← Retour

Légendes et curiosités des métiers

16px
100%

LES COIFFEURS

Lorsque, en 1674, les barbiers furent érigés en corps de métier, on leur avait permis d'écrire sur leur boutique: Céans on fait le poil proprement et on tient bains et étuves. Cette inscription, qui se bornait à indiquer leurs fonctions, ne tarda pas à leur paraître trop simple, et il semble qu'il y ait eu entre les artistes capillaires une sorte d'émulation pour inventer des enseignes plus dignes de l'esprit facétieux qu'on leur a accordé de tout temps. On ne sait au juste qui imagina le célèbre Demain on rasera gratis, dont le succès, attesté par de nombreuses variantes, a duré près de deux siècles; il y a une trentaine d'années on pouvait encore en voir quelques-unes, peintes en blanc sur une planche noire, entre un plat à barbe et des rasoirs en sautoir, dans plusieurs petites villes de province:

    Ici demain
    On rase et on frise pour rien.

On lit sur une pancarte, derrière la charge du député-coiffeur
Chauvin: «Demain on rase gratis.» (Pilori, 3 mars 1895.)

Menier, perruquier, Arrivant de Paris, Rase aujourd'hui pour de l'argent, Et demain pour rien.

Pierre Bois, Perruquier et auberge Rase aujourd'hui en payant et demain pour rien, Et on trempe la soupe.

Celle-ci qui désignait, de même que la suivante, un barbier restaurateur:

    Par devant on rajeunit,
    Par derrière on rafraîchit

était le développement d'une inscription: Ici on rajeunit, très usitée au siècle dernier.

L'imagerie révolutionnaire parodia souvent les inscriptions de la barberie; une estampe qui a pour titre le proverbe bien connu: «Un barbier rase l'autre», montre une enseigne sur laquelle est écrit: Ici on rase tout; un prolétaire est assis bien à l'aise dans un fauteuil, et se fait raser par un noble, auquel un abbé sert de garçon perruquier. Ici on sécularise tout, lit-on sur une autre, suspendue au-dessus d'un moine savonné, sur les genoux duquel s'est assise une femme qui, un rasoir à la main, s'apprête à lui faire la barbe.

Une sorte de naïveté malicieuse semble avoir présidé à la composition de certaines enseignes, du genre de celle-ci, qu'on lisait naguère assez fréquemment en Belgique: Ici on rase à la papa et on coupe les cheveux aux oiseaux. Dans l'amusant vaudeville de Scribe, Coiffeur et perruquier, ce dernier, auquel on reproche ses antiques façons, s'écrie: «Qu'est-ce qu'elle a donc, mon enseigne? Depuis trente ans elle est toujours la même: Poudret, perruquier; ici on fait la queue aux idées des personnes

L'art des inscriptions a été cultivé jusqu'au milieu de ce siècle par les coiffeurs. En 1826, Lambert, rue de Nazareth, avait fait peindre sur sa boutique ces deux distiques engageants; le premier s'adressait aux hommes, le second au beau sexe:

Vous satisfaire est ma loi Pour vous attirer chez moi.

Aux dames, par mon talent. Je veux être un aimant.

À la même époque on lisait sur une devanture de la rue Saint-Jacques: Au savant perruquier; pour justifier ce titre, le patron l'avait ornée de deux vers grecs et de deux vers latins; voici ces derniers:

Hic fingit solers hodierno more capillos Dexteraque manu novos addit ars honores.

Il croyait que les étudiants auraient traduit facilement ce latin de collège qui voulait dire: Ici un art ingénieux façonne les cheveux à la mode du jour, et d'une main habile y ajoute de nouveaux agréments.

Ainsi qu'on l'a vu, il arrivait assez fréquemment en province que les barbiers cumulaient plusieurs métiers, comme ce perruquier normand, qui tenait un petit restaurant, et s'adressait en ces termes à sa double clientèle:

Toussaint, perruquier, Donne à boire et à manger, Potage à toute heure avec de la légume; On coupe les cheveux par-dessus.

Dans son Histoire des livres populaires, Nisard reproduit une longue pièce qui a pour titre: «Enseigne trouvée dans un village de Champagne» et qui n'est vraisemblablement que le grossissement caricatural d'une inscription de barbier cumulard. En voici une partie:

«Barbié, perruquer, sirurgien, clair de la paroisse, maître de colle, maraischal, chaircuitier et marchant de couleure; rase pour un sout, coupe les jeveux pour deux soux, et poudre et pomade par desus le marchai les jeunes demoisel jauliment élevé, allument lampe à l'année ou par cartier.»

[Illustration: Jeu des Rues de Paris (1823).]

Les perruquiers n'avaient pas laissé aux barbiers-coiffeurs le monopole des inscriptions; il semble même qu'ils les avaient devancés dans la voie de la réclame. C. Patru, surnommé le Petit-Suisse, avait fait imprimer une carte (vers 1650) représentant son portrait orné d'une perruque et entouré des armoiries des cantons; on y lisait:

«Aux treize cantons Suisses, le Petit-Suisse, marchand perruquier, fait et vend toute sortes de perruques et des plus à la mode, vend aussi toutes sortes de cheveux de France, d'Angleterre, de Hollande, Flandre, Allemagne et d'autres, des plus beaux en gros et en détail, demeurant à Paris sur le quay de l'Orloge du Palais entre les deux grosses tours.»

[Illustration: MLLe DES FAVEURS A LA PROMENADE A LONDRES

(Musée Carnavalet.)]

On lit dans L'Eloge des Perruques, qu'un perruquier de Troyes avait pour enseigne un Absalon pendu par les cheveux au milieu d'une forêt et transpercé par la lance de Joad. Au bas étaient ces vers:

Passant, contemplez la douleur D'Absalon pendu par la nuque; Il eût évité ce malheur S'il avait porté la perruque.

Cette inscription, dont l'auteur est resté anonyme, avait fait fortune; on la retrouvait dans plusieurs autres villes, et à Paris même, en 1858, elle figurait encore sur une boutique du boulevard Bonne-Nouvelle.

Dans la seconde moitié du siècle dernier, alors que les coiffures féminines avaient quelque chose d'architectural et de majestueux, les artistes qui les édifiaient crurent pouvoir signaler leurs laboratoires en écrivant sur la porte en gros caractères: Académie de Coeffure; mais, dit Mercier, M. d'Angiviller trouva que c'était profaner le mot académie, et l'on défendit à tous les coiffeurs de se servir de ce nom respectable et sacré. Cela ne les empêcha pas toutefois de se qualifier du nom «d'académiciens de coiffure et de mode». Lorsque, en 1769, la communauté des perruquiers avait intenté un procès aux coiffeurs de dames, l'avocat de ceux-ci publia un factum dans lequel il disait: Leur art tient au génie et est par conséquent un art libéral. L'arrangement des cheveux et des boucles ne remplit pas même tout notre objet. Nous avons sans cesse sous nos doigts les trésors de Golconde; c'est à nous qu'appartient la disposition des diamants, des croissants des sultans, des aigrettes.

Comme la plupart des autres boutiques, celles des coiffeurs ont subi, à une époque qui n'est pas très éloignée de nous, une transformation qui leur a fait perdre beaucoup de leur originalité. Les enseignes amusantes ont disparu, et elles n'ont guère conservé que les petits plats en cuivre qui se balancent au-dessus de la devanture, et auxquels fait pendant une boule dorée d'où part une touffe de cheveux lorsque le coiffeur s'occupe aussi de postiches; à la vitrine on voit souvent une poupée en cire et des flacons de parfumerie.

Il n'en était pas ainsi jadis: d'abord il y avait barbier et barbier. La boutique de ceux qui étaient barbiers-chirurgiens était peinte en rouge ou en noir, couleur de sang ou de deuil, et des bassins de cuivre jaune indiquaient que l'on y pratiquait la saignée et qu'on y faisait de la chirurgie. Les bassins des perruquiers devaient être en étain; ils n'étaient pas astreints à peindre leur devanture d'une façon uniforme. Ils avaient toutefois fini par adopter un bleu particulier, qui encore aujourd'hui est connu sous le nom de bleu-perruquier.

Autrefois, en Angleterre, un règlement placé dans un endroit apparent de la boutique défendait certaines choses, comme de manier les rasoirs, de parler de couper la gorge, etc.; on voyait beaucoup de ces pancartes dans le Suffolk vers 1830, et en 1856 il y en avait encore une à Stratfort-sur-Avon, que le patron se souvenait d'y avoir vue cinquante ans auparavant, lorsqu'il y était entré comme apprenti; son maître, qui était en fonctions en 1769, parlait souvent de ce règlement comme étant naguère en usage dans toute la confrérie, et il disait qu'il remontait à plusieurs siècles. Shakspeare y fait allusion au cinquième acte de Mesure pour mesure. Ce barbier se rappelait avoir vu employer pour savonner des coupes on bois: une échancrure pour le cou, semblable à celle des plats en étain, en cuivre ou en faïence, y avait été ménagée. Les clients qui payaient par quartier en avaient un, dont on se servait seulement lorsque le payement était exigible; on y lisait ces mots: «Monsieur, le moment de votre quartier est venu.» En France il y a eu des plats à barbe très ornés, dont quelques-uns portaient des inscriptions, dans le genre de celles-ci: «A mon bon sçavon de Paris,» ou «La douceur m'attire.»

[Illustration: Le Barbier patriote.]

[Illustration: Boutique de perruquier, d'après Cochin]

Mercier nous a donné la description suivante d'une boutique de perruquier vers 1783; bien que le tableau soit un peu chargé dans les détails, il devait être assez exact comme ensemble:

«Imaginez tout ce que la malpropreté peut assembler de plus sale. Son trône est au milieu de cette boutique où vont se rendre ceux qui veulent être propres. Les carreaux des fenêtres, enduits de poudre et de pommade, interceptent le jour; l'eau de savon a rongé et déchaussé le pavé. Le plancher et les solives sont imprégnés d'une poudre épaisse. Les araignées tombent mortes à leurs longues toiles blanchies, étouffées en l'air par le volcan éternel de la poudrière. Voici un homme sous la capote de toile cirée, peignoir banal qui lui enveloppe tout le corps. On vient de mettre une centaine de papillotes à une tête, qui n'avait pas besoin d'être défigurée par toutes ces cornes hérissées. Un fer brûlant les aplatit, et l'odeur des cheveux bridés se fait sentir. Tout à côté voyez un visage barbouillé de l'écume du savon; plus loin, un peigne à longues dents qui ne peut entrer dans une crinière épaisse. On la couvre bientôt de poudre et voilà un accommodage. Quatre garçons perruquiers, blêmes et blancs, dont on ne distingue plus les traits, prennent tour à tour le peigne, le rasoir et la houppe. Un apprenti chirurgien, dit Major, sorti de l'amphithéâtre où il vient de plonger ses mains dans des entrailles humaines, ou dont la main fétide sent encore l'onguent suspect, la promène sur tous ces visages qui sollicitent leur tour. Des tresseuses faisant rouler des paquets de cheveux entre leurs doigts et à travers des cardes ou peignes de fer, ont quelque chose de plus dégoûtant encore que les garçons perruquiers. Elles semblent pommadées sous leur linge jauni. Leurs jupes sont crasseuses comme leurs mains; elles semblent avoir fait un divorce éternel avec la blanchisseuse, et les merlans eux-mêmes ne se soucient point de leurs faveurs.

«La matinée de chaque dimanche suffit à peine aux gens qui viennent se faire plâtrer les cheveux. Le maître a besoin d'un renfort. Les rasoirs sont émoussés par le crin des barbes. Soixante livres d'amidon, dans chaque boutique, passent sur l'occiput des artisans du quartier. C'est un tourbillon qui se répand jusque dans la rue. Les poudrés sortent de dessous la houppe avec un masque blanc sur le visage. L'habit du perruquier pèse le triple; je parie pour six livres de poudre. Il en a bien avalé quatre onces dans ses fonctions, d'autant plus qu'il aime à babiller.» L'estampe du Barbier patriote, p. 8, et la gravure, de Cochin, p. 9, peuvent servir de commentaire au passage ci-dessus du Tableau de Paris.

Cette malpropreté était le résultat de l'usage de la frisure qui avait gagné tous les états: clercs de procureurs (p. 25) et de notaires, domestiques, cuisiniers, marmitons, tous versaient, dit ailleurs Mercier, à grands flots de la poudre sur leur têtes, et l'odeur des essences et des poudres ambrées saisissait chez le marchand du vin du coin, comme chez le petit-maître élégant.

À la même époque les femmes avaient donné à leurs coiffures des formes extraordinaires et démesurées. L'art du perruquier ordinaire ne leur suffisait plus, il fallait y joindre celui du serrurier pour ajuster tous les ressorts de ces machines énormes qu'elles portaient sur leurs têtes. Cette mode ridicule donna naissance à une foule de caricatures: On représenta les femmes ainsi costumées suivies de maçons et de charpentiers qui devaient agrandir les portes afin de leur laisser passage. Une estampe montre l'armature qu'il a fallu construire et soutenir par un échafaudage pour pouvoir étager une coiffure. Des commis d'octroi trouvaient parmi les cheveux d'une élégante une foule d'objets soumis aux droits. Mlle des Faveurs se promenait à Londres avec une coiffure si haute, que l'on tirait sur les pigeons qui s'y étaient perchés (p. 5). Une autre élégante était suivie d'un nègre chargé de soutenir, à l'aide d'une fourche, son édifice capillaire.

[Illustration: Caricature du règne de Louis XVI, d'après le Magasin pittoresque.]

Le principal personnage de la comédie des Panaches ou les Coeffures à la mode (1778) est un inventeur auquel des dames de mondes très variés viennent commander des choses aussi extravagantes que celle-ci: «Je désirerais que ma coiffure étonnât le monde par sa nouveauté. Je désirerais par exemple qu'on y put cacher une serinette et un orgue de barbarie qui jouât différentes contredanses et qui occasionnât un transport universel.»

[Illustration: Il faut souffrir pour être belle (album du Bon ton, 1808).]

Les coiffures monumentales ne durèrent qu'un petit nombre d'années: elles disparurent lorsque la reine Marie-Antoinette, ayant perdu sa magnifique chevelure, se coiffa d'une façon plus simple; cette réaction s'accentua encore pendant la période révolutionnaire; en même temps disparaissaient presque entièrement la poudre et la frisure, et en 1827, alors que la transformation était à peu près complète, Ant. Caillot constatait que ces boutiques où, de quelque côté qu'on se tournât, on exposait son vêtement à être graissé par la pommade ou souillé par la poudre d'un perruquier malpropre, s'étaient changées en autant de petits boudoirs, qui n'étaient point dédaignés par les jeunes élégants et les petites maîtresses.

Dès l'antiquité les barbiers avaient une réputation méritée de loquacité, et leurs boutiques étaient, comme à une époque assez voisine de nous, une sorte de bureau d'esprit, où se rendaient ceux qui aimaient à parler, à dire des nouvelles et à en entendre. «Coutumièrement, dit Plutarque dans son Traité de trop parler, traduction Amyot, les plus grands truands et fainéans d'une ville et les plus grands causeurs s'assemblent et se viennent asseoir en la boutique d'un barbier, et de cette accoutumance de les ouïr caqueter ils aprenent à trop parler. Parquoy le roi Archelaus respondit plaisamment à un sien barbier qui estoit grand babillard après qu'il lui eut acoustré son linge alentour de lui et lui eut demandé: «Comment vous plaist-il que se face votre barbe, sire?—Sans mot dire.» Mais la plupart de ces babillards se perdent eux-mesmes, comme il advint que dans la boutique d'un barbier aucuns devisoient de la tyrannie de Dionysius, qu'elle estoit bien asseurée et aussi malaisée à ruiner que le diamant à couper. «Je mesmerveille, dit le barbier en souriant, que vous dites cela de Dionysius, sur la gorge duquel je passe le rasoir si souvent. «Ces paroles estant reportées à Dionysius, il fit mettre le barbier en croix.»

La légende de Midas constatait aussi que les barbiers ne pouvaient s'empêcher de parler. Apollon, pour punir ce roi de Phrygie de lui avoir préféré Pan, lui mit des oreilles d'âne. Pendant longtemps il put les cacher sous un bonnet à la mode de son pays, mais son barbier, qui seul connaissait son secret, ne pouvant le garder et craignant de le trahir, alla le confier à la terre; des roseaux étant venus à croître à l'endroit où il avait parlé, révélèrent à tout le monde le malheur de Midas.

Au commencement de ce siècle Cambry recueillit dans le Finistère une tradition analogue. Le roi de Portzmarc'h avait des oreilles de cheval, et craignant l'indiscrétion de ses barbiers, il les faisait tous mourir. Il finit par se faire raser par son ami intime, après lui avoir fait jurer de ne pas dire ce qu'il savait. Mais le secret ne tarda pas à peser à celui-ci, qui alla le raconter aux sables du rivage. Trois roseaux poussèrent eu ce lieu, les bardes en tirent des anches de hautbois qui répétaient: «Portzmarc'h, le roi Portzmarc'h a des oreilles de cheval.» En 1861, j'ai ouï raconter l'histoire du sire de Karn, qui demeurait dans la petite île de ce nom, presque en face d'Ouessant; parmi les redevances qu'il exigeait de ses vassaux de terre ferme, figurait l'envoi de barbiers pour le raser et lui couper les cheveux; aucun de ceux qui étaient allés à l'île n'en était revenu. Un garçon hardi résolut de tenter l'aventure; il fut introduit auprès de Karn qui, d'une voix terrible, lui ordonna de le raser. En même temps il ôta sa coiffure, qui dissimulait des oreilles de cheval. Sans s'émouvoir, le jeune homme se mit à le savonner doucement, puis comprenant pourquoi ceux qui l'avaient précédé avaient été tués, il trancha d'un coup de rasoir le cou du seigneur de Karn.

L'amusante «Histoire du Barbier» que les Mille et une Nuits ont rendue populaire, prouve qu'en Orient la démangeaison de parler semblait aussi inséparable de la profession: Avant de raser un jeune homme qui a un rendez-vous galant, il se met à consulter les astres, lui tient toutes sortes de discours, lui vante son esprit, son habileté quasi-universelle, se met à danser, et est cause, par son indiscrétion, qu'il arrive malheur à son client.

Au moyen âge, et jusqu'à une époque assez récente, on bavarda beaucoup chez les barbiers de France; une tradition qui était encore populaire à Pézenas en 1808, prétendait que Molière avait fait son profit de traits plaisants qu'il avait entendus pendant son séjour en cette ville, chez un barbier dont la boutique était le rendez-vous des oisifs, des campagnards de bon ton et des élégants. Le grand fauteuil dans lequel il s'asseyait et que l'on montrait naguère encore, occupait le milieu d'un lambris qui revêtait à hauteur d'homme le pourtour de la boutique. Dans ses Diversitez curieuses, l'abbé Bordelon, presque contemporain de Molière, donne un détail intéressant: «Si on trouve la place prise, on regarde les images; mais comme on ne change pas tous les jours d'images, on les regarde seulement la première fois, et, dans la suite on cause, et de quoi causer, si ce n'est de la guerre et des affaires politiques.»

Au siècle dernier, d'après les Nuits de Paris, tout au moins en cette ville, une transformation s'était opérée: Autrefois, avant que les barbiers-perruquiers fussent séparés des chirurgiens, les boutiques de raserie étaient des bureaux de nouvelles et d'esprit. On y passait la journée du samedi, la matinée du dimanche, et en attendant son tour on parlait nouvelles, politique, littérature. «Tout cela est bien changé! s'écrie Restif. A-t-on bien fait de séparer les barbiers des chirurgiens? Est-ce qu'il est bas de raser? Pas plus que de saigner.»

[Illustration: Le Barbier politique, lithographie de Pigal.]

De nos jours on ne cause plus guère dans les boutiques des coiffeurs; quand il y a presse, chacun y attend son tour, les uns songeant, les autres lisant un journal, à peu près comme dans un bureau d'omnibus ou dans l'antichambre d'un ministère. Dans quelques villes de province seulement se sont conservées les habitudes d'autrefois. En Basse-Bretagne, les barbiers figuraient, il y a une vingtaine d'années, au premier rang des personnes qui connaissaient les contes populaires, les anecdotes, les cancans et les mots plaisants. Tout en rasant le client qui était sur la sellette, ils les disaient tout haut pour amuser ceux dont le tour n'était pas encore venu, et qui souvent lui donnaient la réplique. Ceux-ci étaient assis sur des bancs de bois qui garnissaient le tour de la boutique et ils causaient comme à une veillée de village; il y avait même des patrons qui, le samedi, le jour par excellence des barbes, faisaient venir un conteur qui racontait des histoires traditionnelles, en les assaisonnant de plaisanteries, de mots de gueule, et d'épisodes grotesques.

Le vaudeville de Scribe, Le Coiffeur et le Perruquier, date de l'époque où les premiers avaient définitivement supplanté leurs rivaux, qui ne conservaient guère que la clientèle des vieillards; ce qu'ils avaient gardé c'était la loquacité de jadis: «Tous ces perruquiers sont si bavards, s'écrie un coiffeur, et celui-là surtout! même quand il est seul, il ne peut pas se faire la barbe sans se couper, et pourquoi, parce qu'il faut qu'il se parle à lui-même!»

Vers 1864, un coiffeur de la rue Racine avait mis sur sa boutique une inscription grecque destinée à prévenir ses clients hellénistes qu'il n'était pas comme ses confrères: Cheirô tachista chai siopô. Je rase vite et je me tais.

J'ai vu à Dinan, en 1865, une enseigne qui avait pour but de rassurer les clients sur la lenteur proverbiale des barbiers:

Ribourdouille, Barbier, marchand de perruques, Fait la barbe en moins de cinq minutes.

Le dicton «Quart d'heure de perruquier» était naguère très usité pour désigner un temps plus long que celui qui avait été annoncé. Dès l'antiquité, on a blasonné la lenteur des barbiers dans des épigrammes de l'espèce de la suivante, que Lebrun a imitée de Martial:

    Lambin, mon barbier et le vôtre,
    Rase avec tant de gravité,
    Que tandis qu'il rase d'un côté
    La barbe repousse de l'autre.

Dans la comédie du Divorce, Regnard a reproduit cette plaisanterie, en la poussant jusqu'à la charge:

    SOTINET.—Faites-moi, s'il vous plaît, la barbe le plus
    promptement que vous pourrez.

    ARLEQUIN.—Ne vous mettez pas en peine, monsieur; dans deux
    petites heures votre affaire sera faite.

    SOTINET.—Comment, dans deux heures! Je crois que vous vous
    moquez.

ARLEQUIN.—Oh! que cela ne vous étonne pas: j'ai bien été trois mois après une barbe, et, tandis que je rasais d'un côté le poil revenait de l'autre.

L'auteur d'un Million de bêtises a reproduit une anecdote, vraisemblablement ancienne, qui rentre dans cet ordre d'idée: Deux frères jumeaux, d'une parfaite ressemblance, voulurent un jour se divertir d'un barbier qui ne les connaissait point; l'un d'eux envoya quérir le barbier pour se faire raser. L'autre se cacha dans une chambre à côté. Celui à qui l'on fit l'opération étant rasé à demi, se leva sous prétexte qu'il avait une petite affaire: il alla dans la chambre de son frère qu'il savonna et à qui il mit au cou son même linge à barbe et il l'envoya à sa place. Le barbier voyant que celui qu'il croyait avoir barbifié à demi avait encore toute sa barbe à faire, fut étrangement surpris. «Comment, dit-il, voilà une barbe qui est crue en un moment! voilà qui me passe!» Le jumeau, affectant un grand sérieux, lui dit: «Quel conte me faites-vous là?» Le barbier prenant la parole lui explique naturellement ce qu'il a fait, qu'il l'a rasé à demi et qu'il ne comprend pas comment cette barbe rasée est revenue si promptement.» Le jumeau lui dit brusquement: «Vous rêvez, faites votre besogne.—Monsieur, dit le barbier, je m'y ferais hacher, il faut que je sois fou ou ivre, ou qu'il y ait de la magie.» Il fit son opération en faisant de temps en temps de grandes exclamations sur cet événement. La barbe étant faite, celui qui était barbifié entièrement va prendre le barbifié à demi, et, pendant qu'il se tient caché, il le substitue à sa place. Celui-ci, avec son linge autour du cou: «Allons, dit-il au barbier, achevez votre besogne.» Pour le coup, le barbier tomba de son haut, il ne douta plus qu'il n'y eut de la magie, il n'avait pas la force de parler. Cependant le sorcier prétendu lui imposa tellement qu'il fallut qu'il achevât l'ouvrage; mais il alla publier partout qu'il venait de raser un sorcier qui faisait croître sa barbe un moment après qu'on le lui avait faite.

[Illustration: Boutique de barbier.—Image anglaise du XVIIIe siècle.]

En Champagne, on raconte que le diable lui-même s'amusa un jour à se faire raser par un barbier. Quand il était rasé d'un côté, la barbe repoussait aussitôt.

[Illustration: Le fer trop chaud, gravure de Marillier.]

La légèreté de main que les barbiers apportaient généralement dans l'exercice de leur profession ne les mit pas à l'abri du reproche de maladresse; l'accusation d'entamer l'épiderme des clients est constatée par des proverbes: Ha! ha! barbier, tu m'as coupé, s'écrie un personnage de la Sottie des Trompeurs, qui veut dire simplement qu'il a été trompé. L'espagnol Quevedo, dans la facétie Fortuna con seso, où pendant une heure les rôles de chacun sont intervertis, fait raser un barbier avec un couteau ébréché, et d'Aceilly a écrit cette épigramme:

    Quand je dis que tu m'as coupé,
    Tu dis que je me suis trompé,
    Et qu'il ne faut pas que je craigne:
    C'est donc ma serviette qui saigne!

L'usage des fers pour la frisure fournit aussi matière à des reproches: «Fils de cent boucs, s'écrie un personnage du roman d'Estevanille Gonzalès, me prends-tu pour un saint Laurent!» (p. 21). Vers 1830, Grandville représenta un coiffeur avec une tête de perroquet qui, frisant un bouledogue, lui disait: «Ça va chauffer en Belgique.—Tu me brûles le cou,» répondait le patient. Ce thème a été aussi traité par Daumier, et tout récemment la Coiffure française publiait une série où un client était savonné et rasé d'une étrange manière par un garçon plus occupé des scènes de la rue que de son ouvrage.

Jadis, les coiffeurs de campagne plaçaient une grande écuelle de bois ou un plat sur la tête de leur client et ils coupaient tout ce qui dépassait les bords. En Haute-Bretagne, on dit de celui qui a les cheveux mal taillés qu'on les lui a coupés «à l'écuelle»; en Hainaut, qu'on lui a mis un plat sur la tête; une gravure qui illustre un roman moderne montre même une lourde marmite qui encadre la tête d'un garçon à qui l'on coupe les cheveux.

À Dourdan, on lisait au fronton d'une boutique:

Au blaireau de Louis XIII. Lejuglard, barbier, Rase au pouce et à la cuiller.

et l'on y voyait un vieux blaireau qui, d'après la légende, avait servi à savonner le fils de Henri IV. Quant au mode de raser annoncé par l'enseigne, il était en usage en beaucoup de pays: en Berry, la barbe au pouce coûtait deux liards, celle à la cuiller un sou. Quelquefois on mettait une noix à la place du pouce. Ces procédés sont encore employés dans des villages de France et de Belgique; en 1862, d'après la Physiologie du coiffeur, on s'en servait dans le quartier Mouffetard; mais les clients, devançant la méthode antiseptique, exigeaient que le barbier trempât au préalable son pouce dans du cognac.

Les coiffeurs actuels ont comme ancêtres professionnels, pour une partie tout au moins de leur métier, plusieurs corps d'état dont les attributions se sont considérablement modifiées avec le temps. Les barbiers ou barbiers-chirurgiens formaient à Paris, dit Chéruel, une corporation importante dès le XIIIe siècle; leurs anciens statuts ne sont pas conservés, mais ils furent renouvelés en 1362 et confirmés par lettres patentes de 1371. La corporation était placée sous la direction du premier barbier, valet de chambre du roi; on n'y entrait qu'après examen, et la corporation avait le droit d'exclure les indignes. D'après de Lamare, les chirurgiens de robe longue et les chirurgiens-barbiers formaient deux communautés différentes. Les uns avaient le droit d'exercer toutes les opérations de la chirurgie et n'avaient pas la faculté de raser; les autres étaient astreints à la saignée, à panser les tumeurs et les plaies où l'opération de la main n'était point nécessaire, et eux seuls avaient le droit de raser. Ceux-là avaient pour enseigne saint Cosme et saint Damien, sans bassin, et ceux-ci des bassins seulement; les deux communautés furent incorporées en 1655.

Il y avait aussi des barbiers étuvistes, qui formaient sous ce nom une corporation spéciale; elle fut surtout florissante au XVIe siècle.

Les Français avaient rapporté des guerres d'Italie l'habitude de laisser croître leur barbe. Elle persista sous François Ier, qui avait inauguré la mode des grandes barbes. Il y eut alors plus de chirurgiens que de barbiers, quoiqu'une bien singulière mode fût venue aussi d'Italie en ce temps-là. Hommes ou femmes se faisaient raser impitoyablement tout le poil du corps, comme nous l'apprend ce rondeau de Marot, qui prouve que les barbiers de ce temps pouvaient exercer leur métier dans des étuves.

    Povres barbiers, bien estes morfonduz
    De veoir ainsi gentilshommes tonduz
    Et porter barbe; or, avisez comment
    Vous gaignerez; car tout premièrement
    Tondre et saigner ce sont cas défenduz
    De testonner on n'en parlera plus:
    Gardez ciseaux et rasouers esmouluz
    Car désormais vous fault vivre aultrement,
          Povres barbiers.

    J'en ay pitié, car plus comtes ni ducz
    Ne peignerez; mais comme gens perduz,
    Vous en irez besongner chaudement
    En quelque estuve; et là gaillardement
    Tondre Maujoint ou raser Priapus.
          Povres barbiers.

Les barbiers-perruquiers furent créés en décembre 1637 et formaient une communauté séparée, qui prit une grande extension: À Paris, écrivait Mercier en 1783, douze cents perruquiers, maîtrise érigée en charge et qui tiennent leurs privilèges de saint Louis, employent à peu près six mille garçons. Deux mille chambrelands font en chambre le même métier. Six mille laquais n'ont guère que cet emploi. Il faut comprendre dans ce dénombrement les coiffeurs. Tous ces êtres-là tirent leur subsistance des papillotes et des bichonnages.

[Illustration: La toilette du clerc de procureur, d'après Carle
Vernet.]

La police n'était pas tendre pour ceux qui exerçaient l'état sans avoir été reçus maîtres. Il faut, dit encore Mercier, que ce métier si sale soit un métier sacré, car dès qu'un garçon l'exerce sans en avoir acheté la charge, le chambreland est conduit à Bicêtre comme un coupable digne de toute la vengeance des lois. Il a beau quelquefois n'avoir pas un habit de poudre; un peigne édenté, un vieux rasoir, un bout de pommade, un fer à toupet deviennent la preuve de son crime, et il n'y a que la prison qui puisse expier un pareil attentat! Oui, pour raser le visage d'un fort de la halle, une chevelure de porteur d'eau, peigner un savant, papilloter un clerc de procureur, il faut préalablement avoir acheté une charge! La Révolution supprima ce privilège, après avoir accordé aux titulaires une indemnité.

Aux siècles derniers, les ouvriers capillaires étaient soumis à un régime sévère. L'ordonnance du 30 mars 1635 enjoignait à tous garçons barbiers de prendre service et condition dans les vingt-quatre heures, ou bien quitter la ville et les faubourgs de Paris, à peine d'être mis à la chaîne et envoyés aux galères. Les syndics de la communauté avaient le droit, vers 1780, de faire arrêter les garçons perruquiers vacants et non placés.

Au XVIe siècle, des barbiers allaient, en été, dans les villages et ils sonnaient de la trompe pour avertir ceux qui voulaient se faire raser. Des coutumes analogues existaient un peu partout en Europe, surtout en Espagne, et dans les romans d'aventures, on voit souvent figurer des barbiers ambulants qui, comme Figaro, parcouraient philosophiquement l'Espagne «riant de leur misère et faisant la barbe à tout le monde». Avant la Révolution, il y avait beaucoup de Français qui allaient exercer le métier à l'étranger. Nos valets de chambre perruquiers, dit Mercier, le peigne et le rasoir en poche pour tout bien, ont inondé l'Europe: ils pullullent en Russie et dans toute l'Allemagne. Cette horde de barbiers à la main lente, race menteuse, intrigante, effrontée, vicieuse, Provençaux et Gascons pour la plupart, ont porté chez l'étranger une corruption qui lui a fait plus de tort que le fer de nos soldats. Naguère encore, en 1862, dans les grandes villes de Russie, presque tous les coiffeurs étaient français.

Les barbiers de village, au siècle dernier, se faisaient payer en nature, trois oeufs pour une barbe, un fromage pour deux barbes, etc.

En beaucoup de pays, l'apprentissage consiste d'abord à savonner les joues et le menton des clients, que rasera ensuite le patron ou le garçon en titre. On exerce aussi les apprentis, parfois, à promener le rasoir sur une tête de bois. Lorsqu'ils ont pu se faire une idée suffisante du maniement du rasoir, on offre à de pauvres gens la «barbe gratuite», qui parfois entame quelque peu leur épiderme. Ce petit conte de La Monnoie, imité des Joci d'Otomarus Luscinius (Augsbourg, 1524), se rapporte à cet usage.

    Un gros coquin, veille de Fête-Dieu,
    Chez un barbier fut présenter sa face,
    Le suppliant de lui vouloir, par grâce,
    Faire le poil pour l'amour du bon Dieu.
    —Fort volontiers, dit le barbier honnête,
    Vite, garçon, en faveur de la fête,
    Dépêchez-moi cette barbe gratis.
    Aussitôt dit, un de ses apprentis
    Charcute au gueux le menton et la joue:
    Le patient faisoit piteuse moue,
    Et comme il vit paroître en ce moment
    Certain barbet navré cruellement,
    Pour vol par lui commis dans la cuisine:
    —Ah! pauvre chien, que je vois en ce lieu,
    S'écria-t-il, je connois à ta mine
    Qu'on t'a rasé pour l'amour du bon Dieu!

L'auteur de l'Histoire des Français des divers États a donné, d'après des documents du temps, une description pittoresque de la cérémonie de réception des maîtres perruquiers: Au milieu de la salle est assis un gros homme; c'est un maître; il a bien voulu prêter sa tête et sa chevelure, pour ne pas introduire un profane qui pût divulguer le secret de la séance. À quelques pas est le lieutenant ou sous-lieutenant du premier barbier du roi, le haut magistrat du métier. Il préside. «Le fer à friser, dit-il, au récipiendaire, vêtu d'un habit sur lequel est tendu un peignoir blanc, propre, ayant manches et larges poches. Le fer est-il chaud?—Oui, monsieur.—Faites, défaites les papillotes! Voyons d'abord la grecque! Où est le coussinet en fer-à-cheval pour soutenir la chevelure?—Le voilà!—Et pour y attacher les épingles noires, simples, doubles?—Les voilà.—Faites vos boucles? Faites-les à la montauciel, en aile de pigeon.»

On donne encore populairement aux coiffeurs le sobriquet de merlans; c'est un héritage qui leur vient des perruquiers du siècle dernier. Alors ils étaient souvent couverts de poudre, et ressemblaient à des merlans saupoudrés de farine pour être mis à la poêle; on les appela d'abord merlans à frire, puis merlans tout court. C'est ce dernier terme qu'emploie dans l'opéra-comique des Raccoleurs (1756) la harengère Javotte qui, s'adressant à Toupet, gascon et garçon frater, lui dit: «Ma mère f'rait ben d'vous pendre à sa boutique en magnière d'enseigne; un merlan comme vous s'verrait de loin, ça li porterait bonheur; ça y attirerait la pratique!» En Provence les enfants criaient jadis après les perruquiers: Merlan à la sartan (friture)!

Frater désignait autrefois le garçon chirurgien ou le barbier; ce mot est encore un peu usité.

Des dictons populaires semblent dater de l'époque où, par suite de la transformation de la coiffure, le métier de perruquier devint assez précaire; à Paris, on donne le nom de côtelette de perruquier à un morceau de fromage de Brie; en Saintonge, un louis de perruquier est une pièce de menue monnaie. En Belgique, faire une ribote de perruquier est l'équivalent du proverbe s'enivrer d'eau claire; on l'explique, en disant qu'au moment de la décadence des perruques, la seule distraction qui fût à la portée des perruquiers liégeois consistait à se promener sur les bords de la Meuse et à y faire des ricochets dans l'eau.

L'iconographie comique des artistes capillaires est considérable; nous avons eu l'occasion d'en parler plusieurs fois au cours de cette monographie. Les dessinateurs d'animaux se livrant à des occupations humaines n'ont eu garde de les oublier, et ils figurent dans la série des singeries.

[Illustration: Les Singeries humaines (1825): Le jour de barbe.]

C'est surtout à l'époque révolutionnaire et sous le règne de Louis-Philippe que les caricaturistes ont usé et abusé des allusions à double sens, facilement comprises de tous, que pouvaient fournir les perruques et la barberie. L'une des premières caricatures de la Révolution est celle du Perruquier patriote (1789), que nous avons reproduite d'après une gravure appartenant à M. Dieudonné (p. 5); au-dessous est cette légende:

    Au sort de la patrie, oui, mon coeur s'intéresse;
    Que l'on me laisse faire, il n'est plus de débat;
    Je rase le Clergé, je peigne la Noblesse,
    J'accommode le Tiers État.

Elle eut assez de succès pour être imitée et reproduite en divers formats; un peu plus tard, la note, qui n'était d'abord que plaisante, s'accentue, ainsi que nous l'avons déjà dit en parlant des enseignes; une caricature, dont il existe plusieurs variantes, faisant allusion à la mainmise sur les biens du clergé, a cette inscription: «Vous êtes rasé, monsieur l'abbé!» et vers 1793, on voit employer souvent la sinistre plaisanterie du rasoir national.

Sous la monarchie de Juillet, on a représenté Louis-Philippe en coiffeur, en train de tordre les cheveux d'une femme qui tient à la main un bonnet phrygien. L'image a pour légende: «Pauvre liberté, quelle queue!» Dans une autre charge, le roi, à son tour, est sur un fauteuil et regarde dans un miroir sa figure, qui a pris la forme d'une poire; un coiffeur lui dit: «Vous êtes rasé, ça n'a pas été long.»

DEVINETTES ET PROVERBES

    —Devant quelle personne le roi se découvre-t-il?
    Devant le coiffeur.

—Glorieux comme un barbier.

On trouve dans le roman de Don Pablo de Ségovie, un commentaire de ce proverbe.

Mon père était, selon l'expression vulgaire, barbier de son métier; mais ses pensées étaient trop élevées pour qu'il se laissât nommer ainsi; il se disait tondeur de joues et tailleur de barbes.

Le proverbe: «Tout beau, barbier, la main vous tremble,» fait peut-être allusion à un conte du Grand Parangon des Nouvelles nouvelles: Un barbier avait consenti, à la sollicitation d'héritiers avides, à couper le cou à un seigneur auquel il faisait la barbe. Il vint chez le gentilhomme et vit en plusieurs lieux cette devise: «Quoi que tu fasses, pense à la fin.» En mouillant la barbe du seigneur, il réfléchissait à la promesse qu'il avait faite, et il était ému: la main lui tremblait si fort que, lorsqu'il prit le rasoir pour faire la barbe, il n'aurait pas été capable de la faire. Le seigneur qui s'en aperçut, lui prit le poing, et lui dit: «Qu'est-ce là, barbier, vous tremblez? Par la morte bieu, vous avez envie de faire quelque mal!» Le barbier se jeta à ses pieds, lui avoua tout; les héritiers furent pendus, et lui l'aurait été, si le gentilhomme n'avait intercédé pour lui.

On a déjà vu quelques récits populaires où figurent les barbiers; dans les contes, ils ne jouent guère qu'un rôle épisodique, qui pourrait presque toujours être rempli par un personnage d'une autre profession. C'est ainsi que dans un conte dont on a recueilli plusieurs versions une princesse dédaigne le fils d'un roi. Celui-ci se présente au palais, déguisé, en se donnant pour un perruquier habile; il plaît tellement à la princesse, qu'elle finit par l'épouser; il l'emmène et lui fait exercer des métiers pénibles, jusqu'au jour où, la voyant suffisamment punie de ses dédains, il lui fait connaître sa véritable qualité.

SOURCES

Lemercier de Neuville, Physiologie du coiffeur, 56, 138.—Fournier, Histoire des enseignes, 135, 303. 157.—(Balzac) Petit dictionnaire des enseignes de Paris, 14.—Akerlio, Eloge des perruques, 161.—Lefeuve, Histoire de Paris, rue par rue, I, 505.—Mercier, Tableau de Paris, I, 58; II, 113; VI. 70.—Challamel. Histoire-musée de la Révolution (passim).—Timbs, Things generally not known, I. 124; II. 20.—Ant. Caillot, Vie publique des Français, II, 117.—Cambry. Voyage dans le Finistère (éd. 1836), 308.—Revue des traditions populaires. I. 327; IX, 503.—Sarcaud, Légendes du Bassigny champenois, 33.—Magasin pittoresque, 1836. 245; 1837, 401.—Chéruel. Dictionnaire des Institutions.—De Lamare, Traité de la police, II, 116, 335.—Communications de MM. Amédée Lhote, Eloy, Alfred Harou. Dieudonné, Lecoq.—Monteil, Histoire des Français, III, 247; V, 78, 122.—E. Cosquin, Contes de Lorraine, II, 100.

[Illustration: Une boutique de perruquier vers 1800, d'après une eau-forte de Duplessis-Bertaux.]

LES TAILLEURS DE PIERRE

Comme la plupart des ouvriers dont les travaux s'exécutent au dehors, ou tout au moins dans des chantiers où l'air circule librement, les tailleurs de pierre sont plus gais que les artisans soumis au régime de l'usine; ils chantent volontiers et leurs chansons, loin de refléter des idées tristes, parlent avec une sorte d'orgueil du métier et des qualités de ceux qui l'exercent; il est vrai que c'est l'un de ceux qui demandent de l'habileté manuelle, de la réflexion; le travail est assez bien rétribué, il est varié. Poncy a trouvé pour la chanson qu'il a composée sur eux un refrain assez heureusement inspiré:

    En avant le maillet d'acier,
    Il donne une âme au bloc grossier.
    . . . . . . .
    À nous ces blocs énormes:
    Notre bras sait comment
    Du flanc des monts informes
    On taille un monument.

Vers 1850, les ouvriers qui taillaient le grès, à Fontainebleau, chantaient une chanson dont voici deux couplets:

    Tous les piqueurs de grès
    Sont de fameux sujets,
    C'est à Fontainebleau
    Ce qu'il y a de plus beau.

    Ah! si le roi savait
    Qu'on est bien en forêt.
    Il quitterait son beau
    Château de Fontainebleau.

La chanson de compagnonnage suivante, recueillie dans les Côtes-du-Nord, exprime des idées analogues, et elle prétend aussi que les tailleurs de pierre sont au premier rang des ouvriers honnêtes:

    On y sait dans Paris,
    Dans Lyon, dans Marseille,
    Toulouse et Montpellier,
    Bordeaux et la Rochelle:
    Tous nos plus grands esprits
    N'ont jamais pu savoir,
    Sans être compagnon,
    Ce que c'est que l'devoir. (bis)

    Vous voyez nos maçons
    Le long de leur échelle,
    Le marteau à la main,
    Dans l'autre la truelle,
    Criant de tous côtés:
    Apporte du mortier,
    J'ai encore une pierre,
    Je veux la placer. (bis)

    Et nos tailleurs de pierre,
    Tous compagnons honnêtes,
    Le ciseau à la main,
    Dans l'autre la massette,
    Criant de tous côtés:
    Apportez-nous du vin,
    Car nous sommes des joyeux,
    Qui n'se font pas de chagrin. (bis)

    À la porte de l'enfer,
    Trois cordonniers s'présentent,
    Demandent à parler
    Au maître des ténèbres.
    Le maître leur répond
    D'un air tout en courroux:
    Il me semble que l'enfer
    N'est faite que pour vous. (bis)

    Quant aux tailleurs de pierre,
    Personne ne se présente:
    Il y a plus d'dix-huit cents ans
    Qu'ils sont en attente.
    Il faut que leur devoir
    Soit bien mystérieux,
    Aussitôt qu'ils sont morts
    Ils s'en vont droit aux cieux. (bis)

Dans le centre de la Haute-Bretagne, pays de carrières de granit, une chanson que chantent les ouvriers des autres métiers assure que, de même que les cordonniers et les tisserands, ils ne commencent leur semaine que vers les derniers jours:

    Les tailleurs de pierre sont pis que des évêques, (bis)
    Car du lundi ils en font une fête.

    Va, va, ma petite massette,
    Va, va, le beau temps reviendra.

    Car du lundi ils en font une fête
    Et le mardi ils continuent la fête.

Et le mercredi ils vont voir leur maîtresse.

Et le jeudi ils ont mal à la tête.

Le vendredi ils font une pierre peut-être,

Le samedi leur journée est complète.

Et le dimanche il faut de l'argent mettre.

Une légende de Java, qui est empreinte d'une certaine philosophie, met en même temps en relief la puissance de l'ouvrier qui dompte la pierre la plus dure: Un homme qui taillait des pierres dans un roc se plaignit un jour de sa rude tâche, et il forma le voeu d'être assez riche pour pouvoir reposer sur un lit à rideaux; son souhait est accompli; il voit passer un roi, et désire d'être roi, puis d'être comme le soleil qui dessèche tout; un nuage l'obscurcit; il souhaite d'être nuage; il se place sous cette forme entre le soleil et la terre, et de ses flancs coulent des torrents qui submergent tout, mais ne peuvent ébranler un roc; il désire être roc; mais voici qu'un ouvrier se met à frapper la pierre avec son marteau et en détache de gros morceaux. Je voudrais être cet ouvrier, dit le roc, il est plus puissant que moi. Et le pauvre homme, transformé tant de fois, redevient tailleur de pierre et travaille rudement pour un mince salaire, et vit au jour le jour, content de son sort.

Au XVe siècle, la réception d'un maître tailleur de meules donnait lieu à une cérémonie assez bizarre: «On avait, dit Monteil, préparé une salle de festin, et, au-dessus, un grenier où, pendant que dans la salle les maîtres faisaient bonne chère, se divertissaient, le dernier maître reçu, le manche de balai à la ceinture en guise d'épée, avait conduit celui qui devait être reçu maître, et il ne cessait de crier comme si on le battait à être tué. Un peu après il sortait, tenant par le bras le maître qui l'avait reçu, et tous les deux riaient à gorge déployée. Les coups qui, dans les temps barbares, étaient franchement donnés et reçus, alors n'étaient plus que simulés; ils précédaient et suivaient les promesses faites par les nouveaux maîtres de s'aimer entre confrères du métier, de ne pas découvrir le secret de la meulière».

Les ouvriers tailleurs de pierre ont joué un grand rôle dans l'ancien compagnonnage; ils prétendaient que leur Devoir remontait jusqu'à Salomon, qui le leur avait donné pour les récompenser de leurs travaux; il est à peu près prouvé que dès le XIIe siècle, au moment où les confréries de constructeurs tendaient à se séculariser peu à peu, par le mariage de leurs membres, quelques associations d'ouvriers tailleurs de pierre s'étaient organisées en France sous le titre de Compagnons de Salomon, lesquels s'adjoignirent ensuite les menuisiers et les serruriers. En 1810, les compagnons étrangers, dits les Loups, étaient divisés en deux classes, les Compagnons et les Jeunes Hommes. Les premiers portaient la canne et des rubans fleuris d'une infinité de couleurs qui, passés derrière le cou, revenaient par devant flotter sur la poitrine; les seconds s'attachaient à droite, à la boutonnière de l'habit, des rubans blancs et verts.

[Illustration: Tailleurs de pierre au XVIe siècle, d'après Jost
Ammon.]

L'ouvrier qui se présentait pour faire partie de la Société subissait un noviciat pendant lequel il logeait et mangeait chez la mère, sans participer aux frais du corps. Au bout de quelque temps, et sitôt qu'on avait pu se convaincre de sa moralité, on le recevait Jeune Homme. Les Compagnons et les Jeunes Hommes portaient des surnoms composés d'un sobriquet et du nom du lieu de leur naissance, tels que la Rose de Morlaix, la Sagesse de Poitiers, la Prudence de Draguignan, à l'inverse de ce qui avait lieu dans la plupart des sociétés.

Les tailleurs de pierre de l'association des Enfants de Salomon, initiateurs de tous les autres, portaient le surnom de Compagnons étrangers. Il leur fut appliqué, dit la tradition, parce que lorsqu'ils travaillèrent au temple de Salomon, ils venaient tous, ou presque tous, de Tyr et des environs, et se trouvaient, par conséquent, étrangers pour la Judée. L'épithète de loup viendrait, suivant Perdiguier, des sons gutturaux ou hurlements qu'ils font entendre dans toutes leurs cérémonies. Clavel fait dériver cette qualification et celle de chiens donnée à d'autres compagnons de la coutume des anciens initiés de Memphis, de se couvrir la tête d'un masque de chacal, de loup ou de chien.

La dénomination de «Gavots» aurait été donnée aux enfants de Salomon parce que leurs ancêtres, arrivant de Judée, débarquèrent sur les côtes de Provence, où l'on appelle gavots les habitants de Barcelonnette, localité voisine du lieu de leur débarquement.

Les tailleurs de pierre, enfants de maître Jacques, prennent, comme tous les ouvriers qui se rattachaient à lui, le titre de Compagnons du Devoir. Ils s'appellent aussi Compagnons passants et étaient surnommés loups-garous.

Ils forment deux classes: les compagnons et ceux qui demandent à l'être ou aspirants; les premiers portent la longue canne à tête d'ivoire et des rubans bariolés de couleurs variées, attachés autour du chapeau et tombant à l'épaule. Ils se traitent de coterie, portent des surnoms semblables à ceux des compagnons étrangers, pratiquant le topage et ne hurlant pas, quoique loups-garous. Ils traitent leurs aspirants avec hauteur et dureté. Les loups et les loups-garous étaient de sectes différentes; ils se détestaient souverainement et laissaient difficilement passer une occasion d'en venir aux prises. Les chantiers de Paris ont seuls le privilège d'être pour les deux sociétés ennemies un terrain neutre et commun où une sorte de bonne intelligence est conservée.

En 1720 les tailleurs de pierre, compagnons étrangers, jouèrent pour cent ans la ville de Lyon contre les compagnons passants. Ces derniers perdirent et se soumettant à leur sort, abandonnèrent la place aux vainqueurs; cent ans plus tard, les temps d'exil étant expirés, ils crurent pouvoir retourner de nouveau dans la cité lyonnaise; mais leurs rivaux ne l'entendirent pas ainsi, et, quoique très nombreux, les passants furent repoussés, ils se rejettent alors sur Tournus, où l'on taille la pierre pour Lyon; les passants voulurent encore les repousser. On se battit, il y eut des blessés et même des morts.

Dans la Loire-Inférieure, on prétend que si les maçons et les tailleurs de pierre ont choisi pour leur fête l'Ascension, c'est parce que c'est un tailleur de pierre qui retira la dalle qui recouvrait le tombeau de Jésus-Christ, et un maçon qui en démolit la maçonnerie pour lui permettre de s'élancer au ciel.

Dans le pays de Vannes, le diable devint tailleur de pierre; sa coterie et lui avaient chacun une belle et grande pierre à tailler. Il était convenu que celui qui aurait fini sa tâche le premier aurait tout l'argent. Le tailleur de pierre donna au diable un marteau de bois, et il avait beau travailler, il n'avançait pas; le compagnon, muni d'une bonne pioche à la pointe d'acier, travaillait comme il voulait. Le diable, en voyant cela, jeta son marteau de bois dans un étang.

Voici, sur les tailleurs de pierre, une sorte de casse-tête mnémotechnique: «Je suis Pierre, fils de Pierre, fils du grand tailleur de pierre. Jamais Pierre, fils de Pierre, fils du grand tailleur de pierre, n'a si bien travaillé la pierre que Pierre, fils de Pierre, fils du grand tailleur de pierre qui a taillé la première pierre pour mettre sur le tombeau de saint Pierre.»

Dans le pays d'Antrain (Ille-et-Vilaine) l'usage s'est conservé de graver sur la tombe des maçons et des tailleurs de pierre des signes géométriques, qui sont l'emblème du métier.

[Illustration: Tailleur de pierre, d'après Bouchardon.]

LES MAÇONS

On donne quelquefois aux maçons le surnom de «compagnons de la truelle». «Limousin» est synonyme de maçon, parce que, à Paris, beaucoup d'ouvriers sont originaires de cette ancienne province.

Dans le Forez, le sobriquet des maçons habiles est «Jean fait tout, Jean bon à tout»; à Marseille, le mauvais maçon était appelé Pasto mortier, gâche mortier. Quand les maçons s'interpellent entre eux, ils se disent: «Ohé la coterie!»

En argot, leur auge est un «oiseau», parce qu'elle se perche sur l'épaule, comme un perroquet ou un volatile apprivoisé. À Nantes, ils donnent le nom de gagne-pain à un petit morceau de bois dont ils se servent pour prendre plus facilement le mortier dans la truelle.

L'apprenti maçon est un «voltigueur», parce qu'il voltige sur les échelles, ou un «chétif», titre que justifient les brimades dont ces jeunes gens sont l'objet. Un proverbe du XVe siècle dit, pour exprimer une chose pénible, que «mieux vauldroit servir les maçons». Un personnage de la Reconnue, comédie de Remy Belleau, s'exprime d'une manière analogue:

    Plustost serois aide à maçon
    Que de servir ces langoureux,
    Ces advocaceaux amoureux,
    Qui ne vendent que les fumées
    De leurs parolles parfumées.

Les façons plus que brusques des maçons à l'égard du jeune garçon qui les sert ne datent pas, comme on le voit, d'hier. Les Mémoires d'un ouvrier assurent que de tout temps le maçon a eu le droit de traiter son gâcheur paternellement, c'est-à-dire de le rosser pour son éducation. À la moindre infraction, les coups pleuvaient avec un roulement de malédiction: on eût dit le tonnerre et la giboulée. Un vieil ouvrier qui s'intéresse à un apprenti lui conseille de prendre ces manières en patience: Sois, lui dit-il, un vrai bon goujat, si tu veux devenir quelque jour un franc ouvrier. Dans notre métier, les meilleurs valets font les meilleurs maîtres; va donc de l'avant, et si quelque compagnon te bouscule, accepte la chose en bon enfant; à ton âge la honte n'est pas de recevoir un coup de pied, c'est de le mériter.

Les maçons qui, à leurs débuts dans le métier, ont été en butte à des vexations traditionnelles, ne manquent pas de les faire subir à leur tour aux enfants chargés de les servir. Un compagnon, perché à l'étage supérieur, appellera son garçon; celui-ci monte les cinq ou six échelles, saute d'échafaudage, de poutre en poutre: «Dis-donc, gamin, dit le compagnon, va me chercher ma pipe», et la victime redescend avec la perspective de regrimper pour une raison tout aussi sérieuse. Mais quand l'apprentissage sera terminé, quand il sera compagnon, le manoeuvre aura aussi un garçon pour aller quérir sa pipe ou son tabac.

Si peu difficile qu'il paraisse, ce métier d'aide n'est pas à la portée de tout le monde; une légende dauphinoise raconte que le diable ne put l'apprendre; son maître d'apprentissage le mit au rang de servant. Pour monter de l'eau, on lui donna un panier à salade, et pour monter du mortier, on lui donna une corde. Au commandement: De l'eau! le diable grimpait à l'échelle avec son panier à salade et arrivait sur l'échafaudage tout penaud, sans pouvoir verser une goutte d'eau dans l'auge à mortier. Si l'on criait d'en haut: Du mortier! il liait une charge de mortier et le montait en le perdant aussitôt. Son maître en riait, et le diable, honteux de n'avoir pu servir un maçon, s'enfuit de son chantier. En Franche-Comté, des maçons ayant appelé Satan, celui-ci accourut et les servit à souhait. Pour l'embarrasser, ils lui demandèrent d'apporter dans une bouteille du mortier très liquide. Ceci demandait du temps et le mortier disparaissait bien vite. Ils en redemandaient immédiatement, si bien que le diable ne pouvait suffire à leurs exigences et se fatiguait à remplir la bouteille. Les maçons réclamant des pierres, elles arrivaient aussitôt; enfin le plus rusé demanda une pierre à la fois ronde, plate et carrée. Le diable fut ainsi attrapé et ne put prendre les âmes des maçons.

Les maçons voyageurs ont coutume de porter les tourtes de pain enfilées à leurs bâtons. Ils vivent entre eux sans se faire d'amis dans les pays étrangers. Les Foréziens, qui ont toujours été ennemis des Auvergnats, raillent les enfants de saint Léonard en racontant le dicton suivant: Jeanot?—Abs, mon mestre.—Lève-toi, fouchtrâ.—Ah! mon mestre, le vent rifle.—Eh ben, tourne te coucha.—Jeanot?—Abs, mon mestre.—Lève-toi.—Par que faire, mon mestre?—Par voir travaillâ.—Ah! mon mestre, que le ventre me fait mâ.—Eh ben, tourne te coucha!—Jeanot?—Abs, mon mestre.—Lève-toi.—Par que faire, mon mestre?—La muraille va zinguà.—Que le zingue, que le crave, la soupe est trempâ, je vous la manjà.—Jeanot?—Abs, mon mestre.—Lève-toi.—Par que faire, mon mestre?—Par manjâ la soupa.—Oh! hi! lau la! je me lève, je me lève, me v'la levâ.

En Saintonge, on raconte sur les maçons limousins une facétie analogue:—Pierre, leve-tu?—P'rquè fare, môn père?—P'r porta le mourtià, fouchtra!—Y e la colique, mon pare.—Piau lève-ta?—P'rquè fare, mon père.—P'r mang'he la soupe à la rabiole, môn fils.—Y mé lève, mon paré, tralala. À Paris on appelle «maçon» un pain de quatre livres; quand les maçons du Limousin vont prendre leur repas, ils apportent toujours leur pain.

Les maçons, en Angleterre, passent aussi pour être de bon appétit, et on leur adresse cette formulette: Mother, here's the hungry masons, look to the hen's meat. Ma mère, voici les maçons affamés, prenez garde à votre poule; en France, on appelle soupe de maçon ou de Limousin, une soupe compacte, et l'on dit de celui qui mange beaucoup qu'il mange du pain comme un Limousin. Un proverbe gaélique a le même sens: Cnâimh mor'us feoil air, fuigheal clachair. Un gros os et de la chair dessus, dessert de maçon.

D'après une petite légende de la Haute-Bretagne, un oiseau donna des conseils utiles à un maçon qui, construisant un mur, ne savait comment s'y prendre pour faire tenir une pierre, une caille qui était derrière lui cria:

Bout pour bout.

Dans la Creuse, on adresse aux femmes des maçons la formulette suivante:

Hou! hou! hou! Fennas de maçous, Prépares drapés et bouraçous.

Clachair Samhraidh, diol-déirc Geamhraidh. En été maçon, en hiver mendiant, dit un proverbe gaélique: les travaux de maçonnerie sont en effet interrompus pendant l'hiver.

[Illustration: Maçons et tailleurs de pierre, d'après une miniature du XVe siècle.]

Comme les maçons, obligés de calculer la place des pierres, de rogner ce qui dépasse, vont plus lentement que d'autres gens de métiers, des proverbes les accusent de se ménager à l'excès:

    Sueur de maçon
    Où la trouve-t-on?

—Sueur de maçon vaut un louis.

    —On ne sait pas ce que coûte une goutte de sueur de maçon.
    (Liège.)

On dit, par injure, à toutes sortes d'ouvriers qui travaillent grossièrement et malproprement à quelque besogne que ce soit, que ce sont des vrais maçons.

En Portugal, le maçon a été maudit, parce qu'il a jeté des pierres à la sainte Vierge; celle-ci lui dit:

    Pedreiro, Pedreiro,
    Hade ser sempre pobreto e alagrete.

Maçon, tu seras toujours pauvre et gai. En effet le maçon chante et siffle, mais il ne s'enrichit guère.

Les deux formulettes suivantes, si elles sont injurieuses pour d'autres corps d'états, sont tout à la louange de la probité des maçons:

    Alleluia pour les maçons!
    Les cordonniers sont des fripons,
    Les procureurs sont des voleurs,
    Les avocats sont des liche-plats,
        Alleluia! (Haute-Bretagne.)

    Alleluia per li massoun,
    Li courdounié soun de larroun,
    Li mounié soun de cresto-sac,
        Alleluia! (Provence.)

Un proverbe sicilien compare les dangers de la construction à ceux de la mer:

Marinari e muraturi Libbiràtinni, Signuri.

Des marins et des maçons, prenez pitié, Seigneur.

Lorsque les maçons hissent une pierre sur une maison, ils ont coutume de pousser un son haut et aigu, que l'on peut plus ou moins bien traduire par: âôu-ôu-â-ô-ôu, et qui a un grand caractère de monotonie et de tristesse.

À Paris, ils ont un cri d'appel: Une truellée au sas! qui a pour but d'avertir le goujat placé près de l'échelle.

Les superstitions en rapport avec la construction sont extrêmement nombreuses; voici quelques-unes de celles dans lesquelles les maçons jouent un rôle actif.

À Lesbos, quand on creuse les fondements d'une construction nouvelle, le maçon lance une pierre sur l'ombre de la première personne qui passera; celle-ci mourra, mais la bâtisse sera solide.

La pose de la première pierre est une opération importante, et en un grand nombre de pays elle est accompagnée d'actes qui présentent un caractère parfois religieux, plus souvent superstitieux. Dans le Morbihan, les ouvriers pratiquaient autrefois un trou dans la première pierre et y posaient une pièce de monnaie frappée de l'année, puis tous, ainsi que le propriétaire, allaient donner un coup de marteau; ensuite l'un d'eux se mettait à genoux, récitait une petite prière pour demander à Dieu de protéger la nouvelle construction, puis, s'adressant à la pièce d'argent, il lui disait:

    Quand cette maison tombera,
    Dans la première pierre on te trouvera,
    Tu serviras à marquer
    Combien de temps elle a duré.

Les maçons du pays de Menton croient qu'il arrivera malheur à celui qui posera la première pierre s'il n'a pas soin de faire une prière. Aux environs de Namur, le propriétaire l'asperge avec un buis bénit trempé dans l'eau bénite et qui est ensuite scellé dans le mur.

À côté de ces coutumes qui ont tout au moins une apparence chrétienne, il en est d'autres, usitées encore de nos jours, qui sont des survivances de l'époque où des rites barbares se rattachaient à la construction. C'est ainsi que naguère, dans le nord de l'Écosse, la pierre étant placée sur le bord de la tranchée, le plus jeune apprenti ou, à son défaut, le plus jeune ouvrier, se couchait, la tête enveloppée dans un tablier, au fond de la tranchée, la face contre terre, droit au-dessous de la pierre qui avait été laissée sur le bord; on répandait sur sa tête un verre de whisky, et lorsqu'on avait crié par trois fois: «Préparez-vous!» les deux autres maçons faisaient le geste de placer la pierre sur le dos du compagnon couché, et un autre maçon lui frappait par trois fois les épaules avec un marteau; lorsqu'il s'agissait de constructions importantes, les maçons saisissaient la première créature, homme ou bête, qui passait, et lui faisaient toucher la première pierre ou la plaçaient pendant quelques instants dessous. On a là évidemment un souvenir du temps où une victime vivante était réellement placée sous les fondations. Au XVIIe siècle, au Japon, il y avait des hommes qui se sacrifiaient volontairement: celui qui se couchait dans la tranchée était écrasé avec des pierres.

Des légendes, qui ont surtout cours dans la presqu'île des Balkans, mais qu'on retrouve aussi en Scandinavie, racontent que pour assurer la solidité de certaines constructions, il fallait y emmurer une créature humaine. Au Monténégro, pendant que l'on construisait la tour de Cettigne, un mauvais génie renversait la nuit le travail fait la veille. Les ouvriers se réunirent en conseil et décidèrent que pour faire cesser le maléfice on enterrerait vivante, dans les fondations, la première femme qui passerait. On raconte la même légende à propos de la tour de Scutari; ce fut un oracle qui ordonna d'y enterrer vivante une jeune femme.

[Illustration: Maçon Italien, d'après Mitelli.]

Un autre rite voulait que les fondations fussent arrosées de sang humain; les magiciens de Vortigern, roi de la Grande-Bretagne, lui avaient dit que sa forteresse ne serait solide qu'après avoir été arrosée avec le sang d'un enfant né sans père. D'après la tradition, les Pictes, anciens habitants de l'Écosse, versaient sur leurs fondations du sang humain. En pleine Europe civilisée, on constate un souvenir adouci de cette coutume: Au milieu de ce siècle, on ne bâtissait pas une maison, dans le Finistère, sans en asperger les fondations avec le sang d'un coq. Si un propriétaire ne se conformait pas à cette coutume, les maçons allaient la lui rappeler. En Écosse, il fallait aussi faire couler du sang sur la première pierre et on frappait dessus la tête d'un poulet jusqu'à effusion de sang. Les maçons grecs disent que la première personne qui passera, la première pierre posée, mourra dans l'année; pour acquitter cette dette, ils tuent dessus un agneau ou un coq noir.

Certaines autres coutumes qui, à l'origine, ont eu un caractère superstitieux, ne sont plus qu'un prétexte à pourboire. En Écosse, la santé et le bonheur ne résident pas dans la maison, si on n'a soin, lors de la pose des fondements, de régaler les ouvriers avec du whisky ou de la bière, accompagnés de vin et de fromage; si un peu de liquide tombe à terre, c'est un présage favorable.

Dans le Bocage normand le propriétaire doit prendre la truelle et le marteau et donner aux ouvriers la pièce tapée; on a soin aussi de lui demander force pots pour arroser le mortier. En Franche-Comté, l'aîné des enfants pose la première pierre et frappe dessus trois coups de marteau. Après cette cérémonie, les maçons passent la journée en fête chez celui qui les occupe. Dans le Hainaut, le propriétaire doit offrir autant de tournées qu'il a frappé de fois avec la truelle sur la pierre.

À Paris, certains maçons demandent qu'on leur donne les verres dans lesquels ils ont bu au moment de la pose de la première pierre, prétendant que sans cela il arrivera malheur à celui qui fait bâtir la maison. Parfois, mais plus rarement, il est d'usage de régaler les ouvriers au cours de la construction. Dans la Gironde, les moellons qui sont assez longs pour traverser un mur de part en part sont appelés chopines. Les maçons ne rognent les bouts qui dépassent que quand le propriétaire a payé à boire.

Dans la Suisse romande, quand on bâtit une maison, si les étincelles jaillissent souvent sous le marteau des maçons ou sous le rabot des menuisiers, c'est un présage de malheur et d'incendie pour l'édifice. En Écosse on croyait encore, au milieu du siècle, que lorsqu'on bâtissait une cathédrale, un pont ou quelque édifice important, un ou plusieurs des maçons devaient nécessairement être tués par accident.

L'achèvement des murs est presque partout un prétexte à réjouissances. À Paris, vers 1850, voici comment cela se passait, d'après les Industriels: «Quand les ouvriers ont terminé un bâtiment, ils se cotisent, achètent un énorme branchage encore couvert de sa verdure, qu'ils ornent de fleurs et de rubans, puis l'un d'eux, choisi au hasard, va attacher au haut de la maison que l'on vient de construire le bouquet resplendissant des maçons, et quand tout l'atelier voit se balancer fièrement dans les airs le joyeux signe, il applaudit et lance un joyeux vivat. Cette cérémonie accomplie, on prend deux autres bouquets, puis on se rend chez le propriétaire, puis chez l'entrepreneur. Tous deux, en échange de cette offrande, donnent quelques pièces de cinq francs avec lesquelles on termine joyeusement la journée».

En Franche-Comté, on met un bouquet au-dessus du pignon ou de la cheminée d'un édifice dont on vient d'achever la construction, et les maçons appellent arroser le bouquet, boire amplement au compte du propriétaire qui leur doit un festin.

À Paris, le rendez-vous général des compagnons maçons est, disent les Industriels, à la place de Grève. Dès cinq heures du matin ils y arrivent en foule, et non seulement les ouvriers s'y rendent soit pour attendre de l'ouvrage, soit pour chercher des compagnons, mais le rôdeur (on appelle ainsi le compagnon spécialement chargé de trouver des engagements) et l'entrepreneur y viennent pour enrôler des travailleurs: c'est de ce point de réunion qu'est venu l'expression de faire grève, appliquée aux maçons qui sont oisifs, soit faute de travail, soit volontairement. Les compagnons nouvellement débarqués à Paris pour y tenter la fortune, vont tout d'abord à la place de Grève. C'est encore là, chez le marchand de vin, qu'on vient tour à tour se payer des rasades en attendant l'ouvrage, et souvent bien des coalitions, des complots, parfois d'honnêtes projets pour l'avenir se sont formés là. Actuellement il y a une seconde grève, place Lévy, aux Batignolles.

[Illustration: Qui bâtit ment, d'après Lagniet (XVIIe siècle).]

Les Mémoires d'un Ouvrier ont conservé une histoire qui se raconte parmi les maçons avec mille variantes, et qui met en relief l'habileté de certains d'entre eux: «Le gros Mauduit était un maître compagnon qu'on avait surnommé quatre mains, parce qu'il faisait autant d'ouvrage que les deux meilleurs ouvriers. Il travaillait toujours seul, servi par trois goujats qui pouvaient à peine lui suffire. Vêtu d'un habit noir, chaussé d'escarpins cirés à l'oeuf et coiffé à l'oiseau royal, il achevait sa besogne sans qu'une tache de plâtre ou un choc de soliveau nuisît à son costume. On venait le voir travailler des quatre coins de la France, et il y avait toujours sur son échafaudage autant de curieux que devant les tours Notre-Dame. Personne n'avait jamais entrepris de lutter contre lui, quand il arriva un jour de la Beauce un petit homme nommé Gauvert, qui, après l'avoir vu travailler, demanda à concourir avec le roi des maîtres compagnons. Gauvert n'avait pas cinq pieds et était tout costumé de drap couleur marron, avec un petit cadogan qui pendait sur le collet de son habit. On plaça les deux adversaires aux deux bouts d'un échafaudage et, à un signal donné, la lutte commença. Le mur grandissait à vue d'oeil sous leurs doigts, mais en se maintenant toujours de niveau, si bien qu'à la fin de la journée aucun d'eux n'avait dépassé l'ouvrage de son concurrent de l'épaisseur d'un caillou. Ils recommencèrent le lendemain, puis le jour suivant, jusqu'à ce qu'ils eussent conduit la maçonnerie à la corniche. Comprenant alors l'impossibilité de se vaincre, ils s'embrassèrent en se jurant amitié, et le gros Mauduit donna sa fille au petit Gauvert. Les descendants de ces deux vaillants ouvriers ont aujourd'hui une maison à cinq étages dans chacun des arrondissements de Paris.

Les maçons limousins racontent que saint Léonard, leur patron, est le plus grand saint du paradis: Avant que le bon Dieu fût bon Dieu, il demanda à saint Léonard s'il voulait l'être à sa place.—Non, répondit saint Léonard, cela donne trop de peine. Fouchtra! j'aime mieux être le premier saint du paradis. Dans le Morbihan, les maçons ont une dévotion toute particulière pour saint Cado, qui fit le diable lui construire un pont et le trompa.

Les maçons et charpentiers de Paris avaient établi leur confrérie, qui est de saint Blaise et de saint Louis, en l'an 1476 dans la chapelle de ce nom, sur la rue Galande, et ils y faisaient dire une grande messe tous les dimanches et bonnes fêtes.

Les légendes où les maçons jouent un rôle sont, à part celles qui ont trait aux rites de la construction et aux emmurements, assez peu nombreuses: Lorsque l'on construisit la cathédrale d'Ulster, il y avait une vache miraculeuse qu'on mangeait tous les jours, et qui renaissait entière, si on avait soin de ne briser ni endommager aucun de ses os, mais de les rassembler et de les mettre dans la peau. Un jour, elle boitait; le saint qui conduisait la construction fit rassembler ses hommes et leur demanda qui avait brisé l'os pour en enlever la moelle: le maçon gourmand se déclara, et le saint lui dit que, s'il n'avait pas avoué, il aurait été tué par une pierre avant la fin de l'édifice.

En même temps que l'on bâtissait le clocher du prieuré d'Huanne, dans le Doubs, on travaillait à la construction du clocher de Rougemont. Celui-ci s'élevait déjà à plusieurs mètres du sol, que les fondations du clocher d'Huanne n'étaient pas encore terminées. Les constructeurs se vantaient réciproquement de travailler vite, et ils convinrent que ceux qui atteindraient les premiers une certaine élévation, placeraient sur le mur une pierre en saillie représentant un objet ridicule pour faire honte aux autres. Ceux de Rougemont, qui croyaient gagner la partie, avaient préparé à l'avance une pierre sculptée en forme de figure humaine, tirant une langue monstrueuse. Mais ils furent punis de leur fanfaronnade, car ceux d'Huanne parvinrent les premiers à la hauteur convenue et y posèrent, en regard de Rougemont, cette pierre ronde qui affecte encore grossièrement la forme de deux fesses. Le lendemain, ceux de Rougemont placèrent, en regard d'Huanne, leur figure avec sa langue tirée démesurément, et ils eurent grand'honte quand ils apprirent le tour qui leur avait été joué la veille par les maçons d'Huanne.

Plusieurs légendes font venir le diable au secours des maîtres maçons dans l'embarras. En Haute-Bretagne, l'un d'eux avait promis à un seigneur de lui construire une tour qui aurait autant de marches qu'il y a de jours dans l'année; mais ses ouvriers avaient peur de tomber et ne voulaient plus y travailler; le diable lui proposa de l'achever en une nuit, à la condition d'emporter le premier ouvrier qui monterait sur le haut après l'achèvement. Le maçon y consentit, mais en stipulant que si le maudit ne pouvait l'attraper du premier coup, il n'aurait aucun recours contre lui. La tour achevée, le maître maçon dit à l'un de ses ouvriers d'y monter, en suivant son chat, qui avait une corde au cou. Dès que le chat arriva au haut de la tour, le diable le saisit pendant que l'ouvrier descendait en toute hâte. J'ai cité dans mon livre sur les Travaux publics et les Mines un grand nombre de récits populaires dans lesquels le diable, qui est venu au secours d'architectes et de maçons qui l'ont appelé, est dupé par eux, et reçoit pour son salaire au lieu d'un homme, un chat, un coq ou bien un cochon.

[Illustration: Maçons à l'ouvrage, d'après Eisen (fin du XVIIIe siècle).]

Dans un conte sicilien recueilli par Pitrè, un maçon est chargé par un roi de lui construire un château où il puisse mettre ses trésors. Il le bâtit avec son fils, mais en ayant soin de ménager une ouverture cachée par laquelle un homme pouvait entrer. Quand le château eut été achevé, le maçon, voyant que personne ne le gardait, s'y rendit avec son fils, déplaça la pierre et remplit un sac d'or. Il y retourna plusieurs fois, et le roi, qui vit que son tas d'or diminuait, fit placer des gardes qui ne prirent personne, parce que les deux voleurs ne firent pas leur visite accoutumée. Alors on conseilla au roi de placer à l'intérieur des murailles des tonneaux remplis de poix. Quand le maçon vint avec son fils, il tomba dans l'un d'eux et ne put s'en dépêtrer. Il ordonna à son fils de lui couper la tête. Le roi, trouvant ce cadavre décapité, donna l'ordre de le promener par la ville, et de regarder si quelqu'un pleurait. La veuve du maçon se mit à verser des larmes, et son fils, qui était devenu ouvrier charpentier, se coupa les doigts, et alors la mère dit qu'elle pleurait parce que son fils était mutilé. Une chanson populaire très répandue est celle qui débute ainsi:

    Mon père à fait bâtir maison
    Par quatre-vingts jolis maçons.
    Dont le plus jeune est mon mignon.

Souvent les couplets qui suivent n'ont plus de rapport avec le «joli maçon»; parfois, comme dans la version poitevine, un dialogue, tout à l'avantage de la profession, s'engage entre le père et la jeune fille:

—Mon pèr', pour qui cette maison?

—C'est pour vous, ma fille Jeanneton.

    Ma fille promettez-moi donc
    De n'épouser jamais garçon.

    —J'aimerais mieux que la maison
    Fût toute en cendre et en charbon
    Que d'r'noncer à mon mignon.

En Gascogne, le dialogue suivant s'engage entre le père et la fille:

—Voulez-vous prince ou baron?

    —Mon père, je veux un maçon
    Qui me fera bâtir maison.

    —Que diront ceux qui passeront:
    À qui est cette maison?

—C'est à la femme d'un maçon.

DEVINETTES ET PROVERBES

—Qui est-ce qui fait le tour de la maison et qui se trompe quand il arrive à la porte?—C'est le maçon. (Morbihan.)

—Maçon avec raison fait maison. (XVIe siècle.)

—C'est au pied du mur qu'on reconnaît le maçon.

—Avant d'être apprenti maçon, ne fais pas le maître architecte. (Turc.)

—À force de bâtir le maçon devient architecte. (Turc.)

—Il n'est pas bon masson qui pierre refuse. (XVIe siècle.)

    —Non e buon murator chi rifuata pietra alcuna.
    (Italien.)

    —An auld mason make a gude barrowman.—Un vieux maçon
    fait un bon brouetteur. (Écosse.)

Coussira massons ta ha souliès.—Aller chercher des maçons pour faire des souliers. (Béarn.)

My man's a mason to-morow's the first of March.—Mon homme est maçon, c'est demain le premier mars. C'est à ce jour que se termine le temps d'hiver, et qu'on accorde aux ouvriers paie entière. (Écosse.)

[Illustration: Ils s'abregent et se facilitent leurs travaux par les secours mutuels qu'ils se donnent.]

LES COUVREURS

Le couvreur est appelé «chat» parce qu'il court sur les toits comme un chat.

Dans l'argot breton de La Roche-Derrien, les couvreurs en ardoises sont, à cause du bruit qu'ils font: «Potred ann tok-tok», les hommes du toc-toc, ou marteau.

À Paris, on donne le nom de voleur au gras-double ou de limousineux à des ouvriers couvreurs qui volent le plomb des couvertures, en coupent de longues bandes avec de bonnes serpettes, puis l'aplatissent et le serrent à l'aide d'un clou, ils en forment ainsi une sorte de cuirasse qu'ils attachent à l'aide d'une courroie sous leurs vêtements. Ce nom de Limousineux leur vient, dit Larchey, de ce que l'on compare ce vêtement de plomb aux gros manteaux nommés limousines.

Quand on veut parler d'un couvreur, disent les Farces tabariniques, on dit que le vent lui souffle au derrière.

Dans le Bocage normand, les couvreurs présentent au maître une ardoise enrubannée, aussi finement découpée qu'une légère dentelle, avec une croix au milieu de la rosace taillée dans l'ardoise. Elle est ensuite fixée au bord de la toiture. Ce présent doit être, bien entendu, récompensé par une gratification.

Grimm rapporte, dans les Veillées allemandes, que d'après les lois qui régissaient le corps des couvreurs, quand un fils montait pour la première fois sur un toit en présence de son père et qu'il commençait à perdre la tête, son père était obligé de le saisir aussitôt et de le précipiter lui-même afin de n'être pas entraîné avec lui dans sa chute.

Un jeune couvreur devait faire son coup de maître et haranguer le peuple du haut d'un clocher heureusement achevé. Au milieu de son discours il commença à se troubler, et tout à coup il cria à son père, qui était en bas parmi une foule nombreuse: «Père, les villages, les montagnes des environs qui viennent à moi!» Le père se prosterna aussitôt à genoux, pria pour l'âme de son fils et engagea le monde qui était là à en faire autant. Bientôt le fils tomba et se tua. J'ai entendu en Haute-Bretagne un récit qui rappelle celui de Grimm: un couvreur était monté sur un clocher avec son fils, lorsque celui-ci lui cria: «Papa, voilà les gens d'en bas qui montent!» Le père comprit que son fils était perdu, et il fit le signe de la croix en récitant le De profundis!

Les couvreurs et faiseurs de clochers figuraient au nombre des artisans auxquels il était interdit de tester en justice. Le chapitre 156 de la Très ancienne Coutume de Bretagne le disait expressément, en les mettant au rang des métiers méprisés pour des causes diverses: «Ceux, dit-elle, sont vilains nattes de quelconque lignage qu'ils soient qui s'entremettent de vilains métiers, comme estre écorcheurs de chevaux, de vilaines bestes, garzailles, truendailles, pendeurs de larrons, porteurs de pastés et de plateaux en tavernes, crieurs de vins, cureurs de chambres coies, faiseurs de clochers, couvreurs de pierres, pelletiers, poissonniers… telles gens ne sont dignes d'eux entremettre de droit ni de coutume». Hevin, dans son Commentaire, dit que si la Très ancienne Coutume compte entre les infâmes qui repelluntur a testimonio dicendo les couvreurs de clochers ou d'ardoises, la raison doit en être tirée d'Aristote qui range dans cette catégorie les gens de métier qui exposent leur vie pour peu de chose.

[Illustration: Couvreurs sur un toit, d'après Duplessi-Bertoux.]

Dans le compagnonnage, les charpentiers ont reçu les couvreurs; les novices s'appellent simplement aspirants. Les couvreurs avaient des rubans fleuris et variés en couleurs; ils les portaient au chapeau et les faisaient flotter derrière le dos; d'après leur manière de voir, ceux qui travaillaient au faîte des maisons devaient porter les couleurs au faîte des chapeaux. À leurs boucles d'oreilles, ils avaient un martelet et une aissette.

Il est vraisemblable que les compagnons couvreurs avaient, de même que beaucoup d'autres, des rites spéciaux lors des enterrements. En 1893, un ouvrier couvreur s'étant tué en tombant du haut de l'église Sainte-Madeleine, à Troyes, sur les grilles qui entourent l'édifice, le cortège partit de l'Hôtel-Dieu et, dit le Petit républicain de l'Aube, quatre ouvriers vêtus de leur costume de travail portaient les quatre coins du poêle et, de leur autre main, tenaient le marteau plat dont ils se servent pour façonner et pour clouer leurs ardoises. Derrière le corbillard venaient deux autres ouvriers à qui leurs camarades avaient confié la jolie couronne qu'ils avaient achetée en commun pour décorer la tombe du défunt.

* * * * *

Au siècle dernier, le comte de Charolais, prince de sang, tirait, pour exercer son adresse, sur de malheureux couvreurs perchés sur les toits. D'après les récits populaires, il aurait eu des précurseurs ou des imitateurs. Dans le pays de Bayeux, en parlant des exactions féodales, le peuple ne manque jamais de citer les seigneurs de Creuilly et ceux de Villiers qui, par passe-temps, tuaient les couvreurs sur les toits; quoiqu'on ne précise aucune époque, il est probable, dit Pluquet, que cette tradition est fondée sur des faits anciens. Aux environs de Falaise on accuse un seigneur de Rouvre, dont la mémoire est exécrée, d'avoir, revenant bredouille de la chasse, déchargé son fusil sur un couvreur. Dans le Bourbonnais, on a donné le surnom de Robert le Diable à un méchant seigneur qui, à l'époque de la régence, fusillait les couvreurs.

À Liège, sainte Barbe était la patronne de l'ancien métier des couvreurs, comme elle l'est de tous les ouvriers travaillant la pierre.

Boileau, dans une lettre à Brossette, dit que les couvreurs, quand ils sont sur le toit d'une maison, laissent pendre une croix de latte pour avertir les passants de prendre garde à eux et de passer vite. Dans la satire sur les Embarras de Paris, il indique

            Une croix de funeste présage,
    Et des couvreurs, grimpez au toit d'une maison,
    En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison.

Ce procédé est encore en usage en province; à Paris, le triangle ou la croix ont été remplacés par des planches posées en angle aux deux côtés de la maison; en outre, un jeune garçon ou un vieillard, armé d'une latte, écarte les passants qui seraient tentés de marcher sur l'endroit dangereux du trottoir.

D'après le Dictionnaire de Trévoux, on dit: «À bas couvreur, la tuile est cassée!» quand on commande à quelqu'un de descendre d'un lieu où il est monté. L'estampe des Embarras de Paris au XVIIe siècle, dont voici un fragment, donne cette variante: «En bas couvreur, vous cassez nos tuiles.»

[Illustration]

SOURCES

TAILLEURS DE PIERRE—Ch. Poncy. La Chanson de chaque métier.—Ph. Kuhff, Les Enfantines du bon pays de France, 280.—Revue des traditions populaires, VI, 170; VIII, 128; X, 98.—X. Marinier, Contes de différents pays, I, 321.—Monteil, Histoire des Français, II. 130.—A. Perdiguier, Le Livre du Compagnonnage, I, 20, 31.—C.-S. Simon, Étude sur le Compagnonnage, 86, 91, 104.

MAÇONS—Noëlas, Légendes forésiennes, 97, 121, 151.—Régis de la Colombière, Cris de Marseille, 175.—L. Larchey, Dictionnaire d'argot. —Paul Eudel, Locutions nantaises.—Ancien Théâtre français, IV, 363.—Magasin pittoresque, 1850, 50, 66.—La Bédollière, Les Industriels, 219, 222.—Revue des Traditions populaires, VI, 173, 698; VII, 194, 207, 454, 961; VIII, 178, 564; IX, 334; X, 158.—Ch. Thuriet, Traditions de la Haute-Saône, 131.—E. Lemarié, Fariboles saintongheaises, 32.—Paul Sébillot, Traditions de la Haute-Bretagne, II, 154.—E. Rolland, Rimes de l'Enfance, 321.—Communications de M. A. Harou.—Leite de Vasconcellos, Tradiçoes de Portugal, 250.—Mistral, Tresor dou felibrige.—Pitrè, Proverbi siciliani, II, 433.—Georgiakis et Léon Pineau. Folk-Lore de Lesbos, 347.—Tylor, Civilisation primitive, I, 124.—W. Gregor, Folk-Lore of Scotland, 50.—E. Lecoeur, Esquisses du Bocage normand, II, 343.—F. Daleau, Traditions de la Gironde, 49;—Ceresole, Légendes de la Suisse romande, 334.—Société des Antiquaires, IV (1re série), 397.—L. Brueyre, Contes de la Grande-Bretagne, 338.—Ch. Thuriet, Traditions du Doubs, 355.—Pitre, Fiabe popolari siciliani, III, 210.—J.-F. Bladé, Poésies françaises de l'Armagnac, 88.

COUVREURS—N. Quellien, L'Argot des nomades en Bretagne.—E. Lecoeur, Esquisses du Bocage, II, 344.—Grimm, Veillées allemandes, I, 309.—Communication de M. le Dr A. Corre.—A. Perdiguier, Le Livre du Compagnonnage, I, 60.—Revue des traditions populaires, X, 96.—Pluquet, Contes de Bayeux, 25.— Tixier, Glossaire d'Escurolles (Allier).—Amélie Bosquet, La Normandie romanesque, 477.

[Illustration: Couvreurs, d'après Couché (1802).]

LES CHARPENTIERS

La séparation en spécialités des industries du bois n'a dû guère s'opérer que vers le commencement du moyen âge; jusque-là il est vraisemblable que la plupart des ouvriers connaissaient l'ensemble du métier, et que ceux qui faisaient les charpentes savaient aussi fabriquer les chariots, les tonneaux et tout ce qui est maintenant du ressort de la menuiserie, comme cela a lieu encore en diverses contrées, et même en France dans les campagnes. Ainsi les Anglo-Saxons appelaient le charpentier wright, c'est-à-dire l'artisan, le faiseur, terme qui montre l'importance qu'avait alors son art, et l'étendue des services qu'on lui demandait. Tout objet fait de bois, dit l'Histoire de la Caricature, rentrait dans ses attributions. Le Colloque de l'archevêque Alfric met en présence les artisans les plus utiles qui discutent sur la valeur relative de leurs divers métiers, et le charpentier dit aux autres: «Qui de vous peut se passer de moi, puisque je fais des maisons et toutes sortes de vases et de navires!» Jean de Garlande nous apprend que le charpentier, entre autres choses, fabriquait des tonneaux, des cuves et des barriques. À cette époque, où le bois et les métaux étaient par excellence les matériaux sur lesquels s'exerçait le travail de la main, l'ouvrier qui mettait en oeuvre le bois passait avant le forgeron lui-même. Les constructions en pierre étaient beaucoup plus rares que de nos jours, et le bois formait, comme maintenant encore en plusieurs pays de l'Europe, la matière la plus employée, même pour l'extérieur, dont souvent, dans les maisons particulières, le soubassement seul était en pierres.

Il semble que le Livre des Métiers a été rédigé peu de temps après la répartition entre un certain nombre d'ouvriers spéciaux d'une partie de ce qui rentrait autrefois dans la charpenterie. Sous le titre unique de charpentiers sont réunis tous ceux qui «euvrent du trenchent en merrien», c'est-à-dire qui travaillent le bois avec des outils. Les catégories sont nombreuses; on en compte dix: les Charpentiers grossiers, les Huchiers faiseurs de huches ou de coffres (Bahutiers), les Huissiers faiseurs de huis ou de portes, les Tonneliers, Charrons, Charretiers, Couvreurs de maisons, les Cochetiers faiseurs de bateaux, les Tourneurs et les Lambrisseurs. Au XIVe siècle, le principal instrument des charpentiers était la grande cognée à lame droite, et on les appelait charpentiers de la grande cognée pour les distinguer des charpentiers de la petite cognée ou menuisiers.

De nos jours, le métier figure parmi les plus estimés: en
Basse-Bretagne, les charpentiers et les charrons sont au premier
rang des ouvriers. Il en est de même à peu près dans toute la
France.

En Russie, pays où la plupart des maisons sont en bois, plusieurs proverbes sont à leur louange:

—Le noble est comme le charpentier, il fait ce qu'il veut.

—Le juge est comme le charpentier, il peut faire tout ce qu'il veut.

Il est rare qu'ils soient l'objet de dictons moqueurs: tout au plus peut-on constater qu'on les blasonne assez légèrement, comme dans la chanson du garçon charpentier, populaire en Ille-et-Vilaine:

    Est-il rien de si drôle,
    Parfanière, pertinguette et congreu,
    Qu'un garçon charpentier? (ter)

    S'en vont scier d'la bruère (bruyère)
    Pour faire des chevrons.

    Des chevrons de bruère
    Pour faire des maisons.

    Le maire s'en fut les voir:
    —Courage, mes enfants;

    Vous aurez de l'ouvrage
    Pour toutes les maisons (ter);

    Il n'y a que l'petit Pierre,
    Mais nous le marierons

    Avec sa petite Jeannette
    Qui travaille à son gré.

On ne peut guère ranger, parmi les traits véritablement satiriques, la Question tabarinique suivante, qui est plutôt une sorte de jeu d'esprit facétieux:

—Qui sont les mauvais artisans? La réponse faite par le bouffon est celle-ci: Les plus mauvais artisans sont les charpentiers et les menuisiers, parce que quand ils ont fait une besongne, bien qu'elle soit toute neufve et qu'on leur reporte, ils ne veulent jamais s'en servir. Par exemple si un charpentier a fait une potence, bien qu'elle n'ait servy qu'une fois, il ne la veut pas reprendre pour soy; le mesme en est d'un menuisier quand il fait une bière: au diable si jamais on luy voit reprendre.

Lorsque les charpentiers étaient employés à la construction des maisons, il était d'usage de les traiter avec certains égards; c'était un hommage rendu à leur habileté, qui avait aussi pour but de les encourager à faire de leur mieux ou de les empêcher de se livrer à des actes qui auraient pu être dangereux: En Cochinchine, un sortilège très redouté est celui qui consiste à enfoncer un clou dans une des colonnes de la maison. Il se pratique aussi dans la construction des bateaux: les affaires du propriétaire du bateau se mettent alors à décliner. Les charpentiers, qui ont toute facilité pour commettre ce méfait, sont très craints; aussi se donne-t-on garde, pendant la construction, de leur donner des motifs de mécontentement. Un dicton russe constate la croyance, qui n'est vraisemblablement pas isolée en Europe, d'après laquelle les charpentiers peuvent, au moyen de charmes, ensorceler la maison. Il y avait tout intérêt, pour ceux qui faisaient construire, à se mettre bien avec des gens investis de ce redoutable privilège.

C'est peut-être là l'origine de l'usage si répandu de leur faire des présents lorsqu'ils ont achevé les parties importantes de la maison; dans le gouvernement de Kazan, il y a pour eux une bouillie spéciale qui leur est offerte le jour où ils ont posé les solives du plafond. Ils se gardent bien d'ailleurs de laisser tomber en désuétude des coutumes qui leur sont agréables, et ils ont en plusieurs pays des façons plus ou moins ingénieuses de les rappeler à ceux qui seraient tentés de les oublier. En Franche-Comté, quand on place les deux principales colonnes, ils font intervenir adroitement le propriétaire dans un travail soi-disant difficile; son rôle est d'enfoncer à coups de marteau une cheville dans un trou trop petit. Pendant qu'il s'évertue en vain, les ouvriers comptent les coups frappés: chaque coup de marteau représente une bouteille, que le brave homme est obligé de payer sur-le-champ.

Dans le Bocage normand, lorsque la dernière pièce de la charpente a été posée, les ouvriers offrent à la femme du propriétaire une croix de bois ornée de rubans et d'une branche de laurier. Celui qui est chargé du présent lui fait un compliment, puis il invite le maître à le suivre pour placer la croix au faite de la maison et enfoncer l'une des chevilles qui assujettiront l'assemblage des poutres. En général, celui-ci décline cette invitation, et l'un des ouvriers le remplace; il leur remet une gratification.

[Illustration: Charpentiers au XVIe siècle, d'après Jost Amman.]

Le signe qui annonce la levée de la charpente est très répandu; actuellement, il consiste souvent en un drapeau placé sur le faite, un laurier ou un bouquet formé de diverses fleurs et entouré de rubans aux couleurs nationales. En Lorraine, les charpentiers et les maçons offrent au propriétaire un petit sapin orné de fleurs et de rubans, qui est ensuite mis sur le dernier chevron de la toiture. Partout il est d'usage «d'arroser» le bouquet, et c'est le propriétaire qui paye.

En Basse-Bretagne, on distribue aux ouvriers qui ont fini une construction le vin d'accomplissement, ainsi que le constate ce proverbe:

Ann heskenner hag ar c'halve A blij d'ezho fest ar' maout mae.

    Scieur de long et charpentier—Aiment le festin du mouton
    de mai.

Dans le Bocage normand, autrefois il y avait un véritable festin lors de la levée de la charpente, accompagné de coups de fusils de chasse et de danses; le lendemain la famille assistait à une messe.

On tirait des présages de certaines particularités qui se présentaient pendant la construction. D'après une croyance rapportée par Grimm, si, lorsque le charpentier enfonce le premier clou dans la charpente d'une maison, son marteau fait jaillir une étincelle, la maison sera brûlée. En d'autres pays d'Allemagne, c'est l'étincelle du dernier clou qui expose à ce malheur. Sur les côtes de la Baltique, si l'on voit briller une étincelle lorsqu'on frappe le premier coup sur la quille d'un navire en construction, à son premier voyage le navire se perdra.

En France, les charpentiers ont l'habitude de se faire un sac à outils avec une botte, dont le pied est enlevé et remplacé par une rondelle de cuir ou de bois qui forme le fond.

En Haute-Bretagne, ils ne doivent pas se passer leurs outils de la main à la main, dans la crainte que cette action n'amène entre eux une brouille. Je ne crois pas toutefois que cette superstition, qui existe aussi chez les couturières, soit générale dans le métier.

Dans plusieurs parties de la Saintonge, ce sont les charpentiers qui ont le privilège de guérir les affections de certaines glandes du cou ou du sein. Après quelques oraisons, ils disent au patient de se coucher sur l'établi, et font mine d'asséner un coup sur la partie malade. En Beauce, un charpentier guérissait de «l'écharpe» avec le vent de sa cognée.

Saint Blaise était le patron de la confrérie des maçons et des charpentiers. La mention de son nom dans le titre prouve que son patronage avait dû être adopté depuis longtemps. Le plus ancien titre connu de ce patron, que la corporation conserva toujours, est de l'année 1410.

Au XIIIe siècle, tout près de Saint-Julien-le-Vieux, en la paroisse de Saint-Séverin, il y avait une chapelle de Saint-Blaise, où chaque année les confrères maçons et charpentiers réunis venaient apporter leurs offrandes et chanter leurs cantiques. Là, tout apprenti aspirant à la maîtrise, construisait ou taillait un chef-d'oeuvre en présence des jurés, des marguilliers, et vouait au saint patron de la communauté ou à la Vierge ce travail important qui allait fixer sa destinée.

Les charpentiers ont un autre patron, saint Joseph, et c'est celui qu'ils honorent le plus généralement aujourd'hui; sa fête est l'occasion d'une promenade traditionnelle qui, jusqu'à ces derniers temps, parcourait les rues de Paris, précédée d'une musique. En 1883, les compagnons passants du Devoir de la ville de Paris se rendirent à la mairie du Xe arrondissement, escortant une calèche attelée de deux chevaux enrubannés dans laquelle se trouvaient le président de la corporation des charpentiers et la Mère. Dans le cortège figurait aussi le «chef-d'oeuvre», ouvrage de charpenterie très compliqué et très orné que portaient sur leurs épaules une douzaine de compagnons. Ils furent reçus par le maire, qui leur adressa une allocution et offrit un bouquet à la Mère. Le cortège se dirigea ensuite vers le Conservatoire des arts et métiers, où les charpentiers firent une visite. En 1863, la fête commençait par une sorte de procession; on y portait aussi le chef-d'oeuvre, et on allait chercher la Mère pour la conduire à l'église. Les compagnons étaient enrubannés et avaient des cannes, comme dans la figure de la page 17, réduction d'une gravure de l'Histoire des Charpentiers. Après la messe avait lieu un dîner, et la soirée se terminait par un bal. Cette même Histoire des Charpentiers, dont le texte ne s'occupe guère que de la partie rétrospective du métier, contient plusieurs planches intéressantes, qui représentent des réunions de compagnons, l'arrivée d'un devoirant chez la Mère, et la procession annuelle, dans laquelle on voit le chef-d'oeuvre porté comme un saint sacrement, et à quelque distance une sorte de dais sur lequel est la statuette de saint Joseph.

[Illustration: Saint Joseph, l'Enfant Jésus et la Vierge, image du
XVIe siècle.]

Le quatrain suivant est populaire en Espagne:

San José era carpintero, Y la Virgen costutera, Y el Niño labra la Cruz Porque ha de morir en ella.

Saint Joseph était charpentier, et la Vierge couturière, et l'Enfant travaillait à la croix parce qu'il devait mourir dessus.

[Illustration: La Sainte Famille, d'après un bois du XVIe siècle.]

Il pourrait presque servir d'épigraphe à toute une série d'images, qui montrent la sainte Famille occupée à des ouvrages de charpenterie et de ménage. Ce sujet a inspiré de grands artistes comme Carrache, dont le «Raboteux» (p. 13) est l'un des tableaux les plus célèbres. L'illustration des livres de piété et l'imagerie l'ont aussi traité fréquemment. Dans le bois ci-dessus, emprunté à une Bible du XVIe siècle, saint Joseph équarrit du bois, pendant que la Vierge file et que de petits anges sont occupés à ramasser des copeaux; dans une autre image de la même époque (p. 8), l'Enfant Jésus, debout sur un chevalet, aide son père nourricier à scier une poutre, et des anges transportent des planches; ailleurs, des anges viennent en aide au petit Jésus, qui est en train de clouer une barrière dont saint Joseph a équarri les morceaux.

Au métier de charpentier se rapportait une assez singulière redevance féodale qui a existé jusqu'à la Révolution en plusieurs parties du Poitou: À Thouars, le jour du mardi gras, chaque nouveau marié, dont la profession se rapportait à la construction ou à l'ameublement des maisons, était tenu de se rendre, avec une pelote ou boule de bois, sur un grand emplacement situé devant la porte de la ville, appelée la porte du Prévôt. Là, chacun d'eux jetait successivement sa pelote soit dans une mare, soit sur les maisons, soit ailleurs où bon lui semblait, et tous les ouvriers des mêmes états couraient en foule pour s'en emparer. Celui qui la découvrait la rapportait au nouveau marié qui l'avait jetée, et recevait une légère rétribution conforme à ses facultés.

Le compagnonnage des charpentiers était l'un des plus curieux, et celui peut-être qui présentait le plus grand nombre de coutumes et de faits d'un caractère particulier; au milieu de ce siècle, il était encore très vivant, et voici, d'après deux auteurs contemporains, le résumé de ce qui se passait dans cette corporation: les charpentiers faisaient remonter leur origine à la construction du temple de Salomon, et le père Soubise, savant dans la charpenterie, aurait été leur fondateur. Ces enfants du père Soubise portaient les surnoms de Compagnons passants, ou Bondrilles, ou Drilles, et ils se disaient aussi Dévorants. Ils portaient de très grandes cannes à têtes noires et des rubans fleuris et variés en couleur; ils les attachaient autour de leurs chapeaux et les faisaient descendre par devant l'épaule; ils avaient des anneaux de l'un desquels pendaient l'équerre et le compas croisés, de l'autre la bisaiguë.

Les Aspirants se nommaient Renards; les compagnons étaient peu commodes à leur égard; on en a vu qui se plaisaient à être nommés le Fléau des Renards, la Terreur des Renards, etc. Le compagnon est un maître, le renard un serviteur, et il avait à subir toutes sortes de brimades. Le compagnon disait: «Renard, va me chercher pour deux sous de tabac; renard, va m'allumer ma pipe; renard, verse à boire au compagnon; renard, prend ce manche à balai et va monter la garde devant la porte; renard, passe la broche dans ce sabot et fais-le tourner devant le feu, etc.» Le renard obéissait ponctuellement et sérieusement, dans la pensée que plus tard, lorsqu'il serait compagnon, il ferait subir les mêmes humiliations à d'autres.

À la veille d'une réception, les injures et les taquineries redoublaient à son égard: il était soumis à la faction, un manche à balai à la main, devant la porte de la salle où les compagnons s'humectaient le gosier; il devait arroser avec de l'eau une vieille savate embrochée devant le feu; ou bien debout derrière les compagnons, il devait les servir humblement à table, et, une serviette à la main, leur essuyer les lèvres à chaque morceau qu'ils portaient à la bouche, à chaque verre qu'il leur plaisait de s'ingurgiter.

En province, un renard travaillait rarement dans les villes; on l'en expulsait violemment pour l'envoyer «dans les broussailles». À Paris, le compagnon charpentier se montrait moins intolérant et le renard y pouvait vivre.

Les drilles, dit Perdiguier, hurlent dans leurs cérémonies et reconnaissances; ils topent sur les routes, et, comme ils sont en général vigoureux et bien découplés, ils cherchent volontiers querelle à tout ce qui n'est pas de leur bord. Ils considèrent surtout comme une bonne fortune toute occasion d'étriller un boulanger ou un cordonnier.

Les compagnons ont une prédilection pour les dénominations zoologiques, chez les charpentiers du père Soubise, l'apprenti est un lapin, l'aspirant un renard, le compagnon un chien, et le maître un singe. C'est une véritable métempsycose, sans doute originaire des forêts où travaillaient les charpentiers de haute futaie. Le lapin, faible et timide, victime du renard et du chien, donna son nom au pauvre apprenti; l'aspirant dut se contenter d'être un renard et laisserait compagnon plus robuste le droit d'être un chien hargneux pour lui et l'apprenti. Quant au nom de singe, Simon suppose qu'il fut donné, dans le principe, à celui des deux scieurs de long qui se tient perché sur les bois à refendre et veille, de ce poste élevé, à la direction de la scie.

D'anciens renards, révoltés de l'intolérable tyrannie des drilles, désertèrent un jour les drapeaux de maître Soubise et passèrent sous ceux du grand Salomon en s'intitulant: Renards de liberté. Mais ce nom leur rappelant leur ancienne servitude, ils l'échangèrent bientôt contre celui de Compagnons de liberté. Comme ils ont conservé leur vieille pratique de hurlement, les anciens Enfants de Salomon en tirent prétexte pour ne les reconnaître qu'à demi comme frères.

À Paris, les charpentiers compagnons de liberté habitent la rive gauche de la Seine, la rive droite appartient aux compagnons passants et chacun ne doit travailler que sur le territoire de son domicile. Celui qui violerait cette règle s'exposerait à des aggressions dangereuses.

Les charpentiers des deux partis se disent coterie.

Les charpentiers drilles ont des anneaux de l'un desquels pendent l'équerre et le compas croisés, et de l'autre la bisaiguë; les cannes des charpentiers ont toutes la tête noire.

[Illustration: Le Raboteux, d'après un tableau de Carrache.]

Au moment où un compagnon quittait une ville où il avait séjourné pendant quelque temps, on allait le conduire en lui chantant des chansons, dont la suivante qui, d'après le Dictionnaire Larousse, est de provenance normande, peut donner une idée:

    V'là qu'tu pars, garçon trop ainmable,
    C'est vesquant, faut en convenir,
    Au moins charpentier z-estimable
    Je garderons ton souvenir.
    Où e'qu'tu veux qu'en ton absence
    Je trouv' pour deux liards d'agrément.
    Faut qu'tu soie une oie si tu penses
    Que j'mm'enbêterai pas joliment!
    Va! je s'rai comm' un' vielle machine
    Qu'a les erssorts ainterrompus,
    Et j'dirai même à Proserpine:
    Y était, pourquoi qu'y est pus?

    Oh! vieux, t'es un homm' salutaire
    Pour les amis qu'en a besoin,
    C'est pas toi qu'est t-involontaire
    Quand i viennent réclamer ton soin.
    Tu leus zy fais la chansonnette
    Quand d'l'amour y s'trouvent imbus!
    Même c'est toi qui paye la galette.
    Te v'là là et tu y s'ras pus!

    Comme qui dirait une jeunesse
    Qu'a l'coeur pris par la tendreté
    Qui verrait sans délicatesse
    Son individu la quitter.
    Elle n'aurait pas, c'te pour' bête,
    Des chagrins plus indissolus
    Que moi, quand j'm'fourr' dans la tête
    Le v'là là et i y s'ra pus!

Il existe quelques formulettes sur les scieurs de long:

Les geais, qui sont des oiseaux moqueurs, se plaisent à contrefaire le bruit des divers métiers, et l'on assure qu'ils crient, comme les scieurs de long:

    Hire o zigne,
    Hire o zigne.

On dit en pays wallon:

V'là l'cas, Tti l'avocat; Vlà l'noeud, Tti l'souyeux.

Voilà le cas,—Dit l'avocat;—Voilà le noeud,—Dit le scieur. (Voilà la grande affaire, voilà ce qui arrête).

DEVINETTES ET PROVERBES

Dans les Facétieuses nuits de Straparole est une devinette à double sens, sur les scieurs de long, qui ne peut être reproduite ici.

You may know a carpenter by his chips.

Vous pouvez reconnaître le charpentier à ses copeaux.

Ce proverbe s'applique généralement aux grands mangeurs, qui laissent beaucoup d'os sur leur assiette.

    —Like carpenter like chips.—Comme est le charpentier,
    comme sont les copeaux.

En Dauphiné, on emploie le dicton suivant, qui désigne la façon dont les ouvriers du bois doivent se comporter dans leur métier:

    Charpentier, gai,
    Charron, fort;
    Menuisier, juste.

    —Tàthàd le goirîd à ghobha, agus Tâthahd leobharan
    t-saoir.
—La prompte soudure du forgeron, le long ajustage
    du charpentier. (Proverbe gaélique.)

    —Heb ar skodou hag ar c'hoat-tro
    'Ve muioc'h kilvizien hag a zo.

    N'étaient les noeuds et le bois tordu,—Il y aurait plus
    de charpentiers qu'on n'en voit. (Basse-Bretagne.)

    —Les charpentiers gagnent hors de la maison.—Le salaire
    des charpentiers est hors du village. (Russie.)

    —Les menuisiers et les charpentiers sont damnés par le bon
    Dieu, parce qu'ils ont abîmé beaucoup de bois. (Russie.)

Une petite légende nivernaise raconte qu'autrefois les scieurs de long avaient beaucoup de peine à fendre leurs pièces, parce qu'ils ne pensaient pas à les assujettir, comme ils font aujourd'hui au moyen de cales. Un jour que le corbeau les voyait s'éreinter sans parvenir à mettre leur poutre d'aplomb, il se prit à crier: «Cal' la! Cal' la!» Les scieurs de long comprirent, calèrent la pièce et tout alla bien.

Il n'est rien qui soit aussi désagréable aux charpentiers que les noeuds du bois, surtout ceux de certaines espèces. D'après une légende provençale, à l'heure de sa mort, saint Joseph, le divin charpentier, enveloppa d'un immense pardon tout ce qui l'avait fait souffrir sur la terre, mais les noeuds du pin ne furent pas compris dans cette suprême absolution.

Suivant plusieurs récits populaires, autrefois le bois était sans noeuds, et ils doivent leur origine à une punition céleste.

On raconte en Alsace qu'à l'époque où Jésus et saint Pierre parcouraient les villes et les villages avec violon et contrebasse et chantaient, devant les maisons, des cantiques spirituels, ils arrivèrent un dimanche devant une auberge où des charpentiers se livraient à une joie sauvage en buvant et en jouant. Ceux-ci leur commandèrent d'entrer et de leur jouer des airs de danse. Comme Jésus et saint Pierre s'y refusaient, les charpentiers sortirent en foule, les saisirent, les battirent et brisèrent leurs instruments. Quand les deux musiciens furent débarrassés de ces vilains compagnons, saint Pierre, indigné d'un tel traitement, pria le Seigneur de faire suivre le crime d'un châtiment sévère et qui ne finirait jamais. «Il faut que tu leur changes, dit-il, le bois qu'ils ont à tailler en corne des plus dures.» Le Seigneur répondit: «Non, Pierre, le châtiment ne doit pas être si grand, mais je le rendrai suffisant pour rappeler leur méfait. Le bois que les charpentiers travaillent aura la dureté que tu désires, mais à certaines places seulement.» Et depuis ce jour les charpentiers trouvent dans le bois ces noeuds qui leur donnent souvent tant de mal.

[Illustration: Compagnon charpentier, d'après l'Histoire des
Charpentiers
. (1851).]

Une légende hongroise roule sur le même thème: Un jour que Notre-Seigneur Jésus-Christ cheminait sur la terre avec saint Pierre, ils passèrent devant une auberge dans laquelle on faisait un grand vacarme: c'étaient des charpentiers qui s'y amusaient. Pierre voulut à tout prix savoir quels gens se trouvaient là-dedans. Notre-Seigneur eut beau dire: Pierre, n'y va pas, on te battra, il ne l'écoutait pas. Notre-Seigneur, voyant qu'il avait affaire à un sourd, le laissa agir, mais il lui flanqua sans que l'autre s'en aperçût, une contrebasse sur le dos, puis il s'en alla. Pierre entre à l'auberge, la contrebasse sur le dos; il arrivait comme tambourin en noce. Aussi lui fit-on fête, et tous de crier: En avant le violon! car on le prenait pour un Tsigane. Pierre se récrie en vain, en disant qu'on se trompe, les charpentiers s'obstinent, et plus il se défend plus ils ont envie de l'entendre. À la fin, ils s'ennuyèrent de ses refus et ils tombèrent sur lui. Alors le saint courut après Notre-Seigneur, qui était déjà loin, et quand il l'eut rattrapé, il se plaignit amèrement de ce qui était arrivé. Notre-Seigneur lui répondit: «Ne t'avais-je pas prévenu?» Mais saint Pierre voulait se venger, il demanda à Notre-Seigneur ce qui fâchait le plus les charpentiers, et celui-ci lui répondit que c'étaient les noeuds qu'ils trouvent dans le bois. Alors saint Pierre le pria de mettre beaucoup de noeuds dans les arbres pour que les charpentiers aient grand mal à les extraire; il voulait même que ces noeuds fussent en fer pour briser leurs outils. Notre-Seigneur n'y consentit pas; mais pour donner une leçon aux charpentiers et contenter en même temps saint Pierre, il mit des noeuds—mais seulement, en bois—dans chaque arbre. Malgré cela, on en trouve toujours d'assez durs, et lorsque les charpentiers les rencontrent, ils ne manquent pas de maudire saint Pierre.

On raconte dans le même pays que c'est à cause des jurements des charpentiers que Dieu leur a infligé cette punition: et les noeuds proviennent du crachat de saint Pierre.

Dans le Morbihan on dit que, lorsque le diable vint sur terre pour apprendre un métier, il fit rencontre de deux scieurs de long. Sur sa demande, le voilà embauché apprenti. On le laissa choisir sa place sous ou sur un chevalet. Il se mit dessous. Il tirait vigoureusement sur la scie; mais une chose l'ennuyait, c'est que la sciure de bois lui tombait dans les yeux et l'aveuglait. Il changea de place et monta sur le chevalet. Il vit une croix dans le haut de la monture de la scie. «Je n'aime pas la croix, dit-il. Changeons de bout à la scie; prends pour toi ce bout-ci et donne-moi l'autre.» Ce qui fut dit fut fait. Mais le travail était pénible pour le diable. «Allons, dit le scieur, tire sur la scie. Ça ne va pas; tu n'as pas de sciure.» Le diable faisait des efforts, il suait à grosses gouttes, il n'en pouvait plus. Il était éreinté. Pendant la nuit il s'enfuit comme un voleur.

Dans les contes populaires, le rôle des charpentiers n'est pas très considérable; les musulmans de l'Inde racontent qu'un jour le lion partant pour rechercher l'homme à la tête noire, afin de lutter avec lui, rencontra un charpentier la tête couverte d'un turban blanc et lui demanda de le conduire à l'homme à la tête noire. Le charpentier le mena à un grand arbre, prit ses outils et tailla un grand trou dans le tronc, puis il fabriqua une planche et la fixa au haut du tronc, de façon qu'elle pût glisser comme une trappe de souricière. Quant tout fut prêt, il pria le lion de mettre la tête dans le trou et de regarder droit devant lui jusqu'à ce qu'il aperçût l'homme à la tête noire. Le lion obéit, et le charpentier, qui avait grimpé sur l'arbre, laissa retomber la trappe sur le cou du lion, si fort qu'il l'étrangla presque; ôtant alors son turban, il lui dit: «Voici votre serviteur, l'homme à la tête noire.»

Suivant une fable turque, un charpentier glissa, bien contre son gré, du haut du toit dans la rue; dans sa chute il tomba sur un passant qui fut tué du coup. Le fils du mort appelle le charpentier en justice, réclamant contre lui l'application de la peine du talion pour le meurtre commis par lui. Le juge entend l'affaire et prononce aussitôt l'arrêt suivant: Conformément à la loi sacrée, nous décidons que tu monteras sur la maison dont il s'agit; le charpentier se tiendra à l'endroit même où se trouvait feu ton père au moment de sa mort, et tu te laisseras choir du haut du toit sur le défendeur. Ainsi sera-t-il mis à mort comme l'ordonne la loi.

Dans la comédie du Menteur véridique, on trouve une facétie assez analogue: L'Anglais furieux prétend que j'ai jeté exprès un homme sur lui; je cherche à arranger l'affaire; je lui propose même sa revanche en lui accordant un étage de plus, c'est-à-dire qu'on le jettera sur moi du premier.

[Illustration: Intérieur de menuisier, d'après une gravure du XVIIe siècle (Musée Carnavalet.)]

LES MENUISIERS

Lorsque les menuisiers se séparèrent des charpentiers pour former un métier distinct, ils s'appelèrent d'abord charpentiers de la petite cognée, et, après avoir porté les noms de huissiers, parce qu'ils fabriquaient les huis ou portes, et de tabletiers, ils furent désignés, à partir de 1382, par celui de menuisier, qui dérive de menu.

Leur métier est l'un des plus intéressants: il porte sur des objets variés, qui tiennent constamment l'esprit en éveil, et l'on comprend que Rousseau ait pu dire dans l'Émile: «Le métier que j'aimerais le mieux qui fût du goût de mon élève, est celui de menuisier. Il est propre, il est utile, il peut s'exercer à la maison.» C'est l'état que le père de M. Carnot, président de la République, avait fait apprendre à son fils, et je me souviens qu'on le lui rappela au cours d'un voyage présidentiel, lorsqu'il visita l'École des arts et métiers d'Aix, en 1890.

Les menuisiers ont toujours été tenus en une certaine estime, même dans les pays, comme la Basse-Bretagne, où la culture est considérée comme devant tenir le premier rang. Aussi la malice populaire s'est peu exercée à leur égard; s'ils n'échappent pas aux sobriquets dont aucun métier n'est exempt, ceux qu'on leur donne ne sont pas d'une nature injurieuse, et rentrent généralement dans l'esprit de celui de «pot à colle», qui leur est donné à Genève et ailleurs.

Au contraire, s'ils figurent dans les chansons, les couplets qu'on leur adresse sont du genre de celui-ci, qui vient de la Haute-Bretagne:

    Quand ces beaux menuisiers s'en iront d'Moncontour,
    Les filles de Moncontour seront sur les remparts,
    Toujours en regrettant ces menuisiers charmants
    Qui leur ont tant donné de divertissements,
          Sur l'air de tire-moi le pied,
          Sur l'air de lâche-moi le bras,
          Sur l'air du traderidera,
                Tra la la.

Dans l'association des menuisiers de Salomon, dits compagnons du Devoir de liberté ou Gavots, il y avait trois ordres distincts, savoir: compagnons reçus; compagnons frères; compagnons initiés. Les aspirants au titre de compagnon reçu, premier degré de l'initiation du Devoir de liberté, prenaient le nom d'affiliés pendant tout le temps de leur noviciat.

Lorsqu'un jeune menuisier désirait se faire gavot, il était introduit dans l'assemblée générale des compagnons et affiliés, et lorsqu'il avait témoigné de sa ferme résolution d'adopter les enfants de Salomon pour frères, on lui donnait lecture du règlement auquel il devait se soumettre. S'il répondait qu'il ne pouvait s'y conformer, on le faisait sortir immédiatement; si au contraire il répondait oui, on le déclarait affilié et il était placé à son rang de salle; et si par la suite il faisait preuve d'intelligence et de probité, il pouvait aspirer à tous les ordres et à toutes les fonctions et dignités de son compagnonnage.

Les gavots avaient la petite canne et se paraient de rubans bleus et blancs, qu'ils attachaient à la boutonnière de l'habit, et qu'ils faisaient flotter du côté gauche.

Dans chaque ville du tour de France, le chef de la société prenait le titre de premier compagnon, s'il appartenait au deuxième ordre, s'il faisait partie du troisième; on le nommait dignitaire. Le premier compagnon portait des rubans terminés par des franges d'or, et les jours de grande cérémonie un bouquet de deux épis de blé du même métal était attaché à son côté. Le dignitaire se passait de droite à gauche en sautoir une écharpe bleue à franges d'or, sur le devant de laquelle étaient brochés une équerre et un compas entrelacés.

La société élisait ses chefs deux fois par an, au scrutin secret. Les affiliés étaient admis à voter. Le chef des gavots accueillait les arrivants dans sa ville natale et disposait du rouleur. Affiliés et compagnons marchaient sur le pied d'égalité dans leurs relations ordinaires; les lois de la société interdisaient la pratique du topage. Dans les assemblées générales des gavots, le tutoiement était interdit d'une façon absolue et chacun devait y donner l'exemple de la propreté et de la tenue. Les compagnons gavots ne hurlaient pas dans leurs cérémonies. Ils portaient des surnoms qui éveillaient des idées gracieuses, artistiques ou morales, tels que: Languedoc la Prudence, Rouennais l'Ami des Arts, Bordelais la Rose, etc.; entre eux, ils s'appelaient pays.

Les menuisiers du Devoir, appelés dévorants par les gavots, se disaient entre eux dévoirants, par dérivation naturelle de devoir, et portaient le surnom de chiens. Ils se classaient, comme dans toutes les sociétés se disant de maître Jacques, en compagnons et aspirants, et étaient régis par une règle partiale qui subordonnait les premiers aux seconds, en les faisant vivre à part et se former en réunions séparées; avec cette différence qu'un compagnon avait le droit d'entrer à l'assemblée des aspirants, qui ne pouvaient pénétrer dans celle des compagnons. Chez la mère, ils avaient leurs dortoirs séparés et mangeaient à des tables distinctes; partout et toujours, même les jours de fête, le compagnon affectait vis-à-vis de l'aspirant des airs de supériorité.

[Illustration: Menuisier coffretier, d'après Jost Amman.]

Entre eux, les menuisiers du Devoir se désignaient par le nom de baptême et l'indication du pays natal, dans la forme suivante: Mathieu le Parisien, Paul le Dijonnais, etc. Ils portaient des petites cannes et avaient pour couleurs des rubans verts, rouges et blancs, attachés à la boutonnière, comme les gavots. Ils portaient en outre des gants blancs pour prouver, disaient-ils, qu'ils ont les mains pures du sang du célèbre Hiram.

Le compagnon récemment reçu n'entrait dans la jouissance de tous ses droits qu'après un court noviciat, pendant lequel il portait le titre de pigeonneau. Dans les villes du tour de France, le compagnon le plus ancien était nommé le premier en ville. Il était le chef officiel des aspirants qui ne reconnaissaient pas l'autorité du chef électif désigné par les compagnons. Les compagnons menuisiers du Devoir ne s'affiliaient que des ouvriers catholiques, de même que plusieurs autres corps de métiers, placés sous le patronage de maître Jacques.

[Illustration: Petits génies menuisiers, d'après une peinture pompéienne.]

Vers 1830, un schisme divisa les gavots menuisiers en deux partis: les vieux et les jeunes. Ceux-ci l'emportaient en nombre et en force. Ils ridiculisaient les vieux en les traitant de damas, d'épiciers, et ceux-ci se vengeaient en infligeant aux jeunes les noms flétrissants de révoltés et de renégats.

Les menuisiers avaient des rites qu'ils observaient encore au milieu de ce siècle. Lorsque les compagnons gavots convoquent l'assemblée, disait Moreau en 1843, si l'ouvrier auquel ils s'adressent nettoie gravement son établi, croise l'équerre et le compas sur un bout de cet établi, noue sa cravate, passe sa veste, prend son chapeau et s'avance silencieusement, en faisant force salamalecs, vers l'un des compagnons qui a planté sa canne dans le trou du volet et l'attend pour lui dire tout bas à l'oreille: «Vous vous trouverez demain, à deux heures, chez la Mère», il a fait un mystère.

Les menuisiers et les serruriers du Devoir de Liberté portaient les rubans bleus et blancs attachés au côté gauche. Les menuisiers, les serruriers du Devoir et presque tous les compagnons dévoirants avaient le rouge, le vert et le blanc pour couleurs premières, puis ils en cueillaient d'autres en voyageant, dans chaque ville du tour de France. Tous les attachent, du côté gauche, à une boutonnière plus ou moins haute de l'habit.

Ces compagnons ont eu quelquefois maille à partir avec les charpentiers. C'est ainsi qu'en 1827, à Blois, les drilles allèrent assiéger les gavots chez leur Mère: deux charpentiers furent tués, un menuisier eut plusieurs côtes enfoncées.

Lors des enterrements, les menuisiers observaient un cérémonial assez compliqué, dont Agricol Perdiguier nous a laissé la description: Le cercueil d'un compagnon est paré de cannes et de croix, d'une équerre et d'un compas entrelacés, et des couleurs de la Société. Chaque compagnon a un crêpe noir attaché au bras gauche, un autre à sa canne, et, quand les autorités le permettent, il se décore des couleurs insignes de son compagnonnage. Lorsque le cercueil est arrivé sur le bord de la fosse, ils forment un cercle autour. Si les compagnons sont des menuisiers soumis au Devoir de Salomon, l'un d'eux prend la parole, rappelle à haute voix les qualités, les vertus, les talents de celui qui a cessé de vivre et ce qu'on a fait pour le conserver à la vie. Il pose enfin un genou à terre, tous ses frères l'imitent, et adressent à l'Être suprême une courte prière en faveur du compagnon qui n'est plus. Lorsque le cercueil a été descendu dans la fosse, on place aussitôt sur le terrain le plus uni, deux cannes en croix; deux compagnons en cet endroit, près l'un de l'autre, le côté gauche en avant, se fixent, font demi-tour sur le pied gauche, portent le droit en avant, de sorte que les quatre pieds puissent occuper les quatre angles formés par le croisement des cannes; ils se donnent la main droite, se parlent à l'oreille et s'embrassent. Chacun passe, tour à tour, par cette accolade, pour aller de là prier à genoux sur le bord de la fosse, puis jeter trois pelletées de terre sur le cercueil. Quand la fosse est comblée, les compagnons se retirent en bon ordre. La cérémonie des menuisiers du Devoir de maître Jacques diffère peu de celle-ci.

Les menuisiers sont en général travailleurs, et ne fêtent pas outre mesure saint Lundi. Dans l'image d'Épinal qui représente les divers ouvriers qui observent ce culte, le menuisier appelé, par jeu de mots Bois sec (boit sec), s'exprime ainsi:

    Je suis très sobre par nature,
    Mais dans l'état de menuisier,
    Si je bois trop, je vous l'assure,
    C'est que d'un bois rude et grossier
    La sciure tient au gosier;
    Ma femme, parfois singulière,
    Ne veut pas gonfler ma raison.
    Pour fuir son humeur tracassière,
    Je quitte à l'instant la maison.

À côté des menuisiers à moeurs tranquilles, il y en avait, paraît-il, qui travaillaient peu; une caricature du règne de Louis-Philippe en représente un qui a fait un paquet de ses outils et répond à un camarade: «Un ouvrier flambard ne reste jamais plus de deux jours dans la même boutique, il ramasserait de la mousse».

Dans le Vivarais, les menuisiers seuls ont le don de couper la rostoulo, enflure des pieds ou des bras. Ils font placer le membre malade sur leur établi, puis ils coupent d'un coup de hache deux ceps de vigne posés en croix dessus, en prononçant ces paroles caractéristiques: Dé qué coupe icou?—La rastoulo ey noum dé Dicoù. Qu'est-ce que je coupe, moi?—La rastoule, au nom de Dieu.

À Genève, le 1er avril, on charge les apprentis menuisiers ou charpentiers d'aller chercher une varlope à remplir le bois, une mèche à percer les trous carrés, la lime pour affûter le rabot à dents, l'échenaillon à placage, l'équerre double, etc.

Les menuisiers ont sainte Anne pour patronne; des légendes de la
Haute-Bretagne expliquent ce choix à leur façon.

Lorsque séparés des charpentiers ils se décidèrent à avoir un patron, cinq d'entre eux furent délégués pour aller au Paradis en demander un. Mais saint Pierre leur ferma la porte au nez en leur disant qu'ils étaient cinq ânes. Les cinq compagnons revenaient peu charmés et se demandaient comment ils rendraient compte de leur mission, quand l'un d'eux se frappant le front dit: «Nous devons avoir mal entendu, saint Pierre a dû vouloir dire que nous prenions sainte Anne». Et depuis lors, sainte Anne est la patronne des menuisiers.

Dans le pays de Dol on dit que la Mère de la Vierge devint la patronne des menuisiers parce qu'elle construisit le premier tabernacle. Une autre explication fantaisiste prétend que c'est parce qu'elle avait un petit chien appelé Rabot.

Il est d'usage que les menuisiers célèbrent leur fête et en laissent sur leur maison un signe extérieur; il consiste souvent en rubans de bois ornés de faveurs de couleur, qui sont suspendus au-dessus de la porte. Ceux de la Loire-inférieure y mettent un médaillon en bois sculpté, dit chef-d'oeuvre ou travail d'art, entouré d'une couronne de fleurs et de verdure enrubannée. Tous les ans, les ouvriers remplacent la couronne fanée par une fraîche et les patrons régalent en conséquence. Les quasi-enseignes artistiques ont été exécutées par les ouvriers les plus habiles, généralement des ouvriers de passage, en train de faire leur tour de France; les motifs sont en relief: compas, équerres, nom du patron et profession, sainte Anne, vive sainte Anne! etc. Les lettres sont découpées à la main, sur une certaine épaisseur et espacées très régulièrement.

[Illustration: Amours menuisiers, d'après Cochin.]

Dans les récits populaires, les menuisiers figurent assez rarement et n'ont pas le principal rôle. Le prince Coeur de Lion, héros d'un conte indien, marie le menuisier, l'un de ses trois compagnons, à une princesse. Quand la femme du prince a été enlevée par une vieille sorcière, il construit un palanquin qui vole dans les airs et la lui ramène. Un des personnages du conte de Grimm, la Table, l'Ane et le Bâton merveilleux, est un garçon qui a appris l'état de menuisier. Quand il eut atteint l'âge voulu pour faire sa tournée, son maître lui fit présent d'une petite table en bois commun et sans apparence, mais douée d'une précieuse propriété. Quand on la posait devant soi et qu'on disait: «Table, couvre-toi», elle se couvrait à l'instant même d'une nappe, de mets et de boisson. Le garçon se croit riche pour le restant de ses jours, et il se met à courir le monde, où il ne manquait de rien, grâce à sa table. Un soir, il a l'imprudence de montrer son talisman; pendant la nuit, l'aubergiste lui prend sa table, et lui en substitue une toute pareille. Plus tard, le menuisier rentre en possession de sa table, grâce à l'un de ses frères qui, avec son bâton merveilleux, force l'aubergiste à la lui restituer.

On raconte en Franche-Comté que le diable voulant attraper saint Joseph pendant qu'il dormait à midi, lui tordit méchamment les dents de sa scie. Or, quand le saint se réveilla, la scie marchait comme un charme. Le diable lui avait donné de la voie sans s'en douter.

Les Fables et Contes de Bidpaï rapportent une assez plaisante aventure: «Un menuisier était assis sur une pièce de bois qu'il sciait, et pour manier la scie avec plus de facilité, il avait deux coins qu'il mettait dans la fente alternativement, à mesure qu'il avançait son ouvrage. Par hasard, le menuisier alla à quelque affaire. Pendant son absence, le singe monta sur la pièce de bois et s'assit de manière que sa queue pendait au travers de la fente. Quand il eut ôté le coin qui maintenait les deux côtés sciés sans mettre l'autre auparavant, les deux côtés se resserrèrent si fortement que sa queue en fut meurtrie et écrasée. Il fit de grands cris et il se lamentait; le menuisier survint et vit le singe en ce pitoyable état: «Voilà, dit-il, ce qui arrive à qui se mêle d'un métier dont il n'a pas fait l'apprentissage».

Un menuisier d'Orléans, dont les affaires n'avaient pas prospéré, résolut d'en finir avec la vie; mais après avoir préparé pour ses créanciers une mise en scène curieuse: il devait les convoquer tous à huitaine, et dans son arrière-boutique il voulait se montrer couché dans sa bière entre quatre cierges. Il fabriqua sa bière, et, avec l'argent qui lui restait, il se mit à faire quatre repas par jour, à boire du meilleur et à chanter. Il donna assignation à ses créanciers de se présenter au jour indiqué avec leurs titres et cédules, et quand on l'interrogeait il disait, d'un air à double entente, que dans huit jours les gens qui l'avaient tourmenté en seraient tout penauds et marris. Le bruit se répandit que le diable lui avait fait trouver un trésor. Ses créanciers et d'autres vinrent lui faire leurs offres de service, et comme il avait pris goût à la vie, il se mit à travailler et prospéra si bien qu'au bout de quelques années il acheta la maison où il habitait. Pour faire croire à l'existence du trésor, il ferma sa cave d'une porte murée. Peu de temps avant sa mort, il avoua au religieux qui le confessait, que le prétendu trésor n'était autre qu'un cercueil qu'il avait fait lorsqu'il avait résolu de mourir.

[Illustration: Figure de menuisier formée d'une réunion d'outils, d'après une image messine de Dembour (vers 1840).]

SOURCES

CHARPENTIERS.—Wright, Histoire de la caricature, 127.—Monteil, l'Industrie française, I, 102.—Dal, Proverbes russes, III, 130.—Revue des traditions populaires, IV, 528; VI, 168, 759; VII, 169, 315, 675; IX, 683; X, 32, 169, 675.—Excursions et reconnaissances, 1880, 455, 485.—Tabarin, OEuvres, éd. Jannet, II, 98.—Lecoeur, Esquisses du Bocage, II, 343.—Richard, Traditions de Lorraine, 60.—Sauvé, Lavarou Koz.—Grimm, Teutonic Mythology, IV, 1793, 1796.—Mélusine, III, 364.—Calendario popular, Fregenal, 1885.—Noguès, Moeurs d'autrefois en Saintonge, 166.—Lecocq, Empiriques beaucerons, 36.—Paul Lacroix, Histoire des charpentiers, 19.—Léo Desaivre, Jeux et divertissements en Poitou, 21.—G. Simon, le Compagnonnage, 83, 106, 145, 151.—A. Perdiguier, Le Livre du compagnonnage, I, 41, 47, 56, 113.—Paul Sébillot, Traditions de la Haute-Bretagne, II, 179.—Dejardin, Dictionnaire des spots.—P. Ristelhuber, Contes alsaciens, 1.—Ch. Poncy, Chansons de chaque métier, 242.—Decourdemanche, Fables turques, 237.

MENUISIERS—G. Simon, le Compagnonnage, 52, 92, 104, 122, 123, 151.—Vaschalde, Superstitions du Vivarais, 22.—Revue des traditions populaires, VIII, 368, 497; X, 30.—A. Perdiguier, le Livre du compagnonnage, I, 48, 49, 65.—Blavignac, l'Empro genevois, 365.—E. Cosquin, Contes de Lorraine, I, 26.—Grimm, Contes choisis (trad. Baudry), 157.—Contes et fables de Bidpaï et Lokman (Panthéon litt.), 414.—Ch. Thuriet, Traditions de la Haute-Saône, 600.—Magasin pittoresque, 1850, 170.

[Illustration: Menuisiers, d'après une gravure de Couché (1802).]

LES BOISIERS ET LES SABOTIERS

La forêt, pour peu qu'elle ait une certaine étendue, est le centre d'une population toute spéciale qui vit de la mise en oeuvre de ses produits. Elle habite les villages de son voisinage immédiat, ou plus habituellement encore elle campe sous son couvert, dans des demeures construites d'une façon primitive, et qui ne sont pas destinées à durer plus longtemps que l'exploitation d'une coupe.

Différents par la race, par les habitudes, parfois même par le langage des paysans qui les entourent, les boisiers n'ont point comme eux l'attachement au sol que produit la propriété ou la jouissance de la terre. La forêt est leur véritable patrie; ils se transportent sans regret d'un endroit à un autre, et changent même au besoin de forêt. Ils savent que leur métier exige des déplacements fréquents, et ils ont bientôt fait d'emporter leur mobilier sommaire, de se reconstruire un abri, et de s'habituer à leur nouveau voisinage.

La description que Souvestre a laissée du principal campement des boisiers de la forêt du Gâvre, situé au milieu de la coupe, donne une idée assez exacte de leurs demeures: «Je voyais se dessiner çà et là, sous les vagues lueurs de la nuit, des groupes de cabanes qui formaient, dans l'immense clairière, comme un réseau de villages forestiers. Toutes les huttes étaient rondes, bâties en branchages, dont on avait garni les interstices avec du gazon ou de la mousse, et recouvertes d'une toiture de copeaux. Lorsque je passais devant ces portes, fermées par une simple claie à hauteur d'appui, les chiens-loups accroupis près de l'âtre se levaient en aboyant, des enfants demi-nus accouraient sur le seuil et me regardaient avec une curiosité effarouchée. Je pouvais saisir tous les détails de l'intérieur de ces cabanes éclairées par les feux de bruyères sur lesquels on préparait le repas du soir. Une large cheminée en clayonnage occupait le côté opposé à la porte d'entrée; des lits clos par un battant à coulisses étaient rangés autour de la hutte avec quelques autres meubles indispensables, tandis que vers le centre se dressaient les établis de travail auxquels hommes et femmes étaient également occupés. J'appris plus tard que ces baraques, dispersées dans plusieurs coupes, étaient habitées par près de quatre cents boisiers qui ne quittaient jamais la forêt. Pour eux, le monde ne s'étendait point au delà de ces ombrages par lesquels ils étaient nourris.»

Parmi ces ouvriers les catégories sont assez nombreuses: les bûcherons, les charbonniers et les sabotiers forment des espèces de communautés, dont chacune a des usages particuliers; ils exercent en général pendant toute l'année leur métier, qui exige un apprentissage. Il en est de même des petits industriels qui fabriquent la vaisselle de bois, les boisseliers. Ceux qui tressent des paniers en osier ou en bourdaine, qui font des cages ou des balais sont déjà moins les enfants de la forêt, et quelques-uns n'y viennent guère que pour chercher les matériaux nécessaires à leur industrie. Dans l'ouest de la France, on désigne tous ces ouvriers sous le nom générique de boisiers. Bien qu'il s'applique aussi à d'autres catégories d'ouvriers du bois, je réunis sous ce titre les gagne-petit de la forêt, qui ont bien des traits communs, et ne méritent pas une description particulière.

Sans vivre complètement à l'écart de leurs voisins sédentaires, ces artisans s'y mêlent peu, et les alliances sont rares entre eux et les paysans. Dans le Morbihan ceux-ci les appellent Ineanu Koet, âmes de bois; ils les considèrent comme des espèces de bohèmes, vivant au jour le jour, et ils ont à leur égard une méfiance, d'ailleurs assez justifiée par le sans gêne des gens de la forêt à l'égard des pommes de terre, des choux et des autres légumes. Comme les primitifs, auxquels ils ressemblent par plusieurs points, les hommes du couvert ont des notions assez vagues de la propriété et ne considèrent pas comme un vol certains prélèvements en nature. C'est plutôt, à leurs yeux, une sorte de bon tour joué aux paysans qu'ils méprisent et auxquels ils se croient très supérieurs.

Il en est pourtant qui vivent facilement de leur travail, achètent et paient régulièrement leurs denrées et le bois qu'ils mettent en oeuvre; mais beaucoup regardent la forêt comme un domaine qui n'appartient pas bien directement à quelqu'un. L'État, ou le grand propriétaire qui la possède, sont presque des abstractions pour eux; ils ne les connaissent guère que par les gardes-chasse ou les forestiers, qu'ils ne sont pas éloignés de considérer comme les gênant dans l'exercice d'un certain droit de jouissance qu'ils pensent leur appartenir, comme étant de père en fils habitants du couvert. Aussi ils s'ingénient à mettre en défaut, par toutes sortes de ruses, une surveillance qui leur est importune.

On trouve partout, comme dans le Bocage normand, les maraudeurs des bois, fabricants de cages, paniers, corbeilles, grils à galette et engins de pêche, qui vont la nuit y grapiller la bourdaine, le saule, les jeunes branches de chêne, le mort-bois, qui sont les matériaux indispensables à leur petite industrie.

Ceux même qui, nés dans les forêts, sont habitués à ses obscurités mystérieuses, aux bruits variés que produisent le sifflement du vent, les branches et les feuilles qu'il fait craquer ou frémir, ne peuvent guère se défendre de croire aux hantises du couvert. Des récits étranges, qui se transmettent de loge en loge depuis des milliers d'années peut-être, parlent d'apparitions d'êtres surnaturels, de dames vertes, de pleurants des bois, d'hommes qui ont le pouvoir de mener les loups et de s'en faire obéir comme de chiens dociles, ou qui peuvent, au moyen d'onguents ou de conjurations, revêtir momentanément des formes animales. Ceux des boisiers qui ne croient qu'assez faiblement à toute cette mythologie sylvestre, se plaisent à en entretenir le souvenir et à raconter des choses terribles aux paysans avec lesquels ils sont en rapport, pour que ceux-ci ne soient pas tentés de les déranger dans leurs expéditions nocturnes. La forêt de Fontainebleau avait son grand Veneur; celle du Gavre, le Mau-piqueur, qui faisait le bois, tenant en laisse son chien noir et ayant l'air de chercher les pistes: ses yeux laissaient couler des flammes et il prononçait les mauvaises paroles:

    Fauves par les passées,
    Gibiers par les foulées.
    Place aux âmes damnées.

[Illustration: La chasse fantastique, d'après Maurice Sand (Illustration, 1852)]

Il annonçait la grande chasse des réprouvés qui tantôt est sous le couvert, tantôt, comme la chasse à Bôdet berrichonne (p. 5) ou la menée Hellequin des Vosges, se voit dans les airs.

Ces récits, les sons d'un cor fantastique qui se font parfois entendre la nuit, des cris discordants et bizarres, ont pour but de semer la terreur ou d'attirer sur un point déterminé l'attention des gardes, pendant qu'ailleurs ont lieu des chasses qui n'ont rien de surnaturel; de tout temps les gens de la forêt ont été braconniers, et ont considéré comme très légitime de garnir leur garde-manger aux dépens du gibier du roi ou du seigneur.

Les paysans ont à l'égard des boisiers des dictons moqueurs qui font allusion à l'état misérable de quelques-uns d'entre eux. C'est ainsi que sur la lisière de la forêt de Loudéac, on récite le petit dialogue suivant: «J'ai marié ma fille, dit une bonne femme à sa commère.—V'ez marié vot' fille? La z'avous ben mariée?—Vère (oui) donc, je l'ai mariée à un homme d'état.—Quel état?—Fabricant d'binières (sorte de paniers); il est binier et sorti de binière (boisier de père en fils).—Ah! commère, répond l'autre, o det (elle doit) manger du pain!»

On a jusqu'ici peu étudié les superstitions particulières à ce groupe; il est vrai que l'enquête serait assez difficile, car ces gens sont assez défiants à l'égard de ceux qui ne vivent pas dans les bois.

Les fendeurs, les boitiers et les bûcherons de la forêt de Bersay (Sarthe), ont l'habitude d'allumer du feu près de leurs ateliers, même en été. Ils prétendent que ce feu leur tient compagnie; peut-être est-ce un souvenir des temps où il fallait écarter les fauves avec des brasiers.

Dans le Bocage normand, les boisseliers, qui portent le nom de boisetiers, tournent de la vaisselle de bois à l'usage des pauvres gens des villages, confectionnent écuelles, jattes, cuillers, poivrières, écuelles à bouillie et taillent également les pelles à four et à marc. Ces produits trouvaient dans le pays et les contrées voisines un écoulement plus facile qu'aujourd'hui, une partie de ces ustensiles ayant été remplacés par des similaires en faïence ou en métal.

Dans le Maine, quelques boisetiers débitaient eux-mêmes leur vaisselle de bois au lieu de la vendre en gros. Élevée en pyramide sur une hotte d'osier, ils la promenaient à dos, en criant d'une voix traînante: «Boisterie! Boisterie! oui! ouie!» au grand plaisir de la marmaille, qui les suivait en répétant leur mélopée tremblante et prolongée. Au moyen âge, les boisseliers avaient l'habitude, lorsqu'un pauvre venait leur demander l'aumône, de lui donner une cuiller de bois. Parfois c'étaient, comme dans certaines forêts de Bretagne, des jeunes filles qui colportaient dans les foires de village les ustensiles fabriqués sous le couvert, conduisant plusieurs chevaux qui portaient la marchandise, et elles s'efforçaient de leur mieux de «faire l'article».

Dans la Sarthe, quand le boitier est devenu vieux, s'il est industrieux, il cherche une occupation analogue à son ancien métier: il lace des paniers ou se met à fabriquer les épingles de bois appelées jouettes dans le pays. Ce sont de petites branches de chênes plus grosses que le doigt, longues de treize centimètres, dans lesquelles on pratique avec la vrille un trou qui les traverse, puis avec l'aide de la serpe on enlève le bois en faisant une ouverture de huit centimètres de long, formant le V, qui, à son extrémité inférieure offre une entaille de un centimètre, se terminant à trois millimètres, grosseur de la vrille. Ces épingles ou fiches servent à fixer le linge mouillé sur des cordes. Cent jouettes valent environ un franc. Lorsque le boitier a taillé quelques centaines d'épingles, il va les vendre à la ville. La ficelle qui sert de ruban à son chapeau porte une couronne de sa marchandise. Il crie d'une voix cassée: «Épingles! Épingles!».

Ces gens de la forêt ont conservé par tradition une sorte de sculpture primitive qui a une certaine analogie avec les grossiers essais que l'on retrouve chez les sauvages contemporains: elle consiste à prendre un morceau de bois dont l'écorce est intacte, à enlever celle-ci ou à la soulever, de façon à ce qu'elle serve d'habit ou de bras: les parties découvertes sont taillées et trouées de façon à former des figures. Celles de la page 9, que j'ai dessinées d'après des figures que m'avaient données des boisiers de la forêt de Haute-Sève (Ille-et-Vilaine), donnent une idée suffisante de leur façon de procéder.

Les «boitiers» font leur fête à l'Ascension; ils chantent et ils dansent.

En Normandie, les balaisiers ou marchands de balais se rendaient dès le matin dans la lande pour y arracher les touffes de bruyères; ils colportaient eux-mêmes leurs balais et en approvisionnaient toutes les ménagères de la contrée. Le surplus se vendait dans les villes.

Un des contes balzatois met en scène deux marchands de balais, qui arrivent à Angoulême chacun avec son petit âne chargé de balais. L'un les crie à huit sous, l'autre à six. Ils finissent par se rencontrer, et celui qui les vendait huit sous dit à son concurrent: «Comment peux-tu vendre tes balais six sous? Moi, je ne peux les donner qu'à huit, et encore je chipe le bois pour faire des manches.—Moi, dit l'autre, je vends mes balais six sous, et je gagne six sous tout ronds, parce que je les vole tout faits.»

[Illustration: Figures humaines en bois, sculptées par les boisiers des forêts de l'Ille-et-Vilaine: 1. L'enfant.—2. Le père. —3. La mère.—4. Le curé. 5. Le seigneur.—6. La bonne soeur.]

Le héros d'un conte de Grimm est un pauvre fabricant de balais, frère d'un riche orfèvre, qui va à la forêt pour y ramasser les branchages nécessaires à son industrie; un jour il voit un oiseau d'or et l'abat avec une pierre, si adroitement, qu'il fait tomber une de ses plumes; il la vend à son frère; le lendemain, il voit l'oiseau sortir d'une touffe d'arbres; c'était là qu'était son nid: il y prend un oeuf d'or. La troisième fois, il atteint l'oiseau d'or lui-même, et le vend un bon prix à son frère. C'était un oiseau merveilleux: celui qui aurait mangé son coeur et son foie devait trouver une pièce d'or tous les matins sous son oreiller. L'orfèvre, qui le savait, ordonna à sa femme de faire cuire l'oiseau pour lui et de bien prendre garde que rien n'en fût distrait. Pendant qu'on le rôtissait, les deux fils du fabricant de balais vinrent chez leur oncle: ils virent tomber du corps de l'oiseau deux petits morceaux qu'ils avalèrent, avant que leur tante eût eu le temps de s'y opposer. Elle tua un petit poulet et mit à la place son coeur et son foie. L'orfèvre dévora tout l'oiseau, mais le lendemain il ne trouva pas, comme il s'y attendait, une pièce d'or sous son oreiller. Les enfants, au contraire, avaient des pièces d'or chaque matin. L'orfèvre, qui le sut, persuada à son frère qu'ils avaient fait un pacte avec le diable, et il les chassa. Ils furent recueillis par un chasseur, et, après être devenus habiles dans leur métier, ils se mirent à courir les aventures, et l'un d'eux épousa la fille d'un roi.

Dans un conte de l'Aube, un marchand de balais, très paresseux, est toujours à la recherche des moyens de vivre sans rien faire, et il commet diverses escroqueries. Il va chez un orfèvre et lui propose de lui vendre un morceau d'or gros comme son sabot; l'orfèvre le retient à dîner, puis, quand il lui demande où est son or, il répond: Je n'en ai pas, mais si quelquefois j'en trouvais en faisant mes balais, je venais vous demander combien vous me le payeriez.

À Paris, on voyait autrefois des marchands ambulants qui vendaient les balais qui avaient été fabriqués dans les forêts voisines. Les graveurs, qui ont laissé de si curieuses séries sur les petits métiers, ne les ont pas oubliés (p. 12 et 13), et l'on a conservé plusieurs des cris par lesquels ils s'annonçaient. Au XVIe siècle, voici leur quatrain dans les Crys d'aucunes marchandises qui se vendent à Paris:

    À Paris on crie mainteffois
    Voire de gens de plat pays
    Houssouers emmenchez de bois
    Lesquelz ne sont pas de grant prix.

Les Cris de Paris, fin du XVIIe siècle, faisaient dire au marchand de balais:

    Quand hazard est sur les balets,
    Dieu sçay comme je boy a plein pot;
    Il ne m'en chaut, soient beaux ou laids:
    Si les vendrais-je à mon mot.

Au XVIIIe siècle, c'était:

Mes beaux balais! mes beaux balais!

Au-dessous de la marchande de balais de Cochin, on lit ce quatrain:

    Quiconque veut se garantir
    De l'amende du commissaire,
    De mes balais doit se garnir;
    On ne sauroit jamais mieux faire.

Vers 1850, on rencontrait des marchands sur la voie publique avec un assortiment de petits balais suspendus à leur boutonnière et plusieurs grands balais chargés sur les épaules. Ils criaient: «Des balais! eh! l'marchand de balais!» ou bien: «Faudra-t-il des balais?»

Parmi les types populaires de la rue, vers le milieu du siècle, figuraient les marchandes de balais alsaciennes. Le Charivari, de 1832, représentait le ministre Humann en Alsacienne vendeuse de petits balais; plus tard, dans l'opérette d'Offenbach, Litchen et Fritchen, Litchen chantait:

        Petits palais!
        Petits palais!
    Je vends des tuts petits palais!
        Petits palais!
        Petits palais!
    Ah! voyez qui's sont pas laids!

* * * * *

En Basse-Bretagne, on appelle les sabotiers Botawér prénn, cordonniers en bois; ailleurs ils portent le sobriquet de «fabricants de cuir de brouette», qui rentre dans le même ordre d'idées. Les proverbes qui ont trait à cette profession sont peu nombreux:

[Illustration: Balets, Balets, achetez mes bons Balets

Marchand de balais, d'après Poisson (fin du XVIIIe siècle).]

Po vez ker al ler E c'hoarz ar boutaouer.

Quand le cuir est cher,—Rit le sabotier. (Basse-Bretagne.)

On 'pout bé iesse chaboti et fer des taile di bois.—On peut bien être sabotier et faire des terrines de bois. (Pays wallon)

[Illustration: Balais Balais]

Au XVIIe siècle, on disait ironiquement à un fainéant qui n'avait qu'un métier imaginaire: C'est Guillemin Croquesolle, carreleur de sabots.

Les paysans font figurer en bon rang les sabotiers parmi les artisans qui ont voué un culte spécial à saint Lundi; la chanson qui suit, recueillie en Haute-Bretagne, prétend qu'ils chôment également plusieurs autres jours de la semaine:

    Ce sont messieurs les sabotiers
    Qui s'croient plus qu'des évêques.
    Car du lundi
    Ils en font une fête.

    Il faut bûcher,
    Il faut creuser.
    Tailler vite et parer fin,
    Se coucher tard
    Et lever matin.

    Et le mardi
    Ils vont voir leur maîtresse,

    Le mercredi,
    Ils ont mal à la tête,

    Et le jeudi
    Ils s'y reposent en maîtres,

    Le vendredi
    Ils travaillent à tue-tête,

    Et le samedi:
    —Il faut de l'argent, maître.

    —Va-t'en au diable,
    Il t'en donnera peut-être.

Voici la traduction d'une chanson en breton du Morbihan, qui provient de la lisière de la forêt de Camors:

    Écoutez et écoutez,
    Diguedon, maluron-malurette,
    Écoutez et écoutez,
    Une chanson récemment composée,
    Une chanson récemment composée.—Diguedon, etc.
    Composée sur un sabotier de bois.

    Son domaine est dans la forêt,
    Et sur sa maison des fenêtres de bois.
    Et l'intérieur en est verni
    Avec le feu et la fumée,
    Et les toiles d'araignées.
    Comment enverrai-je le dîner,
    Je ne sais ni chemin ni sentier.
    Il y a trois chemins au bout de la maison,
    Prenez celui du milieu,
    Celui-là vous mènera le plus loin.
    Quand je fus rendu au milieu de la forêt,
    J'entendis le bruit du sabotier de bois
    Et le bruit de la hache et de l'herminette.
    Le sabotier est de mauvaise humeur,
    Si la tarière gratte doucement.
    Le sabotier est de bonne humeur,
    Quand le sabotier travaille.
    Il n'est pas obligé de boire de l'eau;
    Il peut aller aux auberges
    Boire du cidre plein son ventre.

Dans le Morbihan, les sabotiers appellent les paysans des couyés (sots) et les méprisent; de leur côté, les paysans ont peu d'estime pour eux, et ils leur adressent des dictons méprisants:

    Sabotier, sale botier,
    Sabotier en cuir de brouette.

    Sabatour kaed e hra perpet
    Lestri de gas tud de goahet.

    Le sabotier fait en tout temps—Vaisseaux à mener ch…r
    les gens.

Entre eux les sabotiers se traitent de cousins. C'est au reste une population à part qui naît, vit et meurt dans le bois; elle forme à sa manière une sorte d'aristocratie. Pour être vrai sabotier, il faut être fils de père et de mère, de grands-pères et de grand'mères sabotiers, autrement on n'est que sabotier bâtard.

Quand un sabotier se marie, tous les cousins assistent à ses noces; mais chacun porte son dîner. La même chose se produit lors des enterrements.

Les huttes de sabotiers, placées sur la lisière des bois ou dans des clairières, au milieu d'un fouillis pittoresque, ont souvent été reproduites par les peintres. L'auteur des Esquisses du Bocage normand en fait la description suivante, qui est assez exacte, et peut s'appliquer à presque toutes les demeures de sabotiers de l'ouest de la France: La loge est assez grossièrement construite de troncs d'arbres et d'argile, couverte de mottes de gazon, et elle est flanquée d'une rustique cheminée en clayonnage attaché avec des harts et rempli de terre glaise. Debout sous l'appentis, au milieu de copeaux abattus par sa gouge et sa plane, et le genou appuyé sur le bloc entaillé qui lui servait d'encoche, le sabotier dégrossissait en fredonnant quelque bihot ou sabot sans bride, ou évidait, planait, façonnait avec soin un fin et léger sabot de jeune fille. De la cahute voisine s'échappaient des nuages d'une épaisse fumée de bois vert, destinée à teinter en jaune et à vernir les guirlandes de chaussures terminées qui tapissaient l'intérieur. Aimant à rire et à chanter après boire, le sabotier était un joyeux compère, quelque peu musicien. Volontiers il donnait le bal le soir à la fraîche, et le dimanche, à la vêprée, garçons et filles se trémoussaient joyeusement sur la pelouse au son de sa vielle.

Il est probable que la danse de la «sabotière», qui a eu quelque succès autrefois au théâtre, était l'une de celles que l'on dansait sur la pelouse à côté de la loge: dans une des figures, les sabots du danseur et de la danseuse, placés dos à dos, étaient choqués en cadence.

Les sabotiers, qui étaient établis à demeure fixe, avaient parfois une enseigne en rapport avec le métier: celle d'un vieux sabotier, près de Pornic, était un énorme sabot doré, dont la gueule non creusée portait cette inscription: «Au sabot d'amour.»

[Illustration: Atelier de sabotier, d'après l'Encyclopédie.]

Quelquefois, dit La Mésangère, les sabotiers gravent sur le côté et sur le dessus des sabots des dessins appelés épis, dentelle, rayette, trèfle. Quand les sabots sont commandés pour une maîtresse, ils y représentent des oiseaux, des papillons, des coeurs. Au siècle dernier, d'après le Dictionnaire de Trévoux, les dames du Limousin portaient des sabots ornés pour se tenir les pieds chauds l'hiver; cet usage est encore conservé par les dames dans certaines provinces. Tout le monde connaît les sabots coquets que l'on fabrique en Bresse, et dont on a fait de mignonnes réductions pour les étagères.

En Belgique, les sabotiers sont au premier rang des artisans qui aiment à faire des farces aux jeunes ouvriers. À un mur de l'atelier, un ancien attache gravement un mauvais sabot, de telle sorte qu'on n'en puisse voir l'intérieur. À une distance de quatre ou cinq mètres, on doit s'évertuer à jeter un gros sou dans le sabot: celui qui peut y réussir le premier, ramasse les sous qui ont manqué le but, quelquefois encore des paris s'engagent. Les «anciens», tous maladroits, manquent leur coup. Le novice arrive, l'air narquois, se prépare avec réflexion, lance sa pièce dans le sabot, court joyeusement la rechercher et plonge sa main dans… une matière que l'on devine. Une autre fois, on met un demi-franc au fond d'un seau à moitié rempli d'eau. La pièce sera pour celui qui, sans se mettre sur ses genoux, pourra la prendre avec ses dents. Tous les «anciens» font des efforts inouïs, mais inutilement. Un novice vient. Il se penche, il va saisir la pièce… mais un vieux compagnon relève le manche du seau, tandis qu'un autre pique le patient aux fesses. Prestement, l'apprenti se relève, coiffé du seau dont le contenu lui procure une douche très désagréable. On organise encore la procession: chacun s'empare d'un des outils rangés dans la hutte. Dans un pot en terre, un ancien a mis un document humain. Prenant à part un apprenti, il lui dit que lorsqu'il entendra chanter: Sancte potæ, il devra jeter le pot sur celui qui le précède: ce à quoi le novice consent, tout heureux. La litanie commence. Selon l'outil que chacun porte, on chante: «Sancte hachæ.Ora pro nobis, répondent en choeur tous les sabotiers.—Sancte planæ.Ora pro nobis.Sancte cuilleræ.Ora pro nobis.» Il est de tradition que, lorsqu'on dit «Sancte maillochæ», celui qui porte le maillet, et qui se trouve toujours placé derrière l'apprenti au pot, donne un vigoureux coup de son outil sur le vase que soutient le novice et l'oint avec le maillet.

Autrefois les sabotiers avaient saint Jacques pour patron; il y a environ quarante ans, ceux de la Loire-Inférieure, mécontents de voir leur industrie péricliter par suite de la fabrication de la chaussure à bon marché, résolurent de changer de saint; ils envoyèrent des délégués consulter les membres de la corporation dans les districts forestiers où la saboterie était encore florissante, et l'on choisit saint René, qui est le patron de la corporation dans le Bourbonnois, les diocèses de Vannes, de Troyes, etc. D'après la légende, saint René, évêque d'Angers, s'étant démis de ses fonctions d'évêque, se retira dans la solitude près de Sorrente, au royaume de Naples. C'est là qu'il inventa les sabots, c'est pour cela que, de temps immémorial, il fut le patron des sabotiers. Ceux-ci appellent cervelle de saint René la cire au moyen de laquelle ils dissimulent les défauts des sabots qu'ils ont fabriqués. La fête du saint tombe le 12 novembre, le lendemain de la Saint-Martin, et peu de temps après la Saint-Michel, époques où se tiennent encore des foires pour la vente des sabots. Les sabotiers sont ainsi assurés d'avoir quelque argent pour boire à la santé de leur patron favori.

Les sabotiers figurent dans quelques récits populaires. On raconte, dans le Morbihan, que le diable voulut apprendre l'état; mais il eut une dispute dès le premier jour avec son maître. Celui-ci prétendait que le premier coup de harpon donné à la culée de l'arbre devait être gratuit, comme toujours. Le diable ne voulant pas travailler sans salaire, n'apprit pas le métier de sabotier.

Les contes représentent les sabotiers comme exerçant volontiers l'hospitalité. Lorsque le bon Dieu, saint Pierre et saint Jean voyageaient en Basse-Bretagne, ils vinrent demander asile pour la nuit dans une hutte de sabotier. Le sabotier et sa femme les reçurent de leur mieux et leur cédèrent même leur lit, qui n'était pas luxueux. Le lendemain, Notre-Seigneur dit à la femme qu'il priait Dieu de lui accorder qu'elle pût faire, durant toute la journée, la première chose qu'elle ferait après le départ. Quand ils eurent quitté la hutte, la sabotière se dit:—J'ai là un peu de toile, pour faire des chemises à mes enfants, et comme le tailleur doit venir demain, je veux la passer à l'eau ce matin, puis la faire sécher, puisque le temps est beau. Quand la femme eut passé sa toile à l'eau, elle se mit à la tirer, mais elle avait beau tirer, il en restait toujours, et elle continua ainsi jusqu'au coucher du soleil. Il y en avait tant qu'il fallut plusieurs charrettes pour les transporter. Ils se firent marchands de toile et gagnèrent beaucoup d'argent.

Un conte de la Haute-Bretagne raconte que le roi Grand-Nez, qui allait souvent se promener, déguisé en homme du peuple, s'égara dans la forêt et fut bien aise à la nuit d'apercevoir une loge de sabotier; il demanda l'hospitalité au sabotier, qui lui dit qu'il n'était pas riche, mais qu'il le recevrait de son mieux. Vous ne mangerez pas, dit-il, votre pain tout sec; ce matin j'ai tué un lièvre et vous en aurez votre part.—Vous savez, dit son hôte, que la chasse est sévèrement défendue.—Oui, répondit le sabotier, mais je pense que vous ne me vendrez pas au roi Grand-Nez. Quelque temps après le roi le fit venir à la cour, et, pour le récompenser de l'avoir reçu de son mieux, il fît de lui un de ses premiers sujets. Dans un autre conte de la même région, une sirène enrichit un sabotier qui l'avait prise, et avait consenti par compassion à la remettre à l'eau.

Les sabotiers partagent, avec les bûcherons et les charbonniers, le privilège des familles nombreuses; mais les récits où ils figurent et ceux qu'ils racontent sont très optimistes, et il y a aussi toujours quelque petit Poucet qui réussit; comme eux ils ont parfois tant d'enfants qu'ils sont embarrassés pour trouver des parrains et des marraines dans le voisinage. Alors le père se met en route, un bâton à la main, à la recherche de quelque personne charitable qui veuille bien tenir le nouveau-né sur les fonts baptismaux. Cet épisode est surtout fréquent dans les récits des deux Bretagnes. Le sabotier rencontre sur sa route des gens étrangers au pays, quelquefois d'origine surnaturelle, qui sont venus tout exprès pour cela, souvent par bonté d'âme, quelquefois mus par un sentiment opposé. Une légende chrétienne de F.-M. Luzel présente même cette étrange particularité d'un enfant dont le diable, sous la forme d'un monsieur bien mis, s'offre d'être le parrain, alors que presque aussitôt après on trouve comme marraine une belle dame, qui n'est autre que la sainte Vierge. Le baptême a lieu et le diable, qui n'a manifesté aucune répugnance pour entrer à l'église, dit qu'il viendra chercher son filleul quand celui-ci aura atteint l'âge de douze ans, pour l'emmener en son château. Un récit de Haute-Bretagne raconte que le diable fut parrain du fils d'un sabotier, mais il n'entre pas à l'église, comme celui de la légende de Luzel; il attend sous le porche que la cérémonie soit accomplie: son filleul marchait seul au bout de trois jours, à quatorze mois il avait la taille d'un homme. Son parrain l'emmène à son château, et lui ordonne de bien soigner deux chevaux et de battre une mule. Celle-ci lui révèle que son parrain est le diable et lui conseille de fuir, en emportant divers ustensiles; il monte sur son dos, et, comme le diable les poursuit, il jette son démêloir, et ils sont changés en une église, avec un prêtre à l'autel; puis, lors d'une autre poursuite, le peigne ayant été jeté, en un jardin et un jardinier. Le garçon rencontre, ayant soif, un marchand de lait que le diable avait mis là pour le perdre; il résiste à la tentation et, ayant franchi un étang au delà duquel le diable n'avait plus de pouvoir, il revient à la hutte de ses parents, et la mule servait à porter des sabots.

Jean-le-Chanceux, héros d'un long récit berrichon, est aussi le fils d'un sabotier; il entre au service du diable, apprend ses secrets dans des livres, et après toute une suite d'aventures et de métamorphoses, il finit par devenir riche et par épouser la fille du roi.

[Illustration: Marchande de balais d'après une planche des Cris de
Paris
(fin du XVIIIe siècle), qui fait partie de la collection de
M. l'abbé Pinet.]

LES TONNELIERS

À Paris, les tonneliers étaient aussi nommés déchargeurs de vins, parce que, dit le Traité de la police, l'on ne se sert que d'eux en cette ville pour descendre le vin dans les caves, et que c'est un privilège qu'ils ont seuls, chacun étant persuadé qu'ils savent mieux conduire et gouverner les futailles qu'ils font, qu'aucune autre personne que l'on pourrait employer à cet ouvrage, qui est difficile et souvent périlleux (p. 24). Leurs statuts détaillés, et qui étaient fort anciens, furent confirmés à diverses reprises depuis 1398 jusqu'en 1637; ils ne contiennent rien qui intéresse l'histoire des moeurs.

En Bretagne, le métier était un de ceux que les lépreux pouvaient exercer; les tonneliers portent encore le nom de cacous, et ils passent, en certaines localités, pour descendre de cette race maudite. Au milieu de ce siècle, dans le Finistère, le peuple conservait pour eux, d'après M. de la Villemarqué, une sorte d'aversion et de mépris héréditaires. Il est probable que, depuis, les préventions dont ils étaient l'objet ont beaucoup diminué. En Haute-Bretagne je n'ai pas constaté la même répulsion, et je ne connais aucun dicton injurieux à leur égard. Il est vrai de dire que dans ce pays les tonneaux sont, la plupart du temps, fabriqués ou réparés par les menuisiers, artisans très estimés des gens de campagne.

[Illustration: Tonnelier encavant, gravure de Mérian. (XVIIe siècle).]

Les proverbes français sur les tonneliers sont peu nombreux: ils ne sont pas caractéristiques, et ne sont, à vrai dire, ni très satiriques ni très élogieux: souvent ils constituent une sorte de jeu de mots à double sens, comme celui qui figure dans la Comédie des proverbes: Je pense que tu es fils de tonnelier, tu as une belle avaloire.

Les trois qui suivent, populaires en Ukraine, montrent que dans ce pays ces artisans sont tenus en grande estime:

    —O! tu es le tisserand, embrouilleur de fils, et moi, je
    suis la fille du tonnelier: nous ne sommes pas égaux.
    Va-t'en!…

—Toc, tak et piatak (monnaie de cinq kopeks).—Le tonnelier n'a que frapper une ou deux fois avec son marteau pour gagner l'argent.

—Elle est belle comme une fille de tonnelier.

[Illustration: Tonneliers à l'ouvrage, d'après une gravure hollandaise (fin du XVIIe siècle).]

Il en est de même de ces deux proverbes gaéliques d'Écosse:

Greim cubair.—La griffe du tonnelier, c'est une chose assurée.

Sid a bhuille aig an stadadh m'athair arsa nighean a' chùbair.—Celui qui joue ici, mon père l'arrêtera, dit la fille du tonnelier.

À Bruges (Flandre occidentale), on donnait aux tonneliers le sobriquet de sotte kuypers (fous tonneliers), parce qu'ils tournent autour des objets qu'ils confectionnent. En raison du caractère bruyant de leur métier, on les a fait figurer parmi les gens importuns: l'en-tête du Charivari, en 1833, dont nous reproduisons une partie (p. 32), avait au centre un énorme tonneau, sur lequel des ouvriers frappent à grands coups de maillet pour faire entrer les cercles: le bruit qu'ils font en se livrant à cette opération se combine avec celui d'orgues de Barbarie, de brimbales de pompes, d'une batterie de tambours et de divers instruments grinçants. Dans le même journal (1834), Louis-Philippe et un juge essaient de renfoncer la bonde d'un tonneau; au-dessus est cette légende: «Frappez, frappez la bonde! les idées fermentent: elles feront explosion tôt ou tard.» Ce sont les deux seules caricatures sur les tonneliers que j'aie relevées; quant aux tonneaux, on les voit figurer dans un grand nombre d'images comiques, surtout dans celles qui sont en relation avec les auberges et les buveurs. Les Illustres proverbes de Lagniet en montrent à eux seuls au moins une douzaine.

Au XVIe siècle, pour être reçu maître tonnelier, il fallait faire son chef-d'oeuvre; c'était un cuvier, et le nouveau maître donnait aux confrères un grand pain et un lot de vin.

Bien qu'ayant à vivre dans un milieu qui semblerait devoir provoquer et presque justifier certains excès, la corporation des tonneliers se fait remarquer, en général, par un niveau très honorable de sobriété. D'après un article de la Mosaïque, les exemples d'intempérance ne se rencontrent guère que parmi les gerbeurs, hommes de peine recrutés un peu partout, qui servent d'auxiliaires aux tonneliers, soit pour le roulage ou l'empilement de tonneaux, soit pour le rinçage ou soutirage.

Tout tonnelier, quel que soit son rang, a droit d'abord au vin qu'il consomme à discrétion sur place pour les repas ou collations que, pendant la journée, il fait dans l'intérieur des magasins, repas dont les aliments sont à ses frais, mais qu'il a intérêt à ne pas aller prendre au dehors, puisque la boîte, ou baril, est pleine d'un mélange réconfortant. Chaque jour, en outre, il reçoit pour ses besoins personnels du dehors, ou pour en disposer comme bon lui semble, un litre de vin pris au même baril.

Il existait autrefois, parmi les tonneliers d'Auxerre, un genre d'exercice qui s'exécutait avec des cercles; Moiset dit que ce jeu est depuis si longtemps abandonné, qu'on ne saurait le décrire. On voit seulement, dans un programme tracé pour la réception de Louis XIV à Auxerre, en 1654, que «les tonneliers de la ville seront mandés pour les avertir de se mettre en habits blancs aux gallons de plusieurs couleurs pour aller au-devant de Leurs Majestés jusques à la chapelle de Saint-Siméon, avec fifres et tambours, pour divertir leurs dites Majestés par les tours de souplesse qu'ils ont accoutumé de faire avec leurs cercles peints de diverses couleurs.»

Les tonneliers, tout au moins dans la Gironde, figuraient parmi les artisans qui, en raison de leur métier, pratiquaient une sorte de médecine particulière; ceux qui ont exercé l'état depuis trois générations ont le don de guérir, en le palpant, le fourcat, grosseur qui vient entre les orteils; ils ont aussi le privilège de guérir le jable, maladie assez indéterminée, par une assimilation entre ce nom et le jable des tonneaux.

Ar barazer a oar dre c'houez Hag hen a voz tra vod er pez.

    —Le tonnelier sait à l'odeur—S'il y a bonne chose en la
    pièce. (Basse-Bretagne.)

Dans les Farces tabariniques, Tabarin dit à son maître que «les meilleurs médecins et qui connaissent mieux les maladies sont les tonneliers. Quand un tonnelier va visiter une pièce de vin, il ne demande pas: Est-il blanc? est-il clairet? sent-il mauvais? a-t-il les serceaux rompus? L'on ne cognoist jamais les maladies que par l'intérieur. Il y regarde luy mesme et pour ce faire, il ouvre le bondon qui est au-dessus de la pièce et y met le nez; puis, des deux mains, à chaque costé du fond il donne un grand coup de poing. La vapeur alors s'exhale et sort par la partie supérieure, et ainsi il cognoist si le vin est bon ou non.»

Les Contes d'Arlotto contiennent une autre facétie à leur sujet: «On disputoit un jour, en bonne compagnie, lequel de tous les artisans estoit ou le meilleur ou le plus meschant; qui disoit un tel, qui disoit un autre. Le curé (Arlotto) conclud que les plus meschants estoient les tonneliers et faiseurs de cercles, parce que d'une chose toute droite ils en faisoient une tortue».

Autrefois, il y avait dans les villes des tonneliers ambulants; ils n'étaient pas comme ceux que l'on entend crier à Paris: «Avez-vous des tonneaux, tonneaux, tonneaux!» ou «Chand d'tonneaux! Avez-vous des tonneaux à vendre!» et qui sont surtout des acheteurs de barriques vides, bien qu'ils sachent aussi remettre les cercles et faire quelques menues réparations. Ces petits industriels, qui gagnent assez bien leur vie, sont environ deux cents à Paris; ils parcourent pendant la semaine tous les quartiers de la ville, en s'annonçant par un cri, et chargent sur des charrettes les tonneaux que leur ont vendus les particuliers; une fois chez eux, ils rajustent leurs cercles, puis, le dimanche matin, ils les revendent aux marchands de futailles en gros.

Ceux de jadis offraient au public des tonnes, des barils ou des baquets, et se chargeaient de réparer ceux auxquels manquaient des cercles ou de nettoyer ceux qui avaient mauvais goût ou dans lesquels on avait laissé séjourner la lie.

[Illustration: Le Tonnelier, d'après Bouchardon (XVIIIe siècle).]

Actuellement, à Paris, on donne le nom de tonneliers à des gens dont le métier consiste surtout à soutirer le vin, à le mettre en bouteille et à le cacheter. Leur boutique est signalée par un broc suspendu au-dessus de la devanture; quelquefois on voit en haut un petit tonneau, un seau et un broc.

Voici, dans les cris du XVIIe siècle, le quatrain qui concerne les tonneliers ambulants:

    Tinettes, tinettes, tinettes!
    A beaucoup de gens sont propices,
    Et si font beaucoup de services,
    Regardez: elles sont bien nettes.

À Londres, au siècle dernier, le cri était:

Any work for the Cooper!—Avez-vous de l'ouvrage pour le tonnelier?

L'épigramme des Cris de Londres fait en ces termes l'éloge d'un tonnelier populaire: Aucun tonnelier, qui parcourt les rues, ne peut être comparé à William Farrell, pour le raccommodage soigné d'un baquet ou la façon dont il remet le cercle à un baril. Quand on enlève la bonde, si l'on donne un coup au tonneau, je vous engage à prendre le vieux Farrell, de préférence à tout autre tonnelier. Car, quoiqu'il ait toujours aimé le liquide et ne peut s'empêcher d'y goûter, il est sensible à cette bonne maxime: le péché consiste à abuser.

La fabrication des cuviers rentrait dans les attributions des tonneliers, comme cela a encore lieu à la campagne, et c'étaient eux aussi, suivant toute vraisemblance, qui faisaient les couvercles à lessives. Cette dernière industrie semble, d'après les Cris de Paris de la fin du XVIe siècle, avoir été exercée par des artisans de la campagne, qui venaient les débiter à la ville:

    Après toutes les matinées,
    Vous orrez ces villageois,
    Qui vont pour couvrir les bues,
    Criant: «Couvertouez! couvertouez!»

Le rôle des tonneliers, dans les traditions populaires de France, est très restreint.

En Gascogne et dans le Quercy, on chante la chanson du Tonnelier de
Libos
, les deux versions sont incomplètes:

    Din lou bourg de Libos
    Y a'n tsentil barricayré.

    L'Annèto de Trentel
    Cado tsour lou ba béré.

    —Antouèno, mon ami,
    Maridén nous ensemblé.

    —Annèto de Trentel,
    Attenden à dimentsé.

    —A dimentsé, à douma,
    You souy lasso d'attendré!

Dans le bourg de Libos,—Il y a un gentil tonnelier.—L'Annette de Trentels,—Chaque jour va le voir.—Antoine, mon ami,—Marions-nous ensemble.—Annette de Trentels.—Attendons à dimanche—À dimanche, à demain.—Moi, je lasse d'attendre!

[Illustration: Tonneliers à l'ouvrage, d'après Jost Amman (XVIe siècle).]

SOURCES

BOISIERS ET SABOTIERS.—E. Souvestre, Derniers paysans, 257, 277.—Communication de M. P.-M. Lavenot (Morbihan).—Lecoeur, Esquisses du Bocage normand, I, 57.—Paul Sébillot. Blason populaire des Côtes-du-Nord, 23.—Revue des traditions populaires, I, 56; IV, 229; VI, 170; VIII, 329, 449; X, 476.—Magasin pittoresque, 1861, 392.—Chapelot, Contes balzatois, I, 53.—Communication de M. L. Morin.—Paris ridicule et burlesque, 306.—Kastner, Les Voix de Paris, 38.—L.-F. Sauvé, Lavarou Koz.—Dejardin, Dictionnaire des spots.—Leroux, Dictionnaire comique.—F.-M. Luzel, Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, I, 10.—Paul Sébillot, Contes de la Haute-Bretagne, II, 16, 149; Contributions à l'étude des contes, 43.—Laisnel de la Salle, Croyances du Centre, I, 139.

LES TONNELIERS.—De Lamare, Traité de la police, IV, 664.—H. de la Villemarqué, Barzaz-Breiz, 454.—Communication de M. T. Volkov (Ukraine).—Revue des Traditions populaires, X, 30, 158.—Monteil, L'Industrie française, I, 237.—La Mosaïque, 1874, 166.—C. Moiset, Croyances de l'Yonne, 108.—F. Daleau, Superstitions de la Gironde, 38.—L.-F. Sauvé, Lavarou Koz.—Tabarin, OEuvres (éd. Jannet), I, 28.—Arlotto, Facéties (éd. Ristelhuber), 51.—A. Coffignon, L'Estomac de Paris, 314. Paris ridicule, 304.—A. Certeux, Cris de Londres, 110.—Kastner, Les Voix de Paris, 38.—J.-F. Bladé, Poésies populaires de la Gascogne, II, 148.

[Illustration: Les Tonneliers, fragment du frontispice du Charivari (1833).]

Chargement de la publicité...