Légendes et curiosités des métiers
LES COUTURIÈRES
Pendant le moyen âge, et jusqu'à une époque assez moderne, les couturières étaient en réalité des couseuses ou des lingères. L'existence, en tant que corporation, de femmes ayant le droit de tailler les vêtements ou de les coudre, ne remonte qu'à l'année 1675. Auparavant, les tailleurs possédaient seuls le privilège d'habiller les hommes et les femmes, et en 1660 leurs statuts mentionnaient encore expressément ce monopole. Ce n'était que par exception que les filles des maîtres tailleurs pouvaient, avant d'être mariées, habiller les petits enfants jusqu'à l'âge de huit ans. Quelques femmes entreprirent de faire des vêtements pour les dames; elles réussirent peu à peu à se créer une petite clientèle, et, d'après Franklin, vers le milieu du XVIIe siècle, elles étaient officiellement qualifiées de couturières. Mais avant de pouvoir exercer paisiblement un métier qui paraissait devoir appartenir à leur sexe, elles eurent à supporter de la part des tailleurs une guerre à outrance; ils les écrasaient d'amendes, faisaient saisir chez elles étoffes et costumes, et portaient plaintes sur plaintes au lieutenant général de la police.
Malgré tout, elles continuaient leur métier, parce que «l'usage s'étoit introduit parmi les femmes et filles de toutes sortes de conditions de se servir des couturières pour faire leurs jupes, robes de chambre, corps de jupes, et autres habits de commodité», et lorsqu'elles adressèrent au roi une requête tendant à faire ériger leur métier en corporation régulièrement autorisée, il y avait longtemps que dans la pratique elles étaient employées par les dames de préférence aux tailleurs. L'édit ne fit que donner une consécration légale à un état de choses qui était entré peu à peu dans les habitudes.
La Coquette, comédie de Regnard, représentée en 1691, est l'une des premières où les couturières figurent au théâtre; en voici quelques passages:
LE LAQUAIS.—Mademoiselle, voici votre couturière.
COLOMBINE.—Eh bien! Margot, m'apportez-vous mon manteau?
MARGOT.—Oui, mademoiselle; j'espère qu'il vous habillera parfaitement bien: depuis que je travaille, je n'ai jamais vu d'habit si bien taillé.
ARLEQUIN.—Ni moi de fille si ragoûtante. Voilà, mordi, une petite créature bien émerillonnée… M'amie, me voudrais-tu tailler une chemise et quelques caleçons?
MARGOT.—Je suis votre servante, monsieur; on ne travaille
point en homme au logis.
COLOMBINE.—Mais il me semble, Margot, que ce manteau-là
monte bien haut: on ne voit point ma gorge.
MARGOT.—Ce n'est peut-être pas la faute du manteau,
mademoiselle.
COLOMBINE.—Taisez-vous, Margot, vous êtes une sotte:
remportez votre manteau; j'y suis faite comme une je ne
sais quoi.
ARLEQUIN.—Plus je vois cette enfant-là, plus elle me plaît… un petit mot: j'ai besoin d'une fille de chambre; je crois que tu serais assez mon fait; sais-tu raser?
MARGOT.—Moi, raser? je vois bien que vous êtes un gausseur; je mourrais de peur si je touchais seulement un homme du bout du doigt. Adieu, mademoiselle; dans un quart d'heure je vous rapporterai votre manteau avec de la gorge.
Il est vraisemblable que les couturières de campagne purent exercer leur modeste métier sans rencontrer d'opposition de la part des hommes. Je n'en ai pas trouvé trace dans les documents, assez peu nombreux, où il est question d'elles.
En Haute-Bretagne elles sont, de même que les tailleurs, employées la plupart du temps à la journée, et comme eux elles vont travailler de maison en maison. Elles taillent et cousent les habits d'homme aussi bien que ceux des femmes et des enfants; c'est pour cela qu'elles sont appelées indifféremment couturières ou tailleuses. Presque toutes savent raccommoder le linge ou le repasser; c'est à cette dernière occupation qu'elles emploient souvent le samedi dans les maisons où elles sont à journées.
Les paysans, si prodigues de dictons satiriques et d'appellations injurieuses à l'égard des tailleurs, les adressent rarement aux couturières. Si en Haute-Bretagne on les appelle couturettes, avec une petite nuance de dédain, je n'y ai trouvé aucune formulette, aucun dire moqueur; les deux seuls que j'aie relevés proviennent: le premier du Limousin, le second du pays de Liège:
La Toupina-Freja, la quinze ans que cous, Ne sap couzer un gounelou.
La Marmite-Froide, depuis quinze ans qu'elle coud, ne sait
pas coudre un jupon.
Esse comme le costreû d' Leuze,
Qu'aime mia darmeû qu' dè keûse.
Être comme la couturière de Leuze, qui aime mieux dormir
que de coudre.
Les couturières de campagne sont en général bien vues, et il n'est pas rare qu'elles fassent des mariages avantageux. Beaucoup sont jolies, ou tout au moins gracieuses, et elles prennent soin de leur toilette, qu'elles savent presque toujours rendre séante à leur personne. Rarement on leur attribue une influence funeste: dans quelques parties du Morbihan, on croit pourtant que le charretier qui en rencontre une le matin, au sortir de la maison, est exposé à quelque malheur.
En quelques provinces, le rôle de la couturière dans les cérémonies du mariage est important, presque rituel. Dans le Bocage normand, lorsque, deux ou trois jours avant la noce, on va porter le lit, l'armoire et le trousseau de la future, c'est elle qui préside au voyage, assise sur l'armoire: elle doit avoir eu soin de faire placer sur la charrette une quenouille enrubannée et un gros balai de bruyère, le manche en bas; quelquefois elle est munie d'un paquet d'épingles qu'elle distribue aux jeunes filles, pour leur faire trouver un mari dans un bref délai. Le jour de la noce, elle remplit les fonctions de maître des cérémonies, et elle a à la ceinture de gros ciseaux luisants suspendus par un cordon de laine orné d'un gros coeur en acier. Par la distribution des livrées, elle marque les invités, leur assigne la place qu'ils doivent occuper dans le cortège et au repas, et le rôle que chacun remplira selon son rang, son degré de parenté ou d'intimité avec les futurs. L'honneur de faire la toilette de la mariée est aussi une de ses attributions en Normandie. En Haute-Bretagne et dans le Forez, ses fonctions sont à peu près les mêmes que dans le Bocage; dans les environs de Rennes, elle enlève le soir les épingles de la couronne de la mariée, à l'exception d'une seule que le mari doit ôter; dans le Bocage, elle la déchausse. C'est elle aussi qui se charge de répondre, le dimanche après la noce, aux paroles de bienvenue que les garçons du pays adressent à l'épousée quand elle n'est pas de la paroisse.
[Illustration: Les Couturières, gravure de Binet.
La jolie couturière, revenant de sa chambre avec ses deux compagnes après avoir été rebutée par une prétendue bienfaitrice, raconte son malheur. Une vieille fille couturière, laide et jalouse, lui répond: «Dame, on n'est pas toujours heureuse!» (Restif de la Bretonne, Les Contemporaines, III, 164.)]
Les couturières ont un certain nombre de superstitions ou de croyances singulières en rapport avec leur métier; il semble toutefois qu'elles n'y attachent pas une bien grande importance, et c'est en souriant qu'elles en parlent.
En Haute-Bretagne, si une couturière casse son fil en cousant, son amant l'abandonnera; dans le Mentonnais, c'est un présage de malheur. À Saint-Brieuc, si le fil se noue souvent, la personne à qui la robe est destinée est jalouse; quand, la robe étant défaufilée, un fil blanc y a été laissé par mégarde, l'ouvrière est exposée à n'être pas payée de son ouvrage. Lorsque, en se rendant le matin à son travail, une tailleuse perd ses ciseaux, on dit en Haute-Bretagne que le garçon qui les trouve se mariera avec elle. À Paris et à Saint-Brieuc, les ciseaux qui tombent annoncent la visite d'un étranger; dans la Gironde et à Anvers, si leur pointe s'enfonce dans le plancher, l'ouvrage ne manquera pas. En Haute-Bretagne, si l'on se passe les ciseaux de la main à la main, on s'expose à avoir dispute. Des épingles qu'on renverse n'annoncent rien de bon: dans la Gironde, c'est l'indice d'une querelle qui éclatera prochainement entre les ouvrières.
Dans le Mentonnais et en Haute-Bretagne, quand une apprentie se pique le doigt, on lui dit que c'est bon signe, que c'est le métier qui entre; en Franche-Comté, pour savoir l'état, il faut s'être piquée sept fois à la même place; à Saint-Brieuc, on assure aux apprenties qu'elles ne seront bonnes ouvrières qu'après s'être piquées sept fois au nez. À Menton, s'il sort du sang de la piqûre, la couturière sera embrassée dans la journée. En Haute-Bretagne, le travail qui tombe par terre réussira; si on recommence un vêtement deux fois, il est probable qu'on devra le refaire une troisième fois.
Dans les ateliers parisiens, les couturières qui cousent des robes de mariées ont l'habitude de placer dans l'ourlet un de leurs cheveux. Elles croient que cela leur portera bonheur et qu'elles ne tarderont pas à trouver un mari; plus le cheveu est long, plus il est efficace. Cette coutume existe aussi à Saint-Brieuc et à Troyes, et vraisemblablement ailleurs. À Paris, les ouvrières ont soin de mettre dans le faux ourlet des robes de noce plus de faufilures qu'il n'est nécessaire; cette action donne, paraît-il, de la chance à la future.
En Haute-Bretagne, les couturières n'aiment pas à commencer un ouvrage le vendredi. En Basse-Bretagne, on disait autrefois que les femmes, en cousant le jeudi ou le samedi, faisaient pleurer la sainte Vierge. En pays français, le dimanche est le seul jour où l'on ne couse pas.
Je ne sais si, comme en Belgique, la couturière qui enfreint le repos dominical doit souffrir avant de mourir jusqu'à ce que toutes les coutures faites en temps prohibé soient décousues.
Au moyen âge, il y avait des personnes qui, pour avoir de la chance pendant la nouvelle année, cousaient quelque chose pendant la nuit du premier janvier.
* * * * *
On a de tout temps attribué aux ouvrières des villes la réputation d'être de moeurs faciles; à ce point de vue, les couturières et les lingères tenaient, s'il en fallait croire les écrivains, le premier rang, après toutefois les modistes. Aux siècles derniers, on généralisait volontiers et l'on donnait à des corps d'état, pris en bloc, les qualités et les défauts qui n'appartenaient qu'à une partie. Sans doute toutes les couturières n'auraient pu prétendre au prix de vertu, et l'isolement et la misère en faisaient succomber plusieurs. Toutes n'auraient pas résisté aux séductions, comme la petite tailleuse bretonne que, d'après une ancienne chanson, le seigneur de Kercabin fit sauter en l'air, en allumant un baril de poudre sous le pavillon où elle travaillait ordinairement. Il y en avait toutefois qui auraient répondu à un amoureux entreprenant, comme celle de la farce du «Rémouleur d'amour».
FANCHETTE, couturière.
Gagne-petit.
Je n'écoute point la fleurette,
Gagne-petit.
PIERROT, gagne-petit.
Mais pour quelque garçon gentil
Peut-être êtes-vous plus doucette?
FANCHETTE
Non, tout homme est près de Fanchette
Gagne-petit.
Une chanson, connue en beaucoup de pays de France, raconte la ruse dont se servit une couturière pour repousser un galant trop pressant; en voici le début. Les couplets qui suivent étant un peu lestes, je ne puis que les résumer:
Dedans Paris y a
Un' jolie couturière,
De chaqu' point qu'elle faisait.
Son cher amant la regardait.
Elle commet l'imprudence de le suivre au bois, où son honneur est en danger; alors elle lui promet «trois chevaux que le roi n'en a pas de plus beaux.» C'étaient des chevaux en peinture, et elle le congédie en se moquant de lui.
Les autres chansons populaires, où il est parlé des couturières, appartiennent au genre gracieux et galant; quelques-unes sont à double sens. Elles sont en général le développement du couplet de celle-ci, qui est très connue en Haute-Bretagne:
Petite couturière,
Viens travailler chez moi,
Tu n'auras rien à faire,
Tu seras bien chez moi.
En Haute-Bretagne, les tailleuses ont leur fête à la Trinité. Ce jour-là elles mettent à leur porte un bouquet; parfois ce sont les jeunes gens qui sont venus le leur offrir.
[Illustration: Femme cousant, d'après Chodowiecki.]
En Belgique, elles fêtent le jour de Saint-Anne, qui est aussi la patronne des dentellières et des lingères. Dès la veille on pare les écoles et les ouvroirs de fleurs et de guirlandes. Le matin, de bonne heure, les jeunes filles viennent souhaiter la fête à leur maîtresse et lui offrir un grand bouquet de fleurs. Puis elles y reviennent après la messe, où le déjeuner aux gâteaux est servi. Après le repas, on fait une promenade en chariot ou en voiture vers une ville ou un village des environs. Le chariot est couvert et orné de fleurs, et l'on emporte des paniers pleins de provisions. Les élèves ou les ouvrières qui veulent être de la partie doivent, pendant toute l'année, remplir leur tâche; celles qui ne l'ont pas faite restent à la maison. Pour payer les frais de cette excursion, on verse chaque semaine une légère cotisation, à laquelle on joint les petites amendes qu'inflige le règlement de chaque atelier contre les actes d'oubli, d'indiscrétion ou de négligence. Quand le temps n'est pas favorable, on passe la journée à l'école ou à l'ouvroir, au milieu des danses et des chants, et il y a toute une série de chansons populaires qui sont exclusivement en usage chez les couturières ou les dentellières lors de la célébration de la fête.
Les couturières figurent dans plusieurs récits populaires: une légende nivernaise prétend que c'est la chèvre qui leur a appris à couper les chemises. Un jour que l'une d'elles avait taillé sans succès plusieurs aunes de toile, la chèvre, qui la regardait, se mit à crier: «De biais! de biais!» En suivant cette indication, la couturière réussit enfin sa coupe. D'après une variante, c'est la corneille qui lui cria: «De bia! de bia!»
Dans un conte irlandais, une jeune fille qui ne savait pas coudre, devait épouser un prince si elle parvenait à faire des chemises. Elle se désole, lorsque survient une vieille dont le nez est grand et rouge, qui lui offre de faire sa besogne, si elle promet de l'inviter à ses noces. Lorsqu'elle arrive avec les autres conviés, on lui demande pourquoi elle a un nez si extraordinaire: «C'est, répond-elle, parce que j'ai toujours la tête penchée en cousant, et que tout le sang de mon corps coule dans mon nez.» Le prince défend à sa jolie fiancée de jamais toucher à une aiguille.
Les couturières, habituées à se rendre à leur ouvrage avant le lever du soleil et à en revenir à la nuit close, ne sont point en général peureuses. On raconte, en Haute-Bretagne, que l'une d'elles ose, pour abréger sa route, passer la nuit par un cimetière; elle voit un suaire sur une tombe et l'emporte chez elle. À minuit, une voix lui crie: «Rends-moi mon suaire!» Sur le conseil du curé, elle retourne la nuit au cimetière, où elle doit coudre dans le suaire ce qui se présentera à elle. Elle voit une tête de mort, et tout va bien jusqu'à la dernière aiguillée. Elle pique alors la tête, qui s'écrie: «Vous m'avez fait mal!» et la couturière meurt de peur. La même donnée se retrouve dans une des Légendes chrétiennes de Luzel, avec cette différence que le linceul est celui de la propre mère de la jeune fille.
Une couturière des environs de Penmarc'h fut plus heureuse: un soir qu'elle revenait de son travail, elle entendit des plaintes qui semblaient sortir d'un buisson au bord de la route. Elle demanda: «Qui est là?» Et, ne recevant pas de réponse, elle en conclut qu'il y avait là une âme en peine qui avait besoin de prières. Elle lui fit dire une messe, et quand elle sortit de l'église, elle vit dans le cimetière un jeune homme vêtu de blanc, qui lui donna trente sous, à la condition d'aller chez une dame à Audierne. Elle reconnut sur la broche de celle-ci le jeune homme qui l'avait envoyée et lui raconta ce qu'il lui avait dit. Elle resta avec la dame qui, en mourant, lui légua tout son bien.
À Saint-Malo, les petites fées de la Hoguette dansaient sur la dune, en chantant la chanson des jours de la semaine, qu'elles ne pouvaient parvenir à compléter; une petite couturière bossue, qui allait reporter son ouvrage, se trouva au milieu d'elles et acheva leur chanson; en récompense, elles lui ôtèrent sa bosse.
PROVERBES
Cousturere fade Loungue punterade (Béarn).
La courduriero fado Fai loungo lignado (Languedoc).
Mauvaise couturière.—longue aiguillée.
—Longue aiguillée, aiguillée de fainéante
(Haute-Bretagne).
Cousturere maridade
Agulhe expuntade (Béarn).
Couturière mariée
Aiguille échassée (Haute-Bretagne).
Ces deux proverbes signifient qu'une fois mariée, il y a de grandes chances pour que la couturière n'exerce plus son métier.
[Illustration: Fileuses et Couturières, estampe hollandaise.]
LES DENTELLIÈRES
Dans plusieurs des pays où la fabrication de la dentelle constitue une branche d'industrie importante, on entoure son invention de circonstances légendaires. En Belgique une pauvre femme de pêcheur, en attendant son mari, se mit à passer machinalement des fils entre les mailles de son filet: l'attente fut longue, le pêcheur ne revint pas, et sa femme, devenue folle, continua à former de naïfs dessins qui donnèrent l'idée du lacis, puis des fils tirés et des points coupés. Dans les îles de la lagune de Venise on raconte encore qu'un jeune marin avait offert à sa fiancée une branche de ce joli corail des mers du Sud qu'on appelle Mermaid's lace, dentelle des fées; la jeune fille, charmée de la gracieuseté de la plante marine, de ses petits noeuds blancs réguliers, l'imita avec son aiguille et, après plusieurs essais, réussit à produire cette dentelle qui a été si à la mode dans toute l'Europe. Suivant une autre version, une jolie fille des îles de la lagune avait fait pour son amant un filet; la première fois qu'il s'en servit, il ramena du fond de la mer une superbe algue pétrifiée qu'il offrit à sa maîtresse. Peu après il dut partir pour la guerre; sa fiancée, en regardant les belles nervures, les fils si déliés de la plante, tressa les fils terminés par un petit plomb qui pendaient de son filet; peu à peu elle finit par reproduire exactement le modèle qu'elle avait sous les yeux. La dentelle a piombini était inventée.
Dans les Flandres, où la dentelle était une industrie pratiquée naguère par un tiers de la population féminine, c'est la sainte Vierge qui l'a révélée à une jeune fille de Bruges; celle-ci avait fait voeu de renoncer à son amoureux si la mère de Dieu lui donnait le moyen de secourir sa famille. Un dimanche qu'elle se promenait avec lui, le ciel sembla s'obscurcir et une quantité innombrable de fils de la Vierge vinrent tomber sur son tablier noir. Elle remarqua que de leur enchevêtrement naissaient de gracieuses figures. Elle déposa son tablier sur un léger châssis formé de branchages, et, avec l'aide de son amant, elle le rapporta au logis avec toutes les précautions nécessaires. Elle y songea toute la nuit, et se persuada qu'un miracle s'était opéré en sa faveur. Elle tâtonna, fit, défit, travailla tant et si bien que le dimanche suivant elle plaçait sur la couronne de la Vierge un tissu dont le dessin ressemblait à celui qu'elle avait imité. L'aisance ne tarda pas à rentrer dans la maison, parce qu'on demandait à la jeune fille des dentelles. Mais quand son amoureux voulut l'épouser, elle le refusa à cause du voeu qu'elle avait fait. Le jour anniversaire du miracle, elle alla prier la Vierge: pendant qu'elle était agenouillée, le ciel se couvrit de fils de la Vierge; qui tombant sur sa robe noire, y tracèrent une couronne de mariée entremêlée de roses et de fleurs d'oranger, et une main invisible écrivit au milieu: «Je te relève de ton voeu.»
Bien que l'art de la dentelle ne paraisse pas avoir été connu avant la fin du XVe siècle, on dit en Suède que sainte Brigitte l'y avait introduit après un séjour en Italie. En Auvergne, saint François Régis, touché des misères des pauvres femmes de la campagne, leur apprit la manière de faire de la dentelle. C'est pour cela que le saint est le patron des «dentelleuses» de ce pays. La vérité est qu'il y avait des dentellières bien avant la prédication du père Jésuite, mais celui-ci s'entremit pour faire rapporter une ordonnance du parlement de Toulouse (1639) qui avait presque ruiné cette industrie, et il s'occupa de lui trouver de nouveaux débouchés au Mexique et au Pérou. Au XVIe siècle Barbara Etterlin, femme de Christophe Huttmann, grand propriétaire de mines en Saxe, ayant vu les femmes faire des filets pour protéger la tête des mineurs, eut l'idée de les occuper à faire de la dentelle comme celle de Flandre; une vieille femme lui avait prédit, avant son mariage, qu'elle aurait autant d'enfants que la première pièce de dentelle qu'elle avait faite comptait de petits bâtons; quand elle mourut, en 1575, soixante-cinq enfants et petits-enfants étaient autour d'elle.
En 1804, M. Dieudonné, préfet du Nord, disait dans la statistique de ce département que le beau travail de la dentelle de Valenciennes était tellement inhérent à ce lieu, que si une pièce était commencée en ville et finie hors des murs, cette dernière serait visiblement moins belle et moins parfaite que l'autre, quoique continuée par la même dentellière avec le même fil, sur le même carreau.
On assure en Flandre que la couleur jaune des dentelles de Malines et de Bruxelles est due à l'haleine des ouvrières.
Autrefois, à Bruxelles, on voyait les dentellières assises devant leur porte, travaillant, jacassant et gourmandant les enfants qui prenaient leurs ébats au milieu de la rue. Vers 1843, en Belgique, leur travail était assez rémunérateur pour suffire aux besoins du ménage, et il n'était pas rare de voir dans les campagnes le paysan flamand, fumant nonchalamment sa pipe entre deux pots de bière pendant que sa femme travaillait. Il n'en est plus de même aujourd'hui. L'ouvrière dentellière belge est honnête, bonne et serviable: son travail paisible la laisse calme et peu disposée, dit Mme Daimeries, aux plaisirs bruyants et aux extravagances des ouvrières de fabrique.
[Illustration: Dentellières, d'après l'Encyclopédie.]
[Illustration: L'OUVRIERE EN DENTELLE]
Les divertissements des dentellières ont en effet un caractère très gracieux et patriarcal, soit qu'elles prennent part, avec les lingères et les couturières, aux fêtes de la Sainte-Anne, soit qu'elles célèbrent leur fête à part. À Ypres, au moment de la Fête-Dieu, elles s'accordent quatre ou cinq jours de vacances et se plaisent à orner les écoles où l'on enseigne l'art de la dentelle de guirlandes, de festons et de banderolles portant des inscriptions et des adages. Elles vont faire aux environs des excursions auxquelles ne sont admises que des personnes de leur sexe. Pour cela elles se réunissent au nombre de trente ou quarante, et le trajet s'effectue sur des chariots à quatre roues artistement décorés de guirlandes de fleurs, de rubans et d'étoffes de diverses couleurs. Elles se rangent sur les bancs où elles sont assises souvent de la façon la plus gracieuse. Au premier rang est placée la reine; c'est celle qui a su gagner le plus de prix aux jeux de boule commencés aux premiers jours de la fête. Quelques-unes sont travesties en bergères, en jardinières, en paysannes, la plupart sont couronnées de fleurs et chantent en s'accompagnant du tambourin. Chaque année une ou deux chansons ont la vogue à ces joyeusetés; c'est un chansonnier ambulant qui, quelques semaines avant la Fête-Dieu, importe ces chansons et en vend alors une grande quantité. Lors de leur fête les dentellières de la Flandre française chantaient la chanson flamande dont nous traduisons les premiers couplets; elle n'a d'autre mérite que celui de donner quelques détails sur la façon dont la fête se passait:
«C'est aujourd'hui le jour de Sainte-Anne; nous guettons tous le moment du plein jour et nous nous habillons à la hâte pour aller à l'église. Lorsque la messe est dite nous sommes tous bien aises de sortir. Joseph est venu par ici avec son chariot et son bastier. Nous emportons des provisions: gâteaux et paniers. Ceux qui veulent nous accompagner doivent avoir fait jour gras toute l'année, et ceux qui ne l'ont pas fait doivent rester au logis et ne point venir.
«Le jour de Sainte-Anne est passé et je suis débarrassée de mon argent; maintenant assise ici en proie à la tristesse, je n'ai plus que peu d'appétit et nulle envie de travailler, le travail me fait peine. Je voudrais que les jours entiers pussent être jours de Sainte-Anne.»
Le chansonnier lillois Desrousseaux a composé la «canson dormoire» du P'tit Quinquin, dont la popularité est attestée par des images, des faïences et qui, par son accent naïf et populaire, méritait bien cet honneur.
Dors, min p'tit quinquin,
Min p'tit pouchin,
Min gros rojin,
Tu m'f'ras du chagrin
Si te n'dors point qu'à d'main.
Ainsi l'aut' jour eun' pauv' dentellière,
In amiclotant sin p'tit garchon,
Qui d'puis tros quarts d'heure n'faijot qu'braire
Tâchot d'l'indormir par eun' canchon.
Ell' li dijot: Min Narcisse.
D'main t'aras du pain n'épice,
Du chuc à gogo
Si t'es sache et qu'te fais dodo.
Et si te m'laich' faire eun' bonn' semaine
J'irai dégager tin biau sarrau,
Tin patalon d'drap, tin giliet d'laine …
Comme un p'tit milord, te s'ras farau!
J't'acat'rai, l'jour de l'ducasse,
Un polichinell' cocasse,
Un turlututu
Pour juer l'air du Capiau pointu.
Le premier dimanche de septembre, les dentellières de la rue Schaerbeek, à Bruxelles, se réunissent pour offrir un manteau à Notre-Dame de Hal. Un corps de musique accompagne la procession jusqu'à l'estaminet, et donne une aubade à chaque église devant laquelle passe le cortège. Les ouvriers sont souvent déguisés, les dentellières sont en habits de fêtes. À Hal on trouve un repas servi dans une grange, on y passe la nuit et l'on rentre à Bruxelles dans le même ordre.
Il y avait à Bruxelles une chapelle dite de Notre-Dame-aux-Neiges. Le 4 août les ouvrières en dentelles y allaient prier pour que leur ouvrage pût, par la protection de la Vierge, conserver sa blancheur. Sous la domination des Français la chapelle fut démolie, mais il fallut un détachement de troupes pour protéger les ouvriers contre la populace qui vint les assaillir.
Voici une fable espagnole de Thomas de Yriarte qui est en relation avec ce métier. Près d'une dentellière vivait un fabricant de galons.—Voisine, lui dit-il un jour, qui croirait que trois aunes de ta dentelle valussent plus de doublons que dix aunes de galon d'or à deux carats?—Tu ne dois pas t'étonner, dit la dentellière, que la valeur de ma marchandise soit si fort au-dessus de la tienne, quoique tu travailles l'or et moi le fil; cela tient à ce que l'art vaut plus que la matière.»
[Illustration: Dentellière hollandaise, gravure d'après Miéris
Seguin (La Dentelle).
(Rothschild, éd.)]
LES MODISTES
Au milieu du siècle dernier, les «modistes» étaient les personnes, sans distinction de sexe, qui s'attachaient à suivre les modes. C'est le seul sens donné par le Dictionnaire de Trévoux. À la Révolution les faiseuses et les marchandes de modes formaient une corporation, dans les attributions de laquelle rentraient, non seulement les coiffures des dames, mois une grande partie de la toilette féminine. Les ouvrières étaient des «filles de modes», Restif de la Bretonne les a aussi appelées «modeuses».
«Rien n'égale, dit Mercier, la gravité d'une marchande de modes combinant des poufs et donnant à des gazes et des fleurs une valeur centuple. Toutes les semaines vous voyez naître une forme nouvelle dans l'édifice des bonnets. L'invention en cette partie fait à son auteur un nom célèbre. Les femmes ont un respect profond et senti pour les génies heureux qui varient les avantages de leur beauté et de leur figure. C'est de Paris que les profondes inventions en ce genre donnent des lois à l'univers. La fameuse poupée, le mannequin précieux, affublé de modes nouvelles, enfin le prototype inspirateur passe de Paris à Londres tous les mois et va de là répandre ses grâces dans toute l'Europe. Il va au Nord et au Midi; il pénètre à Constantinople et à Pétersbourg, et le pli qu'a donné une main française, se répète chez toutes les nations, humbles observatrices du goût de la rue Saint-Honoré. J'ai connu un étranger qui ne voulait pas croire à la poupée de la rue Saint-Honoré, que l'on envoie régulièrement dans le Nord y porter la coiffure nouvelle, tandis que le second tome de cette même poupée va au fond de l'Italie et de là se fait jour jusque dans l'intérieur du sérail. Je l'ai conduit, cet incrédule, dans la fameuse boutique et il a vu de ses propres yeux et il a touché.»
Avant la Révolution, les grandes boutiques de modistes étaient rares, dit Ant. Caillot. Ces artistes et agents du luxe n'avaient point encore imaginé d'exposer aux yeux des passants les chefs-d'oeuvre commandés de leur industrie; seulement quelques boutiques des galeries de bois du Palais-Royal, pour attirer les regards des promeneurs, étalaient quelques bonnets et chapeaux à la mode, avec les minois à prétention de cinq ou six grisettes, qui travaillaient avec de fréquentes distractions. Ce sont là les ouvrières que Mercier a dépeintes dans un passage du Tableau de Paris. «Assises dans un comptoir à la file l'une de l'autre, vous les voyez à travers les vitres. Elles arrangent ces pompons, ces colifichets, ces galants trophées que la mode enfante et varie. Vous les regardez librement et elles vous regardent de même. Ces filles enchaînées au comptoir, l'aiguille à la main, jettent incessamment l'oeil dans la rue. Aucun passant ne leur échappe. La place du comptoir, voisine de la rue, est toujours recherchée comme la plus favorable, parce que les brigades d'hommes qui passent offrent toujours le coup d'oeil d'un hommage. La fille se réjouit de tous les regards qu'on lui lance et s'imagine voir autant d'amants. La multitude des passants varie et augmente son plaisir et sa curiosité. Ainsi ce métier sédentaire devient supportable, quand il s'y joint l'agrément de voir et d'être vue; mais la plus jolie du comptoir devrait occuper constamment la place favorable.
«Plusieurs vont le matin aux toilettes avec des pompons dans leurs corbeilles. Il faut parer le front des belles, leurs rivales. Quelquefois le minois est si joli, que le front altier de la riche dame en est effacé. Le courtisan de la grande dame devient tout à coup infidèle; il ne lorgne plus dans le coin du miroir que la bouche fraîche et les joues vermeilles de la petite qui n'a ni suisse ni aïeux. Plus d'une aussi ne fait qu'un saut du magasin au fond d'une berline anglaise. Elle était fille de boutique; elle revient un mois après y faire ses emplettes, la tête haute, l'air triomphant et le tout pour faire sécher d'envie son ancienne maîtresse et ses chères compagnes….
«En passant devant ces boutiques, un abbé, un militaire, un jeune sénateur y entrent pour considérer les belles. Les emplettes ne sont qu'un prétexte; on regarde la vendeuse et non la marchandise. Un jeune sénateur achète une bouffante; un abbé sémillant demande de la blonde; il tient l'aune à l'apprentie qui mesure: on lui sourit, et la curiosité rend le passant de tout état acheteur de chiffons.»
Les marchandes de modes avaient des enseignes qui appartenaient au genre gracieux. L'une d'elles avait fait peindre sur la sienne un abbé choisissant des bonnets et courtisant les filles de la boutique; on lisait sur cette enseigne: À l'abbé Coquet. Hérault, lieutenant de police en 1725, homme dévot et assez borné, vit cette peinture, la trouva indécente, et, de retour chez lui, ordonna à un exempt d'aller enlever l'abbé Coquet et de le mener chez lui. L'exempt accoutumé à ces sortes de commissions, alla chez un abbé de ce nom, le força à se lever et le conduisit à l'hôtel du lieutenant général de la police: «Monseigneur, lui dit-il, l'abbé Coquet est ici.—Eh bien, répondit le magistrat, qu'on le mette au grenier.» On obéit. L'abbé Coquet, tourmenté par la faim, faisait de grands cris. Le lendemain: «Monseigneur, lui dirent les exempts, nous ne savons que faire de cet abbé Coquet que vous nous avez fait mettre au grenier; il nous embarrasse extrêmement.—Eh! brûlez-le et laissez-moi tranquille!» Une explication devenant nécessaire, la méprise cessa, et l'abbé se contenta d'une invitation à dîner et de quelques excuses.
[Illustration: Boutique de modiste en province, dessin de Crafty, Souffrances du professeur Deltheil (édition Rothschild).]
La marchande de Mme du Barry avait pour enseigne: «Aux traits galants!» C'est peut-être elle que représentait une estampe où l'on voyait des Amours ou des Génies femelles coiffés de bonnets et de chapeaux et armés d'arcs et de flèches qu'ils lançaient à droite et à gauche.
L'annonce suivante, que l'on trouve dans le Journal de Paris de 1785, montre qu'à cette époque les marchandes exposaient des modèles, dont quelques-uns appartenaient à la mode extravagante d'alors: «On verra chez Mlle Fredin, modiste, à l'Écharpe d'or, rue de la Ferronnerie, un chapeau sur lequel est représenté un vaisseau avec tous ses agrès ayant ses canons en batterie.»
[Illustration: Les filles de modes dans leur boutique, gravure de
Minet (1782).
Lambertine et ses compagnes, placées dans la boutique, un jour de fête, pour se conter leurs histoires les unes aux autres. (Restif de la Bretonne, Contemporaines, XIX, 64.)]
Sous la Restauration, une marchande mit au-dessus de la porte de sa boutique une enseigne avec ces mots: À la Galanterie. Les demoiselles du magasin ne s'accommodèrent pas de cette inscription, qui semblait faite pour leur donner un renom suspect; elles se révoltèrent contre la marchande de modes et de galanterie. Il y eut même bataille de femmes et l'enseigne disparut.
Les modistes sont de toutes les ouvrières celles qui ont été le plus en butte aux médisances de la plume et du crayon: un pamphlet en vers assez médiocres, intitulé Brevet d'apprentissage d'une fille de modes à Amathonte, paru en 1709, est peut-être le premier écrit où l'on fasse allusion à leur réputation de galanterie. Fournier, qui a réédité dans ses Variétés historiques et littéraires cette petite pièce où l'on trouve des renseignements assez curieux sur la manière dont les ouvrières étaient traitées, ajoute en note que les filles de modes et les lingères étaient depuis longtemps nombreuses dans le quartier avoisinant le Grand-Hurleur; leur industrie y servait de couvert à un autre métier qui donna lieu à la «Requête présentée à M. Sylvain Bailly, maire de Paris, par Florentine de Launay contre les marchandes de modes, couturières et lingères et autres grisettes commerçantes sur le pavé de Paris», où elles sont accusées de faire une concurrence déloyale aux Cythères patentées.
Dans un passage des Contemporaines, Restif de la Bretonne dit fort justement qu'il ne fallait pas généraliser, et parmi les raisons qui avaient fait attaquer la moralité des modistes plutôt que celle des autres ouvrières, il place au premier rang la jalousie. «La classe des filles de modes est, dit-il, très nombreuse, et elles ont en général une mauvaise réputation. Mais elle est injuste à l'égard des véritables marchandes de modes, qui ne souffrent pas plus de libertines chez elles que les autres maîtresses des professions exercées par les femmes. J'en connais beaucoup de véritablement exemplaires et dont la maison est un modèle pour l'ordre, la décence et le travail. Les raisons pour lesquelles la voix de l'aveugle populace a calomnié celles qui exercent cette profession ne sont pas en petit nombre; d'abord les femmes du commun, telles que les poissardes, les fruitières, les ont regardées de mauvais oeil, par cette espèce de jalousie qu'a toujours le pauvre en voyant la femme des riches. En second lieu, les filles de modes, en raison de leur plus grande élégance, ont été plus recherchées par les corrupteurs pour être entretenues et ont plus souvent donné le scandale du passage d'un état laborieux à un état déshonorant. En troisième lieu, certaines corruptrices de profession, pour donner un ragoût plus piquant aux libertins blasés, lèvent quelquefois une boutique de modes et y tiennent des filles publiques. Mais ces malheureuses ne sont pas de vraies marchandes; leurs tiroirs sont vides, elles ne travaillent pas.»
Les jeunes gens du milieu de ce siècle avaient continué à l'égard des modistes les galanteries des chevaliers et des abbés de l'ancien régime. Il semblait même qu'ils étaient plus importuns; car au lieu de laisser les vitres nues, on avait dû les garnir de rideaux. Les galants avaient imaginé plusieurs moyens de rendre cette précaution inutile. Une des lithographies de la série des Modistes, de H. Emy (1840) représente une devanture devant laquelle un jeune homme est accroupi pour essayer de voir les ouvrières par dessous les rideaux; un autre a mis son chapeau au bout d'une canne et l'agite par dessus pour attirer l'attention des jeunes filles. Celles-ci semblaient d'ailleurs se prêter à ces agaceries: elles faisaient aux rideaux «des mèches» qui les écartaient un peu et leur permettaient de voir et d'être vues.
C'était alors un axiome a peu près établi que les modistes n'étaient point cruelles: aussi la première ouvrière qui allait essayer un chapeau ou le trottin qui portait la commande dans son carton, avaient de grandes chances pour être suivies.
[Illustration: Les singeries humaines (1825): Madame et sa modiste.]
Les estampes de la Restauration où figurent les modistes sont nombreuses: «Monsieur, je ne donne rendez-vous à personne», dit une ouvrière à un élégant qui l'a accostée; mais une seconde gravure, qui a pour légende «À demain soir», montre que la résistance n'a pas été de longue durée. Une autre lithographie, qui porte la date de 1826, est intitulée: «Est-il gentil, il me paiera mon terme.» Ici, le séducteur est un homme d'un âge mûr. Gavarni n'a pas oublié les modistes dans ses élégants croquis; l'un d'eux de la série de la «Boîte aux lettres» représente deux modistes, l'une occupée à lire une lettre d'amour, l'autre à en cacheter une, écrite avec une orthographe fantaisiste.
Du cidre avec les marrons,
V'là l' champagn' des modillons.
dit en élevant son verre un jeune homme assis à côté de deux ouvrières, près d'un carton à chapeau qui sert de table. (Journal pour rire, 1849.)
[Illustration: Boutique de modiste de «La Boîte aux lettres»
(Gavarni).]
On sait que les couturières jalousent les modistes et prétendent qu'elles cousent avec des épingles. C'est peut-être l'une d'elles ou une lingère qui avait fourni le sujet d'une caricature de la série des Grisettes, publiée par H. Vernier dans le Charivari: un étudiant se promène dans le bois avec une jeune fille, au fond on voit un autre couple qui danse, la femme a mis sur sa tête un chapeau d'homme et le garçon a le chapeau de sa compagne. La première dit: «Est-il Dieu, possible de danser la polka comme ça au milieu de la forêt de Saint-Germain… Pour sûr, c'est une modiste; ce n'est pas une lingère qui oublierait ainsi toutes les convenances sociales.»
H. de Hem, dans Grisettes et Cocottes, représente une modiste arrangeant un bonnet sur une poupée, avec légende «N'a pas le coeur à l'ouvrage» ou s'arrêtant devant un magasin qui a pour enseigne «la Tentation».
En l'an 1895, les galanteries dont les modistes sont l'objet forment encore une sorte de lieu commun de la chanson et de la caricature, ainsi qu'il est facile de s'en convaincre en parcourant les publications illustrées.
Telle est la puissance des clichés, que l'on a pu lire dans une revue destinée aux familles, cette double définition de la modiste, en regard l'une de l'autre, de façon à ce que la vraie paraisse être la seconde qui, en faisant la part de l'exagération, est à coup sûr moins juste que la première:
La modiste est une abeille vigilante qui travaille toute une semaine avec une activité sans égale, qui ne se retourne jamais quand elle sort, et qui n'a pas de connaissance.
La modiste est un papillon qui voltige huit mois de l'année, qu'un monsieur vient chercher le soir à la sortie du magasin, qui monte à cheval au Petit-Madrid, et qui connaît les salons de la Maison dorée.
On dit dans les ateliers que l'on peut juger de la capacité d'une couturière par le surfilage, de celle d'une modiste par le bon arrangement de la coiffe d'un chapeau.
Voici les trois seules superstitions de modistes, assez curieuses d'ailleurs, qui soient venues à ma connaissance: À Paris, lorsque le chapeau est terminé et qu'on va l'empaqueter pour le livrer à la clientèle, les ouvrières ne manquent pas de cracher dans le fond, en disant: «Pour qu'il plaise.» Le voilà protégé et l'on peut être sûr qu'il sera accepté; si par malheur le contraire arrive, on rejette la faute sur la trop petite quantité de salive; car, plus on a craché, plus l'on est certain que le chapeau ne reviendra pas, de sorte que souvent on le fait circuler autour du travail (atelier) et chaque demoiselle à son tour, soulevant délicatement la coiffe, accomplit le même sacrifice. Mais il faut bien se garder de laisser des épingles dans les noeuds ou les dentelles d'un chapeau qu'on va envoyer; une seule épingle oubliée lui porte malchance et le fait refuser.
À Troyes, on recommande aux jeunes ouvrières de ne pas laisser tomber les épingles servant à fixer les rubans des chapeaux pour l'essayage, parce que «l'ouvrage serait mal fait».
[Illustration: La Modiste, d'après Bouchot.]
SOURCES
COUTURIÈRES.—A. Franklin, Les Magasins de nouveautés, 259.—Roux, Grammaire limousine, 141.—Dejardin, Dictionnaire des spots wallons, I, 206.—Paul Sébillot, Les Travaux publics, 41.—Lecoeur, Esquisses du Bocage normand, II, 299, 301, 318, 321.—A. de Nore, Légendes, etc., des provinces de France, 237.—Revue des traditions populaires, VIII, 176; IX, 219.—C. de Mensignac, Sup. de la Gironde, 133.—Communication de M. A. Harou.—Revue des traditions populaires, VIII, 176, 239.—Léon Pineau, Folk-Lore du Poitou, 287.—Reinsberg-Düringsfeld, Traditions de la Belgique, II, 57.—Loys Brueyre, Contes de la Grande-Bretagne, 161.—Paul Sébillot, Contes de la Haute-Bretagne, I, 303.—F.-M. Luzel, Légendes chrétiennes, II, 115.—A. Le Braz, Légende de la mort, 173.
DENTELLIÈRES—Mme Daimeries, La Dentelle en Belgique, Bruxelles (1895), 1, 13.—Mme Barry-Palliser, History of Lace, 46, 238.—Lefebure, Broderies et dentelles, 255.—A. Harou, Mélanges de traditionnisme en Belgique, 112.—Grivel, Chroniques du Livradois, 360.—Seguin, La Dentelle, 75, 159.—Revue des traditions populaires, IV, 368.—Reinsberg-Düringsfeld, Traditions de la Belgique, I, 395; II, 137.—Communication de M. Quarré-Reybourbon.—Schayes, Usages, croyances des Belges, 209.
MODISTES.—Mercier, Tableau de Paris, II, 126.—Ant. Caillot, Vie publique des Français, II, 213, 216.—Fournier, Histoire des enseignes, 249.—Fournier, Variétés historiques et littéraires, VIII, 223.—Restif de la Bretonne, Les jolies femmes du commun, III, 65.—Revue des traditions populaires, V, 51; IX, 684; X, 96.—Annuaire des traditions populaires, 1887, 80.
[Illustration: La Modiste, image tirée des Fleurs professionnelles (vers 1840).]
LAVANDIÈRES ET BLANCHISSEUSES
Le lavoir, qu'il soit en plein air, sur un bateau ou dans un de ces grands établissements qu'on voit à Paris, a toujours passé pour être l'un des endroits où les femmes donnent le plus volontiers carrière à la démangeaison de parler qu'on leur attribue; c'est là et au four qu'elles exercent principalement leur langue aux dépens du prochain.
L'auteur d'une petite pièce de 1613, le Bruit qui court de l'Espousée, ne trouve rien de mieux pour caractériser un cancan que de dire:
C'est l'entretien des lavandières
Et de celles qui vont au four
Qu'une dame depuis naguères
S'est fait demoiselle en un jour.
Dans le Bocage normand on raconte que des lavandières furent punies de leur médisance: «Un jour des femmes occupées à laver à un douet, voyant venir de loin sur son petit cheval un vieux médecin qui passait pour sorcier, se mirent à gloser à l'envi sur son compte, et les quolibets pleuvaient sur lui aussi drus que coups de battoir sur le linge. Les commères ne pensaient pas être entendues du vieux sorcier; mais son oreille était, malgré la distance, tout près de leurs lèvres, et il n'avait pas perdu un mot de leur édifiante conversation. «Bonjour, braves femmes, leur dit-il en passant, vous faites de bonne besogne, courage!» À peine s'était-il éloigné que saisies d'une fureur subite, elles se mirent à s'injurier réciproquement, puis, des paroles passant aux actes, elles se prirent aux coiffes et s'aspergèrent à l'aide de leurs battoirs et de leurs tors de linge. Ce furent ensuite de folles gambades au beau milieu du douet dont l'eau, soulevée par leur sarabande et leurs battoirs, les inondait comme un véritable déluge; elles auraient bien voulu s'arrêter, mais leurs pieds trépignaient malgré elles, leurs mains puisaient dans l'eau et se la lançaient au visage. Heureusement pour elles, le médecin sorcier revint. «Assez travaillé, allez vous reposer, maintenant, vous l'avez bien mérité», leur dit-il, avec un sourire; goguenard. Ruisselantes et toutes grelottantes de froid, elles purent alors regagner leur logis.
En Haute-Bretagne, pour désigner un commérage, on dit qu'il a été entendu au «doué». Un proverbe bas-breton le constate aussi:
Er fourniou-red, er milinou, E vez klevet ar c'heloiou; Er poullou hag er sanaillou E vez klevet ar marvaillou.
Au four banal, au moulin,—On entend les nouvelles;—Au lavoir et dans les greniers,—On entend les commérages.
Autrefois les gamins, en beaucoup de pays, se mettaient à regarder les laveuses et à les désigner avec le doigt, comme pour les compter; ce geste avait le don de les rendre furieuses et d'attirer à son auteur une bordée d'injures. Semblable sort était réservé à celui qui leur adressait la question à double sens: «Lavez-vous blanc?» C'était vraisemblablement en pareille occurrence que celles de Rennes se comportaient, comme l'indique un passage de Noël du Fail: «Quand les lavandieres de la Porte-Blanche sont a quia et au bout du rollet de leurs injures actives et passives, elles n'ont autre recours de garentie qu'à se monstrer et trousser leur derrière à partie adverse». Le Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer (1748) constate que celles des environs de Paris n'avaient pas laissé tomber cette tradition en désuétude: À Chaillot, les femmes qui étaient sur la grève à essanger leur linge, battre et laver leur lessive, nous dirent en passant mille sottises que la pudeur ne me permet point de répéter. Les passagers ont répondu par des répliques si corsées, que la plus vieille de ces mégères, enragée de se voir démontée, a troussé sa cotte mouillée et nous a fait voir le plus épouvantable postérieur qu'on puisse jamais voir.
La Légende de Maistre Pierre Faifeu raconte comment ce coquin émérite fit taire les lavandières de buée à Blois, un jour qui descendait en bateau la rivière de Loire:
… Ung grant bruyt ont ouy.
Dont de prinsault nul ne fut resjouy.
Car il sembloit que fussent dix banieres
De gens de guerre, et s'estoient buandieres
Qui là estoient pour leur buée laver,
Dont tout soubdain chascun se va lever,
Les regardant se reputent infames
Avoir peur ouyr le bruyt des femmes.
Tout ce cas fait, ainsi comme j'entens,
Faifeu leur dist pour faire passer temps,
Que dix escuz contre eulz tout va mettre,
Qu'il fera bien tout leur caquet remettre,
Et que soubdain bien taire il les fera
Sans les toucher et ne leur meffera
Incontinent entre eulx fut fait la mise;
Alors Faifeu s'est mis tout en chemise,
Et d'un habit de diable il s'est vestu;
Car à Paris il s'estoit esbatu
À l'achepter, pour maint passe-temps faire.
Lui accoustré en ce point ne diffère,
Bien tost monter tout au hault de la hune.
Cryant, hurlant; incontinent pas une
Femme qui fust n'a sonné un seul mot.
Mais tuës se sont, n'attendant que la mort.
Car pour certain de grant peur admirable,
Toutes cuydoient que ce fust le grant Diable.
Tabourot, dans ses Équivoques françois, rapporte une plaisanterie qui est encore usitée: «Les lavandières ont un proverbe ordinaire, Si vous l'auez ne me le prestez pas, et si vous ne l'auez pas, prestez-le moi. Qui s'entend d'une palette ou battoir, propre à laver les draps».
Au XVIe siècle, les laveuses avaient, au point de vue des moeurs, une réputation équivoque:
Je m'en rapporte à ces maris
Qui ont esprouvé, bien souvent,
Quelle marchandise elle vent.
Et en tant qu'elle est lavandière
Elle blanchit la pièce entière;
Puis vrayment, qui, en ung besoing,
La trouveroit en quelque coing.
Encore feroit-il conscience
De ne la prendre en patience
Tout au fin moins pour l'esprouver.
Voilà, voilà ma lavandière
Qui merque, ainsi comme fourrière,
Les logis d'un nouvel amour.
Un peu plus tard, l'Almanach prophétique de Tabarin les associe aux «filles de chambre, coureuses de rempart et autres canailles».
[Illustration: LA BLANCHISSEUSE]
En quelques pays, leur rencontre est quelquefois redoutée: Chez les Tchouvaches, une femme qui se rend à la rivière avec du linge sale est d'un mauvais présage pour le voyageur au moment où il se met en route, tandis qu'il tire bon augure de la rencontre d'une femme qui revient du lavoir avec du linge propre.
Il y a un certain nombre de jours dans l'année pendant lesquels la lessive passe pour être dangereuse, soit pour celles qui la font, soit plus généralement pour la personne dont on lave le linge. Au XVIIe siècle, le curé Thiers signalait, parmi les superstitions courantes, celles de ne pas faire la lessive ni durant les Quatre-Temps, ni durant les Rogations, ni pendant les jours où l'on chante Ténèbres, ni depuis Noël jusqu'aux Rois, ni pendant l'octave de la Fête-Dieu, ni les vendredis, de crainte qu'il n'arrive quelque malheur. Une partie de ces croyances sont encore vivantes: Dans les Vosges faire la lessive pendant les Rogations, c'est mettre le maître à la porte de la maison; dans l'Yonne, le linge ne blanchit pas; en Franche-Comté:
Celui qui fait la bue aux Rogations
Sera au lit pour les moissons.
En Saintonge, les maîtresses de maison ne devaient pas songer à faire la bugée, parce que le linge blanchi alors causait plus tard des échauboulures qui tournaient généralement à la gale.
Dans la Charente, qui fait la buée pendant la semaine sainte court risque de mourir dans l'année. En Normandie, en Haute-Bretagne et en Poitou, le danger de mort est pour une des personnes de la maison ou pour une des lavandières; dans les environs de Brive, les hommes de la maison sont exposés à mourir; dans le pays de Gex, c'est le chef de la famille. Le Vendredi saint est encore plus funeste que les autres jours de cette semaine; en Haute-Bretagne on lave son suaire; à Valenciennes Dieu maudit les personnes qui lavent.
La prohibition dont cette date est l'objet est expliquée par des légendes: On raconte dans le nord de l'Angleterre que, lorsque Jésus se rendait au calvaire, il passa devant une laveuse qui lui jeta à la figure son linge mouillé. Jésus dit: «Maudit soit celui qui désormais lavera ce jour-là», et l'on assurait jadis que le linge avait des taches de sang si on le mettait alors à sécher. Des récits analogues sont populaires dans la Belgique wallonne: Jésus ayant soif, passa près d'une femme qui faisait la lessive et lui demanda à boire. Elle lui donna une tasse d'eau de lessive; il la but sans rien dire. Plus loin, il passa près d'une maison où l'on cuisait du pain et demanda de quoi manger. La femme lui donna un petit pain, Jésus s'en alla en disant:
Maudite soit la femme qui bue,
Et bénie soit la femme qui cuit.
La Vierge se promenant, un jour de Vendredi saint, aux environs de Namur, demanda un verre d'eau à des lavandières qui, au lieu de se montrer charitables, l'aspergèrent d'eau sale, de sorte que sa robe en fut tout humide; elle entra dans un four où d'autres femmes la firent se chauffer et se sécher. C'est pourquoi elle bénit les femmes qui cuisaient et maudit celles qui lavaient.
Dans la Suisse romande, il ne faut pas faire la lessive sous le signe de la Vierge, parce que le linge se couvrirait de poux sur la corde. En Poitou, Notre-Dame de Mars est la fête la plus observée: le linge lavé ce jour-là retournerait en paille, et la personne qui a lavé devrait, après sa mort, revenir au lavoir jusqu'à ce qu'on lui ait fait dire un certain nombre de messes.
La lessive est interdite, entre Noël et le jour de l'an, en Belgique et dans l'Yonne; dans les Vosges, aux lessiveuses et lavandières qui enfreignent la défense, la méchante fée Herqueuche applique de maîtres coups de battoir sur le dos et sur les reins.
En Haute-Bretagne, dans le Bocage normand, dans l'Yonne, la semaine d'avant Noël et celle qui précède le carnaval, sont au nombre des périodes funestes. Un dicton provençal assure que les lavandières qui font la buée en carnaval meurent dans l'année:
Qu fai bugado entre Caremo et Carementrant Li bugadiero moron dins l'an.
En Basse-Normandie on fait rarement la lessive pendant les vingtaines: dix derniers jours d'avril et dix premiers jours de mai, à cause de l'inclémence prévue du temps. Les femmes de Lesbos craindraient que le linge ne s'use trop vite si elles lavaient pendant les Drummata, du 26 juillet au 3 août.
À Marseille, pendant l'octave des Morts, les particuliers ne doivent point laver, parce que cela rappelle trop le lavage du linge qui a servi à celui que l'on a perdu. En Franche-Comté, la personne qui lessive pendant cette semaine «bue» son suaire. Dans les Vosges, il y aura bientôt un cercueil dans la maison si l'on enfreint celle prohibition. Dans les Hautes-Vosges, cela porte malheur au maître: la femme qui coule alors la lessive tourmenterait les âmes du purgatoire; elle s'exposerait en outre à la vengeance de la fée Herqueuche, qui échaude les lessiveuses. Si, ce qui arrive rarement, elle monte sur le cuveau, l'une des personnes dont le linge y a été jeté mourra avant la fin de l'an.
Le vendredi est aussi un mauvais jour; on dit en Basse-Bretagne:
Neb a verv lichou dar gwener
Birri a ra goad hor Salver.
Qui bout la lessive le vendredi fait cuire le sang de notre
Sauveur.
[Illustration: Laveuses au bord de la Seine, d'après un dessin colorié de Henry Mounier. Coll. G. Hartmann.]
Dans l'Yonne, on dit en commun proverbe:
Qui coule la lessive le vendredi
Veut la mort de son mari.
Il y a, par contre, des temps très favorables: Dans le pays de
Liège, la grande lessive doit se faire entre les deux Notre-Dame,
Assomption, 15 août, 8 septembre, Nativité, si l'on veut que le
linge ne jaunisse pas.
Au XVIIe siècle, le curé Thiers signalait la superstition de ceux qui serraient les cendres en certains jours de la semaine, afin que la lessive en fût meilleure.
L'Évangile des Quenouilles indique plusieurs pratiques que les femmes du XVe siècle employaient: «Se voulez, dit l'une, avoir belle lessive et que vos linceux soient beaux et blancs, la première fois que vous getterez la lessive dessus la jarle, certainement vous devez dire en la gestant: Dieu y ait part et monseigneur sainct Cler.» Ce saint était alors invoqué par les personnes qui avaient à faire la lessive, sans doute à cause de son nom; il en était alors de même de sainte Claire. «Je fis, dit une autre ménagère, une requeste à madame saincte Clère que s'il lui plaisoit qu'il feist beau temps, je luy donneroye une chandelle, et aincy il fist beau temps.»
En Lithuanie, les hommes de la maison devaient être de bonne humeur pendant tout le temps de la lessive, ou bien il pleuvait. En Haute-Bretagne, si l'on veut avoir une buée sans pluie, il ne faut point semer la cendre sur les foyers. Dans le Bocage normand, si l'on arrose son courtil un jour de lessive, on provoque la pluie pour le jour où elle sera mise à sécher. En Allemagne, lorsque des filles ou des femmes lavent des sacs, il ne tardera pas à pleuvoir. En Dauphiné, on dit communément au mari de la femme qui a beau temps pour sa lessive: Votre femme ne vous a pas fait infidélité.
Dans les Vosges, il est dangereux de faire la lessive dans une maison habitée par une femme enceinte, à moins qu'on ne prenne la précaution de rouler dehors le cuvier dès qu'on a retiré le linge. La délivrance serait retardée d'un temps égal à celui où le cuvier vide serait resté à la maison. Dans l'Yonne, on a aussi soin de mettre en pareil cas le cuvier à l'envers.
En Haute-Bretagne, les malades d'une maison où on fait la lessive sont exposés à mourir.
Il était certains mots qu'on ne devait pas prononcer. D'après l'Évangile des Quenouilles: «Touteffois et quantes que faictes vostre lessive, et que le chauldron est sur le feu plain de lessive, et que le feu est dessoubz et que par la force du feu la lessive bouille, vous ne devez pas dire: Ha, commère, la lessive boult, mais vous devez dire qu'elle rit; autrement tous les draps s'en iroient en fumée.» Au XVIIe siècle, d'après Thiers, il fallait dire: «La lessive joue.» En Poitou, les femmes qui vont voir une lessive que l'on coule ne doivent pas dire: La lessive bout-elle? car elle échauderait, mais: La lessive fait-elle? En Allemagne, au siècle dernier, pour que le fil devînt blanc, il fallait que les femmes qui assistaient à l'opération disent des mensonges.
Ou tirait des présages de certains faits qui se produisaient pendant les lessives. En Poitou, si le savon d'une laveuse tombe à sa gauche, elle ira aux noces sous peu; celle qui chante au lavoir aura un homme fou. Dans le nord de l'Écosse, lorsque le savon ne s'élève pas sur les linges, c'est qu'il y a dans le cuvier le linge d'une personne destinée à mourir bientôt. Dans la Montagne-Noire, si des oiseaux passent au-dessus d'une femme qui lave les langes de son enfant, il sera prochainement atteint de quelque maladie.
Dans les Vosges et en Belgique, la lavandière qui mouille son tablier plus que de raison, épousera un ivrogne. Aux environs de Menton, les femmes qui ne se mouillent pas en lavant sont des sorcières.
En Basse-Normandie, l'on se garde bien de mettre les chemises sens dessus dessous quand on est en train d'asseoir la lessive dans la cuve, de peur d'attirer la mort sur quelqu'un de la maison. En Normandie, quand la crasse du linge de corps est difficile à détacher, la personne à laquelle il appartient a un mauvais coeur.
La lessive peut être ensorcelée: Dans la Bresse, deux bohémiennes, auxquelles une fermière occupée à faire sa lessive n'avait pas fait l'aumône, touchèrent du doigt son cuvier, et depuis elle ne put jamais y faire blanchir son linge.
Les lavandières du Mentonnais, de peur que l'eau n'ait été l'objet de maléfices, jettent des épingles en croix dans le lavoir avant de se mettre à l'ouvrage.
À la campagne, il y a dans la belle saison des lessives de nuit, qui sont une occasion de s'amuser, de chanter des chansons, de dire des contes ou des devinettes. En Haute-Bretagne on choisit, autant que possible, une nuit où il fait clair de lune, car la lessive a lieu en plein air. Les jeunes gens y viennent de loin, surtout quand il y a de jolies filles aux environs, et ils les font danser, pendant que les bonnes femmes s'occupent du cuvier et de la poêle où bout le linge; les garçons leur aident toutefois à la lever pour montrer leur force et leur adresse. En Écosse, lors des grandes lessives qui avaient lieu au printemps, de jeunes garçons restaient la nuit à garder le linge qui n'était pas sec; ils passaient leur temps à chanter, à dire des histoires de revenants ou des contes de fées: ou bien à écouter la jolie musique des fées lorsqu'ils se trouvaient près d'une de leurs grottes.
* * * * *
On retrouve en un assez grand nombre de pays la croyance à des lavandières surnaturelles, fées, sorcières ou damnées, qui viennent laver leur linge: Dans la Marche, un amas de rochers porte le nom de Château-des-Fées: un pied est un marais; lorsqu'on aperçoit au-dessus de la cime des arbres les vapeurs de ce marais, on dit: Las fadas fasan la bujade: les fées font la lessive.
[Illustration: Le Maçon et la Blanchisseuse (d'après Saint-Aubin?).]
En Haute-Bretagne, elles affectionnent certains endroits: elles venaient y laver leur linge et elles l'étendaient sur les gazons; il était si blanc, qu'on dit encore en parlant du beau linge: C'est comme le linge des fées. Celui qui aurait pu aller sans remuer les paupières jusqu'au lieu où elles le séchaient, avait la permission de l'emporter; dès qu'on avait battu de la paupière, il disparaissait. En Normandie, les fées mettaient leur lessive à sécher sur les pierres druidiques. Dans la Suisse romande, elles venaient étendre leurs draps le long des rochers qui dominent le lac d'Ormont, et ils brillaient au loin avec une blancheur incomparable.
D'autres fées lavaient la nuit pour rendre service aux hommes. En Haute-Bretagne, lorsqu'on portait le soir près des doués le linge qu'on désirait qui fût blanchi, les fées venaient à minuit et faisaient la besogne des lavandières qui, le matin, trouvaient le linge très bien nettoyé. Celles du Trou-aux-Fées, dans le Hainaut, rendaient parfaitement blancs les draps que les habitants avaient déposés la veille à l'entrée de leur grotte, en ayant soin d'y joindre quelques aliments.
Autrefois, à Corvay, dans les Ardennes, lorsque les laveuses n'étaient que trois ou quatre à laver au ruisseau, situé au fond d'un bois, elles entendaient des cris étranges, et parmi eux ceux-ci: O Couzietti! qui se rapprochaient peu à peu; les arbres tremblaient, et elles apercevaient de tout petits nains, nus, grimaçants, qui s'approchaient par bandes du ruisseau. Elles s'enfuyaient au village, abandonnant le linge; lorsqu'elles revenaient en nombre, les nains et le linge avaient disparu.
La croyance aux lavandières de nuit est très répandue en France; souvent elles accomplissent une pénitence pour expier un crime commis pendant leur vie. En Berry, ce sont les mères dénaturées qui ont tué leur enfant et sont après leur mort condamnées à laver jusqu'au jugement dernier le cadavre de leur victime. En Ille-et-Vilaine, ce sont aussi des infanticides, ou bien des femmes qui ont lavé le dimanche. Celles-ci viennent, la plupart du temps invisibles, au doué, à l'heure même, du jour ou de la nuit, où elles ont violé le repos dominical. En Basse-Bretagne, les lavandières de nuit sont celles qui, de leur vivant, ont trop économisé le savon. Dans quelques parties de la Haute-Bretagne, la femme à laquelle on n'a pas mis un suaire propre, revient le laver toutes les nuits. En Berry, ce que lavent ces maudites, ce ne sont pas, comme ailleurs, des linceuls: c'est une espèce de vapeur d'une couleur livide, d'une transparence terne qui rappelle celle de l'opale. Cela semble prendre quelque apparence de forme humaine et l'on jurerait que cela pleure. On pense que ce sont des âmes d'enfants trépassés sans baptême ou d'adultes morts avant d'avoir reçu le sacrement de confirmation; elles s'acquittent de leur besogne avec une sorte d'acharnement, presque toujours en silence; quelquefois, mais assez rarement, elles font entendre un chant sourd et monotone, triste comme un De Profundis (p. 17).
Dans l'Yonne, on entendait aussi le bruit des battoirs des lavandières de nuit. D'après la légende que Souvestre a rapportée dans le Foyer breton, en frappant les draps mortuaires, elles chantent:
Si chrétien ne vient nous sauver
Jusqu'au jugement faut laver.
Au clair de la lune, au bruit du vent.
Sous la neige le linceul blanc.
Paul Féval, dans les Dernières Fées, met dans leur bouche ce couplet:
Tords la guenille.
Tords,
Le suaire des épouses des morts.
Si on a le courage de faire le signe de la croix, elles s'évanouissent. Souvent elles demandent qu'on leur aide à tordre leur linge. Lorsqu'on a eu l'imprudence de répondre à leur invitation, il faut avoir soin de tordre du même coté qu'elles, sinon on est brisé.
Il y a certains lavoirs qui sont surtout hantés; je n'ai pas besoin de dire qu'ils sont dans des endroits isolés et où le paysage prête au fantastique; une lavandière de Dinan, passant auprès d'un doué, souleva le paquet d'une laveuse, et s'aperçut qu'elle avait une tête de mort; au même doué, un homme fut frappé au visage avec le linge qu'il avait aidé à tordre à une lavandière-fantôme: quelquefois ces laveuses disaient aux passants: Suivez votre route, je fais ce qui m'est ordonné!
Il y a aussi des lavandières de nuit, d'un caractère très nettement malfaisant, qui pénètrent dans les maisons. Une femme de Plougastel-Daoulas était allée à la nuit close, un samedi, laver son linge et celui de son mari; elle vit arriver une grande femme mince portant sur la tête un énorme paquet de draps, qui après lui avoir reproché d'avoir pris sa place, lui dit de retourner à la maison et qu'elle ne tarderait pas à lui rapporter son linge tout lavé. Elle raconte son aventure à son mari, qui lui dit qu'elle a rencontré une Maouès noz ou femme de nuit; par son conseil, elle suspend le trépied à sa place, balaie la maison, met le balai la tête en bas dans un coin, se lave les pieds, en jette l'eau sur le seuil de la porte et se couche. Le fantôme ne tarde pas à arriver et à demander l'entrée de la maison: comme on ne lui répond pas, elle ordonne au trépied de lui ouvrir.—Je ne puis, répond le trépied, je suis suspendu à mon clou.—Viens alors, toi, balai.—Je ne puis, on m'a mis la tête en bas.—Viens alors, toi, eau des pieds.—Regarde-moi, je ne suis plus que quelques éclaboussures sur le seuil de la porte.» La femme de nuit s'éloigne alors en grondant.
[Illustration: Lavandière de nuit en Berry, d'après Maurice Sand (Illustration, 1852).]
Un autre récit breton parle d'une lavandière de nuit qui entre dans une ferme, où la femme s'était attardée à filer; elle file de son côté avec une rapidité merveilleuse, puis elle lui aide à laver son fil au doué et à le mettre bouillir. Le mari s'éveille, et, voyant les yeux de l'inconnue briller comme des charbons ardents, il profite du moment où elle est allée chercher de l'eau à la fontaine pour changer de place ou renverser tout ce qu'elle a touché. Il ferme la porte, et quand la lavandière de nuit revient, elle demande en vain à la femme, puis aux divers objets auxquels elle a touché, de lui ouvrir. Elle s'enfuit en disant à la fermière que si elle n'avait pas trouvé quelque personne sage pour la conseiller, on l'aurait trouvée au point du jour cuite avec son fil.
On a essayé d'expliquer, par des raisons d'un ordre naturel, l'origine de cette superstition, l'une de celles qui terrifient le plus le paysan: ce bruit de battoir serait produit par le cri d'une sorte de grenouille ou d'un petit crapaud. Le prétendu revenant n'est autre parfois qu'une femme très vivante qui va laver la nuit, parce qu'elle n'a pas eu le temps de le faire pendant le jour, ou qu'elle ne veut pas être vue s'occupant d'une besogne au-dessous de sa condition.
Cette croyance a été, comme beaucoup d'autres, exploitée par des malfaiteurs. Dans un village du Vaucluse, on racontait qu'on voyait à un certain endroit des lavandières de nuit: le garde champêtre voulut aller les voir. Il aperçut deux formes blanches sous un saule, qui tordaient du linge. Il leur intima l'ordre de cesser leur besogne; mais les deux laveuses se mirent à ricaner, et l'une d'elles lui cria de venir leur aider, tandis que l'autre le saisissait au collet en lui disant ce seul mot: Tords! Il tordit toute la nuit, et il s'aperçut que le linge des lavandières était magnifique. À l'aurore, les lavandières s'en allèrent, et dans la journée on apprit qu'un vol de linge considérable avait été commis dans un château voisin. Le linge étant sale, les voleurs avaient eu l'audace de passer la nuit à le laver à la rivière voisine, après s'être affublés de deux peignoirs blancs, comptant sur la superstition du pays pour n'être pas dérangés.
Les contes populaires parlent d'autres lavandières: Quelques-unes qui vivent dans le pays indéterminé de la féerie sont condamnées, comme les laveuses nocturnes, à frotter du linge jusqu'à ce que vienne la seule personne qui puisse lui rendre sa blancheur primitive. Dans un récit gascon, la reine qui a épousé le roi des Corbeaux gravit une montagne et voit un lavoir au bord duquel travaillait une lavandière ridée comme un vieux cuir; elle chantait en tordant un linge noir comme de la suie:
Fée, fée,
Ta lessive
N'est pas encore achevée,
La Vierge mariée
N'est pas encore arrivée,
Fée, fée.
La reine dit à la lavandière qu'elle va lui aider à laver son linge noir comme la suie; elle ne l'eut pas plutôt plongé dans l'eau qu'il devint blanc comme lait. Alors la lavandière se mit à chanter:
Fée, fée,
Ta lessive
Est achevée.
La Vierge mariée
Est arrivée.
Fée, fée.
Et elle dit à la reine: «Pauvrette, il y a bien longtemps que je t'attendais; mes épreuves sont finies et c'est toi qui en es cause».
L'homme-poulain, héros d'un étrange récit breton, frappe sa femme d'un coup de poing en pleine figure, le sang jaillit sur sa chemise et y fait trois taches. Elle s'écrie: «Puissent ces taches ne pouvoir jamais être effacées jusqu'à ce que j'arrive pour les enlever moi-même». Son mari part en disant qu'elle ne le reverra qu'après avoir usé trois chaussures de fer à le chercher. Elle se met à sa recherche et, après avoir marché dix ans, elle se trouve près d'un château où des servantes étaient à laver du linge dans un étang. L'une des lavandières disait: «La voilà donc encore, la chemise ensorcelée! Elle se présente à toutes les buées, et j'ai beau la frotter avec du savon, je ne puis enlever les trois taches de sang qui s'y trouvent»; la jeune femme s'approcha de la lavandière et lui dit: «Confiez-moi un peu cette chemise, je pense que je réussirai à faire disparaître ces taches». On lui donna la chemise; elle cracha sur les taches, la trempa dans l'eau, la frotta et les taches disparurent.
Dans plusieurs contes, le héros promet d'épouser la personne qui pourra enlever la tache. Mais en vain les lavandières de profession, les jeunes filles s'évertuent à cette besogne, en vain elles appellent à leur aide les esprits, celle-là seul peut réussir à laquelle les puissances supérieures ont accordé ce don. Le chevalier du Taureau noir de Norvège, conte recueilli en Écosse, a donné à blanchir des chemises ensanglantées, en déclarant qu'il épouserait celle qui parviendrait à enlever ces taches. Une vieille avait lavé jusqu'à ce qu'elle fût lasse; puis elle avait appelé sa fille et toutes deux lavaient, lavaient soutenues par l'espoir d'obtenir le jeune chevalier. Mais elles n'étaient pas parvenues à faire disparaître une seule tache, quand l'héroïne qui a gravi la montagne de verre arrive au lavoir: dès qu'elle a touché le linge, les taches disparaissent. Un prince qui figure dans le récit norvégien: À l'Est du soleil et à l'Ouest de la lune, ne doit prendre pour femme que celle qui pourra enlever trois taches qui se trouvent sur sa chemise; beaucoup entreprennent cette besogne, et s'y font aider par des trolls, mais ces génies ne réussissent pas; plus ils lavent, plus le linge devient noir et sale; mais il reprend sa blancheur primitive dès que la jeune fille prédestinée l'a trempé dans l'eau.
Dans l'Assommoir, Zola donne cette formulette, qui paraît d'origine populaire:
Pan pan, Margot au lavoir
Pan pan, à coups de battoir,
Va laver ton coeur
Tout noir de douleur.
Peut-être faisait-elle partie d'une chanson de lavandière. En Gascogne, les femmes qui lavent accompagnent la chanson qui suit du bruit des battoirs frappant en cadence; à chaque couplet on diminue de un le nombre des lavandières:
[Illustration: Le bavardage au lavoir, fragment du Caquet des femmes (XVIIe siècle).]
Nau que lauon la bugado
Nau.
Nau que la lauon,
Nau que la freton.
Bèro Marioun, a l'oumbro,
Bèro Marioun,
Anen a la hount
Hoèit que lauon la bugado, Hoèit, etc.
Neuf lavent la lessive,—Neuf,—Neuf la lavent,—Neuf la frottent,—Belle Marion, allons à la fontaine.—Huit lavent la lessive,—Huit, etc.
Dans les pays où les lavandières sont à journées, on prétend qu'elles sont difficiles à servir, et qu'il faut toujours qu'il y ait quelqu'un occupé à leur porter le linge, à leur donner de la soupe ou du café. La lavandière figure, au reste, parmi les personnages qui aiment à s'humecter le gosier; l'estampe de Saint-Lundi montre la mère Bonbec, lessiveuse, qui débite ce petit couplet:
Pour te fêter, sainte bouteille,
Je vendrais jusqu'à mon honneur,
Mais je suis si laide et si vieille
Qu'à mon seul aspect l'acquéreur
Soudain s'enfuit comme un voleur.
* * * * *
Il y a des lavandières qui ne font que laver; à la campagne c'est ce qui arrive le plus habituellement. À Paris, beaucoup vont au lavoir et repassent ensuite le linge à la maison. On leur donne plusieurs surnoms: celui de «poules d'eau» vient de ce que, comme cet oiseau, elles se tiennent sur le bord de l'eau; comme elles ont le verbe haut, on les appelle «baquets insolents», par allusion au baquet professionnel. Les repasseuses sont des «grilleuses de blanc», et on les accuse d'employer parfois des fers trop chauds. Dans le peuple, on qualifie de «blanchisseuse de tuyaux de pipes» la femme qui n'a pas de métier avouable.
Le nom de Margot a été souvent donné aux blanchisseuses; on voit figurer dans une petite pièce de 1774, sur l'arrivée de la Dauphine à Paris, «Margot du batoir», blanchisseuse au Gros-Caillou.
Le blanchisseur est appelé «papillon»; comme cet insecte, il arrive de la campagne, et ses ailes blanches sont représentées par les paquets de linge qu'il porte sur son épaule.
Guillot, dans le Dit des Rues de Paris, qui remonte au XIIIe siècle, parle de la rue des Lavandières, «où il y a maintes lavendières», et il nous fait entendre que ces filles ne se bornaient pas à rincer du linge à la rivière. De tout temps les blanchisseuses ont eu la même réputation, et leur reine, qu'elles élisaient chaque année, avait des pouvoirs analogues à ceux du roi des ribauds, mais seulement dans ses États et sur ses sujettes.
Hamilton, au XVIIe siècle, fait allusion à leurs promenades à la fête de Saint-Germain-en-Laye:
Blanchisseuses et soubrettes,
Du dimanche dans leurs habits,
Avec les laquais leurs amis
(Car blanchisseuses sont coquettes)
Venoient de voir à juste prix
La troupe des marionnettes.
Au siècle dernier, Vadé mettait en scène des blanchisseuses qui ne se laissaient courtiser que pour le bon motif. L'une d'elles dit à sa fille: «Une blanchisseuse n'est pas une grosse dame; y a blanchisseuses et blanchisseuses, toi t'es blanchisseuse en menu; et quand même tu ne blanchirais que du gros, dès qu'on a de l'inducation, fille de paille vaut garçon d'or.»
Dans la série des Grisettes, Vernier a dessiné un intérieur où sont deux blanchisseuses: l'une d'elle menace de son fer chaud un pompier trop entreprenant et lui dit: «Pompier! pompier! si vous ne finissez pas, vous allez être brûlé.» Une lithographie d'Hippolyte Bellangé montre aussi un pompier assis sur une chaise en équilibre et un pied sur le poêle, dans une attitude affaissée indiquant qu'il a trop fêté la bouteille que l'on voit à ses pieds; tout en repassant une camisole, la blanchisseuse dit: «C'est bien aimable un pompier, mais ça a des moments bien désagréables».
[Illustration: Petite Blanchisseuse, d'après une lithographie de
Gavarni.]
Plusieurs caricatures sont basées sur les galanteries dont les blanchisseuses sont l'objet; elles sont cependant bien moins nombreuses que celles qui ont trait aux ouvrières de l'aiguille. Une planche de la Restauration représente un jeune homme qui enlace une blanchisseuse, dont il a renversé le fourneau avec le pied; au-dessous est l'inscription: «Vous repasserez demain.» Une autre lithographie coloriée est intitulée «le Jour de la Blanchisseuse»; pendant que celle-ci, au minois éveillé, dépose son panier, un célibataire pousse le verrou de son appartement. Dans la série assez égrillarde de Linder (1855), une blanchisseuse a dispute avec un client; dans la planche suivante, elle se rajuste devant une glace, ce qui prouve que la discussion n'a pas été de longue durée.
[Illustration: La vieille blanchisseuse: «Si tu gueules comme ça, tu n'iras pas voir le boeuf gras.»]
M. Coffignon, dans son livre les Coulisses de la Mode, fait en ces termes l'éloge de la blanchisseuse: De toutes les ouvrières, c'est celle qui nous a paru aimer le mieux son métier, et cependant l'ouvrage est rude et la profession pénible à exercer. Les laveuses semblent être les proches parentes des dames de la Halle. On leur retrouve les mêmes défauts et les mêmes qualités, le verbe haut et le parler franc; mais aussi le coeur pitoyable et la main toujours généreusement tendue.
En Haute-Bretagne, les «dersouères» ou repasseuses font assez souvent de bons mariages; c'est un des métiers féminins les plus estimés.
D'après les Industriels, en 1842, il y avait à Paris trois classes de moeurs assez différentes. «La repasseuse affectait à l'égard de ses autres compagnes une sorte de supériorité aristocratique. Elle voulait être mignonne, élégante, comme il faut. Avant d'entrer dans un bal public, sous la protection d'un clerc de notaire ou d'un commis-marchand, elle s'informe si la réunion est bien composée, si l'on n'y danse pas trop indécemment. Elle porte un chapeau de même que la modiste, et se drape artistement dans un châle. La savonneuse a les goûts plus grossiers, l'allure plus vulgaire, les moeurs plus cyniques; elle travaille avec assiduité pendant toute la semaine, surtout le jeudi, jour de savonnage général; mais, le dimanche, elle se rattrape: les guinguettes des barrières des Martyrs et de Rochechouart regorgent alors de blanchisseuses, qui s'y présentent fièrement, donnant le bras, les unes à des sapeurs-pompiers, les autres à des gardes municipaux, d'autres à des ouvriers bijoutiers, ciseleurs, horlogers, tailleurs. Au Carnaval, morte saison du blanchissage, elle profite de ce qu'elle est moins occupée pour ne pas s'occuper du tout, et embellir de sa présence les bals publics. Les blanchisseuses au bateau sont les employées des blanchisseries en gros de l'intérieur de Paris. Si l'on en croit les blanchisseuses de fin, les blanchisseuses au bateau sont le rebut du genre humain. Pendant que le froid et l'humidité gercent leurs mains et leur visage, leur moralité est gravement altérée par de fréquentes relations avec les mariniers, les bêcheurs et les débardeurs.»
À Gand, les repasseuses qui célèbrent le jour du Saint-Sacrement, chôment la veille de cette fête, vulgairement appelée «Strykerkens avond» veille des repasseuses. À Liège, les blanchisseuses et les repasseuses honoraient autrefois la fête de sainte Claire, leur patronne.
En Haute-Bretagne, les blanchisseuses des villes ont leur fête à l'Ascension: les ouvrières vont porter des bouquets aux patronnes et à leurs pratiques, qui leur donnent un pourboire qu'elles vont dépenser dans les auberges.
On sait qu'à Paris, la principale fête des blanchisseuses est à la Mi-Carême; et cet usage est assez ancien. L'image de la fin du siècle dernier que nous reproduisons, p. 13, est accompagnée de cette légende: «Les blanchisseuses sont à peu près les seules artisanes qui se réunissent et forment à Paris une espèce de communauté; elles célèbrent avec éclat, entre elles, à la Mi-Carême, une fête; elles s'élisent, ce jour-là, une reine et lui donnent un écuyer; le maître des cérémonies est ordinairement un porteur d'eau. Le jour de la fête arrivé, la reine, soutenue par son écuyer, se rend dans le batteau où des ménétriers l'attendent; on y danse et c'est elle qui ouvre le bal; la danse dure jusqu'à cinq heures du soir, les cavaliers font pour lors venir un carrosse de louage, la reine y monte avec son écuyer, et toute la bande gaye suit à pied, elle va, avec elle, dans une guinguette pour s'y réjouir pendant toute la nuit.»
Vers 1840, voici, d'après les Industriels, comment la fête se passait: «Le jour de la Mi-Carême, les bateaux se métamorphosent en salles de bal; un cyprès orné de rubans est hissé sur le toit du flottant édifice: c'est la fête des blanchisseuses. Chaque bateau élit une reine qui, payant en espèces l'honneur qu'on lui fait, met en réquisition rôtisseurs et ménétriers. À cette époque les blanchisseuses de la banlieue célébraient aussi la Mi-Carême.»
On sait que depuis quelques années la Mi-Carême est l'occasion de fêtes brillantes, à l'éclat desquelles collaborent les étudiants et les blanchisseuses. La reine des reines, élue par l'assemblée des lavoirs, exerce pendant un jour une véritable royauté, entourée d'une cour nombreuse aux costumes bariolés, et se promène, comme une souveraine en visite, sur un char qui est loin de ressembler au modeste «carosse de louage» du siècle dernier. C'est un véritable événement parisien, et la vraie fête du Carême. Les journaux illustrés publient le portrait de la reine des reines, les reporters vont l'interviewer, et on vend par les rues un journal orné de gravures, fait tout exprès pour la circonstance.
Le bal des blanchisseuses était, il y a une trentaine d'années, un thème à caricatures, accompagnées de légendes dans le goût de ces deux-ci, qu'on lit au-dessous de dessins de Cham: «Vous ne pouvez pas me donner mon linge la semaine prochaine, dit un client à sa blanchisseuse.—Impossible, répond-elle, il faut que j'étudie le pas des lanciers, c'est jeudi prochain not' bal.» Une grosse femme en train de laver dans un baquet disait à son ouvrière: «Tu vas aller tout de suite chercher le linge de la comtesse, que je me dépêche de le laver. Je n'ai pas de chemise brodée à mettre pour le bal des blanchisseuses, jeudi prochain.»
[Illustration: La Repasseuse, d'après Lanté.]
Un passage des Nuits de Paris prouve que ce n'est pas d'hier que les blanchisseuses se servent, pour leur usage personnel, du linge de leurs pratiques. «Je me rendis chez moi, sans aucune autre rencontre que celle de deux filles chargées de linge qui allaient au bateau avant le jour. L'une de ces filles disait à l'autre:—Comme tu te quarrais donc, dimanche, avec ton déshabiller blanc garni! Mais c'est que ça t'alait.—Je le crais ben. C'est d'une belle dame, et ça est fait de la bonne main, par ma'm'selle Raguidon, de la rue Guillaume, qui travaille… Je serais ben bête d'acheter des hardes! J'ai du blanc tous les dimanches et toujours du nouveau! Ces femmes-la ne salissent pas; moi, j'achève et je brille. Bas, chemises, jupons, rien n'est à moi… Et toi, la Catau?—Et moi… Mais… n'en dis mot, ou je te vendrais comme tu m'arais vendue… C'est tout d'même… Et je prête des mouchoirs, des chemises, des cols, des bas au grenadier Latèreur.—Et moi au Guet à pied Lamerluche.—Des casaquins à la petite Manon.—Des chemises à la Javote.—Et puis j'en loue.—Et moi de même.»
Dans une planche des Petits mystères de Paris, une blanchisseuse dit à sa connaissance: «J'savais que t'avais pas d'pantalon, j'tai donné un coup d'savon au blanc de l'avoué, qui te va si bien. Fifine va lui dire qu'elle l'a oublié.»
Dans les Cancans, petite pièce du théâtre des Ombres chinoises (1820), le dialogue suivant s'engage entre une blanchisseuse et son apprentie:
MARGUERITE.—Oh! la la, les épaules, que je suis échignée d'avoir porté ce linge!
MANON.—Et en as-tu beaucoup rapporté?
MARGUERITE.—Mais pas mal, je l'ai posé là-bas sur l'hangar. Tu ne sais pas? Madame Chifflart, elle s'est encore plainte que son linge n'était pas assez blanc: elle n'est jamais contente; faudrait encore tout lui faire pour rien.
MANON.—Sois tranquille, une autre fois je brosserai un peu plus fort, et surtout je n'oublierai pas l'eau de javelle. Ah çà! la petite Criquet, on ne la voit plus depuis quéqu' temps.
MARGUERITE.—Pardi, ça blanchit son linge soi seul, c'est si ladre: elle ne voulait jamais payer les jupons qu'un sou, aussi je ne lui repassais jamais les cordes.
MANON.—Et je dis que tu faisais bien.
[Illustration: La blanchisseuse, d'après les Arts et Métiers.]
Les blanchisseuses ne paraissent pas avoir, comme les lavandières de la campagne, des superstitions nombreuses et variées. Voici les seules qui soient venues à ma connaissance: Dans la Gironde, les tisseuses prétendent que quand les fers placés sur le fourneau remuent, c'est un présage d'ouvrage prochain. Dans ce même pays et dans les Charentes, pour connaître si le fer à lisser est chaud à point elles crachent dessus; si la salive est immédiatement absorbée, c'est signe qu'il est en état de servir. Le rôle des blanchisseuses, dans les récits populaires, est assez restreint. J'ai entendu maintes fois conter, en plusieurs pays de la Haute-Bretagne, très éloignés les uns des autres, l'histoire suivante, qui semble un écho lointain de la «Barbe-Bleue»: Trois jeunes personnes blanchissaient le linge d'un monsieur, et elles remarquaient que les torchons et les serviettes étaient tachés de sang. Elles allaient à tour de rôle porter le linge. Un jour l'une d'elles, en arrivant au bas de l'escalier, entendit des cris et sentit quelque chose de chaud qui lui dégouttait sur la main. C'était du sang, et presque aussitôt une main tomba sur la sienne; elle la ramassa et se sauva sans avoir été vue. Peu après, le monsieur invita les jeunes filles à dîner; elles acceptèrent, mais à la condition que d'abord le monsieur et ses amis viendraient manger chez elles. Elles prévinrent la justice, et à la fin du repas, celle qui avait ramassé la main conta ce qu'elle avait vu, en disant que c'était un rêve; à la fin la justice arriva et emmena les trois assassins.
SOURCES
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[Illustration: Vieille blanchisseuse, d'après Daumier.]
LES CORDONNIERS
Le blason populaire des cordonniers et des savetiers est d'une richesse exceptionnelle; il n'est probablement aucun corps d'état qui ait été désigné par autant de surnoms plaisants ou de périphrases comiques.
Beaucoup sont des allusions ironiques à des professions plus relevées: en argot le maître cordonnier est appelé «pontife» à cause de la forme de son tablier, qui lui avait valu aussi le sobriquet de «porte-aumusse»; au siècle dernier le surnom de «porte-aumuche» désignait une certaine catégorie de savetiers. Le simple cordonnier a été qualifié d' «ambassadeur».
La comparaison de l'alène avec une arme de guerre avait fait imaginer un surnom que l'on lit sur l'estampe de la p. 29 «chevalier de la courte lance, le pied à l'estrier, la lance en arrest» et dans une petite pièce de 1649:
Chevalier de la courte lance
Ou savetier, par révérence.
Le trait de politesse facétieuse du dernier vers était encore usité au XVIIIe siècle; d'après les Causes amusantes, on avait alors coutume de ne nommer les savetiers qu'en disant, sauf votre respect, et en ôtant le chapeau. On trouve en Russie un parallèle satirique assez voisin; lorsque quelqu'un prend un air d'importance on lui dit: «Ne faites pas attention, bonnes gens; je suis un cordonnier, parlez-moi comme à votre égal».
On avait surnommé, au siècle dernier, les cordonniers «lapidaires en cuir» à cause des petites pointes appelées diamants dont on garnit la semelle des souliers; actuellement on les nomme encore «bijoutiers sur cuir» ou «bijoutiers sur le genou» «bijoutiè sus lou geinoui » (Provence), expression qui viendrait du caillou rond ou diamant sur lequel ils battent leur cuir. Dans le même ordre d'idées on peut citer: «graveur sur cuir», tisseran (Provence), «tisserand sur cuir» et «tireur de rivets.»
Dans le langage argotique l'ouvrier est appelé gniaf, le premier ouvrier goret, terme déjà usité au XVIIe siècle; le second ouvrier boeuf, parce qu'il a les plus grosses charges; l'apprenti pignouf, nom qui, en dehors de la corporation, est devenu injurieux.
Le patron d'une maison de chaussures du dernier ordre est un beurloquin; un beurlot est un petit maître cordonnier, Le bottier traite le cordonnier pour dames de «chiffonnier». La boutique de bottier est appelée breloque de boueux. Le baquet de cordonnier, où trempent le cuir et la poix, est dit: «baquet de science.»
Le navet est une «olive de savetier», l'oie une «alouette de savetier», le réséda ou le basilic un «oranger de savetier».
S'il en faut croire Pétrus Borel, vers 1840, il courait dans la corporation des étymologies fantaisistes sur l'origine du mot «cordonnier», qui a fini par devenir le terme général pour désigner les artisans de la chaussure: s'ils s'appellent «Cordonniers», c'est parce qu'ils donnent des cors. Le gniaf avait une autre explication, aussi bonne que la première, mais dont, paraît-il, il était très persuadé: Le roi étant allé un jour prendre mesure de souliers chez son fournisseur, il y oublia son cordon: à son retour au palais le roi s'en aperçut et envoya aussitôt un de ses pages le réclamer. Le cordon fut nié, c'est-à-dire que l'artisan nia l'avoir trouvé. Ce fut, en un mot, un cordon nié. Le roi s'emporta, et, dans sa trop juste colère, ordonna, à dessein d'imprimer un sceau de honte indélébile et éternel sur le front de cet homme coupable, faisant payer à tous la faute d'un seul, qu'à l'avenir les confectionneurs de chaussures s'appelleraient cordonniers.
Une autre légende, populaire autrefois chez les ouvriers, racontait que l'unique haut-de-chausses de Charles le Chauve réclamant une prompte réparation, des savetiers furent appelés et le recousirent; en récompense de ce service le roi accorda à la corporation troyenne la faveur de célébrer la fête de son patron dans l'église de l'abbaye royale de Saint-Loup; les savetiers prétendaient même avoir l'original de cette permission dans le coffre de leur communauté, et ils le conservaient comme un de leurs plus beaux titres.
Un sobriquet très usité est celui de tire-ligneul, en Provence, tiro-lignou, auquel fait allusion un couplet d'une petite chanson de danse, populaire en Haute-Bretagne:
Mon grand-père était cordonnier.
Tire la lignette (bis).
Mon grand-père était cordonnier,
Tire la lignette des deux côtés.
Le ligneul et la poix fournissent des allusions fréquentes: dans les estampes du siècle dernier, M. et Mme la Poix sont les noms courants du savetier et de son «épouse»; en Provence, les savetiers et les cordonniers sont appelés Pegots, la' Pegot, la poix, Det de Pego, doigt de poix, li chivaliè de la Pego. On dit proverbialement en Gascogne:
Sense la pego e lou lignò, Courdouniè noble dinqu'au cot.
Sans la poix et le ligneul, cordonnier noble jusqu'au cou.
Courdouniès pudentz Tiron lou lignol dab las dentz.
Cordonniers puants, tirent le ligneul avec les dents.
Cette accusation de sentir mauvais est ancienne; dans la Farce nouvelle très bonne et très joyeuse, qui date du XVIe siècle, le chauderonnier dit à un crieur de souliers, vieux houseaulx:
Qu'esse qu'il te fault,
Très fort savetier pugnais?
Lorsque dans l'ancien compagnonnage un ouvrier rencontrait un compagnon cordonnier, il lui disait: «Passe au large, sale puant». Dans le Loiret, les enfants poursuivent les savetiers de cette formulette: «Savetier punais, mal fait, contrefait, rhabille ma botte, gnaf.» À Marseille, ils font entendre devant eux le sifflement du Kniaff, en l'accompagnant du geste que les ouvriers en cuir font en cousant leur ouvrage. En Portugal, on crie:
Sapateiro remendão Bota-me aqui um tacão.
Savetier ravaudeur, jette-moi un talon.
L'attitude du cordonnier, qui travaille toujours assis, avait inspiré des sobriquets dans le genre de «cu cousu», ou «cu collé», qui est populaire en Haute-Bretagne.
L'accusation de faire de mauvaise besogne ou de manquer de scrupules, commune à tant de métiers, est aussi adressée aux cordonniers. En Haute-Bretagne, les vieilles gens prétendent qu'ils font exprès de donner un coup de tranchet à certain endroit du cuir, pour que les souliers ne durent pas trop, et dans le Loiret on leur adresse ce quolibet:
Cordonnier filou
Qui met la pièce au long du trou.
[Illustration: Boutique de cordonnier au XVIe siècle, d'après Jost
Amman.]
Il y a des dictons qui sont plus injurieux.
—Ges de plus mau caussa que lou sabatié tiro-lignou.—Il n'y a rien de plus mauvais que le savetier tire-ligneul. (Provence.)
—Is e'n griasaiche math an duine 's briagaich' air thalamb.—Le bon cordonnier est le plus grand des voleurs. (Écosse.)
—Qui trompera le plus vite, si ce n'est le cordonnier?
Ce proverbe petit-russien peut être rapproché de deux proverbes russes qu'il faut prendre dans le sens ironique:
—Les cordonniers, ce sont des saints (au moins ils se
disent l'être).
—On dit qu'il n'y a pas de métier plus honnête que celui
de cordonnier.
Lorsque, d'après la légende ukraïnienne, la sainte Vierge descendit en Enfer, elle vit des hommes et des femmes tourmentés sans pitié sur le feu; les diables leur fourraient dans la bouche de la laine et du cuir flamboyant, versaient dans leurs yeux le goudron bouillant, déchiraient leurs corps avec des ongles de fer brûlant, etc. «Qui sont ces gens? demanda la sainte Vierge.—Ce sont les pelletiers, les corroyeurs et les cordonniers malfaiteurs, répondit saint Michel.
On sait que les cordonniers ont une dévotion particulière et fort ancienne pour saint Crépin et saint Crépinien; on assure toutefois qu'ils vénèrent au moins autant saint Lundi.
Dans un des Noëls au patois de Besançon, qui date de 1707, un savetier, venu avec d'autres ouvriers pour rendre hommage au petit Jésus, dit que pour lui faire honneur il fêtera désormais le lundi:
I seu lou grand réparateu De lai chaussure humaine, Y venet voë nouëte Sauveu: Encoüot qu'y seu pouëre, y seu sieu Que mai race ot ancienne, Y fera féte ai son hoüneu Las Lundis das semaines.
Dans la Flandre occidentale, on dit qu'ils ne savent pas au juste quel jour tombe la fête de saint Crépin, mais qu'ils savent seulement que c'est un lundi; c'est pour cela qu'ils le fêtent tous les lundis de l'année; en Angleterre ce jour est parfois appelé Saint Monday, Saint Lundi, ou Cobbler's Monday, le lundi des cordonniers, nom aussi usité en France. Mais s'il en faut croire les chansons et les dictons, un seul jour de culte ne leur suffit pas:
Les cordonniers sont pir's qu'les évêques (bis):
Tous les lundis ils font une fête.
Lon la,
Battons la semelle, le beau temps viendra.
Tous les lundis ils font une fête (bis),
Et l'mardi ils ont mal à la tête.
L'mercredi ils vont voir Cath'rinette,
L'jeudi ils aiguisent leurs alènes,
L'vendredi ils sont sur la sellette,
L'samedi petite est la recette.
Cette chanson, qui a été recueillie aux environs de Saint-Brieuc, a une variante en Belgique wallonne:
Les cordonniers sont pires que des évêques:
Tous les lundis, ils en font une fête.
Tirez fort, piquez fin!
Coucher tard et lever matin.
Et le mardi, ils vont boire la chopinette.
Le mercredi ils ont mal à la tête.
Et le jeudi, ils vont voir leurs fillettes,
Le vendredi ils commencent la semaine,
Et le samedi les bottes ne sont pas faites,
Le dimanche ils vont trouver leur maître.
Leur faut l'argent, les bottes ne sont pas faites.
«Tu n'en auras pas, si les bottes ne sont pas faites.
—Si je n'en ai pas je veux changer de maître.»
En Espagne, il y a aussi un dicton sur la semaine des cordonniers:
Lunes y Martes de chispa, Miercoles la estan durmiendo, Juéves y Viérnes mala gana Y el Sàbado entra et estruendo.
Lundi et mardi jour de vin, le mercredi ils sont à dormir; jeudi et vendredi mauvaise santé, et le samedi recommence le bruit.
L'imagerie populaire a souvent représenté saint Lundi: en général un savetier entouré de gens de divers états est juché sur un tonneau; ses souliers sont éculés et déchirés, il brandit un broc, ses bras sont nus et portent un tatouage: deux bottes et un homme qui courtise une femme (p. 9).
Le placard de Saint-Lundi, publié à Épinal vers 1835, met ces vers dans la bouche du savetier:
Vous qui commencez la semaine
Au troisième jour seulement,
De Pompe à Mort, dit Longue-Haleine,
Gai savetier, buveur ardent,
Et de plus votre président,
Écoutez tous un avis sage
Que ma prudence va dicter:
Abandonnez votre ménage
Et venez tous rire et chanter.
Un des principaux personnages du Guignol lyonnais est Gnaffron «savetier, regrolleur, médecin de la chaussure humaine» et par-dessus tout «vénérable soifard».
Cette réputation n'est pas particulière aux cordonniers de France:
—Cobbler's law; he that take money must be the drink.—La règle du savetier: celui qui reçoit l'argent doit être celui qui le boit. (Angleterre.)
—Ivre comme cordonnier. (Prov. russe.)
Coblers and tinkers Are the best ale drinkers.
Savetiers et cordonniers sont les plus grands buveurs de
bière. Angleterre.)
—Tailleur voleur, cordonnier noceur et forgeron ivrogne.
(Russe.)
—Jouer comme un savetier. (Liège.)
Une anecdote rapportée par Mercier est en relation avec la renommée d'intempérance hebdomadaire attribuée au corps: Un savetier voyant un jeudi, au coin d'une borne, un sergent ivre qu'on tâchait de relever et qui retombait lourdement sur la pierre, quitta son tire-pied, se posta devant l'homme chancelant, et, après l'avoir contemplé, dit en soupirant: «Voilà cependant l'état où je serai dimanche.»
[Illustration: Saint Lundi, image populaire publiée chez Dembour, à
Metz vers 1830.]
Courdeniers, courtz de dinès, cordonniers à court de deniers, est un dicton béarnais fondé sur un jeu de mots, qui signifie peut-être qu'ils dissipent vite ce qu'ils ont gagné; on disait déjà au XVIe siècle:
Gain du cordouanier
Entre par l'huys et ist (sort) par le fumier.
Dans la tradition sicilienne, le savetier est le type de l'ouvrier pauvre par excellence, et les récits populaires le représentent comme se donnant beaucoup de mal sans parvenir à gagner leur vie. Un conte anglais prétend que si la corporation n'est pas riche, c'est qu'elle a encouru autrefois la malédiction divine. Un jour qu'une dame du Devonshire reprochait à un pauvre cordonnier son indolence et son manque d'esprit, elle fut bien étonnée de l'entendre dire: «Ne vous inquiétez pas de nous; nous autres cordonniers, nous sommes une pauvre et misérable race et il en a toujours été ainsi depuis la malédiction que Jésus-Christ a formulée contre nous. Quand on le conduisait au Calvaire, il vint à passer devant une échoppe de cordonnier; celui-ci le regarda de travers et lui cracha au visage. Notre-Seigneur se retourna et dit: Tu seras toujours un pauvre et tous les cordonniers après toi, pour ce que tu viens de me faire.»
D'après la légende, le Juif-Errant était en effet cordonnier, et l'imagerie populaire l'a plusieurs fois représenté avec les attributs de ce corps d'état; dans une planche normande que décrit Champfleury, il est sorti de sa boutique pour voir passer le Christ, et il l'insulte; une ancienne image parisienne le montre dans sa boutique et criant: Avance et marche donc, comme le bois du musée de Quimper, que nous reproduisons. Un proverbe de la Belgique wallonne: «Il est comme le savetier qui court», assimile le Juif-Errant à un cordonnier.
Les proverbes qui suivent font allusion à la démangeaison de parler des cordonniers, qui les porte à altérer la vérité.
—N'am faighteadh ciad sagart gun 'bhi sanntach. Ciad tàillear gun 'bhi sunntach; Ciad griasaich' gun 'bhi briagach; Ciad figheadair gun 'bhi bradach; Ciad gobha gun 'bhi pàiteach; 'Us ciad cailleach nach robhr iamh air chéilidh. Chuireadh iad an crùn air an righ gun aon bhuille.
S'il y avait cent prêtres qui ne seraient pas gourmands; cent tailleurs qui ne seraient pas gais; cent cordonniers pas menteurs; cent tisserands pas voleurs; cent forgerons pas altérés; cent vieilles femmes pas bavardes, on pourrait couronner le roi sans crainte.
—Le cordonnier ne fait pas un pas sans mentir.
—La politique des cordonniers.
—La grammaire honnête des cordonniers. (Proverbes russes.)
On a souvent donné aux cordonniers, non sans quelque intention malicieuse, l'épithète de «brave»; dans le corps, on lui attribue une origine illustre et tout à l'honneur du métier. Le gniaf rapporte avec orgueil qu'un jour Henri le Grand examinant une liste de criminels, demanda qui ils étaient. Il y avait des maçons, des charrons, des couvreurs, des tailleurs, mais de cordonniers, point! ce que voyant, le roi s'écria: Les cordonniers sont des braves! Le mot se répandit et l'épithète de brave est restée depuis lors aux cordonniers.
* * * * *
Les maîtres cordonniers eurent d'assez bonne heure des enseignes sur lesquelles étaient peints les emblèmes de la profession. Au-dessus des boutiques était souvent suspendu un tableau de bois, sur l'un des côtés duquel on voyait une superbe botte d'or sur un fond noir; sur l'autre étaient trois alènes d'argent sur fond rouge; dans les armoiries des cordonniers, dont les auteurs de l'Histoire des Cordonniers (1852) ont reproduit la riche collection, la botte est fréquemment représentée, moins pourtant que le soulier, soit seule, soit accompagnée de l'alène, et actuellement il n'est pas rare de voir des bottes rouges à revers noirs servant d'enseigne à des boutiques de savetiers; quelquefois des fleurs, généralement des pensées, agrémentent la botte.
Certains cordonniers essayaient de se signaler par quelque trait visant à l'originalité. À Bordeaux, au milieu du XVIIe siècle, l'enseigne du Loup botté était celle d'un artisan qui eut son heure de célébrité comme poète et comme inventeur. En 1677, on imprima un livre qu'il avait composé sous ce titre: Poésies nouvelles sur le sujet des bottes sans coutures présentées au roi, par Nicolas Lestage, maître cordonnier de Sa Majesté.
[Illustration: Le Juif-Errant, bois du musée de Quimper.]
Les cordonniers firent, au reste, plusieurs emprunts au règne animal et aux contes, et l'on peut encore voir à Paris des enseignes du Loup gris, du Renard botté, du Lion qui déchire la botte; le Chat botté n'a pas été oublié, non plus que le Petit Poucet, les bottes de l'ogre et la pantoufle de Cendrillon. Le succès de la comédie de Sedaine, le Diable à quatre, où figuraient comme personnages un cordonnier et sa femme, donna naissance à plusieurs enseignes; l'une d'elles existait encore en 1825 et a été reproduite dans le Jeu de Paris en miniature (p. 20).
De leur côté, les savetiers ornaient leurs échoppes d'emblèmes de métier et d'inscriptions: Lapoix, maître savetier suivant la cour; Maître Jacques, savetier en neuf, qui remontent au siècle dernier. De nos jours, on a pu lire sur les devantures: Au soulier minion; À la botte fleurie, Courtin confectionne en vieux et en neuf; Lacombe et son épouse est cordonnier, etc. Après 1830, on voit des enseignes à double sens qui touchent à la politique: Au Tirant moderne, Au Tirant couronné, Au nouveau Tirant.
[Illustration: Boutique de cordonnier, d'après l'Encyclopédie.]
Les boutiques de cordonniers que la belle estampe d'Abraham Bosse, souvent reproduite, représente comme assez luxueuses au XVIIe siècle, étaient, comme la plupart de celles des autres artisans, très simples à l'époque qui précéda la Révolution. Les cordonniers en réputation, dit Ant. Caillot, n'étaient pas moins modestes, quant aux ornements extérieurs de leurs boutiques, que la plupart des savetiers de notre temps. Nulle décoration, nulle peinture, nul étalage que celui des souliers auxquels ils travaillaient pour leurs pratiques. Le même auteur constatait, en 1825, qu'un changement notable, qui remontait à l'Empire, s'était opéré: Voyez la propreté et la recherche qui y règnent. Rien n'y manque: glaces, chaises à lyre, comptoir d'acajou, tablettes façon du même bois, tapis de pied, vitrages au travers desquels sont rangés, dans le plus bel ordre, des milliers de paires de souliers de toutes les mesures, de toutes les modes, de toutes les couleurs. À ces ornements il faut ajouter cinq ou six jeunes bordeuses, proprement vêtues, qui travaillent sous l'inspection de la maîtresse, dont le costume rivalise avec celui des femmes d'une profession plus élevée.
L'estampe de la page 25 représente un cordonnier de la fin du XVIIe siècle, qui prend mesure à une dame; vers 1780, le cordonnier à la mode portait un habit noir, une perruque bien poudrée, sa veste était de soie: il avait l'air d'un greffier. Quand une cliente distinguée se présentait, il venait lui-même prendre mesure. Il entre, dit Mercier, il se met aux genoux de la femme charmante: «Vous avez un pied fondant, madame la marquise; mais où donc avez-vous été chaussée? Vous avez dans le pied une grâce particulière. Je suis glorieux d'habiller votre pied. J'en ai pris le dessin. J'en confierai l'expédition à mon premier clerc; jamais son talent ne s'est prêté à la déformation.»
Les échoppes des savetiers ont toujours été pittoresques: aussi les peintres hollandais et flamands les ont souvent représentées, et les auteurs des gravures sur les artisans aux derniers siècles se sont plu à les dessiner. De nos jours, à Paris même, il en est encore dont l'aspect est tout aussi amusant. Vers 1840, sur la surface intime de la porte se trouvait d'ordinaire le Juif-Errant et sa romance, d'où venait, dit-on, la phrase proverbiale des vieilles gouvernantes: Il est sage comme une image collée à la porte d'un savetier. Maintenant on y voit des portraits de personnages à la mode, des gravures empruntées aux journaux illustrés, parfois des affiches coloriées ou des chromolithographies.
Les carreleurs, qui tirent leur nom de la pose des carreaux à la semelle des souliers, ne viennent pour la plupart exercer leur profession que pendant l'hiver, et aux premiers jours de soleil ils s'en retournent en Lorraine s'adonner aux travaux des champs.
Une chanson de Charles Vincent décrit assez bien la vie de ce pauvre savetier qui, un bâton à la main, s'en va jetant son cri de Carr'leur soulier:
Ainsi le savetier traverse
Grand'ville, village et hameau;
Pour braver le froid et l'averse,
Sa hotte lui sert de manteau.
Au printemps, dans les nuits superbes,
Prenant le ciel pour hôtelier,
Il s'étend dans les hautes herbes,
Sa hotte lui sert d'oreiller.
Carr'leur soulier!
Près d'une borne de l'église.
Tous les jours, au soleil levant,
Il déballe sa marchandise
Et vient s'établir en plein vent.
Sa hotte lui sert de banquette.
Il chante en son vaste atelier,
Et ses chants que l'écho répète
Vont éveiller tout le quartier.
Carr'leur soulier!
Et pendant qu'il bat ses semelles,
Chacun chez lui entre en passant
Pour lui demander des nouvelles,
Car il est le journal vivant.
Il sait plus d'un petit mystère,
Et dit, sans se faire prier,
Pourquoi tous les soirs le notaire…
Pourquoi la femme de l'huissier…
Carr'leur soulier!
Autrefois, des savetiers ambulants parcouraient les rues, en criant, pour avertir les clients qui avaient des chaussures à réparer ou à vendre; voici leur cri au XVIIe siècle:
Housse aux vieux souliers vieux!
Il est temps que je pense à boire,
(Devant que plus avant je voise)
De bon vin, fût fort ou vieux.
Qui a des vieux souliers
À vendre en bloc ou en tâche!
[Illustration: Un savetier, d'après une eau-forte de Van Ostade.]
Au siècle dernier, ils s'annonçaient comme «réparateurs de la chaussure humaine». Vers 1810, ils psalmodiaient sur un air nasillard, que Gouriet a noté:
Carr'leu d'souliers!
Avez-vous des souliers à raccommoder?
Si vos souliers sont déchirés,
Voilà l'ouvrier
Qui vous demande à travailler.
[Illustration: Un savetier, image révolutionnaire. (Musée
Carnavalet.)]
Dans le Nord, on donnait le surnom de quoie à ceux qui parcouraient les rues chaque lundi pour crier les vieux souliers. Cet usage a cessé à la Révolution; c'est peut-être lui, dit Hécart, qui a donné naissance à l'expression lundi des savetiers, parce qu'ils allaient le soir boire au cabaret le produit de la journée. Aujourd'hui, tout au moins à Paris, ce métier a disparu, de même que celui de revendeur de souliers ambulant; une estampe de Mitelli nous montre un de ceux-ci, auquel manque précisément une jambe (p. 41).
Ces industriels étaient, comme beaucoup d'autres, en butte aux quolibets des gens de la rue. En Sicile, quand le savetier se promène en criant: Scarparu! les gamins s'empressent de lui répondre à la face: Ogni puntunn ni fazzu un paru! Chaque point ne fait pas une paire.
C'est parce que les cordonniers, et surtout les savetiers, étaient populaires entre tous les artisans par leur esprit gai et caustique, qu'ils tiennent une si grande place dans l'imagerie révolutionnaire. Au début, ils sont optimistes, comme celui de l'estampe de 1789, dont le succès est attesté par des variantes, et qui est intitulée: Le bon temps reviendra. Patience, Margot, dit le savetier à sa femme, j'aurons bientôt 3 fois 8. L'explication est sur un placard déposé sur la table: «Espérance pour 1794 (?) Pain à 8 sous,—vin à 8 sous,—viande à 8 sous.» Celui de l'image reproduite, p. 17, fait également des réflexions très sensées.
Mais cette sagesse ne dura guère, tout au moins chez quelques-uns, et on les voit se mêler plus que de raison à la politique active; un peu plus tard, une autre image montre un savetier, président d'un comité révolutionnaire, s'occupant de son art en attendant la levée des scellées (sic).
Dès l'antiquité, on a attribué aux cordonniers une certaine dose de philosophie, qui leur faisait exercer gaiement un métier qui habituellement ne chômait pas et qui nourrissait son homme, lui laissant l'esprit libre pendant son travail. Ce n'est pas au hasard que Lucien a mis en scène, dans la Traversée, le savetier Micyle, joyeux et philosophe, et qu'il a choisi comme héros de sa fantaisie du Songe le même Micyle, auquel son coq démontre qu'il est le plus heureux citoyen d'Athènes. Dès cette époque, les savetiers chantaient comme aujourd'hui, et si Micyle n'a pas de linotte, du moins il a un coq. Le Savetier de La Fontaine
Chantait du matin jusqu'au soir,
C'était merveille de le voir,
Merveille de l'ouïr: il faisait des passages,
Plus content qu'aucun des sept sages.
D'après Sensfelder, à notre époque, les bonnes traditions de gaieté ne sont pas perdues: Le cordonnier et le savetier sont gais, égrillards parfois, ayant toujours un refrain à la bouche; fatigués de chanter, ils causent avec la pie ou font siffler leur merle, oiseaux traditionnels qui, de temps immémorial, sont les hôtes obligés de la boutique ou de l'échoppe. Les fleurs sont aussi une de leurs passions dominantes, et il est rare de ne pas voir la margelle de leur fenêtre émaillée d'un pot de basilic ou de giroflée.
Dans les farces, dit l'Histoire des cordonniers, les savetiers paraissent au premier rang; leur rôle c'est d'être plaisants, et si quelque niais est victime d'un bon tour, soyez sûr que c'est un savetier qui le lui a joué. De là, cette vieille expression proverbiale: Tour de savetier, pour qualifier un bon tour joyeux et plaisant, ce qu'on a depuis appelé une mystification. Les savetiers représentaient, pour ainsi dire, par leurs libres propos, l'indépendance des opinions; la franchise du peuple respirait dans leurs allures, et leur humeur originale et moqueuse conservait à forte dose le sel caustique de l'ancien esprit gaulois. Leur échoppe était le rendez-vous des plus vaillants compères du voisinage; c'est là que s'apprenaient les nouvelles, que se propageaient les médisances, que se fabriquaient les lazzis et les mots piquants, que s'échangeaient les cancans du quartier, que se discutaient sans arrière-pensée les actes de la cour et les affaires de la ville. C'était l'école des révélations indiscrètes, des aventures galantes, des innocentes méchancetés.
On voit, à Carnavalet, une copie d'un tableau du XVIIe siècle que M. Bonnardot possédait dans sa collection; il représente des scènes du Mardi-Gras à l'endroit le plus large de la rue Saint-Antoine. Parmi elles figurent des «attrapes», dont la plus plaisante est celle dont nous empruntons la description et la gravure au Magasin pittoresque:
[Illustration: Jeu de Paris en miniature (1823).]
Près d'une échoppe, dans le renfoncement de la rue, un apprenti savetier a étendu sur le pavé un beau morceau de cuir, après lequel est attachée une ficelle dont un bout ne quitte point sa main. Une grosse paysanne avise ce cuir et se félicite de la trouvaille. Elle calcule déjà qu'elle y trouvera au moins une paire de semelles pour elle et une pour son mari. Elle dépose son panier, se baisse, avance les deux mains: mais la ficelle fait son devoir et la bonne femme n'attrape rien que les pantalonnades d'un scapin planté là pour lui remontrer à point nommé que ces choses-là ne se trouvent point sous le pas d'un masque.
On s'est égayé aux dépens des artistes de la chaussure en se servant des mots à double sens que renferme le vocabulaire professionnel; la plus curieuse, peut-être, de ces charges, est celle qu'on lit au bas de l'image intitulée: «Le Galant Savetier» ou la Déclaration dans les formes. (Paris, Noël, rue Saint-Jacques, décembre 1816.)
M. L'EMPEIGNE.—Mademoiselle, l'Amour qui me talonne et me traite en vrai tiran ne me donnant point de quartier, me réduit a vous faire ma déclaration dans les formes. Malgré sa violence, j'ai jusqu'ici enfoncé mon amour entre cuir et chair; mais enfin, il faut que je tire pied ou aile à ce maudit aveugle qui me fait sentir ses pointes cruelles. Décidez du sort du malheureux l'Empeigne, car ses mesures sont prises si vous lui faites essuyer un revers.
MLLE CRÉPIN—Reprenez haleine, M. l'Empeigne, si votre amour n'est pas à propos de bottes, voyez M. Crépin, tige de mon honorable famille, et qu'il vous accorde ma main, j'y ajouterai mon coeur.
M. L'EMPEIGNE.—Ah! mademoiselle, ça vat…
[Illustration: Le Cordonnier et la Servante, d'après le Magasin pittoresque]
Une gravure coloriée, de la même date, montre un savetier qui s'apprête à corriger sa femme: «Ah! tu ne veux pas te taire! eh bien! je vais t'enfoncer dans les formes!» Elle faisait allusion, de même que bien d'autres, à la réputation qu'avaient les savetiers de se servir volontiers de leur tire-pied pour corriger «leur épouse». C'est sur cette donnée qu'est fondé en partie l'opéra-comique de Sedaine, le Diable à quatre.
Parfois les femmes se regimbent, comme dans une estampe de ma collection (vers 1840), où une femme poursuit à coups de balai son mari qui l'a frappée de son tire-pied.
Les parodies du langage professionnel étaient en somme assez innocentes, et il est probable que ceux dont on faisait ainsi la caricature les trouvaient plaisantes et étaient les premiers à en rire. Ils devaient moins goûter les mauvaises charges qui, d'après les Français peints par eux-mêmes, étaient en usage vers 1840: «Le savetier a-t-il des vitres en papier, le polisson passera la tête à travers pour demander l'heure; il tournera doucement la clef laissée à la serrure et ira la planter un peu plus loin; puis il reviendra, et cognant au châssis, il en préviendra gracieusement le père l'Empeigne; ou bien il lui demandera poliment de vouloir bien lui donner la monnaie de six liards en pièces de deux sous. Il n'était pas rare autrefois de trouver une échoppe bâtie sur quatre roulettes. Mais ce genre de construction a été peu a peu abandonné: il prêtait trop à l'espièglerie. Soit donné, par exemple, que le père Courtin eût son échoppe dans la rue Basse; à la faveur des ombres de la nuit, des farceurs s'y attelaient et la traînaient jusque rue des Singes ou de l'Homme-Armé. Et le lendemain, quand le père Courtin revenait à sa place accoutumée, pas plus d'établissement que sur ma main.»
Les conteurs du XVIe siècle et du XVIIe rapportent plusieurs récits dans lesquels les cordonniers sont dupés, en dépit de la finesse qu'on leur attribue. Celui qui suit est tiré des Sérées de Guillaume Bouchet: la Légende de maître Pierre Faifeu, qui est un peu plus ancienne, attribuait à ce fripon émérite un vol à peu près semblable. «Un suppot de la matte (matois) ayant affaire d'une paire de bottes, et estant en une hostellerie, s'advisa d'envoyer quérir un cordonnier, pour en avoir une paire, sans argent. Les ayant essayées, le mattois va dire au cordonnier que la botte du pied gauche le blessoit un peu et le prie de la mettre deux ou trois heures en la forme. Le cordonnier le laissant botté d'une botte, emporte l'autre; mais le mattois, se faisant desbotter, envoie soudain quérir un autre cordonnier auquel il dit, après avoir essayé ses bottes, que la botte du pied droit luy sembloit un peu plus estroite que l'autre; parquoy le marché fait, se fait desbotter afin qu'il mist cette botte en la forme jusques à ce qu'il eust disné. Que voulez-vous? sinon qu'ayant deux bottes de deux cordonniers, l'une du pied gauche, l'autre du pied droit, baillant ses vieilles bottes au garçon d'estable, il paye son hoste, monte à cheval et s'en va. Tantost après voicy arriver les maistres cordonniers ayant chacun une botte à la main et se doutant qu'ils estoient gourez, se prinrent à rire et firent mettre à leurs maistre-jurez de l'année, dans les statuts de la confrérie, que défenses estoient faites aux maistres de l'estat que cy après ils n'eussent à laisser une botte à un estranger et emporter l'autre, soit pour l'habiller ou la mettre en forme, avant qu'estre payez, sur peine de perdre une des bottes, et l'autre, qui demeure entre leurs mains, être confisquée et l'argent mis et appliqué à la botte du mestier.»
[Illustration: Le Cordonnier.]
Une farce faite aux savetiers de Paris faillit tourner au tragique et amener une émeute. Me Mangienne, avocat des charbonniers, en fit un récit plaisant dans son mémoire, l'un des plus curieux des Causes amusantes et peu connues: «Le 31 juillet 1751, veille de la fête de Saint-Pierre-ès-Liens, que les maîtres savetiers ont choisi pour leur patron, plusieurs charbonniers du port Saint-Paul et autres ports, résolurent de se divertir de quelques-uns de leurs confrères mariés avec de vieilles veuves; et à cet effet d'aller, avec des instruments, leur présenter des bouquets, prétendant que la fête devait leur être commune avec les savetiers qui ne travaillent qu'en vieux cuir. Cette espèce de ressemblance qu'ils avoient cru voir entre leurs amis et ces derniers, leur fournit l'idée d'une marche risible et propre à laisser entrevoir à ceux qui en étoient le sujet le prétendu rapport que l'on mettoit entre leur état et celui de la savaterie. Ils prirent pour cet effet deux ânes, qu'ils ornèrent de tous les outils de la profession. Ils les couvrirent d'un caparaçon fort sale; aux extrémités qui en pendoient étoient attachés des pieds de boeuf en forme de glands; il y en avoit de même en guise de pistolets, et sur le caparaçon on avoit cousu de toutes les espèces de plus vieilles savates. Deux d'entre eux devoient monter ces ânes avec des habits de caractère et de goût; l'un acheta à la friperie une vieille robe, avec veste et culotte noire, toutes en lambeaux; il s'en affuble et met par-dessus, en forme de cordes, de gauche à droite, un morceau de vieille toile sur lequel étoient cousus artistement des savates et tous les outils de ce brillant métier, avec une cocarde au chapeau et deux alènes en sautoir. Un autre prit un vieil habit d'Arlequin, parsemé des mêmes instruments et de vieilles savates de tout âge et de tout sexe. Chacun de ces ânes devoit être conduit par deux hommes habillés grotesquement et du même goût, avec une pique à la main où, au lieu de fer, il y aurait un pied de boeuf; tous ceux qui devoient composer le cortège devoient avoir des cocardes et des marques caractéristiques de la savaterie. Tous les Garçons-Plumets des officiers charbonniers commencèrent la marche deux à deux; ils avoient à leur tête des tambours et des fifres; dans le milieu étoient les deux héros sur leurs ânes; ils tenoient d'une main un pied de boeuf et de l'autre un gros bouquet de fleurs rangées. Ils partirent en bon ordre dans le dessein de n'aller que chez ceux de leurs amis dans le cas d'être réputés savetiers. Monteton, qui avoit donné l'idée de cette mascarade, avoit été savetier avant que d'être charbonnier: c'était lui qui montoit un des deux ânes et qui, sachant bien tourner un compliment dans le goût et à la portée de l'esprit des savetiers, se chargea de faire les harangues. Ce cortège fut bien reçu par un savetier de la rue Saint-Paul, auquel on offrit un bouquet, et qui fit boire au cortège plusieurs bouteilles de bière; mais un autre savetier de la même rue, au lieu de bien prendre la plaisanterie, se fâcha, jeta à la tête des gens un baquet d'eau puante, et dit qu'il était petit-juré dans le corps des savetiers, qui se trouvoit insulté en sa personne. Il fit prévenir le syndic de la communauté, les deux hommes montés sur des ânes furent mis en prison, et les savetiers poursuivirent les charbonniers; et lorsqu'on voulut les apaiser, ils déclarèrent qu'ils étaient dix-huit cents à Paris, et qu'ils se priveroient plutôt tous d'aller aux guinguettes pendant un mois pour employer l'argent qu'ils y dépenseraient à pousser le procès que d'en avoir le démenti.» La Cour les renvoya dos à dos, dépens compensés.
On n'a pas, que je sache, de document authentique décrivant les cérémonies qui avaient lieu lors de la réception d'un maître cordonnier ou savetier; il est permis de penser que quelques-uns des détails conservés dans une pièce imprimée à Troyes, en 1731, Le Récit véritable et authentique de l'honnête réception d'un maître savetier, ne sont que le grossissement caricatural de ce qui se passait réellement. Le dialogue suivant s'engage entre l'aspirant et l'ancien:
L'ASPIRANT.—Messieurs, messeigneurs, pardonnez à mon ambition… Je vous supplie instamment de m'incorporer.
L'ANCIEN.—Mon grand amy, nous louons votre zèle; mais combien avez-vous fait d'années d'apprentissage? Il faut absolument en avoir fait sept ou bien épouser une fille de maître.
L'ASPIRANT.—Messieurs, messeigneurs, il n'y a pas justement sept années que je m'instruis; mais pendant plus de six ans qu'il y a que je travaille, j'y ay esté enseigné par un des plus habiles hommes de toute l'Europe.
L'ANCIEN.—La loi sur le chapitre du corps est précise et inviolable. Cependant si vous faisiez un chef-d'oeuvre…
L'ASPIRANT.—J'aime mieux qu'il m'en coûte quelque argent.
L'ANCIEN.—Hé! combien avez-vous à mettre au coffre du
métier?
L'ASPIRANT.—Messieurs, messeigneurs, je n'ay que cinquante
écus.
L'ANCIEN.—Il faut deux cents livres.
L'ASPIRANT.—Messieurs, messeigneurs, contentez-vous à cela.
L'ANCIEN.—Il faut autant, mon grand amy.
On finit par admettre l'aspirant, parce qu'il a été «laquais de l'Arsenac, celuy qui est un des plus grands de la France.» C'est alors que commence réellement la parodie de la cérémonie de réception.
L'ANCIEN.—Levez la main. Ne jurez-vous pas d'observer les règlements de l'état?
L'ASPIRANT.—Je le jure.
L'ANCIEN.—De ne vous rencontrer jamais en repas, sans vous enyvrer jusqu'à dégobiler partout, et sans emporter à votre maison quelque morceau de viande dans votre poche?
L'ASPIRANT.—Je le jure.
L'ANCIEN.—De faire parler de vous dans la ville, à l'exemple de vos confrères, au moins trois fois dans votre vie?
L'ASPIRANT.—Je le jure.
L'ANCIEN.—Et quand vous trouverez quelque maistre qui commencera quelque faute, de lui répliquer qu'il ne sera jamais qu'un maçon, ce mestier estant au-dessous de votre devoir pendant votre vie?
L'ASPIRANT.—Je le jure.
L'ANCIEN.—De ne travailler jamais le lundi?
L'ASPIRANT.—Je le jure et le jure.
L'ANCIEN.—D'avoir trois linottes et un geay à siffler, et leur enseigner fidèlement?
L'ASPIRANT.—Je le jure.
L'ANCIEN.—De vous informer curieusement de tout ce qui se passe chez vos voisines?
L'ASPIRANT.—Je le jure.
L'ANCIEN.—De sçavoir la généalogie de toutes les familles?
L'ASPIRANT.—Je le jure.
L'ANCIEN.—De vous introduire tant dans les paroisses, communautez et autres lieux, pour avoir titre d'office?
L'ASPIRANT.—Je le jure.
L'ANCIEN.—Moi ancien du métier, toujours vénérable Savetier carleur, réparateur de la chaussure humaine en cette ville de Rouen, de l'avis et consentement des gardes y assemblés, je vous reçois, admets et établis et fais maistre Savetier, carleur, réparateur de la chaussure humaine en cette ville de Rouen, car tel est mon bon plaisir, aux fins de jouir des droits, dignitez, privilèges et prééminences y attribués.
Quand le nouveau maître a présenté ses remerciements, le dialogue continue:
L'ANCIEN.—Mon grand amy, il ne reste plus qu'à sçavoir de quelle branche vous voulez estre, car remarquez, que nous en avons de trois sortes: 1° les Vielus.-2° les Brelandiers, 3° les Porte-Aumuches. Les Vielus ont à leur devanture une virole en cuivre en forme de jetton; les Brelandiers ont une pirouette; les Porte-Aumuches ont un petit morceau de cuir. Les Vielus ont une boutique à leur maison; les Brelandiers ont un estal ou un brelan au coin d'une rue; les Porte-Aumuches vont par les rues crier: À ces vieux souliers!
L'ASPIRANT.—Je désire être Porte-Aumuche.
L'ANCIEN.—Prenez votre ton.
L'ASPIRANT.—À ces vieux souliers!
L'ANCIEN.—Tout beau; vous contrefaites la voix de maître
Gaspard. Modérez votre ton.
L'ASPIRANT.—À ces vieux souliers!
L'ANCIEN.—Holà! vous n'y êtes pas encore. Vous prenez le ton comme maître Albert. Un peu plus haut.
L'ASPIRANT.—À ces vieux souliers!
L'ANCIEN.—Bon! justement vous y voilà. Gardez-vous bien d'oublier ce ton. C'est de tout temps immémorial que nos prédécesseurs ont sagement ordonné que l'on réglât la voix de chaque maître, pour éviter à la confusion et aux surprises qui pourroient arriver. L'on vous dégraderoit si vous changiez seulement un iota. Allez faire trois tours par la ville et donnez des bouquets aux maîtresses. Quand vous passerez devant la boutique des maîtres Vielus, ou les rencontrant, quel salut ferez-vous?
L'ASPIRANT.—Je dirai: Bonjour, maître».
L'ANCIEN.—Et aux maîtres Brelandiers?
L'ASPIRANT.—Bonjour, donc.
L'ANCIEN.—Et à un Porte-Aumuche?
L'ASPIRANT.—Bonjour!
Quand l'aspirant a été passé maître, il demande:
—Où irons-nous faire la feste de notre réception?
L'ANCIEN.—Il n'est que d'aller en plein cabaret. Allons au
Grand Gaillard Bois.
[Illustration: Cette estampe du XVIIe siècle a été inspirée par le chapitre XLIII du livre populaire des Aventures de Til Ulespiègle, intitule: «Comment Ulespiègle se fait cordonnier et demande à son maître quels souliers il doit tailler». Le maître lui répond: «Grands et petits, comme les bêtes que le berger mène aux champs». Alors il taille des boeufs, des vaches, des veaux, des boucs, etc., et gâte le cuir.]
Une autre pièce, imprimée aussi à Troyes, et qui porte l'approbation de Grosley, avocat, le facétieux auteur des Mémoires de l'Académie de Troyes, contient une description du Magnifique et superlicoquentieux Festin fait à Messieurs, Messeigneurs les Vénérables Savetiers, Careleurs et Réparateurs de la chaussure humaine, par le sieur Maximilien Belle-Alesne, nouveau reçu et agrégé au corps de l'état, en reconnaissance des grandes obligations qu'il a d'avoir été reçu dans l'illustre corps, sans même avoir fait de chef-d'oeuvre. Les quatorze pages qui suivent décrivent un repas pantagruélique, accompagné de facéties du métier.
Une note écrite par un inconnu au dos du cahier contenant le texte manuscrit du règlement de 1442, aux archives municipales de Troyes, montre combien ces artisans étaient jaloux de leurs privilèges. «On a oublié, dans les statuts des savetiers, cet article intéressant: Et si notre bon Roy que Dieu gard vouloit faire recevoir monsieur son fils maître dudit métier, point ne pourroit, à moins qu'il ne luy fit faire trois ans d'apprentissage ou épouser une fille de maître.»
Au moyen âge, et dans la période qui le suivit, les ouvriers cordonniers étaient sous la dépendance absolue des patrons. Leur situation a été bien décrite par les auteurs de l'Histoire des cordonniers, auxquels j'emprunte, en l'abrégeant, ce qui est relatif à l'ancien compagnonnage. Ils ne pouvaient, sous aucun prétexte, quitter le maître qui les avait loués, avant l'expiration de leur engagement, à peine de lui payer une indemnité et de devoir à la confrérie une demi-livre de cire. S'ils restaient trois jours consécutifs sans être placés, ils étaient, par ordonnance de la police, appréhendés au corps et conduits aux prisons du Châtelet comme vagabonds. Pourtant ils ne pouvaient, sans engager fatalement leur avenir, accepter l'ouvrage d'où qu'il vînt: ceux qui, sortant de chez un maître, allaient travailler chez un chamberlan, devaient renoncer à la maîtrise, à moins qu'ils ne prissent pour femme une fille ou une veuve de maître. Les maîtres cordonniers, avant de mettre un compagnon en besogne, étaient tenus de prendre des informations auprès de son dernier maître et de s'enquérir de ses moeurs, de son aptitude et des causes qui lui avaient fait abandonner son service. Fatigués de ses servitudes, ils s'assemblaient quelquefois pour tâcher de s'en affranchir; souvent ils concertaient de dangereuses coalitions. Une sentence du Châtelet de Paris leur défendit de se réunir entre eux et de former aucune cabale. Plus tard, on incarcéra ceux qui se débauchaient les uns les autres, s'attroupaient en quelque lieu que ce fût, ou même s'attablaient dans un cabaret, au delà du nombre de trois.
[Illustration: Le Savetier, d'après Bouchardon, collection G.
Hartmann.]
Ces sévérités excessives ne servirent qu'à faire organiser le compagnonnage, à lui donner une raison d'être, à en étendre les ramifications: empêchés de s'assembler aux yeux de tous, les ouvriers cordonniers se réunirent secrètement et créèrent une vaste association dont eux seuls connaissaient les règlements et qui les liaient les uns aux autres, de quelque pays qu'ils fussent. Ils célébraient des cérémonies mystérieuses, se soumettaient à des épreuves bizarres pour parvenir à l'initiation, avaient des modes particuliers de réception, des symboles qui leur étaient propres. Mais nul parmi les profanes ne soupçonnait rien de ce qui se passait dans ces conciliabules. Ils juraient sur leur part de paradis, sur le saint chrême, de ne rien révéler. Une pièce annexée au règlement des cordonniers et des savetiers de Reims, et datant du XVIIe siècle, donne de ce compagnonnage une idée peu avantageuse. «Ce prétendu devoir de compagnon consiste en trois paroles: Honneur à Dieu, Conserver le bien des Maistres, Maintenir les Compagnons. Mais, tout au contraire, ces compagnons déshonorent grandement Dieu, profanant tous les mystères de notre religion, ruinant les maistres, vuidant leurs boutiques de serviteurs quand quelqu'un de leur cabale se plaint d'avoir reçu bravade, et se ruinent eux-mesmes par les défauts au devoir qu'ils font payer les uns aux autres pour être employez à boire. Ils ont entre eux une juridiction; eslisent des officiers, un prévost, un lieutenant, un greffier et un sergent, ont des correspondances par les villes et un mot du guet, par lequel ils se reconnoissent et qu'ils tiennent secret, et font partout une ligue offensive contre les apprentis de leur métier qui ne sont pas de leur cabale, les battent et maltraitent et les sollicitent d'entrer en leur compagnie. Les impiétés et sacrilèges qu'ils commettent en les passant maistres sont: 1° de faire jurer celui qui doit être reçu sur les saints Évangiles qu'il ne révélera à père ny à mère, à femme ny enfant, prestre ny clerc, pas mesme en confession, ce qu'il va faire et voir faire, et pour ce choisissent un cabaret qu'ils appellent la Mère, parce que c'est là qu'ils s'assemblent d'ordinaire, comme chez leur mère commune, dans laquelle ils choisissent deux chambres commodes pour aller de l'une dans l'autre, dont l'une sert pour leurs abominations et l'autre pour le festin: ils ferment exactement les portes et les fenestres pour n'estre veux ni surpris en aucune façon; 2° ils luy font eslire un parrain et une marraine; luy donnent un nouveau nom, tel qu'ils s'avisent, le baptisent par dérision et font les autres maudites cérémonies de réception selon leurs traditions diaboliques.» Ces pratiques, en usage parmi les ouvriers en chaussures, étaient à cette époque communes à plusieurs autres métiers; la même pièce fournit des détails, du rite exclusivement propre aux cordonniers. «Les compagnons cordonniers prennent du pain, du vin, du sel et de l'eau, qu'ils appellent les quatre alimens, les mettent sur une table, et ayant mis devant icelle celui qu'ils veulent recevoir comme compagnon, le font jurer sur ces quatre choses par sa foy, sa part de paradis, son Dieu, son chresme et son baptesme; ensuite luy disent qu'il prenne un nouveau nom et qu'il soit baptisé; et luy ayant fait déclarer quel nom il veut prendre, un des compagnons, qui se tient derrière, luy verse sur la teste une versée d'eau en luy disant: Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Le parain et le soubs-parain s'obligent aussi tost à luy enseigner les choses apartenantes audit devoir». Le même document formule d'autres accusations encore plus graves: «Ils s'entretiennent en plusieurs débauches, impuretez, ivrogneries, et se ruinent eux, leurs femmes et leurs enfants, par ces dépenses excessives qu'ils font en ce compagnonnage en diverses rencontres, parce qu'ils aiment mieux dépenser le peu qu'ils ont avec leurs compagnons que dans leur famille. Ils profanent les jours consacrés au Seigneur. Les serments abominables, les superstitions impies et les profanations sacrilèges qui s'y font de nos mystères sont horribles. Ils représentent de ce chef la Passion de Jésus-Christ au milieu des pots et des pintes.»
[Illustration: La Nouvelliste.]
Ces abus se maintinrent longtemps sans que personne osât y porter la main; il répugnait d'attaquer une association qui se couvrait du manteau de la religion, et dont les pratiques revêtaient les apparences les plus pieuses. Les juges ecclésiastiques reculaient devant le scandale, les juges laïques ignoraient le fond des choses ou feignaient de l'ignorer pour ne point entreprendre une tâche qui demandait des forces supérieures. Le compagnonnage se développait de plus en plus. Le cordonnier Henry Buch, qui devait plus tard fonder l'ordre semi-religieux des Frères Cordonniers, entreprit de réformer ces abus, et se mit à prêcher les compagnons, qui se moquèrent de lui. En 1645, il dénonça les cordonniers et les tailleurs à l'Officialité de Paris, qui en 1646 condamna ces pratiques. Il entama ensuite des poursuites contre les compagnons de Toulouse, et confia le soin de les diriger à quelques-uns de ses disciples; ils furent assez habiles pour décider quelques maîtres cordonniers, qui avaient été dans leur jeunesse initiés au compagnonnage, à leur délivrer une attestation écrite dans laquelle ils en faisaient connaître les cérémonies les plus secrètes. Elle débutait ainsi: «Nous, bailles de la confrairie de la Conception de Notre-Dame, Saint-Crépin et Saint-Crépinien, des maîtres cordonniers de la présente ville de Thoulouse en l'église des Grands-Carmes, déclarons que la forme d'iceluy est telle qu'il s'ensuit. Les compagnons s'assemblent en quelque chambre retirée d'un cabaret; estant là, ils font eslire à celuy qu'ils veulent passer compagnon un parrain et un sous-parrain. Après cela, ils font plusieurs choses contenues dans l'attestation touchant la forme de recevoir les compagnons; mais il vaut mieux, dit le Père Lebrun, les passer sous silence, pour les mesmes raisons qu'ont les juges de brusler les procès des magiciens afin d'épargner les oreilles des personnes simples et de ne pas donner aux méchants de nouvelles idées de crimes et de sacrilège.» Il est vraisemblable que cet écrit renfermait, avec plus de détails, une description analogue à celle de Reims dont nous avons parlé ci-dessus. L'archevêque de Toulouse, qui eut connaissance de la pièce entière défendit ces réceptions sous peine d'excommunication. D'autres évêques s'unirent à lui et il y eut une solennelle abjuration du corps entier des compagnons cordonniers, lesquels s'engagèrent «à n'user jamais à l'avenir de cérémonies semblables, comme étant impies, pleines de sacrilèges, injurieuses à Dieu, contraires aux bonnes moeurs, scandaleuses à la religion et contre la justice». C.-G. Simon, dans son Étude sur le Compagnonnage, se demande si cette abjuration ne serait pas la véritable cause de la haine traditionnelle des autres corps d'état contre les cordonniers.
[Illustration: Arrivée d'un compagnon chez un maître, bois de la bibliothèque bleue, collection L. Morin.]
[Illustration: Le Savetier
Estampe de Clarte (XVIIe siècle)]
La Faculté de théologie défendit, par sentence du 30 mai 1648, les «assemblées pernicieuses» des compagnons, sous peine d'excommunication majeure. Il semble toutefois que si le compagnonnage proprement dit, avec les rites et les initiations d'autrefois, cessa d'exister à cette époque, il ne disparut pas complètement et se continua à l'aide de diverses transformations. À Troyes, en 1720, une requête des maîtres cordonniers dénonce leurs compagnons comme ayant fondé une confrérie en l'église Saint-Frobert. «Quatre maîtres, dit-elle, ont été élus pour la diriger, elle possède des registres où sont inscrits les noms des compagnons, qui s'attroupent pour demander des augmentations de salaires.» Il paraît qu'avec ce salaire, ils ne travaillaient que trois jours par semaine et passaient le reste en débauches. «Ils ont, dit le document, été attroupez dans les boutiques de tous les maîtres pour faire perquisition chez eux et voir s'il n'y avoit point de compagnons qui n'étant point de leur caballe, travaillassent pour les faire quitter l'ouvrage et maltraiter, voulant les mettre de leur party. Ils ont plus fait, car ils ont menacé les maîtres de les faire tous périr s'ils ne leur donnent pas le prix qu'ils leur demandoient.»
C'est seulement au commencement de ce siècle que les cordonniers purent rentrer effectivement dans le compagnonnage; ils avaient perdu toutes les notions lorsque, en 1808, un dimanche de janvier, un jeune compagnon tanneur, d'autres disent corroyeur, d'Angoulême, retenu à boire avec trois ouvriers cordonniers trahit, en leur faveur, le secret de son devoir et les fit compagnons, leur révélant les secrets de l'initiation des tanneurs et tous les signes de reconnaissance. Les ouvriers cordonniers, doutant de la véracité de leur initiateur, deux le gardèrent à vue, pendant qu'un troisième allait à l'assemblée mensuelle des tanneurs qui se tenait ce jour-là. Ils purent se convaincre qu'il ne les avait pas trompés, et ils s'empressèrent de donner l'initiation à leurs camarades d'atelier, et comme il y a partout des cordonniers en assez grand nombre, ils ne tardèrent pas à former un groupe considérable. Mais ils ne jouirent pas paisiblement de leur compagnonnage, et ils eurent à soutenir pendant huit jours une bataille affreuse contre les corroyeurs. Il y eut des blessés et des morts. À la suite de cette affaire, Mouton Coeur de Lion, cordonnier des plus courageux, fut mis aux galères de Rochefort, où il mourut. Les cordonniers vénèrent la mémoire de ce compagnon, et dans un de leurs couplets on trouve les vers suivants:
Provençal l'Invincible,
Bordelais l'Intrépide,
Mouton Coeur de Lion
Nous ont faits compagnons.
Le Devoir fut porté d'Angoulême à Nantes et de là se répandit dans d'autres villes. Pendant quarante ans les cordonniers furent en butte aux sarcasmes, aux violences et aux avanies des autres corps de métiers qui ne voulaient pas leur pardonner, bien qu'ils l'eussent déjà pardonné à d'autres, leur intrusion dans le corps du compagnonnage. Ce ne fut qu'en 1845 qu'ils purent obtenir une sorte de traité de paix des autres corps d'état. Mais ils manquaient de pères, et à défaut des tanneurs qui ne voulurent jamais les reconnaître pour leurs enfants, les compagnons tondeurs de drap voulurent bien, en 1850, se déclarer les pères des cordonniers.
C.-G. Simon, qui nous a fourni une partie des détails de la résurrection du compagnonnage des cordonniers, nous donne des indications sur leurs coutumes vers 1850. En partant pour le tour de France les cordonniers portent d'abord deux seuls rubans, un rouge et un bleu, puis, dans chaque ville de leur devoir qu'ils traversent ils reçoivent une couleur nouvelle, si bien qu'à la fin de leur voyage on peut dire sans jeu de mots qu'ils sont couverts de faveurs, c'est le nom qu'ils donnent à ces rubans secondaires.
Il se produisit des schismes dans ce compagnonnage: les «margajas» cordonniers étaient ennemis des compagnons. Vers 1840, la Société des Cordonniers indépendants, après s'être formée sous l'invocation de Guillaume Tell, avait fini par adopter des cannes et des couleurs et par se rapprocher du compagnonnage. Les cordonniers étaient, avec les boulangers, au nombre des métiers auxquels le compagnonnage interdisait de porter le compas; parfois tous les compagnons du Devoir des autres états tombaient sur eux.
* * * * *
On sait que saint Crépin est le patron des cordonniers; son nom est d'un usage fréquent dans le langage du métier; on appelle saint-crépin tous les outils d'un cordonnier et au figuré tout le bien d'un pauvre homme; au XVIIe siècle, ce terme désignait même un patrimoine quelconque; d'après la Mésangère, cette comparaison est tirée de la coutume des garçons cordonniers qui, en allant de ville en ville, portent dans un sac ce qu'ils appellent leur saint-crépin. Le tire-pied est «l'étole de saint Crépin» et au commencement du XVIIe siècle, on nommait «lance de saint Crépin» l'alène du cordonnier. On dit familièrement d'une personne chaussée trop étroitement qu'elle «est dans la prison de saint Crépin.»
[Illustration: Saint Crépin et saint Crépinien, d'après une pierre gravée de la chapelle des maîtres cordonniers en l'église des R. R. P. Augustins de Châlons (XVe siècle).]
[Illustration: ARCHICONFRAIRIE ROIALE DE ST CRESPIN ET ST
CRESPINIAN FONDEE EN L'EGLISE ND DE PARIS]
Les actes de saint Crépin et de son compagnon saint Crépinien, qui paraissent avoir été rédigés vers le huitième siècle, disent que les deux saints étaient frères, et que, fuyant la persécution de Dioclétien, ils arrivèrent à Soissons, où personne n'osant leur offrir l'hospitalité à cause de leur qualité de chrétiens, ils apprirent l'état de cordonnier, et y devinrent bientôt très habiles; ils ne prenaient aucun salaire fixe, et la foule ne tarda pas à les visiter et à venir les entendre prêcher l'Évangile; beaucoup de personnes, persuadées par eux, abandonnèrent le culte des idoles. Le gouverneur de la Gaule les arrêta à Soissons, où ils «faisaient des souliers pour le peuple» et les amena devant l'empereur Maximien Hercule, qui les pressa d'abjurer, et, comme ils refusaient, le gouverneur Rictius Varus leur fit subir d'horribles supplices sans parvenir à ébranler leur constance. On leur lia des meules au cou, et on les précipita dans la rivière, mais ils nagèrent avec facilité et atteignirent l'autre rive; Varus les fit plonger dans du plomb fondu qui ne les brûla point, non plus que le bain de poix et d'huile bouillante dans lequel il ordonna de les mettre. Maximien finit par leur faire trancher la tête, et leurs corps furent abandonnés aux oiseaux et aux chiens qui n'y touchèrent point.
Telle est la légende des deux saints patrons; en voici une autre qui n'a rien de commun avec le récit des Actes des martyrs: Les cordonniers autrefois, en travaillant le soir à la lumière de la chandelle, se fatiguaient beaucoup les yeux, surtout dans certains travaux de leur profession qui exigent un bon éclairage, notamment dans la pose de la petite pièce de cuir que l'on place entre les deux parties de la semelle et que l'on appelle l'âme. Crépin était un compagnon cordonnier. Un soir que pendant son travail il avait près de lui une bouteille de verre au ventre rebondi remplie d'eau, il remarqua que la lumière de la chandelle passant au travers du liquide se concentrait en un seul point extrêmement lumineux. Il eut l'idée ingénieuse de mettre son travail sous ce point et dès lors put l'exécuter avec la même perfection qu'en plein jour. Ses compagnons l'imitèrent, et c'est à partir de ce moment que les cordonniers employèrent des bouteilles d'eau sphériques pour concentrer la lumière de leurs chandelles ou de leurs lampes. C'est en reconnaissance de ce service que les cordonniers demandèrent que Crépin fût canonisé et que ce saint est devenu le patron des cordonniers.
Au moyen âge la fête des deux saints était célébrée avec beaucoup de pompe: vers le XVe siècle, elle était accompagnée de représentations dramatiques dont le sujet ordinaire était la vie et le martyre des deux illustres cordonniers. Les épisodes en étaient aussi sculptés dans les chapelles de la corporation (p. 40). François Gentil exécuta, pour les cordonniers de Troyes, un beau groupe que l'on voit encore dans la cathédrale de Saint-Pantaléon et qui a été souvent reproduit. À Troyes les cordonniers avaient fait faire de belles tapisseries représentant le même sujet; et au siècle dernier «l'archiconfrairie roiale de saint Crépin et saint Crespinian» avait fait graver une grande image dont les médaillons relatent les épisodes du martyre des patrons de la cordonnerie (p. 41).
L'Histoire des cordonniers décrit la façon dont la fête était célébrée: «Les cordonniers se réveillaient le 25 octobre au bruit des cloches sonnant à toute volée; ils se rendaient processionnellement à l'église où était érigée la chapelle des patrons et l'on portait devant eux la croix et le cierge. À Bourges, les maîtres qui s'exemptaient de ce devoir sans alléguer de légitimes excuses étaient redevables d'une livre de cire à la chapelle. Après avoir entendu une messe solennelle, les cordonniers revenaient avec le même cérémonial qu'ils étaient allés. L'après-midi un grand repas attendait les frères; à Issoudun, on avait fait de cette coutume un statut obligatoire. Ils dînaient ensemble en «l'ostel du maître bastonnier, pour traiter des besognes et affaires de la confrérie, et aussi à qui le baston seroit baillé». Pour empêcher les gaietés de dégénérer en licence, les statuts avaient imaginé une pénalité; «s'il y a aucun d'eux qui pendant le temps où ils sont assemblés jure, renie, dispute ou maugrée Dieu, notre Dame et les saints, ou face nuysance et noyse entre eux, le délinquant pour la première fois paiera à la confrérie demi-livre de cire, pour la deuxième fois une livre, et pour la troisième deux livres. S'il persévère, il perdra sa franchise et ses droits de métier et en sera puni par la justice du roi comme blasphémateur.»
Tout cela disparut au moment de la Révolution, et il ne paraît pas que sous l'empire on ait repris les anciennes traditions: elles n'étaient pas complètement oubliées au commencement de la Restauration. À Troyes, la confrérie de Saint-Crépin fut réorganisée en 1820; elle comprend la corporation des cordonniers en vieux et en neuf. Elle organise une fête annuelle, célébrée à l'église Saint-Urbain, le lundi qui suit le 25 octobre, par une messe et des vêpres. Le bâton, qui est mis aux enchères au profit de la communauté, est encore porté à l'église en grande pompe; il y figure à côté de la bannière, qui accompagne aussi les obsèques des membres décédés, et de la belle tapisserie de Felletin, datée de 1553, qui appartient à la communauté. Le soir, un bal bien tenu réunit les familles et les jeunes gens; le lendemain un service a lieu à l'intention des membres défunts.
En d'autres endroits, depuis quelques années, on ne «fait plus la Saint-Crépin». Jusqu'en 1870, les cordonniers de Moncontour se réunissaient dans une auberge à neuf heures, et se rendaient deux à deux à l'église, pour y assister à une messe; des corbeilles de petits gâteaux bénits par l'officiant, étaient distribués en guise de pain bénit. Chaque cordonnier en recevait un entier pour sa famille, et les autres étaient portés à l'auberge où ils faisaient le principal dessert, car la cérémonie de l'église terminée, ils retournaient deux à deux dîner tous ensemble. Sur leur passage les gamins chantaient:
C'est aujourd'hui lundi (ou mardi, etc.)
Mon ami,
Les Cordonniers se frisent
Pour aller voir Crespin,
Mon amin,
Qui a fait dans sa chemise.
Les enfants chantent encore ce couplet, et c'est le seul souvenir qui reste de cette cérémonie.
[Illustration: Marchand de souliers à Bologne, d'après l'eau-forte de Mitelli.]
Dans les contes populaires, le cordonnier tient une certaine place; quelquefois il joue un rôle qui n'a pas de rapport avec la profession et qui est ailleurs attribué à d'autres corps d'état. Il est, presque aussi souvent que le tailleur, le héros du conte si répandu de l'ouvrier qui, ayant tué un grand nombre de mouches, constate ce haut fait par une inscription équivoque: «J'en ai tué cent», fait accroire qu'il a une force prodigieuse, et, par son astuce, vient à bout d'entreprises difficiles. Les conteurs le représentent comme un personnage à l'esprit délié, plein de ressources et assez sceptique à l'endroit du surnaturel. En Lorraine, un cordonnier se rend à un château habité par des voleurs, fait avec eux des gageures, comme celle, par exemple, de lancer une pierre plus loin que qui que ce soit, et il trompe son adversaire en lâchant un oiseau qu'il tient caché. Un savetier sicilien va dans une maison hantée, assiste sans crainte à la procession nocturne des revenants, des diables et des monstres, leur résiste, et finit par devenir possesseur d'un trésor enchanté.
On raconte, en Provence, que la première fois que les cordonniers célébrèrent la fête de saint Crépin, leur patron fut si content qu'il demanda au bon Dieu de laisser voir le Paradis aux plus braves des tire-ligneul. Alors saint Crépin fit pendre depuis le Paradis jusqu'à terre une échelle de corde bien garnie de poix. Les meilleurs des cordonniers, par humilité chrétienne, restèrent au pied de l'échelle miraculeuse; les plus orgueilleux l'escaladèrent, et Dieu sait s'il en monta! Le jour où ils montèrent, on célébrait en Paradis la fête de saint Pierre, et le bon Dieu lui dit de chanter la grand'messe. Saint Paul fut chargé, pendant ce temps, de garder la porte; les cordonniers gravissaient l'échelle, et l'on sentit dans le Paradis une odeur de poix mêlée au parfum de l'encens. Tout alla bien jusqu'au moment où l'officiant chanta Sursum corda! Saint Paul, qui avait l'oreille un peu dure depuis sa chute sur le chemin de Damas, crut que saint Pierre lui disait: Zou sus la cordo! et il coupa la corde. Les cordonniers tombèrent: heureusement Dieu, qui est bon, ne voulut pas qu'ils fussent tués; mais ils furent pourtant tous un peu maltraités. De là vient qu'il est si difficile aux cordonniers de faire leur salut; c'est pour cela aussi qu'il y en a tant qui sont estropiés et bossus.
Les lutins viennent en plusieurs cas en aide aux cordonniers. Il était une fois, dit un conte allemand, un très honnête cordonnier qui travaillait beaucoup; mais il ne gagnait pas assez pour faire vivre son ménage, et il ne lui restait plus rien au monde que ce qu'il lui fallait de cuir pour faire une paire de souliers. Un soir il la coupa dans le dessein de la coudre le lendemain de bon matin, puis il alla se coucher. En se réveillant, il vit les souliers tout faits sur la table, et si bien conditionnés, que c'était un vrai chef-d'oeuvre dans son genre. Une pratique les lui acheta plus cher que de coutume; il se procura d'autre cuir et tailla deux paires de souliers. Le lendemain, il les trouva encore tout faits, et cela continua assez longtemps. Un jour, vers les fêtes de Noël, il se cacha avec sa femme pour voir qui faisait ainsi son ouvrage; à minuit sonnant, ils virent deux petits nains qui se mirent à travailler et ne quittèrent l'ouvrage que quand il fut entièrement achevé. Le lendemain, la femme du cordonnier lui dit qu'ils étaient tout nus, et qu'elle allait faire à chacun une petite chemise, un gilet, une veste et une paire de pantalons. De son côté, le cordonnier leur fit à chacun une paire de petits souliers. Quand ces petits habillements furent prêts, ils les placèrent sur la table, au lieu de l'ouvrage préparé qu'ils y laissaient ordinairement, puis ils allèrent se cacher. À minuit, les nains arrivèrent, et, quand ils aperçurent les petits habits, ils se prirent à rire, s'emparèrent de leurs petits costumes et se mirent à sauter et à gambader, puis, après s'être habillés promptement, l'un d'eux prit une alène et écrivit sur la table: «Vous n'avez pas été ingrats, nous ne le serons pas non plus.» Ils disparurent comme à l'ordinaire, et bien qu'ils n'aient plus reparu, tout continua à prospérer dans le ménage du cordonnier.
[Illustration: La Méchante Cordonnière, d'après une chromolithographie de l'Album de la Mère l'Oye, imprimé à Rotterdam. Au-dessous sont ces vers:
Gardez-vous, petits enfants,
De pleurer en vous couchant,
Autrement la Cordonnière,
De vous n'aurait pas pitié,
Et pendant la nuit entière
Vous mettra dans un soulier,
Loin de votre lit bien blanc
Et des baisers de maman.
]
Dans la Haute-Saône, le lutin d'Autrey se montre sous la figure d'un petit savetier qui, adossé à une borne, bat la semelle en chantant. S'il voit venir quelque paysan, il lui souhaite le bonsoir et lui dit qu'il n'a plus que trois clous à planter dans son vieux soulier, et qu'ensuite ils feront route ensemble. Il lui cause jusqu'au coucher du soleil; alors, il prétend qu'il est fatigué et saute sur le dos du paysan, qui est forcé de le promener toute la nuit.
[Illustration: Le cordonnier et les nains, figure tirée des Vieux
Contes allemands, Paris, 1824.]
[Illustration: Gnaffron, personnage du Guignol lyonnais, dessin de
Raudon, dans le théâtre de Guignol (Le Bailly).]
SOURCES
Variétés historiques et littéraires, I, 14.—Larchey, Dictionnaire d'argot.—Mistral, Tresor dou felibrige.—Causes amusantes et peu connues, I, 70, 85.—Leroux, Dictionnaire comique.—Les Français, II, 265, 267, 268.—Paul Sébillot, Coutumes de la Haute-Bretagne, 74.—J.-F. Bladé, Proverbes de la Gascogne.—Ancien Théâtre français, II, 115.—E. Rolland. Rimes et jeux de l'Enfance, 320.—Leite de Vasconcellos, Tradiçoes de Portugal, 251,—Revue des traditions populaires, IX, 685; N, 157, 202.—Paris ridicule, 310.—Dragomanov, Traditions populaires de la petite Russie, 280.—Jitté i slovo, V, 232.—Communications de M. T. Volkov.—Ampère, Instructions pour les poésies populaires.—E. Monseur, La Folk-Lore wallon, 7, 74.—Communications de MM. H. Macadam, Alfred Harou.—Lespy, Proverbes de Béarn.—G. Pitrè, Costumi siciliani, 14, 21.—Henderson, Folk-Lore of Northern Counties, 82.—Calendario popular (Fregenal), 1885, 16.—Paul Lacroix et Alfred Duchesne, Histoire des Cordonniers, 117, 125, 162, 207.—Ant. Caillot, Vie publique des Français, II, 213.—Sensfelder, Histoire de la Cordonnerie, 21. 271.—Hécart, Dictionnaire rouchi.—Magasin pittoresque, 1850, 141.—L. Morin, Les Communautés des cordonniers, basaniers et savetiers de Troyes (1895), 36, 62.—G.-S. Simon, Étude sur le compagnonnage, 22, 75, 87, 110, 115.—A. Perdiguier, Le Livre du Compagnonnage, I, 44.—E. Cosquin, Contes de Lorraine, I, 257.—Paul Sébillot, Contribution à l'étude des contes, 73.—Roumanille, Li Conte prouvençau, 86.—Vieux contes allemands, 1824, 194.—Ch. Thuriet, Traditions de la Haute-Saône, 115.
[Illustration: Savetier, d'après une lithographie, Arts et
Métiers.]
LES CHAPELIERS
La corporation des chapeliers est ancienne: elle figure dans le Livre des Métiers; il y avait alors les chapeliers de feutre, les chapeliers de coton, les chapeliers de paon, les fourreurs de chapeaux, les chapeliers de fleurs et les fesseresses de chapeaux d'or et d'orfrois à quatre pertuis, et leurs statuts y sont longuement énumérés. Les trois premières catégories rentraient seules à peu près dans ce qu'on est convenu d'appeler la chapellerie, les deux autres étant plutôt du ressort de la mode.
[Illustration: Habit de Chapellier.]
En 1578, la corporation des chapeliers fut définitivement organisée, et elle eut un blason d'or aux chevrons d'azur, accompagné de trois chapels de gueules. Elle devait son privilège au comte Antoine de Maugiron, qui l'obtint de Henri III. Elle prit pour patron celui de son protecteur, et saint Antoine fut depuis en grand honneur parmi les chapeliers de Paris. Il était même de règle «qu'au jour anniversaire de ladite fondation, les quatre maîtres jurés, gouverneurs et régents, vinssent es demeures du Louvre pour congratuler notre doux sire le Roy et lui présenter un jeune pourcel vivant, de la grosseur d'un agnelain, adorné de fleurs, estendu par pied d'une figurine de cire représentant monseigneur saint Antoine d'Heraclée. Ces petits cochons ont toujours été reçus d'Henri III à Louis XVI inclusivement.
[Illustration: Le chapelier, réclame américaine
(Collection E. Flammarion.)]
Les statuts de 1578 furent confirmés par Henri IV, en 1594, réformés en 1612 par Louis XIII, et enfin augmentés et renouvelés en 1706. En 1776, la communauté des chapeliers fut réunie au corps des bonnetiers en même temps que celle des pelletiers. La chapellerie de Paris se partageait en quatre classes: les maîtres fabricants, les maîtres teinturiers, les marchands en neuf et les maîtres marchands en vieux, qui ne formaient qu'une seule corporation. Les chapeliers choisissaient ordinairement celle à laquelle ils voulaient appartenir.
Le compagnonnage des ouvriers chapeliers était l'un des plus anciens: s'il en fallait croire le tableau chronologique rédigé et approuvé, en 1807, par les compagnons de Maître Jacques, il aurait pris naissance en 1410. C'était l'un de ceux qui avaient les rites d'initiation les plus secrets et les plus solennels. Voici, d'après le P. Lebrun, comment ils procédaient en cette occasion au milieu du XVIIe siècle: Les compagnons chapeliers se passent compagnons en la forme suivante: Ils choisissent un logis dans lequel sont deux chambres commodes pour aller de l'une dans l'autre. En l'une d'elles, ils dressent une table sur laquelle ils mettent une croix et tout ce qui sert à représenter les instruments de la Passion de Notre-Seigneur. Ils mettent aussi sur la cheminée de cette chambre une chaise, pour se représenter les fonts du baptême. Ce qui étant préparé, celui qui doit passer compagnon, après avoir pris pour parrain et marraine deux de la compagnie qu'il a élus pour ce sujet, jure sur le livre des Évangiles, qui est ouvert sur la table, par la part qu'il prétend au Paradis, qu'il ne révélera pas, même dans la confession, ce qu'il fera ou verra faire, ni un certain mot duquel ils se servent comme d'un mot de guet pour reconnaître s'ils sont compagnons ou non, et ensuite il est reçu avec plusieurs cérémonies contre la Passion de Notre-Seigneur et le sacrement de baptême, qu'ils contrefont en toutes ses cérémonies.
Les ouvriers chapeliers s'engagèrent, vers 1651, à renoncer à leurs rites d'initiation; toutefois, leur compagnonnage ne cessa pas pour cela. Les chapeliers compagnons passants du Devoir subsistent encore, mais leur société, de même que toutes les autres, est bien déchue de son ancienne importance. Actuellement, l'aspirant en devenant compagnon, prête serment de fidélité aux règles de la société; s'il le viole, il est rayé du tour de France.
Les ouvriers chapeliers qui n'appartiennent pas au compagnonnage s'appellent drogains ou drogaisis.
Il y a entre les ouvriers chapeliers, tant à Paris qu'en province, une grande solidarité. L'ouvrier voyageur reçoit de l'aide non seulement dans les villes où la société a un siège, mais dans les petites bourgades où existe une fabrique. Le tour de France, qui était appelé «trimard», était autrefois beaucoup plus en usage qu'aujourd'hui; l'ouvrier sur le tour de France était «battant» quand il était «arrivant» chez la mère; il était conduit dans toutes les fabriques par l'homme du tour de France; parmi les ouvriers sédentaires, il y en avait qui étaient de semaine à tour de rôle pour recevoir l'arrivant et lui procurer du travail. Demander à l'arrivant qui venait d'être présenté: «As-tu plan?» c'était lui demander s'il était embauché. L'ouvrier remercié était dit «sacqué». L'ouvrier battant, en arrivant dans une localité, demandait si la «frippe» (travail) était bonne, s'il y avait l'oeil (crédit), et si l'on pouvait faire «chatte».
C'est surtout parmi les ouvriers chapeliers en soie ou soyeurs que se manifeste cette solidarité. Celui qui, sur le tour de France, a reçu d'un compagnon des secours, doit audit compagnon, lors de son passage, des secours plus élevés et réciproquement. Sur le tour de France, si un compagnon passe dans deux villes où a été établie sa société, sans pouvoir travailler faute d'ouvrage, à la troisième ville, le cas étant le même, le premier en ville cède sa place au compagnon, et se met lui-même sur le tour de France. Lorsqu'il y a pénurie de travail, les compagnons tirent au sort pour savoir quels sont ceux d'entre eux qui doivent quitter la ville et aller chercher fortune ailleurs.
Une boutique est-elle occupée par les drogaisis, ouvriers non sociétaires compagnons, et ceux-ci sont-ils renvoyés par le patron qui a fait appel aux compagnons pour les remplacer, la société dicte à chaque groupe le nombre de Devoirants qu'il doit fournir; les devoirants désignés sont tenus d'aller occuper la boutique où ils ont été appelés.
Depuis vingt ans, ce compagnonnage a été peu à peu remplacé par des chambres syndicales et des groupes corporatifs locaux, qu'une vaste société a fédérés, en 1880, pour toute la France.
Les chapeliers de Paris, au nombre de 3.000 à peine (ils étaient 6.000 en 1886), sont partagés en deux sociétés dites des «Cartes vertes» et des «Cartes rouges». Ces derniers, qui sont les plus remuants, avaient, en 1894, d'après le Monde illustré, leur réunion dans un antre obscur de la rue du Plâtre.
[Illustration: Boutique de chapelier (milieu du XVIIIe siècle)
(Musée Carnavalet).]
Lorsqu'on enterrait un ouvrier chapelier appartenant au compagnonnage, les compagnons faisaient, à Paris, il y a quelques années, des passes d'armes avec des cannes de tambour-major semblables à celles des compagnons charpentiers, puis ils se répandaient en gémissements dans leurs chapeaux; les uns disaient qu'on enterrait leur frère, les autres simplement qu'ils pleuraient leur frère.
L'ouvrier chapelier, qui est presque toujours à ses pièces, est généralement travailleur; on appelle «noceurs» ceux qui ne travaillent pas les premiers jours de la semaine; ils se rattrapent presque toujours en donnant un coup de collier les derniers jours. L'inscription qui accompagne l'image de saint Lundi, publiée à Épinal vers 1835, place au sixième rang des dévots à ce saint le chapelier Mal-Blanchi, et met dans sa bouche ces mots:
On m'a dit et je m'en fais gloire
Que j'étais un peu riboteur,
Mais je suis, vous pouvez m'en croire.
Malgré plus d'un propos menteur,
Bon enfant, quoiqu'un peu licheur.
Parmi les autres surnoms donnés aux chapeliers figurent ceux de «castor» et de «castorin», qui font allusion à l'espèce de peau qu'ils employaient autrefois.
Il est rare que les ouvriers chapeliers passent en police correctionnelle pour vol. Les anciens règlements étaient sévères à ce sujet; d'après les Articles des gardes jurés, 1684, art. IV: si l'apprenti, pendant le temps de son apprentissage se trouvait atteint, convaincu et condamné de quelque crime, vol ou autre délit considérable, le brevet de son apprentissage était cassé et révoqué, sans qu'il fût besoin de jugement ni arrêt plus exprès.
Certains d'entre eux qui rougiraient à la pensée d'un vol, commettent des actes qui sont tout aussi repréhensibles. On les appelle «chatteurs»: ce sont ceux qui s'amusent à ne pas payer le marchand de vin, le logeur en garni ou le gargotier; cela s'appelle faire «chatte» et n'est pas considéré par les chatteurs comme un acte coupable. L'euphémisme du mot voile la laideur de la chose; de même chez les écoliers, chiper n'est pas voler. Il en est aussi qui se livrent à la maraude, et font passer à la casserole la poule du voisin qui s'égare; dans certains pays, quand une poule disparaît, on dit: «Ce sont encore les chapeliers qui l'ont fricassée.»
La fabrique est la «boîte»; on dit d'une boîte où l'on ne gagne pas sa vie «c'est la peau». L'apprenti est un «armagnolle», à Paris un arpète, l'ouvrier le plus ancien «un goret», le contremaître «un sergent»; celui-ci qui, à Paris, est appointé au mois, est secondé par un sous-contremaître payé à la semaine et chargé de la préparation des matières premières, il porte tout naturellement le nom de «caporal»; le maître ou chef d'usine est «le Bausse» dont le nom vient peut-être du flamand Bos (maître). Le jour où l'apprenti a fini son temps, on lui fait payer une sorte de dîme, appelée «cassage», une douzaine de francs environ; les ouvriers ajoutent quelque petite somme et tous ensemble vont festoyer.
Dans les ateliers on s'amuse à faire des farces aux ouvriers qui ont mauvais caractère. Cela s'appelle «monter la chèvre».
La grève est désignée sous le nom de «sautage»,
«Battre la banque» c'était demander des avances au patron; si celui-ci refusait, on disait qu'il avait «pété».
Au milieu du XVIIe siècle on fit, sur plusieurs métiers, des caricatures qui étaient basées sur des aventures réelles ou supposées. Celle du chapelier, que nous reproduisons, p. 61, est accompagnée des vers suivants:
Un chapelié, un soir bien sou,
Se mit à quereller sa femme,
Mais elle l'appela: «Vieux fou,
Yvrogne et sac à vin infâme!»
Le poussa de sur les degrés
Et luy ferma la porte au nés.
Se qui le mit en grand furie;
Mais toutes fois n'en pouvant plus,
Après des efforts superflus,
Il entra dans une escurie.
Là ce pauvre homme s'endormit.
Mais un cheval un coup luy porte:
Luy, croyant estre dans son lit,
S'écrie: «Mon voisin main-forte!»
Et se souvenant de l'affront,
Pensant prendre sa fame au front,
Prit la queue de ceste beste,
Et, tirant à force de bras,
Dit: «Par la mort, et par la peste,
Putin, tu me le paieras!»
Le cheval, se sentant tiré
Ses crins, à force de ruades,
L'yvrogne les voulant parer,
Luy donne en vain quelque gourmade;
Mais tous les voisins acourus
Au bruit de ce combat bouru
Dont il avait la face bleue,
Les séparèrent en riant.
Et chacun luy alloit criant:
«Allons, chapelié, à la queue!
À la queue! à la queue!»
L'usage de donner un chapeau neuf en échange de plusieurs vieux existait déjà dès le XVIe siècle; un passage des Équivoques de la voix, de Tabourot, le constate d'une manière assez plaisante: «Comme on disoit qu'à Paris il estoit arrivé vn chappelier de Mantouë, qui donnoit pour deux vieux chappeaux un oeuf, plusieurs recherchèrent leurs vieux chappeaux pour en aller demander vn neuf, estimant qu'on leur donneroit vn chappeau neuf.»
[Illustration: LE CHAPELIE A LA QVEV]
La vente des vieux chapeaux est également ancienne, mais l'art de leur rendre leur ancien lustre était moins perfectionné qu'aujourd'hui. Ce commerce avait lieu sous le Châtelet, le long du quai de la Mégisserie. On voit, disent les Numéros parisiens, des chapeliers qui étalent des vieux chapeaux, à qui on a donné un tel apprêt, qu'un pauvre diable d'auteur ne balance pas d'en donner le prix qu'on lui demande. Ces chapeaux craignent l'eau et le soleil, et, comme ils ne sont que de pièces et morceaux collés, celui qui en a fait l'emplette et qui se trouve surpris par une grande pluie, n'a plus que la moitié ou le quart d'une calotte sur la tête lorsqu'il rentre chez lui. Les marchands de chapeaux de ce genre font courir leurs femmes dans tous les quartiers de Paris pour empletter des vieux chapeaux, et quelque délabrée que soit la marchandise, lorsqu'elle entre dans cette fabrique, on ne tarde pas d'en tirer un parti très avantageux.
Les enseignes des boutiques de chapeliers ne présentaient pas autant d'originalité que celles de certaines autres professions; elles étaient désignées par des chapeaux en fer ou en zinc, affectant assez souvent la forme de ceux des généraux du premier Empire, peintes en rouge avec une cocarde dorée; on peut encore en voir quelques-unes.—C'était assez exceptionnellement qu'on en voyait d'analogues à celles du «Chapeau fort» qui existait jadis rue de l'École-de-Médecine, ou du «Chapeau sans pareil», dont parle Balzac. D'autres avaient cette inscription: «Au chapeau rouge» ou «Au chapeau de cardinal».
L'image que nous reproduisons, d'après une estampe du musée Carnavalet, remonte au milieu du XVIIIe siècle; elle est accompagnée de ces deux quatrains (p. 57):
Qu'il est à désirer, dans le siècle où nous sommes,
Que toute tête folle et vuide de bon sens
En changeant de chapeau change de sentimens:
Alors on trouveroit des hommes vraiment hommes.
Si le chapeau pouvoit fixer tête volage,
On conseilleroit fort de toujours le porter,
À ces jeunes faquins, qui, pour jamais l'ôter,
Le portent sous le bras et n'en font point usage.
Parmi les industriels qui font de la publicité, les chapeliers tiennent de nos jours un des premiers rangs, ainsi que l'on peut le constater en regardant les images peintes sur les murs, les voitures-réclames et les prospectus distribués à la main.
[Illustration: Rue Mandar, No. 15. DANCRÉ, FLAMAND, Tient un assortiment de Chapeaux de Flandre et autres tout pret dans le dernier gout. A PARIS.]
Ce dernier genre a été employé dès le commencement de ce siècle, et probablement avant; mais on n'était pas arrivé au degré d'ingéniosité qui distingue la chapellerie de nos jours; on se contentait, en général, de cartes dans le genre de celle ci-dessus, et qui montre simplement les animaux dont le poil entrait dans la composition des chapeaux de l'époque.
On a su aujourd'hui être plus amusant, ainsi qu'on peut le voir par les deux réclames (p. 64), dont l'une est une sorte de rébus; l'autre, dont on peut voir sur les murs une variante chromolithographique, est une imitation, peut-être inconsciente, d'une image de ma collection, où un papillon placé à l'extrémité d'une planche est plus lourd qu'une femme qui se tient à l'autre bout.
[Illustration]
SOURCES
Monde illustré, 1894.—Revue des traditions populaires, X, 200.—C.-G. Simon, Études sur le compagnonnage, 79.—A. Coffignon, les Coulisses de la mode, 86.—Mélusine, III, 367.—Articles des gardes jurés, 1684, art. IV.—Les Numéros parisiens, 26.
[Illustration: Ne pesant pas l'once]