meunier, et il explique à l'assistance que ses questions ont parfaitement été résolues par le candidat.
Près de Vufflens-la-Ville (Suisse romande), sur les bords de la Venosge, se trouve un moulin qu'on appelle le Moulin d'Amour. Autrefois, le fils du seigneur de Cossonay, petite ville des environs, tomba amoureux de la fille de son meunier et demanda à son père la permission de l'épouser. Le seigneur de Cossonay fit une réponse négative et irrévocable. Alors, le jeune homme quitta le château, renonça à son titre, et se fit meunier pour épouser sa belle. Il l'épousa en effet, et vécut longtemps heureux avec elle dans le moulin appelé depuis Moulin d'Amour.
[Illustration: L'âne conduisant le meunier, caricature du Monde à rebours.]
SOURCES
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[Illustration: Fragment d'une des estampes du Meunier à l'anneau.]
LES BOULANGERS
Autrefois le peuple n'était guère charitable pour les gens des métiers; ceux dont il pouvait le moins se passer, qui lui rendaient presque quotidiennement des services, et auxquels il devait donner souvent de l'argent, étaient de sa part l'objet d'imputations de toutes sortes. Exagérant les défauts ou les méfaits de quelques-uns, il faisait volontiers rejaillir sur la corporation entière des reproches qui n'étaient mérités que par un petit nombre. Les meuniers, les tailleurs et les boulangers, placés au premier rang des artisans auxquels chacun avait affaire dans la pratique ordinaire de la vie, étaient aussi très particulièrement visés par les allusions blessantes, les dictons malveillants, méprisants ou moqueurs. Un proverbe hollandais prétend que cent boulangers, cent meuniers et cent tailleurs font trois cents voleurs: il est vraisemblablement ancien: au moyen âge on disait que si l'on mettait ensemble trois personnes de métiers mal notés, la première qui en sortirait serait à coup sur un boulanger.
Marteleys de ffeverys Beluterye de boulengers Mensonges de procours, Desléutés de pledours, Tous ceuz ne valunt un denier,
assure un dicton du XIIIe siècle; plus tard Rabelais blasonne aussi «les meuniers qui sont ordinairement larrons et les boulangers qui ne valent guère mieux».
En Angleterre, on nommait a baker's dozen, le nombre treize, que le vulgaire avait longtemps appelé la douzaine du diable; quand le diable eut fait son temps, on remplaça son nom par celui du boulanger, et le nombre treize devint la douzaine du boulanger.
Lorsque l'imprimerie commença à être répandue, on vit paraître des pamphlets en vers et en prose qui se font l'écho du mécontentement populaire, et traitent assez durement la profession. On a réimprimé de nos jours deux opuscules dont le titre indique le sujet et les tendances peu bienveillantes: La plainte du Commun contre les boulangers et ces brouillons taverniers et autres avec la désespérance des usuriers; la Complainte du commun peuple à rencontre des boulangers qui font du petit pain, et des taverniers qui brouillent le bon vin, lesquelz seront damnez au grand diable s'ils ne s'amendent. La «Farce du Savetier» formulait la même accusation:
AUDIN, savetier.
Je me plains fort des boulenjers
Qui font si petit pain.
AUDETTE
C'est pour croistre leur butin,
Et leur estat faire braguer
Et pour leurs filles marier.
Roger de Collerye, qui écrivit au commencement du XVIe siècle La Satyre pour les habitants d'Auxerre, sorte de cahier de doléances d'une ville de moyenne grandeur, parle assez longuement des boulangers, et par la bouche d'un de ses personnages, il leur adresse des reproches, parmi lesquels celui, qui leur a été souvent fait depuis, d'acheter les grains pour les accaparer:
LE VIGNERON
Or, par le vray Dieu, j'ai grand fain
De voir le bled à bon marché.
J'ay regardé et remarché
La façon de nos boulangiers
Qui vont, faignant estre estrangiers,
Au devant des bledz qu'on amaine;
Que pleust à Dieu qu'en male estraine
Feussent entrez! Quant les acheptent,
Ils vont daguynant et puis guectent
S'on les regarde ou près ou loing.
Ha! par ma foy, il est besoing
Qu'on y mette bonne police…
Mais quoy c'est faulte de justice.
Tous les jours le pain appetice
Et n'est labouré bien ne beau.
PEUPLE FRANÇOIS
Il dict vray, et ne sent que l'eau,
De quoi le peuple est desplaisant.
LE VIGNERON
C'est pour le faire plus pesant.
JEMIN MA FLUSTE
Ils sont larrons comm' Escossoys
Qui vont pillotant les villaiges.
PEUPLE FRANÇOIS
Boullengiers payez de leurs gaiges
Seront, pour vray, quelque matin.
L'image populaire du Grand diable d'argent, qui remonte au XVIIe siècle, et dont on réimprime encore des imitations, parle ainsi du boulanger. On le voit:
Armé d'un terrible cordon.
Quiconque est ennuyé de vivre,
De lui peut prendre une leçon:
Il l'aura, s'il va par trop vite,
Et bientôt s'il vole toujours.
L'histoire des soulèvements populaires montre que la menace contenue dans ces vers devenait souvent une réalité; les émeutiers manquaient rarement d'envahir les boulangeries, en dépit des grilles de fer qui en garnissaient la devanture, et d'en enlever les marchandises. Là ne se bornait pas toujours leur vengeance: Monteil assure que pour un seul échevin pendu par le peuple, on pouvait citer cent boulangers et le double de meuniers. Au XVIIIe siècle, il y eut des émeutes pour le prix du pain, qui furent signalées par des excès; le 14 juillet 1725, tous les boulangers du faubourg Saint-Antoine furent pillés. Le 20 octobre 1789, la populace pendit à un réverbère de la place de l'Hôtel-de-Ville un boulanger de la rue du Marché-Palu, qu'une femme avait accusé d'avoir caché une partie de sa fournée.
Ceux qui savent que les idées populaires avaient jadis une tendance à revêtir la forme concrète du conte ou de l'exemple, qui avait, plus que tout autre, prise sur les imaginations peu cultivées, ne seront pas surpris des légendes qui avaient cours au sujet des boulangers. Les saints ou Dieu lui-même intervenaient pour punir ceux qui avaient poussé l'amour du gain jusqu'à dérober aux malheureux une partie de leur nourriture; ils étaient métamorphosés en oiseaux ridicules, méprisés ou moqueurs, condamnés à répéter, comme une sorte de reproche perpétuel aux gens du métier, les paroles que le coupable avait prononcées en commettant sa mauvaise action.
[Illustration: Opération de boulangerie au XVIIe siècle.
Cette gravure, qui est empruntée au livre de Franqueville, Miroir de l'art et de la nature (1691), est accompagnée d'une explication en français, en latin et en hollandais. Nous reproduisons la légende qui explique assez bien les différentes opérations du métier:
«Le boulenger 1 sasse la farine avec le sas ou bluteau 2, et le met dans la may (huche) 3 à pestrir: et il verse de l'eau dessus, il en fait une paste 4. Il la pétrit avec une spatule de bois 5, puis après il en fait des pains 6, des gâteaux 7, des miches 8, des craquelins 9. Ensuite il les met sur la pelle 10, et il les enfourne 11 par l'embouchure du four 12: mais avant de les enfourner, on racle le four avec un fourgon 13 la braise et les charbons qu'il ramasse en bas 14. C'est ainsi que l'on fait cuire le pain qui a de la crouste 15 par dehors et de la mie 16 par dedans.»]
Un boulanger du pays de Flandre, dans un moment de cherté, rognait tant qu'il pouvait la pâte de chaque pain, sans compassion pour les pauvres. Il ôtait ci, il ôtait là, en criant toujours: «Coucou, coucou, bon profit!» Mais Dieu avait pitié d'eux, et il arrivait que leur pâte s'élevait dans le four, s'améliorait et formait de beaux pains. Loin de s'en réjouir, le méchant continuait à écorner la pâte, toujours de plus en plus, en criant: «Coucou, coucou, encore trop, coucou! coucou, bon profit!» Le bon Dieu s'irrita et voilà qu'un beau jour le corps de cet homme se couvrit de plumes, ses mains se changèrent en ailes, ses pieds en pattes et il s'envola au bois, où dès que le printemps revient, il doit crier: Coucou, coucou! En Allemagne, un boulanger peu scrupuleux a aussi été métamorphosé. Il avait, à une époque de cherté, volé de la pâte aux pauvres gens, et lorsque notre Seigneur la bénissait dans le four, il l'en ôtait et en dérobait une partie en criant: Gukuk (regardez)! C'est le cri que répète le coucou; la couleur pâle et farineuse de ses ailes rappelle son origine; c'est aussi pour cela qu'on l'appelle Beckerknecht, garçon boulanger.
D'autres traditions attribuent la métamorphose du boulanger en oiseau ridicule, non à un vol de pâte, mais à un manque de charité. Un jour, rapporte Grimm dans la Mythologie allemande, le Christ passant devant la boutique d'un boulanger, sentit le pain frais; il envoya un de ses disciples pour en demander un morceau; le boulanger le lui refusa; mais sa femme et ses filles, plus compatissantes, lui donnèrent en cachette du pain. Le boulanger fut changé en coucou; sa femme et ses filles allèrent au ciel, où elles devinrent sept étoiles qui sont les Pléiades. Une autre boulangère, héroïne d'un conte grec, donne à une pauvresse la moitié d'un pain et celle-ci lui dit:
Un roi tu épouseras,
Et reine tu seras.
Après une suite d'aventures, elle devient en effet reine.
Mais toutes les femmes n'étaient pas aussi charitables, surtout les vieilles, dont l'âge a endurci le coeur, et elles sont punies de leur avarice. On raconte, en Norvège, que lorsque Notre-Seigneur et saint Pierre voyageaient sur terre, ils arrivèrent, après avoir fait une longue route et ayant grand'faim, chez une vieille femme qui était à boulanger. Notre-Seigneur lui demanda de lui faire un petit pain. Elle y consentit, prit un morceau de pâte et se mit à le façonner; mais à mesure qu'elle y touchait, il grossissait et il finit par couvrir tout le moule. Elle dit alors qu'il était trop gros pour eux; elle en prit un second qui grossit également, puis un troisième, et plus la pâte augmentait, plus devenait grande sa cupidité. Elle finit par ne plus vouloir rien leur donner. Alors Notre-Seigneur la changea en pivert et lui dit: «Désormais, tu chercheras ta nourriture entre l'écorce et le bois, et tu ne boiras que quand il pleuvra.» En Danemark, une vieille femme que Jésus enfant avait trouvée occupée à boulanger, et qui s'était montrée aussi peu charitable, bien que la pâte se fût multipliée sous ses doigts, est métamorphosée en vanneau. Les Bohémiens racontent aussi qu'un jour que Jésus-Christ, n'ayant rien mangé depuis longtemps, traversait un village, une femme se cacha pour ne pas lui donner du pain; quand il fut passé, elle mit la tête à la fenêtre et cria: «Coucou!» mais aussitôt elle fut changée en oiseau et condamnée à répéter, par pénitence, le cri qu'elle avait poussé par moquerie.
La législation d'autrefois était particulièrement sévère pour les boulangers. Le Livre des Métiers énumère longuement leurs devoirs; une grande partie du second volume du Traité de la police de de Lamare, est consacré à détailler les nombreuses contraventions auxquelles les exposait la moindre infraction aux obligations multiples imposées à l'exercice de la profession, et à relater les jugements rendus contre ceux qui s'en écartaient.
En 1577 Henri III arrête en son conseil un règlement très développé qui, entre autres prescriptions, ordonnait à tous les boulangers de tenir en leurs fenêtres, ouvroirs ou charrettes, des balances et poids légitimes afin que chaque acheteur pût peser par lui-même le pain; il leur était en outre prescrit d'imprimer dessus leurs marques particulières, afin de discerner les pains que feraient les uns et les autres pour en répondre. Au milieu du XVIIIe siècle, le Code de police ajoutait que les balances devaient être «suspendues à une hauteur suffisante pour que les bassins ne reçoivent point de la table des contre-coups ménagés au profit du vendeur, par une adresse frauduleuse».
[Illustration: Histoire d'un Boulanger de Madrid qui a esté chastié pour avoir vendu son pain trop cher]
Les peines qui frappaient les contrevenants étaient fort sévères: elles emportaient la confiscation de la marchandise, la démolition des fours ou l'ordre de les murer pendant un temps déterminé, l'amende pécuniaire, l'amende honorable, la perte du métier, et, au moyen âge, la flagellation publique. Les condamnations sont très nombreuses à Paris au XVIe et au XVIIe siècle. En 1491, trois boulangers appelèrent de la sentence du prévôt qui les avait condamnés «à être battus avec des verges par les carrefours de Paris», pour avoir contrevenu aux ordonnances. En 1521, quatre boulangers furent condamnés par sentence du prévôt, que confirma un arrêt du Parlement, «à estre menez par aucuns sergents depuis le Châtelet jusques au parvis Notre-Dame, lesdits hommes nuds testes, tenans chacun un cierge de cire du poids de deux livres, allumé, et illec requerir pardon et merci à Dieu, au Roy et à la justice, desdites fautes et offenses par eux commises; et ce fait, estre menez en ladite église et illec présenter et offrir lesdits cierges pour y demeurer jusqu'à ce qu'ils fussent bruslez et consumez. Et en outre auroit esté ordonné estre crié à son de trompe, par cri public, par tous les carrefours de cette ville de Paris que tous boulangers eussent à faire leurs pains du poids, blancheur et qualité suivant l'Ordonnance, sur peine d'estre battus et fustigez par les carrefours de Paris et autrement plus grièvement punis à la volonté de justice». En 1541, un boulanger de Paris, chez lequel on avait trouvé des pains ayant six onces de moins que le poids légal, est condamné à faire amende honorable devant le portail de l'église Notre-Dame, tenant un cierge d'une livre de cire, à demander pardon à Dieu et à la justice, à payer une amende de huit livres parisis, et à subir un emprisonnement. En 1739, le boulanger chargé de la fourniture du grand et du petit Châtelet est condamné à deux mille livres d'amende pour avoir altéré le pain des prisonniers. En 1757, à un moment de disette, on intima l'ordre aux boulangers du Havre de cuire et d'être toujours nantis de pain à peine de trois jours de carcan, trois heures chaque jour, à l'effet de quoi il en fut planté un sur la place de la mairie.
À Augsbourg, en Allemagne, le boulanger pouvait, en certains cas, être mis dans un panier au bout d'une perche et plongé dans un étang d'eau bourbeuse. À Constantinople, au IXe siècle, le boulanger qui enfreignait les ordonnances concernant sa profession, était, suivant la gravité de la contravention, fouetté, avait la barbe et les cheveux rasés, et était promené lentement «en triomphe», à travers la ville, c'est-à-dire monté sur un âne ou sur un chameau, et quand il avait subi les huées et les outrages de la foule, il était banni à perpétuité.
Il est vraisemblable que la ridicule promenade sur l'âne fut appliquée au moyen âge dans une grande partie de l'Europe aux boulangers coupables. Je n'en ai pas trouvé la constatation en France: mais un placard du XVIIe siècle, reproduit page 9, qui fait partie de ma collection, montre qu'à cette époque il était encore eu usage en Espagne.
Si le peuple faisait des boulangers une sorte de bouc émissaire et leur reprochait des faits qui, souvent, tenaient à des causes économiques dont ils étaient les premiers à souffrir, s'il les accusait d'accaparer les grains, de donner peu de pain pour beaucoup d'argent, il était loin au fond de mépriser la profession; il la regardait au contraire comme l'une de celles qui donnaient le plus de profit à ceux qui l'exerçaient.
D'après une légende anglaise, lorsque le bon roi Alfred voulut établir un roi des métiers, il n'oublia pas de convoquer les boulangers. Dans le Dict des Boulenguiers, la boulangerie est comparée à tous les autres états, et l'on montre sa supériorité en disant que c'est elle qui nourrit le genre humain et fait gagner le ciel par l'aumône.
Un des personnages de la Moralité des Enfants de Maintenant, en fait aussi l'éloge:
INSTRUCTION
Dictes moy de quel mestier
Si fut leur père en son temps
Dont a nourris ses beaulx enfans
Et jusques cy gaigné sa vie.
MIGNOTTE
Puis que voulez que je le die,
Il s'est vescu de boulanger.
INSTRUCTION
C'est ung bon mestier pour gaigner
Et décent à vie humaine;
La science n'est pas villaine.
Vos enfants y povez bien mettre.
Ils apprendront bien ceste lettre
Ou aultre mestier pour bien vivre;
Bon faict ses parens ensuyvre.
Des proverbes, dans lesquels se glissent parfois des traits de malice, constatent que le métier est bon: Three dear years will raise a baker's daughter to a portion. Trois années de cherté font une dot à la fille du boulanger. Un autre dicton du même pays d'Angleterre n'était pas moins favorable:
A baker's wife my bite of a bun A brewer's wife my drink of a tun, A fisher manger's wife my feed a conger: But a serving-man's wife my stawe for the hunger.
La femme du boulanger peut goûter au pain,—Celle du brasseur peut boire au tonneau,—Celle du pêcheur se nourrir de congre,—Mais la femme d'un domestique doit attendre pour apaiser sa faim.
Et un proverbe allemand disait que les animaux domestiques eux-mêmes des boulangers n'étaient pas malheureux. Für Müllers Henne, Bäckers Schwein und der Wittfrau Knecht soll man nicht sorgen. Il est inutile de s'inquiéter de la poule du meunier, du porc du boulanger et du valet de ferme de la veuve.
[Illustration: Boulanger mettant le pain au four
Gravure tirée du Jeu universel de l'Industrie (vers 1830).]
Lorsqu'un boulanger devenait riche par son industrie, ses achats intelligents et son assiduité au travail, le peuple ne voulait pas croire que sa fortune eût été acquise par des moyens honnêtes: Un boulanger de Bordeaux, nommé Guilhem Demus, passait pour posséder une main de gloire, à l'aide de laquelle il s'était enrichi. Lorsqu'on taxa les habitants aisés pour payer la rançon de François Ier, on l'imposa à cinquante écus. Il en mit trois cents dans son tablier et vint lui-même les offrir au roi, en lui disant qu'il en avait encore d'autres à son service. Celui-ci demanda à ceux qui l'entouraient qui était ce brave sujet. On lui apprit que cet homme devait sa fortune à un sortilège et que son offre n'avait rien d'étonnant, puisqu'il possédait la man de gorre, grâce à laquelle il pouvait se procurer des trésors. On prétend, maître, lui dit alors François Ier, que vous avez une main de gloire?—Sire, répartit Demus, man de gorre sé lèbe matin et se couche tard.
* * * * *
La boulangerie est un des seuls métiers dont il soit parlé avec quelque détail dans l'Histoire naturelle de Pline. Jusqu'à l'expédition des Romains contre Philippe, les citoyens fabriquaient eux-mêmes leur pain, et c'était un ouvrage que faisaient les femmes romaines, comme naguère encore en province bien des dames françaises. Les premiers boulangers que l'on vit à Rome furent ramenés de Grèce par les vainqueurs. À ces étrangers on adjoignit, dit de Lamare, plusieurs naturels du pays, presque tous du nombre des affranchis, qui embrassèrent volontairement ou par contrainte, un emploi si utile au pays. L'on en forma un collège, auquel ceux qui le composaient étaient nécessairement attachés, sans le pouvoir quitter sous quelque prétexte que ce pût être. Leurs enfants n'étaient pas libres de s'en séparer pour embrasser une autre profession, et ceux qui épousaient leurs filles étaient contraints de suivre la même loi. Aussitôt qu'il était né un fils à un boulanger, il était réputé du corps, mais il n'était obligé aux travaux qu'à l'âge de vingt ans accomplis. Les esclaves ne pouvaient entrer dans la corporation. On élevait à la dignité de sénateurs quelques-uns des principaux boulangers, principalement de ceux qui avaient servi l'État avec le plus grand zèle, surtout dans les temps de disette. Ils furent déchargés des tutelles, curatelles et toutes autres charges qui auraient pu les distraire de leur emploi. Ce fut encore pour la même raison qu'il n'y avait point de vacances pour eux, et que dans les temps où les tribunaux étaient fermés à tous les particuliers, les boulangers seuls partageaient avec le fisc le privilège d'y être admis pour la discussion de leurs affaires.
En France, jusque vers l'époque de Charlemagne, on ne constate guère l'existence de boulangeries publiques; d'après la préface de l'édition du Livre des Métiers (1889), leur corporation, ainsi que toutes celles de France, s'est formée, et avant toutes les autres, par une sorte de confrérie ou société religieuse, et, sous le nom de talmeliers qu'ils portaient alors, on trouve la trace de leurs statuts avant le temps de saint Louis. Mais les plus anciens règlements que nous possédions sont ceux qui nous ont été conservés par le prévôt des marchands Estienne Boileau, au début des Registres des Métiers, recueillis vers l'an 1260. La partie qui concerne la boulangerie est la plus développée de toutes celles du Livre.
Celui qui voulait passer maître devait faire une sorte de stage de quatre années, pendant lequel il payait 25 deniers de coutume en plus, à Noël. À chaque paiement, il se faisait marquer, sur son bâton, une coche par l'officier receveur de la coutume; quand il avait ses quatre coches, il était en règle et l'on pouvait alors procéder à son installation. Le bâton des nouveaux talmeliers n'était pas celui de la confrérie; mais la cérémonie avait quelque analogie avec celle-là, en ce sens que le bâton était déposé chez le talmelier et que le candidat le présentait, comme garantie d'apprentissage, au moment de la réception. Les auteurs de la préface du Livre des Métiers se demandent, avec assez de vraisemblance, si le bâton à coches n'offrait pas un emblème de la maîtrise, un signe quelconque d'autorité? En tout cas ce bâton ou échantillon avait une grande importance, car le talmelier qui le perdait subissait une amende de douze deniers.
Lorsque l'apprentissage était terminé, et que la redevance avait été payée au roi ou au grand panetier, son représentant, qui était un des grands officiers de la couronne, le nouveau talmelier qu'il s'agissait de recevoir à l'état de maître ou ancien talmelier, se rendait à la maison du maître des talmeliers, où les gens du métier devaient se trouver présents. Ils attendaient tous à la porte de la maison. Le récipiendaire présentait au Maître un pot rempli de noix et de nieules (oublies) et son bâton marqué de quatre coches, en disant: «Maître, j'ai fait mes quatre années.» L'officier de la coutume donnait son approbation, puis le Maître rendait au nouveau talmelier son pot et ses noix. Celui-ci les jetait contre le mur de la maison, puis il entrait, suivi de ses compagnons, dans une salle où tous prenaient part au feu et au vin fourni par le Maître, au nom de la communauté, et les assistants buvaient ensemble à la prospérité de leur jeune confrère. Cette cérémonie avait lieu, chaque année, le premier dimanche de janvier. Les membres de la communauté ne pouvaient se dispenser d'y assister qu'en envoyant un denier pour les frais du repas. Faute de s'acquitter de cette obligation, ils s'exposaient à être interdits pendant quelques jours.
La mention d'une cérémonie semblable ne se trouve point dans d'autres métiers. Dès cette époque, on avait perdu l'idée respectueuse attachée aux emblèmes de la cérémonie décrite dans les règlements. Ce pot rempli de noix et d'oublies que le talmelier brisait contre le mur en signe d'émancipation, constituait un symbole dont on ne se rendait déjà plus compte. C'était un souvenir ancien d'une sorte d'hommage fait au grand panetier, dont la maîtrise pouvait être considérée comme un fief personnel et sine gleba, où les talmeliers se trouvaient ses vassaux; cérémonie curieuse, qui se rattache ainsi aux droits nombreux et bizarres que les seigneurs exigeaient en diverses circonstances de leurs vassaux. Cette coutume, déjà vieille au XIIIe siècle, montre que les talmeliers tenaient beaucoup à leurs anciens usages. Quand ils revinrent à leurs premiers statuts, dans le courant du XVIIe siècle, ils tentèrent encore de la faire revivre, en la modifiant, mais la société n'était plus assez simple pour respecter ces usages primitifs, et la description resta dans les textes sans que la cérémonie fût célébrée.
Il n'est pas parlé de chef-d'oeuvre dans le Livre des Métiers, où pourtant les statuts de la corporation sont très détaillés: mais on le trouve mentionné dans les règlements du XVIIe siècle. Pendant longtemps le chef-d'oeuvre fut un des pains de chapitre dont Henri Estienne disait: «S'il est question de parler d'un pain ayant toutes les qualités d'un bon et friand pain, ne faut-il pas en venir au pain de chapitre».
[Illustration: Image de saint Honoré, gravée aux frais des boulangers (1720).]
Le projet de statuts proposé par les boulangers de Paris et autorisé en partie par les arrêts des 21 février 1637 et 29 mai 1663, réduit l'apprentissage à trois années, au bout desquelles le compagnon est, après constatation de ses certificats et de sa moralité, admis à faire un chef-d'oeuvre entier et complet de trois setiers de farine qui étaient convertis en pain blanc, brayé et coiffé de vingt-deux onces en pâte, et l'autre tiers en gros pain de sept à huit livres en pâte. Lorsque le chef-d'oeuvre était accepté, le compagnon passait Maître, et il n'est plus fait mention de la cérémonie dans laquelle un pot rempli de noix était présenté, puis brisé. Mais au bout de trois années, le nouveau Maître était tenu d'apporter, le premier dimanche après les Rois «un pot neuf de terre verte ou de fayence, dans lequel il y aura un romarin ayant sa racine entière, aux branches duquel romarin il y aura des pois sucrez, oranges et autres fruits convenables, suivant le temps, et ledit pot remply de pois sucrez et sera ledit nouveau Maistre assisté des jurez et anciens des autres maistres dudit métier. Cela fait, dira au grand Pannetier: Maistre j'ay accomply mon temps; et ledit grand Pannetier doit demander aux jurez s'il est vray; ce fait prendra l'avis des jurez et anciens maistres, si ledit pot est dans la forme qu'il doit estre, et s'il est recevable; et s'ils disent qu'oüy, ledit grand Pannetier doit recevoir icelui et lui en donner acte et de là en avant n'est tenu que de payer chacun an le bon denier, qui est le denier parisis, pour reconnaissance de leur maistrise, et doivent ceux qui seront défaillans d'apporter le bon denier dans ledit jour, un chapon blanc d'amende envers ledit grand Pannetier ou huit sols pour iceluy.» Cet usage de présenter le pot et les friandises ne tarda pas à tomber en désuétude. Dès le milieu du XVIIe siècle, on lui substitua, sous le nom d'hommage, qui rappelait l'origine féodale de la redevance, le paiement d'un louis d'or.
En Provence le boulanger est surnommé plaisamment Brulo pano, Gasto farino; à Paris criquet ou cri-cri est un des surnoms familiers des boulangers, qui sont aussi appelés mitrons, bien que ce nom soit plus spécial aux ouvriers. On a voulu faire dériver ce mot d'une assimilation de la coiffure des boulangers à la mitre. Le Moyen de parvenir donne une autre explication: Les valets des boulangers sont ainsi nommés pour ce qu'ils n'ont point de haut-de-chausses, mais seulement une devantière, telle ou semblable à celle des capucins qu'ils nomment une mutande, et qui en pure scolastique est appelée mitre renversée. La mitre couvre la tête et ce devanteau le cul, qui sont relatifs. Le diable était parfois surnommé le «boulanger»: il est aussi noir que le boulanger est blanc, et il met au four de l'enfer.
Les formulettes méprisantes adressées aux boulangers ne paraissent pas avoir été bien nombreuses. En Écosse quelquefois les enfants se mettent à crier sur leur passage:
Batchie, batchie, bow wow wow
Stop your heid in a ha' penny row.
Boulanger, boulanger, bow wow wow,—Mets ta tête dans un
pain d'un sou.
À Rome on condamna à être employés au service des boulangeries tous ceux qui étaient accusés et convaincus de quelques fautes légères, et afin que le nombre ne manquât pas, les juges d'Afrique devaient envoyer tous les cinq ans à Rome tous ceux qui avaient été condamnés à cette peine.
Les compagnons boulangers étaient, au XVIe siècle, assujettis à des règlements de police très sévères. Une ordonnance du 13 mai 1569 nous apprend qu'ils devaient être continuellement en chemise, en caleçon, sans haut-de-chausses, et en bonnet, dans un costume tel, en un mot, qu'ils fussent toujours en état de travailler et jamais de sortir, hors les dimanches et les jours de chômage réglés par les statuts: «Et leur sont faites défenses d'eux assembler, monopoler, porter épées, dagues et autres bâtons offensibles; de ne porter aussi manteaux, chapeaux et hauts-de-chausses, sinon ès jours de dimanche et autres fêtes, auxquels jours seulement leur est permis porter chapeaux, chausses et manteaux de drap gris ou blanc et non autre couleur, le tout sur peine de prison et de punition corporelle, confiscation desdits manteaux, chausses et chapeaux.»
Leur condition ne paraît pas avoir été très enviable autrefois. On a souvent réimprimé, dans la Bibliothèque bleue, un opuscule de huit pages qui remonte au commencement du XVIIIe siècle. Il est intitulé: La misère des garçons boulangers de la ville et des faubourgs de Paris, et un ouvrier y expose, en vers alexandrins, les inconvénients du métier; le tableau est quelque peu poussé au noir.
Campé dessus mon Four avec ma ratissoire,
J'endure autant de mal que dans un Purgatoire…
Un corps comme le mien qui n'est point fait de fer
Est par trop délicat pour un si rude enfer.
On n'a point fait pour nous l'ordre de la nature;
La nuit, temps de repos, est pour nous de torture…
On commence chez nous dès le soir les journées,
On pétrit dès le soir la pâte des fournées:
Arrive qui voudra, faut, de nécessité,
Passer toutes les nuits dans la captivité…
Entre tous les métiers j'ai bien choisi le pire,
Les autres compagnons n'ont souvent rien à faire
Qu'un ouvrage arrêté, limité d'ordinaire;
N'ayant point d'autre mal quand on arrive au soir
Qu'à se bien divertir, goguenarder, s'asseoir.
Les ouvriers boulangers et cordonniers ont été exclus du droit au compagnonnage, parce que, disent ceux des autres corps d'état, ils ne savent pas se servir de l'équerre et du compas. Ils ont formé leur association en 1817; le titre de compagnon leur a été contesté, et par dérision on ne les désigne que sous le nom de «soi-disant de la raclette».
Cette exclusion a parfois donné lieu à des rixes sanglantes. Au mois de mai 1845, les compagnons boulangers de la ville de Nantes voulant célébrer leur fête patronale, résolurent de se rendre à l'église le jour de la Saint-Honoré, revêtus pour la première fois des insignes et des rubans du compagnonnage, dont les autres compagnons avaient la prétention de leur interdire le port. Les compagnons des autres professions, à l'exception des cordonniers, résolurent de s'y opposer de vive force. Ils écrivirent dans tout le département, et il leur vint de nombreux auxiliaires qui, pour se reconnaître, adoptèrent pour signe de ralliement trois grosses épingles piquées d'une manière apparente sur le revers gauche de l'habit. Le maire de la ville avait jugé prudent de retirer momentanément aux boulangers l'autorisation d'arborer leurs couleurs. Le jour de la solennité, ils quittèrent paisiblement et dans le meilleur ordre le domicile de leur mère. Des groupes nombreux, les attendaient près de là dans la Haute Grande Rue, et lorsqu'ils y débouchèrent, quelques murmures approbateurs de ce qu'ils ne portaient pas de rubans, furent bientôt suivis des cris de: Ils ont des cannes! Pas de cannes! À bas les cannes! Et comme dans le compagnonnage on a vite passé de la parole au geste, les boulangers voient aussitôt une meute ardente fondre sur eux pour leur arracher leurs joncs. À cette brusque attaque, ils opposent une vive résistance; mais, accablés par le nombre, ils sont désarmés, dispersés et forcés de chercher un refuge dans les maisons voisines. La gendarmerie dut intervenir, et le maire défendit à tous les compagnons de paraître sur la voie publique avec des insignes quelconque.
Les dissidents du compagnonnage sont appelés les Rendurcis. À l'époque actuelle, les compagnons boulangers portent des anneaux auxquels est suspendue une raclette.
Voici comment, vers 1850, avait lieu l'enterrement d'un compagnon boulanger. Les hommes, dit Agricol Perdiguier, sont proprement vêtus, parés de rubans rouges, verts, blancs, de quelques insignes noirs, portent en main une haute canne, défilent deux à deux et forment une longue suite. Les pas battent en marchant, les cannes résonnent sur le pavé, les couleurs flottent au vent, tout est grave et silencieux. Ils entrent dans le cimetière, se dirigent vers une fosse fraîchement creusée. Arrivés là ils se forment en cercle. Le cercueil est déposé au centre. Deux compagnons s'en approchent, se mettent vis-à-vis l'un de l'autre, le pied gauche en avant, le droit en arrière; ils ne sont séparés que par le cadavre et le bois qui le renferme. Ils se regardent, se fixent avec des yeux mélancoliques. Ils ont chacun une grande canne, qu'ils tiennent de la main droite, près de la pomme, de la gauche, vers son milieu. Ils la penchent contre terre, puis il la relèvent lentement, lui font d'écrire une courbe, jusqu'à ce que son extrémité inférieure pointe vers le ciel. Ce mouvement est accompagné de cris plaintifs de la part des deux compagnons. Le mouvement des bras, des cannes et des cris recommence. Tout à coup chacun d'eux se frappe la poitrine de sa main gauche; ils se penchent à la fois l'un vers l'autre, forment au-dessus du cercueil une sorte d'arc, une espèce d'ogive et se parlent à l'oreille. Ils se redressent, recommencent leurs mouvements de bras, leurs cris et se parlent encore à l'oreille. Tout cela se répète et se répète encore. Ce dialogue incompréhensible dure assez longtemps. On descend le cercueil dans la fosse. Un compagnon se place à côté. On prend un grand drap noir à fleur de tête qui dérobe à tous les regards le vivant et le mort. À ce moment, il sort de la terre un profond gémissement. Aussitôt tous les compagnons qui s'en sont rapprochés répondent ensemble par un cri long et lugubre. Enfin les cris finissent, la terre tombe avec un bruit sourd sur le cercueil, la fosse est comblée, les compagnons se retirent.
[Illustration: Vesta, déesse des Boulangers.]
À Rome, Vesta, en sa qualité de déesse du feu, était la patronne des boulangers; son image, que nous reproduisons d'après le Magasin pittoresque, la représente assise et ayant à côté d'elle une sorte d'autel entouré d'épis de blé, sur lequel a été déposé un pain rond; à la fête des Vestalies, le 8 juin, qui était celle des boulangers, on promenait dans les rues des ânes couronnés de fleurs et portant des colliers de petits pains.
Les Romains avaient surnommé Jupiter Pistor, c'est-à-dire Boulanger, en mémoire de ce que lors de l'assaut du Capitole, il avait inspiré aux assiégés de jeter du pain dans le camp des Gaulois, pour leur faire croire que la place était bien approvisionnée.
La confrérie des boulangers de Paris eut d'abord pour patron saint Pierre aux Liens, que le livre des Métiers appelle saint Pierre en goule Aoust; cette fête avait peut-être été choisie parce qu'elle arrive le premier jour du mois où l'on fait la principale récolte des blés. Ils eurent encore une dévotion particulière et fort ancienne à saint Lazare, fondée sur le danger de devenir lépreux auquel les boulangers à cause du feu étaient plus exposés que les autres. Ils secoururent dans un temps de disette la maladrerie de saint Lazare et s'obligèrent à lui fournir pour chacune de leurs boutiques un petit pain, dit pain de fenêtre, par semaine. À cause de ce don les boulangers lépreux y étaient reçus quel que fût leur pays d'origine. Vers le commencement du XVIIe siècle, ce pain fut remplacé par une redevance en argent, qui fut d'abord un denier parisis, dit denier de saint Lazare, payé chaque semaine, puis par une somme annuelle, que chaque boulanger payait le jour de la Saint-Jean. Ils avaient une chapelle en l'église Saint-Lazare, où ils avaient fondé une messe basse tous les vendredis de l'année à perpétuité, et un service solennel le dernier dimanche du mois d'août, où tous les boulangers se trouvaient et rendaient le pain bénit.
Mais leur principal patron était et est encore saint Honoré, évêque d'Amiens au VIIe siècle, dont la fête est célébrée le 16 mai, et leur confrérie était depuis longtemps établie dans l'église Saint-Honoré, lorsqu'ils obtinrent de Charles VII des lettres de confirmation en 1439. C'est l'image de ce saint qui figure le plus souvent sur les méreaux ou les bannières; il est en costume d'évêque et tient à la main droite une pelle de four sur laquelle sont trois pains. La bannière des boulangers d'Arras était d'azur à un saint Honoré mitré d'or, tenant à dextre une pelle d'argent chargée de trois pains de même et une crosse aussi d'or. Elle fut adoptée par les boulangers de Paris dont l'ancienne bannière portait deux pelles en croix sur le pellon de chacune desquelles étaient trois pains ronds.
On voit, au Cabinet des estampes, plusieurs images de la confrérie de Saint-Honoré; celle que nous reproduisons, un peu réduite, a été gravée aux frais de la corporation, en 1720.
[Illustration: Bannière des Boulangers d'Arras. Bannière ancienne des Boulangers de Paris.]
En Belgique, les boulangers ont adopté pour patron saint Albert, évêque de Liège, vers 1192; il est représenté debout, en costume épiscopal, tenant, comme saint Honoré, une pelle à four et trois pains fixés dessus. Saint Albert, dit la légende, était un personnage de noble origine, qui pour mieux se livrer à l'oraison, s'était retiré sur une montagne, où il exerçait l'état de boulanger. Son âne portait à la ville, sans être guidé, les pains que le maître avait cuits, les vendant à prix fait et rapportant l'argent dans une bourse attachée à son col.
À Paris, les maîtres boulangers et les compagnons font leur fête à part. Voici comment, il y a une quinzaine d'années, était célébrée celle des maîtres. Le jour de la Saint-Honoré, la corporation se réunit à son siège social pour se rendre à l'église de la Trinité où doit être chantée une grand'messe. En tête marchent quatre tambours précédant une musique; puis viennent les chefs de la corporation précédés d'une bannière; derrière sont portées des brioches qui sont offertes en guise de pain bénit. Les maîtres sont entourés de jeunes filles en blanc. Derrière eux marchent les garçons boulangers en habit de fête, ayant à la boutonnière le ruban vert brodé d'épis d'or, insigne de la corporation.
En 1863, Vinçard décrivait ainsi la fête des compagnons: Dès le matin de la fête, les compagnons et les aspirants se rendent chez la mère. Le cortège, musique en tête, part ensuite en bon ordre; les compagnons parés de rubans et précédés d'un énorme gâteau porté par quelques-uns d'entre eux, se rendent à l'église Saint-Roch, où ils font célébrer une messe. Le service fini, ils vont chez le restaurateur faire leur banquet auquel, sauf la mère, aucun étranger ne peut assister. Après le repas, ils donnent un bal, pour lequel de nombreuses invitations ont été envoyées, et où se trouvent réunies différentes députations des autres corps de métiers. Sur les billets d'invitation sont représentés les outils professionnels: une paire de balances, une étoile lumineuse placée au-dessus de deux mains entrelacées. Un tablier est au bas, avec des épis de blé, et des feuilles de laurier. À chaque coin et au milieu du dessin sont tracées des lettres symboliques se rapportant au compagnonnage. Le tout est surmonté d'une devise qui fut d'abord: Honneur et gloire aux enfants de Maître Jacques, et a été, depuis 1861, remplacée par celle-ci: Respect au devoir; Honneur et gloire au travail. Le bal donné par les boulangers est surtout remarquable par la tenue, la convenance et l'urbanité de ceux qui y prennent part.
En 1890, les compagnons et aspirants boulangers du Devoir du Tour de France, décorés aux couleurs nationales et musique en tête, partirent à deux heures de chez la mère pour se rendre à l'Élysée Ménilmontant, où ils avaient organisé une fête, suivie d'un bal qui ne se termina que fort tard dans la nuit, au milieu des chants joyeux de la boulangère.
À Lille, au moment de la fête annuelle, les valets des corporations ou des sociétés offrent aux sociétaires des images appelées blasons, où figurent généralement les saints sous le patronage desquels ces associations sont placées; celle des boulangers représente saint Honoré.
[Illustration: Image de saint Honoré, offerte à Lille par les valets de la corporation.]
Les boulangers jouaient un rôle à part dans certaines fêtes publiques auxquelles ils assistaient en corps. Une estampe reproduite dans Lacroix, Institutions et costumes an XVIIIe siècle, représente les boulangers de Strasbourg qui, dans le défilé des corporations devant le roi Louis XV, le 9 octobre 1744, ils exécutent des jeux, des danses et des exercices avec épées; l'un d'eux est monté sur une sorte de pavois formé par les épées.
À Béziers, lors de la fête de la Caritach, les boulangers, montés sur un des chariots des corps de métiers, jetaient de petits pains aux spectateurs qui tendaient leurs chapeaux.
Il est d'usage en certains pays que les boulangers fassent, au début de l'année, un cadeau à leurs pratiques. En Bourgogne, si le boulanger a apporté son offrande au client avant qu'on lui ait donné quelque autre chose, c'est un signe de chance pour la maison.
En France, tout au moins à notre époque, les enseignes des boulangeries n'ont guère d'emblèmes présentant quelque originalité: le plus commun est une gerbe de blé de petite dimension. Voici quelques sculptures avec des inscriptions pieuses relevées sur d'anciens moulins d'Edimbourg qui appartenaient aux boulangers de cette ville. Ils figuraient sur le programme de la fête de l'Association écossaise des maîtres boulangers d'Edimbourg (1894).
[Illustration: Tu mangeras ton pain À la sueur de ton front.
Dieu bénisse les boulangers d'Edimbourg qui ont fait bâtir cette maison.
Béni soit Dieu pour tous ses dons.]
Les récits populaires que nous avons rapportés appartiennent à un genre très à la mode au moyen âge, celui des exemples ou moralités: les boulangers cupides et les vieilles femmes avares y sont punis par des métamorphoses. Deux légendes siciliennes sur l'origine des taches de la lune se rattachent aussi à la boulangerie. Jadis la Lune était la fille d'un boulanger; un jour qu'elle importunait sa mère, occupée à une fournée, pour avoir un gâteau, celle-ci impatientée, la frappa de son écouvillon, c'est pour cela que la lune a la figure barbouillée; suivant un autre récit, le coup fut frappé par la mère un jour d'été que sa fille ne s'occupait que de sa toilette au lieu de lui aider à nettoyer le four.
On raconte, en Haute-Bretagne, qu'un jour Lucifer vint sur terre pour faire marché avec divers ouvriers; quand il arrive chez le boulanger, celui-ci l'invite à entrer dans son four sous prétexte de le visiter; dès qu'il y est, il asperge le four d'eau bénite, et ne consent à laisser le diable s'en aller qu'après lui avoir fait signer un écrit dans lequel il renonce à tout pouvoir sur lui. Quand le boulanger meurt, il est repoussé par le portier du Paradis: mais saint Yves, gardien du Purgatoire, l'y recueille dans un coin en lui disant: «C'est singulier que vous n'ayez pas trouvé de place en Paradis, ordinairement les fourniers n'ont pas mauvaise réputation».
Un conte des environs de Saint-Malo met en scène un matelot, un perruquier et un boulanger, tous les trois amoureux d'une fille que la mère veut marier à celui qui aura les mains les plus blanches: comme le récit est fait par un marin, c'est le matelot qui triomphe, parce que dans sa main goudronnée il a mis une pièce d'argent, plus blanche que la poudre du perruquier et que la pâte de la main du boulanger.
Dans les récits populaires assez nombreux, où il est parlé des boulangers, ils n'y figurent en général que comme personnages secondaires, ou bien leur rôle a si peu de lien avec la boulangerie que dans des variantes, souvent du même pays, ils sont remplacés par des gens exerçant un métier différent.
L'aînée des «Soeurs jalouses de leur cadette» souhaite d'avoir pour mari le boulanger du sultan, afin, dit le conte des Mille et une nuits, de pouvoir manger à discrétion de ce pain si délicat qu'on appelle le pain du sultan; la plus jeune des «Trois filles du boulanger», héroïne du conte breton qui appartient aussi au cycle des soeurs méchantes et jalouses, souhaite de devenir la femme du roi, et elle l'épouse en effet. En Portugal, le fils paresseux d'un boulanger réussit, à l'aide d'animaux auxquels il a rendu service, à devenir le gendre du roi, mais ses aventures n'ont aucun rapport avec la boulangerie.
[Illustration: La Belle Boulangère, gravure de Binet.]
La gravure ci-dessus de Binet, qui représente une boulangère implorant le pardon de son mari qu'elle a trompé, est placée au commencement d'une nouvelle de Restif de la Bretonne qui a pour titre: «La Belle boulangère». À la fin de l'historiette, Restif parle aussi d'autres aventures galantes de boulangères, et il semble croire, comme la chanson, que «les écus ne leur coûtent guère.»
Autrefois, les boulangères passaient d'ailleurs pour être jolies et coquettes: une ronde de Ballard (1724) commence ainsi:
C'est la jeune boulangère
Du bout du pont saint Miché;
Ell' s'en va en pèl'rinage:
Son mari est trépassé.
Dans la suite elle rencontre un garçon pâtissier qui lui dit, avec quelque vraisemblance, qu'elle revient du pèlerinage de Cythère.
La ronde de «La Boulangère a des écus» sert de prétexte à un jeu mimé et assez compliqué, dont les manuels de jeux donnent la description.
La plupart des devinettes sur les boulangers sont à double sens, elles rentrent un peu, avec moins de délicatesse de forme, dans l'esprit du couplet:
Je pétrirai, le jour venu,
Notre pâte légère,
Et la nuit, au four assidu,
J'enfournerai, ma chère.
Une chromolithographie distribuée en réclame par le magasin de nouveautés À la Ville de Lutèce (1893), représentait un petit boulanger qui enfournait un pain, avec cette inscription: Qu'est-ce qui cuit plus qu'une brûlure? Au verso se lisait l'explication: C'est un boulanger.
PROVERBES
—Tant vaut le mitron, tant vaut la miche. (Haute-Bretagne.)
—Un bon boulanger ne laisse jamais sa pâte à moitié travaillée.
(Perse.)
—Celui qui craint le feu ne se fait pas boulanger. (Allemand.)
—Lorsque le beurre vous pousse à la tête, il ne faut pas se faire boulanger. (Hollandais.)
—Mauvais boulanger qui a la tête beurrée. (Danois.)
—Il fait comme le boulanger qui fait entrer son pain dans le four, et n'y entre pas lui-même. (Hollandais.)
—Feves et forniers (forgerons et fourniers) boivent voluntiers. XVe siècle.
Biada di mugniao, vin di prete e pan di fornaio non fare a miccino.
Blé de meunier, vin de prêtre et pain de fournier ne font pas grand'chose. (Italie.)
—Coscenza di fornai coscenza d'osti.
Conscience de fournier, conscience d'hôte.
—Il vaut mieux aller au boulanger qu'au médecin.
—Où le brasseur entre, le boulanger n'entre pas. (Pays wallon.)
—Plaider avec le boulanger, c'est avoir faim, n'avoir point de pain. (XVIIe siècle.)
—Take all and pay the baker.
Prends tout et paie le boulanger. (Anglais.)
—C'est celui qui a oublié de payer sa taille qui traite le boulanger de voleur. (Proverbe wallon.)
SOURCES
Th. Wright, Histoire de la caricature, 122.—Leroux de Lincy, Le Livre des proverbes français.—Ancien Théâtre Français, II, 129; III, 15.—Monteil, Histoire des Français, II, 140.—Desmaze, Curiosités des anciennes justices, 311, 472, 509.—E. Boursin, Dictionnaire de la Révolution.—Dr Coremans, Traditions de la Belgique, 294.—Grimm, Teutonic Mythology, II, 676, 729.—Legrand, Contes grecs, 263.—Dasent, Popular tales from the Norse, 213.—Swainson, Folk-Lore of british birds, 185.—Grohmann, Aberglauben und Gebraeuche aus Boehmen, 68.—De Lamare, Traité de la police, II, 710, 722, 734, 768.—Alphonse Martin, Les anciennes Communautés d'arts et métiers du Havre, 119.—Communications de M. Maulevault.—Folk-Lore.—Hazlitt, British Proverbs.—Reinsberg-Düringfeld, Sprichwörter.—Magasin pittoresque, 1857, 1866, 37; 1870, 133.—Communications de M. Macadam.—C.-G. Simon, Étude sur le compagnonnage, 62, 64, 145.—A. Perdiguier, Mémoires d'un compagnon, I, 229.—Du Breül, Le théâtre des antiquités de Paris, 645.—F. de Vigne, Corporations de métiers (Gand), 76.—Vinçard, Les Ouvriers de Paris, 65.—Revue des Traditions populaires, IV, 75.—A. de Nore, Coutumes, Mythes, etc., de France, 75.—Moiset, Coutumes de l'Yonne.—Archivio per lo studio delle tradizioni popolari, IV, 500.—Paul Sébillot, Contes de la Haute-Bretagne, I, 258.—Kruptadia, II, 36.—Luzel, Contes de la Basse-Bretagne, III, 177.—Rolland, Chansons populaires, I, 122.—Roebuck, Persian Proverbs.—Giusti, Proverbi toscani.—Baïf, Mimes, 120.—Bulletins de la Société liégeoise de littérature wallonne, IV, 593.
[Illustration: VIGNETTE DE JAUFFRET Les Métiers (1826).]
LES PATISSIERS
La réclame qui, en parlant aux yeux, essaie de forcer les passants à regarder les étalages, est bien antérieure à notre époque. S'il suffisait à ceux qui, comme les boulangers et les bouchers, vendaient des aliments de première nécessité, d'indiquer la nature de leur commerce par un signe extérieur très simple et compris de tous, il n'en était pas de même des industriels qui s'adressaient pour ainsi dire au caprice. Les pâtissiers paraissent avoir été parmi ceux qui, les premiers, se sont ingéniés à attirer l'attention des clients et à leur inspirer le désir d'acheter des choses qui pouvaient passer pour des superfluités. À la fin du seizième siècle et au commencement du dix-septième, on les voit employer des procédés analogues à certains de ceux qui sont en usage de nos jours.
Vers 1567, leur enseigne était une lanterne qu'ils allumaient le soir pour éclairer leur boutique: elle était fermée, transparente, et ornée sur toute sa circonférence de figures grotesques et bizarres. C'était un des ornements que, dans l'origine, on avait employés sur la scène pour la représentation des Farces, Mystères et Sotties. On les en exclut par la suite, et je ne sais, dit Legrand d'Aussy, pourquoi les pâtissiers s'en emparèrent. À cause de ces personnages on les appela des lanternes vives; dans une de ses Satires, Régnier leur compare une vieille qui
… Sembloit, transparente, une lanterne vive
Dont quelque paticier amuse les enfans,
Où des oysons bridez, guenuches, elefans,
Chiens, chats, lievres, renards et mainte estrange beste
Courent l'une après l'autre…
Au commencement du règne de Louis XIV, les maîtres pâtissiers dressaient encore leurs chandelles derrière de longues pancartes faites d'un papier transparent, tout couvert de figures d'hommes et de bêtes grossièrement enluminées. La rue sombre s'éclairait de cette fantasmagorie, dont les ombres fantastiques s'agitaient et dansaient sur les blanches parois des maisons d'en face.
Cette mode disparut vers la fin du dix-septième siècle, et à l'époque de la Révolution la devanture du pâtissier était très simple. On passait vingt fois devant, dit Ant. Caillot, sans y faire nulle attention. Les boutiques de Lesage, rue de la Harpe, et celle du Puits-Certain ne se distinguaient pas beaucoup de celle d'une fruitière qui les avoisinait. Sous l'Empire, les pâtissiers soignèrent davantage la mise en scène, et peu à peu leur étalage devint à peu de chose près ce qu'il est aujourd'hui, montrant des friandises de toutes sortes, de formes et de couleurs variées, coquettement disposées. En même temps certains s'ingéniaient, par des procédés particuliers, à attirer la clientèle. C'est ainsi que lorsqu'on frappa les petites pièces de cinq francs en or, l'un d'eux se fit une sorte de célébrité en annonçant que, parmi ses pâtés, l'acheteur avait quelque chance de trouver une pièce d'or.
Du temps de Louis XIII l'intérieur des boutiques était aussi très orné, ainsi qu'on peut s'en convaincre en regardant la belle estampe d'Abraham Bosse, qui a été bien souvent reproduite. Certains pâtissiers semblent avoir été les précurseurs des restaurants à clientèle galante. Dans l'arrière-boutique de quelques-uns, et dans celle des rôtisseurs, était toujours, dit l'Histoire des Hôtelleries, quelque petit réduit bien sombre, tout disposé pour le mystère et le tête-à-tête, enfin un vrai cabinet particulier. Une petite porte donnant sur une ruelle étroite et peu éclairée conduisait à la mystérieuse chambrette. La femme novice en fait de débauche ne manquait point de passer par cette entrée discrète; mais celle chez qui une vieille habitude avait fait taire tout scrupule et tout remords dédaignait la porte clandestine, et elle entrait bravement chez le pâtissier par la porte commune. De là vint le proverbe: Elle a toute honte bue, elle a passé par devant l'huis du pâtissier, qui désignait encore au commencement du siècle dernier une personne effrontée, et que l'on avait fini par appliquer aussi bien aux débauchés qu'aux femmes sans vergogne; il a survécu aux causes qui lui avaient donné naissance, et il a même revêtu en Limousin une forme qui prouve qu'on n'en comprend plus l'origine:
A passat davans lou fourn del pastissier,
N'a pus ni crenta ni dangier.
Il a passé devant le four du pâtissier, il n'a plus ni
crainte ni vergogne.
Dans ce proverbe, dit encore l'Histoire des Hôtelleries, le pâtissier, complice des désordres, devait y prendre sa bonne part du blâme. Dieu sait de combien de tromperies, de combien de mauvais repas le peuple se vengeait par ce quolibet! Les duperies des pâtissiers et des rôtisseurs étaient alors si nombreuses, si flagrantes, si grossières, que la police d'alors, qui n'avait pas ses cent yeux d'aujourd'hui, les avait pourtant toutes appréciées et condamnées dans ses ordonnances détaillées. Défense était faite aux traiteurs et rôtisseurs d'écrêter les vieux coqs et de les faire ainsi passer pour des chapons; ordre leur était donné de couper les extrémités des oreilles aux lapins clapiers, pour qu'on ne les confondît pas avec les lapins de garenne, et de couper la gorge aux canards barboteux, afin qu'on les distinguât bien des canards sauvages. Ils devaient aussi vendre toujours des lapins avec leurs têtes, «à l'effet, dit l'ordonnance, d'empêcher qu'ils ne vendissent des chats pour des lapins». S'il arrivait que, malgré l'édit royal, un rôtisseur donnât un chat pour un lapin, certaine sentence du Parlement, confirmée par un arrêt de 1631, le condamnait en guise d'amende honorable, à se rendre sur le bord de la Seine en plein jour et en public, d'y jeter ces chats écorchés et décapités et de crier à haute voix, comme meà culpà: «Braves gens, il n'a pas tenu à moi et à mes sauces perfides que les matous que voici ne fussent pris pour de bons lapins.»
Cette prédilection pour les chats n'était pas spéciale aux pâtissiers de Paris; l'auteur de l'Art de voler, le jésuite portugais Vieyra, prétend que ceux de son pays glissaient des abatis de chat dans leurs pâtés. Les restaurateurs à bon marché ont, à ce qu'on assure, conservé avec soin cette tradition des pâtissiers.
[Illustration: Une Rôtisserie au XVIIe siècle. (Musée Carnavalet.)]
Au moyen âge le peuple les accusait de bien plus grands méfaits; un passage du roman picaresque Don Pablo de Ségovie, fait clairement allusion à l'opinion très répandue en Espagne, d'après laquelle ils se réservaient la meilleure partie des criminels privés de sépulture. À Paris, on avait démoli une maison de la rue des Marmouzets, avec défense de la reconstruire, parce que, dit le Livre à la Mode, le pâtissier qui l'occupait «faisoit ses pastez de la chair des pendus qu'il alloit détacher du gibet». Il y avait une autre légende beaucoup plus tragique, qui avait couru le moyen âge, qu'on avait localisée à Dijon, et à Paris, dans cette même rue de la Cité. Voici comment la raconte le bibliophile Jacob; il a quelque peu brodé sur le texte du Théâtre des Antiquités de Paris, où le P. Dubreül la rapporte, bien plus simplement en disant que c'était un bruit qui a couru de temps immémorial en la cité de Paris. Mais son récit résume en même temps plusieurs faits intéressant le métier: À la fin du XIVe siècle il y avait un barbier et un pâtissier qui augmentait chaque jour sa clientèle et sa fortune, se gardait de toute contravention aux ordonnances de la police du Châtelet, tandis que les maîtres de son métier commettaient «fautes, méprentures et déceptions, au préjudice du peuple et de la chose publique, au moyen desquelles fautes se peuvent encourir plusieurs inconvénients ès-corps humain». On ne lui reprochait pas d'avoir fait un seul pâté de «chairs sursemées et puantes», ni de poisson corrompu, ni un seul flanc de lait tourné et écrémé, une seule rinsole de porc ladre, une seule tartelette de fromage moisi. Il n'exposait jamais de pâtisserie rance ou réchauffée; il ne confiait pas sa marchandise à des gens de métiers honteux et déshonnêtes. Aussi estimait-on singulièrement les pâtés qu'il préparait lui-même; car, malgré la vogue de son commerce, il n'avait qu'un apprenti pour manipuler la pâte, et cela sous prétexte de cacher les procédés qu'il employait pour l'assaisonnement des viandes. Cependant des bruits sinistres avaient plus d'une fois circulé dans la rue des Marmouzets, et l'on parlait d'étrangers massacrés la nuit. Un soir, des cris perçants sortirent du laboratoire du barbier chez lequel on avait vu entrer un écolier qui arrivait d'Allemagne. Cet écolier se traîna sur le sol, tout sanglant, le cou mutilé de larges blessures. On l'entoura, on l'interrogea avec horreur, il raconta comment le barbier l'avait attiré dans son ouvroir, en promettant de le raser gratis. En effet, il n'avait pas plutôt livré son menton à l'opérateur qu'il sentit le rasoir entamer sa peau; il cria, il se débattit, il détourna les coups de la lame tranchante, et parvint à saisir son ennemi à la gorge, à prendre l'offensive à son tour et à précipiter le barbier dans une trappe ouverte qui attendait une autre victime. On ne trouva plus le barbier, la trappe était refermée; mais quand on descendit dans une cave commune aux deux boutiques, on surprit le pâtissier occupé à dépecer le corps de son complice le barbier, qu'il n'avait pas reconnu en l'égorgeant; c'est ainsi qu'il composait ses pâtés, meilleurs que les autres, dit le père Dubreül, d'autant que la chair de l'homme est plus délicate, à cause de la nourriture, que celle des autres animaux. En punition de ce crime, la maison fut démolie, et une pyramide expiatoire fut élevée à la place.
[Illustration: Crieur de petits pâtés, d'après Brébiette.]
Ainsi qu'on l'a déjà vu, le métier des rôtisseurs et celui des pâtissiers se touchaient en plusieurs points. Autrefois, dit de Lamare, ceux-ci étaient également cabaretiers, rôtisseurs et cuisiniers, bien qu'il y eût à Paris une communauté de rôtisseurs aussi ancienne que celle des pâtissiers; mais il n'était permis à ceux de cette communauté que de faire rôtir seulement de la viande de boucherie et des oyes. C'est pour cela qu'ils furent nommés oyers et non rôtisseurs. Tout le gibier, toute la volaille et toute l'autre commune viande était préparée et vendue par des pâtissiers. Ces oyers, qui plus tard portèrent le nom de rôtisseurs et se confondirent par la suite avec les maîtres queues ou cuisiniers, étaient astreints à des règlements assez sévères: Il leur était défendu de rôtir de vieilles oies, de cuire des viandes malsaines, de faire réchauffer les plats de légumes ou potages portés en ville, de faire réchauffer deux fois la viande, de garder la viande plus de trois jours, le poisson plus de deux; en cas de contravention, ils étaient condamnés à l'amende et leurs mets étaient brûlés publiquement devant leur porte. Le serment prêté par les pâtissiers et cuisiniers de Saint-Quentin, lors de leur réception, portait qu'ils s'engageaient à garder et observer fidèlement les règles et ordonnances du métier, comme à savoir que, en premier lieu, ils n'habilleraient aucune viande pour entrer au corps humain que premier ne voulussent manger eux-mêmes.
[Illustration: Le Pâtissier, d'après Abraham Bosse.]
Malgré cela, ils avaient la réputation de ne pas servir loyalement leurs clients, et Tabourot rapporte qu'on leur prêtait, ainsi que du reste à d'autres corps de métiers, une façon de répondre équivoque qui, suivant la casuistique du temps, leur évitait un mensonge:
De ces Entends-trois les Rostisseurs de Paris en vsent aussi souvent en vendant leur viande: car quand elle est dure, ils demandent à l'acheteur: «Combien estes-vous pour manger ce que vous achetez?» Si on leur respond: «Deux ou trois personnes». «Croyez, disent-ils, que vous avez assez de viande et qu'il y aura bien à tirer si vous mangez tout…»
Cinquante ans plus tard, ils n'avaient guère meilleure renommée, et Tabarin leur ordonnait ironiquement «de saler la viande et de la mettre six fois au feu.»
À la fin du siècle dernier, la plupart des pâtissiers étaient aussi rôtisseurs. «Poulardes, pigeons, on en trouve à toute heure chez eux et qui sont tout chauds, disent les Numéros parisiens; il est vrai qu'il y en a qui retournent à la broche ou au four plus d'une fois. Le four des pâtissiers est toujours prêt à recevoir le souper de ceux qui ne peuvent pas faire de cuisine à la maison. Outre le prix qu'on leur donne pour cela, les pâtissiers ont soin de dégraisser le gigot; cependant il y a un moyen sûr de les en empêcher: on n'a qu'à mettre de l'ail dans le plat qu'on porte au four; comme c'est un végétal qui n'est pas de mode à Paris, les pâtissiers se gardent bien d'y toucher.»
Mercier raconte que les gens de la suite de l'ambassadeur turc, au temps de Louis XV, ne trouvèrent rien de plus agréable à Paris que la rue de la Huchette, à raison des boutiques des rôtisseurs et de la fumée qui s'en exhalait toute l'année, sauf en carême. On disait alors que les Limousins y venaient manger leur pain sec à l'odeur du rôt; il paraît toutefois que les maîtres des boutiques ne prétendaient pas leur demander quelque chose pour cela, comme le «routisseur du Chastelet», dont Rabelais a raconté l'amusante histoire et qui voulait faire payer un faquin qui mangeait son pain à la fumée de son rôt.
* * * * *
Les pâtissiers avaient soin de choisir pour servir leurs clients des femmes jeunes et jolies. Restif de la Bretonne, qui a écrit une nouvelle intitulée «la Belle Pâtissière», disait que cette dénomination avait été donnée à Paris à tant de femmes de ce genre de commerce, qu'il n'était embarrassé que du choix. La beauté de Sophie, son héroïne, contribuait beaucoup plus que les petits pâtés de son père à faire venir des pratiques. Le bonhomme ne l'ignorait pas; aussi dès qu'il voyait arriver quelqu'un d'un peu distingué par la mise, il appelait sa fille à tue-tête et voulait que ce fût elle qui reçût l'argent. Aussi était-on sûr de la voir quand on venait exprès. Cette tradition s'est conservée: vers 1840, le Musée pour rire le constatait: Un pâtissier qui n'aurait pas une jolie femme à mettre au comptoir serait un homme fort imprévoyant. Deux beaux yeux sont de toute nécessité pour attirer une foule de jeunes gens qui, tout en se mourant d'amour, consomment effroyablement de petits gâteaux. Une pâtissière très fraîche fait digérer beaucoup de petites tartes qui ne le sont guère (fraîches), et un jeune homme occupé à lancer une oeillade assassine ne peut pas s'apercevoir que la confiture de sa tartelette a une barbe qui semble avoir été taillée sur le modèle de celle d'un sapeur de la garde nationale, sauf qu'elle n'est pas fausse.
Le personnel de toute boutique de pâtissier se composait alors du chef de l'établissement, personnage ayant du ventre et un bonnet de coton: ce qui ne l'empêche pas d'avoir une jolie femme, et du garçon pâtissier lequel se distingue de son chef immédiat par sa coiffure, qui consiste en un béret de laine blanc.
Le petit pâtissier ou patronet est un personnage qui joue un rôle important dans la comédie contemporaine des rues; on le trouve partout avec son petit béret de toile et son tablier blanc; les petites pièces comiques en font le spectateur obligé des accidents ou des manifestations.
La vocation d'un assez grand nombre de ces jeunes garçons a été motivée par l'espoir de manger des bonbons à discrétion. Monteil indique un moyen de leur faire passer cette envie, qui était en usage au XVIe siècle et qui a dû être souvent employé: Perrot se jetait sur toutes les pâtisseries de la boutique. Le pâtissier lui laissa d'abord manger de la pâtisserie tant qu'il voulût, ensuite il lui en fit manger à tous les repas, ou du moins plus souvent qu'il n'eût voulu.
Dans l'ouest de la France, beaucoup de pâtissiers étaient originaires de la Suisse, et l'on disait aussi souvent: «Je vais chez le Suisse», que: «Je vais chez le pâtissier».
Ce nom de pâtissier a été quelquefois pris en mauvaise part: appeler quelqu'un «sale pâtissier», c'était l'accuser de maladresse ou de quelque défaut. À Marseille, on disait d'un mauvais ouvrier: «Es un pastissier»; cette épithète s'appliquait aussi à celui qui s'embrouillait au milieu d'un discours ou qui bredouillait.
[Illustration: des Patez, des Talmouses totes chaudes
(Collection G. Hartmann.)]
Les pâtissiers ne se contentaient pas d'essayer d'attirer les clients à leur boutique; ils envoyaient par les rues des garçons chargés de crier la marchandise. Dès le XVIe siècle, le pâtissier ambulant est au premier rang des personnages populaires. Plusieurs des quatrains des Crys d'aucunes marchandises que l'on crye parmy Paris (vers 1540), le mettent en scène avec ses congénères:
Puis ung tas de frians museaulx
Parmi Paris crier orrez,
Le iour: «Pastez chaux! pastez chaulx!»
Dont bien souvent nen mengerez.
Et se crier vous entendez
Parmy Paris trestous les cris,
Crier orrez les eschauldez,
Qui sont aux oeufs et au beurre paitris.
Assi on crie les tartelettes,
À Paris, pour enfans gastez,
Lesquelz sen vont en ses ruettes
Pour les bouter dessoubz le nez.
L'édition des Cris de Paris, publiée à Troyes à la fin du XVIIe siècle, donne plusieurs quatrains où figurent des cris de pâtissiers ambulants:
A ma Brioche, chalant, Quatre pains pour un tournois! Je gagne peu de monnoye, Et si vai toujours parlant.
Pour un tas de friands, Tous les matins je vais crians: Eschaudez, gasteaux, pastez chauds!
L'Hospital, lorsqu'il était chancelier, interdit la vente des petits pâtés qui se colportaient et criaient dans les rues. Le motif qu'il allègue dans son ordonnance est qu'un pareil commerce favorise d'un côté la gourmandise et de l'autre la paresse.
Il est probable que cette défense ne subsista pas longtemps. Dans ses Tracas de Paris, Colletet assigne à ces crieurs une bonne place parmi les gens importuns:
Le bruit que font les Paticiers,
J'entens ces petits officiers
Qui portent pastez à douzaine
Et qui vont criant à voix pleine:
Petits pastez chauds et boûillans!
Réveille bien des sommeillans.
La Foire Saint-Germain, comédie de Regnard (1695), fait dialoguer assez plaisamment Arlequin et un crieur de petits gâteaux:
LE CRIEUR.—Ratons tout chauds, tout fumants, tout sortant
du four, à deux liards, à deux liards!
ARLEQUIN.—Hé l'homme aux ratons! voyons ta marchandise.
LE CRIEUR.—Tenez, monsieur, les voilà, tout chauds.
ARLEQUIN.—Donnes-tu le treizième?
LE CRIEUR.—Oui, monsieur.
ARLEQUIN.—Eh bien! je le prends, demain, j'en achèterai une douzaine.
Au XVIIIe siècle, les pâtissiers ambulants parcouraient les rues, portant leur marchandise sur un éventaire et s'efforçaient d'attirer l'attention en criant: «Échaudés, gâteaux, petits choux chauds, tout chauds, tout chauds! Petits pâtés bouillants!» ou bien: «Gobets, craquelins, brides à veaux pour friands museaux, qui en veut!»
Sous l'Empire, la belle Madeleine, marchande de gâteaux de Nanterre, occupa longtemps Paris. En 1811, Gouriet lui donnait place dans sa galerie des Personnages célèbres dans les rues de Paris. Toute sa personne, dit-il, est si remarquable, qu'elle-même, s'il arrive à quelqu'un de la regarder avec un peu d'attention, elle lui dit aussitôt: «Eh bien! quoi! c'est moi, c'est Madeleine. Allez, mon enfant, je suis connue dans tout Paris». Elle a été représentée sur plusieurs théâtres: des poètes lui ont adressé des couplets, même des madrigaux; son portrait se voit à presque tous les cadres d'échantillons des peintres en miniatures. Tous les matins, on voit Madeleine passer en chantant et en criant ses gâteaux de Nanterre sur un air dont on lui attribue la musique et les paroles:
C'est la belle Mad'leine (bis),
Qui vend des gâteaux.
Des gâteaux tout chauds,
La bell' Mad'leine.
Elle a des gâteaux (bis),
La bell' Mad'leine,
Elle a des gâteaux.
Qui sont tout chauds.
Elle a le teint fort brun, la bouche grande, les yeux saillants, le regard un peu égaré. Dès que sa chanson est finie, elle pose son panier à terre et dit aux femmes: «Des gâteaux tout chauds! mesdames; mesdames, régalez-vous, c'est la joie du peuple».
Trente ans après, elle continuait à se montrer par les rues; elle s'appelait toujours la Belle Madeleine, quoi qu'elle fût devenue vieille et laide à faire peur. Elle vendait ses gâteaux en chantant sur l'air Grâce à la mode:
La bell' Mad'leine.
Elle a des gâteaux (bis).
La bell' Mad'leine,
Elle a des gâteaux,
Qui sont tout chauds.
On voyait avant 1850 des marchands de gâteaux de Nanterre près des grilles des jardins publics, criant: «Voyez les beaux gâteaux de Nanterre». Pour les échaudés, on criait: «Échaudés, ces beaux échaudés!»
À la même époque, le marchand et la marchande de gâteaux criaient:
«Deux liards, deux liards, deux liards, deux pour un sou!» ou
«Chaud, chaud, chaud et bon; chaud! Quèt! pour un sou, quèt, quèt!
un liard la pièce et quèt (quatre) pour un sou, quèt!»
[Illustration: À quelle sauce la voulez-vous? Caricature contre
Louis-Philippe.]
À voir, dit Kastner, la blanche vapeur qui enveloppait la boutique portative de pâtisserie que l'on venait de dresser, il ne semblait pas douteux que les gâteaux ne fussent tout chauds, tout bouillants; mais cette vapeur provenait simplement d'une fumigation continuelle entretenue sur la table à claire-voie au moyen de vapeur d'eau bouillante.
Les crieurs de pâtisserie ont à peu près disparu. Vers 1840, il y eut à Paris plusieurs petites boutiques qui eurent une vogue considérable et dont la comédie et la caricature s'emparèrent. Voici ce que dit Paul de Kock du plus célèbre d'entre eux:
«Un très modeste pâtissier vint s'établir sur le boulevard Saint-Denis; sa très modeste boutique n'aurait pas pu contenir trois personnes, aussi n'entrait-on pas: on se tenait dehors, et quelquefois on faisait queue pour acheter de la galette, car c'est presque l'unique pâtisserie dont il faisait le débit, mais il en vendait depuis le matin jusqu'à minuit et quelquefois plus tard encore. Une galette n'avait pas le temps de paraître, et le pâtissier n'avait qu'à couper. Cric, crac, de tous côtés on tendait la main pour recevoir une part de deux sous ou d'un sou… et la galette qui venait d'être détaillée était remplacée aussitôt par une autre, car dès qu'il n'y en avait plus il y en avait encore et le pâtissier recommençait à couper. Il ne faisait pas autre chose depuis que sa boutique était ouverte jusqu'au moment où il la fermait, aussi lui avait-on donné le sobriquet de Coupe-Toujours.» Sa vogue fut remplacée et surpassée par celle de la galette du Gymnase, bien déchue aujourd'hui.
Les pâtissiers, qui avaient saint Michel pour patron, faisaient, le jour de la fête, chanter deux messes et célébrer un service solennel, puis ils retournaient à leur travail. Ils se plaignirent au prévôt en disant que les autres corps de métiers avaient le temps, le jour de leur fête, de décorer les «bastons» de leurs saints, tandis que eux ils ne le pouvaient pas. Cette réclamation fut écoutée, et à partir de 1485 il leur fut permis de chômer. Ils observaient une cérémonie bizarre, probablement ancienne: ils se rendaient en pompe à la chapelle de leur patron qui faisait partie de l'église Saint-Barthélemy. Les uns s'habillaient en diables, les autres en anges, et au milieu d'eux on voyait saint Michel agitant une grande balance, et traînant après lui un démon enchaîné qui faisait cent niches aux passants et frappait tous ceux qu'il pouvait attraper. Tous étaient à cheval, accompagnés de tambours et suivis de prêtres qui portaient le pain bénit. Une ordonnance de l'archevêque de Paris, du 10 octobre 1636, interdit cette procession, qui avait donné lieu à quelques désordres.
En Champagne, les pâtissiers qui avaient leurs étaux à Troyes, fournissaient au bourreau, chaque samedi de carême, deux maillées d'échaudés.
La caricature a fait de nombreuses allusions à la pâtisserie et surtout à l'un de ses produits, la brioche, dont le nom est, comme on sait, synonyme de faute ou de bourde. Une gravure, vers 1830, représente Polignac en pâtissier à la porte d'une boutique qui a pour enseigne: «À la renommée des boulettes»; Traviès caricaturait Charles X avec cette inscription: «À la renommée des fameuses brioches, Charlot, premier pâtissier de la cour». Quelques années plus tard (1833), Louis-Philippe est à son tour déguisé en pâtissier fabricant de brioches. En 1848, le Journal pour rire montrait une députation de pâtissiers qui «vexés de voir tout le monde faire des brioches, profitent de la liberté et de l'égalité, pour demander le monopole des boulettes».
La fabrication du pain d'épice peut passer pour une des variétés de la pâtisserie. À Reims, les pains d'épiciers eurent leur règlement le 2 août 1571. Les apprentis, pour parvenir à la maîtrise, devaient faire un pain d'épice de six livres en présence des maîtres-jurés. Lorsque Marie Leckzinska traversa la Champagne pour épouser Louis XV, des notables allèrent lui offrir douze coffrets d'osier contenant du pain d'épice de douze à la livre et des croquants pliés.
Au XVIe siècle, des marchands ambulants allaient l'offrir par les rues; voici le quatrain qui leur est consacré dans les Crys d'aucunes marchandises que l'on crye parmy Paris:
On crie, sans quelque obices,
De cela ne faut point doubtez,
Le pain qui est petry despices,
Qui flumes fait hors bouter.
Sous Louis XIV ils criaient:
Pains d'espices pour le coeur!
Dans Senlis je vais le quérir.
Qui d'avoir en aura désir,
Je lui en donnerai de bon coeur.
Et au XVIIIe siècle: «Voilà le bon pain d'épice de Reims!»
Au milieu de ce siècle, le Pain d'épice était colporté de compagnie avec le croquet dans une charrette au milieu de laquelle s'élevait une grosse brioche ou une appétissante galette surmontée de petits drapeaux tricolores. Le marchand débitait d'un ton sec et bref la phrase suivante: «Excellent pain d'épic', excellent crrrrrroquet!» ou faisait entendre un susurrement indescriptible: «A' s' l' moss; l'moss à cinq!» ce qui voulait dire à cinq sous le morceau. L'un d'eux, qui exerçait sa petite industrie à l'entrée des Champs-Élysées, vers 1840, avait joint à son commerce l'attrayante spécialité du sucre d'orge, et voici son boniment: «Ach'tez, messieurs, le restant de la vente; tout est renouvelé! Un sou l'bâton à la fleur d'oranger, au citron; un sou! Ils sont clairs comme de l'eau de roche, et gros comme des manches à balai».
[Illustration: Gravure de Poisson.]
[Illustration:
Quand ie bat le pavé, criant: «Oublie, oublie!»
Je ne redoute point ny les chiens ny les lous,
Mais ie crains seulement pour ce que ie publie
Commençant à marcher l'heure propice aux filous.
]
Actuellement, on ne crie plus les pains d'épice; mais ils sont l'objet d'un commerce important, vers le mois d'avril. Dans la semaine de Pâques s'ouvre la foire aux pains d'épice, où l'on en vend de toutes formes; il en est qui représentent des monuments, des bonshommes, des animaux; parmi ceux-ci le plus en vogue est le cochon. Il est orné d'inscriptions facétieuses, ou porte des noms de baptêmes variés qui permettent d'offrir aux enfants et aux grandes personnes un petit cochon qui s'appelle comme eux. En revenant de la foire beaucoup de gens le portent suspendu par une ficelle à leur cou.
* * * * *
Les marchands d'oublies, disparus depuis plus de cent ans, se rattachaient, dit le bibliophile Jacob, aux pâtissiers, tout au moins dans la dernière période. Anciennement les oublayers, oblayeurs et oublieurs étaient des pâtissiers qui ne fabriquaient pas de pâtisseries grasses. Ce titre, qui survécut à leur première institution, dérivait des oblies ou hosties, oblatæ, qu'ils avaient seuls le droit de préparer pour la communion. C'était surtout aux jours des pardons, indulgences accordées par le Pape ou l'évêque, c'était aux pèlerinages de saints et aux processions du jubilé que les oublayers débitaient une prodigieuse quantité de pâtisseries au sucre et aux épices, enjolivées d'images et d'inscriptions pieuses, appelées gaufres à pardons. Ces jours-là ils établissaient leur fournaise à deux toises l'une de l'autre, autour des églises, et attiraient par leurs cris les fidèles alléchés de loin par l'odeur succulente de la pâte chaude, qui se mêlait à l'odeur de l'encens. Il fallait que les oublayers fussent hommes de bonne vie et renommée, sans avoir été repris de vilain blâme. Il leur était défendu d'employer aucune femme pour faire pain à célébrer en églises. Ils étaient tenus de se servir de bons et loyaux oeufs; ils avaient le privilège de travailler le dimanche.
Monteil fait ainsi parler un oublieur, qui décrit assez bien comment s'exerçait la profession au XIVe siècle: C'est dans le carnaval, au coeur de l'hiver, que nous gagnons quelque chose. Le couvre-feu a sonné; il est sept heures du soir; il gèle à pierre fendre. Voilà le bon moment pour remplir notre coffin d'oublies, le charger sur nos épaules et aller crier dans les rues: Oublies! oublies! Les enfants, les servantes nous appellent par les croisées; nous montons; souvent nous ignorons que nous entrons chez des Juifs, et nous sommes condamnés à l'amende. Quelquefois il se trouve d'enragés jeunes gens qui nous forcent à jouer avec nos dés argent contre argent; on nous met encore à l'amende. Le jour, si nous amenons avec nous un de nos amis pour nous aider à porter notre marchandise, si nous étalons au marché à moins de deux toises d'un autre oublieur, à l'amende, à l'amende. On dit d'ailleurs et l'on croit assez communément qu'il suffit de savoir faire chauffer un moule en fer et d'y répandre de la pâte pour être maître oublieur; ah! comme on se trompe! Écoutez le premier article de nos statuts: «Que nul ne puisse tenir ouvrouer ni estre ouvrier, s'il ne fait en ung jour au moins cinq cents grandes oublies, trois cents de supplications et deux cents d'entrées.» Tout cela revient à plus de mille oublies; or, pour les faire en un jour, même en se levant de bonne heure, il faut être très exercé, très habile, très leste.
C'était surtout le soir, comme aujourd'hui le marchand de plaisir, que l'oublieur courait les rues et s'installait dans les tavernes. Quelquefois celui qui jouait avec lui avait la chance de gagner tout ce qu'il portait: alors le corbillon lui revenait de droit et, en signe de triomphe, il l'appendait à l'huis de la taverne. Au XVe siècle, Guillaume de la Villeneuve décrit ainsi le métier:
Le soir orrez sans plus atendre
À haute voix, sans delaier
Diex, qui apele l'oubloier?
Quant en aucun leu a perdu,
De crier n'est mie esperdu
Près de l'uis crie où a esté,
Aide Diex de maisté
Com de male eure je sui nez
Com par sui or mai assenez.
Ce personnage était assez populaire pour figurer dans les comédies allégoriques: Gringore introduit dans une de ses pièces, La Farce du Bien mondain, une femme nommée Vertu, qui entre en scène ayant un corbillon sur ses épaules et criant:
Oublie! oublie! oublie!
POUVOIR TEMPOREL
Desployez-nous ici contant,
Les dez dessus le corbilon.
LA FEMME
Sans nulle faulte, compaignon,
Voulontiers je vous l'ouvriray.
Plus tard les oublieurs annonçaient qu'ils donnaient «deux gaufres pour un denier», et ils chantaient sur un ton lamentable des rimes équivoquées:
C'est moi qui suis un oublieux,
Portant oubli à ta saison!
Pas ne dois être oublieux,
Car j'en suis, c'est bien la raison.
Un autre de leurs cris était: «La joie! la joie! Voici les oublies!»
[Illustration: Laitière des environs de Paris. Oublieur de la Ville de Paris.]
Au XVIIe siècle, c'étaient les pâtissiers qui fournissaient aux oublieurs leur attirail et leur marchandise. Un passage de l'Histoire comique de Francion le constate et donne des détails curieux sur la façon dont le métier était exercé: «Je me sauvai dans la boutique d'un pâtissier que je trouvai ouverte. Craignant d'être reconnu par mes ennemis j'avois pris tout l'équipage d'un oublieux, et m'en allois criant par les rues: Où est-il? Je passai par devant une maison; l'on m'appela par la fenêtre et cinq ou six hommes sortant aussitôt à la rue, me contraignirent d'entrer pour jouer contre eux. Je leur gagnai à chacun le teston et, par courtoisie, je ne laissai pas de vider tout mon corbillon sur la table, encore que je ne leur dusse que six mains d'oublies; mais ils me jurèrent qu'il falloit que je leur disse la chanson pour leur argent.»
Au moment où fut publié le Dictionnaire de Trévoux (1732), c'était le profit des garçons pâtissiers de crier le soir, en hiver, des oublies. Quand ils avaient vidé leur corbillon, on leur faisait aussi dire des chansons.
D'après Restif de la Bretonne, ils «vendaient des oublies en faisant jouer à une petite loterie, comme on en voit encore sur les quais. Mais on ne sait pas à qui ces gens-là pouvaient vendre durant la nuit. Nos pères, bonnes gens à tous égards, avaient pour eux une sorte de considération, parce qu'une allusion superstitieuse à leur nom d'oublieur leur faisait faire une fonction singulière, celle de troubler le repos des citoyens aux heures les plus silencieuses de la nuit, en criant d'une voix sépulcrale:
Réveillez-vous, gens qui dormez!
Priez Dieu pour les Trépassés!
Oublies, oublies!»
L'usage de faire monter le soir après souper les oublieux engendra des abus et occasionna maintes scènes scandaleuses. Plus d'une fois un voleur en quête d'aventures, à défaut de meilleure aubaine, dévalisait le pauvre oublieux. Quelquefois il tombait dans une orgie de jeunes débauchés qui le prenaient pour souffre-douleur, l'insultaient, le battaient et quelquefois le renvoyaient moulu et dépourvu de tout. L'un d'eux fut même assassiné par des libertins de qualité qui couraient les rues la nuit. Quelques-uns de ces petits marchands finirent par s'affilier à des bandes de malfaiteurs et prirent une part assez active à différents vols. Ils indiquaient les êtres des maisons et fournissaient à leurs associés le moyen de s'y introduire. D'après Legrand d'Aussy, quand Cartouche forma cette troupe d'assassins qui pendant un temps remplit Paris de meurtres, quelques-uns de ces scélérats s'étant déguisés en marchands d'oublies pour commettre plus facilement leurs crimes, la police défendit aux oublieux les courses nocturnes. Ce règlement en diminua beaucoup le nombre. Ceux d'entr'eux qui continuèrent leur métier vendirent le jour, parcourant les quartiers et les promenades que fréquentait le peuple.
Lorsque les oublieurs disparurent, ils furent remplacés par des marchandes de plaisir qui se faisaient autrefois entendre de tous côtés dans les rues de Paris, et qui exerçaient leur industrie le jour et dans la soirée. En 1758, elles étaient assez populaires pour que, dans la Matinée des boulevards, l'une d'elles figurât parmi les marchands que Favart faisait défiler. Elle chantait ce couplet:
V'là la p'tit' marchand' de plaisir,
Qu'est-c' qui veut avoir du plaisir?
Venez, garçons; venez, fillettes,
J'ai des croquets, j'ai des gimblettes,
Et des bonbons à choisir.
V'là la p'tit' marchand' de plaisir,
Du plaisir, du plaisir.
Ces femmes étaient, par métier, forcées d'être aimables et de se laisser tout au moins courtiser; c'est ce que répond l'une d'elles à son amoureux qui lui en fait des reproches:
Dame, d'où vient qu'il est jaloux!
Ce n'est pas ma faute, voyez-vous:
Je suis marchande de Plaisir,
Je dois contenter le désir
Du monde et j'ons besoin d'pratique:
Je ne vis que de ma boutique.
Voyez voir, messieurs, si j'ons tort.
Bachot a beau m'aimer bien fort,
J'n'en pouvons faire davantage.
Dans la Matinée des boulevards, ce dialogue assez peu édifiant s'engage entre un «clincailler et sa fille» marchande d'oublies:
LE CLINCAILLER.—Écoute, écoute, Louison: as-tu déjà
beaucoup vendu, mon enfant?
LA PETITE MARCHANDE.—Non, papa; mais voilà un louis qu'un
monsieur m'a donné pour remettre tantôt un billet à une
dame qu'il doit épouser, et qu'il m'a fait connaître.
LE CLINCAILLER.—Donne, c'est toujours quelque chose; les honnêtes gens se soutiennent comme ils peuvent. Mais auras-tu assez d'adresse pour t'acquitter de la commission?
LA PETITE MARCHANDE.—Oh que oui, papa; ce n'est pas mon coup d'essai.
Ce nom de «plaisir» appliqué aux gaufres prêtait à des allusions et à des équivoques galantes. La chansonnette du Marchand d'oublies rentre dans cet ordre d'idées:
Jouez à mon petit jeu,
Mon aimable fille,
Approchez-vous donc un peu
Et tournez l'aiguille.
Tourner depuis quelque temps
Est chose commune,
En tournant combien de gens
Ont fait leur fortune.
Jeunes amans qu'en secret
L'Amour accompagne,
Tirez avez votre objet,
À tout coup l'on gagne.
De mes avis faites cas,
Fillettes jolies,
Et surtout n'oubliez pas
Le Marchand d'oublies!
Les peintres et les dessinateurs y virent un motif à allégories et firent des compositions dans le genre de celle de la page 29. Il courut à la même époque une assez jolie chanson intitulée l'Amour marchand de plaisirs, dont voici quelques couplets:
L'Amour courait, cherchant pratique,
De plaisirs il était marchand.
Pour achalander sa boutique,
Il s'en allait partout, criant:
«Dans la saison d'aimer, de plaire;
Régalez-vous, il faut jouir;
Étrennez l'enfant de Cythère:
Mesdames, voilà le plaisir!
Régalez-vous, mesdames,
Voilà le plaisir!
[Illustration: L'Amour marchand de plaisirs, d'après le dessin de
Perrenot.]
Le temps s'envole, et sur sa trace
Fuient beauté, jeunesse et désirs;
Comme un éclair le plaisir passe;
Au passage il faut le saisir.
Fillettes, dont le coeur palpite,
Régalez-vous, pourquoi rougir?
Au plaisir l'Amour vous invite,
Fillettes, voilà le plaisir!
Régalez-vous, mesdames,
Voilà le plaisir!
Mon adresse est chez le Mystère,
À l'enseigne du Rendez-vous;
Venez, venez, j'ai votre affaire;
J'ai du plaisir pour tous les goûts.»
Bientôt le plaisir fut si preste,
Tant de chalands vinrent s'offrir,
Qu'Amour criait: «Au reste, au reste!»
Hâtez-vous ou point de plaisir:
Régalez-vous, mesdames,
Voilà le plaisir!
Kastner trouvait que le cri: Voilà l'plaisir, mesdames! voilà l'plaisir! était une des plus jolies phrases mélodiques qu'il connût. Elle est, dit-il, gracieuse, expressive, élégante, bien déclamée et toujours d'un effet agréable, lors même qu'elle laisse quelque chose à désirer pour l'exécution. Ce sont les jeudis et les dimanches que la gentille et accorte marchande fait sa plus longue tournée. Le corps légèrement incliné d'un côté, par suite du poids de son grand panier qui pèse sur sa hanche du côté opposé, et tenant à la main un grand cornet de carton où sont empilées l'une dans l'autre les oublies roulées en volutes et portant sur le dos des figures, des devises, des emblèmes saints ou profanes, elle se rend dans les lieux où il y a foule et où elle ne pourrait crier longtemps sans importuner les promeneurs ou sans se fatiguer beaucoup elle-même; elle cesse de faire entendre sa voix et se sert, pour exciter l'attention des passants, d'un instrument de percussion analogue au tarabat des Israélites. Il est formé d'un morceau de bois carré muni en haut d'une sorte de poignée; il porte sur ses faces une pièce de fer également semblable à une poignée; celle-ci étant mobile exécute, lorsqu'on remue le morceau de bois, des mouvements de va-et-vient qui lui permettent de frapper le bois de côté et d'autre, et de produire par là une suite de coups assez forts pour être entendus à distance. Les marchandes de plaisir appellent parfois cet instrument le dit-tout, parce qu'il parle
pour elles et leur épargne la peine de crier leur marchandise.
De nos jours les marchandes de plaisirs sont en général vieilles; on les entend crier: «Voilà l'plaisir, mesdames, voilà l'plaisir!» Autrefois les gamins ne manquaient pas de parodier la modulation qu'elles donnaient à leur cri en chantant:
N'en mangez pas, mesdames, ça fait mourir!
À Marseille, les marchands d'oublies criaient: Marchands d'oublies! Oublies à la joie! et pendant les premières années de la restauration:
Marchand d'oublies,
Vive Louis,
Oublies à la joie,
Vive le roi!
À la fin du second Empire, la mère Plaisir était très connue sur le boulevard Saint-Michel; elle était grande et grosse, de bonne humeur, et elle modulait avec une voix bien timbrée son cri:
Voilà l'plaisir, mesdames,
Régalez-vous!
Elle avait sur la rive gauche une petite notoriété à laquelle elle n'était pas insensible; plusieurs chroniqueurs parlèrent d'elle, et son portrait fut gravé à l'eau-forte.
[Illustration: L'AIMABLE CAPORAL.]
SOURCES
Legrand d'Aussy, Vie privée des Français, I, 77, 279.—Ant. Caillot, Vie publique des Français, II, 212.—Lacroix, Histoire des Hôtelleries, II, 163, 275.—Tuet, Matinées senonoises.—Clément Simon, Grammaire limousine, 125.—P.-L. Jacob. Curiosités de l'Histoire du vieux Paris, 67, 77.—De Lamare, Traité de la police, I, 332.—Monteil, l'Industrie, I, 131, 135.—Ch. Desmaze, Curiosités des justices, 165.—Mercier, Tableau de Paris, III, 37.—Numéros parisiens, 10, 11.—Restif de la Bretonne; Contemporaines.—Physiologie du pâtissier (Musée pour rire).—Régis de la Colombière, Cris de Marseille, 175.—Kastner, Les voix de Paris, 38, 86.—Paris ridicule et burlesque, 300, 319, 321.—Paul de Kock, la Grande ville, 55.—Vinçart, Les Ouvriers de Paris, 76.—V. Fournel, les Spectacles populaires, 8.—Assier, Légendes et curiosités de la Champagne, 183.—Restif de la Bretonne, Nuits de Paris, XII, 442.—Gouriet, Personnages célèbres des rues de Paris, II, 306.
[Illustration: Marchande de plaisir, d'après Poisson.]