Légendes et curiosités des métiers
LES BOUCHERS
Au moyen âge presque tous ceux qui s'occupaient de l'alimentation étaient l'objet de dictons satiriques, d'anecdotes ou de contes injurieux, dont la tradition est loin d'être perdue, surtout en certaines provinces. Il semble toutefois que les bouchers en aient été moins atteints que les boulangers, les aubergistes et les meuniers, par exemple: l'épithète de voleur n'est pas sans cesse accolée à leur nom, et les légendes ne les rangent pas parmi les gens de métiers auxquels saint Pierre ferme obstinément les portes du Paradis.
En Bretagne même, et dans plusieurs des pays où la satire n'épargne guère que les laboureurs et les artisans qui se rattachent à la construction, ils ne sont que rarement en butte aux quolibets, et on ne manifeste pas de répulsion à leur égard.
Dans le Mentonnais, au contraire, leur métier est mal vu; anciennement, ils faisaient, dit-on, fonction de bourreau. On ne boit pas volontiers avec eux, et leurs enfants se marient moins facilement que les autres.
D'après Timbs, il n'y a pas très longtemps qu'en Angleterre le peuple croyait qu'ils étaient l'objet d'une exception législative d'un caractère méprisant. On lit, dit-il, dans un poème de Butler, qu'aucun boucher ne pouvait siéger parmi les jurés. Cette erreur n'est pas maintenant complètement éteinte. Le jurisconsulte Barrington, après avoir cité le texte d'une loi de Henri VIII, qui exemptait les chirurgiens du jury, pense que de cette exemption vient la fausse opinion d'après laquelle un chirurgien ou un boucher ne pouvaient, en raison de la barbarie de leur métier, être acceptés comme jurés. Spelman, un autre jurisconsulte, dit que dans la loi anglaise ceux qui tuent les bêtes ne doivent pas être les arbitres de la vie d'un homme. Pour qu'il ait avancé cette opinion, il faut qu'elle ait eu quelque fondement. Actuellement, l'exemption subsiste pour les médecins, chirurgiens et apothicaires, mais non pour les bouchers.
L'exercice de cette profession semble disposer ceux qui l'exercent à une sorte d'insensibilité, bien qu'il ne faille pas prendre à la lettre ce passage des Industriels (1840): Sans cesse occupés à tuer, à déchirer des membres palpitants, les garçons d'échaudoir contractent l'habitude de verser le sang. Ils ne sont point cruels, car ils ne torturent pas sans nécessité et n'obéissent point à un instinct barbare; mais nés près des abattoirs, endurcis à des scènes de carnage, ils exercent sans répugnance leur métier. Tuer un boeuf, le saigner, le souffler, sont pour eux des actions naturelles. Une longue pratique du meurtre produit en eux les mêmes effets qu'une férocité native, et les législateurs anciens l'avaient tellement compris, que le Code romain forçait quiconque embrassait la profession de boucher à la suivre héréditairement.
En 1860, le Bulletin de la Société protectrice des animaux s'occupa des pratiques de l'abattoir et constata que certains tueurs se plaisaient à torturer: La cruauté de quelques garçons bouchers, est telle qu'ils frappent encore la pauvre bête après l'avoir égorgée. L'un d'eux, à l'abattoir du Roule, non content d'avoir roué de coups le veau qui s'était échappé de ses mains, lui assénait sur le museau des coups de bâton et le piquait au nez avec son couteau, après lui avoir coupé la gorge, sans lui enlever la partie cervicale de la moelle que les gens du métier appellent l'amourette, dans le but avoué de le faire souffrir plus longtemps.
Pendant le moyen âge, les bouchers de Paris sont turbulents, et on les rencontre dans tous les mouvements populaires; ils y prennent une part prépondérante, et se distinguent souvent par leurs excès; il est juste d'ajouter qu'à cette époque la royauté et les seigneurs ne leur donnaient guère le bon exemple. À la Révolution, ils n'avaient pas entièrement perdu le souvenir du rôle que leur corporation avait joué plusieurs siècles auparavant; en 1790, lors des travaux du Champ de Mars, auxquels plusieurs corps d'état prirent part en portant leurs bannières, celle des garçons bouchers était ornée d'un large couteau, avec cette inscription menaçante: Tremblez, aristocrates, voici les garçons bouchers!
Au XIIIe siècle, le lexicographe Jean de Garlande accusait les bouchers, au lieu de bonne viande, de débiter les chairs d'animaux morts de maladie; et on lit dans les Exempla de Jacques de Vitry les deux contes moralisés qui suivent: Un jour qu'un client, pour mieux se faire venir d'un boucher qui vendait de la viande cuite, lui disait: Il y a sept ans que je n'ai acheté de viandes à d'autre qu'à vous. Le boucher répondit: Vous l'avez fait et vous vivez encore! Un autre boucher de Saint-Jean-d'Acre, qui avait coutume de vendre aux pèlerins des viandes cuites avariées, ayant été pris par les Sarrasins, demanda à être conduit devant le Soudan, auquel il dit: Seigneur, je suis en votre pouvoir et vous pouvez me tuer; mais sachez qu'en le faisant vous vous ferez grand tort.—En quoi? demanda le Soudan.—Il n'y a pas d'année, répondit le boucher, où je ne tue plus de cent de vos ennemis les pèlerins en leur vendant de la vieille viande cuite et du poisson pourri. Le Soudan se mit à rire, et le laissa aller.
Au XVIe siècle, le prédicateur Maillard disait que les bouchers soufflaient la viande et mêlaient du suif de porc parmi l'autre.
L'exercice de la profession était soumis à un grand nombre de règlements, dont voici quelques-uns: Défense d'acheter des bestiaux hors des marchés; d'acheter des porcs nourris chez les barbiers, parce que ceux-ci avaient pu donner aux porcs le sang qu'ils tiraient aux malades; d'égorger des bestiaux nés depuis moins de quinze jours; de vendre de la viande échauffée; de garder la viande plus de deux jours en hiver et plus d'un jour et demi en été; de vendre de la viande à la lueur de la lampe ou de la chandelle. Les règlements, très longs et très sévères, concernaient les animaux atteints de la lèpre ou du charbon.
On a beaucoup parlé, dans ces dernières années, de procès faits à des bouchers qui avaient vendu pour les soldats des viandes malsaines. Sous l'ancien régime, il y eut plusieurs condamnations pour des faits du même genre. En voici une que rapporte de Lamare, et qui est curieuse à plus d'un titre.
28 mai 1716.—Arrêt de la chambre de justice condamnant Antoine Dubout, greffier des chasses de Livry, ci-devant directeur des boucheries des armées, à faire amende honorable, nud en chemise, la corde au col, tenant dans ses mains une torche ardente du poids de deux livres, ayant écriteau devant et derrière, portant ces mots: «Directeur des boucheries qui a distribué des viandes ladres, et mortes naturellement aux soldats»; au-devant de la principale porte et entrée de l'église de Paris, et la principale porte et entrée de l'église du couvent des Grands-Augustins, et là, étant tête nue et à genoux, dire et déclarer à haute et intelligible voix, que méchamment et comme mal avisé, il a distribué et fait distribuer des viandes de boeuf ladres et mortes naturellement, qu'il s'est servi de fausses romaines pour peser et faire peser lesdites viandes, qu'il avait fait vendre à son profit des boeufs morts ou restés malades en route, dont il a fait tenir compte au roi, qu'il a pareillement fait tenir compte par le roi des boeufs et vaches sur un bien plus grand poids que l'estimation qu'il en a fait faire, et qu'il a commis d'autres méfaits mentionnés au procès, dont il se repent, demande pardon à Dieu, au roi et à la justice.»
[Illustration: Boucher assommant un boeuf, d'après Jost Amman.]
Au XIVe et au XVe siècle, nul ne pouvait être reçu maître sans être fils de maître, à moins qu'il n'eût servi en qualité d'apprenti pendant trois ans et «acheté, vendu ou débité chair». Le chef-d'oeuvre exigé consistait à habiller, c'est-à-dire à tuer, dépecer et parer la viande d'un boeuf, d'un mouton ou d'un veau. Par une ordonnance de Charles VI (1381), tout boucher qui se faisait recevoir maître était obligé de donner un aboivrement et un past: pour l'aboivrement, le maître nouveau devait au chef de sa communauté un cierge d'une livre et demie et un gâteau pétri aux oeufs; à la femme de celui-ci quatre pièces à prendre dans chaque plat; au prévôt de Paris un setier de vin et quatre gâteaux de maille à maille; au voyer de Paris, au prévôt de Fort-l'Évêque, etc., demi-setier de vin chacun et deux gâteaux de maille à maille. Pour le past, il devait au chef de la communauté un cierge d'une livre, une bougie roulée, deux pains, un demi-chapon et trente livres et demie de viande: à la femme du chef, douze pains, deux setiers de vin et quatre pièces à prendre dans chaque plat; au prévôt, un setier de vin, quatre gâteaux, un chapon et soixante et une livres de viande tant en porc qu'en boeuf; enfin au voyer de Paris, au prévôt du Fort-l'Évêque, au cellérier du Parlement, demi-chapon pour chacun, deux gâteaux et trente livres et demie, plus demi-quarteron, de boeuf et de porc. Les diverses personnes qui avaient droit à ces rétributions étaient obligées, quand elles les envoyaient prendre, de payer un ou deux deniers au ménétrier qui jouait des instruments dans la salle.
Le Moyen de parvenir donne le détail d'une sorte de cérémonial qui était en usage au XVIe siècle, et qui vraisemblablement tomba un peu plus tard en désuétude: Quand les bouchers font un examen à l'aspirant, ils le mènent en une haute chambre; et, le tout fait, ils lui disent que, pour la sûreté des viandes, il faut savoir s'il est sain et entier et, pour cet effet, le font dépouiller et le visitent. Cela fait, ils lui disent qu'il se revête, ce qu'ayant fait et le voyant gai et ralu, ils lui disent: «Or çà, mon ami, vous êtes passé maître boucher, vous avez habillé un veau, faites le serment.»
En Champagne, quand la réception était accomplie, le boucher devait prêter un serment, renouvelé chaque année le jour du Grand Jeudi, au corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à l'Église et aux saints Évangiles, de ne pas enfreindre les règlements de sa corporation. Chaque récipiendaire donnait au maître boucher une paire de chausses et offrait en outre un banquet à ses confrères.
À Troyes, au XIVe siècle, les maîtres bouchers pouvaient être forcés, quelques jours après leur réception, de mettre un chapeau de verdure et de traîner, attelés deux à deux, jusqu'à la léproserie, un chariot sur lequel était assis, au milieu de vingt-cinq porcs gras, l'aumônier en surplis portant la croix. Les trompettes sonnaient, les enfants et le petit peuple criaient: «Vilains! serfs! Boeufs trayants!»
À Paris, les maîtres bouchers avaient constitué une sorte de tribunal, où ils siégeaient en tablier au milieu des moutons et des boeufs qu'on égorgeait.
Le maître des bouchers, désigné à vie par douze électeurs choisis parmi les maîtres bouchers, s'asseyait dans la grande salle de la halle sur une chaise de bois, et là, pour lui rendre hommage, on faisait brûler un grand cierge devant lui.
Il était interdit aux bouchers de vendre en carême et le vendredi: ceux qui enfreignaient cette défense étaient condamnés à être fouettés par les rues. Comme les malades pouvaient avoir besoin de viande, on accordait le droit d'en vendre à quelques bouchers, moyennant une redevance. À Saint-Brieuc, ce droit fut adjugé, en 1791, à un boucher, moyennant 900 livres. En 1126, un boucher de Laon, qui avait vendu de la viande un vendredi, fut condamné par Barthélemy de Vire, évêque de la ville, à porter publiquement à la procession «une morue, ou un saumon s'il ne peut se procurer une morue.»
Des ordonnances multiples et très détaillées qui occupent nombre de pages dans le traité de de Lamare, avaient réglementé les tueries et les boucheries; mais on avait beau les renouveler, elles n'étaient guère observées. Plusieurs écrivains nous ont donné des descriptions de celles de Paris aux siècles derniers, qui ressemblent à celle qu'Ant. Caillot a tracée de leur état à la veille de la Révolution: Quel hideux aspect ne présentaient pas les étaux des bouchers; les passants n'y voyaient qu'avec horreur les traces d'un massacre sanglant, que des ruisseaux d'un sang noir qui coulait dans la rue, qu'un pavé toujours teint de ce sang, que des hommes dont les vêtements en étaient constamment souillés.
Sous l'Empire, la police essaya, avec succès, de rendre les boucheries un peu plus propres. Les boutiques étaient défendues à l'extérieur, par des barreaux de fer luisant, qui y laissaient pénétrer l'air la nuit comme le jour. Le sang ne souille plus, dit Caillot, les dalles qui en forment le pavé, et le marchand ne porte plus de traces sanglantes sur le linge qui lui sert de tablier. La bouchère, coiffée d'un bonnet de dentelle, n'est plus assise sur une chaise de bois devant un comptoir malpropre, mais dans un petit cabinet vitré, décoré d'une glace, dans lequel elle reçoit l'argent de ses pratiques.
Dans quelques villes de province se retrouvent des boucheries dont l'aspect rappelle celles du moyen âge: en 1886 la rue des Bouchers, à Limoges, était une sorte de ruelle étroite, humide et sombre, longue d'une centaine de mètres, bordée de maisons construites pour la plupart en bois et en torchis. Les boutiques étaient basses, étroites et peu profondes; la marchandise, au lieu d'être à l'intérieur, s'étalait à l'extérieur, les quartiers de chair suspendus à d'énormes crocs et les morceaux de viande jetés pêle-mêle, dans un désordre indescriptible et répugnant: le client n'entrait jamais dans la boutique et les transactions se faisaient à la porte, où bouchers et bouchères se tenaient.
[Illustration: Le Boucher]
Les boucheries de Troyes se composaient de quatre allées de charpente, et les courants d'air ménagés à l'intérieur empêchaient les mouches d'y pénétrer; lors de l'enquête faite à ce sujet par le lieutenant-général du baillage en 1759, ils attribuaient le privilège dont jouissait cette boucherie au bienheureux évêque Loup, dont ils montraient la statue placée depuis longtemps pour perpétuer le souvenir de son intercession; d'autres, à l'humidité du local.
Les boutiques des bouchers n'ont pas, en général, d'enseignes bien caractéristiques, et il est assez rare d'en trouver dans le genre de celle qu'on voyait il y a trente ans à Saint-Haon-le-Châtel; elle représentait un animal indescriptible avec cette légende:
On me dit vache et je suis boeuf;
Pour qui me veut, je suis les deux.
Sur la façade on voit assez souvent une tête de boeuf, généralement dorée; aujourd'hui elle est assez petite; autrefois elle était de grande dimension, avec des cornes très longues.
Au moyen âge, les bouchers couronnaient de feuillage la viande des animaux fraîchement tués. Villon y fait allusion dans son Petit Testament:
Item à Jehan Tronne, bouchier,
Laisse le mouton franc et tendre
Et un tachon pour esmoucher
Le boeuf couronné qu'il veult vendre
Ou la vache qu'on ne peult prendre.
Au commencement du second Empire cette décoration subsistait encore, seulement pour le jour de Pâques, qui ramenait l'usage de la viande alors interdite pendant le carême.
À Douai, d'après le règlement du 10 avril 1759, la nature des viandes exposées en vente par les bouchers était indiquée par des banderoles des couleurs ci-après: Boeuf, banderole verte; Taureau, banderole rouge; Vache, banderole blanche; Brebis, banderole jaune; Mouton, banderole bleue.
Les bouchers avaient remarqué que les viandes les plus jaunes, les plus corrompues et les plus flétries, paraissaient très blanches et très fraîches à la lumière; aussi plusieurs avaient l'artifice de tenir grand nombre de chandelles allumées dans leurs étaux, même en plein jour; une ordonnance de 1399 fixa les heures pendant lesquelles ils pouvaient avoir des chandelles.
Avant la Révolution, les consommateurs achetaient «chair sur taille», c'est-à-dire en marquant sur une taille, par des crans ou des coches, la quantité de viande prise chaque fois, comme cela se passe encore chez les boulangers.
Une sentence de 1668 défendait aux bouchers de descendre de leurs étaux pour appeler et arrêter ceux qui désiraient acheter de la viande.
De Lamare rapporte, d'après Lampride, une singulière manière de vendre la viande, qui fut en usage à Rome pendant une assez longue période. L'acheteur étant content de la qualité de la marchandise, fermait l'une de ses mains, le vendeur en faisait autant de l'une des siennes; et ensuite, ayant l'un et l'autre le poing clos, chacun d'eux étendait subitement une partie de ses doigts: si les doigts étendus et ouverts de l'un et de l'autre formulent le nombre pair, c'était au vendeur à mettre le prix à sa marchandise; si, au contraire, ils amenaient le nombre impair, l'acheteur avait le droit d'en donner tel prix qu'il jugeait à propos.
Au XVIIe siècle existait, chez certains bouchers de Londres, la coutume de cracher sur la première pièce d'argent qu'ils recevaient le matin.
Les personnes qui venaient acheter de la viande, et qui naturellement essayaient de l'avoir à meilleur marché que le prix fait par le marchand, étaient de la part de celui-ci l'objet d'invectives, qui motivèrent un arrêt du Parlement en 1540, et une ordonnance de police en 1570: Expresses inhibitions, dit cette dernière, sont faites à tous Bouchers, Estalliers, Rotisseurs, Poissonniers, Harengers, Fruictiers et autres de cette ville de Paris, de ne innover, mesfaire ne mesdire aux Demoiselles et Bourgeoises, femmes, filles et chambrières qui achepteront ou vouldront achepter d'eux, de ne uzer contre lesdittes Damoiselles, Bourgeoises et leurs servantes, d'aucunes parolles de rizée et mocquerie et de recevoir doulcement les offres qu'elles feront de leurs marchandises, sous peine de prison, d'amende arbitraire et de punition corporelle.
Au XVIIe siècle, les bouchers et les bouchères avaient adouci leur langage, sans toutefois cesser de lancer quelques brocards aux clients qui voulaient marchander. Voici une scène de boutique empruntée au Bourgeois poli, qui fut publié en 1631:
LA BOURGEOISE.—Hé bien, mon amy, avez-vous là de bonne viande? Donnez-moi un bon quartier de mouton et une bonne pièce de boeuf, avec une bonne poitrine de boeuf.
LE BOUCHER.—Oui dea, madame, nous en avons de bonne, d'aussi bonne qu'il y ayt en la boucherie, sans despriser les autres. Approchez, voyez ce que vous demandez. Voilà une bonne pièce de vache du derrière bien espaisse. Cela vous duit-il?
LA FEMME DU BOUCHER.—Madame, voilà un bon colet de mouton; tenez, voilà qui a deux doigts de gresse; je vous promets que le mouton en couste sept francz, et si encore on n'en sçauroit recouvrir, je serons contraint de fermer nos boutiques.
LA BOURGEOISE.—Combien Voulez-vous vendre ces trois
pièces-là?
LE BOUCHER.—Madame, vous n'en sçauriez moins donner qu'un
escu; voilà de belle et bonne viande.
LA BOURGEOISE.—Jesu, mon amy, vous mocquez-vous? et
vramment prisez moin vos pièces.
LE BOUCHER.—Madame, je ne sommes pas à cette heure à les
priser; il y a longtemps que je sçavons bien combien cela
vaut. Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous en vendons.
LA BOURGEOISE.—Tredame mon amy, je croy que vous vous mocquez quant à moy, de faire cela un escu; encore pour quarante sols je me lairrois aller.
LA FEMME DU BOUCHER.—Ah! madame, il ne vous faut pas de si bonne viande; il faut que vous alliez querir de la cohue, on vous en donnera pour le prix de votre argent; je n'avons point de marchandise à ce prix-là, il vous faut de la vache et de la brebis.
[Illustration]
LA BOURGEOISE.—Tredame, m'amie, vous êtes bien rude à pauvres gens! Je vous en offre raisonnablement ce que cela vaut. Vous me voudriez faire accroire, je pense, que la chair est bien chère.
LE BOUCHER.—Madame, la bonne est bien chère, voirement je vous assure que tout nous r'enchérit; la bonne marchandise est bien chère sur le pied. Mais, tenez, madame, regardez un peu la couleur de ce boeuf-là? Quel mouton est cela? Cette poictrine de veau a t'elle du laict? Vous ne faictes que le marché d'un autre.
LA BOURGEOISE.—Tout ce que vous me dittes là et rien c'est tout un; je voy bien ce que je voy; je sçay bien ce que vaut la marchandise; je ne vous en donnerai pas un denier davantage.
LA FEMME DU BOUCHER.—Allés, allés, il vous faut de la vache. Allés à l'autre bout, on en y vend: vous trouverez de la marchandise pour le prix de vostre argent. Il ne faudroit guière de tels chalans pour nous faire fermer nostre estau.
Le dessin de Daumier (p. 13) a pour légende: «Eh ben! puisque vous voulez qu'les bouchers soient libres, pourquoi qu'vous voulez m'empêcher d'mettre qué z'os dans la balance?… J'vous trouve drôle, vous encore, la p'tite mère!…»
Les bouchers, habitués à manier de l'argent, vivent bien et dépensent beaucoup. Un proverbe provençal, qu'il ne faut pas sans doute généraliser, assure qu'ils ne meurent pas riches:
—Bouchié jouine à chivau, Vièi à l'espitau.
Boucher jeune à cheval—Vieux à l'hôpital. (Provence.)
Les bouchers ne sont pas seulement vendeurs, ils sont aussi acheteurs, et ils emploient dans le marchandage des ruses analogues à celles, plus connues, des maquignons. En arrivant dans un marché, dit La Bédollière, le boucher va de bestiaux en bestiaux; et les examine d'un air de dénigrement: «Tourne-toi donc, desséché; n'aie pas peur; ce n'est pas encore toi qui fourniras des lampions pour la fête de juillet; et combien veut-on te vendre?—L'avez-vous bien manié? s'écrie le marchand impatienté.—Parbleu! ne faut-il pas deux heures pour considérer ton efflanqué?—Tiens, aussi vrai que les bouchers sont tous des voleurs, il ne sortira pas du marché à moins de quinze louis.—Mais il n'a rien dans la carcasse, ton cerf-volant! il n'a pas de suif pour trois chandelles! Je t'en donne trente-deux pistoles, et pas davantage.» Lorsque la discussion est terminée, et que le boucher a conclu le marché, il tire de sa poche une paire de ciseaux et découpe sur le poil les lettres initiales de son nom et de son prénom. S'il veut qu'on immole immédiatement l'animal, il le marque de chasse, c'est-à-dire d'une raie transversale sur les côtes. Un boucher ne dit jamais: «J'ai acheté une vache», mais bien: «J'ai acheté une bête». Quand il a fait l'acquisition d'un taureau, il le désigne sous la dénomination de pacha ou pair de France.
C'est probablement à cause de ces ruses qu'on donne en Basse-Bretagne, au boucher, le surnom de Mezo Kiger, boucher ivre ou plutôt trompeur.
Les bouchers de Paris étaient très orgueilleux au moyen âge. Dante, Purgatoire, ch. XX, prétend que Hugues Capet était fils d'un boucher de Paris. Ce roi avait accordé de grands privilèges à la corporation; c'est là probablement l'origine de cette tradition, qui n'était pas éteinte au XVe siècle, et à laquelle Villon fait allusion dans son Grand Testament.
Se fusse des hoirs Hue Capet
Qui fut extraict de Boucherie,
On ne m'eust parmy ce drapet.
Faict boire à cette escorcherie.
Les anciennes confréries des bouchers étaient presque partout fort importantes. Celle de Paris tenait ses réunions dans l'église Saint-Pierre-aux-Boeufs. Dans plusieurs villes, des droits et des privilèges particuliers étaient le partage des bouchers; à Venise, ils avaient celui d'élire le curé de l'église Saint-Mathieu; à Fribourg, leurs droits étaient très divers; l'auberge qu'ils possédaient avait, dès avant 1498, le boeuf pour enseigne. La puissante corporation des bouchers d'Augsbourg tenait ses réunions dans une auberge située près de l'abattoir de cette ville, et portait pour enseigne le Justaucorps sanglant. Les bouchères de la même ville allaient se reposer et déjeuner dans une maison voisine, à l'enseigne de l'École des Femmes.
[Illustration: Promenade du Boeuf gras, vitrail de Bar-sur-Seine,
XVIe siècle.]
La corporation des bouchers a souvent figuré dans les fêtes et les cérémonies publiques, et, d'après les anciens registres de la ville de Paris, elle a été admise aux entrées des princes et des légats, à la condition de supporter les frais d'habillement, de draperie et de tentures. Les bouchers reçurent même, sous forme de remontrance, l'ordre de «faire ébattement à l'entrée d'Anne de Bretagne». Jusqu'à la Révolution, ils continuèrent à paraître aux entrées des rois, aux réjouissances pour les baptêmes des princes et princesses, etc. À la fête de la Fédération, les garçons bouchers se présentèrent seuls, car les maîtres ne pouvaient être sympathiques à un nouvel ordre social qui détruisait leurs privilèges.
[Illustration: Promenade du Boeuf gras, figure accompagnant le placard de «l'ordre et la marche» (1816).
(Musée Carnavalet.)]
Les bouchers, comme bien d'autres corporations, avaient soin d'orner la chapelle de leur patron; ceux de Champagne se distinguaient tout particulièrement. On voit dans la chapelle Saint-Joseph un vitrail donné par les maîtres bouchers de Bar-sur-Seine, en 1512. Au milieu, en haut, est peint saint Barthélemy, leur patron, tenant l'instrument de son supplice. Plus bas, est représentée la promenade du boeuf gras: deux bouchers en habit de fête conduisent l'animal, et traînent chacun le bout d'une écharpe passée à col; ils sont précédés de deux garçons, battant la caisse et jouant de la flûte, et suivis de plusieurs enfants qui se livrent à la joie. La maison d'un maître boucher, ou peut-être la boucherie publique de la ville, se voit dans le fond, ornée de deux têtes de boeuf et de guirlandes de verdure (p. 16).
La promenade d'un boeuf gras, pendant les jours qui précèdent le carême, n'a pris fin à Paris qu'à la chute du second empire; autrefois, elle avait lieu sur plusieurs points de l'ancienne France. Le seigneur de Palluau (Indre) avait le droit, au XVIIIe siècle, de faire choisir un boeuf parmi ceux que les bouchers de la ville étaient tenus de tuer devant Carême prenant. Ce boeuf était appelé boeuf viellé. Au bourg de Saint-Sulpice-lez-Bourges, le «maître visiteur des chairs et poissons, après collection faite des voix et arbitres à ce appelés, déclaroit que tel boeuf estoit le plus gros et suffisant pour estre mené et violé, à la manière accoutumée, par les rues de la justice dudit bourg.» Cette élection rappelle celle qui était faite avant 1870, à Paris, par une commission composée de l'inspecteur général des halles et marchés, de quatre principaux inspecteurs, de deux facteurs et de deux bouchers. À Leugny, dans l'Yonne, il y a quelques années, un maquignon marchandait le boeuf gras; un éleveur morvandeau le vendait. Les garçons bouchers qui le promenaient quêtaient de l'argent, du vin et du cidre. Le soir, il y avait un repas fait avec l'argent encaissé. On y buvait le vin recueilli dans une feuillette, qui accompagnait la promenade du boeuf.
Le bibliophile Jacob a parlé assez longuement des processions qui avaient lieu à Paris, et il a essayé d'en rechercher l'origine. N'est-il pas vraisemblable, dit-il, que les garçons bouchers célébraient la fête de leur confrérie, de même que les clercs de la basoche plantaient le mai à la porte du Palais de justice. En outre, les bouchers de Paris ayant eu jadis plusieurs querelles et procès avec les bouchers du Temple, il est fort naturel qu'ils aient témoigné leur reconnaissance, à l'occasion des privilèges que le roi leur accorda en dédommagement, par des réjouissances publiques, qui se sont perpétuées jusqu'à nous. Cette idée est d'autant plus admissible, que le boeuf gras partait de l'Apport-Paris, ancien emplacement des boucheries hors des murs de la ville, et qu'il était conduit en pompe chez les premiers magistrats du Parlement. En tout cas, il est certain que cette fête existe depuis des siècles. On nommait le boeuf gras boeuf villé, parce qu'il allait par la ville; ou boeuf viellé, parce qu'il marchait au son des vielles; ou bien boeuf violé, parce qu'il était accompagné de violes ou violons. Les enfants avaient inauguré un jeu de ce genre, qui consistait à couronner de fleurs un d'entre eux et à le conduire en chantant comme à un sacrifice; ce jeu-là s'appelait boeuf sevré.
Les premières descriptions qui s'étendent sur les détails de cette cérémonie sont à peu près telles qu'on les ferait encore.
La procession de 1739 est la plus mémorable dont les historiens fassent mention: le boeuf partit de l'Apport-Paris, la veille du jeudi-gras, par extraordinaire; il était couvert d'une housse de tapisserie et portait une aigrette de feuillage. Sur son dos on avait assis un enfant nu avec un ruban en écharpe; et cet enfant, qui tenait dans une main un sceptre doré et dans l'autre une épée, était appelé le roi des bouchers. Jusqu'alors les bouchers n'avaient eu que des maîtres, et sans doute ils voulurent, cette fois, rivaliser avec les merciers, les ménétriers, les barbiers et les arbalétriers, qui avaient des rois. Ce boeuf gras avait pour escorte quinze garçons bouchers vêtus de rouge et de blanc, coiffés de turbans de deux couleurs: deux d'entre eux le menaient par les cornes, à la façon des sacrificateurs païens; les violons, les fifres et les tambours précédaient ce cortège qui parcourut les quartiers de Paris pour se rendre aux maisons des prévôts, échevins, présidents et conseillers, à qui cet honneur appartenait. Le boeuf fut partout bienvenu, et l'on paya bien ses gardes du corps; mais le premier président n'étant pas à son domicile, le boeuf gras fut amené dans la grande salle du Palais par l'escalier de la Sainte-Chapelle, et il eut l'avantage d'être présenté, en plein tribunal, au président en robe rouge qui l'accueillit très honnêtement.
La Révolution supprima le boeuf gras; mais Napoléon rétablit, par ordonnance, le carnaval et le boeuf gras; longtemps la police fit les frais de ces bacchanales des rues et des places; le roi des bouchers s'était changé en Amour et avait quitté sceptre et épée pour un carquois et un flambeau.
[Illustration]
Depuis cette rénovation jusqu'en 1871, le boeuf gras se promena à Paris, pendant les trois derniers jours du carnaval, conduit par des garçons bouchers déguisés et entouré de sa cour mythologique, sale et crottée, à cheval ou en voiture et on allait le montrer aux souverains et aux autorités, comme le montre l'image satirique (p. 21) intitulée: «Rencontre de deux monarques gros, gras, etc.»
Plusieurs corporations honoraient un saint unique, reconnu par tous les gens de l'état; les bouchers en avaient plusieurs; en Belgique, ils avaient choisi saint Antoine, martyr des premiers temps du christianisme, qui avait exercé le métier de boucher à Rome, et afin de le distinguer des autres saints du même nom, ils avaient fait représenter à côté de lui un cochon; ceux de Bruxelles fêtaient saint Barthélemy et faisaient dire, le 24 août, une messe en son honneur.
À Morlaix, les bouchers célébraient leur fête dans les premiers jours de l'Avent. Le boeuf gras faisait le tour de la ville escorté par tous les membres de la corporation, bras nus et la hache sur l'épaule. À chaque carrefour, on faisait le simulacre d'abattre l'animal, puis les bouchers faisaient la quête.
À Limoges, au milieu du quartier des bouchers, s'élevait une petite chapelle dédiée à saint Aurélien, patron de la corporation; à la porte était placée une madone entourée de lanternes qu'on allumait dans les grandes occasions. Des statuettes semblables, mais plus petites, se voyaient au-dessus des portes des maisons et dans chaque chambre; devant ces dernières brûlait jour et nuit une lumière.
Les bouchers étaient soumis à des redevances féodales, quelquefois d'un caractère original. Dans plusieurs chartes du XIIe siècle, les seigneurs exigeaient des bouchers domiciliés sur leurs terres «toutes langues des boeufs que ceux-ci tueront». À Lamballe, le jeudi absolu, François Bouan, sieur de la Brousse, avait le droit de prendre et lever de chaque boucher ou personne vendant chair ou lard aux paroisses de Notre-Dame et de Saint-Martin «une joue de porc, bonne et compétente tranchée, deux doigts au-dessous de l'oreille». Les bouchers de Dol devaient fournir au sire de Combour une pelisse blanche en peau, assez grande pour entourer un fût de pipe, et dont les manches devaient être assez larges pour qu'un homme armé pût y passer facilement le bras. Jusque vers 1820, chacun des bouchers qui venaient vendre au marché de Penzance, dans la Cornouaille anglaise, payait, à la fête de Noël, au bailli de Coneston, un shilling ou devait lui donner un os à moelle.
Il est assez rarement parlé des bouchers dans les contes, si ce n'est dans ceux qui sont plaisants; mais il court sur eux quelques anecdotes assez comiques: Un boucher de Lyon avait acheté, dit le Roman bourgeois, un office d'esleu; le gouverneur de la ville s'estonnant comment il le pourroit exercer, veu qu'il ne sçavoit ni lire ni escrire, il luy répondit avec une ignorante fierté: «Hé vrayement, si je ne sçais escrire, je hocheray», voulant dire que comme il faisait des hoches sur une table pour marquer les livres de viande qu'il livrait à ses chalans, il en feroit autant sur le papier pour lui tenir lieu de signature.
On trouve dans les oeuvres de Claude Mermet l'épigramme qui suit, intitulée: D'un consul de village député pour aller chercher un bon prédicateur à Paris:
Un boucher, consul de village,
Fut envoyé loin pour chercher
Un prêcheur, docte personnage.
Qui vint en Carême prêcher:
On en fit de lui approcher
Demi-douzaine en un couvent:
Le plus gros fut pris du boucher
Cuidant qu'il fût le plus savant.
Un avoué de Penzance avait un gros chien qui avait coutume de venir voler de la viande aux étaux. Un jour, un des bouchers vint trouver l'homme de loi, et lui dit:—Monsieur, puis-je demander une indemnité au maître d'un chien qui m'a volé un gigot de mouton?—Certainement, mon brave homme.—S'il vous plaît, monsieur, c'est votre chien, et le prix du morceau est de 4sh 6». L'avoué le paya et le boucher s'en allait triomphant, lorsque l'avoué le rappela: «Arrêtez un moment, mon brave homme, le prix d'une consultation d'avocat est de 6sh 8d; payez-moi la différence.» Le boucher, bien marri, dut s'exécuter.
Dans l'Ille-et-Vilaine, on raconte qu'un boucher, ayant entendu dire dans son village que l'on a vu un certain taureau qui a sur le front une seule corne, jure de le prendre. Il se met à la recherche de l'animal avec deux haches et cent couteaux. Enfin il trouve la bête qui, avec une complaisance parfaite, lui offre sa tête. Le boucher use en vain tous ses instruments. Alors le taureau donne à l'homme un coup de corne dans la poitrine, l'étend raide mort, et retourne tranquillement dans son pays, qu'on n'a pu encore découvrir.
Dans le fabliau du «Bouchier d'Abbeville», un boucher, revenant de la foire, demande un gîte pour la nuit dans la maison d'un prêtre; celui-ci ne veut pas le recevoir. Bientôt le boucher revient et lui propose de payer son hospitalité en lui donnant une des brebis grasses qu'il a achetées à la foire; il lui offre même de la tuer pour le souper et de laisser à son hôte toute la viande qui n'aura pas été mangée à leur repas. Il est aussitôt accepté et ils font un excellent repas. Le boucher promet à la gouvernante et à la servante du prêtre la peau de la brebis, et il parvient à les tromper toutes les deux. Quand il est parti, il s'élève une dispute entre le curé et les deux femmes pour la possession de la peau, et l'on découvre que le malicieux boucher avait volé cette brebis dans le troupeau même du prêtre.
[Illustration: Boucher hollandais, gravure du XVIIe siècle.]
«Ung jour advint que deux cordeliers, venans de Nyort, arrivèrent bien tard à Grif et logèrent en la maison d'un boucher. Et, pour ce que entre leur chambre et celle de l'hoste n'y avoit que des ais bien mal joincts, leur print envie d'escouter ce que le mary disoit à sa femme estans dedans le lict; et vindrent mectre leurs oreilles tout droict au chevet du lit du mary, lequel ne se doubtant de ses hostes, parloit à sa femme privement de son mesnaige, en luy disant: «Mamye, il me faut demain lever matin pour aller veoir noz cordeliers, car il y en a ung bien gras, lequel il nous fault tuer; nous le sallerons incontinent et en ferons bien nostre proffict». Et combien qu'il entendoit de ses pourceaux, lesquelz il appeloit cordeliers, si est-ce que les deux pauvres frères, qui oyoient cette conjuration, se tinrent tout asseurez que c'estoit pour eulx, et en grande paour et craincte, attendoient l'aube du jour. Il y en avoit ung d'eux fort gras et l'autre assez maigre. Le gras se vouloit confesser à son compaignon, disant que ung boucher ayant perdu l'amour et craincte de Dieu, ne feroit non plus cas de l'assommer que ung boeuf ou autre beste. Et, veu qu'ilz estoient enfermez en leur chambre de laquelle ilz ne povoient sortir sans passer par celle de l'hoste, ils se dobvoient tenir bien seurs de leur mort, et recommander leurs ames à Dieu. Mais le jeune, qui n'estoit pas si vaincu de paour que son compaignon, luy dist que, puis que la porte leur estoit fermée, falloit essayer à passer par la fenestre, et que aussy bien ilz ne sçauroient avoir pis que la mort. A quoy le gras s'accorda. Le jeune ouvrit la fenestre, et voyant qu'elle n'estoit trop haulte de terre, saulta legierement en bas et s'enfuyst le plus tost et le plus loing qu'il peut, sans attendre son compaignon, lequel essaya le dangier. Mais la pesanteur le contraingnit de demeurer en bas: car au lieu de saulter, il tomba si lourdement qu'il se blessa fort en une jambe. Et, quand il se veid abandonné de son compaignon, et qu'il ne le povoit suyvre, regarda à l'entour de luy où il se pourroit cacher, et ne veit rien que un tect à pourceaulx où il se traina le mieulx qu'il peut. Et ouvrant la porte pour se cacher dedans, en eschappa deux grands pourceaulx, en la place desquels se mist le pauvre cordelier et ferma le petit huys sur luy, espérant, quand il oiroit le bruict des gens passans qu'il appelleroit et troveroit secours. Mais, si tost que le matin fut venu le boucher appresta ses grands cousteaux et dist à sa femme qu'elle lui tinst compaignie pour aller tuer son pourceau gras. Et quant il arriva au tect, auquel le cordelier estoit caché, commence à cryer bien hault, en ouvrant la petite porte: «Saillez dehors, maistre cordelier, saillez dehors, car aujourdhuy j'auray de vos boudins!» Le pauvre cordelier ne se pouvant soustenir sur sa jambe, saillyt à quatre pieds, hors du tect, criant tant qu'il povoit misericorde. Et si le pauvre frere eust grand paour, le boucher et sa femme n'en eurent pas moins, car ilz pensoient que sainct François fust courroucé contre eulx de ce qu'ilz nommaient une beste cordelier, et se meirent à genoulx devant le pauvre frere, demandans pardon à sainct François, en sorte que le cordelier cryoit d'un costé misericorde au boucher, et le boucher, à luy, d'aultre, tant que les ungs et les aultres furent ung quart d'heure sans se pouvoir asseurer. À la fin le beau pere, cognoissant que le boucher ne luy voloit point de mal, lui compta la cause pourquoy il s'estoit caché en ce tect, dont la paour tourna incontinent en ris, sinon que le cordelier, qui avoit mal en la jambe ne se pouvoit resjouyr.»
Ce récit, qui figure dans l'Heptaméron de la reine de Navarre, a été raconté en Italie à Marc Monnier sous une forme presque identique, à cette légère différence que les personnages qui écoutent sont deux prêtres, et qu'ils entendent le boucher dire à sa femme qu'ils se lèvera de bon matin pour tuer deux noirs. Marc Monnier le rapproche de la peur que Paul-Louis Courier éprouva dans des circonstances analogues chez un charbonnier de Calabre, où il se trouvait avec un compagnon, en l'entendant dire qu'il «fallait les tuer tous les deux». Il s'agissait de chapons.
La complainte de saint Nicolas et des petits enfants, qui est populaire sur plusieurs points de la France, parle d'un boucher qui, de même que le légendaire pâtissier de la rue des Marmouzets, ne se contentait pas de tuer des animaux. Voici la version que Gérard de Nerval recueillit dans le Valois:
Il était trois petits enfants
Qui s'en allaient glaner aux champs.
S'en vont au soir chez un boucher:
—Boucher, voudrais-tu nous loger?
—Entrez, entrez, petits enfants,
Il y a de la place assurément.
Ils n'étaient pas sitôt entrés,
Que le boucher les a tués,
Les a coupés en petits morceaux,
Mis au saloir comme pourceaux.
Saint Nicolas, au bout d'sept ans,
Saint Nicolas vint dans ce champ.
Il s'en alla chez le boucher:
—Boucher, voudrais-tu me loger?
—Entrez, entrez, saint Nicolas.
Il y a d'la place, il n'en manque pas».
Il n'était pas sitôt entré
Qu'il a demandé à souper.
—Voulez-vous un morceau d'jambon?
—Je n'en veux pas, il n'est pas bon.
—Voulez-vous un morceau de veau?
—Je n'en veux pas, il n'est pas beau.
Du p'tit salé je veux avoir
Qu'il y a sept ans qu'est dans l'saloir.»
Quand le boucher entendit cela
Hors de sa porte il s'enfuya.
—Boucher, boucher, ne t'enfuis pas.
Repens-toi, Dieu te pardonnera.»
Saint Nicolas posa trois doigts
Et les p'tits se levèrent tous les trois.
Le premier dit: «J'ai bien dormi.»
Le second dit: «Et moi aussi.»
Et le troisième répondit:
«Je croyais être en paradis.»
[Illustration: Boucher italien, d'après Mitelli.]
DEVINETTES
Deux pieds assis sur trois pieds étaient occupés à regarder un pied, lorsque survinrent quatre pieds qui s'emparèrent d'un pied; sur ce, les deux pieds se levèrent, saisirent les trois pieds et les lancèrent à la tête des quatre pieds qui s'enfuirent avec un pied. La réponse est: Un boucher assis sur un escabeau à trois pieds, et auquel un chien vient de voler un pied de mouton. Devinette anglaise (Dickens, Les Temps difficiles).
Qui sont ceux qui gagnent leur vie du sang épanché?
—Les chirurgiens et les bouchers.
PROVERBES
—C'est un boucher.
On appelait boucher un homme qui coupait mal les viandes, ou un barbier qui a la main lourde, qui rase rudement, qui coupe en rasant.
—C'est un rire de boucher, il ne passe pas le noeud de la gorge; c'est un rire qui n'est pas franc, parce que les bouchers, tenant leur couteau entre les dents, font une grimace qui ressemble à un rire, bien qu'ils n'aient pas envie de rire en effet.
—The butcher look'd for his knife, when he had it in the mouth. Le boucher cherche son couteau, alors qu'il l'a à la bouche (Anglais).
—The butcher looked for the candle it was in his hat. Le boucher cherchait sa chandelle et elle était sur son chapeau (Anglais).
—Gwelloc'h eo beza Kiger eget beza leue. Il vaut mieux être le boucher que le veau. (Breton.)
—Le boeuf une fois tombé, les bouchers viennent en
foule. (Proverbe talmudique.)
—Il fait tous les matins le métier d'un boucher, car il
habille un veau.
—Il sont comme les bouchers du Mans, ils se mettent sept
sur une bête. (Normandie.)
—On dit d'un homme qui ne peut rien en une affaire ou en
une assemblée, qu'il a du crédit comme un chien à la
boucherie.
—Il est reçu comme un chien dans une boucherie. (Iles
Feroé.)
—Avoir la conscience d'un chien de boucher. (Prov.
allemand.)
—A cani di vuccieria nun mancanu ossa. Au chien de
boucherie ne manquent pas les os. (Prov. sicilien.)
On trouve, dès le moyen âge, une série de sujets dans lesquels le rôle de l'homme à l'égard des animaux est interverti, de manière que la victime commande à son tour à son persécuteur. Ce changement de position était appelé, dans le vieux français, le Monde bestourné; il forme, dit Wright, le sujet de vers assez anciens, et la peinture l'a exploité à une date reculée. L'imagerie populaire s'en est aussi emparée. Un des compartiments du Monde à rebours, estampe du XVIIe siècle, représente un boeuf dépeçant un boucher (p. 31). Dans un livre populaire anglais, qui était déjà imprimé en 1790, on voit un boeuf qui tue un boucher.
[Illustration]
SOURCES
Revue des Traditions populaires, VIII, 591; IX, 195, 217, 233.—Timbs, Things generally not known, I, 175.—La Bédollière, Les Industriels, 83, 85.—E. Rolland, Faune populaire. V, 67.—Jacques de Vitry, Exempla, 70 (éd. de Folk-Lore Society).—E. Monteil, l'Industrie française. I, 92, 243.—De Lamare, Traité de la police, III, 85, 86.—Legrand d'Aussy, Vie privée des Français, I, 307.—Assier, Légendes de la Champagne, 47, 48.—Vinçard, Les Ouvriers de Paris, 131, 157.—Desmaze, Curiosités des anciennes justices, 313.—Ant. Caillot, Vie publique des Français, II, 212, 218.—Souvenirs à l'usage des habitants de Douai (1822), 548.—Autrefois (1842), 150.—Blavignac, Histoire des enseignes, 143.—F. Arnaud, Voyage pittoresque dans l'Aube, 102.—Communication de M. Charles Fichot.—Laisnel de la Salle, Légendes du Centre, I, 30.—Moiset, Croyances de l'Yonne, 17.—Jacob, Curiosités de l'histoire des Croyances populaires, 135.—Reinsberg-Düringsfeld, Traditions de la Belgique, I, 155; II, 120.—Quernest, Notices sur Lamballe, 42.—Folk-Lore Journal, V, 110, 111.—Gérard de Nerval, Les filles du feu, 160.—Reinsberg-Düringsfeld. Sprichwörter.—Sauvé Lavarou koz.—Leroux, Dictionnaire comique.—Tuet, Matinées senonoises.—Wright, Histoire de la Caricature, 107.
[Illustration: Le boucher, d'après les Arts et Métiers.]
LES FILEUSES
Naguère encore, pour exprimer l'ancienneté d'une chose ou son invraisemblance, on disait assez couramment qu'elle s'était passée à l'époque où les rois épousaient des bergères, ou
Du temps que la reine Berthe filait.
Ce dicton, qui a son parallèle en Italie, était vraisemblablement né d'une confusion qui s'était établie entre plusieurs personnages: la mère de Charlemagne, la reine qui, d'après une ancienne charte indiquée par le Dictionnaire de Trévoux, filait pour orner les églises, l'héroïne du roman de Berthe aux grands pieds, et une sorte de fée filandière, nommée Bertha en Italie, Berchta en Allemagne, et restée surtout populaire en ce dernier pays.
Il constatait que l'art de filer figurait autrefois au premier rang des attributions de la femme, quel que fût son rang.
Grosley, qui écrivit au siècle dernier une dissertation moitié plaisante, moitié sérieuse sur les Ecraignes, ou réunions de fileuses, leur avait trouvé dans l'antiquité des précédents illustres: La Nécessité filait, en compagnie des Parques, le fil des destinées humaines; les nymphes se réunissaient chez la mère d'Aristée pour filer la laine verte de Milet. À Rome, le plus bel éloge que l'on pût faire d'une matrone des anciens temps, consistait à dire qu'elle était restée chez elle occupée à filer de la laine: les pronubæ portaient derrière la fiancée sa quenouille et son fuseau.
Chez les Gaulois on pratiquait, au moment du mariage, une cérémonie qui ressemblait beaucoup à celle encore en usage naguère dans quelques provinces: la nouvelle mariée était conduite dans un bois où se trouvait la statue de la déesse Nehellenia, on lui remettait une quenouille chargée de lin et elle la filait un instant; peu de temps après la conversion des Francs au christianisme, à l'issue de la messe nuptiale, les parents de l'épousée prenaient une quenouille sur l'autel de la Vierge et la lui donnaient à filer. Dans quelques églises du Berry, la mariée filait une ou deux aiguillées avant de sortir; dans le pays Chartrain, elle s'agenouillait sous le porche devant la statue de sainte Anne, faisait trois signes de croix, et, prenant la quenouille de la sainte, elle la mettait à son côté et filait quelques instants. Dans la Sologne et dans l'Orne, le bedeau présentait à la nouvelle mariée, le dimanche après la noce, une quenouille à laquelle elle attachait un ruban et une pièce de fil.
Dans le Lot-et-Garonne et dans le Tarn-et-Garonne, on portait en cérémonie la quenouille et le fuseau de la mariée à sa nouvelle demeure; en Normandie ces ustensiles étaient mis sur le devant de la charrette qui transportait le trousseau; dans le Jura, les femmes juchées sur les meubles placés sur le chariot filaient soit au fuseau, soit au rouet, quelquefois c'était le garçon franc qui filait. Dans les Landes, la quenouille était portée pendant toute la durée de la noce par une vieille femme qui, souvent se plaçait entre les deux époux; en Savoie, la belle-mère en présentait une à sa bru lors de son arrivée à la maison, pour lui dire qu'elle serait la bien venue si elle se renfermait dans ses travaux d'intérieur.
Dans les Landes, la jeune fille qui n'a pas les objets nécessaires à son trousseau va faire une quête vers la fin de septembre, accompagnée d'une amie. Elles ont à la main une quenouille chargée de lin, et elles filent ou ont l'air de filer tout le long de la route. Arrivées devant la maison où elles vont quêter, la «quistante» s'arrête à la porte et file pendant que sa compagne entre demander un peu de lin pour le trousseau. Dans la Sologne, le premier jour des noces, après le repas, cinq paysannes faisaient la quête: la première tenait à la main une quenouille et un fuseau, et les présentait à chacun en chantant:
L'épousée a bien quenouille et fuseau.
Mais de chanvre, hélas! pas un écheveau,
Pourra-t-elle donc filer son trousseau?
Le lendemain des noces a lieu, dans les Landes, une cérémonie burlesque: on fait mine de reconduire la «nobi» à ses parents, sous prétexte qu'elle est incapable de coudre, de filer, etc. Un donzelon prend une quenouille garnie d'étoupes et file une corde des plus grossières, un autre s'étudie à coudre le plus mal qu'il peut.
Lorsque l'on ouvrit les tombeaux de Saint-Denis, en 1793, Lenoir trouva dans le cercueil de Jeanne de Bourgogne, la première femme de Philippe de Valois, sa quenouille et son fuseau, et les mêmes objets dans celle de Jeanne de Bourbon, femme de Charles V. Une quenouille était sculptée sur la pierre tombale d'Alice, prieure d'un monastère du comté de Stirling (Écosse). En Allemagne on suspendait un fuseau au-dessus de la tombe des dames de haut parage, comme le heaume et l'épée sur celle du chevalier et du noble; à Mayence, dans l'église de Saint-Jean, on voyait un fuseau d'argent sur le tombeau de la femme de Conrad, duc de Franconie. En 1540, on sculpta sur le monument funéraire de sir Pollard, l'image de ses onze fils tenant à la main une épée, et de ses filles, aussi au nombre de onze, qui chacune avaient un fuseau à la main.
Le moine qui a écrit la vie de sainte Bertha connaissait sans doute la légende de Bertha, la fileuse, et c'est peut-être son souvenir qui lui a fait placer dans la main de l'abbesse la quenouille qu'elle filait tout en surveillant la construction de son monastère; parfois elle s'en servait pour tracer le canal qui devait y conduire l'eau de la source qu'elle avait achetée; où elle avait touché le sol, l'eau suivait le tracé qu'elle avait indiqué.
Les contes constatent que les reines avaient en singulière estime l'art de filer: parfois une jeune fille, réputée habile fileuse, est emmenée à la cour et présentée à la reine, qui est la plus grande fileuse du royaume, et on lui fait entendre que si la reine la trouve aussi adroite qu'on le dit, il n'est pas impossible qu'elle la choisisse pour sa bru. Une estampe montre les religieuses de Port-Royal en conférence dans un bois et filant leur quenouille, tout en discutant les questions théologiques les plus ardues. Le graveur Bonnart, à la fin du XVIIe siècle, représentait les Parques sous la figure de trois grandes dames du temps qui s'occupaient à filer et à dévider (p. 5). Au XVIe et au XVIIe siècle, les peintres qui ont à personnifier les vierges sages leur mettent en main des quenouilles (p. 17).
[Illustration: Les Trois Parques]
Autrefois, parmi les présents que l'on faisait aux jeunes filles et aux mariées figurait en première ligne un de ces mignons petits rouets que l'on voit dessinés sur les estampes, et dont quelques-uns sont encore conservés dans les familles. C'était même un don que l'on pouvait faire aux plus grandes dames; Mme d'Aulnoy, dont les contes fournissent plus d'un détail intéressant sur les coutumes de son temps, cite parmi les présents que la princesse Printannière envoie aux fées qui lui avaient rendu service, plusieurs rouets d'Allemagne avec des quenouilles en bois de cèdre.
Dans beaucoup de pays, comme en Bretagne, les galants offraient à leurs amoureuses des quenouilles sur lesquelles ils avaient sculpté des emblèmes accompagnés de croix, de devises et du nom de la personne aimée; dans les Landes, le fiancé doit encore, obligatoirement, donner à sa future une quenouille. On peut voir au musée de Cluny des quenouilles du XVIe siècle en bois sculpté, couvertes de figures en ronde bosse, qui ont dû être offertes lors de mariages aristocratiques.
C'est dans le courant de ce siècle que s'est produite la décadence d'une occupation qui, pendant des milliers d'années, a été celle de toutes les femmes: avant 1830, en Bretagne, et vraisemblablement dans le reste de la France, les dames filaient encore le soir, comme au moyen âge, dans les châteaux et dans les villes, souvent en compagnie de leurs servantes. Maintenant elles ont délaissé le rouet, et les paysannes elles-mêmes ne filent plus guère que pendant les longues soirées d'hiver, ou lorsqu'elles gardent les troupeaux dans les champs.
Quant aux fileuses de profession, autrefois très nombreuses, surtout dans les pays où, comme en Flandre et en Bretagne, la fabrication de la toile était très active, l'introduction des machines les a presque fait disparaître, et le métier n'est plus guère exercé que par quelques vieilles femmes.
Il n'était guère, au reste, d'occupation plus mal rétribuée: pour gagner quelques sous, il fallait travailler pendant de longues heures et se livrer à un exercice fatigant.
Dans le Bocage normand, à la fin du siècle dernier, la fileuse de laine qui pour faire tourner son quéret ou grand rouet, devait rester debout de l'aube au soir, avait six liards pour tout salaire, et la pitance. En Haute-Bretagne on disait qu'une bonne filandière faisait dix lieues par jour. Il est vrai que ces femmes avaient peu de besoins, et leur modeste gain suffisait à leur nourriture et à leur entretien. Dans l'Ouest, elles n'avaient pas mauvaise réputation, comme les fileuses du Dauphiné, qui passaient pour débauchées, et dont le nom était devenu synonyme de prostituée.
La coutume de se réunir en commun pour filer est certainement très ancienne: en hiver, le chauffage et l'éclairage étant à peu près les mêmes pour plusieurs personnes que pour une ou deux, il est naturel que des voisins aient eu l'idée de faire cette économie, et ce métier, qui occupait les doigts sans absorber la pensée, était assez peu bruyant pour permettre de causer ou de chanter.
L'intéressant petit livre des Évangiles des Quenouilles, l'un des documents les plus précieux que nous ayons sur les croyances de la classe moyenne au XVe siècle, montre «dame Ysangrine accompagnée de plusieurs de sa connoissance, qui toutes apportèrent leurs quenoilles, lin, fuiseaux, estandars, happles, et toutes agoubilles servans à leur art». C'est une véritable veillée qui a servi de cadre à l'auteur pour noter les conversations qui s'y tenaient.
À la campagne les mêmes causes amenaient des réunions analogues; plusieurs écrivains ont pris soin de nous décrire la manière dont elles se tenaient dans l'ancienne France, et bien des faits qu'ils ont relevés pouvaient, naguère encore, s'appliquer aux veillées de paysannes.
Le Roman de Jean d'Avesnes, poème du XVe siècle, décrit une de ces veillées: «C'est là, dit l'analyse qu'en a faite Legrand d'Aussy, que les femmes et les filles viennent travailler; l'une carde, l'autre dévide; celle-ci file, celle-là peigne du lin, et pendant ce temps-là elles chantent ou parlent de leurs amours. Si quelque fillette en filant laisse tomber son fuseau, et qu'un garçon puisse le ramasser avant elle, il a le droit de l'embrasser. Le premier et le dernier jour de la semaine elles apportent du beurre, du fromage, de la farine et des oeufs, elles font sur le feu des ratons, des tartes, gâteaux et autres friandises. Chacun mange, après quoi on danse au son de la cornemuse, puis on fait des contes, on joue à souffler au charbon».
[Illustration: Décembre, La veillée]
Au XVIe siècle, Tabourot nous a donné une description des fileries qui se faisaient dans les villes et les campagnes: «En tout le pays de Bourgongne, mesmes ès bonnes villes, à cause qu'elles sont peuplées de beaucoup de pauvres vignerons, qui n'ont pas le moyen d'acheter du bois pour se deffendre de l'iniure de l'hyver, la nécessité, mère des arts, a appris cette inuention de faire en quelque ruë escartée un taudis ou bastiment composé de plusieurs perches fichées en terre en forme ronde, repliées par le dessus et à la sommité; en telle sorte qu'elles représentent la testière d'un chapeau, lequel après on recouure de force motes gazon et fumier, si bien lié et meslé que l'eau ne le peut pénétrer. En ce taudis entre deux perches du costé qu'il est le plus defendu des vents, l'on laisse vne petite ouuerture de largeur d'un pied et hauteur de deux pour servir d'entrée, et tout alentour des sieges composez du drap mesme pour y assoir plusieurs personnes. Là ordinairement les apres-souppees s'assemblent les plus belles filles de ces vignerons avec leurs quenouilles et autres ouvrages et y font la veillée iusques à la minuict. Dont elles retirent cette commodité, que tour à tour portans vne petite lampe pour s'esclairer et vne trape de feu pour eschauffer la place, elles espargnent beaucoup, et trauaillent autant de nuit que de jour pour ayder à gaigner leur vie, et sont bien deffenduës du froid: car ceste place estant ainsi composée, à la moindre assemblée que l'on y puisse faire, recevant l'air venant des personnes qui y sont avec la chaleur de la trape, est incontinent eschauffée: quelquefois, s'il fait beau temps, elles vont d'Escraigne à une autre se visiter et là font des demandes les vnes aux autres. A telles assemblées de filles se trouue une infinité de ieunes varlots amoureux, que l'on appelle autrement des Voîieurs, qui y vont pour descouurir le secret de leurs pensées à leurs amoureuses. C'est chose certaine que quand l'Escraigne est pleine, l'on y dit vne infinité de bons mots, et contes gracieux. Celui qui auroit dit le meilleur conte avoit comme prix de prendre un baiser de celle qu'il aimeroit le mieux en la compagnie, et à celui qui en auroit dit le plus absurde et impertinent d'être baculé à coups de souliers à double gensiue.»
* * * * *
Quelques années plus tard, Noel du Fail traçait le tableau des veillées aux environs de Rennes: «Il se faisoit des fileries qui s'appeloient veillois, où se trouvoient de tous les environs plusieurs jeunes valets illec s'assemblans et jouans à une infinité de jeux que Panurge n'eut onc en ses tablettes. Les filles, d'autre part, leurs quenoilles sur la hanche filoient: les unes assises en un lieu plus eslevé, sur une huge ou met, à longues douettes, afin de faire plus gorgiasement piroueter leurs fuseaux, non sans estre espiez s'ils tomberoient, car en ce cas il y a confiscation rachetable d'un baiser et bien souvent il en tomboit de guet à pans et à propos délibéré qui estoit une succession bientost recueillie par les amoureux qui d'un ris badin se faisoient fort requérir de les rendre. Les autres moins ambitieuses, estans en un coin près le feu regardoient par sur les espaules des autres et plus avancées, tirantes et mordantes leur fil, et peut estre bavantes dessus, pour n'estre que d'estouppes. Là se faisoient les marchez; le fort portant le foible: mais bien peu parce que ceux qui vouloient tant peu fust, faire les doux yeux, desrober quelque baiser à la sourdine frapans sur l'espaule par derrière estoient conteroolez par un tas de vieilles ou par le maistre de la maison estant couché sur le costé en son lit bien clos et terracé, et en telle veüe qu'on ne luy peut rien cacher».
L'estampe de Mariette, que nous reproduisons (p. 9), a été gravée à la fin du XVIIe siècle, et elle montre assez bien comment les choses se passaient alors; elle est intitulée: Décembre, la veillée, et au-dessous on lit ces vers:
Par vn sage temperament
Tout à nos voeux devient possible,
Et le travail le plus penible
N'est bientôt qu'un amusement.
Voici comment, vers 1750, se tenaient, d'après Grosley, les fileries en Champagne: «L'intérieur est garni de sièges de mottes pour asseoir les assistantes. Au milieu pend une petite lampe, dont la seule lueur éclaire tout l'édifice. Elle est fournie successivement par toutes les personnes qui composent l'Ecreigne. La villageoise qui est à tour a soin de se trouver au rendez-vous la première pour y recevoir les autres. Chacune des survenantes, la quenouille au coté, le fuseau dans la quenouille, les deux mains sur le couvet ou chaufferette, et le tablier par-dessus les mains, entre avec précipitation et se place sans cérémonie. Dès qu'elle est placée, le fuseau est tiré de la quenouille, la filasse est humectée par un peu de salive, les doigts agiles font tourner le fuseau, voilà l'ouvrage en train. Mais tout cela ne se fait point en silence: la conversation s'anime et se soutient sans interruption jusqu'à l'heure où l'on se sépare. On y disserte sur les différentes qualités ou sur les propriétés de la filasse; on y enseigne la manière de filer gros ou de filer fin; de temps en temps, en finissant une fusée, on représente son ouvrage pour être applaudi ou censuré; on rapporte les aventures fraîchement arrivées. On parle de l'apparition des esprits; on raconte des histoires de sorciers ou de loups-garoux. Pour s'aiguiser l'esprit, on se propose certaines énigmes, vulgairement appelées devignottes: enfin on se fait mutuellement confidence de ses affaires et de ses amours et l'on chante des chansons. Des lois sévères défendent aux garçons d'entrer dans les Ecreignes, et aux filles de les y recevoir: ce qui n'empêche pas que les premiers ne s'y glissent et que ces dernières ne les y reçoivent avec grand plaisir».
Les fileuses aimaient à chanter des chansons, à raconter des légendes et des contes. Lorsque Perrault publia ses Histoires du temps passé, il ne manqua pas de faire graver sur le frontispice une vieille fileuse, dont plusieurs personnes écoutaient le récit. Ces veillées ont été, en effet, le grand conservatoire de la littérature orale; le clergé, qui leur a fait en certains diocèses une guerre acharnée, prétendait que la morale n'y était pas toujours respectée; mais il exagérait sans doute, et la plupart du temps les galanteries, pour être un peu brutales, ne dépassaient pas la limite que permettent les moeurs champêtres, beaucoup plus gauloises que celles des villes.
Les jeunes gens qui s'y rendaient «bouchonnaient» un peu les filles, moins toutefois qu'à l'époque des foins et de la moisson, et ils se montraient souvent complaisants. Lorsque, dans les veillées aux environs de Rennes, le fil se cassait, si le garçon placé auprès de la fileuse ne se hâtait pas de le ramasser, celle-ci lui disait, pour l'avertir de son impolitesse:
Vivent les garçons d'au loin.
Ceux d'auprès ne valent rien.
En Poitou, à la veillée, quand le fuseau d'une jeune fille lui échappe des mains, un jeune homme tâche de le saisir et il dévide le fil à la hâte en disant: «Une, deux, trois, bige mé (embrasse-moi), tu l'auras, etc., et il continue jusqu'à ce que la fileuse se soit exécutée.
[Illustration: Fileuse, gravure de Lagniet.]
Jadis, en Écosse, aux soirées d'hiver, les jeunes femmes du voisinage apportaient leur rouet sur leurs épaules, et il n'était pas rare de voir quatre ou cinq rouets en activité, chaque fileuse s'efforçant de finir la première sa tâche; un ou deux des plus jeunes membres de la famille s'occupaient à tordre ou à dévider le fil. Pendant ce temps, les jeunes gens s'amusaient à des jeux d'adresse. Lorsque l'on avait fini, un souper frugal était servi, et les jeunes gens accompagnaient les fileuses jusque chez elles, leur portant leur rouet et leur murmurant des paroles d'amour.
Aux veillées des environs de Saint-Malo, on chante cette chanson, qui décrit les métamorphoses de la filasse:
J'lai breillé avec ma breille.
Tout de rang, de rang,
Tout de rang dondaine,
J'lai breillé avec ma breille.
Tout de rang, de rang,
Tout de rang dondon.
J'lai pesélé o (avec) mon peselé,
J'lai sanss'lé o mon selan,
J'lai chargé sur ma quenouille,
J'lai filé à mon fuseau.
En le filant, le fil cassit,
L'fil cassit, not' valet l'serrit,
Alors, moi, j'le récompensis,
J'lui fis des ch'mis' de toil' fine.
En Belgique, dans les écoles de fileuses on chantait, pour régler les mouvements du rouet, des tellingen, sortes de poésies populaires spéciales, chantées sur un air non rythmé.
Vers 1830, en Basse-Bretagne, on donnait un ruban à la personne la plus diligente, et la filerie de chanvre se terminait par des danses.
À Landeghem (Flandre), on avait établi, à un jour fixé, un concours et un prix donné à celle des fileuses qui avait les cuisses et le gras des jambes les plus échaudés; car on supposait que celle qui a le plus filé de l'hiver devait avoir les jambes les plus brûlées, comme ayant été la plus sédentaire et s'étant servie, plus que toute autre, du réchaud que les paysannes emploient pour se tenir les pieds chauds.
Des êtres surnaturels, fées, lutins ou revenants, venaient la nuit prendre le fil ou travailler au rouet. On lit dans l'Évangile des Quenouilles: «Qui le samedy ne met sur le hasple toutes les fusées de la septmaine, le lundi en trouve une mains, que les servans des faées prent le samedi nuit pour leur droit.» En Allemagne, si on n'avait pas soin d'enrouler la courroie du rouet, un petit lutin invisible le mettait en mouvement. En Écosse, au milieu de ce siècle, on enlevait le soir la corde du rouet pour empêcher les fairies d'y venir filer. Voici une ballade alsacienne, recueillie par Stoeber, qui met en scène des fileuses qui rappellent les Parques:
Et lorsque a sonné minuit—pas une âme au village ne veille.—Alors trois spectres se glissent par la fenêtre—et s'asseyent aux trois rouets.—Ils filent, leurs bras s'agitent silencieusement—les fils bourdonnent rapidement sur les fuseaux.—Les rouets gémissent dans leur course désordonnée—et les trois spectres se lèvent.—Esprits de l'heure sombre de minuit—la chouette crie dans le cimetière.—Qu'adviendra-t-il de la fine toile?—y aura-t-il encore trois chemises de fiancée? (p. 16.)
Les fileuses avaient des superstitions de diverses sortes. En Écosse, elles craignaient l'influence du mauvais oeil: Si un homme brun ou ayant les sourcils qui se rejoignaient entrait dans la maison pendant qu'on disposait le lin en forme de poupée, on ne se mettait pas à l'ouvrage avant d'avoir pris la précaution de passer le fuseau trois fois à travers le feu, c'est-à-dire d'avoir filé trois fois au-dessus du feu en s'en approchant aussi près qu'il était possible sans brûler le fil. En même temps, on récitait une formulette.
En Sicile, toute femme du peuple qui file voit avec plaisir le fil s'entortiller autour du fuseau; c'est le présage que son mari reviendra à la maison avec de l'argent.
Le couplet suivant de la Chanson de la Fileuse, par Bélanger, composée sur musique de Schubert, fait allusion à une croyance populaire:
Si mon fil soudain cassait
Sous mon doigt rebelle,
C'est que lui me trahirait
Près d'une plus belle.
[Illustration: Les trois fileuses, d'après Klein (Strasbourg 1813).]
L'Évangile des Quenouilles indique une pratique qui était encore, au siècle dernier, usitée en Allemagne: «Fille, dit l'Évangile des Quenouilles, qui veult savoir le nom de son mari à venir doit tendre devant son huis le premier fil qu'elle filera cellui jour, et de tout le premier homme qui illec passera savoir son nom. Sache pour certain que tel nom aura son mari.»
Les sermonnaires se sont souvent élevés contre des pratiques païennes qui, peut-être, ne sont pas entièrement disparues: Dans le Tyrol, jadis les femmes filaient à la fin de décembre une quenouillée de chanvre et la jetaient au feu pour se rendre favorable un esprit qu'on appelait la femme de la forêt. Saint Eloi défendait aux fileuses d'invoquer Minerve ou toute autre ancienne divinité; au moyen âge, certaines filaient pendant la nuit du premier janvier, pour être assurées de faire beaucoup de besogne dans l'année. Le curé Thiers signalait la superstition de celles qui, pour filer beaucoup en un jour, filaient le matin, avant que de prier Dieu et de se laver les mains, un filet sans mouiller, et le jetaient ensuite par-dessus les épaules.
[Illustration: Les Vierges sages, d'après Brueghel le Vieux.]
Il y a des jours pendant lesquels il est interdit de filer: cette prohibition est parfois basée sur des croyances religieuses, comme l'observation du repos dominical et de certaines fêtes: parfois il semble qu'elle a pour origine des croyances antérieures au christianisme. Des légendes rapportent que des femmes furent punies, comme cette femme de Kindstadt, en Franconie, qui avait coutume de filer le dimanche et qui forçait ses filles à en faire autant. Une fois, il leur sembla à toutes que du feu sortait de leurs quenouilles, mais elles n'en éprouvèrent aucun mal. Le dimanche suivant, le feu y fut réellement; mais elles l'éteignirent. La fileuse n'ayant tenu aucun compte de ces deux avertissements, il arriva, le troisième dimanche, que leur filasse enflammée mit le feu à toute la maison et brûla la maîtresse fileuse avec ses deux filles.
Pogge raconte qu'en Normandie, une jeune fille ayant filé pendant que les autres célébraient la fête d'un saint d'une paroisse qui n'était pas la sienne, et s'en étant moquée, quenouille et fuseau s'attachèrent à ses doigts et à ses mains, en lui faisant grand mal, et si fort, qu'on ne pouvait pas les en arracher; elle ne put s'en débarrasser qu'après avoir été conduite à l'autel du saint qu'elle avait offensé.
En Haute-Bretagne, quand on file le samedi après minuit, on entend des bruits étranges, tel que celui d'un autre fuseau dans la cheminée, et l'on n'a pas de chance toute la semaine. Au XVe siècle, les bourgeoises de Paris avaient des préjugés analogues: «Plusieurs des escolieres, dit l'Évangile des Quenouilles, commençoient à desuider et haspler leurs fusées, car filer ne povoient pour l'onneur du samedy et de la Vierge Marie… qui laisse le samedy à parfiler le lin qui est en sa quelouigne, le fil qui en est filé le lundy ensuivant jamais bien ne fera, et si on en fait toile, jamais elle ne blanchira.» Naguère cette croyance existait encore en certaines parties de l'Allemagne.
En Basse-Bretagne, jadis, les femmes ne voulaient pas filer les jeudis et samedis, parce que cela faisait pleurer la sainte Vierge. En Suède, l'usage du fuseau était interdit le jeudi matin. En Allemagne, en Danemark, la personne qui a filé l'après-midi du samedi, du dimanche ou des autres jours fériés, ne demeure pas tranquille dans sa tombe; une femme, qui avait violé cette défense, revint après sa mort passer sa main en flammes par la fenêtre, en disant: «Voyez le sort qui m'est échu pour avoir filé le samedi et le dimanche dans l'après-midi.»
En Belgique et en Lithuanie, on dit que Carnaval ne veut pas voir le rouet; si les ménagères s'en servent à cette époque, leur récolte de lin ne réussira pas; en Haute-Bretagne, on ne pourra dégraisser le fil, ou les chats et les souris viendront le manger; en Basse-Bretagne, les femmes, de crainte du même inconvénient, n'aimaient pas autrefois à filer en carême.
Au XVIIe siècle, le curé Thiers signalait la superstition, encore courante en Belgique, et qui a été constatée dès le moyen âge, de ne pas filer depuis le mercredi de la semaine sainte jusqu'au jour de Pâques, dans la crainte de filer des cordes pour lier Notre-Seigneur. En Suède, on ne file pas pendant la semaine de la Passion.
Dans la Montagne-Noire, c'est s'exposer à des malheurs que de filer du chanvre ou du coton pendant la semaine de Noël. Dans le nord de l'Écosse et en Danemark, rien ne doit tourner en rond de Noël au premier de l'an: les oies réussiraient mal ou la charrue se briserait. En Suisse, le vent emportera le toit de la maison où l'on aura filé la veille de Noël. En Belgique, il ne faut pas laisser apercevoir aux arbres un rouet pendant cette nuit, ils n'auraient pas de fruits l'année suivante.
En Écosse, sous aucun prétexte, le rouet ne peut être alors porté d'une maison dans une autre. Au pays d'Enhaut (Suisse romande), on répète encore aux fileuses qu'il faut que leur quenouille soit finie pour la veille de Noël, et qu'elles aient soin «de la réduire» derrière les cheminées, sinon la «Tsaôthe vidhe», vieille sorcière qui se promène les derniers jours de l'année sur un cheval aveugle, viendra, l'an qui suit, emmêler les étoupes d'une façon inextricable. Dans la première moitié de ce siècle, en maints villages dans les Alpes, on avait soin de cacher, la veille de Noël, toutes les quenouilles, par crainte des maléfices de ce mauvais génie.
La filerie est prohibée, en certaines parties de l'Écosse, entre Noël et la Chandeleur. En Poitou, la messe de minuit ne doit point surprendre les ménagères avant que leur poupion de filasse ne soit entièrement en oeuvre; leurs compagnes en saliraient le restant ou y mettraient des choses difficiles à démêler.
Dans l'Yonne, les enfants de la femme qui file le jour de la Saint-Paul, courent risque de devenir mal portants, et ses poules d'avoir les pattes tordues. En Belgique on craint, en ne chômant pas le jour de la Saint-Saturnin, que les bêtes ovines n'aient le cou tors.
En Danemark, l'après-midi de la Saint-Martin est très observée par les fileuses qui racontent la légende de la revenante à la main enflammée.
Le paysans bretons sont persuadés que la nuit qui précède la Saint-André une fée très vieille descend par la cheminée pour voir si, aux approches de minuit, la ménagère est encore à travailler. Dans ce cas, la fée la gourmande en lui disant: «Êtes-vous encore à filer, c'est demain la Saint-André.»
En Allemagne, Bertha apparaît sous la forme d'une femme sauvage avec une longue chevelure, et salit la quenouille de la fille qui, le dernier jour de l'an, n'a pas filé tout son lin.
En France et en Italie, il y avait autrefois des dictons qui se rapportaient à un personnage identique à Bertha. Dans l'Allemagne du Sud elle se montre, pendant les nuits des Rois, sous la forme d'une femme aux cheveux hérissés, qui vient examiner les fileuses; on mange en son honneur du poisson et du potage, et toutes les quenouilles doivent être entièrement filées. Cette superstition était autrefois connue en Angleterre, et l'on appelait Saint-Distaff Day: jour de Sainte-Quenouille: le lendemain du jour des Rois, si on rencontrait une jeune fille filant, on brûlait son lin et sa filasse.
[Illustration: LA BELLE FILEUSE]
Dans l'Yonne, on croyait autrefois que pour que le fil filé par une ménagère devînt blanc, il ne suffisait pas de l'exposer à la rosée pendant la Semaine sainte; il fallait encore que, pendant ce temps, la fileuse éprouvât une grande émotion. Aussi on se faisait un devoir de l'effrayer en jetant au milieu de la chambre où elle se trouvait un pot ou une écuelle qui, en se cassant, lui faisait peur.
En Allemagne, si une femme pendant les six semaines qui suivent son accouchement file de la laine, du lin ou du chanvre, son fils sera pendu quelque jour; en Autriche, on donne la raison de cette défense: c'est parce que la Vierge l'observa après la naissance de Jésus.
En Sicile, une bonne ménagère dépose son fuseau ou sa quenouille sur une chaise ou en quelque autre endroit; elle se garde bien de le mettre sur le lit; elle serait en danger de se séparer de son mari.
D'après Pline, une loi rurale d'Italie défendait aux femmes de sortir avec leurs quenouilles; c'était un mauvais présage de rencontrer une femme qui filait. Cette superstition traversa le moyen âge: «Quant un homme chevauce par le chemin, dit l'Evangile des Quenouilles, et il rencontre une femme filant, c'est très mauvais rencontre, et doit retourner et prendre son chemin par autre voye». Naguère encore, la même croyance existait en Allemagne et le moyen de détourner le mauvais sort était le même.
À Valenciennes, les fileuses, au moment de leur fête, dressaient une sorte de trophée, composé de tous les instruments de leur travail, qu'elles enlaçaient de branches vertes, de fleurs et de devises. Le jour de la Saint-Véronique, les enfants de cette même ville faisaient des chapelets de fèves auxquels ils attachaient une épingle crochue, et, guettant les fileuses à leur passage, ils accrochaient ces chapelets à leurs vêtements, en criant: «Fèves! fèves!» et les poursuivaient en même temps de leurs railleries. Cet usage, créé par la méchanceté, avait pour objet de rappeler à ces pauvres ouvrières qu'elles n'ont d'autre festin à attendre que des fèves.
Jadis, on croyait que les fées venaient en aide aux filandières qui les imploraient; en Haute-Bretagne, si on déposait à l'entrée d'une de leurs grottes du pain beurré et une poupée de lin, on la retrouvait le lendemain à la même place, très proprement filée. Dans les Landes, les hades ou fées transformaient en un instant en fil, le lin le plus fin qu'on déposait à l'entrée de leur caverne, ou au bord des fontaines qu'on leur assigne habituellement pour habitation. La même croyance existait en Écosse, et elle a été constatée lors d'un procès de sorcellerie dont Walter Scott a parlé assez longuement dans sa Démonologie: En 1649, quand on condamna à mort le major Weir et sa soeur, celle-ci entra dans quelques détails sur ses liaisons avec la reine des fées et parla de l'assistance qu'elle recevait de cette souveraine pour filer une quantité extraordinaire de laine. On montre encore à Edimbourg sa maison. Dans la jeunesse de Walter Scott bien hardi était l'enfant qui osait s'en approcher, au risque d'entendre le bruit magique à l'aide duquel la soeur de Weir s'était fait une si grande réputation comme fileuse.
Une jeune fille de la Suisse romande avait des parents qui exigeaient qu'elle filât tous les jours une quenouille entière tout en surveillant le bétail. Un jour une fée vint lui demander l'hospitalité dans son chalet, et ayant été bien reçue, elle venait tous les soirs prendre sa quenouille, la fixait à la corne d'une des vaches qui paissaient dans le pâturage, puis, assise sur le dos de la brave bête, elle se mettait à filer au clair de lune, au profit de sa protégée, et chaque matin elle lui remettait sa quenouille transformée en écheveaux de bel et bon fil.
De même que les dames du temps jadis, les fées étaient, suivant la tradition, des fileuses émérites. En Saintonge, elles sont appelés filandières, et l'on prétend qu'elles portent constamment une quenouille et un fuseau. Elles errent au clair de la lune sous la forme de vieilles femmes qui filent, vêtues de blanc, presque toujours trois par trois, comme les Parques. C'est surtout près des mégalithes ou des anciens monuments qu'elles se montrent aux hommes. En Berry, une blanche fée portant une quenouille se promène pendant certaines nuits sur le bord d'une antique mardelle appelée Trou à la fileuse. Près de Langres, trois fées blondes et pâles, s'assemblaient près de la Pierre-aux-Fées, et venaient y filer leur quenouille. Dans les Ardennes, une fée fileuse s'asseyait au bord de la route et filait en attendant les passants qu'elle poursuivait. À Villy, une autre fée filait du soir au matin sans perdre une minute: on entendait le bruit de son rouet, mais on ne la voyait qu'à l'aurore ou au crépuscule.
Il y avait aussi des fileuses nocturnes, spectres condamnés en raison de certains méfaits à une pénitence posthume, et dont la rencontre était redoutable. Dans le Bocage normand, un champ était hanté par une vieille fileuse tournant son rouet dont la bobine était brillante comme du feu d'enfer. À Saint-Suliac, aux environs de Saint-Malo, une vieille filandière, connue sous le nom de Jeanne Malobe, se montrait le soir, travaillant toujours et marmottant des paroles inintelligibles; on la voyait courir par les garennes en agitant sa quenouille et en poursuivant les animaux fantastiques qui composent la chasse sauvage. En Belgique, une femme apparaissait sur un saule, dans l'attitude d'une fileuse devant son rouet. La dernière châtelaine du château de Linchamps venait toutes les nuits et s'asseyait sur l'angle d'une tourelle ruinée que l'on appelait la Chaise de la fileuse. Vêtue de blanc, elle tournait pendant de longues heures son rouet qui ne faisait pourtant aucun bruit. Quand elle se levait, elle poussait du pied quelques pierres qui tombaient dans la Semoy; les mères disaient souvent à leur enfant: «Prends garde à la fileuse, si tu n'es pas sage, elle t'écrasera en te jetant une grosse pierre».
[Illustration: Fileuse, d'après Mérian (XVIIe siècle).]
Les fileuses ont dans les contes un rôle important, soit comme personnages principaux, soit à titre épisodique. On a recueilli un grand nombre de variantes de celui dans lequel les parents d'une jeune fille, d'ordinaire assez maladroite, la font passer pour une très habile fileuse: elle doit devenir reine ou grande dame, ou bien épouser celui qu'elle aime, si elle peut dans un temps très court, filer une énorme quantité de lin. Au moment où elle se désole, ne sachant comment se tirer de cette épreuve, un être doué d'une puissance surnaturelle, fée, lutin, diable ou sorcière, se présente devant elle, et lui propose de se charger de la besogne moyennant certaines conditions: d'ordinaire, il s'agit de deviner le nom du personnage mystérieux, ou de retenir ce nom qui est habituellement assez baroque. Si elle y parvient, elle n'aura rien à lui donner, autrement elle ou son premier enfant lui appartiendra. Mlle Lhéritier, l'un des auteurs dont les contes figurent dans le Cabinet des fées, a arrangé d'une façon assez romanesque un récit d'origine populaire, dont voici le résumé: Un prince qui se promène dans la campagne voit une vieille femme qui adresse de vifs reproches à une jeune fille d'une beauté éblouissante; elle avait à son côté une quenouille chargée de lin et tenait dans l'un des pans de sa robe des fleurs qu'elle venait de cueillir dans le jardin. La vieille les lui jeta à terre, et comme le prince lui demande la raison de cette violence, elle lui répond que c'est parce qu'elle fait toujours le contraire de ce qui lui est commandé. Je voudrais, dit-elle, qu'elle ne filât point, et elle file depuis le matin jusqu'au soir avec une diligence qui n'a point sa pareille.—Ah! vraiment, répond le prince, si vous haïssez les filles qui se plaisent à filer, vous n'avez qu'à donner la vôtre à la reine ma mère qui se divertit fort à cet amusement, et qui aime tant les fileuses, elle fera la fortune de votre fille. Rosanie va à la cour, et on la conduit dans un appartement où il y avait du lin de toutes les espèces. Mais elle croit qu'elle ne parviendra jamais à accomplir sa tâche, et elle va dans un bois où se trouvait un pavillon très élevé du haut duquel elle voulait se précipiter. Elle voit tout à coup paraître un grand homme fort bien vêtu, d'une physionomie assez sombre, qui lui demande le sujet de son chagrin. Il lui montre une baguette qui est douée d'une telle vertu qu'en touchant seulement toutes sortes de chanvre et de lin, elle en file par jour autant que l'on veut, et d'une finesse aussi grande qu'on peut le souhaiter. Il la lui prête pour trois mois, à la condition que lorsqu'il viendra la rechercher, elle lui dira, en la lui rendant: Tenez, Ricdin Ricdon, voilà votre baguette. Mais si elle ne peut retrouver son nom, il sera maître de sa destinée et pourra l'emmener partout où il lui plaira. Rosanie, grâce à son talisman, filait le plus beau fil du monde; le prince était amoureux d'elle, mais elle ne pouvait, malgré tous ses efforts, se rappeler le nom du possesseur de la baguette enchantée. Heureusement le prince s'égare à la chasse et arrive près d'un vieux palais ruiné, où il voit plusieurs personnes d'une figure affreuse et d'un habillement bizarre. Au milieu d'eux était une espèce d'homme sec et basané qui avait le regard farouche et paraissait cependant dans une grande gaieté, car il faisait des sauts et des bonds avec une agilité inconcevable, et chantait d'une voix terrible:
Si jeune et tendre femelle,
Avait mis dans sa cervelle
Que Ricdin Ricdon je m'appelle
Point ne viendrait dans mes lacs.
Le prince retient ce couplet du démon, car c'en était un, et le répète à Rosanie, qui lorsque le diable arrive, lui dit: Tenez, Ricdin Ricdon, voici votre baguette.
Cette donnée se retrouve dans un assez grand nombre de contes: Dans un récit de Grimm, un meunier qui a une jolie fille prétend qu'elle peut filer de la paille et la convertir en fils d'or; le roi l'emmène à son palais, elle est bien embarrassée, lorsque survient un nain qui lui propose d'accomplir sa besogne, à la condition que si elle ne peut deviner son nom, son premier-né lui appartiendra. Elle y consent et elle épouse le roi; elle envoie quelqu'un à la recherche du nom baroque, et un jour, son messager voit près d'un feu un nain grotesque qui danse en chantant, et se réjouit de pouvoir emporter le lendemain le fils de la reine, parce que celle-ci ne pourra lui dire que son nom est Rumpelstiltzkin (p. 29).
Parfois des personnages ayant une partie de leur corps d'une dimension exagérée viennent en aide à la fileuse embarrassée; en Haute-Bretagne, une fille ne voulait pas filer; un jour que sa mère était à la gronder, un monsieur qui passait par là lui demanda pourquoi.—C'est, répondit-elle, parce qu'elle ne cesse de filer. Le monsieur l'emmena dans un grand magasin de lin, et lui dit qu'il l'épouserait si elle pouvait tout filer. Elle restait à pleurer quand elle vit paraître une femme qui avait une grande langue pendante sur les lèvres.—Qu'as-tu à te désoler? demanda-t-elle.—J'ai tout ceci à filer et je ne sais point.—Je vais tout te filer en beau fil, à la condition que tu m'inviteras le jour de tes noces. La fille accepta: la bonne femme disparut: mais le lin se filait à vue d'oeil. Quant tout fut filé, le marchand de lin arriva, et dit qu'il voulait se marier avec cette bonne filandière. Voilà le jour des noces venu et l'on se mit en route pour le bourg. Au milieu du chemin la jeune fille se souvint de sa promesse, et elle se dit: Ah! j'ai fait une grande oubliance. Il faut que je m'en retourne. Elle alla appeler la bonne femme et lui demanda pardon de l'avoir oubliée.—J'irai à tes noces, répondit-elle, mais ce soir seulement. Au souper la bonne femme à la grande langue arriva, et la mariée dit que c'était sa tante.—Ah! disait les invités, la vilaine bonne femme, elle fait donger (répugnance). À la fin du dîner, la bonne femme à la grande langue leur dit:—Si je suis vilaine, c'est à force d'avoir filé.—Ah! s'écria le marié, puisqu'il en est ainsi jamais ma femme ne filera.
En Écosse un riche gentleman avait une femme qui ne savait pas filer, il partit en voyage après avoir dit à sa femme qu'il espérait qu'elle apprendrait à filer et qu'elle lui présenterait à son retour cent poignées faites par elle. Elle va, chagrine, se promener, et s'assied sur une large pierre: elle entend une douce musique qui semblait venir de dessous terre; elle soulève la pierre, et voit une grotte où six petites dames vêtues de vert filaient en chantant à un petit rouet; elles avaient toutes la bouche de travers. Elles lui demandèrent pourquoi elle avait tant de chagrin, elle leur raconta qu'elle ne savait pas filer du tout. Elle lui dirent de se consoler, de les inviter à dîner le jour où son mari viendrait. À la fin du repas, le mari leur demanda pourquoi elles avaient toutes la bouche de travers:—Oh! répondit l'une d'elles, c'est parce que nous ne cessons de filer, filer, filer et de passer les fils dans notre bouche pour les mouiller.—Ah! vraiment, s'écria le mari, jetez au feu tous les rouets de la maison; je ne me soucie pas que ma femme abîme sa jolie figure en filant, filant, filant.
[Illustration: Le lutin Rumpelstiltzkin et la fille du meunier (gravure de H. J. Ford dans Lang, The blue fairy book).]
En Irlande, ce sont les pieds de la vieille fileuse qui, à force de presser la roue du rouet, sont devenus énormes.
La forme la plus complète de ce type se trouve dans le conte allemand des Trois Fileuses. Une jeune fille ne voulait pas filer; un jour, sa mère perdit tellement patience qu'elle alla jusqu'à lui donner des coups et la fille se mit à pleurer tout haut. Justement la reine passait par là, elle demanda pourquoi elle frappait sa fille si rudement. La femme a honte de révéler la paresse de sa fille, et elle répond que celle-ci veut toujours filer et quelle est trop pauvre pour suffire à lui fournir du lin. La reine dit: «Rien ne me plaît plus que la quenouille, le bruit du rouet me charme; laissez votre fille venir dans mon palais, elle y filera tant qu'elle voudra». La reine la conduit dans trois chambres, qui étaient remplies de lin depuis le haut jusqu'en bas, et elle lui dit que quand elle l'aura tout filé, elle lui fera épouser son fils aîné. Au bout de trois jours, la fille n'avait pas encore commencé; elle était désolée, et elle se mit à la fenêtre; elle vit venir trois femmes dont la première avait un grand pied plat, la seconde une lèvre inférieure si longue et si tombante qu'elle dépassait le menton, et la troisième un pouce large et aplati. «Si tu nous promets, lui dirent-elles, de nous inviter à ta noce, de nous nommer tes cousines sans rougir de nous, et de nous faire asseoir à ta table, nous allons te filer tout ton lin, et ce sera bientôt fini». La jeune fille y consentit et les introduisit dans la première chambre, où elles se mirent à l'ouvrage. La première filait l'étoupe et faisait tourner le rouet, la seconde mouillait le fil, la troisième le tordait et l'appuyait sur la table avec son pouce, et, à chaque coup de pouce qu'elle donnait, il y avait par terre un écheveau du lin le plus fin. L'ouvrage fut bientôt terminé, et les trois femmes s'en allèrent en disant à la jeune fille: «N'oublie pas ta promesse, tu t'en trouveras bien». Le jour du mariage fixé, la jeune fille demanda à son fiancé la permission d'inviter à la noce ses trois cousines. Celles-ci arrivèrent en équipage magnifique, et la mariée leur dit: «Chères cousines, soyez les bienvenues».—«Oh! lui dit le prince, tu as là des parentes bien laides». Puis s'adressant à celle qui avait le pied plat, il lui dit: «D'où vous vient ce large pied»?—«D'avoir fait tourner le rouet, répondit-elle, d'avoir fait tourner le rouet». À la seconde: «D'où vous vient cette lèvre pendante»?—«D'avoir mouillé le fil, d'avoir mouillé le fil». Et à la troisième: «D'où vous vient ce large pouce»?—«D'avoir tordu le fil, d'avoir tordu le fil». Le prince déclara que dorénavant sa jolie épousée ne toucherait plus à un fil.
Dans une légende anglaise versifiée, une vieille femme qui filait le soir au coin de sa cheminée s'ennuie d'être seule, et désire une compagnie: il tombe deux grands pieds qui viennent se placer devant le foyer. Elle continue tout en filant à désirer de la compagnie; il tombe successivement de petites jambes, des genoux, des cuisses, un tronc, une tête, qui tour à tour vont se chauffer au feu et finissent par former un corps entier.
[Illustration: L'étrange visite, dessin de D. Batten, dans Jacobs, English Fairy tales. (D. Nutt, éd.)]
SOURCES
Laisnel de la Salle, Croyances du Centre, I. 108.—A. de Nore, Coutumes des provinces de France, 98, 134, 154, 237, 278, 337.—Constantin, Moeurs et usages de la vallée de Thones, 11.—Société des Antiquaires (1823), 360, VIII, 1re série, 283.—J. de Laporterie, Moeurs de la Chalosse, 6; Une noce en Chalosse, 38.—Timbs, Things not generally known. I, 4; II. 3.—Lecoeur, Esquisses du Bocage, I, 56.—Legrand d'Aussy, Vie privée des Français. II. 371.—W. Gregor. Folk-lore of Scotland, 59.—E. Herpin. La côte d'Emeraude, 151.—Galerie bretonne, II. 61.—B. Souché. Croyances du Poitou, 28.—Communication de M. Alfred Harou.—Grimm. Teutonic mythology IV. 734. 993.—Stoeber, Sagenbuch. 281.—Revue des traditions populaires, IX. 634.—Grimm, Veillées allemandes. I. 267, 375, 430.—Reinsberg-Düringsfeld, Traditions de la Belgique, I, 132.—Paul Sébillot, Coutumes de la Haute-Bretagne. 229.—Ceresole. Légendes de la Suisse romande, 85, 161, 333.—A. Harou. Folk-Lore de Godarrille, 69.—Léo Desaivre, Croyances, etc., du Poitou, 7.—Moiset. Croyances de l'Yonne, 119. 122.—Habasque. Notions historiques sur les Côtes-du-Nord, II. 282.-G. Pitré. Usi e costumi, IV. 469.—Paul Sébillot. Traditions de la Haute-Bretagne, I, 97.—De Métivier. De l'Agriculture des Landes, 442.—Brunet. Contes du Bocage, 119.—Mme de Cerny. Saint-Suliac et ses légendes. 38.—A. Meyrac, Traditions des Ardennes, 196.—E. Cosquin. Contes de Lorraine. 1, 270.—A. Lang, The blue fairy book, 96.—Paul Sébillot, Contribution à l'étude des contes, 68.—Loys Brueyre. Contes de la Grande-Bretagne, 161. 245.—Grimm. Contes choisis, traduction Baudry, 128.—Jacobs, English fairy tales, 181.
[Illustration: La Truie qui file, ancienne enseigne de Rouen.]
LES TISSERANDS
La plupart des surnoms que portent les tisserands font allusion à la posture de ces artisans, que leur métier oblige à être toujours assis; à Rennes, on les appelait autrefois «culs branoux» (malpropres), sobriquet qui rappelle celui de «culs gras», que portent encore les gens de Marey-sur-Tille (Côte-d'Or), village où l'on tissait des draps au siècle dernier; à Troyes, ce sont des «culs brassés» (secoués), en Haute-Bretagne, des «culs de châ»; le châ est une sorte de bouillie d'avoine qu'on met sur la traîne pour faire la toile. C'est l'emploi de cette substance qui a donné lieu à ce dicton ironique:
Sans le pot à colle
Le tessier serait noble.
Les tisserands de Rouen étaient surnommés «cacheux de navette» (chasseurs de navette).
Dans l'image populaire de saint Lundi, le tisserand est appelé «Fil court». Le terme argotique «batousier» fait allusion au battement du métier.
Les tisserands, autrefois, au lieu de mettre en oeuvre des matières premières qui leur appartenaient, étaient souvent chargés de transformer en tissu de toile le fil qu'on leur apportait: comme le contrôle était difficile, on les accusait de ne pas tout employer, et de se réserver quelques écheveaux pour leur usage personnel. C'est pour cela que les dictons populaires les associaient aux métiers les plus mal famés au point de vue de la probité:—Cènt môounié, cènt teisséran et cènt tayur soun tré cènt voulur.—Cent meuniers, cent tisserands et cent tailleurs sont trois cents voleurs, dit un proverbe de Vaucluse, qui a son parallèle en Béarn, en plusieurs provinces de France, et dans un grand nombre d'autres pays de l'Europe.
Le proverbe écossais qui suit a également de nombreuses variantes:—Put a miller, a tailor and a wabster (weasel) in a pock, take out one and he will be a thief.—Mettez un meunier, un tailleur et un tisserand dans un sac, tirez en un: ce sera sûrement un voleur (p. 5). Un autre dicton écossais assure que jamais le tisserand n'a été, depuis que le monde est monde, loyal dans son métier.
—Ar guiader a laer neud, le tisserand vole du fil, assure un proverbe breton; à Saint-Brieuc, on dit:
—Tisserand voleur, garde la moitié de la toile.
En Écosse, on réédite à propos du tisserand la plaisanterie de l'habit du meunier, si connue en France:
—As wight as a wabster doublet,
That ilka day taks a thief by the neck.
Aussi hardi que le pourpoint d'un tisserand,—Qui tous les
jours prend le cou d'un voleur.
La chanson gasconne des Bruits des métiers prétend que cet ouvrier est peu scrupuleux:
Quant lou tichnnè ba teche, Zigo zag, dab la naueto, Dou bèt hiu, dou fin hiu, Quauque goumichèt praquiu.
Quand le tisserand va tisser,—Zig zag avec la navette,—Du beau fil, du fin fil,—Quelque peloton par ici.
Lorsque, d'après la légende Ukrainienne, la Vierge descendit aux enfers, elle vit des hommes attachés aux poteaux avec les liens flamboyants; les diables leur déchiraient la bouche et y fourraient des pelotes, tandis que des fils sortaient de leurs yeux, et que leurs vêtements étaient en feu. Elle demanda à saint Michel: Quels péchés ont commis ces gens-là? Et saint Michel répondit: Ce sont les tisserands malfaiteurs; ils ont volé les toiles et la filature d'autrui; c'est pour cela qu'ils souffrent ainsi.
Si l'on ne dit pas des tisserands, comme des tailleurs, qu'il en faut sept pour faire un homme, on assure dans le Midi qu'ils ne sont qu'une moitié d'homme: Un teisseran es un miech-om, et l'on injurie un pleutre en lui disant: Seis pas un om, seis un teisseran. Ces deux dictons viennent sans doute de ce que le métier est parfois exercé par des boiteux. Un autre proverbe les associe aux chasseurs et aux pêcheurs, tous gens qui gagnent assez mal leur vie:
Sèt cassaire, Sèt pescaire, Sèt teisseran, Soun vin-t-un pouris artisan.
En Bourgogne, un dicton raille aussi leur pauvreté:
Taot cè grelu de tisseran, Don le fin pu riche n'é ran.
Une chanson populaire flamande, dont voici la traduction, met en scène des tisserands qui ne roulent pas sur l'or:
Quatre petits tisserands s'en allèrent au marché.—Et le beurre coûtait si cher!—Ils n'avaient pas le sou en poche.—Et ils achetèrent une livre à quatre.—Schietspoele (navette), sjerrebekke, spoelza!—Djikke djakke, kerrokoltjes, klits klets.
Et quand ils eurent acheté ce petit beurre.—Ils n'avaient pas encore de plats.—Ils prièrent la petite femme de partager leur petit beurre.
—Je ferai cela volontiers.—Oui, comme une honnête femme.—Mais je sais bien ce que sont les petits tisserands.—Et les petits tisserands ne sont pas des seigneurs.
Comment les petits tisserands seraient-ils des seigneurs?—Ils n'ont ni terres ni maisons!—Et une souris s'introduit-elle dans leur garde-manger.—Elle y doit mourir de faim.
Et quand cette petite bête est morte alors—Où l'enterrent-ils?—Sous le métier des petits tisserands.—Et la petite tombe portera de petites roses.
[Illustration: Les trois voleurs sortant du sac. Illustres proverbes de Lagniet (1637).]
Dans les Derniers Bretons, Souvestre a décrit, avec la pointe d'exagération romantique qui lui est habituelle, la vie misérable des ouvriers de la toile au moment où le machinisme leur fit concurrence: «Parmi tous les ouvriers de la Bretagne, il n'en est point dont les misères puissent être comparées à celles des tisserands. La fabrication de la toile a eu autrefois une grande importance dans notre province, qui en exportait pour plusieurs millions. La guerre, les fautes de l'administration et les traités de commerce ont ruiné à jamais cette industrie. Les fortunes considérables amassées par les anciens fabricants se sont dispersées, et aujourd'hui les tisserands sont descendus à un degré d'indigence dont les canuts de Lyon ne donnent qu'une faible idée. Cependant cette industrie s'est conservée dans les familles; une sorte de préjugé superstitieux défend de l'abandonner. Des communes entières, livrées exclusivement à la fabrication des toiles, languissent dans une pauvreté toujours croissante, sans vouloir y renoncer. Rien n'est changé depuis quatre siècles dans les habitudes du tisserand de l'Armorique. Assis devant le même métier, bizarrement sculpté, que lui ont légué ses ancêtres, il fait courir de la même manière, dans la trame, la navette grossière qu'il a taillée lui-même avec son couteau, tandis que, près de lui, sa femme prépare le fil sur le vieux dévidoir vermoulu de la famille. C'est avec ces moyens imparfaits, avec tous les désavantages de l'isolement et de la misère, qu'il continue à lutter contre les machines perfectionnées, la division de la main-d'oeuvre et les vastes capitaux des grandes fabriques. En vain le prix des toiles s'abaisse de plus en plus depuis trente ans, il s'obstine et reste immobile à sa place comme une statue vivante du passé. Ou croirait qu'un charme fatal le lie indissolublement à son métier, que le bruit monotone du dévidoir a pour lui un langage secret qui l'appelle et l'attire. Parlez-lui de quitter cette industrie à l'agonie, de cultiver le riche sol qu'il foule et qu'il laisse stérile, il secouera sa tête chevelue avec un triste sourire, et il vous répondra: «Dans notre famille, nous avons toujours été fabricants de toile.» Montrez-lui sa misère, ses enfants courant dans le village avec une simple chemise pour vêtement, il ajoutera, avec une indicible expression d'espérance: «Dans notre famille, nous avons été riches autrefois.» Cependant il ne vous a pas tout dit. Cet homme a une idée fixe qui le soutient. Il a fait un rêve dont il attend l'accomplissement, comme les Juifs attendent le Messie. La nuit, quand ses yeux se sont fermés, il parle à sa chimère, il l'écoute, il la voit. Il compte tout bas les pièces de toile qui lui sont commandées, le nombre de louis d'or qu'on lui donnera chez les négociants de Morlaix; il croit entendre vaguement le bruit des quatre métiers abandonnés qui obstruent sa maison. Il croit y voir, comme au temps de ses pères, quatre ouvriers travaillant sous ses ordres, pour les galiotes de Lisbonne et de Cadix. Alors épanoui d'une orgueilleuse joie, il pense à ce qu'il fera de ces profits. Il s'endort dans son enivrement et le lendemain, le froid et la faim le réveillent comme de coutume, au soleil naissant, et il reprend les travaux et les cruelles réalités de chaque jour.»
Le tisserand dont parle Souvestre était celui qui habitait le pays bretonnant ou sa lisière; c'était un petit patron ou un ouvrier qui travaillait pour des maîtres; c'était lui qui confectionnait les toiles de Bretagne, dont le commerce était si grand jadis. Cette industrie n'a pas résisté à la concurrence des machines, et elle est en train du disparaître. On ne voit plus guère, comme autrefois, arriver au printemps les pittoresques marchandes qui venaient de Quintin ou d'Uzel, deux par deux, et parcouraient la Haute-Bretagne, offrant dans les villages et dans les châteaux leur fine toile tissée au métier, qu'elles vendaient à l'aune.
Il est un autre tisserand qui a mieux résisté, parce qu'il n'est pas en concurrence avec les grandes fabriques, c'est celui qui travaille pour les paysans et met en oeuvre le fil ou la laine filés par les ménagères. Le «tessier» existait autrefois dans presque tous les villages de la Haute-Bretagne, et on rencontre encore ses congénères un peu partout en pays bretonnant. Il tissait sur un rustique métier de bois les cotillons des femmes, les culottes des paysans et aussi leurs toiles grossières.
Aux environs de Condé, de Flers et de la Ferté-Macé, les fabricants de lingettes, basins et autres tissus, n'habitaient pas tous autrefois les bourgs ou la ville comme aujourd'hui: l'ouvrier avait sa chaumière et son courtil, et si modeste que fût sa demeure, il avait un foyer, de l'air et du soleil. Les travaux agricoles ne lui étaient pas d'ailleurs complètement étrangers, et, au temps de la récolte, il venait en aide à ses voisins. Souvent même les travaux industriels n'occupaient qu'une partie de la famille, et les femmes tissaient pendant que les hommes travaillaient au dehors. Dans d'autres ménages plus humbles, le travail du métier alternait entre le mari et la femme, tour à tour occupés à faire courir la navette ou à soigner la vache, à la garder le long des chemins herbus, à cultiver le jardinet ou bien encore à faire une journée chez quelque voisin.
On a recueilli dans l'est de la France et en Haute-Bretagne des chansons qui accusent les tisserands de ne commencer à travailler que le vendredi; le refrain de la ronde des tisseurs, très populaire dans les Ardennes, est:
Roulons-ci, roulons-là, roulons la navette
Et le bon temps reviendra.
La chanson qui suit et dont l'air est assez joli, m'a été chantée aux environs de Loudéac:
[Illustration]
Bien rythmé
Les tessiers sont pir' que des évêques.
Les tessiers sont pir' que des évêques.
Car du lundi ils en font une fête.
Branlons la navette.
Oh! gai; lan la.
Branlons la navette,
Le beau temps reviendra.
Les tessiers sont pires que des évêques. (bis)
Car du lundi, ils en font une fête,
Branlons la navette,
O gai, lon la, etc.,
Branlons la navette,
Le beau temps reviendra.
Car du lundi, ils en font une fête (bis)
Et le mardi, ils vont voir les fillettes,
Et le mardi, ils vont voir les fillettes. (bis)
Le mercredi, ils graissent des galettes,
Le mercredi, ils graissent des galettes, (bis)
Le jehueudi (jeudi) iz ont mal à la tête,
Le jehueudi iz ont mal à la tête, (bis)
Le vendredi, ils branlent la navette,
Le vendredi, ils branlent la navette, (bis)
Le samedi la toile o n'est point faite.
—Allés à Loudia (Loudéac), compagnon que vous êtes, (bis)
—Allez-y va vous qui êtes le maît'e.
En Ille-et-Vilaine, les filles de laboureurs ont de la répugnance à épouser des tisserands; ce préjugé est moins répandu dans les Côtes-du-Nord. Un dicton russe semble indiquer qu'ils ne se marient pas facilement avec des personnes de métiers honorés: «Tu es tisserand, brouilleur de fil, et moi je suis fille de tonnelier, nous ne sommes pas égaux.»
En Flandre et en Hollande, les proverbes reflètent l'orgueil des anciens métiers de tisserands, si florissants jadis dans ces pays:
—De wever en de winter kunnen het niet verkerren.—Le tisserand et l'hiver ne peuvent mal faire.
Autrefois le tisserand était un homme important qui inspirait une crainte respectueuse et qui, de même que l'hiver, pouvait avoir ses lubies. Tous deux tranchaient du maître, et on devait s'accommoder selon leurs caprices.
—De wevers spannen de kroon.—Les tisserands l'emportent sur les autres.
Een handwerk heeft een gouden bodem, zei de wever, en hij zat op een hekel.—Un métier a un fond d'or, dit le tisserand, et il était assis sur un séran.
—Hij is goed voor wever, want hij houdt van dwarsdrijven.—Il est bon pour le tisserand, car c'est un esprit chicaneur.
Le peuple a traduit à sa manière le bruit caractéristique du métier, en Haute-Bretagne, les geais s'amusent à le contrefaire en criant:
Tric trac de olu,
Tric trac de olu.
En Basse-Bretagne on dit:
—Ar guinder en he stern, E-giz ann diaoul en ifern, Oc'h ober tik-tak, tik-tak, Hag o tenna hag o lakat.
Le tisserand à son métier,—Comme le diable en enfer se démène,—Avec son tic tac, tic tac.—Quand navette il tire et repousse.
À Saint-Dié (Vosges), les métiers disent:
Queterlic queterlac, queterlic, queterlac. etc.
Dans le Loiret, les mères, asseyant sur leurs genoux les tout petits enfants, et les retirant et les repoussant de leur sein comme un tisserand fait de sa navette, chantent:
Saint Michel,
Qui fait de la toile,
Saint Nicolas,
Qui fait des draps;
Au prix qu'il tire,
Son lit déchire,
Cric, crac.
À ce dernier mot, elles les font pencher en bas, comme pour les faire tomber, imitant ainsi la rupture du lien qui les tenait.
En Béarn, on dit aux petits enfants, en leur tirant les pieds:
Tynneréte hé bon drap Ouéy ourdit douma coupat, Tric-trac.
Tisserand fait bon drap,—Aujourd'hui tissé, demain déchiré.—Tric-trac.
De même que celui de beaucoup d'artisans sédentaires, l'atelier du tisserand était un lieu de réunion; il était autrefois, dit Monteil, le rendez-vous de la jeunesse des deux sexes. Il est vraisemblable qu'il s'y racontait des légendes: en Berry, le tissier et le chanvreur étaient au premier rang de ceux qui avaient conservé les contes et les récits d'apparitions.
On disait jadis d'un bavard: la langue lui va comme la navette d'un tisserand.
Dans les villes, les métiers de tisserands étaient souvent placés dans les cuves: c'était l'habitude, dès le XVIe siècle, dans les pays du Nord, et le graveur Jost Amman, qui avait soin de relever les détails caractéristiques des boutiques ou des ateliers, a placé son tisserand dans une sorte de sous-sol assez spacieux, éclairé par une espèce de soupirail (p. 13). Celui-ci était garni de vitres. Mais il n'en était pas toujours ainsi: à Troyes et ailleurs, les tisserands qui travaillaient dans les caves de leurs maisons, étaient éclairés par une fenêtre à la hauteur du trottoir; les carreaux, au lieu d'être de verre, étaient en papier huilé. Une facétie légendaire parmi les gamins consistait à passer la tête à travers les carreaux de papier et à demander l'heure au tisserand. Celui-ci, furieux, se hâtait de remonter pour courir après le délinquant, qui s'esquivait au plus vite. Cette mauvaise farce était vraisemblablement en usage dans toutes les villes où il y avait des tisserands; à Dinan, au commencement de ce siècle, les écoliers s'amusaient aussi à leur crier: Quelle heure est-il? ce qui leur était tout particulièrement désagréable.
En Picardie, les enfants se rendaient le soir, à pas de loup, près de la fenêtre, mouillaient le papier huilé avec de la salive, puis se sauvaient sans faire de bruit; l'un d'eux, armé d'un éclichoir, sorte de petite seringue en sureau, qu'il avait rempli d'un liquide plus ou moins propre, lançait le contenu sur la tête de l'homme occupé au métier ou lui éteignait sa lampe.
Dans la Flandre occidentale, quand le tissage d'une pièce de toile est fini, on la coupe en fil de pennes. Or, il est d'usage que les enfants de la maison tiennent une assiette sous le fil de pennes quand celui-ci est coupé, afin, comme on dit, de recueillir le sang de cette pièce de toile; le tisserand, pendant qu'il la coupe, laisse tomber de sa main quelques pièces de monnaie dans l'assiette et les enfants croient que cette monnaie sort de la toile elle-même et en forme le sang.
En Norvège, quand on ôte le tissu de dessus le métier, personne ne doit entrer dans la chambre ni en sortir, sous peine d'être exposé à une attaque d'apoplexie. La porte est alors fermée et gardée par quelqu'un. Celui qui coupe le tissu déjà prêt doit mettre sur les ciseaux des charbons ardents, sortir de la chambre et les éteindre dans la cour.
De même que plusieurs autres gens de métiers, les tisserands touchaient parfois à la médecine et à la sorcellerie. Dans le Perche et dans le Maine, ils se mêlaient du rhabillage des blessés. Amélie Bosquet raconte qu'un ouvrier tisserand, qui s'était rendu à Rouen pour y livrer son ouvrage, rencontra sur la route, à son retour, un de ses camarades qui lui demanda de venir l'aider à monter une chaîne qu'il se proposait de mettre ce jour-là sur le métier. L'homme lui refusa ce service, parce qu'il avait à faire le même travail pour son propre compte. «Eh bien! dit le camarade, nous n'en serons pas moins bons amis; entre à la maison pour te rafraîchir avec un verre de cidre.» Cette proposition fut acceptée, et quand le villageois reprit sa route, il se sentit tourmenté d'un malaise, qui dégénéra en maladie grave, que l'on attribua à un sort jeté. On fit venir le sorcier, qui montra au malade dans un miroir la figure de celui qui l'avait ensorcelé: c'était l'autre tisserand.
Au temps des corporations, le métier avait quelques usages particuliers. Si l'apprenti mourait pendant l'apprentissage, sa bière, comme celle d'un fils de maître, était illuminée de quatre beaux cierges. À Issoudun, nul ne pouvait être reçu maître dans la corporation s'il n'était de bonne vie, marié ou dans l'intention de se marier. Aux noces de chaque confrère, il devait être donné à chaque tisserand douze deniers; mais il était obligé à accompagner le nouveau marié l'espace d'une lieue. Le lendemain de la Fête-Dieu, il y avait un repas que devait payer celui qui y assistait, qu'il mangeât ou non. La première fois qu'un tisserand était convaincu de vol, il ne pouvait exercer d'un an le métier, et il le perdait à la seconde.
Les compagnons tisserands ne datent que de 1778: un menuisier, traître à sa société, leur vendit à cette époque le secret du Devoir.
À Bruges, les wollewevers ou tisserands en laine avaient autrefois coutume, le jour de la fête de leur patron saint Jacques, de dépenser dix schellings en donnant à manger aux pauvres.
[Illustration: Atelier de tisserand, d'après Jost Amman (XVIe siècle).]
On raconte dans le Limbourg hollandais la légende suivante, qui est plus à la louange des forgerons qu'à celle des tisserands: À Stevensweert et dans les environs, les forgerons et les maréchaux ferrants ne travaillent pas le Vendredi saint; voici l'origine de cet usage: Quand le Christ devait être crucifié, il ne se trouva dans tout Jérusalem aucun forgeron qui consentit à faire les clous nécessaires. Aujourd'hui encore, après tant de siècles, les forgerons, en chômant ce jour-là, veulent montrer qu'ils donnent leur approbation à ce refus. La tradition rapporte en outre que, les clous faisant défaut, un tisserand les retira de son métier, et avec ces clous obtus on crucifia le Christ. Plus tard le diable, croyant que l'action du tisserand lui donnait le droit de prendre son âme, voulut l'arracher de son métier pour le mener, tout vivant, aux enfers. Mais, comme le tisserand résista, il s'ensuivit une lutte très vive, pendant laquelle le diable s'embarrassa dans les fils du métier. Alors Satan reçut une raclée si formidable qu'aussitôt dégagé, il chercha son salut dans la fuite, hurlant de douleur. Aujourd'hui encore, quand un esprit des enfers voit un métier de tisserand, il prend de la poudre d'escampette. C'est aussi la raison pour laquelle un tisserand n'est jamais sujet aux tentations.
Les tisserands figurent dans un certain nombre de contes populaires; dans deux récits de pays très éloignés, ils sont les héros d'aventures qui, ailleurs, sont attribuées à des tailleurs ou à des cordonniers. Un petit tisserand du pays de Cachemire, un jour qu'il était à tisser, tue avec sa navette un moustique qui s'était posé sur sa main gauche. Emerveillé de son adresse, il déclare à ses voisins qu'il faut désormais qu'on le respecte, il bat sa femme qui le traite d'imbécile, et part en campagne avec sa navette et une grosse miche de pain. Il arrive dans une ville où il y a un éléphant terrible. Il dit au roi qu'il va combattre la bête; mais, dès qu'il voit l'éléphant, il s'enfuit, jetant sa miche de pain et sa navette. La femme du petit tisserand, pour se défaire de lui, avait empoisonné le pain et y avait aussi mêlé des aromates. L'éléphant l'avale, sans ralentir sa course, et, en faisant un circuit, le petit tisserand se trouve face à face avec l'éléphant: juste à ce moment le poison fait son effet et l'éléphant tombe raide mort. Chacun est émerveillé de la force du petit tisserand.
On retrouve une donnée analogue en Irlande: Un petit tisserand tue un jour d'un coup de poing cent mouches rassemblées sur sa soupe. Il se fait peindre un bouclier avec cette inscription: «Je suis celui qui en tue cent.» Le roi de Dublin le prend à son service pour débarrasser le pays d'un dragon; à la vue du monstre, le petit tisserand grimpe sur un arbre, le dragon s'endort; le tisserand, qui veut profiter de son sommeil pour s'enfuir, tombe à califourchon sur le dragon et le saisit par les oreilles; le dragon furieux prend son vol et arrive à toute vitesse dans la cour du palais, où il se brise la tête contre un mur.
Le tisserand est l'un des personnages populaires des contes de l'Inde, et il y joue, comme dans celui dont nous avons donné ci-dessus le résumé, un rôle assez analogue à celui du cordonnier et du tailleur des récits européens: il est à la fois rusé et chanceux. Dans le Pantchatantra, un tisserand devint un jour amoureux d'une belle princesse; le charron, son ami, lui construisit un oiseau-garuda, imité de celui de Vishnou. Grâce à lui, le tisserand s'éleva dans les airs et s'introduisit dans la chambre de la princesse, qui, le voyant revêtu des attributs du dieu, lui fit bon accueil, et chaque nuit il retournait auprès d'elle.
Le roi et la reine, en ayant été instruits, en furent d'abord indignés; mais la princesse leur ayant dit qu'elle était courtisée par Vishnou lui-même, ils en furent remplis de joie. Alors le roi, se croyant protégé par son tout-puissant gendre, attaqua les rois des États voisins, mais il fut battu dans plusieurs rencontres et tout son pays, la capitale seule exceptée, tomba entre les mains de l'ennemi. À la prière de la reine, la princesse implora alors le secours de son amant. Celui-ci ordonna que les assiégés fissent une sortie le lendemain, et, pendant l'attaque, il devait se montrer dans les airs, sous la figure de Vishnou, monté sur son oiseau-garuda.—Sur ces entrefaites, le divin Vishnou, ne voulant pas que, par la défaite du tisserand, on pût croire à sa propre défaite, entra dans le corps du tisserand, et toute l'armée ennemie fut anéantie.
Le faux Vishnou, descendu alors sur terre, fut reconnu par le roi et ses ministres, et il raconta ses aventures. Il put épouser la princesse, et on lui confia l'administration d'une province du pays.
Le même recueil rapporte une aventure qui arriva à un autre tisserand, mais qui eut pour lui des suites moins heureuses. Tout le bois de son métier ayant été brisé par accident, il sortit avec sa cognée pour aller abattre un arbre, et voyant un large sissou au bord de la mer, il se mit en devoir de l'abattre. Mais un génie qui y habitait s'écria: «Cet arbre est ma demeure: demande-moi toute autre chose que cet arbre et ton souhait sera accompli!» Le tisserand convint de retourner chez lui pour consulter sa femme et un ami, et de revenir quand il aurait pris une détermination. Le tisserand de retour au logis, y trouva son ami intime, le barbier du village, auquel il demanda son avis. «Demande à être roi, je serai ton premier ministre et nous mènerons bonne et joyeuse vie.» Le tisserand approuva le conseil du barbier, mais voulut, malgré lui, aller consulter sa femme. Celle-ci lui dit que la royauté est un fardeau pénible, et qu'elle lui conseille de se contenter de sa position et de chercher seulement les moyens de gagner sa vie plus facilement. «Demandez, dit-elle, une seconde paire de bras et une autre tête: par ce moyen vous pourrez travailler à deux métiers en même temps, et le profit que vous retirerez de ce second métier sera très suffisant pour vous donner quelque importance dans votre classe, attendu que le premier suffisait à nos besoins.» Le mari retourna à l'arbre et demanda au génie de lui donner une seconde paire de bras et une autre tête. Ce voeu n'était pas plutôt formé qu'il fut exaucé et notre homme retourna vers sa demeure. Mais il n'eût pas longtemps à se féliciter de l'accomplissement de son souhait, car pendant qu'il traversait le village les gens du pays qui l'aperçurent se mirent tous à crier: «Au lutin!» et tombant sur lui à coups de bâton, de massues et de pierres, ils le laissèrent mort sur la place.
[Illustration: Les Vierges sages, gravure de Crispin de Passe (XVIe siècle).]
Dans un conte mongol, un pauvre tisserand de l'Inde se présente devant le roi et lui demande sa fille en mariage. Le roi, par plaisanterie, dit à la princesse de l'épouser. Celle-ci déclare qu'elle ne se mariera qu'à un homme qui sache faire des bottes avec de la soie. Des bottes du tisserand, à la surprise de tout le monde, on tire de la soie. Pour se débarrasser de lui, on l'envoie contre un prince qui venait pour ravager le royaume. Le tisserand est emporté par son cheval dans un bois, s'accroche à un arbre qu'il déracine, et massacre les ennemis. Après d'autres épreuves, il épouse la princesse.
Chez les musulmans de l'est de l'Inde, un tisserand devient par ruse le mari d'une princesse; quelque temps après le mariage, elle témoigne le désir de voir, du haut de son balcon, jouer à un jeu qui consiste à simuler un échiquier, où les pièces sont des hommes qui se déplacent suivant l'ordre qu'on leur donne. Le tisserand, qui n'avait jamais vu ce jeu, s'écria: «Sotte femme, au lieu de ce jeu, je préférerais tisser du ruban.» La princesse, à partir de ce moment, refusa de voir son mari, qui finit par retourner à son ancien métier.
Les contes parlent aussi d'êtres surnaturels qui viennent tisser de la toile: en Haute-Bretagne, les Margot-la-Fée, qui étaient aussi habiles en chaque métier que les meilleurs ouvriers, entrent chez un tisserand et s'amusent à achever une pièce de toile, puis elles défont leur ouvrage, parce que la fée, leur supérieure, y découvre un petit défaut. Elles viennent plusieurs nuits, et chaque fois la même chose arrive. Le tisserand ayant terminé sa tâche, met une autre pièce sur le métier, et lorsque la nuit suivante les Margot l'ont achevée et qu'elles demandent si elle est bien, le tisserand dit oui, en contrefaisant la voix de la fée, et celles-ci la lui laissent achevée.
En Normandie, un diable ou lutin entreprend de faire la toile d'une vieille femme, à la condition qu'elle lui dira son nom. Un soir qu'elle ramassait des bûchettes dans le bois, elle entend comme le bruit d'un toilier qui faisait taquer son métier en criant:
Cllin, cllas, cllin, cllas!
La bonne femme qui est là-bas,
Si o savait que j'eusse nom Rindon,
O (Elle) n'serait pas si gênée.
Quand le lutin vient rapporter sa toile, elle lui dit son nom et elle peut la garder. En Haute-Bretagne, ce conte est aussi populaire, à la différence que le petit bonhomme s'appelle Grignon et qu'il tisse dans un trou de taupe.
En Picardie, c'est le diable lui-même, sous la forme d'un nain habillé de vert, qui vient au secours d'un tisserand embarrassé, et commande que sa toile soit achevée en un instant; si, au bout de trois jours, il n'a pas su lui dire son nom, il viendra prendre son âme; la marraine du tisserand, qui était fée, lui dit d'aller se cacher dans le bois et d'écouter. Il entend un grand diable qui se balance en disant:
Dick et Don,
C'est mon nom.
Dans un conte irlandais, une veuve avait fait accroire au fils du roi que sa fille filait trois livres de lin le premier jour, les tissait le second et le troisième en faisait des chemises; le prince l'emmène chez lui, en disant que si elle est aussi habile qu'on le dit, il l'épousera: le premier jour, à l'aide d'une petite vieille aux pieds énormes, elle accomplit sa tâche; quand il s'agit de tisser, elle ne sait que faire et se désole, quand paraît une petite vieille toute déhanchée qui lui promet de tisser pendant son sommeil les trois livres de lin, à la condition qu'elle sera invitée au mariage. Le jour des noces, la vieille Cronmanmor arrive et la reine lui demande pourquoi elle était ainsi déhanchée: «C'est, répondit la vieille, parce que je reste toujours assise à mon métier.» Le prince dit que, désormais sa femme n'y restera pas une seule heure.
Grimm a recueilli un récit dans lequel un fils de roi est parti pour chercher une femme qui serait à la fois la plus pauvre et la plus riche. Il vient à passer devant une chaumière où une fille filait: celle-ci, auquel le prince a plu, se rappelle un vieux refrain qu'elle avait entendu dire à sa vieille marraine:
Cours, fuseau, et que rien ne t'arrête,
Conduis ici mon bien-aimé.
Le fuseau s'élance et court à travers champs, laissant derrière lui un fil d'or; il va jusqu'au prince, qui retourne sur ses pas. La jeune fille, n'ayant plus de fuseau, avait pris sa navette et travaillait en chantant:
Cours après lui, ma chère navette,
Ramène-moi mon fiancé.
La navette s'échappe de ses mains, et, à partir du seuil, se met à tisser un tapis, plus beau que tout ce qu'on avait jamais vu. L'aiguille de la jeune fille s'échappe également de ses doigts quand elle a chanté:
Il va venir, chère aiguillette,
Que tout ici soit préparé.
La table et les chaises se couvrent de tapis verts, les chaises s'habillent de velours et les murs d'une tenture de soie. Quand le prince arrive, il voit au milieu de cette belle chambre la jeune fille, toujours vêtue de ses pauvres habits, et il s'écrie: «Viens, tu es bien la plus pauvre et la plus riche; viens, tu seras ma femme!»
Il y avait en Gascogne un tisserand, fainéant comme un chien; jamais on n'entendait le bruit de son métier; pourtant il n'avait pas son pareil pour tisser et pour remettre, au jour marqué, autant de fine et bonne toile qu'on lui en avait commandé. Sa femme elle-même ne savait comment cela pouvait se faire, même au bout de sept ans de mariage. Un jour elle le voit cacher quelque chose au pied d'un arbre; c'était une noix, grosse comme un oeuf de dinde, d'où l'on entendait crier: «Ouvre la noix! où est l'ouvrage?» Il en sort treize mouches; c'étaient elles qui faisaient la toile du tisserand.
[Illustration: Tisseuse, d'après Holbein, dans l'Éloge de la folie, d'Érasme. L'encadrement, plus moderne, est fait à l'aide d'une gravure allemande du siècle dernier.]
Dans un conte ardennais, dont certaines parties rappellent la Belle et la Bête, un marchand de toile, qui avait une fille, la plus belle qu'on eût su voir, revenant chez lui après avoir vendu sa provision de toile, s'égare la nuit dans une forêt, et finit par arriver dans un château où il voit une table bien servie, mais nulle âme vivante. Il mange, puis va se coucher dans un beau lit. Au milieu de la nuit, une voix l'appelle. C'est celle d'un chien d'or qui dormait sous le lit, et qui lui dit qu'il a juré que celui qui mangerait à sa table lui donnerait sa fille ou qu'il mourrait. De retour chez lui, il demande à sa fille si elle veut épouser le chien d'or. Mais elle s'y refuse, et propose à la fille d'un marchand de pelles à four d'aller à sa place; elle accepte, et est bien accueillie par le chien d'or, jusqu'au jour où, se promenant dans la forêt, elle s'écrie:—Oh! les beaux hêtres! si papa était là, qu'il serait content de les voir!—Pourquoi? demande le chien d'or.—Parce que papa est marchand de pelles à four. Le chien d'or la renvoie, et la fille persuade à une vachère de la remplacer. La substitution est aussi découverte par l'exclamation qu'elle pousse en voyant de belles vaches. La fille du marchand de toiles finit par se décider à se rendre au château. Le chien d'or la promène dans les chambres et, quand on arrive à l'une d'elles, qui était toute remplie de belles pièces de toile, elle s'écrie:—Si papa était là, qu'il serait aise de les voir! Le chien est alors certain que c'est bien la fille qu'il voulait qui est venue à son château. La métamorphose du chien cesse quand la jeune fille a consenti à l'épouser, et il redevient un jeune prince, beau comme le jour.
LES OUVRIÈRES EN GAZE
S'il en fallait croire Restif de la Bretonne, le seul auteur qui ait parlé de ces ouvrières au point de vue qui nous occupe, leurs façons formaient un contraste piquant avec la légèreté et la grâce de leur ouvrage: elles étaient grossières et aussi mal embouchées que des poissardes; leur moralité ne valait pas mieux que leur langage. Il résulte, dit-il, du trop petit gain des gazières, qu'elles sont presque toutes libertines ou sur le point de l'être, lorsqu'il se présente un tentateur; il ne reste matériellement sages parmi elles que les sujets d'une repoussante laideur.
Dans sa nouvelle, La Jolie Gazière, Restif lui-même raconte pourtant que toutes ces ouvrières n'étaient pas aussi corrompues qu'il le dit; et la gravure de Binet, qui l'accompagne, les montre au contraire sous un jour favorable. La jolie gazière est représentée «travaillant à son métier», tandis que ses compagnes honnissent la corruptrice, qui avait voulu la séduire, en disant: On ratisse, tisse, tisse, tisse. Toutes les ouvrières s'avancèrent et se jetèrent sur Hélène; l'une lui enleva son battant d'oeil qu'elle mit en pièces; l'autre lui déchira son fichu. Celle-ci coupe le falbala de son jupon avec les forces qui leur servent à découper. D'autres lui jetèrent au visage de l'eau sale et la barbouillèrent de suie et de cendres.»
[Illustration: Les ouvrières en gaze, gravure de Binet.]
LES CORDIERS
Le mépris à l'égard des cordiers, si caractérisé en Bretagne, et qui maintenant encore n'a pas tout à fait disparu, ne paraît pas avoir existé ailleurs à un degré aussi considérable; mais en beaucoup de pays, notamment en Flandre, les cordiers sont aussi méprisés.
Monteil, passant en revue les métiers au XVe siècle, dit que cette profession était surtout jalousée; un courtier dit au maître cordier de la mairie: «Votre grand-père n'était pas pauvre, votre père était riche, vous êtes encore plus riche; je veux changer de métier, faire le vôtre. Vous travaillez pour les hauts châteaux, où sont les puits les plus profonds, et l'on vous paie la corde deux sous la toise.—Oui, mais sachez qu'elles doivent être de bon chanvre qui n'ait été mouillé, resséché, ressuyé.—Vous gagnez beaucoup avec les cultivateurs à faire les traits de charrue.—Pas tant, ils doivent avoir au moins douze fils…» Le débat s'étant prolongé, le maître cordier impatienté, le termina en disant: «Nous autres cordiers, quand nous filons une corde, nous ne savons si ce ne sera pas celle d'un pendu; cela ne nous donne guère envie de prendre trop. Nous sommes les plus pauvres et les plus honnêtes.»
En Bretagne, les cordiers et les écorcheurs de bêtes mortes, étaient ce qu'on nommait autrefois les caqueux, cacous ou caquins. Ils inspiraient un tel mépris, que le sixième des statuts publiés en 1436 par l'évêque de Tréguier, ordonna aux caqueux de se placer au bas des églises lorsqu'ils iraient au service divin. Le duc François II leur permit de faire le trafic du fil et du chanvre aux lieux peu fréquentés et de prendre des fermes à bail. Ils devaient toutefois porter une marque de de drap rouge sur leur vêtement. On poussa la rigueur à leur égard jusqu'à leur refuser la liberté de remplir leurs devoirs de chrétiens, jusqu'à leur interdire la sépulture, et il fallut que des arrêts du parlement les rétablissent dans le droit commun.
En 1681, la justice dut intervenir pour faire réinhumer un cordier que les habitants de Saint-Caradec avaient déterré. Au mois d'avril 1700, un cordier ayant été enterré dans l'église paroissiale de Maroué, près Lamballe, «les manants et habitants de ladite paroiesse s'adviserent de detairer le cadavre dudit feu Sevestre et l'ont ignominieusement exposé dans un grand chemin». Les juges de Lamballe ayant fait inhumer de nouveau le cadavre, le 9 mai, les gens de Maroué le déterrèrent, malgré le clergé, et l'exposèrent dans le grand chemin; ce ne fut en décembre seulement de la même année que le corps du pauvre cordier fut, par autorité de justice, définitivement enterré dans l'église. En 1716, à Planguenoual, la noblesse du pays assista à l'enterrement d'un caqueux et le fit inhumer dans l'église; mais trois jours après il fut exhumé et porté au cimetière des cordiers; il fallut une intervention de la justice pour que le cacous pût être de nouveau inhumé dans l'église. Vers 1815, on enterrait encore à part les cordiers de Maroué, dans un lieu appelé la Caquinerie.
Jadis ils vivaient à l'écart, dans des villages qu'ils étaient presque les seuls à habiter; il y en avait qui cumulaient le métier de cordier et celui d'équarrisseur; en ce cas, la carcasse d'une tête de cheval se dressait à l'une des extrémités de leur cabane, tandis qu'à l'autre pendait une touffe de chanvre.
La répulsion à l'égard des cordiers, sans être tout à fait éteinte, a bien diminué; pourtant, aux environs de Rennes, les paysans leur donnent, par dérision, le surnom de caquoux; leur rencontre le matin est regardée, dans le pays bretonnant, comme d'un fâcheux augure; dans les Côtes-du-Nord ils trouvent difficilement à épouser, même s'ils sont riches et beaux garçons, les jeunes filles de paysans de bonne famille. C'est ce que constate un proverbe très répandu en Haute-Bretagne:
Les gars de la Madeleine
Ne se marient point sans peine.
En Haute et en Basse-Bretagne la plupart des villages qui s'appellent la Madeleine ont été habités par des cordiers, et presque toujours il y avait là autrefois une léproserie.
On dit par raillerie que les cordiers gagnent leur vie à reculons; cette plaisanterie qui se trouve déjà au XVIe siècle dans les Adevineaux amoureux, sous cette forme: «Quel homme esse qui gaigne sa vie en reculons!» figure aussi dans les devinettes allemandes; on la trouve dans l'énigme suivante:
Image naïve du temps,
Que rien n'arrête et ne devance,
Bien différent des courtisans,
C'est en reculant que j'avance.
Et Charles Poncy en a fait le refrain de sa chanson du cordier:
Dans le métier que je professe,
On n'avance qu'en reculant.
En Flandre, Achteruit gaan gelijk de zeeldraaiers, marcher à reculons comme les cordiers, c'est faire de mauvaises affaires. On dit aussi ironiquement: Hij gaat vooruit gelijk de zeeldraaiers, il va en avant comme les cordiers, de quelqu'un qui fait tout le contraire.
Les cordiers avaient saint Paul pour leur patron, on ne sait pas au juste pourquoi: le marquis de Paulmy prétendait que ce saint, étant parti pour aller combattre les chrétiens, fut contraint de retourner sur ses pas, et que les cordiers, obligés de travailler à reculons, l'avaient choisi pour ce motif. D'après A. Perdiguier, les cordiers faisaient partie, dès 1407, du Compagnonnage du Devoir. Malgré cette antiquité, ils ne paraissent pas y avoir joué un rôle particulier.
On a fait, à propos des cordiers, l'assemblage de mots suivants, qui est une sorte de casse-tête de prononciation:
Quand un cordier cordant
Veut recorder sa corde.
Pour sa corde à corder
Trois cordons il accorde;
Mais si l'un des cordons
De la corde décorde,
Le cordon décordant
Fait décorder la corde.
[Illustration: Le Cordier.
Dans une autre épreuve, cette image de Lagniet est plus compréhensible, grâce à deux inscriptions intercalées dans la gravure; au-dessus du cavalier est écrit: «Il fille sa corde»; sous son pied gauche: «Les grands s'accordent»; près de celui qui tourne la roue: «Les petits prennent la corde».]
Un pauvre cordier est le héros d'un conte très long des Mille et une Nuits, dont voici le résumé: Le calife Haroun-al-Raschid ayant remarqué dans une des promenades qu'il faisait, déguisé en marchand étranger, un bel hôtel tout neuf, interroge un voisin qui lui dit que cette maison appartient à Cogia Hassan, surnommé Alhabbal, à cause de la profession de cordier qu'il lui avait vu lui-même exercer dans une grande pauvreté, et que, sans savoir par quel endroit la fortune l'avait favorisé, il avait acquis de grands biens. Le calife fait venir Cogia Hassan à la cour, et lui demande son histoire. Cogia raconte qu'autrefois il travaillait à son métier de cordier, qu'il avait appris de son père, qui l'avait appris lui-même de son aïeul, et ce dernier de ses ancêtres. Un jour il vit venir deux citoyens riches, très amis l'un de l'autre, qui n'eurent pas de peine à juger de sa pauvreté en voyant son équipage et son habillement. L'un d'eux lui demanda si, en lui faisant présent d'une bourse de deux mille pièces d'or, il ne deviendrait pas par le bon emploi qu'il en ferait aussi riche que les principaux de sa profession. Cogia lui répond que cette somme lui permettrait d'étendre sa fabrication et de devenir très riche. Quand, sur cette assurance, Saadi, l'un des deux amis, lui a remis la bourse, il achète du chanvre et de la viande, et met le reste de la somme dans son turban: mais celui-ci lui est enlevé par un milan qui disparaît dans les airs. Six mois après, les deux amis le retrouvent, pauvre comme devant; il leur raconte l'aventure du milan, et Saadi lui remet encore deux cents pièces d'or, en lui recommandant de les mettre en lieu sûr. Cogia prend encore dix pièces d'or et cache le reste dans un linge qu'il place au fond d'un grand vase de terre plein de son. Pendant qu'il est parti pour acheter du chanvre, sa femme, qui ne savait rien de tout cela, échange le vase de son contre de la terre à décrasser que vendait un marchand ambulant. Quand les deux amis reviennent, et qu'il leur a raconté sa mésaventure, Saadi lui donne un morceau de plomb qu'il avait ramassé à terre, Cogia le prend et rentre chez lui; le soir un pêcheur des environs, auquel il manquait du plomb pour accommoder ses filets, lui emprunte ce plomb en lui promettant comme récompense tout le poisson qu'il amènera du premier jet de ses filets. Le pêcheur à ce coup ne prend qu'un poisson, mais il était très gros. La femme, en l'accommodant, trouve dans ses entrailles un gros diamant, mais, ne sachant ce que c'était, elle le donne à son petit garçon qui s'en amuse avec ses soeurs, et le soir ses enfants, s'apercevant qu'il rend de la lumière quand la clarté de la lampe est cachée, se disputent à qui l'aura. Cogia leur demande le sujet de leur dispute et ayant éteint la lampe, il s'aperçoit que ce qu'il croyait être un morceau de verre faisait une lumière si grande qu'ils pouvaient se passer de la lampe. Une juive, femme d'un joaillier dont la maison était voisine, vint le matin savoir la cause du bruit qu'elle avait entendu. La femme du cordier lui montre le morceau de verre. La juive lui dit que ce n'est en effet que du verre, et lui propose de l'acheter, parce qu'elle en a un à peu près semblable. Mais les enfants se récrient, et la juive part. Le joaillier, sur la description qui lui est faite, dit à sa femme d'acheter le diamant à tout prix. Elle en propose vingt pièces d'or, puis cinquante, puis cent; Cogia Hassan déclare qu'il veut cent mille pièces, que le juif finit par lui donner.
Cogia Hassan va voir une bonne partie des gens de son métier, qui n'étaient pas plus à l'aise qu'il ne l'avait été; il les engage à travailler pour lui, en leur donnant de l'argent d'avance, et en leur promettant de leur payer leur travail à mesure qu'ils l'apporteraient. Il loue des magasins, établit des commis, et finit par faire bâtir le bel hôtel qui avait attiré l'attention du calife.
[Illustration: Cordiers à l'ouvrage, d'après Jost Amman (XVIe siècle).]
SOURCES
LES TISSERANDS.—H. Coulabin, Dictionnaire des locutions populaires de Rennes.—Clément-Janin, Sobriquets de la Côte-d'Or: Dijon, 62; Châtillon, 8.—Revue des traditions populaires, IV, 527; V, 279; X, 29, 31, 99.—Paul Sébillot, Coutumes de la Haute-Bretagne, 73.—Les Français peints par eux-mêmes, II, 174.—Barjavel, Sobriquets du Vaucluse.—Reinsberg-Düringsfeld, Sprichwörter.—L.-F. Sauvé, Lavarou Koz.—J.-F. Bladé, Poésies populaires de la Gascogne, II, 267.—Mistral, Tresor dou Felibrige.—Volkskunde, II. 70; VIII, 36.—E. Souvestre, Derniers Bretons, II, 137.—E. Herpin, La Côte d'émeraude, 127, 138.—Lecoeur, Esquisses du Bocage normand, I, 45.—Communication de M. T. Volkov (Russie).—Communication de M. A. de Cock (Flandre).—Paul Sébillot, Traditions de la Haute-Bretagne, I, 130; II, 179.—E. Rolland, Rimes de l'Enfance, 41.—Laisnel de la Salle, Croyances du Centre, I, 161.—A. Ledieu, Traditions de Demain. 33.—Lecocq, Empiriques beaucerons, 46.—A. Bosquet, La Normandie romanesque, 286.—F. Liebrecht, Zur Volkskunde, 315.—Monteil, l'Industrie française, I, 53, 257, 264.—A. Perdiguier, Le Livre du compagnonnage, I, 44.—Reinsberg-Düringsfeld. Traditions de la Belgique, II, 53.—E. Cosquin, Contes de Lorraine, I, 98, 100.—Paul Sébillot, Les Margot la-Fée, 18.—Fleury, Littérature orale de la Normandie, 190.—H. Carnoy, Littérature orale de la Picardie, 229.—Loys Brueyre, Contes de la Grande-Bretagne, 161.—Grimm, Contes choisis, trad. Baudry, 196.—J.-F. Bladé. Contes de la Gascogne, II, 354.—A. Meyrac. Traditions des Ardennes, 471.
LES CORDIERS—Monteil, l'Industrie française, I, 277.—E. Souvestre. Derniers Bretons, 217.—A. Corre et Paul Aubry, Documents de criminologie rétrospective, 111.—Habasque, Notions historiques sur les Côtes-du-Nord, I, 85.—B. Jollivet, les Côtes-du-Nord, I, 65, 157, 317.—Revue des traditions populaires, VIII, 302; X, 160.—Communication de M. A. de Cock.—Tuet, Matinées senonoises, 510.—A. Perdiguier, Le Livre du compagnonnage, II, 195.
[Illustration: Ange rallumant la lampe de sainte Gudule que le diable avait éteinte. (Crédence de stalle de l'abbaye de Saint-Loup, à Troyes.)]
LES TAILLEURS
Au lieu d'être, comme à présent, chargés de la fourniture de l'étoffe et de la confection entière du vêtement, les tailleurs d'autrefois se bornaient, le plus souvent, à tailler et à coudre des draps qui leur étaient remis après avoir été achetés en dehors de chez eux: c'est encore ainsi que procèdent les «couturiers» de campagne. Les rognures appartenaient à la personne qui avait commandé l'habillement; mais il y avait nécessairement du déchet, et il était difficile de savoir si tout lui était rendu intégralement ou si le tailleur n'avait pas mis de côté, pour son usage personnel, des morceaux qui pouvaient servir. Il y avait de fréquentes contestations, où les clients reprochaient aux tailleurs de ne leur remettre qu'une faible partie des retailles. Ceux-ci se défendaient de leur mieux: au XVIIe siècle, ils assuraient qu'il «ne leur étoit pas resté d'une étoffe non plus qu'il n'en tiendroit dans leur oeil», et l'on avait appelé plaisamment «l'oeil des tailleurs» un coffre supposé dans lequel ils mettaient les morceaux. On donnait aussi le nom de «rue» au coin de la boutique où s'accumulaient les rognures diverses. «Les cousturiers, dit Tabourot, ont une armoire, qu'ils appellent la Ruë, où ils jettent toutes les bannières: puis quand on s'en plaint, ils se baillent à cent mille pannerées de diables qu'ils n'ont rien dérobé, et n'y a resté, sinon je ne sçay quels bouts, qu'ils ont ietté dans la ruë.» On donnait encore le nom «d'enfer», de «liette» ou de «houle» au coffre aux rognures.
Aux siècles derniers, on trouve dans les contes et dans les comédies de fréquentes allusions à ces détournements de drap, et c'était une sorte de lieu commun qui semblait inséparable des plaisanteries faites sur les tailleurs. Le Grand Parangon des Nouvelles nouvelles met en scène un avocat, un sergent, un tailleur et un meunier qui avaient été en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, et voulaient faire bâtir une chapelle pour la rémission de leurs péchés. Ils se les confessent l'un à l'autre, et quand vient le tour du tailleur, il dit: «J'ay beaucop de drap corbiné, car quand on me bailloit cinq aulnes de drap à mettre en une robbe, je n'en y mettois point plus de quatre; car quelque habillement que jamais je fisse, il m'en demeuroit toujours quelque lopin; et je vous promets ma foy que j'en ay desrobé en mon temps pour plus de mille escus.»
Lorsque l'on disait que les tailleurs marchent les premiers à la procession, tout le monde comprenait à demi-mot, et si par hasard quelqu'un s'était avisé de demander pourquoi ils avaient ce privilège, on lui aurait aussitôt répliqué: «C'est parce qu'ils portent la bannière.» Et si l'explication n'avait pas été suffisante, on n'aurait pas manqué d'ajouter qu'on appelait ainsi la pièce d'étoffe qu'on les accusait de dérober quand ils coupaient un habit, parce qu'il y a dans cette pièce de quoi faire une banderole.
Dès le moyen âge elle figure dans les contes, et lorsque dans une de ses Facéties, le florentin Arlotto explique à son voisin le tailleur ce que signifiait une bannière qu'il avait vue en rêve, il s'est inspiré sans doute d'un récit qui courait parmi le peuple. De nos jours Charles Deulin a écrit le Drapeau des tailleurs, qu'il a localisé en Flandre, où peut-être il l'avait entendu raconter. Voici le résumé de son conte qui, avec une allure plus vive, est très voisin du récit d'Arlotto:
Au temps jadis, il y avait un petit tailleur du nom de Warlemaque, qui était curieux comme une femme. Il était d'ailleurs fort adroit de ses dix doigts et, de plus, aussi voleur qu'un tailleur peut être. Rarement Warlemaque avait coupé un habit ou une culotte sans jeter dans le coffre qu'on appelle l'houle, autrement dit l'enfer, un bon morceau de drap pour s'en faire un gilet… Une nuit, il eut un singulier rêve. Il rêva qu'il était devant le tribunal de Dieu. Soudain il entendit qu'on l'appelait; il s'avança tout tremblant. Un ange fit quelques pas au milieu de l'enceinte, et, sans dire un mot, il déploya un grand drapeau de mille couleurs. Warlemaque reconnut tous les morceaux de drap qu'il avait dérobés, et fut pris d'une telle peur qu'il se réveilla en sursaut. Le lendemain, il conta son rêve à ses deux apprentis, et leur dit: Chaque fois que vous me verrez jeter en coupant quelque chose dans l'houle, ne manquez pas de crier: «Maître, rappelez-vous le drapeau!» Pendant quelque temps, il se garde de rien prendre; mais un jour qu'on lui apporte une belle étoffe d'or, il ne peut s'empêcher d'en dérober un peu, en disant qu'il manquait justement au drapeau un morceau de drap d'or. À partir de ce moment, il reprend ses mauvaises habitudes, et quand, après sa mort, il se présente à la porte du Paradis, saint Pierre la lui refuse: toutefois il finit par se laisser fléchir et permet à Warlemaque de rester dans un coin.
Dans la Farce du Cousturier, un gentilhomme qui veut faire faire un costume à sa chambrière, lui dit:
Des habitz le drap porterons,
Et devant nous tailler ferons;
Car cousturiers et cousturières
Ont tousjours à faire bannières,
Comme j'ay ouy autresfoys
Racompter.
Cette habitude semblait si étroitement liée au métier, qu'il paraissait impossible qu'un tailleur ne la pratiquât pas.
La Nouvelle XLVIIe de Des Périers a pour titre: Du tailleur qui se déroboit soi-même et du drap qu'il rendit à son compère le chaussetier: Un tailleur de la ville de Poitiers étoit bon ouvrier de son métier et accoutroit fort proprement un homme et une femme et tout; excepté que quelquefois il tailloit trois quartiers de derrière en lieu de deux ou trois manches en un manteau, mais il n'en cousoit que deux; car aussi bien les hommes n'ont que deux bras. Et avoit si bien accoutumé à faire la bannière, qu'il ne se pouvoit garder d'en faire de toutes sortes de drap et de toutes couleurs. Voire même quand il falloit un habillement pour soi, il lui étoit avis que son drap n'eût pas été bien employé s'il n'en eût échantillonné quelque lopin et caché en la liette ou au coffre des bannières.
En Angleterre, on connaît le «Chou du tailleur» et l'on dit en proverbe: Tailors like cabbage, les tailleurs aiment le chou. Lorsqu'autrefois ils travaillaient chez les clients, on les accusait de rouler le chou, c'est-à-dire de faire un paquet de morceaux de vêtements au lieu de se contenter de la lisière et des retailles qui leur étaient dues.
On comprend que, en raison de ces habitudes vraies ou supposées, les conteurs aient mis les tailleurs au nombre des gens que l'on ne voit pas en Paradis. La Mésangère écrivait en 1821: C'est un dicton courant dans quelques-uns de nos départements, notamment dans celui de l'Aveyron, que saint Pierre n'a jamais voulu ouvrir la porte du Paradis aux tailleurs.
[Illustration: Boutique de tailleur hollandais, d'après une estampe du XVIIe siècle.]
La réputation de dérober des pièces est constatée dans un proverbe de l'Armagnac, et implicitement dans un grand nombre de dictons qui associent les tailleurs aux meuniers, aux tisserands, etc., tous gens que la malice populaire représente comme peu respectueux du bien d'autrui:
Taillur, Boulur, Pano pedassis, Quant a hèit la bèsto Tourno pas lou rèsto.
Tailleur,—Voleur,—Vole des pièces,—Quand il fait la
veste—Ne rend pas le reste.
La chanson gasconne des Bruits de métiers formule la même accusation:
Quand lou taillur hè uo raubo, Rigo rago, sur la taulo, Dou bèt drap, dou fin drap, Quauque retail de coustat.
Quand le tailleur fait une robe,—Rigue rague, sur la table,—Du beau drap, du fin drap,—Quelque coupon de côté.
En Haute-Bretagne, on dit aux enfants des tailleurs:
Fils du tailleur,
Tu as bien du bonheur,
Le dimanche après vêpres,
Tu vas te promener
Le chapeau sur l'oreille
Et l'aiguille au côté.
Tout le monde se demande:
—Quel est donc ce petit effaré?
—C'est le fils au larron couturier!
Oh! que les couturiers sont braves! (bien habillés).
Mais ce n'est pas de leur argent,
C'est des retailles des braves gens.
Voici un autre dicton de Gascogne:
Sept sartès, Sept tchicanès E sept mouliès, Boutais lous en un salié, Leuatz un palancoun Begratz vint e un layroun.
Sept tailleurs,—Sept tisserands—Et sept meuniers,—Mettez-les en un saloir,—Levez une planchette—Et vous verrez vingt et un larrons.
On lit dans le Moyen de parvenir, cette demande facétieuse:
—S'il y avoit en un sac un sergent, un meunier et un couturier, qui sortiroit le premier?—Voire, voire, ce serait un larron.
Un proverbe analogue, probablement ancien, existe aussi en
Angleterre:
Put a miller a tailor and a weaver in a bag and skake them, the first that cometh out will be a thief. Mettez un meunier, un tailleur et un tisserand dans un sac, et secouez-le, le premier qui sortira sera un voleur.
Il existe de nombreuses variantes en Béarn, en Provence, et dans la plupart des recueils européens, du dicton limousin qui suit:
Sept tailleurs, sept teyssiers, sept mouleniers, coumptas bien, qu'aco faict vingt à un troumpeurs.
La maladresse de certains tailleurs est blasonnée dans quelques dictons qui font allusion à des anecdotes. Les deux premiers sont danois, le troisième anglais:
—Cela s'élargira avec le temps, disait un tailleur qui
avait mis les manches à l'endroit des poches.
—Comment monsieur trouve-t-il les crochets? disait le
tailleur qui ne savait pas faire les boutonnières.
—Like the tailor who sewed for nothing and found thread
beside.
Comme le tailleur qui ne cousait rien, et trouva le fil à
côté.
—Long steek (stick), and pull hard.
Pique longtemps et pousse fort.
Cela se dit en Écosse lorsque quelqu'un coud négligemment pour avoir fini plus vite.
—Thats been sewed wi' a het needle and a burnin thread.
Cela a été cousu avec une aiguille rougie et un fil
brûlant.
Dit-on lorsqu'il se produit un trou après que l'on a cousu, ou lorsqu'un bouton se découd peu de temps après avoir été cousu.
—The mair hast, the less speed,
As the tailor said with long thread.
Le plus fort se hâte, le moindre se dépêche, comme dit le
tailleur en tirant son aiguille.
—A fop (dandy) is the tailor's best friend and is own
foe.
Un élégant est le meilleur ami du tailleur et son plus
grand ennemi à lui-même.
—Ce serait merveille que l'auteur fît quelque chose de bon; il ne ferait que brocher et bousiller comme un tailleur à la veille de Pâques. (Dicton espagnol.)
—Soutars and tailors works by the hour. (Écosse.)
Les cordonniers et les tailleurs travaillent à l'heure.
Allusion au temps qu'ils mettent à leur ouvrage.
—A tailor's shreds are worth the cutting.
Les morceaux du tailleur sont égaux à ce qu'il coupe, parce
qu'ils sont larges. (Écosse.)
—Tailleur debout et forgeron assis ne valent pas
grand'chose. (Danois.)
La gravure de la page suivante tirée du recueil de J. Cats (1665), qui représente des tailleurs à l'ouvrage, sert d'illustration à un proverbe italien en rapport avec le métier:
—Il serro chi no fa nodo, perde il punto.
Celui qui ne fait pas un noeud à son aiguille perd son point.
Une légende du Morbihan raconte que lorsque le diable entra en apprentissage chez un tailleur, celui-ci ne lui montra pas qu'il fallait faire un noeud au bout du fil: c'est pourquoi le diable ne put jamais apprendre à coudre.
—Its muckle gars tailors laugh but soutars grin age.
Il faut beaucoup de choses pour faire rire les tailleurs, mais les cordonniers grimacent toujours.
Usité en Écosse, ce proverbe semble s'appliquer à la contenance sérieuse que les tailleurs ont souvent lorsqu'ils sont à l'ouvrage, et à la grimace que fait le cordonnier quand il tire fort sur son ligneul.
[Illustration]
Des dictons constatent la sobriété ou l'avarice des tailleurs:
Deux oeufs durs, souper de tailleur,
dit-on en Gascogne; c'est, en effet, le souper habituel que les paysans donnent aux couturiers. Avant 1848, on disait couramment qu'il y avait au Louvre un tableau représentant trois tailleurs attablés devant un oeuf à la coque. Ce dire populaire, qui exprime la pauvreté notoire de la corporation, peut être rapproché de l'Explication de la Misère des garçons tailleurs, qui tend à prouver que les tailleurs sont les seuls ouvriers buvant de l'eau, tandis que les autres se réconfortent avec des liquides plus généreux. Ce livret populaire donne aussi ce dicton: Quinze tailleurs pour un sac de son.
Starveling, ou l'Affamé, est le nom d'un tailleur qui joue la comédie avec d'autres artisans dans Le Songe d'une nuit d'été. Dans la Belgique wallonne, Fer 'n porminâde (promenade) di tailleur, c'est ne rien dépenser pour ses menus plaisirs; aux environs de Metz, on dit de celui qui s'amuse à faire des ricochets dans l'eau, qu'il fait une ribote de tailleur; les ouvriers tailleurs étant très pauvres ne pouvaient comme les autres aller s'amuser au cabaret; et, dans toute la France, se quitter comme des tailleurs, c'est se séparer sans boire ensemble.
Le proverbe qui assure que les cordonniers sont les plus mal chaussés a, tout au moins à l'étranger, des parallèles qui s'appliquent aux tailleurs. En Italie, on dit:
—I sartori hanno sempre gli abiti scuciti, e i calzolari le scarpe rotte.
Les tailleurs ont toujours des habits décousus, et les
cordonniers des souliers déchirés.
—Who goeth more tattered than the tailor's child?
Qui, est plus déguenillé que le fils du tailleur?
demande un vieux proverbe anglais.
L'argot et les expressions provinciales désignent les tailleurs par des sobriquets ou par des expressions figurées, presque toujours d'un caractère railleur.
Ils les nomment des frusquineux (de frusques), des pique-prunes, des gobe-prunes à Genève; des pique-poux à Paris; en Basse-Bretagne, brocher laou, embrocheurs de poux; en Écosse, où l'on prétend qu'ils sont infestés par la vermine, pick the loose, pique-poux. Dans les Vosges, on explique par une histoire plaisante le sobriquet de Pique-prune: «Trois tailleurs, gens peu habitués à la fatigue, comme chacun le sait, conçurent un jour le projet ambitieux de rouler une prune sur un toit.—Nous n'y arriverons pas sans levier, dit le premier.—Ces outils-là sont trop lourds pour nos bras, répondit le second.—Nous en fabriquerons avec des queues de cerises, fit le troisième. L'avis sembla bon et fut adopté. Quand le premier levier fut terminé, le plus hardi de la bande s'en empara et dit à ses camarades:—Sans me flatter, je me crois de taille à faire la besogne tout seul; écartez-vous un peu, je vous prie, de crainte d'accident. Les deux compagnons s'éloignent et le brave se met résolument à l'oeuvre. Vains efforts! il va, vient, vire, dévire, sue, ahanne, sans arriver à changer la prune de place.—Je l'ai pourtant piquée, piquée, se disait-il, comment se fait-il qu'elle ne bouge? Tout à coup l'haleine lui manque et il va avouer son impuissance, quand, malheur! la prune se mettant à rouler toute seule dégringole, l'entraîne dans sa chute et l'écrase.»
Dans la comédie de Shakspeare, La Méchante mise à la raison, Petrucchio gronde ainsi un garçon tailleur: «Tu mens, bout de fil, dé à coudre, aune, trois quarts, demi-aune! Je me laisserais braver chez moi par un écheveau de fil! Va-t'en, guenille, rognure, atome, ou je vais te mesurer avec ta demi-aune pour te faire souvenir toute ta vie d'avoir parlé!»
En Portugal on prétend que beaucoup de gens de métier poussent un cri particulier; celui des tailleurs est E' impossivel, c'est impossible. Dans les Vosges, on leur applique le sobriquet de Permettez, parce que, dit-on, ils abusent de ce mot, qui est pour eux la plus haute expression de la politesse française.
En Portugal, on donne aux tailleurs le nom d'aranhas, araignées, et quand on veut les faire agacer, on leur parle d'araignées, en faisant allusion à un conte populaire: «Plusieurs tailleurs se réunirent, leurs ciseaux ouverts, pour attaquer une araignée qu'ils avaient rencontrée. De là est venu le dicton: «C'est sept tailleurs pour tuer une araignée!» dont on se sert lorsque quelqu'un est embarrassé pour une affaire de peu d'importance. Il circule en plusieurs provinces du Portugal des chansons satiriques sur le même sujet.
La gravure ci-dessous qui montre l'intérieur d'un atelier de tailleur au XVIIe siècle, est extraite du livre de Franqueville: Miroir de l'Art et de la Nature, 1690; la légende qui l'accompagne explique les différentes opérations du métier.
[Illustration: Le tailleur 1 coupe le drap 2 avec ses ciseaux 3, et le coud avec l'aiguille et du fils retors 4. Ensuite il rabat les coutures avec le carreau 5, et il fait ainsi des jupes 6, cotillons plissés 7, au bas desquels il y a un bord (ourlet 9) avec des franges ou dentelles 8. Il fait des manteaux 10 avec des collets 11, des brandebourgs, ou casaques avec des manches 12, pourpoints 13 avec les boutons 14, et manches 15, haut-de-chausses 16, et quelquefois garnis de rubans 17, des bas 18 et des gants 19.]
En Écosse, où l'on accuse les tailleurs d'être plus vains que les autres hommes, d'aimer les vêtements fins et d'avoir un caractère léger, on ne les regarde pas non plus comme courageux:
A tinkler ne'er was a town taker; A tailor was ne'er a hardy man. Nor yet a wabster (weaver) leal in his trade Nor ever since the warld began.
Depuis que le monde est monde,
Le chaudronnier n'a jamais été un preneur de villes,
Le tailleur n'a jamais été un homme hardi,
Ni le tisserand loyal dans son métier.
There were four an twenty tailors
Riding on a snail,
Said the hinmost to the foremost.
—We' ell a fa' ower the tail.
The snail shot oot her horns
Like ony hummil coo
Said the foremost to the hinmost,
—We' ell a be stickit noo.
[Illustration: Atelier de tailleur allemand au XVIIIe siècle, d'après Chodoviecki.]
Il y avait vingt-quatre tailleurs
À cheval sur un escargot.
Celui de derrière dit au premier:
—Nous allons tomber sur la queue.
L'escargot attire ses cornes,
Comme une vache écornée,
Celui de devant dit:
—Nous allons tous être transpercés.
Les tailleurs ne paraissent pas avoir beaucoup de superstitions en rapport avec leur métier: en tout cas on en a recueilli peu. À Lesbos, si un tailleur prête ses ciseaux ou son savon à un autre, il se garde bien de les lui donner de la main à la main, dans la crainte de se brouiller avec lui. Quand on coud à la main un habit, et que le fil fait des noeuds, c'est que la personne à qui l'habit appartient est jalouse.
En France, les tailleurs d'habits usent assez fréquemment du tatouage. Les emblèmes qu'ils ont gravés sur la peau, sont: un dé et des ciseaux,—un tailleur assis et cousant,—des ciseaux et un fer à repasser.
* * * * *
Au temps des corporations, il y avait un cérémonial usité pour la réception des ouvriers remplissant les conditions nécessaires pour franchir le grade d'ouvrier à compagnon. Voici, d'après le P. Lebrun, celui qui était usité vers 1655: Les compagnons tailleurs choisissaient un logis dans lequel se trouvaient deux chambres l'une contre l'autre; en l'une des deux, ils préparaient une table, une nappe à l'envers, une salière, un pain, une tasse à trois pieds à demi pleine, trois grands blancs de Roi et trois aiguilles. Tout étant ainsi préparé, celui qui devait passer compagnon jurait sur le Livre des Évangiles qui était ouvert sur la table, qu'il ne révélerait pas même en confession, ce qu'il ferait ou verrait faire. Après ce serment, il prenait un parrain; ensuite on lui apprenait l'histoire des trois premiers compagnons, qui est pleine d'impuretés, et à laquelle se rapporte la signification de ce qui est en cette chambre sur la table.
À Paris, sainte Anne est la patronne des tailleurs; en Belgique, c'est saint Maur, saint Boniface ou sainte Catherine; ailleurs, comme en Bretagne, leur fête est à la Trinité.
Les maîtres tailleurs de Morlaix célébraient leur fête à Notre-Dame du Mur, où il y avait une messe chantée, à la suite de laquelle ils présentaient un mouton blanc que le père abbé, escorté de toute la communauté, conduisait à l'hospice.
À Avignon, la confrairie des tailleurs, qui avait son siège à la
Métropole, avait une image de corporation qui représentait saint
Georges à cheval, terrassant le dragon. En haut, un ange tenait la
couronne, et elle portait un écusson avec des ciseaux.
En province, les tailleurs avaient naguère encore comme enseigne, l'image pieuse de saint Martin qui partage son manteau avec un pauvre, ou celle des Ciseaux volants.
[Illustration: Tailleur]
Cette gravure, qui représente un tailleur vers le commencement de ce siècle, fait partie du Jeu universel de l'Industrie, qui a de l'analogie avec le Jeu d'oie renouvelé des Grecs (Musée Carnavalet).
* * * * *
La plus grande partie de ce qui précède se rapporte surtout aux tailleurs des villes; leurs humbles confrères des campagnes en diffèrent tellement, qu'il m'a paru naturel de séparer ces deux branches de même profession.
En certaines provinces, et principalement dans celles où l'industrie est peu développée, et où l'état par excellence est celui de laboureur, les tailleurs ou couturiers, car ce nom ancien est le plus employé, occupent une place à part, et ils sont regardés comme des êtres inférieurs. Leur métier est peu payé, et ceux qui l'exercent sont presque toujours des gens que la faiblesse de leur constitution ou une infirmité plus ou moins apparente rendent impropres au labeur des champs. On s'explique aisément que, dans un milieu où la beauté du corps et la force physiques sont considérés comme les premiers des dons, ceux qui en sont dépourvus soient l'objet d'un dédain que vient encore augmenter la nature sédentaire de leurs travaux, qui ressemblent plutôt à ceux des femmes qu'à l'ouvrage actif et dur des hommes.
C'est en Basse-Bretagne que la démarcation entre les couturiers et les gens des autres professions est la plus marquée; les cordiers seuls qui semblent appartenir à une race maudite et descendent, assure-t-on, des lépreux, sont aussi méprisés; peut-être autrefois les tailleurs se sont-ils recrutés parmi les descendants de ces malheureux.
[Illustration: Habit de Tailleur
Cette gravure du XVIIe siècle fait partie d'une collection qui se trouve au Musée Carnavalet; un assez grand nombre de personnages y sont représentés habillés, comme le tailleur, avec les attributs du métier, les outils dont ils se servent pour travailler et les diverses pièces qu'ils sont chargés de confectionner.]
Dans le premier tiers de ce siècle, Souvestre a tracé un portrait du tailleur breton, qui semble un peu chargé, et dont il conviendrait, à l'heure actuelle, d'adoucir quelques traits: Le tailleur est, en général, contrefait, cet état n'étant guère adopté que par les gens qu'une complexion débile ou défectueuse empêche de se livrer aux travaux de la terre, boiteux parfois, plus souvent bossu. Un tailleur qui a une bosse, les yeux louches et les cheveux rouges, peut être considéré comme le type de son espèce. Il se marie rarement, mais il est fringant près des jeunes filles, vantard et peureux. S'il a un domicile fixe, il ne s'y trouve guère qu'au plus fort de l'été; le reste du temps son existence nomade s'écoule dans les fermes qu'il parcourt et où il trouve à employer ses ciseaux. Les hommes le méprisent à cause de ces occupations casanières, et ne parlent de lui qu'en ajoutant, «sauf votre respect», comme lorsqu'il s'agit des animaux immondes; il ne prend pas même son repas à la même table que les autres, il mange après, avec les femmes, dont il est le favori. C'est là qu'il faut le voir, ricaneur, taquin, gourmand, toujours prêt à seconder une mystification contre un jeune homme ou un tour à jouer au mari. Menteur complaisant, il sait à l'occasion porter sur le mémoire du maître quelque beau justin qu'il aura piqué en secret pour la femme ou pour la pennerès (fille à marier). Il connaît toutes les chansons nouvelles, il en fait souvent lui-même, et nul ne raconte mieux les vieilles histoires. À lui appartiennent de droit les chroniques scandaleuses du canton: il les dramatise, les arrange et les colporte ensuite de foyer en foyer.
En Forez les tailleurs jouent souvent le même rôle qu'en Basse-Bretagne; ce sont des chroniqueurs et porte-gazettes, entremetteurs de mariages et mauvais plaisants, et on ne leur épargne pas à eux-mêmes la raillerie.
Au siècle dernier, d'après Monteil, le tailleur allait dans toutes les maisons, il parlait à tout le monde; c'était le plus souvent par lui qu'étaient faites et reçues les propositions de mariage.
En Basse-Bretagne, certains tailleurs portent le sobriquet de Iann-troad-scarbet, Jean au pied de travers, parce qu'en général ils sont boiteux et infirmes. En Forez, pour les mêmes raisons, on leur donne le surnom de Maître Gigue à banc, jambe à banc.
Une légende du pays d'Avessac, vers la limite du Morbihan et de la Loire-Inférieure, explique pourquoi la plupart des tailleurs sont aujourd'hui boiteux: Un jour saint Yves revenant de Paris en Basse-Bretagne, se perdit vers le soir sur les grandes landes de Malnoël; il était fort ennuyé, car les chemins étaient défoncés et son cheval avait perdu un fer. Mais, ayant entendu chanter, il reprit bon espoir et aperçut bientôt un tailleur qui revenait de sa journée. Le saint l'aborda aussitôt et le pria de le remettre dans son chemin en lui indiquant le bourg le plus voisin, pour qu'il pût faire referrer sa monture. Au lieu d'obliger saint Yves, le tailleur se mit à le railler et lui dit que puisque les moines allaient déchaux, sa bête pouvait bien faire de même: car il était juste que le valet manquât de souliers du moment que le maître n'en portait point. Saint Yves, pour punir ce gouailleur, lui dit qu'à l'avenir lui et ses confrères qui n'auraient pas plus de religion que lui, auraient, comme son cheval, une jambe défectueuse.
Plus charitables toutefois que les gens du Midi, les habitants de cette même contrée d'Avessac ne disent pas que jamais couturier n'est entré au Paradis, mais ils prétendent qu'étant de leur nature indignes d'y arriver immédiatement, ils sont toujours condamnés à passer quelque temps dans les limbes, d'où le «Grand Maistre d'Ahaut» les tire chaque année par fournées. Et l'on ne manque pas de dire, chaque fois qu'on voit dans le ciel des étoiles filantes: «Allons, v'là le Bon Dieu qui a ouvert sa grande porte; v'là encore des couturiers qui s'en vont dans le ciel!»
Naguère en Basse-Bretagne quand on parlait d'un tailleur, on ne manquait pas d'ajouter, «en vous respectant», comme lorsqu'on nommait un animal non noble; si quelqu'un rencontrait un couturier sans le connaître et l'interrogeait sur son genre de profession, il répondait ordinairement: «Je suis tailleur, sauf votre respect». Un passage de Don Quichotte constate que jadis, en Espagne, une formule analogue était employée: «Je suis, sous votre respect et celui de la compagnie, tailleur juré», dit un personnage de Cervantes en se présentant, et un autre passage de Don Quichotte parle de la mauvaise opinion que l'on a du tailleur.
Il est naturel que ce soit en Bretagne que les proverbes dépeignent le tailleur sous des traits satiriques; mais ils constatent sa mauvaise langue, ses autres défauts et le mépris dont il est l'objet, plutôt que les vols qu'on lui reproche ailleurs, ainsi que nous l'avons déjà vu.
—Eur c'hemener n'e ket den
'Met eur c'hemener ned-eo ken.
Un tailleur n'est point un homme:
Ce n'est qu'un tailleur en somme.
—Nao c'hemener evid ober eun den.
Neuf tailleurs pour faire un homme.
Ce dicton est aussi usité en Écosse; l'on y ajoute parfois une variante: Il faut neuf tailleurs et un chien pour faire un homme. Et l'on dit, à ce propos, que jadis neuf tailleurs et un chien tombèrent sur un homme qui leur avait déplu. On y prétend encore qu'un tailleur est la neuvième partie d'un homme, ou que vingt-quatre tailleurs ne peuvent faire un homme; c'est jeu de mot sur le mot faire.
En Haute-Bretagne, les tailleurs et les couturiers ont leur fête à la Trinité, d'où ce dicton:
Trinité en trois personnes,
Trois tailleurs pour faire un homme.
—Neb a lavar eur c'hemener
A lavar ive eur gaouier.
Qui dit tailleur
Dit aussi menteur.
—Kemener brein,
'Nn diaoul war he gein.
Tailleur pourri,
Le diable sur son dos.
—Ar c'hemener diwar he dorchenn
Pa gouez, a gouez en ifern.
Le tailleur sur son coussinet,
S'il tombe, en enfer va couler.
—Ar miliner a laer bleud,
Ar guiader a laer neud,
Ar fournerienn a laer toaz,
Ar c'hemenerienn krampoez kraz.
Le meunier vole de la farine,
Le tisserand vole du fil,
Les fourniers volent de la pâte
Et les tailleurs des crêpes rôties.
—Da chouel ar Chandelour,
Deiz da bep micherour,
Nemet d'ar c'hemener
Ha d'al luguder.
À la Chandeleur,
Jour pour tout travailleur,
Hormis le tailleur
Et le flâneur.
En Basse-Bretagne, il arrive assez fréquemment que les enfants poursuivent les tailleurs en leur récitant des formulettes injurieuses, dans le genre de la suivante dont les versions sont nombreuses.
Kemenerien, potret or vas, Deut daved-omp 'benn warc'hoas: Me 'm beuz tri gi ha tri gaz, Hag ho c'houec'h 'man e noaz; Me raï d'eho bep a vragou Hag ive chupennou.
Tailleurs, gars au bâton,
Venez chez nous demain:
J'ai trois chiens et trois chats,
Et tous les six sont nus;
Je leur donnerai à chacun des culottes,
Et des pourpoints aussi.
En Béarn, on les poursuit aussi avec des quolibets, qui ne sont pas très faciles à comprendre, mais qui ont le privilège de leur être désagréables.
En Écosse, on adresse aux tailleurs ce blason, dont il existe plusieurs variantes:
Tailor, tailor, tartan, Geed up the lum fartin, Nine needles in his arse An a' is timles rattling.
Tailleur, tailleur, tartan
(avec un habit de diverses couleurs, terme de mépris),
Monta sur la cheminée,
Neuf aiguilles dans son derrière
Et tous ses dés qui faisaient du bruit.
L'usage du bâton long et uni est, en Basse-Bretagne, exclusivement réservé aux vieillards, aux infirmes et aux tailleurs. Ces derniers, qui auraient été montrés au doigt s'ils avaient osé prendre un pennbaz ou bâton à gros bout, garnissaient le leur d'une fourchette en fer pour se garantir des chiens quand ils vont en journée; ils savaient que les paysans ne se hâtent jamais de les rappeler quand il s'agit d'en préserver un huissier, un gendarme ou un tailleur.
C'est sans doute cette circonstance qui a inspiré le refrain d'un sonn satyrique de la Cornouaille, qui imite l'aboiement des chiens. Voici la traduction du dernier couplet:
Le tailleur, quand il sera enterré,
Ne sera pas mis en terre bénite;
Mais il sera mis au bout de la maison,
Pour que les chiens aillent pisser sur lui.
Je ne sais si, comme les cacous ou cordiers, les tailleurs ont eu en Bretagne, avant la Révolution, une sépulture spéciale; il est certain que pendant leur vie ils étaient souvent traités comme de véritables parias.
Dans les réunions joyeuses, dans les fêtes rustiques où la gaîté rapproche les conditions, et où l'on fait asseoir le pauvre à côté du riche, le tailleur seul n'était pas admis sur un pied d'égalité; exilé à quelques pas de la foule, il mangeait et buvait à part. Lorsqu'il allait en journée, les hommes ne lui auraient pas permis de prendre place autour du bassin commun dans lequel chacun puisait avec une cuiller de bois la bouillie d'avoine ou de froment. Il est juste de dire que les femmes, toujours plus bienveillantes que les hommes, s'arrangeaient de façon à faire les tailleurs en manger les premiers; au goûter de trois heures elles leur donnaient les crêpes les plus chaudes et les mieux beurrées. Elles en étaient récompensées par des récits, des chansons et aussi par des broderies que les tailleurs exécutaient pour elles en cachette de leurs maris.
Il est pourtant probable qu'elles n'auraient pas admis les tailleurs à se poser en prétendants à la main de leurs filles. Cambry constatait, au commencement de ce siècle, que jamais dans le Finistère un paysan riche et de bonne famille n'aurait consenti à marier sa fille à un tailleur.
Une chanson de la Basse-Bretagne raconte qu'un tailleur, qui avait dissimulé sa profession, épouse la fille d'un sénéchal. Quand elle se présente à l'église dans le pays de son mari, et qu'elle veut prendre une chaise dans un endroit honorable, une dame lui dit: «Je ne pensais pas que la femme d'un tailleur passerait devant moi dans ma chaise.—Seigneur Dieu! dit la femme, je ne savais pas que c'était un tailleur que j'avais eu, avant de faire son lit et j'y trouvai son dé et son aiguille….. Est-ce que je ne trouverai pas une barque quelconque qui m'envoie chez nous, dans la maison de mon père.»
Un conte allemand de Bechstein a un épisode qui présente une certaine analogie avec le gwerz breton; mais le tailleur, grâce à sa présence d'esprit, sort à son avantage de l'aventure: La fille d'un roi avait épousé, ignorant sa première profession, un tailleur tueur de monstres; elle l'entend dire en rêvant: «Valet, fais-moi mon habit; fais des reprises à mes culottes, vite, dépêche-toi, ou je te baillerai de l'aune à travers les oreilles.» Elle soupçonna son mari de n'être qu'un tailleur et supplia son père de la débarrasser de cet indigne époux. Le roi lui recommanda de laisser ouverte la porte de sa chambre à coucher et aposta des hommes avec l'ordre de tuer son gendre s'ils entendaient de nouveau de pareilles paroles. Le tailleur, averti par un écuyer du roi, feignit de dormir et se mit à parler tout haut, comme en rêve: «Valet, fais mon habit, fais les reprises de mes culottes, vite, ou tu goûteras de l'aune! Jadis j'en ai tué sept d'un coup, j'ai tué deux géants, j'ai pris la licorne, j'ai pris le sanglier sauvage et j'aurais peur des gens qui sont là, devant la porte de ma chambre!» Les gens apostés s'enfuirent comme s'ils avaient eu mille diables à leurs trousses.
On va parfois jusqu'à attribuer aux tailleurs une influence néfaste. En Haute-Bretagne et dans le Morbihan, bien des gens croient qu'ils auront de la malechance toute la journée si la première rencontre qu'ils font est celle d'un couturier.
En Écosse, lorsqu'une femme qui a eu un enfant et va se faire remettre, rencontre un tailleur à sa première sortie, c'est un mauvais présage: son enfant sera innocent.
Dans le sud du Finistère le tailleur figure au nombre des personnes qui peuvent jeter le «Drouk-Awis» ou mauvais oeil. Cette crainte, jointe au mépris de la profession, les exposait à des avanies au milieu de ce siècle: quand de jeunes paysans en rencontraient un et qu'il n'était pas prompt à faire place, ils le saisissaient et le poussaient rudement dans le fossé, sans s'inquiéter de ce qui pourrait arriver.
[Illustration: Tailleurs bretons cousant, d'après la gravure de
Perrin. Breiz-Izel.]
Si à l'heure actuelle, la répugnance des filles de fermiers pour les tailleurs est diminuée, sans être tout à fait détruite, il en reste encore d'assez nombreuses traces dans les chansons et dans les contes, qui montrent la difficulté qu'ils éprouvent à trouver une femme dans le monde des laboureurs.
Un petit conte, tout à l'avantage du laboureur, met en relief la différence qui, dans l'opinion des campagnards, existe entre les deux catégories de métier: Une fille avait deux galants, un tailleur qui venait lui faire la cour, toujours bien habillé et dispos, tandis qu'un laboureur arrivait en habits de travail et fatigué d'avoir tenu toute la journée la queue de la charrue. Sur le conseil de sa mère, la fille se déguise en pauvresse et va successivement chez chacun de ses galants: la maison du tailleur était pauvre et il la met à la porte; chez le laboureur, on l'accueille bien, on lui donne à manger et elle couche dans un bon lit, aussi c'est lui qu'elle épouse.
* * * * *
Les tailleurs figurent souvent comme personnages principaux dans un assez grand nombre de contes; nous en avons déjà rapporté quelques-uns qui reflètent les idées que le peuple professait à leur égard. Sauf dans la série comique ou satirique, ils jouent dans les récits populaires un rôle qui, presque toujours, semble en contradiction avec le mépris dont ils sont l'objet en certains pays, et aussi avec la réputation de poltronnerie qu'ils ont, même en Allemagne, où leur métier est pourtant loin d'être méprisé.
Les conteurs les représentent souvent comme des personnages courageux, exempts des craintes qui terrorisent le vulgaire, bravant les puissances surnaturelles, allant coudre partout, même chez le diable, qu'ils trouvent presque toujours moyen de duper. Grâce à leur ruse et à leur souplesse, parfois aussi par leur habileté à mentir, ils mènent à bien des entreprises difficiles, dans lesquelles ont échoué ceux qui les ont tentés par la seule force brutale; c'est au reste la constatation assez exacte, soit dit en passant, de l'intelligence que demande leur métier, et des moyens auxquels ils sont forcés de recourir pour se défendre contre ceux qui veulent s'amuser à leurs dépens.
M. Walter Gregor m'envoie la légende suivante qu'il a recueillie dans le comté d'Aberdeen (Écosse): Au temps jadis un tailleur qui aimait à boire et à se vanter, était attablé avec quelques bons compagnons dans une taverne peu éloignée du prieuré de Bauly; ils étaient tous un peu excités par la boisson, et le tailleur se mit à se vanter comme à l'ordinaire. Il assura, entre autres choses, qu'avant minuit il aurait été coudre une paire de culottes sur l'escalier de la maison du chapitre du prieuré. Ses compagnons acceptèrent le défi. Le tailleur se rendit à l'endroit désigné, s'y assit et éclairé par une chandelle, se mit à l'ouvrage et fit aller légèrement ses doigts. Minuit approchait, quand une grande main de squelette apparut près de sa tête, et lui cria par trois fois: «Vois cette grande main sans chair ni sang qui s'élève à côté de toi, tailleur!—Je la vois, répondit celui-ci, mais il faut que je termine mon ouvrage, et que j'emploie toute cette nuit mon fil et mon aiguille.» Le premier coup de minuit sonna au moment où le tailleur finissait son dernier point; il prit sa chandelle, descendit l'escalier, passa à travers la maison du chapitre, et arriva à la porte au moment où sonnait le dernier coup, et la grande main du squelette était derrière lui; comme il atteignait la porte, la main voulut lui donner un soufflet, mais elle le manqua; le coup était envoyé avec une telle force que l'empreinte des doigts du fantôme fut gravée sur le montant en pierre de la porte; on les y voit encore maintenant, un peu effacés, mais reconnaissables.»
En Alsace, un compagnon tailleur qui n'avait pas de bas, passant un soir d'hiver près d'une potence, vit un pendu qui en avait une belle paire; il lui coupa les jambes avec ses grands ciseaux et les mit dans un mouchoir. À l'auberge, il les plaça sur le poêle pour les faire dégeler; puis, après avoir pouillé les bas, il introduisit les jambes du pendu dans le poêle et sauta par la fenêtre. Le chat se mit à ronger les jambes et la servante crut qu'il avait mangé le tailleur. Quelques jours après, un voyageur vint demander à loger à l'auberge. «—Quel est votre métier? demande l'aubergiste.—Je suis compagnon tailleur.—Dieu me garde d'un tailleur! s'écria l'aubergiste. Le chat vient justement, il y a quelques jours de m'en manger un.»
Dans plusieurs récits populaires, le tailleur est si fin qu'il attrape le diable lui-même; il va coudre chez lui, et trouve moyen de se retirer sain et sauf de ses griffes; ou bien, comme dans un conte de la Haute-Bretagne, de se faire donner des ouvriers qui n'avaient qu'à regarder l'ouvrage pour qu'il fût achevé. Un tailleur du Morbihan avait même fait un pacte avec le diable pour s'épargner la peine de coudre: il avait dans une petite boîte des nains pas plus gros que le pouce et coiffés d'un bonnet rouge qui, lorsqu'il avait taillé, cousaient les pièces dans la perfection. Dans d'autres récits, le diable essaie en vain d'apprendre le métier de tailleur, et il est chassé honteusement par son patron.
Ils étaient certes moins accessibles à la crainte que les paysans, les couturiers de la Haute-Bretagne qui, voyant des poulains-lutins, montent sur leur dos et leur ordonnent de les conduire tout droit chez eux, faisant du bruit avec leurs ciseaux, menaçant de leur couper les oreilles s'ils ne marchent pas convenablement. Un petit tailleur bossu de la Cornouaille, entendant les petits nains appelés les Danseurs de nuit, qui dansaient en chantant: «Lundi, mardi et mercredi», se cache pour les regarder. Quand il est découvert, il entre dans la danse et ajoute à leur refrain: «Et jeudi et puis vendredi». En récompense, les nains lui ôtent sa bosse, qu'ils remettent, quelques jours après, à un autre tailleur, également bossu, qui ne peut terminer comme il faut leur chanson. Un couturier de Basse-Bretagne ose aller pénétrer dans la grotte des nains pour prendre leurs trésors; un autre ne craint pas d'aller trouver l'Ouragan, et de lui réclamer le lin qu'il lui a enlevé en soufflant trop fort. La Nouvelle fabrique des plus excellents traits de vérité met en relief le courage avisé d'un couturier: un soldat ayant tiré son épée pour l'en percer, l'ouvrier, sans se laisser émouvoir, coupe avec ses ciseaux, d'abord le bout de l'épée, puis successivement toute la lame, si bien que la poignée seule reste au brutal soldat.
[Illustration: Tailleur breton enseignant le catéchisme, d'après la gravure de Perrin.]
Dans les contes proprement dits, où intervient l'élément merveilleux, il n'est pas rare de rencontrer des tailleurs: là aussi ils se montrent un peu vantards, plus rusés que réellement braves, mais d'un esprit souple et inventif, qui leur permet de mener à bien des aventures périlleuses. Le plus populaire de ces récits, qu'on retrouve en nombre de pays, est celui du tailleur qui ayant tué plusieurs mouches d'un seul coup, constate cet exploit par une inscription, en ayant soin de ne pas désigner l'espèce d'ennemis qu'il a massacrés, et se met à courir le monde. Grâce à son astuce, il vient à bout de géants redoutables, défait les années ennemies, s'empare d'animaux terribles ou fantastiques, et finit, en récompense de ses services, par devenir riche et puissant ou par épouser la fille du roi.
C'est en Allemagne, le pays classique des tailleurs, qu'on en rencontre naturellement les plus nombreuses variantes. C'est également dans le même pays que l'on a recueilli le conte qui suit: Une princesse avait promis d'épouser celui qui pourrait résoudre une devinette: trois tailleurs se présentent, et l'un d'eux la devine. La princesse qui ne se soucie pas de l'avoir pour mari, lui impose de passer la nuit dans la cage d'un ours très méchant. Le petit tailleur y va et quand l'ours veut s'élancer sur lui, il lui parle et le fait reculer. Il tire alors de sa poche des noix et se met à les casser avec les dents; il prend fantaisie à l'ours d'en manger, et il en demande quelques-unes au tailleur; celui-ci lui donne des cailloux ronds, que l'ours essaie en vain de briser, et il prie le tailleur de les lui casser; celui-ci les brise et lui remet d'autres cailloux. L'ours essaie de nouveau, et quand il est fatigué, son compagnon se met à jouer du violon, si bien que l'ours danse malgré lui. Il demande au tailleur de lui donner des leçons.—Volontiers, répond celui-ci, mais laissez-moi couper vos griffes qui sont trop longues. Il y avait, par hasard, dans un coin, un étau, dans lequel l'ours met sa patte, et le tailleur se hâte de le serrer.—Attends maintenant, dit-il, que j'aille chercher mes ciseaux. Et, laissant l'ours pris, il s'endort dans un coin. La princesse fut bien surprise et bien chagrine de voir le tailleur vivant, mais elle avait donné sa parole et le roi fit avancer un carrosse pour conduire les fiancés à l'église. Les deux autres tailleurs, jaloux de leur camarade, avaient lâché l'ours qui se mit à courir après le carrosse. Alors, le tailleur sort les jambes par la portière et crie à l'ours: Vois-tu cet étau? si tu ne t'en vas pas, tu vas encore en tâter! L'ours s'arrêta un instant et se mit à fuir à toutes jambes, de sorte que le tailleur épousa la princesse.
Le mépris pour le tailleur rustique, si caractérisé en Basse-Bretagne et que constatent les dictons écossais, n'est point universel. C'est ainsi qu'une légende anglaise raconte que lorsque le roi Alfred invita les Sept métiers à apporter un spécimen de leur savoir-faire, ce fut le tailleur qui fut proclamé roi des métiers. Au siècle dernier, dit Monteil, partout où le tailleur allait travailler, il faisait à son occasion changer le pain, le vin et le reste de l'ordinaire.
Dans certaines parties de l'Écosse, le tailleur qui va tailler et coudre à la maison les étoiles tissées par un tisserand du voisinage est accueilli avec des égards tout particuliers.
Si le tailleur éprouvait de la difficulté à trouver une femme pour lui, on lui confie volontiers, ainsi que nous l'avons vu, la mission de faire des démarches matrimoniales pour les autres.
Ce n'était pas la seule fonction dont il était chargé, et qui paraissait en désaccord avec le peu de considération que l'on avait pour lui. Jadis, lorsque l'instruction était peu répandue, le tailleur, qui souvent savait lire, enseignait le catéchisme aux enfants dans les villages.
Une formulette du nord de la France, rapportée par Charles Deulin, est tout à l'avantage des tailleurs:
Alleluia pour les tailleurs!
Les cordonniers sont des voleurs.
Un jour viendra
Qu'on les pendra.
Alleluia!
SOURCES
Timbs, Things generally not known, I, 144.—Leroux, Dictionnaire comique.—La Mésangère, Dictionnaire des proverbes français.—Bladé, Proverbes de l'Armagnac; Poésies populaires de la Gascogne, II, 266.—Folk-Lore Record, III, 76.—Champeval, Proverbes limousins.—Pitrè, Proverbi siciliani.—Reinsberg-Düringsfeld, Sprichwörter.—Dejardin, Dictionnaire des spots wallons.—De Colleville, Proverbes danois.—Revue des traditions populaires, V, 169, 350; VI, 167, 734; IX, 571.—Proverbes écossais communiqués par M. W. Gregor.—Larchey, Dictionnaire d'argot.—Blavignac, l'Empro genevois.—L.-F. Sauvé, Folk-Lore des Hautes-Vosges, 76.—Leite de Vasconcellos, Tradiçoes de Portugal, 133, 251.—Georgiakis et Léon Pineau, le Folk-Lore de Lesbos, 352.—G. S. Simon, Étude sur le compagnonnage, 80.—Ogée, Dictionnaire de Bretagne.—Cerquand, l'Imagerie dans le Comtat.—Les Français peints par eux-mêmes, II, 330.—Noëlas, Légendes foréziennes, 283.—Régis de l'Estourbeillon, Légendes d'Avessac.—Perrin, Breiz-Izel, I, 100, 112.—L.-F. Sauvé, Lavarou-Koz; Revue celtique, V, 186.—Frank, Contes allemands du temps passé, 264.—Quellien, Chants et danses des Bretons.—W. Gregor, Folk-Lore of Scotland, 57.—Grimm, Veillées allemandes, I, 298.—Folk-Lore Journal, II, 322;—Paul Sébillot, Contes des provinces de France, 293; Contes de la Haute-Bretagne, II, 255, 286.—Fouquet, Légendes du Morbihan, 163.—Luzel, Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, II, 254; Contes de Basse-Bretagne, III, 63.—E. Cosquin, Contes de Lorraine, II, 95.—Grimm, Märchen, n° 114.—Monteil, Histoire des Français, V, 78.
[Illustration: UN TAILLEUR, VIGNETTE DE JAUFFRET. (Les Métiers.)]