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Légendes et curiosités des métiers

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LES CHARRONS

Ces artisans, du moins ceux qui sont en contact direct avec le peuple, sont assez peu nombreux, et il est assez rare que l'on parle d'eux. Il est vraisemblable qu'ils sont à peu près partout, comme en Bretagne, au rang des ouvriers dont le métier est le plus estimé; on les place sur la même ligne que les menuisiers, au-dessus des charpentiers. En Angleterre, on dit: A bad wheelwright makes a good carpenter; un mauvais charron fait un bon charpentier; dans le Suffolk, le proverbe est encore plus énergique: A wheelwright dog is a carpenter's uncle; un chien de charron est l'oncle du charpentier.

La chanson gasconne des bruits de métiers, qui formule un reproche à l'égard de presque tous, épargne le charron, et le montre attentif à son ouvrage:

Quant lou charroun hè l'arrodo Tico tac, dab la hocholo, De l'arrai au boutoun Espio se lou tour es boun.

Quand le charron fait la roue,—Tic tac, avec l'herminette,—Du rayon au bouton—Il regarde si le tour est bon.

Dans le Maine, il y avait une sorte de charron qui, lorsqu'il n'avait pas de charrettes à construire, allait travailler dans les fermes et était payé à la journée. Il rendait aux paysans de grands services, car il remplaçait, à lui seul, le charpentier, le menuisier et même le couvreur; aussi était-il le bien venu, et on le chargeait de toutes les menues réparations que demandaient les charrettes et les maisons.

Les charrons ne jouent pas de rôle spécial dans le compagnonnage: ils y ont d'ailleurs été admis assez tard. Les forgerons les reçurent en 1706, à condition qu'ils s'inclineraient devant leurs aînés, et qu'ils attacheraient les couleurs à la dernière boutonnière de l'habit. Les charrons promirent tout ce qu'on voulut; mais à peine reçus compagnons, ils s'émancipèrent et voulurent nouer leurs rubans aussi haut que leurs pères. C'est de là que sont venues les haines et les querelles entre ces deux corps d'état.

M. Ch. Guillon a recueilli, dans l'Ain, une chanson de compagnonnage, dont le héros est un charron:

    C'est un compagnon charron,
    Roulant de ville en ville.
    Il a fait une maîtresse,
    Là-bas dans ce quartier.
    Oh! depuis sa boutique,
    Oh! il l'entend chanter.

    Tous les soirs il la va voir,
    En lui disant:—La belle,
    En voudrais-tu, ma chère,
    Un compagnon charron?
    Mon métier pi le vôtre,
    Belle, s'y conviendront.

    —Et moi, jeune galant,
    Je le vas dire à mon père.
    La fille dit à son père:

    —Père, mariez-moi
    Avec un charron bien drôle,
    Compagnon du Devoir.

    —Tu veux te marier:
    Tu es-t-encore bien jeune.
    Il faut faire tes promesses
    Jusqu'au bout de la saison,
    Pour apprendre à connaître
    Le métier de charron.

    Le métier de charron,
    C'est un métier bien drôle,
    En faisant des voitures,
    En coulant l'herminette,
    Les pieds sur le sentier (chantier).

Les charrons de Rouen avaient pour patronne sainte Catherine, dont l'emblème est une roue, et ils célébraient leur fête à l'église Saint-Ouen. Leur chef-d'oeuvre de réception à la maîtrise consistait dans l'ajustage d'une roue ou le montage d'une voiture.

Dans certaines processions ils promenaient, comme les charpentiers, une sorte de chef-d'oeuvre. Lors des fêtes qui eurent lieu à Strasbourg, au moment de l'inauguration de la statue de Gutenberg, et où les divers métiers défilèrent, on fit paraître toute une suite de lithographies coloriées; dans celle des charrons, on les voit portant sur leurs épaules un chariot.

Le rôle de ces artisans dans les récits populaires est des plus restreint, et n'est pas en rapport bien direct avec le métier. Un charron de la Gascogne, dont le père était malade et ne pouvait être guéri que s'il mangeait la queue d'un curé-loup, est changé par le devin en loup, et aide ses compagnons à voler des veaux et des brebis; le jour saint Sylvestre, a lieu la messe dite par le curé-loup; le charron accepte de lui servir de clerc; au dernier évangile, il ne reste plus que le curé-loup et son clerc. Celui-ci dit qu'il allait lui aider à se deshabiller; d'un grand coup de gueule il lui coupa la queue, le loup partit en hurlant, et le charron se trouva transporté dans la maison du devin.

Le Moyen de parvenir fait d'un charron le héros d'une petite anecdote assez plaisante: Un bonhomme de Vannes qui était charron, s'était confessé, le curé lui dit: «Dites votre Confiteor?—Je ne le sais pas.—Dites votre Ave.—Je ne le sais pas.—Que sais-tu donc?—Je sais faire de belles civières rouleresses; je vous en en ferai une quand il vous plaira et à bon marché.»

[Illustration: Charron, d'après Jost Amman (XVIe siècle).]

LES TOURNEURS

Le P. Plumier, religieux minime, qui écrivit, au commencement du XVIIIe siècle, un gros volume sur l'Art de tourner, accompagné de nombreuses planches techniques, faisait remonter ce métier jusqu'à l'antiquité la plus reculée; il pensait même qu'il était antérieur au déluge. Tubalcaïn, dit-il, n'aurait pu fabriquer et arrondir tant de tuyaux qui lui ont été nécessaires, s'il n'avait trouvé dans l'art du tour cette forme ronde que demandent la plupart des parties qui entrent dans les instruments de musique. Plus loin il cite d'autres passages bibliques, entre autres celui où l'épouse, d'après le Cantique des cantiques, a les bras ronds comme s'ils avaient été faits au tour.

Il est regrettable que la curiosité de cet auteur ne l'ait pas porté, après avoir établi l'ancienneté du métier, à jeter un regard autour de lui, et à étudier les moeurs et les préjugés des artisans dont il a décrit les procédés avec tant de détails. Les autres écrivains qui ont traité ce même sujet ne s'en sont pas plus préoccupés que lui, pas même Charles Lebois, avocat, qui composa un poème en quatre chants, l'Art du tour (Paris, 1819), dont nous reproduisons le frontispice (p. 32).

Les recherches assez nombreuses que j'ai faites ne m'ont donné qu'un petit nombre de traits qui se rattachent aux moeurs et aux coutumes du métier. Un proverbe anglais constate qu'il est difficile et n'est bien exercé que par peu de gens: All are not turners that are dish throwers. Tous ceux qui tournent des plats ne sont pas de vrais tourneurs.

Au XVIIe siècle, d'après Monteil, la mode était de tourner une partie de la menuiserie; à Péronne on avait écrit sur toutes les portes de la ville que le nombre des ouvriers était suffisant. Lorsqu'il venait un jeune tourneur avec l'intention de s'y établir, un des tourneurs se rendait à son hôtellerie, le régalait et lui donnait un écu pour sa passade, puis, comme délégué des autres tourneurs, il l'emmenait à la porte de la ville, et, devant l'inscription, lui montrait un gros bâton de buis, court et noueux, caché sous son habit. L'ouvrier étranger comprenait tout de suite le sens de l'inscription et se hâtait de s'éloigner.

Les tourneurs avaient été admis au nombre des Enfants de maître Jacques par les menuisiers, en 1700; mais, contrairement à ce qui se pratiquait chez leurs parrains, ils hurlaient dans leurs cérémonies.

Ils jouent dans les contes populaires un côté assez restreint. Un récit portugais, dont certains épisodes rappellent la Belle et la Bête et la Barbe-Bleue, met en scène un tourneur qui avait l'habitude d'aller dans une forêt, à quelque distance de sa maison, pour y couper le bois nécessaire à la confection de ses cuillers et autres ustensiles. Un jour qu'il était en train de scier un vénérable châtaignier, il remarqua un grand trou qui se trouvait dans l'arbre, et ayant eu la curiosité de s'y introduire pour savoir ce qui était dedans, il vit aussitôt, paraître un Maure enchanté, qui lui dit d'une voix terrible: «Puisque tu as osé pénétrer dans mon palais, je t'ordonne de m'amener la première créature que tu rencontreras en arrivant à ta maison, sinon tu mourras sous trois jours.» Lorsque le tourneur rentrait chez lui, c'était habituellement un petit chien qui venait à sa rencontre. Ce jour-là ce fut sa fille aînée qui se présenta devant lui. Elle consentit à aller chez le Maure, qui lui remit toutes les clés de son palais enchanté, et lui passa au cou une jolie chaîne d'or à laquelle pendait une clef. Celle-ci ouvrait une chambre, où il lui défendit de pénétrer sous peine de mort. La jeune fille ne put s'empêcher d'aller visiter la chambre interdite; elle y vit des cadavres décapités, et quand le Maure fut de retour, ayant remarqué sur la chaîne une petite tache de sang, il coupa la tête de la jeune fille et laissa son corps parmi les autres.

Peu de jours après, le tourneur revint à l'arbre pour avoir des nouvelles de sa fille. Le Maure lui répondit qu'elle se portait bien, mais qu'elle demandait une compagne. La seconde soeur vint au palais du Maure et il lui arriva la même aventure qu'à l'aînée.

Le Maure ordonna au tourneur d'amener sa troisième fille, et, à son arrivée au palais il lui donna les mêmes instructions qu'à ses soeurs. Elle pénétra aussi dans la chambre où étaient les cadavres; mais, malgré l'horreur qu'elle ressentit, elle eut assez de courage pour y rester et l'examiner en détail, et, voyant que le corps de ses soeurs était encore chaud, elle eut le désir de les rendre à la vie. Il y avait dans la chambre des pots de terre pleins de sang, et sur deux d'entr'eux étaient écrits le nom de ses soeurs; avec ce sang elle recolla leurs têtes; quand elle vit qu'elles tenaient bien, elle essuya le sang, et elles revinrent à la vie. Elle leur dit de rester silencieuses, et elles lui recommandèrent de bien nettoyer la clef, afin que le Maure ne s'aperçût de rien.

[Illustration: Tourneur au XVIe siècle, d'après Jost Amman.]

À son retour celui-ci n'eut aucun soupçon et crut qu'elle était une épouse obéissante; il se mit à l'aimer et à faire toutes ses volontés. Un jour elle lui demanda de porter un baril de sucre à son père qui était très pauvre. Elle y mit l'une de ses soeurs, et elle dit au Maure qu'elle se tiendrait eu haut de la tour de guette pour le voir mieux, et elle recommanda à sa soeur qui était dans le baril de dire de temps en temps: «Je te vois, mon chéri, je te vois.» Peu de jours après elle pria le Maure de porter un second baril, et elle eut le même succès. Il ne restait plus qu'elle dans le palais enchanté. Elle fit un mannequin de paille, qu'elle habilla comme elle était d'habitude, et le plaça en haut de la tour, puis elle demanda au Maure de porter chez son père un troisième baril, dans lequel elle se cacha, et elle répétait les mêmes mots que ses soeurs.

Quand le Maure revint, il monta sur la tour pour embrasser la jeune fille, mais il fit un faux pas et tomba dans les fossés du château, presque mort. Aussitôt le vénérable châtaignier et le palais disparurent.

[Illustration: Le tourneur

Il y a plusieurs épreuves de cette image de Lagniel; sur l'une d'elles est écrit, au-dessus du tourneur: «Il faut aller rondement en besogne». Sur le haut du vitrage: «Il n'y a si petit métier, quand on veut travailler, qui ne nourrisse son maître». Sur les vitres du bas: «L'homme pauvre personne ne l'attaque, il est abandonné d'un chacun».]

Dans un conte allemand de Grimm, trois fils d'un tailleur vont apprendre un métier différent; leurs maîtres, contents de leurs services, leur font cadeau d'objets merveilleux. Les aînés se les laissent dérober par un aubergiste astucieux. Le troisième s'était mis en apprentissage chez un tourneur, et comme le métier est difficile, il y resta plus longtemps que les deux autres. Ils lui mandèrent par une lettre que l'aubergiste leur avait volé les objets magiques dont ils étaient possesseurs. Quand il eut fini son apprentissage et que le temps de voyager fut venu, son maître, pour le récompenser de sa bonne conduite, lui donna un sac dans lequel était un gros bâton. Ce bâton avait la vertu, dès qu'on disait: «Bâton, hors de mon sac», de battre les gens jusqu'à ce qu'on lui eût ordonné de rentrer. Le jeune homme arriva le soir chez l'aubergiste et lui dit, en causant, qu'il avait vu bien des objets merveilleux, mais qu'aucun d'eux ne valait ce qu'il portait dans son sac. Lorsqu'on se coucha, le jeune homme s'étendit sur un banc et mit son sac sous sa tête en guise d'oreiller. Quand l'aubergiste le crut bien endormi, il s'approcha de lui tout doucement et se mit à tirer légèrement sur le sac pour essayer s'il pourrait l'enlever et en mettre un autre à sa place, mais le tourneur, qui faisait seulement mine de dormir, le guettait et il s'écria: «Bâton, hors de mon sac», et aussitôt le bâton se mit à sauter au dos du fripon et à rabattre comme il faut les contours de son habit. Le malheureux demandait pardon et miséricorde; mais plus il criait, plus le bâton lui daubait les épaules, si bien qu'enfin épuisé, il tomba par terre. Alors le tourneur lui dit: «Si tu ne rends à l'instant ce que tu as volé à mes frères, la danse va recommencer.—Fais rentrer ce diable dans le sac, dit l'hôte d'une voix faible, et je restituerai tout». C'est ainsi que le tourneur rentra en possession de la table et de l'âne merveilleux qui avaient été dérobés à ses frères.

LES PEINTRES, VITRIERS ET DOREURS

En argot, le peintre en bâtiment est appelé «balayeur», par allusion au pinceau à long manche, dont se servent surtout les badigeonneurs, et qui porte le nom de balai. Les ouvriers qui travaillent dans les petites boutiques de peintres-vitriers, dites «petites boîtes», ont reçu des compagnons engagés par les entrepreneurs le surnom de cambrousiers, qui ne fait pas l'éloge de leur habileté, puisque, dans le langage argotique, cambrousier est synonyme de campagnard, c'est-à-dire de maladroit.

Les peintres ont de tout temps eu la réputation d'aimer la bouteille; les anciennes estampes les font figurer parmi les adeptes les plus fervents de saint Lundi. Dans l'image d'Épinal (1855) «Toujours soif», un peintre badigeonneur récite ce couplet:

    Pour qui se targue de sagesse
    Doit savoir mépriser les biens:
    A nous, notre seule richesse,
    C'est de vivre en épicuriens,
    En aimables et francs vauriens.
    Des thésauriseurs le système
    J'en conviens ici m'irait mal;
    Ils font de la vie un Carême.
    Pour moi, c'est toujours Carnaval.

Ceux que dépeignaient ces vers de mirliton n'étaient guère disposés à suivre le sage conseil que Charles Poney leur donnait dans le refrain de sa chanson du Peintre en bâtiment:

    Barbouilleurs
    De couleurs
    Fêtons nos dimanches;
    Mais, gais travailleurs,
    Le lundi retroussons nos manches.
    Barbouilleurs
    De couleurs
    Fêtons nos dimanches.
    C'est bien le moins qu'à table assis
    On trinque un jour sur six.

L'image allégorique «Crédit est mort» était populaire dès la première moitié du XVIIe siècle; le peintre ne figure pas dans l'estampe de Lagniet, mais on le voit, sur les placards d'Épinal, mettre à mort cet illustre personnage, en compagnie du musicien et du maître d'armes; au-dessous est cette inscription:

    O peintre, artiste de génie,
    Que son art pouvait enrichir,
    Indolemment passe sa vie
    A boire, à manger, à dormir.
    Il jure contre la fortune,
    Il se plaint partout du sort,
    Mais ce qui surtout l'importune
    C'est que maître Crédit est mort.

[Illustration: Peintre en bâtiment Italien, d'après Mitelli (1680).

Au-dessous est une inscription, qui indique que ce métier ne fatigue pas l'intelligence, parce qu'il consiste à étendre des couches de blanc.]

En dépit de cette emphatique allusion au génie, il ne s'agit pas ici des artistes peintres, dont la condition, assez misérable jadis, a longtemps inspiré l'ancienne caricature, mais d'un peintre d'enseignes; l'imagier d'Épinal a en effet copié le décorateur au port ambitieux, que représente la lithographie de Carle Vernet, dont nous parlons plus loin. C'est bien à lui que s'applique l'inscription à double sens d'une de ces estampes: «Rouge ou blanc m'est égal».

Au commencement du siècle dernier, un personnage de la comédie de Lesage, les Trois Commères, formulait cet aphorisme: Un peintre qui loge dans un cabaret est là comme un poisson dans l'eau. Plus récemment, on a dit: Il n'a que des cabarets en tête, des idées de peintre.

Chez les peintres, de même que dans la plupart des métiers où les ouvriers sont réunis en chantiers ou en ateliers, il y a d'assez nombreuses circonstances qui, d'après la coutume, sont le prétexte de libations plus ou moins copieuses.

Lorsque, après trois ans d'apprentissage, l'arpète ou apprenti devient compagnon, on «arrose sa première blouse», et il paye à boire à ses camarades d'atelier. Il est aussi d'usage «d'arroser les galons» du compagnon qui passe caporal, c'est-à-dire chef d'une équipe. Quand il devient maître compagnon, et est alors chargé de la surveillance générale des chantiers de la maison, il doit aussi régaler les ouvriers. Autrefois, quand un compagnon entrait dans une nouvelle maison, il devait payer sa bienvenue. Cet usage tend à disparaître.

Certaines maladresses donnent lieu à des amendes, qui sont dépensées chez le marchand de vin: lorsqu'un ouvrier laisse tomber quelque outil du haut de son échelle, un de ses camarades se hâte de le ramasser, et celui auquel il le rend sait qu'il devra verser quelque chose. L'amende est aussi appliquée à celui qui, peignant une porte, par exemple, manque de touche ou, par oubli, a laissé une partie sans lui donner une couche. Quand un étranger a l'imprudence de manier un outil, de prendre une brosse et d'essayer de peindre, les ouvriers lui disent qu'en pareil cas l'usage est de leur payer une bouteille de vin ou une tournée.

Lorsque les peintres en bâtiment ont soif, et qu'ils vont se désaltérer chez le marchand de vin, ils disent qu'ils vont «faire un raccord»; le raccord est de règle à trois heures; c'est à ce moment que les ouvriers prennent leur repos de l'après-midi.

À Marseille, on dit proverbialement «Peintre, pingre!» L'ancien proverbe: «Gueux comme un peintre», qui s'était d'abord appliqué aux artistes, était, dit le Dictionnaire comique, devenu faux en ces derniers jours, où la peinture a été cultivée et anoblie. Mais il était, à la fin du siècle dernier, d'un usage courant en parlant des peintres en bâtiment.

À côté de détails curieux et pris sur le vif, le livre des Industriels, que La Bédollière publia en 1842, renferme un certain nombre de passages où, pour être pittoresque, l'auteur sacrifie parfois l'exactitude, et semble appliquer à tout un corps d'état ce qui n'est le fait que de quelques individus. Il trace des peintres d'alors un portrait qui n'est pas flatté: Ils commettent, dit-il, des ravages dans la cave et dans la cuisine, de complicité avec les femmes de chambre, auxquelles ils font une cour assidue et intéressée. Amis du plaisir et de l'oisiveté, ils s'arrangeaient toujours pour travailler le plus lentement possible, aller faire de temps en temps des stations au café, jouer au billard et fumer avec une nonchalance asiatique. C'est en l'absence de tout surveillant masculin que les ouvriers peintres s'abandonnent le plus scandaleusement à une douce fainéantise, et, non contents d'obtenir des rafraîchissements par l'entremise de la bonne, ils tendent des pièges à la maîtresse elle-même.

    —Quelle insupportable odeur de peinture! s'écrie celle-ci.
    N'y aurait-il pas moyen de la dissiper?

—Si fait, madame, rien n'est plus facile, répond le premier ouvrier. Quand l'air de votre chambre est vicié, comment vous y prenez-vous?

—Ordinairement je fais brûler du sucre sur une pelle.

—C'est parfait, madame, mais cela ne suffit pas. Pour chasser le mauvais air et faire sécher en même temps la couleur, nous employons un procédé fort simple et très économique: nous prenons un litre d'eau-de-vie de bonne qualité, nous y mêlons du sucre, un peu de citron, et nous mettons chauffer le tout sur un fourneau au milieu de la pièce, qu'on a soin de bien fermer; il se dégage des vapeurs alcooliques, qui ont je ne sais quel mordant, quelle force dessiccative, et, en moins de rien, les parfums les plus agréables succèdent à l'odeur de la peinture.

Si la bourgeoise se rend à la justesse de ce raisonnement, les travailleurs se groupent autour d'un bol de punch, ferment hermétiquement les portes et se réchauffent l'estomac aux dépens d'une trop confiante hôtesse.

Voici un autre exemple du mordant des vapeurs alcooliques: Un ouvrier peintre donne à entendre qu'il est indispensable de nettoyer les glaces, et demande, pour ce faire, un grand verre d'eau-de-vie. Il le boit lentement, ternit par intervalles, de son haleine, la surface du miroir, qu'il essuie avec un torchon.

Ces facétieuses pratiques sont encore quelquefois employées par les ouvriers peu scrupuleux et farceurs; elles les exposent à être remerciés par le patron. Parfois les colleurs de papier, s'ils voient qu'ils ont affaire à un naïf, lui disent qu'en mélangeant de l'absinthe à la colle, on met l'appartement à l'abri des punaises. Le liquide obtenu par ce moyen est, bien entendu, absorbé par les colleurs.

[Illustration: Le poète Pope nettoyant une façade (caricature anglaise).]

Il est vraisemblable que les divers ouvriers appartenant à cette catégorie du bâtiment ont, comme les autres, quelques superstitions ou observances particulières. On les a peu relevées jusqu'ici, et l'enquête que j'ai faite à Paris a été infructueuse. On n'y connaît même pas la superstition des peintres de la Gironde qui, lorsque leur couteau se pique en tombant à terre, se croient assurés d'avoir prochainement de l'ouvrage. On comprend en général, parmi les peintres en bâtiment, les badigeonneurs, bien qu'ils s'en distinguent pourtant par certains côtés: ils ne font pas comme eux un apprentissage de trois ans, parce que le métier est moins difficile et moins varié, et qu'il ne demande pas autant de goût pour composer et varier les couleurs. Ils ne peignent pas à l'huile et ne travaillent guère qu'à l'extérieur des maisons. Ce sont eux que l'on voit assis sur une sorte de sellette attachée à une corde à noeuds, et qu'ils peuvent faire glisser le long de cette corde. Ils nettoient les façades, puis à l'aide d'un large pinceau, emmanché parfois au bout d'un bâton, ils les revêtent d'une couche de chaux ou de peinture à la colle.

Quelquefois ils sont perchés sur des échafaudages, et soit qu'ils nettoient à grande eau, soit qu'ils enduisent en plongeant leur pinceau dans une sorte de bidon rempli de couleur, il en résulte, pour les promeneurs qui passent trop près d'eux, des inconvénients analogues à ceux que montre l'estampe anglaise de la page 17, qui est une allusion satirique à l'Essai sur le goût, du poète Pope, et à la façon dont il traitait certains de ses contemporains.

Une lithographie du Charivari, de 1834, représentait Louis-Philippe assis sur une sellette soutenue par une corde à noeuds, et badigeonnant, avec un pinceau à long manche, un mur sur lequel est écrit en grosses, lettres Charte.

* * * * *

En argot, on appelle les décorateurs gaudineurs, du vieux mot gaudinier, s'amuser; la gaieté des peintres en bâtiment est proverbiale.

Dans Germinie Lacerteux, les frères de Goncourt ont tracé un amusant portrait d'un peintre décorateur, moitié artiste, moitié ouvrier: «Gautruche avait la gaieté de son état, la bonne humeur et l'entrain de ce métier libre et sans fatigue, en plein air, à mi-ciel, qui se distrait en chantant et perche sur une échelle au-dessus des passants la blague d'un ouvrier. Peintre en bâtiment, il faisait la lettre, il était le seul, l'unique homme à Paris qui attaquât l'enseigne sans mesure à la ficelle, sans esquisse au blanc, le seul qui, du premier coup, mît à sa place chacune des lettres dans le cadre d'une affiche, et, sans perdre une minute à les ranger, filât la majuscule à main levée. Il avait encore la renommée pour les lettres monstres, les lettres de caprice, les lettres ombrées repiquées en ton de bronze ou d'or, en imitation de creux dans la pierre. Aussi faisait-il des journées de quinze à vingt francs. Mais comme il buvait tout, il n'en était pas plus riche, et il avait toujours des ardoises arriérées chez les marchands de vin.

«Il possédait une platine inépuisable, imperturbable; sa parole abondait et jaillissait en mots trouvés, en images cocasses, en ces métaphores qui sortent du génie comique des foules. Il avait le pittoresque naturel de la farce en plein vent. Il était tout débordant d'histoires réjouissantes et de bouffonneries, riche du plus riche répertoire des scies de la peinture en bâtiment. Membre de ces bas caveaux qu'on appelle des lices, il connaissait tous les airs, toutes les chansons et les chantait sans se lasser.»

Les auteurs des enseignes les plus réussies auraient pu s'exprimer à l'égard de leur oeuvre comme la légende humoristique mise par Gavarni au-dessous d'un échafaudage sur lequel est juché un décorateur: «L'huile est toujours de l'huile, mais il y a enseigne et enseigne! Pour des Singe vert, des Tête noire, des Boule rouge, on peut faire poser les bourgeois, mais pour des Bonne Foi, c'est plus ça.»

Lorsque les peintres en bâtiment parlent des décorateurs, ils disent que ce sont des artistes, et ils les considèrent, non sans raison, comme formant une sorte d'anneau intermédiaire entre eux et ceux qui peignent les tableaux destinés aux salons.

Mais il en est parmi eux qui «posent à l'artiste» et exagèrent les manières excentriques de ceux qu'ils se sont proposés comme modèles, en vue «d'épater les bourgeois». La caricature s'est parfois égayée de leurs façons ridicules. Une lithographie coloriée de Carle Vernet a pour titre: «la Dernière touche» et représente un décorateur qui vient de peindre sur un volet un poulet, tout plumé, suspendu par les pattes avec des rubans de couleur à un clou trompe-l'oeil. Ce poulet est destiné à servir d'enseigne à une auberge; son travail achevé, l'artiste, sanglé dans une redingote bleue, le cou orné d'une immense cravate, coiffé d'un chapeau haut de forme, quelque peu bossué, est descendu de son échelle, et a pris une pose sculpturale et admirative pour contempler son chef-d'oeuvre. Une lithographie d'Hippolyte Bellangé est plus bienveillante; il est vrai que le vieux peintre en lunettes, coiffé d'une casquette, et les manches de sa chemise retroussées, n'a pas l'air de considérer comme un piédestal l'échelle sur laquelle il est perché pour peindre ou pour restaurer l'enseigne du «Moulin d'Amour». Des jeunes gens qui, en compagnie de jeunes filles, ont déjeuné dans un des cabinets de l'établissement, lui offrent un verre de champagne en disant: «Honneur aux artistes!» L'intention satirique est plus évidente et mieux justifiée dans le dessin du Charivari, où Charles Jacque a dessiné un peintre en casquette, débraillé, au nez de soiffard, qui, la main sur la hanche, les jambes croisées l'une sur l'autre, est sur le pas de sa boutique, surmontée de cette enseigne orgueilleuse: Bernard, peintre, seul doreur des cornes et sabots du boeuf gras. Le dessin a pour titre: «Nous autres artistes».

[Illustration: SES OUVRIERS DÉVOUÉS

9 FÉVRIER 1851

Réduction d'une lithographie offerte à M. Leclaire par ses ouvriers]

Vers 1840, il circulait aussi des chansonnettes comiques, dont quelques couplets du Peintre véritablement artiste de Blak et Charles Plantade peuvent donner une idée.

Il est neuf heures du matin, c'est l'instant du déjeuner, l'arrière-boutique du peintre-vitrier est légèrement parfumée de la vaporeuse odeur du mastic. Alors l'artiste, avec les couleurs de son imagination de feu, se broie une immortalité sur la palette.

    Depuis que je m'suis mis artiste,
    C'est uniqu' comme j'ai des succès,
    N'y a pas d'ouvrage qui me résiste,
    Je suis le vrai peintre français.
    Les Gérard, les Grecs, les Herace,
    Ont un bon p'tit genr' de talent,
    Mais moi n'y a pas d'genre qui fasse,
    J'les risque tous inclusivement.

    Faut voir comm' ma propriétaire
    Rend bien justice à mon talent,
    J'lai peinte ainsi qu'madam' sa mère,
    J'ai peint son chien et son enfant;
    J'ai peint aussi sa cuisinière.
    Son frotteur et puis son portier,
    J'ai peint la maison entière,
    Y compris même l'escalier.

On sait que le blanc de céruse présente pour la santé des ouvriers de réels inconvénients, et qu'il expose à des coliques et à des accidents ceux qui n'observent pas une hygiène rigoureuse, et surtout ceux qui s'imaginent, bien à tort, que les liqueurs fortes peuvent combattre ses émanations.

Jusqu'au milieu de ce siècle, la céruse se vendait en pains de forme conique, analogue à ceux, peints de diverses couleurs, que l'on voit encore comme une sorte d'enseigne parlante au-dessus de la devanture bariolée des marchands de couleurs. Il y avait alors une cause d'empoisonnement général aussi bien pour l'enfant qui nettoyait les formes dans lesquelles on versait la céruse pour en faire des pains, que pour le peintre qui écrasait laborieusement ces pains très durs. Ces dangers avaient préoccupé les hygiénistes, et le gouvernement en avait été ému. L'ordonnance royale du 5 novembre 1823 défendit dans tout le royaume la fabrication et la vente de la céruse en pain, essayant ainsi de supprimer le travail dangereux du peintre. Mais elle ne fut guère observée, parce que l'on n'adopta pas sans difficulté l'usage de la céruse broyée qui, disait-on, prêtait à la falsification.

Vers 1850, le blanc de zinc, qui n'était consommé qu'à l'état de curiosité sur les plus fines palettes, fit, dit M. Henri Faure, son apparition sur le marché comme produit industriel; sa blancheur de neige, son innocuité relative, favorisèrent une réclame bruyante, et le gouvernement décréta que tous les travaux publics devraient être exécutés avec le nouveau produit, à l'exclusion de la céruse.

Ce fut un industriel parisien, M. Leclaire, qui, mettant en pratique une formule donnée par le chimiste Guiton de Morveau, trouva le moyen de produire économiquement le blanc de zinc. Sa découverte fit du bruit, et le 24 février 1851, ses ouvriers lui offrirent la lithographie que nous reproduisons, un peu réduite (p. 21) et qui représente le triomphe du blanc de zinc sur la céruse. Elle était accompagnée d'une pièce de vers qui exaltait les mérites du nouveau produit.

    Nos pinceaux autrefois de céruse empestés
    Exhalaient parmi nous des gaz empoisonnés.
    On nous voyait soudain trembler de tous nos membres.
    Les jeunes ouvriers, vieillards avant le temps,
    Délaissant l'atelier, maudissaient dans leurs chambres
    La colique, la fièvre, et mille autres tourments.

        … Guiton de Morveau proclama hautement
    La céruse coupable et le zinc innocent…

    Longtemps on oublia que le fameux problème
    Était dans un bon livre en deux mots résolu.
    Quand, après soixante ans, dans ce péril extrême,
    Un sage entrepreneur, habile praticien,
    Sut en l'y découvrant, changer notre destin.
    Vive le blanc de zinc! et ses deux inventeurs.
    La céruse à jamais fuit loin de nos couleurs:
    Nous pouvons les mêler sans nulle défiance
    Que son subtil poison nous verse la souffrance.
    Vive le cher patron, dont le soin paternel
    Éveille dans nos coeurs un amour éternel!

Le métier de vitrier est assez moderne. Jusqu'au milieu du XVe siècle, les fenêtres, dans les maisons particulières et même dans les châteaux, étaient garnies de toile cirée transparente ou même de papier huilé.

[Illustration: Vitrier assujettissant ses vitrages avec des châssis de plomb.

(Gravure de Lagniet, XVIIe siècle).]

[Illustration: Le vitrier et le savetier, (coll. G. Hartmann.)

Op! triiii.—Tenez, mon imbécile qui rit parce que j'ai cassé mes carreaux.]

C'est vers cette époque que le verre put être vendu à un prix relativement modéré, et qu'au lieu d'être réservé aux verrières peintes de couleurs éclatantes, on put l'employer à garnir les fenêtres. L'apprentissage des vitriers était alors très long, parce qu'il ne s'agissait pas seulement de tailler les verres, mais aussi de les faire tenir dans de petits cadres de plomb; il se terminait toujours par un an d'exercice chez un des jurés du métier. Les frais de réception se montaient à huit livres, dont une partie était versée au tronc de la confrérie et l'autre à la bannière militaire. Le patron de la corporation était saint Marc. Les ouvriers vitriers entrèrent assez tard dans le compagnonnage; c'est en 1701 seulement que les serruriers les reçurent au nombre des compagnons passants du Devoir; ils hurlaient dans leurs cérémonies.

Actuellement, ils ne forment plus un corps de métier à part: la pose des vitres est faite par les ouvriers peintres employés par les entrepreneurs de peinture et de vitrerie; ceux-ci, quand ils ont d'importantes commandes, embauchent quelquefois des vitriers ambulants; par contre, pendant l'hiver, des ouvriers peintres sans ouvrage endossent pour quelque temps le portoir, et vont crier par les rues: «Au vitrî!» comme les vitriers ambulants ou «chineurs», que l'on voit parcourir les villes et les campagnes, et dont la spécialité est de remettre les vitres cassées. Ces artisans, dont le métier est facile, ne font point d'apprentissage. Ils sont, en général, originaires du Piémont, du Limousin ou de quelque autre province française du Midi. À Paris, disent les Industriels, le vitrier ambulant s'associe à quelques-uns de ses compatriotes et paye sa part d'une chambre située hors barrière, ou dans les environs de la place Maubert. La femme de l'un d'eux tient le ménage et apprête le riz, la viande et les pommes de terre que chacun achète à tour de rôle. Au bout de quelques années d'exercice, le vitrier nomade est atteint de nostalgie: il part, va de ville en ville, revoit son clocher. Il retrouve sa fiancée, chevrière ou manufacturière de fromages, l'épouse et entreprend une nouvelle campagne afin de gagner un patrimoine à sa postérité future. Il continue ainsi jusqu'à ce que, glacés par l'âge, ses membres lui refusent toute espèce de service.

Le cri des vitriers est en général, dit Kastner, franc, mais très intense, très aigu et lancé brusquement, avec une énergie telle que l'on croirait l'ouvrier ambulant plutôt disposé à «casser les vitres» qu'à les remettre au besoin.

Ils criaient: «Au vitrier! Eh vitrier!» ou «V'là vitrier! avez-vous besoin du vitrier!» Actuellement, leur cri est: «Au vitri-i!» ou «V'là l'vitri-i!»

C'est par analogie avec le portoir qui reluit au soleil qu'on a appelé vitriers les chasseurs à pied, parce que le sac en cuir verni de ces soldats reluisait au soleil comme les vitres sur le dos des vitriers ambulants.

De même que les peintres en bâtiment, les vitriers n'ont dans les récits populaires qu'un rôle très restreint: une légende danoise raconte que jadis, pendant la nuit, les cadavres disparaissaient de la cathédrale d'Aarhus, où on les avait placés la veille. On n'y comprit rien d'abord, mais une nuit on remarqua qu'un dragon, qui avait son repaire près de l'église, y pénétrait et mangeait les cadavres. En même temps, on s'aperçut qu'il ne se contentait pas de ce méfait, mais qu'il mettait la cathédrale elle-même en danger, en creusant des galeries souterraines. On avait en vain demandé des conseils et des remèdes, lorsqu'arriva à Aarhus un vitrier ambulant qui promit de débarrasser la ville du monstre. Il se fit un cercueil de glace, où il n'y avait qu'un seul trou, juste assez grand pour qu'il pût sortir son épée. En plein jour il se plaça dans le cercueil qu'on avait porté dans l'église, et, vers minuit, on alluma quatre cierges, un à chaque coin du cercueil. Le dragon arriva peu de temps après, et, comme il aperçut sa propre image sur le cercueil de glace, il crut que c'était sa femelle. Le vitrier saisit l'occasion et lui donna un coup dans la gorge avec une si grande force que le dragon mourut. Mais le sang et le venin qui sortaient de sa blessure étaient d'une nature si pernicieuse que le vitrier périt lui-même dans son cercueil. On voit encore aujourd'hui, dans la cathédrale, une vieille image qui représente cette légende.

Un récit picard met, sous forme de conte facétieux, une aventure qui est peut-être arrivée et qu'il me semble avoir déjà lue dans un ancien auteur.

Un vitrier, se rendant à Mézières pour y placer des carreaux, suivait la vallée qui se trouve entre ce village et Démuin. Arrivé en face du bois de l'Harcon, il s'assit sur un rideau afin de se reposer quelques instants. Il avait gardé sur son dos le crochet qu'il portait et qui contenait plusieurs grandes pièces de vitre. Or le berger communal faisait paître son troupeau sur la montagne. Tout à coup, le bélier apercevant son image réfléchie par la vitre, crut avoir affaire à un rival; il se recula de quelques pas, et, après plusieurs mouvements de tête, il prit son élan et alla donner un fort coup de front dans la vitre, culbutant ainsi le crochet et le vitrier.

* * * * *

À Paris, les boutiques des petits patrons peintres en bâtiment sont assez fréquemment signalées par des attributs peints sur les côtés de la devanture, sur laquelle figure en grosses lettres l'inscription: «Peinture—Vitrerie—Lettres—Attributs—Décors—Encollage de papiers», qui montre les diverses variétés du bâtiment qui sont du ressort de la maison. En province autrefois, du moins dans les petites villes, on lisait sur des enseignes: «X… —Peintre—Vitrier—Doreur». Le peintre de campagne appliquait en effet l'or ou l'argent en feuilles aussi bien sur les panneaux que sur les cadres ou sur les statues de bois des églises. Cette partie du métier a beaucoup perdu de son importance depuis que les vieux saints taillés aux siècles derniers, et dont beaucoup n'étaient pas sans mérite, ont été relégués dans des coins obscurs pour faire place aux produits, d'une si fade et si insignifiante élégance, des fabriques qui avoisinent l'église Saint-Sulpice.

[Illustration: Le Doreur, d'après une estampe du XVIIe siècle.
(Musée Carnavalet.)]

Ce peintre-vitrier-doreur était un personnage populaire qui, en raison des réparations à faire aux saints ou aux autels, avait des accointances avec l'Église; lorsqu'il s'agissait de renouveler la dorure des ailes des chérubins ou de la robe de la Vierge, on apportait parfois la statue chez lui, et les enfants le regardaient avec admiration poser ses feuilles d'or.

Il n'en était pas bien plus riche pour cela, et Thomas le Doreur, qui figure dans un conte de la Haute-Bretagne, n'est pas un personnage inventé de toutes pièces.

Il était aussi pauvre que l'artisan déguenillé, sale et maigre, que Lagniet a représenté travaillant à dorer un cadre, dans une mansarde misérable, au milieu d'un fouillis d'outils, de pipes et de verres à boire (p. 29). Thomas le Doreur habitait, à l'entrée d'une forêt, une vieille cabane délabrée, de si piètre apparence, que les fabriciens qui viennent le chercher pour dorer les saints en bois d'une église neuve, ne peuvent croire d'abord que c'est là que demeure cet habile artisan. Ils entrent dans son misérable logis, lui montrent les plans, et conviennent avec lui d'un certain prix. Quand ils sont partis, il dit à sa femme de chercher des feuilles d'or; mais ils ne peuvent en trouver en tout que quatre, et il n'y avait pas d'argent à la maison pour en acheter d'autres. Thomas ne voulait pas demander d'avances au recteur, et il ne savait comment faire, quand il songea à un seigneur du pays auquel tout réussissait parce que, disait-on, il avait fait un pacte avec le diable, et il se dit: «Je n'ai plus qu'à appeler à mon aide le compère de monseigneur». Aussitôt il vit paraître devant lui un beau monsieur qui lui dit de se trouver à onze heures à la Tour Maudite, s'il a bien l'intention de vendre son âme. Thomas s'y rend, et y trouve le diable et le seigneur. Le diable ordonne à celui-ci de donner de l'or qui vienne de ses parents, parce que avec l'or du diable on ne peut dorer les saints. Il est convenu que le pacte sera signé quand l'ouvrage aura été achevé. Thomas achète des feuilles d'or, et se met à travailler: la dorure était si belle qu'on venait de tous côtés pour la voir. Le jour où la dernière feuille fut posée, le recteur lui dit d'apporter son compte le lendemain, et à la porte de l'église Thomas rencontre le diable qui lui dit que puisque son ouvrage est terminé, il faut qu'il signe le pacte.—Non, répond le Doreur, je n'ai pas encore fini de dorer l'oreille du chien de saint Roch. Le recteur, qui avait tout entendu, lui donne de l'argent pour rembourser le seigneur ami du diable; et en passant par l'église, ils remarquent que la dorure, si brillante un instant auparavant, était verdâtre et noircie comme si la pluie était tombée dessus.—Tu as pris l'argent du diable? dit le recteur.—Non, répond Thomas, c'était celui du seigneur.—En ce cas, tout n'est pas perdu. Le recteur va chercher de l'eau bénite et quand il en a aspergé les statues elles redeviennent peu à peu brillantes. Thomas va reporter l'argent au seigneur qui lui dit de retourner vite chez lui, parce que le château va être foudroyé.

[Illustration: Une enseigne du Jeu de Paris en miniature]

SOURCES

CHARRONS.—Lady Gurdon, Suffolk Folk-Lore, 145.—Magasin pittoresque, 1874 (avril).—J.-F. Bladé, Poésies populaires de la Gascogne, II, 268.—A. Perdiguier. Le livre du Compagnonnage, I, 47; II, 196.—Ch. Guillon, Chansons populaires de l'Ain, 196.—Ouin Lacroix, Histoire des Corporations de Normandie, 181.—J.-F. Bladé, Contes populaires de la Gascogne, II, 362.

TOURNEURS.—Reinsberg-Düringsfeld, Sprichwörter.—Monteil,
l'Industrie française, II, 81.—A. Perdiguier, Le livre du
Compagnonnage
, II, 43.—C. Pedroso. Pertuguese folk-tales,
Folk-Lore record
, IV, 132.—Grimm, Contes choisis, traduction
Baudry, 164.

PEINTRES, VITRIERS, DOREURS.—L. Larchey, Dictionnaire d'argot.—La Bédollière, Les Industriels, 89 et suivantes.—Communications de M. Vinkel.—Régis de la Colombière, Les Cris de Marseille, 68.—C. de Mensignac. Superstitions de la Gironde.—Monteil, l'Industrie française, I, 234.—Henri Faure, Histoire de la Céruse. 54, 56.—A. Perdiguier, Le livre du Compagnonnage, I, 24; II, 196.—Kastner, Les Voix de Paris, 108.—Revue des Traditions populaires, VII, 590.—A. Ledieu, Traditions de Demuin, 168.—Paul Sébillot, Contes populaires de la Haute-Bretagne, II, 200.

[Illustration: Amour tourneur, frontispice de l'Art de tourner.]

LES BUCHERONS

Dans les pays de forêts, les bûcherons vivent dans des villages de la lisière, ou sous le couvert, dans des huttes faites de perches, de genêts et de gazons, auxquelles ils donnent le nom de loges; ils ne se mêlent guère aux populations agricoles qui les entourent, et celles-ci prétendent qu'en général ils ont mauvais caractère et qu'ils sont assez disposés à traiter les hommes avec aussi peu d'égards que les chênes.

En Limousin, on donne le nom de «bûcheron de Saint-Jal» à un mauvais coucheur; on cite le colloque suivant entre un bûcheron de cette localité et son voisin de Lagraulière: (Quo vaït bin, tu ses un amic, te bourraraï mas de la têtà, autrament, te bourrarias plas d'aü taü. C'est bon, tu es un ami, je ne te frapperai que de la tête (de mon hachereau), sans cela je t'aurais servi avec plaisir du taillant. L'autre, non moins batailleur, riposte: Te pararaï de mon billard. Je te parerai de mon bâton. On disait autrefois qu'à Saint-Jal il y avait un loup-garou sur sept personnes.

De même que la plupart des gens qui vivent en forêt, les bûcherons ont en effet la réputation d'être quelque peu sorciers. On raconte, dans le Bocage normand, qu'un soir l'un d'eux, rencontrant un charretier devant une auberge, lui demanda de lui payer une pinte.—Nenni, répondit le charretier, je n'ai pas le temps. Le bûcheron s'éloigna en hochant la tête, et quoi qu'on fût en place droite, le charretier ne put forcer son cheval à faire un seul pas. Ce fut seulement au bout d'une demi-heure, au retour du bûcheron et à son commandement, que le cheval repartit.

On sait que dans l'antiquité classique certaines divinités de second ordre avaient pour demeure les arbres; les Dryades pouvaient les quitter, et leur existence n'était pas, comme celle des Hamadryades, liée à la leur. Des croyances analogues existent encore chez les Malais et chez quelques autres peuples non civilisés, qui croient que des démons ou des esprits habitent les arbres; dans l'est de l'Europe, ces idées n'ont pas encore complètement disparu: un sylphe habitait un vieil arbre de la forêt de Rugaard, auquel il ne fallait pas toucher, et la Vierge demeurait dans un arbre séculaire de l'Heizenberg; quand on l'abattit, on éleva une chapelle à la Vierge pour l'apaiser. D'après Tylor, bien des gens en Europe croient que les saules pleurent, saignent et même parlent quand on les coupe; le vieil arbre de l'Heizenberg poussa des gémissements quand il fut attaqué par la hache du bûcheron; un homme, qui s'apprêtait à couper un génévrier, entendit une voix qui lui criait: «Ne touche pas au genévrier!» Un conte allemand de Grimm rapporte qu'une voix dit à un bûcheron, sur le point d'en abattre un, que celui qui le toucherait devait mourir. Une légende estonienne parle d'un temps où les arbres avaient un langage que les hommes pouvaient comprendre: Jadis un homme alla dans la forêt pour couper du bois. Quand il voulut mettre sa hache dans le bouleau, celui-ci le pria de le laisser vivre, parce qu'il était encore jeune et avait beaucoup d'enfants qui le pleureraient. L'homme exauça sa prière et se tourna vers le chêne. Mais le chêne, ainsi que tous les arbres, le prièrent de leur laisser la vie, en lui donnant chacun un prétexte. L'homme, attendri par leurs prières, les laissa tous vivre et s'assit pour réfléchir à ce qu'il devait faire. D'une part, il n'avait pas le coeur d'abattre les arbres qui le priaient si gentiment, d'un autre côté, il n'osait rentrer sans bois, car sa méchante femme lui aurait fait une scène. Pendant qu'il réfléchissait, un vieillard habillé d'écorce, le père de la forêt, vint près de lui, le remercia d'avoir laissé la vie à ses enfants, et lui remit une petite baguette en or avec laquelle il pourrait se procurer tout ce qu'il lui fallait. Mais il lui recommanda, sous peine de malheur, de ne pas souhaiter l'impossible. Quand l'homme rentra chez lui sans bois, sa femme le reçut avec des cris et des insultes: Que toutes les branches de bouleau se transforment eu faisceaux de verges et te battent! s'écria-t-elle. L'homme brandit la baguette d'or et dit: Que ta volonté s'accomplisse. À l'instant, la femme battue par des verges invisibles, se mit à crier de toutes ses forces. Après cette correction, l'homme employa sagement la force magique de sa baguette: les fourmis construisirent ses maisons, les abeilles lui apportèrent du miel, les araignées tissèrent ses étoffes, les taupes labourèrent ses terres. Il vécut heureux jusqu'à la fin de ses jours. Il en fut de même pendant plusieurs générations pour ses enfants et ses petits-enfants, auxquels il légua sa baguette magique. Mais un de ses descendants fit un voeu sacrilège: il voulut faire descendre le soleil pour se mieux chauffer le dos. Le soleil descendit et le brûla, lui et tous ses biens. Les arbres furent tellement effrayés par les rayons ardents du soleil descendu qu'ils perdirent depuis ce temps leur langage.

Si en France on ne croit plus guère dans le monde des forêts aux arbres qui parlent, il est des gens qui leur prêtent un certain animisme. Dans le Maine, quand il fait du vent, les bûcherons disent qu'ils entendent les chênes se battre: en Normandie, ils s'imaginent, quand le vent souffle harmonieusement à travers les branches, entendre la voix des anciens forestiers dont les âmes reviennent.

Certains arbres doivent être respectés, ou il arrive malheur à ceux qui sont assez audacieux pour y toucher. En Haute-Bretagne, un bûcheron de la forêt de Rennes éprouva toute sa vie un tremblement nerveux, pour avoir osé jeter par terre un chêne que la cognée ne devait pas frapper. Dans le canton de Rougemont (Doubs), la tradition prétend que l'Arbre des sorciers, qui est séculaire, n'a jamais pu être abattu. Un jour un bûcheron voulut braver ce qu'il qualifiait de superstition. Il prit une hache toute neuve et alla pour l'abattre. Au premier coup qu'il porta, sa hache vola en éclats et le manche lui échappa des mains. On dit que depuis ce temps-là plusieurs autres bûcherons ont essayé, sans plus de succès, d'entamer l'arbre ensorcelé.

Chez les non-civilisés, avant d'entamer un arbre, on prend certaines précautions pour détourner la colère des esprits; en Afrique, le bûcheron fait un sacrifice à son bon génie, ou en portant le premier coup de hache, il laisse adroitement tomber quelques gouttes d'huile de palmier, et se sauve pendant que l'esprit lèche l'huile; à la côte des Esclaves, il se couvre la tête d'une poudre magique. Les Siamois font une offrande de gâteaux et de riz; en Birmanie, on fait une prière à l'esprit. Caton rapporte qu'avant de s'attaquer à un bois sacré, le bûcheron devait sacrifier un cochon aux dieux et aux déesses du bois. Chez les Dayaks de Bornéo, l'arbre doit être coupé perpendiculairement à son axe; ceux qui l'abattent en V, à l'européenne, sont frappés d'une amende.

[Illustration: Le Casseu d'bois, d'après Maurice Sand. Illustration, 1853).]

Une tradition, rapportée par Grimm, semble se rapporter à l'usage de tracer des croix avant ou après l'abattage, pour détourner les esprits malfaisants. Une petite ramasseuse de mousse s'approcha d'un homme qui abattait du bois et lui dit: «Quand vous cesserez votre ouvrage, ne manquez pas de tracer trois croix sur le tronc du dernier arbre que vous aurez abattu.» L'homme n'en fit rien, et le lendemain la petite ramasseuse de mousse lui dit: «Pourquoi n'avez-vous pas mis hier les trois croix? Cela nous eût fait du bien à tous les deux, car le chasseur sauvage nous poursuit, il nous tue sans pitié et ne nous laisse aucun repos, à moins que nous ne puissions trouver des arbres marqués de trois croix.» La petite ramasseuse de mousse battit l'homme, qui, depuis, se conforma à ses instructions.

Les bûcherons figurent dans les contes et dans les fables et ils y jouent un rôle important. Ils sont, en général, les plus pauvres des artisans, ils ont bien du mal à nourrir leur nombreuse famille. Il est rare que, comme dans le récit recueilli par Grimm, un ange gardien vienne chercher leur petite fille pour l'élever en paradis. Aussi il en est qui, le coeur navré, vont égarer leurs enfants dans la forêt pour ne pas les voir mourir de faim sous leurs yeux. Heureusement l'aventure finit presque toujours bien: le petit Poucet, par sa présence d'esprit, empêche ses frères d'être mangés par l'ogre, lui vole ses bottes et fait fortune à la cour. Hansel et Gredel, le garçon et la fille d'un pauvre bûcheron allemand, deviennent riches grâce à une oie d'or. Ces récits de la forêt, où se retrouvent comme un écho des rêves des pauvres gens, font les fils des bûcherons épouser des princesses, trouver des talismans qui changent en argent tout ce qu'ils touchent, ou guérissent à l'instant toutes les blessures; les filles secourent, par bonté d'âme, des fils de rois métamorphosés, et quand elles les ont délivrés, elles se marient avec eux, et toute la famille est heureuse. Tous ces contes de la forêt ont un caractère optimiste, et sans doute plus d'un bûcheron, après les avoir racontés à ses enfants, s'endormait, rêvant comme eux à l'intervention des fées, à la découverte de talismans ou d'un trésor aussi précieux que celui que l'un d'eux se procura par son courage avisé, et ils se gardaient bien d'imiter ce pauvre bûcheron de l'île de Lesbos qui, las de travailler sans devenir plus riche, se dit un jour: Si je restais couché du matin jusqu'au soir, qui sait si la Fortune n'aurait pas pitié de moi? Il demeure dans son lit, et un de ses voisins vient lui emprunter ses deux mules. Comme celui-ci transportait dessus un trésor qu'il avait trouvé, il vit les gendarmes et alla se cacher, pendant que les mulets revenaient chargés d'or à la maison de leur maître.

On raconte en Berry qu'un jour un bûcheron vit dans une clairière un énorme amas de serpents, dont les corps emmêlés, noués les uns aux autres, formaient une boule vivante, affreuse à voir, qui se mouvait lentement et au hasard, et de laquelle partaient des sifflements stridents et continus. Un point brillant scintillait à la surface de cette espèce de sphère, et il semblait qu'il allait toujours grossissant à mesure que les sifflements des reptiles augmentaient d'intensité. Lorsqu'il eut atteint le volume d'un oeuf, les corps des serpents se détendirent et se laissèrent aller sur le sol comme brisés par la violence de l'exercice auquel ils venaient de se livrer. Il ne resta plus de cette boule qu'un serpent monstrueux qui en formait le noyau et paraissait plein de vigueur. Sur son front resplendissait un énorme diamant. Il se dirigea vers le lac, laissa tomber son diamant sur le gazon du rivage, but avidement et longtemps, et l'ayant repris, disparut dans la forêt. À partir de ce moment, le bûcheron ne cessa de songer au moyen de s'emparer de la pierre merveilleuse. Il disposa un tonneau en forme d'embarcation pour s'y réfugier, et au bout d'un an et un jour il revit le même spectacle. Il put saisir le diamant pendant que le serpent était à boire, se réfugia dans son tonneau, dont il ferma la porte sur lui, et échappa au grand serpent qui n'ayant plus son diamant, était devenu aveugle. Il alla porter au roi cette pierre, qui avait la vertu de changer en or tout ce qu'elle touchait. Le roi lui assura une existence paisible et riche, à la condition qu'il irait rejeter le diamant dans le lac.

Dans le Morbihan, où les mésaventures du diable forment un cycle assez étendu, voici comment un bûcheron se joua de l'ennemi du genre humain: Un jour le diable trouva un bûcheron qui émondait des arbres.—Apprends-moi ton métier, lui dit-il.—Très volontiers, répondit le bûcheron, ce sera bien facile. Prends ma hache, monte sur ce beau chêne que tu vois là. Tu t'assiéras sur la plus haute branche et tu la couperas auprès du tronc. Tu feras de même pour la seconde, la troisième et les autres branches jusqu'au bas de l'arbre.—Compris, dit le diable; et le voilà à l'oeuvre. Le chêne était haut et les branches étaient grosses, grosses comme des arbres ordinaires. Le diable travaille et bientôt la branche est coupée. Le diable, qui était assis dessus, dégringole de cette hauteur vertigineuse, et, pour comble de malheur, l'énorme branche lui tombe sur le dos.

La hache est l'instrument par excellence du bûcheron, son gagne-pain, comme dit notre La Fontaine. Aussi est-elle l'objet de ses préoccupations. Un ancien petit conte allemand rapporte que saint Pierre ne voulait pas laisser entrer en Paradis un bûcheron, bon travailleur, mais qui n'avait fait aucune bonne action dans sa vie. À la fin, il lui accorda d'y entrer à condition qu'il ne toucherait pas sa hache. Il était rendu à la dernière marche, quand le manche lui tomba sous la main: il ne put s'empêcher de le serrer et il retomba dans l'enfer.

[Illustration: Porteur de fagots, d'après Abraham Bosse.]

La Fontaine a rendu populaire la fable du Bûcheron et de la forêt, qui était bien antérieure à lui, et dont voici une version empruntée, ainsi que l'image (p. 16), à un fabuliste son contemporain, le sieur Le Noble (1697):

    A long sarrot et courte manche,
    Certain bûcheron autrefois
    Portoit en passant dans un bois
    Le fer d'une hache sans manche.
    Mais en levant les yeux il vit heureusement
    Que d'un chêne pendoit une fort belle branche.
    «Pour Dieu, prêtez-la moi, dit-il fort humblement,
    Monsieur Duchêne, je vous prie,
    C'est si peu de chose pour vous;
    Mais croiez que toute ma vie
    Le souvenir m'en sera doux.»
    L'arbre répond d'un coup de tête
    A cet honnête compliment,
    Et d'une complaisance bête,
    Fournit l'assortiment
    A l'instrument.
    A remplir son devoir, la cognée ainsi prête,
    Que fait le bûcheron? La prenant à deux bras,
    Contre le pié du chêne il frappe,
    L'entame, le mine, le sape,
    Et le renverse enfin à bas.
    De sa faute, trop tard, la forêt s'aperçut,
    Mais quand des coups qu'elle reçut,
    Elle se vit par terre: «Ingrat! s'écria-t-elle,
    Est-ce là me récompenser;
    Ah! si je n'avois point armé ta main cruelle,
    Cette main n'auroit pas de quoi me renverser.»

Autrefois, lorsqu'il y avait peu de routes, le transport du bois était difficile et coûteux; aussi regarda-t-on avec raison l'invention du flottage comme un véritable bienfait. Jean Rouvet, marchand bourgeois de Paris, l'an 1549, imagina qu'en rassemblant les eaux de plusieurs ruisseaux et de petites rivières non navigables on pourrait y jeter le bois qui serait coupé dans les forêts les plus éloignées, les faire descendre jusqu'aux grandes rivières, en former des trains et les conduire à flot sans bateaux jusqu'à Paris. Il commença, dit Lamare, à faire cette expérience dans le Morvant, contrée située partie en Bourgogne et partie dans le Nivernois, qui est assez remplie de montagnes chargées de bois, où courent plusieurs ruisseaux et la petite rivière de Cure, non navigable, qui se rend dans la rivière d'Yonne. Il fit son possible de rassembler les eaux de ces ruisseaux et de les faire tomber dans cette petite rivière; mais ce grand dessein ne reçut sa perfection que vers l'an 1566, que René Arnout, successeur de Rouvet, obtint des lettres patentes de Charles IX, qui levèrent tous les obstacles qui s'opposaient à cette nouvelle espèce de navigation. Il fit aussitôt jeter à bois perdu celui qu'il avait fait couper dans les forêts du Morvant, le fit conduire jusqu'à Crevant, où il en forma des trains sur la rivière d'Yonne, qui entre dans la Seine à Montereau, et les fit ainsi arriver à Paris. En 1549, lorsque le flottage eut réussi, on alluma par ordre du roi des feux de joie le long des rivières de Seine et d'Yonne.

Cet usage dut se répandre par toute la France, à moins qu'il n'y fût usité avant Rouvet, dans d'autres régions. Voici ce qu'on lit dans la Nouvelle fabrique des plus excellents traits de vérité, publiée vers 1579: «Un marchand de bois de nostre forest (en Normandie) faisoit ces jours passez par un sien serviteur flotter plusieurs quarterons de buches dedans la rivière du Lieurre qui va à Lyons par Rosay et Charleval, tomber dans Andelle, et ce jeune homme allait costeyant ladite rivière, portant en sa main un long croc à buches pour deffermer le bois quand il estoit arresté.»

Le Traité de la police donne des détails intéressants sur la façon dont ce procédé fonctionnait au siècle dernier: Chaque marchand a son marteau, dont il marque toutes ses bûches à l'un des bords, ce qui est facile, parce que c'est tout bois coupé à la scie. Ces bûches sont d'abord jetées à bois perdu dans les ruisseaux, où ils les font pousser par des gens de journée jusqu'à Vermanton, sur la rivière de Cure, ce qu'ils appellent le premier flot; le tout étant arrivé à cet endroit-là et arrêté par des cordes ou des perches qui traversent cette petite rivière, le bois en est tiré; chaque marchand reconnaît le sien et le met en piles sur la terre, le laissant essuyer pendant deux ou trois mois; ils l'assemblent ensuite par coupons qu'ils rejettent à l'eau, les conduisent jusqu'au port de Crevant, et là ils forment leurs trains en joignant entre des perches, qu'ils nomment branches, plusieurs coupons de soixante bûches chacun, qui sont attachés à ces perches ou branches avec des harts que les marchands appellent rouettes, chacun de ces trains ayant ordinairement de large quatorze de ces coupons; de profondeur, 2 à 3 pieds, et de long, 12, 15, 18 et les plus longs 25 toises. Le coupon de devant et celui du milieu sont ordinairement de bois blanc, et on ajoute une futaille à chacun de ces endroits pour faciliter le flottage.

[Illustration: Mouleur de bois, d'après Caffiery.]

Voici comment cela se passe actuellement: après avoir pris la moulée, on charrie le bois coupé pendant l'hiver et on l'empile, pendant l'été, sur les ports des rivières ou des ruisseaux flottables; là on le martelle, en appliquant aux deux bouts des bûches la marque de chaque marchand, afin qu'on puisse les reconnaître plus tard. Puis, à un jour désigné d'avance, les écluses qui retiennent les eaux des étangs ou réservoirs ménagés à la source des ruisseaux sont ouvertes, et le flot commence. Une quantité considérable d'hommes, de femmes et d'enfants garnissent alors les rives des ruisseaux et des rivières: les uns jettent les bûches à l'eau, c'est ce qu'on appelle le flottage à bûches perdues; les autres, appelés meneurs d'eau, veillent, armés de longs crocs, à ce que le bois ne s'arrête pas le long des rives ou au milieu de la rivière. Si la goulette ou le milieu du lit vient à s'obstruer, les flotteurs réunissent leurs efforts pour détruire la rôtie ou accumulation des bûches. Arrivé à Clamecy ou à Vermanton, le bois de moule est retenu par des arrêts placés dans la rivière, retiré de l'eau et trié suivant les marques des marchands. De Clamecy, le bois est conduit en bateau jusqu'à Paris, où naguère il descendait en train. Au siècle dernier, ces trains étaient «déchirés, dit Mercier, et des hommes, tritons bourbeux, vivant dans l'eau jusqu'à mi-corps et tout dégouttants d'une eau sale, portaient, pièce à pièce sur leur dos, tout ce bois humide, qui doit être brûlé l'hiver suivant.

Autrefois, il y avait sur les ports et dans les chantiers des officiers appelés Mouleurs, qui étaient commis pour mouler et mesurer les bois. L'estampe de Caffiery (p. 13), qui montre l'un d'eux dans l'exercice de ses fonctions, est accompagnée de ce quatrain:

    Le mouleur attentif corrige les abus
    Que trop souvent introduit la licence.
    Dans les chantiers, si l'on ne trompe plus,
    C'est l'heureux fruit de sa présence.

Les mouleurs étaient tenus par l'ordonnance d'avoir des mesures de quatre pieds pour mesurer les membrures, et des chaînes et anneaux pour le bois de compte, cotrets et fagots. Ils devaient mettre des banderoles aux bateaux et piles de bois contenant la taxe. Les mouleurs et leurs aides ne devaient point mettre en membrures les bois tortus, et ils ne pouvaient mettre dans chaque voie plus d'un tiers de bois blanc.

Vers 1844, d'après les auteurs de la Grande Ville, il se passait dans les chantiers de bois des fraudes au sujet de la mesure des bois achetés: La mesure de la voie est placée, le cordeur s'avance, la dame qui vient d'acheter ne manque pas de lui dire: «Cordez-moi bien, je vous donnerai pour boire.» On lui répond: «Soyez tranquille, ma petite dame, je vais vous soigner.» Voilà notre homme qui se met à la besogne. Il prend les bûches, les place dans la voie avec une telle vivacité, que la pratique n'y voit que du feu. Cependant le cordeur glisse dans son bois des tortillards, qui font ce qu'on appelle des chambres à louer. La petite dame, qui aperçoit beaucoup de creux dans sa voie, veut s'approcher de son cordeur pour se plaindre. Mais, patatras! un bruit effrayant retentit à ses oreilles. Ce sont des bûches que l'on fait rouler du haut en bas d'une énorme pile. La petite dame est toute troublée par le bruit, ces bûches ont l'air de vouloir rouler sur elle. Pendant qu'elle s'éloigne de la pile et des bûches qui roulent, le cordeur continue lestement sa besogne, et il glisse dans la voie qu'il mesure les bûches les plus informes. La dame, s'apercevant de la manière dont elle est soignée par le cordeur, veut de nouveau s'approcher pour se plaindre. Mais voilà maintenant le charretier qui s'approche avec sa voiture; il la fait avancer du côté de cette dame. Elle n'a que le temps de se ranger pour ne pas être écrasée; elle s'esquive, elle cherche par un autre côté à se rapprocher de son bois et de son cordeur, mais la maudite charrette ne reste pas un moment tranquille; le charretier prend à tâche de faire avancer, reculer, retourner sou cheval, de façon qu'étant, à chaque instant occupée du soin de sa sûreté, il n'est guère possible à la personne qui achète d'avoir l'oeil sur le cordeur.

Au moyen âge et jusque vers le milieu de ce siècle, les marchands ambulants promenaient du bois dans les rues de Paris; au XVe siècle, voici comment ils annonçaient leur marchandise:

    L'autre crie qui veut le ten,
    L'autre crie la busche bone,
    A deux oboles le vous done.

    Soit en detour ou en embuche,
    On va criant semblablement,
    A ieun ou yure, busche, busche,
    Pour se chauffer certainement.

    Après orrez sans nulz arrestz
    Parmy Paris plusieurs gens
    Portant et criant les costeretz
    Où ils gaignent de l'argent.

    Puis vous orez sans demeurée
    Parmy Paris à l'estourdy,
    Fort crier bourrée, bourrée!
    Par vérité, cela vous dy.

À Marseille, les marchands de sarments de vigne, désireux de se débarrasser de leurs derniers fagots, criaient: Leis gaveous! va! va! à l'acabado! à l'acabado! Les sarments! va! à l'achèvement.

[Illustration: L'Arbre et le Bûcheron, gravure des Fables du sieur
Le Noble, 1697.]

LES CHARBONNIERS

Parmi les gens qui vivent dans la forêt, les charbonniers occupent une place à part; dans le Bocage normand, ils se réunissaient en société de trois, quatre ou cinq membres qui achetaient un certain nombre de cordes de chêne ou de hêtres. Avec un art véritable ils en formaient des brasiers ronds, à toits coniques recouverts de blètes et se relevaient à la garde de ces bûchers fumeux. Rarement ils emmenaient leur famille au campement. Jour et nuit retenus auprès de leurs fourneaux pour en activer ou modérer la chaleur, ils n'avaient pour demeure que des huttes de branchages dressées au moment où ils venaient exploiter une coupe de bois.

Les charbonniers du Forez, menaient une vie très rude: isolés et nomades, ils quittent, dit Noelas, pendant de longs mois d'hiver la chaumière de leur famille et vont bâtir, dans les forêts, des loges qu'ils détruisent et reconstruisent à chaque campement; les parois en sont formées de branches de fayard bien garnies de feuilles sèches et de mousse. Une claie horizontalement fixée forme un étage supérieur et un lit sur la fougère; le foyer s'allume sur une pierre plate, et un panneau mobile de branches entrelacées que l'on laisse retomber sur soi pendant la nuit, sert à la fois de porte, de fenêtre et de cheminée. Pendant le jour, le charbonnier scie des rondins de bois et les assemble symétriquement autour d'une perche en ménageant des évents pour l'entrée de l'air; il couvre sa meule, ainsi préparée, de terre humide et de mottes de gazon, y met le feu avec une certaine solennité, puis quand le charbon est sec et «rend son cri» il l'entasse dans des sacs grossiers qu'il charge sur une mule, et l'homme et la bête descendent à la ville. Souvent le charbonnier confectionne le charbon avec sa famille ou avec des aides qu'il emmène avec lui. Dans certaines forêts, les leveurs mettent en cordes le bois à charbon dont les dresseurs forment des monticules appelés fourneaux. Les charbonniers recouvrent les fourneaux de feuillages et de terre, allument la mèche préparée par les précédents ouvriers et veillent jour et nuit autour du brasier. Pour que la carbonisation ait lieu, il faut éviter tout contact de l'air avec la matière en combustion; et que de peines coûte ce résultat! Avec quelle attention l'on doit suivre, régler, maîtriser les progrès du feu!

La rudesse d'allures et de langage que les charbonniers devaient à leur existence constamment solitaire, leur visage tout hérissé d'une barbe inculte, barbouillé de noir et où les yeux luisaient comme des charbons ardents, leur accoutrement sordide, bruni par la fumée, leur donnaient un aspect quelque peu diabolique, et l'on comprend que les mères aient songé à en faire une sorte d'épouvantail pour les enfants. En Haute-Bretagne, on avait peur d'eux et surtout des charbonnières qui, il y a quarante ans, venaient des forêts de la Basse-Bretagne escortant, une courte pipe à la bouche, les petits chevaux de landes qui portaient les sacs de charbon. Dans le Bocage normand, quand les marmots pleuraient à chaudes larmes, on les menaçait d'appeler le charbonnier. Celui-ci apparaissait-il dans la rue, ils s'enfuyaient éperdus, et lorsque l'homme noir se mettait à crier à tue-tête: «V'là du charbon! V'là d'la braise!» ils couraient se cacher sous le tablier de la mère.

Dans le Forez, les charbonniers sont des êtres à part, chez lesquels se sont conservées les curieuses superstitions des montagnes et les souvenirs des scènes mystérieuses que la nuit recèle au fond des bois. C'est le charbonnier qui rencontre Gabriel le Loup près des pierres grises, qui entend des voix sur les mornes stériles, aperçoit des fantômes le long du ruisseau, ou, dormant sur son lit de fougères, entend tout à coup rugir la chasse maligne, la meute royale conduite par le grand veneur. On raconte que l'un d'eux ayant eu l'imprudence de crier: «Bonne chasse!» fut contraint de monter sur sa mule et de suivre le veneur et sa meute infernale, et qu'il ne put la quitter qu'au petit jour, où il tomba dans sa loge, et avec lui un bras de sorcier que le chasseur avait perdu.

Un proverbe de la Basse-Bretagne dit que «le charbonnier dans les bois comme le loup hurle sans cesse». Les paysans de la Haute-Bretagne, voisins des lisières des forêts, prétendent que les charbonniers «mènent des loups», c'est-à-dire peuvent s'en faire obéir et les faire servir à leurs desseins.

D'après les Mémoires de la Société des Antiquaires, ils avaient un pouvoir encore plus redoutable. Personne n'ignore, disent-ils, que les bons cousins charbonniers ne soient malignement occupés à faire la pluie, la grêle, les tempêtes quand ils sont assemblés pour se divertir en un lieu écarté, à l'ombre d'un chêne ou au bord d'un ruisseau aussi tranquille qu'eux.

En Basse-Bretagne, les lutins et le diable prennent parfois, pour jouer des tours aux chrétiens, l'apparence des charbonniers. Le petit charbonnier ou le Kourigan noir est une sorte de lutin qui semble, pour les gens de la presqu'île guérandaise, personnifier le malheur; toujours quelque chagrin suit son apparition. Il avait une courte taille, un costume noir et un grand feutre qui lui tombait sur le nez. Dans un conte breton, le diable se fait charbonnier, pour ennuyer avec la fumée de ses fours un ermite appelé Mikelik, protégé de saint Michel.

Les carbonari ou charbonniers étaient, comme on le sait, une
société secrète très bien organisée qui, à l'époque de la
Restauration, joua, en plusieurs parties de l'Europe, surtout en
Italie et en France, un rôle considérable.

[Illustration: le Fendeur de Bois.]

Nodier qui, à la Révolution, tout jeune encore, passa quelque temps au milieu des forêts, nous a laissé sur eux des détails intéressants. Il existait en France, dit-il, un compagnonnage moins connu que la maçonnerie, celui des «bons cousins charbonniers». Plus ancien probablement que celui des maçons, car il comprend dans sa nomenclature technique des archaïsmes de notre langue, dont il ne reste presque pas d'autres monuments, il conservait au premier degré toute la naïveté de son institution primitive. Le bon cousin charbonnier de ce grade était en effet le plus souvent un charbonnier ou un bûcheron ordinairement nomade, selon les moeurs de cette profession, et pour qui la combinaison et les devoirs de l'institut n'étaient pas un simple divertissement d'imagination, mais une nécessité d'existence. À côté se développaient des agrégations urbaines, presque toutes formées dans la classe des artisans laborieux et honnêtes; acquis graduellement par la société, ils n'en avaient altéré ni le principe, ni les cérémonies, et, comme aux premiers temps de la fondation, les ventes solennelles se tenaient encore dans les bois. Les dogmes du carbonari étaient simples et frappants, les rites empreints d'une majesté naturelle que les imitateurs n'ont pu qu'imparfaitement contrefaire. Jamais l'assistance du charbonnier n'a manqué au charbonnier, sans acception de parti, et quand nous avions atteint la forêt, on savait bien qu'on ne nous y retrouverait pas.

Vers le milieu du XVIIe siècle, l'autorité ecclésiastique s'efforça de réagir contre les divers compagnonnages qui avaient pris un développement considérable. Les charbonniers et leurs adhérents furent l'objet d'une ordonnance de Nicolas Colbert, évêque d'Auxerre (1673), qui les accusait d'un certain nombre de méfaits tant spirituels que temporels: «Sur ce qui nous a été démontré par notre procureur général, qu'en plusieurs paroisses de notre diocèse il y a des forgerons, charbonniers et fendeurs qui font des serments avec certaines cérémonies, qui profanent ce qu'il y a de plus sacré dans nos plus saints et augustes mystères, et par lesquels ils s'obligent à maltraiter tous ceux qui n'exécutent pas toutes les lois qu'ils s'imposent à eux-mêmes contre toutes raisons et au préjudice de personnes publiques et particulières, et de ne pas souffrir ceux de leurs métiers travailler avec eux, avant qu'ils ayent juré en leur présence d'une manière si détestable, nous avons enjoint à nos diocésains, qui ont été assez aveugles pour s'engager à un aussi horrible serment, d'y renoncer incessamment, en présence de leur curé et de deux notables de leurs paroisses, sous peine d'excommunication; faisant défense à toutes sortes de personnes de le faire à l'avenir, ni d'y assister sous les mêmes peines». Le compagnonnage des forêts résista mieux que les autres aux censures ecclésiastiques et aux menaces de l'autorité séculière; il continua à se recruter et à pratiquer les initiations mystérieuses dont Clavel a recueilli les détails précis, que ne connaissaient pas sans doute par le menu les juges ecclésiastiques: «Les compagnons charbonniers se réunissaient dans une forêt; ils se donnaient le titre de «bons cousins» et le récipiendaire était appelé «guépier». Avant de procéder à la réception, on étendait sur terre une nappe blanche sur laquelle on plaçait une salière, un verre d'eau, un cierge allumé et une croix. On amenait ensuite l'aspirant qui, prosterné, les mains étendues sur l'eau et le sel, jurait par le sel et l'eau de garder religieusement le secret de l'association. Soumis alors à différentes épreuves, il ne tardait pas à recevoir la communication des signes et des mots mystérieux à l'aide desquels il pouvait se faire reconnaître pour un véritable et bon cousin charbonnier dans toutes les forêts. Le compagnon qui présidait lui expliquait le sens emblématique des objets exposés à sa vue: Le linge, lui disait-il, est l'image du linceul dans lequel nous serons ensevelis; le sel signifie les vertus théologales; le feu désigne les flambeaux qu'on allumera à notre mort; l'eau est l'emblème de celle avec laquelle on nous aspergera, et la croix est celle qui sera portée devant notre cercueil. Il apprenait au néophyte que la vraie croix de Jésus-Christ était de houx marin, qu'elle avait soixante-dix pointes, et que saint Thiébaut était le patron des charbonniers. Ce compagnonnage, qui existe encore dans une grande partie de l'Europe, y a conservé le même cérémonial mystérieux. La Forêt-Noire, les forêts des Alpes et du Jura sont peuplées de ses initiés. Moins exclusifs que les autres compagnons, ils n'admettent pas uniquement parmi eux des personnes exerçant la profession de charbonnier, mais ils agrègent également des personnes de toutes les classes, auxquelles ils rendent, à l'occasion, tous les bons offices qui dépendent d'eux. Pendant la Révolution, M. Briot, qui avait été reçu charbonnier près de Besançon, obligé de se soustraire par la fuite à un décret de proscription, se réfugia à l'armée. Fait prisonnier par les Autrichiens, il parvient à s'échapper et cherche un refuge dans une forêt; mais il s'y égare et vient tomber au milieu de la troupe du chef de partisans Schinderhannes. On l'entoure, et c'en était fait de lui peut-être quand il aperçoit dans la troupe quelques charbonniers qu'il reconnaît à leur costume. Il se hâte de faire les signes de la charbonnerie, et les frères qu'il trouve dans les rangs de ses ennemis l'accueillent avec les marques de la plus affectueuse cordialité et le prennent sous leur protection.

[Illustration: Le Meunier et le Charbonnier, gravure de Lagniet, Illustres proverbes.]

[Illustration: LA CHARBONNIERE.]

Les charbonniers de la forêt de la Puisaye (Yonne) ont, par tradition du temps où ils étaient associés par corporation, une sorte de télégraphie secrète et des signes mystérieux. Quelques coups frappés sur une douve ou planche suspendue à la main se font entendre, à leurs oreilles exercées, à plusieurs kilomètres de distance. Chaque nombre de coups a sa signification, qu'eux seuls connaissent. Ils s'en servaient avec vigilance pour protéger, pendant la Révolution, les prêtres qui s'étaient réfugiés dans leurs forêts. À la première apparition des brigades de gendarmerie, l'éveil était ainsi donné et les suspects se mettaient à couvert. Depuis plus de quarante ans, dit-on, l'association des Cousins de la Gueule noire n'existe plus. Ceux de ses anciens membres qui vivent encore aujourd'hui se contentent de se reconnaître entre eux au moyen de certains signes et de serrements de main particuliers.

Les charbonniers pratiquent une sorte de médecine empirique à l'aide de laquelle ils croient se guérir eux-mêmes de diverses indispositions. S'ils veulent panser une foulure, ils commencent par apostropher le nerf qu'ils supposent malade: «Nerf, retourne à ton entier comme Dieu t'a mis la première fois, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.» Après avoir répété trois fois ces paroles, ils appliquent une compresse d'huile d'olive, de trois blancs d'oeufs et d'une poignée de filasse, et, si la douleur est violente, un cataplasme de vieux oing qu'on fait bouillir avec du vin. Quand l'un d'eux a mal aux dents, il prend un clou neuf, le met en contact avec la dent malade, le plante dans un bois de chêne et dit cinq Pater et cinq Ave en l'honneur de sainte Apolline.

Il y avait des esprits qui se plaisaient à éteindre les fouées; dans un conte de la Haute-Bretagne, deux frères qui gardaient leur fouée de charbon sont prévenus, un peu avant minuit, par un petit nain, qu'un géant haut comme un chêne, le Corps sans âme, va venir pour l'éteindre, mais qu'il ne faut pas se laisser effrayer par ses menaces. Ils lui résistent avec courage, et il s'en va; le troisième, qui n'a été prévenu ni par ses frères ni par le petit nain, se laisse intimider, et le Corps sans âme éteint la fouée.

Les légendes représentent les charbonniers comme prêts à accorder aux voyageurs qui traversent les forêts une hospitalité sommaire, mais cordiale; ils partagent cette réputation avec les autres «boisiers», et on ne les accuse pas d'avoir tenté de s'emparer de l'argent ou des habits de leurs hôtes. Les récits qui suivent montrent que leur bonne volonté ne reste pas sans récompense. Dans un conte espagnol, un pauvre charbonnier reçoit dans sa cabane Notre-Seigneur et saint Pierre qui parcouraient l'Espagne; il les traite de son mieux, allume du feu et met sur la table ses maigres provisions. Deux voyageurs se présentent encore, puis il vient jusqu'à ce qu'ils soient au nombre de treize: c'étaient Jésus-Christ et les douze apôtres. Le Christ touche du doigt le pain du charbonnier et les fruits, et ils se multiplient de telle sorte qu'il en reste encore après que tout le monde a été rassasié. Le lendemain, avant de le quitter, les voyageurs lui disent de formuler un don. Il souhaite d'avoir le plaisir de gagner chaque fois qu'il jouera aux cartes. Cela lui est accordé à la condition qu'il n'ira jamais au delà d'un petit enjeu. Il joue avec le diable l'âme d'un agent d'affaires et la lui gagne.

Par contre, il est un certain nombre de contes où les charbonniers se conduisent assez mal à l'égard de princesses errantes; leur imposture finit d'ailleurs toujours par être démasquée. Habituellement, un charbonnier qui, ayant assisté de loin au combat livré à un monstre, pour délivrer la princesse qu'il doit manger, se donne faussement pour son libérateur; dans un conte lorrain, ce sont trois charbonniers qu'elle rencontre par hasard qui la forcent à dire qu'ils sont les vainqueurs du monstre.

Dans plusieurs autres récits, les charbonniers montrent réellement du courage et surtout de la finesse. On raconte à Menton que le jour de la fête de Saint-Jean-Baptiste, deux charbonniers qui travaillaient dans le bois ont chacun une conduite différente: l'un va à la ville, l'autre reste à son poste et est surpris par un orage; il se réfugie sous un noyer; là il entend des voix, et étant grimpé dans l'arbre, il apprend que le fils du roi doit mourir le lendemain si on ne retourne le pot de terre dans lequel la sorcière a mis la moelle qu'elle lui a enlevée. Le charbonnier sauve le prince et le roi l'adopte pour son héritier.

La corporation des charbonniers jouissait de grands privilèges; toutefois ils ne formaient point à Paris de communauté, parce qu'il ne peut y avoir de fabrique de charbon dans la ville. Parmi leurs privilèges, il en est un auquel ils tenaient extrêmement: c'était le droit d'envoyer, lors de la naissance ou du mariage des princes de la famille royale, une députation qui présentait leurs compliments de félicitations; aux représentations gratuites, ils occupaient les loges d'avant-scène, conjointement avec les dames de la Halle.

Les maîtres charbonniers appelaient leurs valets: Garçons de la pelle ou plumets; dans l'estampe d'Abraham Bosse, p. 5, on peut voir que sous Louis XIII, ils portaient des plumes sur la tête: ce terme de «Plumet» était en usage à la fin du XVIIe siècle; au-dessous de l'estampe de Bonnart, qui représente le charbonnier, on lit ce quatrain qui fait allusion au proverbe: «Noir comme un charbonnier».

    Bien qu'on juge à voir sa figure
    Qu'il soit de l'infernal manoir;
    Ce plumet, comme on nous assure.
    N'est pas si diable qu'il est noir.

[Illustration: La vendeuse de Mottes]

Dans le Finistère, on appelle plaisamment le charbonnier qui vient vendre son charbon en ville: Ar Mare' hadour gwiniz dù, marchand de froment noir.

Depuis le commencement de ce siècle, le charbon de terre a pris une place de plus en plus grande dans le chauffage parisien; mais le charbon de bois, destiné surtout à la cuisine, est encore l'objet d'un important commerce, et on le trouve dans les très nombreuses boutiques de charbonniers répandues un peu partout dans Paris. On ne le crie plus comme autrefois. L'auteur d'un petit livre en quatrains sur les Cris de Paris, imprimé au commencement du XVIe siècle, en a consacré un aux marchands de charbons:

    … Vous orrez à haulte voix
    Par ses rues, matin et soir,
    Charbon, charbon de ieune bois,
    Treffort (très fort) crier pour dire voir.

Un peu plus tard, d'après la Chanson nouvelle des Cris de Paris, on criait:

    Charbon de rabais en grève,
    Le minot à neuf douzaines.

Au XVIIe siècle, les cris pour le charbon étaient:

    Charbons de jeune bois!
    Il n'est qu'à trois sols le minot!
    Il est en grève, en batteau:
    Qui en voudra vienne voir.

    Charbons de jeune bois!
    J'en amenai encore hier.
    Surtout ne crains que du gruyer
    Le rencontrer par où je vais.

Le crocheteur annonçait la vente des cotrets et du menu bois:

    Je crie: Coterets, bourrées, buches!
    Aucune fois: Fagots ou falourdes!
    Quand je vois que point on ne me huche,
    Je dis: Achetez femmes lourdes!

Les charbonniers de Paris, originaires pour la plupart de l'Auvergne, ont l'habitude de signaler leurs boutiques par des décorations parlantes. C'est une tradition qui est observée à tel point, qu'il serait difficile de trouver une boutique, même la plus pauvre, qui ne fût pas ornée de peintures. M. Félix Régamey a dessiné, dans la Plume (janvier 1895), un certain nombre de ces curieuses enseignes. Nous en reproduisons une ci-dessous.

À l'industrie du chauffage se rattachent les marchands de mottes. Leurs cris se font entendre, surtout en hiver, et dans les quartiers pauvres. L'un des plus populaires, vers 1850, était celui-ci, qu'un couple de revendeurs, homme et femme, chantait alternativement: «Des bons poussié' d'mott's, des mott's à brûler, des mott's!» ou bien: «Qui veut des mott's? qui veut des mott's? achetez tous du poussié d'mott's!» Tantôt ces marchands poussaient devant eux une petite charrette, tantôt ils portaient sur le dos une petite hotte dans laquelle ils entassaient les mottes à brûler.

[Illustration: Enseigne de charbonnier, d'après Félix Régamey.]

SOURCES

J.-B. Champeval, Proverbes limousins, 33.—Lecoeur, Esquisses du Bocage normand, I, 55; II, 54, 73.—Tylor, Civilisation primitive, II, 282, 287.—Grimm, Teutonic Mythology, II, 652.—Revue des traditions populaires, VII, 168; VIII, 485.—Ch. Thuriet, Traditions du Doubs, 364.—Bouche, la Côte des Esclaves, 241.—Ch. Letourneau, Sociologie, 471.—Grimm, Veillées allemandes, I, 69; Mærchen (passim).—Georgiakis et Léon Pineau, le Folk-Lore de Lesbos, 170.—Laisnel de la Salle, Légendes du Centre, I, 203.—Pitrè, Fiabe novelle siciliani, III, 67.—De Lamare, Traité de la police, IV, 367, 866.—A. Joanne, Nièvre.—Mercier, Tableau de Paris, VII, 87.—Paul de Kock, la Grande ville, I, 42.—Kastner, les Voix de Paris, 37, 97.—Régis de la Colombière, Cris de Marseille, 251.—Noelas, Légendes foréziennes, 255, 257, 262.—La Bédollière, les Industriels, 222.—Mémoires de la Société des antiquaires, 1823, 40.—E. Souvestre, Derniers paysans, 61.—Dulaurens de la Barre, Nouveaux fantômes bretons, 63.—Nodier, Souvenirs de la Révolution et de l'Empire.—C. Moiset, Usages de l'Yonne, 141, 143.—Clavel, Histoire pittoresque de la franc-maçonnerie, 362.—Paul Sébillot, Contes de la Haute-Bretagne, II, 126.—X. Marmier. Contes de différents pays, II, 97.—E. Cosquin, Contes de Lorraine, I, 78.—Andrews, Stories from Mentone.—Paris ridicule, 300.

[Illustration: Noir comme marchands de charbons, silhouette du Chaos (vers 1840).]

LES FORGERONS

La malice populaire qui, surtout au moyen âge, blasonna, souvent sans mesure, la plupart des métiers et leur prodigua les épithètes méprisantes, les proverbes et les dires injurieux, ne se manifeste que rarement à l'égard des ouvriers du fer. Les traits satiriques qui leur sont lancés sont peu nombreux, et, au lieu de s'attaquer à leur probité ou à leurs défauts professionnels, ils ne visent guère que leur vanité. Celle-ci était en quelque sorte justifiée par les qualités que devaient déployer les forgerons, et par la considération qu'elles leur valaient à une époque où l'on prisait par-dessus tout la force physique. Ceux qui tiraient de la forge des blocs de métal incandescent et les frappaient de leurs lourds marteaux pour leur faire prendre la forme qu'ils désiraient, devaient être plus estimés que les ouvriers dont l'état n'exigeait pas de si grands efforts musculaires, et les forgerons qui semblaient jouer avec le feu, et en avoir fait leur serviteur, qui savaient assouplir le métal le plus dur, et le transformer à leur fantaisie en objets tour à tour puissants ou délicats, paraissaient supérieurs aux autres artisans. En outre, les forgerons n'étaient-ils pas ceux qui fabriquaient les armures, les fers des lances et des épées, et qui s'occupaient de ferrer et de guérir les chevaux, que l'on regardait comme les plus nobles des animaux?

Dans la pratique ordinaire de la vie, il n'y avait pas entre eux et leurs clients ces petits conflits journaliers, qui provenaient la plupart du temps de ce que, l'un fournissant la matière première, celui qui la mettait en oeuvre passait, à tort ou à raison, pour en conserver une partie qui ne lui était pas due. Les forgerons travaillaient en général des métaux qui leur appartenaient, et si on trouvait qu'ils faisaient chèrement payer leur talent, on ne pouvait leur reprocher des soustractions analogues à celles dont on accusait les meuniers, les tailleurs et les tisserands.

Il n'était pas un corps de métier qui pût se passer de leur concours, soit pour fabriquer les outils, soit pour les réparer ou les remettre à neuf. Une légende que racontaient naguère les forgerons du Sussex met en relief d'une façon ingénieuse la supériorité des ouvriers du fer, et la nécessité où tous les autres se trouvent de recourir à leurs bons offices. Au temps jadis, le dix-sept mars, le bon roi Alfred réunit tous les métiers au nombre de sept, et déclara qu'il ferait roi des métiers celui dont l'ouvrage pourrait se passer de l'aide des autres pendant la plus longue période de temps. Il annonça qu'il donnerait un banquet, auquel il invita un représentant de chaque profession, et il mit comme condition que chacun d'eux montrerait un spécimen de son ouvrage et les outils dont il s'était servi pour le faire. Le forgeron apporta son marteau et un fer à cheval, le tailleur ses ciseaux et un vêtement neuf, le boulanger son pelleron et un pain, le cordonnier son alène et une paire de souliers neufs, le charpentier sa scie et un tronc équarri, le boucher son couperet et un gros morceau de viande, le maçon son ciseau et une pierre d'angle. Après examen, les convives proclamèrent unanimement que l'ouvrage du tailleur était supérieur à celui des autres, et il fut installé comme roi des métiers. Le forgeron fut courroucé de cette décision, et, déclarant que tant que le tailleur serait roi, il ne travaillerait pas, il ferma sa boutique et s'en alla on ne sait où. Mais on ne tarda pas à regretter son départ. Le roi fut le premier à avoir besoin des services du forgeron, son cheval s'étant déferré; l'un après l'autre les six compagnons brisèrent leurs outils; ce fut le tailleur qui put travailler le plus longtemps; mais le 23 novembre de la même année, il lui fut impossible de continuer. Le roi et les ouvriers se déterminèrent à ouvrir la forge et à essayer de faire eux-mêmes l'ouvrage: le cheval du roi le frappa, le tailleur se brûla les doigts, à chacun il arriva de pareilles mésaventures; tous se mirent à se quereller et à se frapper, et dans la dispute l'enclume fut heurtée et renversée avec fracas. Alors arriva saint Clément, donnant le bras au forgeron. Le roi fit un humble salut à saint Clément et au forgeron, et leur dit: J'ai commis une grande erreur en me laissant séduire par le drap brillant et la savante coupe du tailleur; en bonne justice le forgeron, sans l'aide duquel les autres ne peuvent rien faire, doit être proclamé roi. Tous les ouvriers, sauf le tailleur, le prièrent de leur refaire des outils; il y consentit et il forgea même pour le tailleur, une paire de ciseaux neufs. Le roi réunit de nouveau les métiers, et proclama roi le joyeux forgeron, auquel tous souhaitèrent bonne santé et longue vie. Le roi demanda à chacun de chanter une chanson, et le forgeron commença par celle du Joyeux Forgeron, qui est restée populaire et que l'on chante encore aux fêtes du métier en Angleterre.

Les légendes faisaient des premiers forgerons des dieux ou des héros, et leur attribuaient souvent une taille et une force supérieures à celles des autres hommes. En Grèce, Vulcain et Dédale passaient pour les inventeurs de l'art de traiter les métaux, et la Bible en fait honneur à Tubalcaïn, dont le nom figure encore dans les chansons de fête des ouvriers du fer en Angleterre. Les cyclopes Titans, qui forgèrent la foudre de Jupiter, étaient des géants, et ceux qui travaillaient dans les forges de l'Etna, sous la direction de Vulcain, étaient si puissants que parfois leurs coups de marteau ébranlaient la Sicile et les îles voisines. L'habile forgeron Véland, héros d'un cycle très répandu au moyen âge, est le fils d'un géant. Si les nains que les traditions Scandinaves et germaniques représentent occupés à forger le fer dans les cavernes reculées des montagnes sont de petite taille, ils ont une origine surnaturelle et leur adresse est prodigieuse. Le forgeron finnois qui figure dans Kalevipoeg, poème national des Estoniens, mêle à son adresse un peu de sorcellerie. Chez les peuples des bords de la Baltique, le dieu Ilmarinen dont parle l'épopée finnoise du Kalevala, avait inventé la forge: c'était lui qui avait forgé la voûte du ciel, et martelé la voûte de l'air, les faisant si bien unis que les coups de marteau et les morsures des tenailles n'y paraissaient pas. Il est vraisemblable que saint Pierre et le diable, qui, d'après les légendes de l'Ukraine, ont appris aux hommes l'art de forger le fer, ont été substitués par les chrétiens à des divinités païennes.

Un jour, dit un récit de l'Ukraine, les hommes trouvèrent un morceau de fer; après avoir essayé en vain de le manger, pour l'amollir, ils le mirent à cuire dans de l'eau, à rôtir sur le feu, puis ils le battirent avec des pierres. Le diable qui les vit leur dit: Qu'est-ce que vous faites-là? Les hommes répondirent: Un marteau pour battre le diable. Alors celui-ci leur demanda où ils avaient pu se procurer le sable nécessaire à leur travail. Les hommes comprirent qu'il faut du sable pour travailler le fer, et c'est à partir de ce moment qu'ils commencèrent à fabriquer tous les outils.

[Illustration: Cette gravure forme la moitié gauche d'une composition dont la droite est occupée par la dispute d'un menuisier et de sa femme: au milieu est un cartouche ovale avec cette inscription: «Le temps corrompu. Pierre Saincton, ex. auec priv. du Roy.» (Musée Carnavalet.)]

Ailleurs, surtout dans l'Europe occidentale, le diable, loin d'être l'inventeur du métier, essaie en vain de l'apprendre, et est dupé par les forgerons. Un jour qu'il voyageait dans le pays de Vannes, il entra dans une forge et, ravi des beaux ouvrages qu'il voyait faire, il voulut apprendre le métier. «Hé bien! dit le forgeron, prends-moi ce gros marteau et quand le fer que j'ai dans le feu sera rouge, je le mettrai sur l'enclume, et tu vas dauber dessus vigoureusement, en alternant tes coups de marteau avec les miens.» Le diable se met à frapper fort, mais les puces de forgeron, ou, si vous aimez mieux, les étincelles, sautent autour de l'enclume et, si le forgeron a un tablier de cuir pour protéger son ventre, le diable n'a le sien protégé que par son poil de bouc. Aussi ces puces le mordent-elles impitoyablement. De plus le forgeron laissa le fer rouge tomber sur les jambes du diable, qui se crut de nouveau dans son enfer et se mit à fuir le plus vite possible.

En Haute-Bretagne, il n'eut pas beaucoup plus de chance: Un jour il arriva chez un maréchal, avec lequel il lia conversation.—Vos souliers, dit le forgeron, ne sont pas des meilleurs; si vous voulez, je vous ferrerai le talon, et ils seront comme neufs. Le diable y consentit. Le forgeron fit des clous pointus comme des alênes et longs comme le bras, puis il dit:—Maintenant, pour vous ferrer, il faut que je vous attache; vous savez que jamais on ne ferre les chevaux sans les attacher. Le diable se laissa faire, et quand les fers furent rouges, le forgeron en prit un, le plongea dans l'eau bénite et le mit sur le pied du diable, qui poussait des cris épouvantables; mais le forgeron continuait à les enfoncer, il ferra même le second pied en protestant qu'il n'avait jamais fait un ouvrage à moitié, et il les arrosait d'eau bénite en disant: Quand on a ferré un cheval, on arrose le fer. Il ne laissa le pauvre diable s'en aller qu'après l'avoir contraint, par un papier bien en règle, à renoncer à tous ses droits sur lui.

Dans un autre conte du même pays, le forgeron qui s'appelle Misère, n'ayant plus de fer dans sa forge, prend une grosse boucle d'argent et ferre l'âne du bon Dieu, qui, pour le récompenser, lui accorde trois dons: ce qui entrera dans sa blague ne pourra en sortir sans sa permission, qui s'assiéra dans sa chaise ne pourra se lever, et ceux qui monteront dans son noyer y resteront jusqu'à ce qu'il leur permette de descendre. Peu après Misère se donne au diable, qui doit l'emporter au bout de vingt ans; quand ils sont révolus, et qu'il vient le chercher, il lui dit de s'asseoir dans sa chaise; pour lui permettre de s'en aller, il exige vingt ans de répit, au bout desquels il persuade au diable de monter dans son noyer; il exige un autre délai pour le laisser descendre, et quand il est expiré, il défie le diable de se transformer en fourmi; celui-ci accepte la gageure, et quand Misère l'a enfermé dans sa blague, il le met sur son enclume et le bat jusqu'à ce que les forces lui manquent.

Le forgeron Sans-Souci, auquel Jésus-Christ avait accordé trois dons pour le récompenser du courage avec lequel il travaillait, trouve moyen de duper la Mort elle-même et la retint pendant cent ans sur son banc.

Plusieurs légendes, qui constatent l'orgueil que leur habileté inspirait aux forgerons, racontent la façon dont ils en sont punis; mais l'aventure n'a pas pour eux de suites bien fâcheuses. Un jour, dit un récit lorrain, l'Enfant Jésus voyant son père rêveur, lui demande ce qu'il a; Dieu le père lui répond qu'il y a en Limousin un forgeron, bon chrétien, charitable aux pauvres gens, de bon compte avec ses pratiques, mais qui ne deviendra jamais un grand saint, parce qu'il a trop d'orgueil. Jésus demande à son père la permission de descendre sur terre pour le convertir. Il se déguise en apprenti et arrive dans le village où demeurait Éloi, qui avait une enseigne sur laquelle étaient ces mots: Éloi le maréchal, maître de tous les maîtres, forge en deux chaudes. En entrant, Jésus dit:—Je vous souhaite le bonjour, maître, et toute la compagnie; avez-vous besoin d'un ouvrier?—Non, répond Éloi; et l'apprenti s'en va. Mais dans la rue, il rencontre des gens qui lui conseillent de retourner en saluant comme il est écrit sur l'enseigne. Jésus retourne et dit:—Je vous souhaite le bonjour, maître des maîtres. Avez-vous besoin d'un ouvrier?—Entre, répondit-il aussitôt; mais écoute: quand tu me parleras, aie soin de toujours dire: Maître de tous les maîtres, parce que, ce n'est point pour me flatter, mais des maréchaux comme moi qui font un fer en deux chaudes, il n'y en a pas deux en Limousin.—Chez nous, dit l'apprenti, nous forgeons en une seule chaude. Jésus fait rougir un morceau de fer, le prend dans ses mains, en disant qu'il n'a pas besoin de tenailles, le martèle sur l'enclume, et en peu de temps, il a un fer parfaitement arrondi. Saint Éloi veut l'imiter; mais il se brûle les doigts et ne peut finir le fer en une seule fois. Peu après arrive un cavalier, c'était saint Martin, dont le cheval était déferré. Éloi appelle son apprenti pour tenir le pied du cheval. Celui-ci lui répond que dans son pays on ne se donne pas tant de peine. Il coupe le pied du cheval, le met sur l'enclume, et quand il a été ferré, il le replace si bien qu'il n'y paraît pas. Éloi veut faire comme lui, mais il ne peut venir à bout de remettre le pied. Alors, il se jette aux genoux de l'apprenti, et reconnaît qu'il a un maître. Quand il se relève, cavalier et cheval ont disparu. Éloi ferme sa forge, et va partout prêcher la parole de Notre-Seigneur. On raconte, en Irlande, une légende analogue, sous une forme plus courte; et c'est l'ange gardien de saint Éloi qui vient le guérir du péché d'orgueil.

[Illustration: Cette gravure, signée Lenfant exeudit, est la copie, pour le motif principal, d'une autre gravure carrée signée Danuel où les tableaux épisodiques sont disposés autrement. (Musée Carnavalet.)]

Les variantes de ce thème sont extrêmement nombreuses, et, dans plusieurs, on retrouve au-dessus de la porte l'orgueilleuse enseigne: Le Maître des maîtres, dans le pays basque; en Norvège: Ici demeure le Maître maréchal; en Allemagne: Ici demeure le Maître de tous les maîtres.

Dans un conte allemand de Simrok, Jésus-Christ ferre également un cheval dont il a coupé la jambe; le maréchal n'essaie pas de l'imiter; mais au lieu de s'avouer vaincu, il demande d'autres preuves. Jésus prend un petit vieillard qui vient d'entrer dans la forge, et dit qu'il va le rajeunir, en le forgeant, sans lui faire de mal. Il prend le petit vieux, le plonge dans la fournaise jusqu'à ce qu'il devienne rouge comme une rose, le tire hors du feu et quand, après l'avoir touché une seule fois avec son marteau, il eut fait couler assez d'eau pour le rafraîchir, il le pose par terre transformé en jeune homme de vingt ans. Le forgeron a tellement confiance en son habileté, qu'il essaie d'imiter Jésus; il coupe les pieds d'un cheval, mais ne réussit qu'à les brûler, et sa belle-mère, vieille et bossue, au lieu de rajeunir par le feu, n'est plus qu'un petit monceau de cendres. Alors, il avoue qu'il a trouvé son maître, et d'un coup de marteau, il brise son enseigne. Le Seigneur, touché de son repentir, rajeunit la vieille et remet les quatre pieds au cheval.

En Russie, on raconte aussi l'épisode du rajeunissement opéré par le feu. Ce n'est plus une divinité bienfaisante qui veut donner une leçon à un ouvrier vaniteux, mais le diable qui, comptant sur l'orgueil du forgeron, opère ce miracle dans un simple but de vengeance. Un vieux forgeron avait fait peindre sur sa porte un démon semblable à l'un de ceux qu'il avait vus sur un tableau du Jugement dernier, et il était toujours poli avec lui. Mais il mourut, et son fils frappait sur l'image et lui crachait à la figure quand il allait à l'église. Le démon, pour se venger, se déguisa en apprenti. Un jour qu'il était seul à la forge, il proposa à une vieille dame de la rajeunir pour cinq cents roubles. Il la mit dans la fournaise, puis plongea les os dans une jatte de lait: quand il les retira, la dame était redevenue jeune. Elle retourna chez son mari et lui dit de se faire rajeunir par le forgeron. Celui-ci essaie d'imiter son apprenti; mais il ne réussit pas, et on le traîne à la potence. Le démon lui fait promettre de ne plus jamais le maltraiter, et il rajeunit aussi le seigneur.

La plupart des récits que nous avons rapportés sont des espèces de moralité, qui mettent en relief l'habileté des forgerons, et montrent comment ils ont été punis de leur orgueil; dans les contes d'aventures, leur rôle est aussi important: ils sont les héros même du récit, ou, plus rarement, des personnages épisodiques, et généralement ils finissent par réussir.

Des contes de pays très variés parlent d'un garçon fort, appelé souvent Jean de l'Ours, qui va apprendre le métier de forgeron, et, devenu habile, obtient de son maître assez de fer pour forger une canne d'un poids énorme. Quand il l'a faite, il part chercher fortune, s'associe des compagnons qui tous sont remarquables par le développement d'une qualité physique, délivre des princesses, qui chacune lui remettent une boule. Il leur dit qu'il les reverra plus tard, et elles l'oublient. Lui, après avoir parcouru le monde, arrive au pays des princesses où il se loue comme apprenti chez un forgeron, dont la boutique, grâce à son habileté, devient très achalandée. Le roi demande à son patron de lui refaire trois boules d'après un modèle qui n'est autre que celui des boules des princesses. Son patron lui confie la besogne, il remet les boules qui lui avaient été données: les filles du roi reconnaissent leur libérateur, et il épouse celle des trois qu'il a choisie.

Parfois, ce n'est pas le héros qui forge lui-même son arme: il est le fils d'un forgeron, auquel il demande de lui fabriquer une canne de fer, ou bien, comme dans le conte de Petite-Baguette, recueilli en Haute-Bretagne, il prie sa mère d'aller lui faire forger une baguette de fer; il manie comme une plume la première qu'on lui avait faite; il n'est content que lorsqu'il en a une pesant sept cents livres. Kalevipoeg, le héros du poème estonien qui porte ce titre, va trouver un célèbre forgeron finnois, et lui demande une épée. On lui en présente un grand nombre et il les brise en mille morceaux, en frappant un rocher; il ébrèche les autres en frappant sur l'enclume; on finit par lui apporter le roi des glaives, auquel le forgeron avait travaillé pendant sept ans en accumulant toutes les forces magiques et en le trempant dans l'eau des sept mers et lacs sacrés. Avec lui, le héros fend l'enclume en deux morceaux, et le glaive reste intact.

Un forgeron russe n'avait jamais vu le Mal; il partit pour aller à sa recherche, et rencontra un tailleur qui ne l'avait jamais vu non plus. À la nuit, les deux compagnons entrent dans une chaumière: une vieille femme, qui n'avait qu'un oeil, y fait un grand feu et mange le tailleur comme un poulet. La vieille, voyant que le forgeron a deux yeux, lui demanda de lui forger un second oeil. Il fait chauffer un clou et l'enfonce dans le bon oeil de la sorcière; puis il retourne sa pelisse, qui était poilue en dedans, et marche à quatre pattes; la vieille, comme Polyphème, tâte ses moutons au sortir de la maison, mais grâce à sa ruse, le forgeron lui échappe.

Les Petits-Russiens racontent que le héros Petit-Pois, poursuivi par un dragon femelle, dont il a tué le mari, se réfugie dans une forge tout en fer et demande protection au forgeron. Ils ferment les portes de fer, et quand le monstre somme le forgeron de lui livrer son hôte, celui-ci lui dit de passer la langue par-dessous la porte; quand elle y est entrée, il la saisit avec ses tenailles rougies au feu, et la maintient pendant que Petit-Pois broie les os du dragon.

En Suisse, un forgeron, condamné à mort, offre au magistrat qui l'avait jugé, d'aller tuer le dragon de Naters; sa proposition acceptée, il forge avec une barre d'acier une épée, qu'il trempe dans les eaux glacées du Rhône; il combat le dragon, et finit par être victorieux.

Un prince, qui figure dans un récit du Pendjab, a pour compagnons des ouvriers appartenant à divers corps d'état, et, parmi eux, un forgeron, qu'il établit roi d'un pays. La destinée du prince était liée à son épée; si celle-ci était brisée, il devait mourir. Quand l'épée a été mise en morceaux, le prince meurt, mais le forgeron, qui en est aussitôt averti, rassemble les morceaux, reforge l'épée et lui rend la vie.

On raconte, dans la Suisse romande, que jadis, à une époque très reculée, les fées qui demeuraient dans une caverne de la montagne, venaient en hiver se chauffer dans les forges de Vallorbe, quand les ouvriers s'étaient retirés, et un coq vigilant annonçait, une heure à l'avance, le retour des forgerons, pour qu'elles eussent le temps de s'échapper. Un jeune forgeron pénètre dans leur caverne et s'y endort. À son réveil, une fée lui propose de rester avec elle et de le rendre heureux pendant un siècle, à la condition qu'il ne la verra que quand il lui plaira de paraître à ses yeux, et que si elle se retire dans une partie reculée de sa demeure, il ne cherchera pas à y pénétrer. Pendant quinze jours, le forgeron observe le pacte; mais après le dîner du seizième jour, la fée entra dans un cabinet voisin, pour y faire sa méridienne, laissant la porte entrouverte. Le jeune homme ne put résister à l'envie de regarder: la fée était étendue sur un beau lit de velours, sa longue robe était un peu relevée, et il vit qu'elle avait un pied sans talon, comme une patte d'oie. La fée se réveilla, et le chassa en lui disant que s'il avait été discret pendant un mois, elle l'aurait pris pour époux.

Il est assez rare que le peuple accuse les forgerons de s'emparer du bien d'autrui ou de détourner de la marchandise. Les Exempla de Jacques de Vitry rapportent pourtant l'histoire peu édifiante d'un maréchal ferrant qui avait coutume d'enfoncer très avant un clou dans le pied des chevaux des étrangers qui passaient devant sa forge. Le cavalier remontait dessus, et, un peu plus loin, quand le cheval boitait, un compère se présentait et proposait de le lui acheter un bon prix. Le maréchal lui retirait le clou du pied et, peu de jours après, le cheval était guéri. Dans un récit qui paraît être d'origine polonaise, la sainte Vierge descend aux enfers et y voit les supplices endurés par les gens des métiers: des hommes étaient dans des cavernes incandescentes, où les diables allumaient du feu et faisaient de la fumée; d'autres diables leur introduisaient dans la bouche des fers brûlants, leur enfonçaient des broches rougies dans les oreilles, pinçaient leurs corps avec des tenailles ou les battaient à coups de marteau. La Vierge demanda à saint Michel, qui lui servait de guide, quel péché ces gens avaient commis: Ce sont, répondit l'archange, les forgerons qui ont volé le fer d'autrui en travaillant.

En Normandie, les ouvriers des grosses forges sont appelés «cousins du foisil» (poussière de charbon). Le nom de «gueule noire», semble un terme générique pour désigner les ouvriers que leur profession expose à être noircis. En Poitou, ou donne au diable le nom de «Marichaud», sans doute par une allusion de couleur.

Au siècle dernier, c'était dans la boutique du taillandier, qui joignait habituellement à ce métier celui de maréchal-expert, toujours brillamment illuminée, qu'aux premières heures de la nuit, s'assemblaient les jeunes gens pour entendre ou pour faire des histoires de grands voleurs, des contes de bêtes féroces. En Angleterre, la boutique du forgeron était le rendez-vous des gens qui désiraient savoir des nouvelles. En plusieurs pays, la boutique du maréchal ferrant a comme enseigne des trophées de fers, des fers à cheval ou des tenailles imprimées sur la devanture.

Les forgerons de campagne sont assez fréquemment taillandiers, cloutiers et surtout maréchaux ferrants. En Belgique, de même qu'en France, ils remplissent souvent l'office de médecins, de dentistes et de vétérinaires. Un passage du Moyen de parvenir montre qu'à la fin du XVIe siècle, il y en avait qui cumulaient déjà plusieurs métiers: «Le maréchal de Ballon était notaire et aussi barbier; et quand on le demandait, il disait: Me voulez-vous pour ferrer, ou barber, ou ajourner? pensez que depuis il fut sergent.»

Le tablier de cuir des forgerons est une sorte d'insigne de la profession, et ils ne le quittent guère. La prise de tablier est fêtée en certains pays, et il est probable qu'autrefois elle avait le caractère d'une véritable initiation, dont la coutume actuelle n'est qu'une survivance affaiblie. Dans la Sarthe, quand un apprenti forgeron met le tablier de cuir, on le baptise. Il va au cabaret avec ses camarades, chacun prend une verrée de vin rouge, puis le verre vide est enduit de vin et appliqué sur l'envers du tablier où il marque son rond: chacun écrit son nom au milieu, c'est une sorte de cachet. En Haute-Bretagne, lorsqu'un maréchal a un tablier neuf, il se rend à l'auberge et ses camarades le «contrôlent». Ils tracent sur l'envers une marque à l'encre, ou font chauffer une pièce de monnaie ou un fer qui laisse son empreinte sur le cuir; à chaque «contrôle», le maréchal doit payer un pot de cidre.

Maintenant les tabliers ne sont plus, en France, à ma connaissance du moins, tailladés comme autrefois; une gravure du livre de Franqueville, montre qu'en 1691 ils étaient terminés par des dents régulières. En Angleterre, les forgerons portent un tablier coupé carrément et dont le bord est taillé en forme de frange; on lui attribue une origine ancienne. Lorsque le temple de Salomon fut bâti, il y eut un souper auquel furent invités tous les ouvriers, excepté le forgeron. Celui-ci prit son métier en dégoût, et, lorsque les autres ouvriers eurent besoin de réparer leurs outils, le forgeron refusa de travailler. Alors Salomon donna un second souper, auquel il convia le forgeron, et il fit tailler à son tablier de cuir une frange qu'il fit dorer. Suivant une autre légende, lors de la dispute des métiers, au temps du roi Alfred, le tailleur, pour remercier le forgeron de lui avoir fait une paire de ciseaux neufs, se glissa sous la table, lui tailla carrément son tablier et y découpa des franges. Actuellement, il y a des forgerons qui ont, à leurs tabliers, cinq entailles qui imitent la patte du lion.

[Illustration: Gravure du Miroir de l'Art et de la Nature, 1691.]

[Illustration: (Musée Carnavalet): Une autre gravure représente une forge où des femmes s'occupent aussi à forger la tête des hommes; la moitié de la composition est occupée par un paysage. Vers le commencement de ce siècle, une autre image coloriée, publiée à Paris chez Jean, roula sur le même thème.]

De même que plusieurs ouvriers de différents corps de métiers, certains forgerons ont des superstitions en rapport avec les jours. Les vieilles femmes de la Suisse racontent que saint Bernard tient le diable enchaîné dans quelqu'une des montagnes qui environnent l'abbaye de Clairvaux: c'est pour cela que les maréchaux du pays ont coutume de frapper, tous les lundis, avant de se mettre à la besogne, trois coups sur l'enclume, comme pour resserrer la chaîne du diable, afin qu'il ne puisse s'échapper.

En Belgique, les maréchaux considèrent le jeudi comme un jour heureux. Aucun de ceux du nord du comté de Durham ne consentirait à enfoncer un clou le Vendredi saint, en souvenir de l'usage sacrilège auquel le marteau et les clous ont été employés le premier Vendredi saint.

Dans les Vosges, saint Éloi, patron des maréchaux, les préserve des ruades et les garde de tout accident quand ils ont à ferrer des chevaux vicieux. On peut d'ailleurs ferrer tout cheval, quelque difficile qu'il soit, si on a la précaution d'en faire le tour, en disant: «Je te conjure, au nom de Dieu, et te commande d'avoir à te laisser ferrer pour homme porter, ni plus ni moins que Jésus fut porté en Égypte, par la sainte Vierge». Cette oraison doit être suivie d'un Pater et d'un Ave.

Lorsqu'un jeune cheval est ferré pour la première fois, il y a une sorte de fête, en Écosse; son propriétaire vient à la forge muni d'une bouteille de whisky. La besogne accomplie, le maréchal, et tous ceux qui sont présents, reçoivent une pièce blanche et quelquefois deux.

En Normandie, on croit que les ouvriers du fer qui se brûlent par accident, peuvent se guérir rapidement, en prononçant sur leurs blessures certaines paroles.

J'ai réuni, dans cette monographie, ce qui se rapporte aux ouvriers qui travaillent le fer en gros: les forgerons, les maréchaux ferrants, les taillandiers. Dans le compagnonnage, ces ouvriers sont distincts: les fondeurs sont de 1601; les forgerons dont l'admission parmi les compagnons passants du Devoir, remonte à 1609 ont donné leur devoir aux maréchaux ferrants, en 1795, mais les deux corporations sont séparées et ennemies, et leur fête n'a pas lieu le même jour, les forgerons fêtant la Saint-Éloi d'hiver, les maréchaux la Saint-Éloi d'été.

Les maréchaux formaient, sous le second empire, une des plus fortes associations; ils se répandaient partout et on les trouvait dans les villes et dans les villages. Vers 1850, ils observaient, lors du départ d'un compagnon, une curieuse cérémonie, qui est ainsi décrite par Agricol Perdiguier, qui en avait été témoin aux environs de Nantes. Ils étaient dans un champ, à côté de la route, faisant ce qu'ils appellent le devoir. C'était une cérémonie en plein vent, une conduite en règle, à propos d'un partant. Leurs cannes sont plantées en terre, et des rubans rouges, verts et blancs flottent à leurs boutonnières. Ayant coudes contre coudes, ils forment une immense circonférence, et regardent tous vers le centre. Un des leurs, portant dans sa main droite un verre de vin bien coloré, se met à courir, fait le tour extérieur de cette circonférence en criant, en hurlant, et se rapproche de sa place, où un compagnon, le partant sans doute, l'attendait, tenant aussi un verre à la main. Ils se dressent vis-à-vis l'un de l'autre, regardent fixement, font des signes, avancent, inclinent sur un côté, passent leurs bras droits l'un dans l'autre, et boivent tous deux en même temps. Celui qui avait crié et couru rentre dans son rang. Le voisin en sort, l'imite, et tous, l'un après l'autre, se livrent au même exercice, à la même action. Il y eut aussi des cris d'ensemble. Le partant s'éloigne, ayant son sac en peau de chèvre sur le dos, sa longue canne à la main, sa gourde pendante au côté. Deux belles boucles d'or ornées d'un fer à cheval pendent à ses oreilles. Chacun de l'appeler et de l'appeler encore. Mais il s'en va sans détourner la tête, sans montrer aucune faiblesse. On redouble d'agaceries, de séductions, rien n'y fait, il marche fièrement devant lui. Tout à coup, il prend son chapeau dans ses mains, le jette par-dessus sa tête, bien loin derrière son dos, et se met à fuir. Des compagnons courent le ramasser, poursuivent le fuyard, l'atteignent à la longue, et le lui enfoncent sur la tête. Le partant reste insensible; il ne sait, il ne veut savoir qui lui a rendu son couvre-chef; il marche d'un pied ferme, sans se détourner ni à droite ni à gauche; ses autres compagnons retournent sur leurs pas; la conduite est achevée. Le patient a fait preuve de fermeté.

Dans certains cas, les compagnons maréchaux portent des boucles d'oreille d'or, ornées d'un fer à cheval. En 1853, les forgerons, dans les cérémonies de corps, avaient la culotte courte et le chapeau monté.

Le tatouage est assez fréquent chez les ouvriers du fer. Les emblèmes les plus fréquents sont: fer à cheval, enclume, pince, marteau, fer à cheval entouré de petits fers, fer, marteau, taille-corne, clous.

En France et en Belgique, les forgerons et la plupart des ouvriers du marteau ont pour patron saint Éloi; au XVIIe siècle, les maréchaux habillaient quelquefois ce saint en maréchal, dans la pensée, dit le curé Thiers, qu'il avait été de leur profession, ce qui est une erreur partagée par le peuple et par les conteurs populaires; en réalité, il fut orfèvre et non pas forgeron. Sa fête est célébrée, en beaucoup d'endroits, par les ouvriers du fer.

Dans l'Yonne, dès la veille, les jeunes forgerons, maréchaux, charrons, etc., parcouraient, le soir, le pays, avec des torches, chantant, avec accompagnement d'instruments, la chanson: Saint Éloi avait un fils, etc.; le matin, une salve d'artillerie invitait les ouvriers à se préparer à la fête, et l'office était annoncé, à dix heures, par une nouvelle détonation.

Avant 1836, aux forges de la Hunaudière, près de Châteaubriant, les forgerons célébraient la fête de saint Éloi. Comme elle tombait le 1er décembre, alors que l'établissement était en pleine activité, elle était remise au lendemain de la Saint-Jean, où tout le monde chômait, excepté le fourneau. Après la messe à la chapelle, on se rendait à la forge pour fleurir le marteau. Le directeur, le commis et toutes les dames, ainsi que le curé, assistaient à cette cérémonie: chacun prenait un clou et l'enfonçait dans le bouquet pour le fixer solidement au marteau. C'est alors que les ouvriers entonnaient avec un entrain merveilleux la chanson des forgerons:

    C'est aujourd'hui la Saint-Éloi,
    Suivons tous l'ancienne loi;
    Il faut fleurir le marteau,
    Portons-lui du vin nouveau.

    Saint Éloi avait un fils
    Qui s'appelait Oculi;
    Et quand le bon saint forgeait
    Son fils Oculi soufflait.

    À vot' santé, bons marteleurs!
    Sans oublier vos chauffeurs.
    Et vous autr' p'tits forgerons
    Qui passez pour bons garçons.

    S'il y a des filles dans nos cantons
    Qui aiment bien les forgerons,
    Elles n'ont pas peur du marteau
    Quand elles sont dessus le haut.

    Allons à la messe promptement,
    M'sieur le curé nous attend,
    La messe il va nous chanter.
    Il nous faut aller l'écouter.

En même temps, on levait la canne ou pelle, et le marteau frappait avec violence sur un gros levier qu'il devait écraser. À ce signal, tout le monde se mettait à danser à la ronde. Le chef de l'établissement donnait une barrique de cidre pour aider à célébrer plus gaiement la fête. Chaque ouvrier apportait, devant son feu de forge, sa table et son repas, auquel prenait part toute sa famille, et chacun allait boire à la barrique commune. Dans la soirée, tous les petits valets fleurissaient leurs outils et se rendaient chez le directeur, devant lequel ils chantaient des chansons appropriées à la circonstance, et le directeur arrosait copieusement le bouquet. De son côté, sa femme, au soir de la fête, régalait les femmes des ouvriers d'une outre de vin rouge, après quoi les danses recommençaient et duraient toute la nuit.

En Haute-Bretagne, les maréchaux mettent, lors de leur fête, au-dessus de leur porte, un laurier, accompagné de rubans rouges, blancs et verts; le soir, ils chantent la chanson du Roi Dagobert.

Dans la province d'Anvers, les maréchaux et les forgerons se rendent à l'église, pour y assister à la messe qui est célébrée, en l'honneur du saint, et qui, pour cette raison, est appelée «Looimis», c'est-à-dire, «Messe de saint Éloi». Durant toute la journée, mais principalement le soir, les paysans des environs se rendent à la forge du village, sur le toit de laquelle le drapeau flotte. Il est d'usage qu'ils aillent régler, ce jour-là, les comptes de toute l'année chez les maréchaux ferrants, qui, dans la campagne, exercent en même temps le métier de forgeron et celui de serrurier. Les grands fermiers se font accompagner de leurs valets. Le forgeron, qui tient ordinairement auberge, sait bien de quelle manière il doit traiter ses chalands pour s'assurer continuellement leur faveur. Sur une certaine somme, il leur accorde, chaque fois, un rabais de «5 cens» (10 centimes), et cet argent leur sert à prendre maints «pintjes» et «borreltjes» (des verres d'orge et des petits verres de genièvre). Dans le pays wallon, le régal offert consiste en une petite collation de jambon ou de viande salée, accompagnée d'une quantité de petits verres.

Dans l'Yonne, on donne des oeufs de Pâques teints aux maréchaux et aux forgerons.

En Angleterre, la fête des forgerons avait lieu le jour de la Saint-Clément, dans le Sussex, et, suivant la coutume ancienne désignée sous le nom de «Clemmenning», ils allaient quêter des pommes et de la bière, usage encore conservé dans quelques pays. Pour fêter leur saint patron, ils placent un peu de poudre dans le trou de leur enclume, et ils la font éclater comme une fusée. Il y a quelques années, à l'auberge de Burwath, on asseyait sur un fauteuil un mannequin orné d'une perruque et ayant une pipe à la bouche, que l'on appelait «Old Clem», nom familier de saint Clément, le premier homme qui ait, suivant la tradition, ferré un cheval.

Dans plusieurs établissements privés, le patron donne à ses ouvriers une way-goose, c'est-à-dire une jambe de porc sans os, et le porc rôti avec de la sauge et des oignons. Le plus vieux forgeron préside le banquet dont le plus jeune est vice-président. La cérémonie est accompagnée de toasts traditionnels, du chant du Jolly Blacksmith, et l'on boit à la mémoire du «Vieux Clem» et à la prospérité de ses descendants. L'on souhaite aussi que la face du brillant marteau et de l'enclume ne soit jamais rouillée par manque d'ouvrage. À Londres, le repas avait lieu au Cheval Blanc; un des forgerons y était revêtu d'un tablier neuf avec des franges dorées, et l'on servait à ce souper une boisson spéciale, composée de gin, d'oeufs et d'épices. Le feu d'artifice du marteau n'est plus fait par les ouvriers de cette ville.

Les forgerons, de même que plusieurs autres corps d'état, donnent quelquefois, par une sorte d'assimilation à un être animé, des noms à ceux de leurs outils qui leur servent souvent ou qui présentent quelque particularité remarquable. Dans l'Assommoir, Zola parle de deux masses de vingt livres, les deux grandes soeurs de l'atelier, que les ouvriers nommaient Fifine et Dédèle.

Les forgerons, maréchaux et taillandiers tiennent une place considérable dans l'imagerie allégorique, surtout dans celle du XVIIe siècle; nous avons reproduit quelques planches qui sont intéressantes au double point de vue du métier et de l'histoire des moeurs; telle est celle où l'on voit la servante «ferrer la mule» (p. 9), expression qui a été remplacée par la «danse de l'anse du panier». La belle estampe de Larmessin est suffisamment expliquée par la légende qu'on lit au-dessous (p. 5). Avant de voler le chat de la mère Michel, Lustucru avait été quelque peu réformateur et forgeron. Quelque folâtre, dit Tallemant des Réaux, s'avisa de faire une espèce de forgeron, grotesquement habillé, qui tenait une femme avec des tenailles et la redressait avec son marteau. Son nom étoit L'Eusses-tu-cru, et sa qualité médecin céphalique, voulant dire que «c'étoit une chose qu'on ne croyoit pas qui pût jamais arriver que de redresser la tête d'une femme.» On vit paraître un grand nombre d'images, quelques-unes d'un véritable mérite artistique, qui montrèrent Lustucru dans son rôle de réformateur de la tête et de la frivolité des femmes; d'autres sont très naïves, comme le bois normand reproduit dans l'Imagerie populaire de Champfleury: Lustucru, en compagnie d'un ouvrier, frappe à tour de bras une tête de femme, qu'il tient avec des pinces sur une enclume, et s'écrie: «Je te rendrai bonne!» À quoi le compagnon ajoute: «Maris, réjouissez-vous!» Une autre tête de mauvaise femme se trouve sur le foyer de la forge, attendant que le forgeron lui fasse subir la même opération, pour la rendre bonne également.

[Illustration: LA FORGE MERVEILLEUSE.

Les numéros indiquent les couplets où sont énumérés les défauts des maris forgés à neuf et rendus excellents.

1. Le brutal.—2. Le paresseux.—3. L'ivrogne.—4. Le jaloux.—5. Le joueur.—6. Libertin et volage.—7. L'avare—8. Le gourmand.]

Les femmes voulurent avoir leur revanche, et d'autres images représentèrent Lustucru massacré par les femmes, ou la grande destruction de Lustucru par les femmes fortes et vertueuses: ce sont elles qui, à leur tour, forgent la tête des hommes (Voir la gravure de la page 17). La Forge merveilleuse, image populaire, qui parut à Metz, vers 1840, chez Demboug, et qui pourrait bien avoir été dessinée par Grandville, montre une maîtresse de forge qui rend aux femmes leurs maris guéris de leurs défauts, quand ils ont passé par le feu, et ont été forgés sur l'enclume. Elle s'adresse à la foule et lui dit:

    De cette forge merveilleuse,
    Voyez les effets surprenants:
    Intempérance, humeur fougueuse,
    S'envolent en quelques instants.
    D'une amitié constante,
      Docile influence,
    L'homme, chose étonnante,
    Est un être charmant!
      Cette forge, en vérité,
        Merveille
        Sans pareille,
    Rend, par sa propriété,
      L'esprit et la bonté.

Il n'est pas impossible que toute cette série ait eu pour point de départ un écho affaibli des légendes que l'on constate à des époques fort anciennes, et dans lesquelles des vieillards sont rajeunis magiquement par le feu.

La malice populaire s'exerce peu fréquemment aux dépens des ouvriers du fer: voici deux formulettes, l'une de l'Armagnac, l'autre de Basse-Bretagne; je donne seulement le texte patois de la première qui est grossière:

Haure, haure, haurilloun, Treize petz dans un cujoun (gourde). Lou cujoun se crèbo, Lou haure tout merdo.

Marichal krign-karn, Chaoker kac'h houarn.

    Maréchal, grignoteur de cornes.—Mâcheur d'excréments de
    fer.

Les devinettes sur les forgerons paraissent assez rares. M. Walter Gregor en a publié trois recueillies en Écosse. Voici la mieux venue:

Fah made the first pair o' shoes without leather Before the shoemaker made: Fire, air, earth, water, All put elements together, And each ane took two pair of shoes?

—Qui a fait la première paire de souliers sans cuir avant le cordonnier;—Qui met ensemble les éléments:—Le feu, l'air, la terre, l'eau,—Et à qui chaque client demande deux paires de souliers?

La réponse de cette devinette de l'Ukraine est l'enclume:

Je suis petite, utile pour tout le monde; mais dans mon ventre il y a toujours le bruit, et l'homme frappe mon coeur et mes entrailles.

PROVERBES

Fit fabricando faber.

—À forger on devient forgeron.

—En forgeant devient-on febvre.

—Chacun est forgeron de sa fortune.

    —Un apprenti maréchal apprend à ferrer sur l'âne de
    l'infidèle. (Turc.)

    —C'est pour cela que le forgeron tient les tenailles—pour
    ne pas se brûler les mains. (Ukraine.)

    —Le maréchal forge des pinces pour ne pas se brûler.
    (Russie.)

    —Si tu n'es pas forgeron, il ne faut pas prendre de
    tenailles. (Ukraine.)

—Le forgeron bat le fer quand il est chaud. (Ukraine).

—L'argent du forgeron s'en va en charbon. (Turc.)

—Le forgeron trouve tout arbre propre à faire du charbon: chacun conduit son examen au point de vue de son intérêt. (Turc.)

Ch'est comme é-che maricho de Saint-Clair, quand il ot du cairbon, i' n'a pu de fer. (Picardie.)

    —La forge de «s'il y avait» ne fait ordinairement pas de
    fer. (Proverbe Basque.)

—Feves et forniers boivent volontiers. (XVe siècle.)

    —Tailleur voleur, cordonnier noceur, forgeron ivrogne.
    (Russie.)

—Dormir plus qu'un forgeron (dormir beaucoup). (Ukraine.)

Le dicton qui suit accompagne l'image ci-dessous:

Daer er weel smeden moet flach houden.

    —Quand on veut beaucoup forger il faut marteler avec
    persévérance.

    Il vaut mieux être marteau qu'enclume. Il vaut mieux battre
    que d'être battu. (Belge.)

    Lorsque tu es enclume, souffre comme une enclume; lorsque
    tu es marteau, frappe comme un marteau. (Hollandais et
    Anglais.)

[Illustration: Intérieur de forge hollandaise, gravure tirée des oeuvres de Jacob Cats (1665).]

Balzac met dans la bouche de l'un des personnages de Pierrette, cette comparaison: Vous êtes comme le chien du maréchal, que le bruit des casseroles réveille et qui dort sous la forge. Elle n'a pas été enregistrée par les auteurs des recueils français, mais elle se trouve en Italie: Il cane del fabbro dorme al rumor del martello e si desta a quello delle ganesce: Le chien du forgeron dort au bruit du marteau et se réveille à celui des mâchoires. Une fable turque, qui s'applique à un corps d'état voisin, peut lui servir de commentaire: Certain serrurier avait un chien. Tant que son maître forgeait, l'animal dormait sans jamais ouvrir les yeux; mais à l'heure des repas, il se levait incontinent et dévorait les os qu'il jetait de la table. «Misérable! s'écrie le serrurier irrité de cette conduite, je ne comprends rien à ta manière d'agir: tout le temps que je frappe le fer, tu dors comme un paresseux, et à peine ai-je commencé à jouer des mâchoires, que tu t'éveilles et t'approches de moi en remuant de la queue.»

[Illustration: Intérieur de forge au XVIIIe siècle avec des forgerons frappant en mesure avec le marteau. (Gravure de Chodowiecki.)]

I n' fût nin qwitter l' marihâ sins li payi ses fiér.

Il ne faut pas quitter le maréchal sans lui payer ses fers. Ne demeure pas le débiteur de celui avec qui tu te brouilles. (Belgique wallonne.)

Quand on quitte chés marichaux, i feut payer les vins fers. (Picardie.)

A marihâ s'clâ. A chaque marihâ s'clâ.

Chacun ne doit s'occuper que de son métier. (Belgique wallonne.)

Bau mey paya haure que haurillon.

Il vaut mieux payer un bon forgeron qu'un mauvais. Mieux vaut s'adresser à Dieu qu'à ses saints. (Béarn.)

—Les coups sont inutiles sur le fer froid. (Algérie.)

—Où va ton argent, ô muletier? il s'en va en fers et en clous: se dit d'une personne qui a fait de mauvaises spéculations. (Algérie.)

On applique aux forgerons le proverbe commun à tant de métiers, dont le type le plus connu en France est: Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. Un ancien dicton anglais associe même les deux professions: The smith's mare and the souter's wife are aye warst shod: La jument du forgeron et la femme du cordonnier sont toujours les plus mal chaussées. Sa forme plus moderne est celle-ci: Who goes more bare than the shoemaker's wife and the smith's mare: Qui est plus nu-pied que la femme du cordonnier ou la jument du maréchal. En voici quelques autres qui se rattachent au même ordre d'idées. En Italie, on dit: In domo de ferreri schidoni de linna. Dans la maison du forgeron, broche de bois. En Espagne: En casa del herrero cuchillo mangorerro. Chez le forgeron, le plus mauvais outil est le couteau. En Portugal: En casa de ferreiro espeto de páo. Dans la maison du forgeron broche de bois.

En Poitou, dans le Lot et à Guernesey, les nourrices, en frappant légèrement sur la plante des pieds des enfants, leur chantent ces deux formulettes:

    Quand je ferre mon cheval
        Al,
    Je lui donne trois coups,
        Ou!

    Ferre, ferre, mon poulain.
    Pour aller à Saint-Germain!
    Ferre, ferre ma pouliche
    Pour allaïr cis ma nourriche! (Guernesey.)

En Écosse, pour amuser les enfants pendant qu'on les chausse, on leur chante une petite chanson qui décrit l'opération en imitant aussi exactement que possible l'action du maréchal qui ferre un cheval.

Dans les chansons nuptiales des pays slaves, surtout dans celles de l'Ukraine, il est souvent question d'un forgeron qui est convié à venir pour forger des objets symboliques: un bateau en cuivre, des roues en argent, le couteau destiné à partager le pain de la noce, la clé pour ouvrir le lieu où se trouve la fiancée.

En France, parmi les jeux à gages, figure celui qui porte le titre de: Maréchal, sais-tu bien ferrer? La personne qui commence le cercle s'adresse à son voisin de droite en lui présentant un objet quelconque, et après qu'elle a légèrement frappé sur son pied, le voisin prend l'objet; mais si par malheur, il n'a pas observé qu'on lui a donné l'objet d'une main après avoir frappé l'autre, et qu'il le tende à son tour de la même main dont il s'est servi pour frapper sa semelle, il est assuré de donner un gage.

SOURCES

Folk-Lore Journal, II, 322; 108, 109 (fêtes), 326.—Karkowski Sbornik, III, 48, 64.—Revue des traditions populaires, VI, 169; IX, 143, 372.—Sébillot, Contes de la Haute-Bretagne, I, 256, 260; II, 52, 139.—Luzel, Légendes chrétiennes, I, 316.—Adam, Les patois lorrains, 441.—L. Brueyre, Contes de la Grande-Bretagne, 226, 330.—Dasent, Popular Tales from the Norse, 105.—Cerquand, Légendes basques, IV, 5.—Frank, Contes allemands du temps passé, 131, 265.—L. Brueyre, Contes populaires de la Russie, 63.—Cosquin, Contes de Lorraine, I, 27.—Folk-Lore Record, IV, 13.—Wratislaw, Folk Tales from slavonic sources, 138.—Bladé, Proverbes de l'Armagnac.—Sauvé, Lavarou-Koz.—Traditions de la Suisse romande, 121, 87.—Monteil, Histoire des Français, V, 77.—Monseur, Folk-Lore wallon, 118, 131.—Collin de Plancy, Dictionnaire infernal, II, 102.—Henderson, Folk-Lore of Northern counties, 81.—L.-F. Sauvé, F. L. des Hautes-Vosges, 355.—C.-G. Simon, Étude sur le compagnonnage, 120, 152, 192.—A. Perdiguier, Mémoires d'un compagnon, 8.—Mélusine, IV, 499.—Goudé, Histoire de Chateaubriant, 325.—Communications de M. C. de Cock-Reinsberg-Düringsfeld, Traditions de la Belgique, II, 297.—Brand, Popular antiquities, I, 408.—W. Gregor, Trans. of Banfshire-club 1880 et 1883.—Leroux de Lincy, Livre des proverbes.—Decourdemanche, Proverbes turcs.—Ledieu, Traditions du Demuin.—Dejardin, Dictionnaire des Spots.—Reinsberg-Düringsfeld, Sprichwörter.—Decourdemanche, Fables turques, 226.—Corblet, Gloss. picard.—Rolland, Rimes de l'Enfance.—Communications de MM. T. Volkov (Russie et Ukraine), A. Harou (Belgique).—Mme Celnart, Jeux. 102.

[Illustration: Serruriers et Forgerons.

Jeu universel de l'Industrie.]

LES CHAUDRONNIERS

Les chaudronniers ou maigniens ne figurent pas dans le Livre des Métiers. Pourtant ils formaient, dit Chéruel, une corporation fort ancienne, dont les statuts furent confirmés par Louis XII en 1514. On distinguait les chaudronniers-grossiers qui ébauchaient l'ouvrage, les chaudronniers-planeurs qui l'achevaient, les chaudronniers faiseurs d'instruments de musique, et enfin, les chaudronniers au sifflet qui parcouraient les campagnes. Ces derniers sont à peu près les seuls qui présentent de l'intérêt au point de vue qui nous occupe. On appelait ainsi, aux siècles derniers, les chaudronniers des provinces, particulièrement d'Auvergne, qui, courant la campagne, se servaient d'un sifflet antique pour avertir les habitants des lieux où ils passaient, de leur apporter à raccommoder les ustensiles de cuisine; ils achetaient aussi et revendaient de vieux cuivres. Le Bocage normand partageait, dit Lecoeur, avec l'Auvergne, le privilège de fournir la France de chaudronniers ambulants, fondeurs, étameurs, raccommodeurs de vaisselle et fabricants de soufflets. C'est au commencement du printemps que ces braves gens désertent leurs paroisses natales. Ils emmènent avec eux pour chiner, et les aider dans leur travail, leurs jeunes garçons dès qu'ils ont atteint l'âge de douze ans. Chacun de ces Raquinaudeux ou Rouleurs, ainsi qu'on les appelle, gagne alors son canton ordinaire, va revoir sa petite clientèle. Ils se disséminent sur tous les points de la France, même jusque sur les frontières de Suisse, d'Italie et d'Espagne. On les rencontre sur toutes les routes, cheminant à petites journées, l'échine péniblement courbée sous le poids de leur bataclan: bassine de fer à trois pieds, soufflet, moules à cuillers, marteaux et autres ustensiles de leur métier. Derrière le père trottine l'enfant, s'attardant parfois au rebord des haies où les oiseaux recommencent à édifier leurs nids. L'hiver les ramène au logis; ils le regagnent vers la Toussaint, rapportant le produit de leur travail et de leurs économies. Le petit magot péniblement amassé est le pain de la famille pendant la dure saison. Souvent à force de persévérance et de courage les pères amassent, pour leurs enfants, un petit patrimoine. Durant l'absence du chef de la famille, c'est la femme qui a le gouvernement de la maison et qui s'occupe des récoltes. Le mari à son retour trouve tout en ordre et s'occupe des labours et de la pilaison des pommes ou des poires.

Les chaudronniers auvergnats et normands ne sont pas les seuls qui viennent exercer dans les campagnes ce métier et quelques petites industries qui s'y rattachent; mais ils sont les plus connus; leurs visites étaient, surtout autrefois, périodiques; ils se mêlaient à la vie des paysans qui avaient l'habitude de les voir revenir chaque année. Leurs clients de la campagne les accueillaient avec plaisir, et la description que Mme Destriché a donnée dans le Magasin pittoresque de l'arrivée dans un village du Maine d'un étameur ambulant pouvait s'appliquer à beaucoup d'entre eux. Celui-là portait le sobriquet caractéristique de père Bontemps, qui attestait sa popularité et qu'il devait sans doute à sa joyeuse humeur. Il venait dans une petite charrette attelée d'un âne, et quand il s'était installé et qu'il avait déballé ses outils et son attirail, il était entouré des commères du hameau qui lui demandaient et lui disaient des nouvelles pendant qu'il repassait les ciseaux, et lorsqu'il fondait les cuillers ou qu'il étamait les casseroles, les gamins le regardaient curieusement.

En Basse-Normandie, les paillers ou chaudronniers ambulants qui, pour la plupart, étaient originaires de Villedieu et des environs, recevaient l'hospitalité chez les habitants. Ceux-ci se plaisaient à les faire causer et s'amusaient de leur prononciation traînante et chantée. Les paillers racontaient aussi des contes et surtout des histoires extraordinaires, des mensonges énormes, qui font songer aux légendaires exploits de M. de Crac. Jean Fleury, dans sa Littérature orale de la Basse-Normandie, en a donné quelques échantillons sous le titre de «Propos de paillers».

Mais à côté de ces petits industriels, populaires dans les campagnes, il en était d'autres qui étaient moins estimés. C'était le cas des étameurs de casseroles, qui sont en même temps fondeurs de cuillers de plomb ou d'étain. Ils se faisaient marchands voyageurs et quittaient pendant la belle saison la grande ville pour parcourir les campagnes. Ils voyagent avec femme et enfants, disent les Français peints par eux-mêmes, père et mère, et souvent un petit chien et une grande chèvre. Ils montent habituellement leur établissement devant la mairie, l'église ou le presbytère. Les familles de ces raccommodeurs ressemblent beaucoup à celles des bohémiens; leur vie est une vie nomade; ils couchent parfois à la belle étoile, ils mangent à la gamelle et en plein air, tout à côté d'un réchaud allumé et d'un berceau garni souvent de deux ou trois raccommodeurs en herbe. Le chaudronnier ambulant a plus d'une industrie; il raccommode les vieux soufflets ou les échange contre des neufs. Mais il y a surtout un moment où il est beau de gloire et de puissance: c'est celui où il daigne se manifester comme fondeur de cuillers aux regards de la foule ébahie. L'heureux événement pour les enfants du village que l'arrivée de cet habile prestidigitateur! Toute la journée ils se tiennent en cercle autour de cette poêle dans laquelle fondent le plomb et l'étain. Ils oublient le boire et le manger, et surtout l'école en voyant les débris de cuillers se transformer en une substance fluide et argentée.

Les chaudronniers exerçaient, ainsi qu'on l'a vu, le métier d'étameur de casseroles: dans les villes, ceux-ci formaient une catégorie à part de petits industriels. Voici, d'après les Français, comme ils opéraient vers 1840: Coiffé d'un chapeau à larges bords, vêtu d'une veste brune, d'un pantalon flottant dont le fond en lambeaux accuse de fréquents contacts avec le pavé, l'étameur de casseroles parcourt les rues tenant au bras son réchaud, la main ornée d'une énorme cuiller de fer ou de plomb, portant sur ses épaules les casseroles, poêles et boîtes au lait, et poussant son cri si reconnaissable: «Eh! le chaudronnier ou étameur de casseroles!» Rarement il marche sans un compagnon, grand garçon de quinze à vingt ans, dont l'office est d'aller en quête des pratiques. Pendant que l'un, s'adossant à quelque coin de mur, allume le feu de son réchaud et prépare ses outils, l'autre explore chaque rue, chaque impasse du quartier, fait une station dans toutes les cours pour y chanter deux autres fois sur le Pater son raccommodeur de casseroles, et ne recule même pas devant un escalier à six étages pour se mettre en communication plus directe avec la ménagère, qui peut ne pas l'avoir entendu. Chargé d'un butin de cafetières et de marmites, il retourne vers son compagnon, à qui il explique qu'il faut étamer celle-ci, mettre une pièce à celle-là, et, pendant que la besogne se fait, il la quitte de nouveau pour aller se livrer à d'autres explorations.

[Illustration: le Chaudronier]

À Paris, ils criaient:

Rrrrétameurr rrrfondeur!

Kastner a noté, dans ses Voix de Paris, plusieurs autres de leurs cris. Ils se distinguent, dit-il, par des formes assez variées: c'est tantôt un cri bref comme celui du vitrier, tantôt un court récitatif, débité avec volubilité:

    Voy' (voilà) l'étameur, voy' étameur de cass'rol; voy' l'raccommodeur!
    Étameur, v'là l'fondeur étameur, étameur des cass'roles, voilà l'étameur.

Actuellement, leur appel le plus habituel est:

Voilà le raccommodeur! Voilà l'étameur!

À Marseille, les fondeurs d'étain se divisent en deux états bien distincts: ceux qui fondent les vieux ustensiles en étain pour en faire des couverts neufs, au moyen de moules en fer qu'ils transportent avec eux, et qui étament les cuillers en fer; leur cri est en français:

Blanchir les fourchettes, fondeur d'étain!

et les étameurs; ceux-ci ont un véritable chant auquel ils ajoutent même quelques fioritures:

Stammar le marmitta, Cassarol' estamar, Peirols raccoumoudar!

Étamer les marmites,—Les casseroles étamer,—Les chaudrons raccommoder.

Quelques-uns disent:

Abrazar marmitta, Cassarol' estamar!

Braiser (souder) marmites, casseroles étamer. Ce qu'ils ajoutent à ce mauvais italien est du français: comme il faut, comme il faut, avec de nombreuses variations.

Autrefois, les paysans avaient une assez grande méfiance à l'égard de certains des chaudronniers ambulants; ils étaient pour la plupart étrangers, et comme tous les nomades, ils traitaient avec beaucoup de sans gène la propriété privée, comme le font encore les Bohémiens rétameurs et fondeurs, dont les caravanes viennent quelquefois camper dans les villages. Il est vraisemblable aussi qu'on les accusait quelque peu de sorcellerie; un reproche plus mérité était celui de commettre des fraudes en raccommodant les objets qui leur étaient confiés. Ainsi qu'on l'a vu, il en est qui sont bien accueillis dans les villages où ils reviennent périodiquement.

Il n'en a pas toujours été ainsi: des dictons et des légendes assurent que plusieurs furent punis du dernier supplice, à cause de leurs vols ou de leur grossièreté. On dit encore dans les environs de Dijon:

    On pend les magniens à Dampierre,
    On les pend à Beaumont.

Selon la tradition populaire, quatre chaudronniers de Villedieu rencontrant un inconnu l'insultent, le forcent à porter leurs paquets jusqu'à Domfront, où ils entrent à midi. L'étranger se fait reconnaître pour le roi, et se venge du peu de courtoisie de ses compagnons en ordonnant leur supplice. C'est de là que serait venu le blason de la ville:

    Domfront, ville de malheur,
    Arrivé à midi, pendu à une heure.

On raconte dans le Bocage normand comment une bonne femme, quelque peu sorcière, punit une des fraudes les plus habituelles aux chaudronniers ambulants. Elle avait confié ses vieilles cuillers d'étain fin, pour les refondre, à un fondeur de cuillers ambulant, en lui faisant la recommandation expresse de ne pas leur en substituer d'autres en plomb, selon l'habitude de ces gens, trop peu scrupuleux d'ordinaire. Le fondeur promit de faire sa besogne en conscience, ce qui ne l'empêcha pas, au moment de la fonte, de remplacer dans la bassine les cuillers d'étain fin par du plomb. En retirant la première cuiller du moule, il s'aperçut qu'elle était aussi percée de trous qu'une écumoire. Il crut s'y être mal pris, et recommença plusieurs fois son opération sans plus de succès. La bonne femme, peu confiante dans sa promesse, l'avait vu accomplir sa fraude. Elle avait détaché de sa baverette une grosse épingle jaune, et, relevant un coin de son tablier, elle s'était mise à le cribler de coups d'épingles, en marmottant quelques mots étranges à chaque cuiller mise au moule.

Il est vraisemblable qu'ils avaient aussi la réputation d'être peu respectueux des choses saintes.

Près de Pont-Audemer, une croix de carrefour est surnommée la Croix-des-Magnants, parce que des hommes qui exerçaient la profession de chaudronniers ambulants furent engloutis à cet endroit, après avoir commis un acte d'impiété. Ils continuèrent d'habiter l'abîme souterrain où leur crime les avait précipités; naguère encore on croyait entendre le bruit sourd et mesuré du marteau sur leurs chaudrons, qu'ils ne doivent point cesser de battre jusqu'à la fin des siècles.

Un grand nombre de dictons et de formulettes les accusent d'une maladresse volontaire lorsqu'ils font des réparations à un ustensile usé ou percé.

Dans le Morvan, on leur adresse la formulette suivante:

Magnin clidou, Mai lai pièce ai coté deu trou, T'aré mai d'ovraige.

    Chaudronnier,—Mets la pièce a côté du trou,—Tu auras plus
    d'ouvrage.

Dans l'Aube, les enfants les poursuivent en leur adressant ce refrain:

[Illustration: Chaudronnier ambulant, d'après Guérard.]

Chaudrongna matou, Qui met lai pièce au long du trou.

Chaudronnier matou,—Qui met la pièce à côté du trou.

On disait, d'ailleurs, en parlant d'un homme qui voulant remédier à une chose n'y apportait point le remède nécessaire: «Il fait comme le chaudronnier, il met la pièce à côté du trou». Ce reproche est ancien; il est formulé au XVIe siècle dans la Farce nouvelle et fort joyeuse des femmes qui font escurer leurs chaulderons et deffendent que on ne mette la pièce auprès du trou.

    Avons que faire du maignen,
    Du maignen, commère, du maignen.
    —Tenez nostre maistre,
    Savez qu'il est. N'allez pas mettre
    Icy la pièce auprès du trou…
    Gardez bien de tirer le clou.
    Ne les pièces auprès du trou,
    Comme maignens ont de coustume.

Dans la Farce d'un chauldronnier, celui-ci arrive sur la scène en criant:

    Chaudronnier, chaudron, chaudronnier!
    Qui veult ses poeles reffaire?
    Il est heure d'aller crier
    Chaudron, chaudronnier!
    Seigneur je suis si bon ouvrier
    Que pour un trou je sçay deulx faire.

Dans la Farce nouvelle, une dispute a lieu entre un savetier et un chaudronnier, le savetier lui dit:

    Tu faictz pour ung trou deux,
    Et pour ce tu as tant de plet.

Ce dicton se retrouve en Angleterre:

Like Banbury tinkers who in stropping one hole make two Comme les chaudronniers de Banbury qui, en bouchant un trou, en font deux.

Les chaudronniers sédentaires ont moins que les ambulants, dont ils diffèrent d'ailleurs, attiré l'attention populaire.

En Normandie, ou blasonnait toutefois les habitants de Villedieu; ils sont appelés Sourdins, à cause de la dinanderie qu'ils fabriquent; car tout le monde en cette petite ville travaille à fondre ou à battre le cuivre, ce qui fait un tintamarre si continuel, qu'un grand nombre parmi eux deviennent sourds; d'où leur est venu le nom de Sourdins. Aussi, n'est-il pas très sûr d'aller dans quelque atelier demander l'heure qu'il est, sans courir le risque de recevoir quelque mauvais compliment, ou quelque chose de pire, car ils jettent, assurait-on jadis, le marteau à la tête. D'après un ancien auteur, Charles de Bourgueville, les habitants de Villedieu «qui sont poesliers ou magnants, sont bien faschez quand on leur demande quelle heure il soit, parce qu'ils ne peuvent ouyr l'horloge pour le bruit qu'ils font».

En Belgique, le jour Saint-Gilles, les apprentis chaudronniers se promenaient par la ville: l'un d'eux s'était coiffé d'une sorte de shako surmonté d'un panache, tandis que l'autre portait sur une espèce d'estrade, soutenue par un long manche, la statue du saint, entourée de fleurs; de l'estrade pendaient des cuillers, des pots et autres menus ustensiles. Ils allaient demander un pourboire chez les clients.

Au moyen âge, le chaudronnier avait assez d'importance pour que les règlements, royaux ou féodaux, se soient occupés de lui dans des articles spéciaux. Grosley a donné dans ses Éphémérides troyennes un extrait de la Pancarte du droit de péage du canton de Lesmont, qui leur accorde une sorte de privilège en raison peut-être de leur pauvreté:

Art. XXIII.—Un chaudronnier, passant avec ses chaudrons, doit deux deniers, si mieux n'aime dire un Pater et un Ave devant la porte dudit sieur comte de Lesmont ou son fermier.

Le seigneur de Pacé, en Anjou, avait le droit de faire travailler les chaudronniers qui passaient, en leur payant chopine.

[Illustration: Chaudronier, chaudronier

D'après Poisson (XVIIIe siècle).]

Au XVIe siècle, les chaudronniers sont au premier rang des artisans qui figurent dans les petites comédies; ils le devaient au pittoresque de leur costume, à leur réputation de gens à réplique facile, et aussi aux plaisanteries à double sens, très en usage à cette époque, auxquelles prêtait le dicton si populaire, qui les accusait de mettre la pièce à côté du trou.

[Illustration: Chaudronniers argent des rechaux

D'après Brébiette (XVIIe siècle).]

La Farce nouvelle des femmes qui font refondre leurs maris est bien plus ancienne que la Facétie de Lustucru, qui fut si en vogue au milieu du XVIIe, et dont nous avons parlé dans la monographie des Forgerons. Lorsque les femmes, lasses de voir les images qui représentaient les forgerons en train de leur redresser la tête, voulurent avoir leur revanche, les dessinateurs se ressouvinrent sans doute de la petite comédie jouée cent ans auparavant, et qui vraisemblablement n'était pas complètement oubliée. Elle met en scène un personnage qui est appelé fondeur de cloches, mais qui est en réalité un chaudronnier, puisqu'il arrive en criant: Ho, chaulderons vielz, chauderons vielz.

    Je sçay de divers metaulx
    Fondre cloche, s'il est mestier
    Pour trouver maniere de vivre.
    De fer, de layton et de cuivre
    Sçay faire de divers ouvrages
    Comme chaudières, poilles pour menaiges…
    Mais surtout j'ay une science
    Propice au pays où nous sommes;
    Je sçay bien refondre les hommes
    Et affiner selon le temps;
    Car un vieillard de quarante ans
    Sçay retourner et mettre en aage
    De vingt ans, habile et saige.
    Bien besongnant du bas mestier…
    Il n'est si vieil, soit borgne ou louche
    Que je ne face jeune à mon aise
    Par la vertu de ma fournaise.

Deux femmes veulent faire refondre leurs maris et Pernette, l'une d'elles, dit au sien:

    Le maistre est logé en la ville
    Qui en a jà refondu (dix) mille
    Et retournent beaux et plaisants.

Les deux maris persuadés viennent trouver le fondeur, qui leur dit:

    Il n'est si vieil, soit borgne ou louche
    Que (je) ne face jeune à mon aise
    Par la vertu de ma fournaise.
    Ne s'y mette qui ne vouldra.
    Mais il me fault premierement
    Sçavoir le pourquoy et comment
    Vos femmes y consentent,
    Affin s'elles se repentent
    Qu'elles ne m'en demandent rien.
    Je croy qu'il vauldroit mieulx garder
    Vos marys en l'aage qu'ilz sont.

Les femmes répondent:

    Refondez les tost, nostre maistre,
    Et vienne qu'en peut advenir.

Pendant qu'ils sont en la forge, ce sont elles qui soufflent, comme dans les Facéties de Lustucru et de la Forge merveilleuse. L'opération dure longtemps; à la fin le fondeur s'écrie:

    Holà, ho, tout est formé:
    Ilz ne sont borgnes ne camus,
    Chantez Te Deum laudamus.
    Voicy vos marys beaulx et gents.

JENNETTE.

    Par mon serment, ilz sont jolys;
    Je ne vouldroye pour grand chose,
    Qu'il fust à faire.

LE FONDEUR.

            Je suppose
    Que jai bien gagné mon sallaire.
    Mais qu'il ne vous vueille desplaire
    Chacun recoignoisse le sien.

JENNETTE.

    Je cuyde que voicy le mien:
    Avez-vous point à nom Thibault?

THIBAULT.

    Ouy vrayement, hardys et baus,
    Qui estoyes dous et courtoys,
    Et vous estes ma mesnagière.
    Mais il fauldroit changer manière,
    Je veulx gouverner à mon tour.

Les hommes refondus et rajeunis veulent commander, et c'est alors que les femmes désirent que le fondeur défasse son ouvrage; la pièce se termine par cette morale:

    Pour éviter autres perilz,
    Et bien vous gardez haut et bas
    De refondre vos bons maris.

En Angleterre, le chaudronnier était aussi populaire: il était placé parmi les artisans joyeux: dans une petite pièce qui se jouait autrefois tous les ans dans le Stafforshire et le Shropshire, il arrivait sur la scène et disait: «Je suis un joyeux chaudronnier—et je l'ai été toute ma vie: ainsi je pense qu'il est temps de chercher une fraîche et jolie femme. C'est alors qu'avec les amis nous mènerons une vie plus joyeuse que jamais je ne l'ai eue. Je ferai résonner vos vieux chaudrons.»

Shakspeare et ses contemporains les ont aussi mis à la scène des chaudronniers. Christophe Fûté (Sly), «porte-balle de naissance, cartonnier par occasion, par transmutation montreur d'ours, et présentement chaudronnier de son état», s'étant couché ivre-mort, un seigneur qui le voit s'amuse à le transformer en lord; il se réveille, comme le dormeur éveillé des Mille et une Nuits, dans un appartement somptueux, et les gens qui le servent lui annoncent qu'on va jouer devant lui une pièce qui n'est autre que la Méchante mise à la raison. Tom Snout (museau) est dans le Songe d'une nuit d'été l'un des artisans qui représentent une comédie.

[Illustration: Apprentis chaudronniers visant leurs pratiques le jour de Saint-Gilles, d'après une lithographie coloriée de Madou.]

Il y a quelques chansons populaires dont les chaudronniers sont les héros: M. de Puymaigre en a recueilli une dans le pays messin, qui raconte comment furent accueillis les galanteries de l'un d'eux:

    C'est un drôle de chaudronnier
    Qui s'appelait Grégoire.
    Un jour passant par Chaumont,
    Pour y vendre ses chaudrons,
    Fut bien attrapé,
    Fut bien étrillé
    Par trois jeunes filles
    Gaillardes et gentilles.

    Il s'en va par la ville,
    Criant à voix haute:
    —Argent de tous mes chaudrons!
    Trouve z une belle brune.
    Parfaite en beauté:
    —O z en vérité,
    Oh! mademoiselle,
    Que vous êtes belle!

    Je voudrais pour tous mes chaudrons
    Petite brunette,
    Avoir fait collation
    Avec vous seulette…

    —Entrez dans ma chambre,
    J'en suis bien contente,
    Nous ferons sans façon
    La collation.

    Quand la belle eut la bourse:
    —Notre affaire est faite.
    Attendez un petit moment,
    J'y reviens dans l'instant;
    Je m'en vais chez Martin,
    Chercher du bon vin,
    Car il nous faut faire
    Une bonne chère.

    La belle fut avertir
    Trois de ses voisines.
    Elles sont venues toutes les trois
    Comme à la sourdine,
    Donner du balai
    Sur le chaudronnier.
    Son pauvre derrière
    Paya le mystère.

    —Aïe! aïe! ne frappez pas tant.
    Laissez ma culotte,
    Que les cent diables soient de l'amour!
    Jamais je ne le ferai de mes jours.

    Voilà mes chaudrons
    Tous en carillon;
    Tout mon ballottage
    A resté pour gage.

Dans le Lot on chante sur un air qui rappelle le cri modulé de l'étameur une chanson où un de ces artisans, également galant, a un rôle plus avantageux. Il est vrai que cette chanson a été transmise par les étameurs ambulants:

Se n'és un paouré peyré Qué sé boulio marida.

Fa, fa, foundré las culliéros, Dés claous, dés cassettos, El de candéliers, El des boutons de mancho.

Del, s'en bay dé bourg en bilo Per uno fillo trouba.

    La prumière qué rencountro
    La fille d'un aboucat.

    —Diga, mé, midamiselle,
    Boulez-bous bous marida?

    —Noun, pas ambé tu, lou payré,
    Lés négré coumo un talpo.

    —Sabez pas, midamisello,
    Terro négro fay boun blat.

    Il est un pauvre peyré étameur
    Qui se voulait marier.

    Faire, faire fondre les cuillères,
    Des clous, des cassettes
    Et des chandeliers,
    Et des boutons de manche.

    Lui s'en va de ville en ville
    Pour trouver une fille.

    La première qu'il rencontre
    Est la fille d'un avocat.

    —Dites-moi, mademoiselle,
    Voulez-vous vous marier?

    —Non pas avec toi, le peyré,
    Tu es noir comme une taupe.

    —Vous ne savez pas, mademoiselle,
    Terre noire fait bon blé.

Bien qu'en général les chaudronniers, habitués à courir le monde, soient loin d'être sots, quelques récits leur attribuent une assez forte dose de naïveté: on raconte en Gascogne qu'un jour trois étameurs Auvergnats, chargés de chaudrons, de poêles et de casseroles montaient au galop la grande Pousterle d'Auch. Quand ils furent tout en haut, ils étaient rouges comme le sang et soufflaient comme des blaireaux. Ils s'étonnaient de voir d'autres gens arrivés en haut de la grande Pousterle dispos et pas du tout essoufflés.

—Comment donc avez-vous fait? leur demandèrent les trois
Auvergnats.

—Nous sommes montés doucement.

Les trois Auvergnats descendirent la grande Pousterle, pour la remonter doucement aussi.

* * * * *

Le Blason populaire de Villedieu est un recueil d'histoires comiques dont les Poëliers sourdins sont les héros. Le Moyen de parvenir rapporte une aventure arrivée en Franche-Comté, dans laquelle un chaudronnier fut pris pour le diable: En ce pays-là les maisons sont près la montagne et n'ont qu'une cheminée au milieu, sur le haut de laquelle deux fenêtres ou portes, pour donner le vent par rencontre, afin que la fumée n'importune point. Or, le vent étant tourné, le valet voulut aussi tourner les portes, en ouvrir une et fermer l'autre, de laquelle un des gonds étant rompu ou arraché il n'en put venir à bout, si qu'il lui fut force de monter en haut, et ce, par la cheminée. Étant en haut il avisa le défaut, mais il n'avait point de marteau pour s'aider à descendre. Il se fâchait, de sorte qu'il alla par le toit droit sur la montagne quérir une pierre, et ainsi il fit un petit sentier: il raccoutra sa porte, puis descendit. Il y avait un pauvre chaudronnier qui cherchait logis, mais pour ce qu'il brunait il ne pouvait voir de chemin, joint qu'il avait neigé depuis que le monde se fut retiré. Ce chaudronnier, bien empêché, ne savait que faire, il levait le nez à mont, découvrant çà et là; enfin, il avisa le sentier qu'avait fait ce valet, et lui, là, il suivit, et, voyant la clarté de la chandelle, il ouvre la porte et cuidant entrer, il se pousse dans la cheminée. Étant ébranlé, il n'y eut pas moyen de se retenir, si qu'il tomba au milieu de la chambre, disant: «Dieu soit céans!». Nous vîmes ce personnage noir et ses chaudrons, qui firent à nos oreilles une fois plus de bruit qu'ils n'eussent pu faire. Nous fuîmes tous, cuidant que ce fût le maréchal des logis de Lucifer, qui vînt mettre dans ses chaudières les petits enfants pour les faire cuire et nous envahir comme repues franches.»

[Illustration: Étameur ambulant vers 1850, d'après une eau-forte
(Musée Carnavalet).]

Dans la Cornouaille anglaise, le chaudronnier est un personnage très populaire, et dit Loys Bruèyre, il y personnifie les mines d'étain, très abondantes en ce pays. Il figure dans plusieurs contes: Tom Hickathrift, le tueur de géants, fut longtemps sans trouver quelqu'un qui osât se mesurer avec lui: un jour, en traversant un bois, il rencontra un vigoureux chaudronnier qui avait un bâton sur l'épaule; devant lui trottait un gros chien qui portait son sac et ses outils. Tom lui ayant demandé ce qu'il faisait là, le chaudronnier lui répondit: De quoi vous mêlez-vous; ils tombèrent à bras raccourcis l'un sur l'autre, mais à la fin Tom dut s'avouer vaincu, et ils s'en revinrent ensemble les meilleurs amis du monde. Le chaudronnier courut alors les aventures avec le héros, et lui fut d'un grand secours en maintes occasions. Quand Tom eut à combattre un grand géant monté sur un dragon et qui commandait une troupe composée d'ours et de lions, le chaudronnier vint à son secours. À eux deux, l'un avec son épée à deux mains, et l'autre avec son long bâton pointu, ils eurent bientôt tué les six ours et les huit lions de la suite du dragon. Malheureusement le chaudronnier périt dans le combat et Tom en fut inconsolable.

D'après un proverbe écossais, les chaudronniers ne figuraient pas en ce pays parmi les gens courageux. Jamais, dit-il, le chaudronnier n'a été un preneur de villes.

Dans un conte finlandais, un chaudronnier qui a abandonné le héros Mattu quand il était en danger, est lancé par celui-ci dans les nuages noirs; il est là captif, et lorsqu'il s'irrite de ne pouvoir reprendre sa liberté, il frappe sur son chaudron: de là le bruit que le peuple appelle le roulement du tonnerre.

LES SERRURIERS

En argot, le serrurier est un «tape-dur»; on l'appelle aussi un «bruge», du vieux mot frapper, heurter; à Genève, c'est «un mâchuré»; à Troyes il est connu, ainsi que tous les ouvriers du fer, sous le surnom de «gueule noire».

À Marseille, pour désigner un mauvais ouvrier:

Es lou sarrailhiër de ma tanto.—C'est le serrurier de ma tante.

La sûreté des maisons et le secret des coffres-forts reposant, pour ainsi dire, entre les mains des serruriers, ils s'efforcèrent de gagner la confiance de leurs clients par une inviolable fidélité. Pour parvenir à ce but, quelques-uns gravaient sur leurs estampilles ou cachets de marque ces deux mots: Fidélité et secret. C'était pour le même motif que les statuts défendaient à tous maîtres ou compagnons d'ouvrir une serrure en l'absence de son possesseur, ou de faire des clés sur des moules de cire ou de terre, sous peine de punition ou d'amende:

Afin de bien prouver que la clé lui avait été commandée, il lui était interdit d'en faire aucune sans avoir sous les yeux la serrure. «Nus Serreuriers ne puet faire clef a serreure, se la serreure n'est devant lui en son hostel.» Au XVIIe siècle, les serruriers prévaricateurs étaient pendus, et l'on mettait sur le gibet cette inscription: «Crocheteur de porte.»

[Illustration: ALMANACH DES MAITRES SERRURIERS.]

Dans le compagnonnage, d'après G. S. Simon, les serruriers du Devoir de liberté suivent la même règle que les menuisiers, avec lesquels ils se confondent administrativement, toutes les fois que dans une même ville, ils sont en trop petit nombre pour former un groupe distinct. Les serruriers dévoirants sont peu nombreux, la plupart des aspirants de cette profession étant passés à la société de l'Union. Leurs règlements sont identiques à ceux des menuisiers, avec lesquels ils vivaient naguère en parfait accord; depuis quelques années, cette bonne harmonie est rompue, pour des causes dont Agricol Perdiguier dit avoir connaissance sans vouloir les divulguer.

[Illustration: Habit de Serrurier

Travestissement du XVIIe siècle, d'après Vuick.]

En Suisse, parmi les farces usitées au premier avril, il en est de particulières aux serruriers, qui envoient les apprentis naïfs vendre le mâchefer chez les marchands d'eau de Seltz ou le laver pour en faire de la limonade.

Les enseignes des serruriers n'ont pas en général beaucoup d'originalité; leur attribut le plus ordinaire est une grande clé, souvent dorée, suspendue au-dessus de leur boutique.

Il en est peu qui ait fait usage d'enseignes dans le genre de celle que l'on voyait à Liège: un petit groupe en fer représentait Noé ivre conduit par ses deux fils, avec cette inscription, dont le rapport avec la serrurerie est assez difficile à deviner: «À l'excès de nos grands-pères».

Dans la Côte-d'Or, on donne à la mésange charbonnière le nom de serrurier, parce que son cri imite le grincement d'une scie qu'on lime. Ce bruit est l'un des plus désagréables qui existent; lorsque Grandville fit sa planche assez alambiquée du «charivari qui pend à l'oreille de MM. Guizot, Dupin, etc.», il plaça au premier rang un diable serrurier qui limait une scie.

Les serruriers, comme tous les gens de métiers exercés par peu de personnes et qui ne présentent pas de particularités, occupent une petite place dans les traditions populaires, et ce qu'on raconte à leur sujet rentre plutôt dans le cadre des anecdotes que dans celui des contes. Voici ce qu'on lit dans la Nouvelle fabrique des excellents traits de vérité:

«Quelque serrurier, passant le bois pour aller en certain village porter serrures, rencontra un grand porc sanglier que les chiens de monsieur de Verniquet avoient eschauffé, fort espouvantable à regarder, lequel voyant cet homme commença de faire à venir vers lui. Au moyen de quoy le pauvre diable fut si effrayé qu'il pensoit estre mort et ne sceut autre chose faire sinon monter à un chesne qui estoit prochain de luy. Ledit sanglier estant parvenu auprès de l'arbre et n'ayant peu attaindre son homme, commença à escumer par la gueulle, regardant contre mont et tournoyant à l'entour, comme s'il eust voulu monter après et ainsi eschauffé en sa colère, de ce qu'il ne pouvoit approcher, donna si furieusement de l'une de ses défenses contre ledit chesne qu'il le passa tout outre, de façon que le croc sortoit de l'autre costé un grand demy pied; ce que voyant ledit serrurier descendit promptement, et avec son marteau abaissa et riva le bout dudit croc en crochant et le cacha dans le bois bien avant, comme l'on fait un clou attachant serrures et pentures. Par ce moyen ledit sanglier demeura prins et attaché, et le pauvre serrurier eschappa le peril de la mort et fit du porc sanglier tout ce qu'il voulut. Premièrement il le tua, il l'habilla, il l'escorcha, il le trencha, il le couppa, il le donna, il en joua, il en mangea, il en salla, il en mucha, il en presta, il en gasta, il s'en saoulla, il en vendit, et si en fit de bon pastez.»

Une autre anecdote nous est fournie par le Facétieux Réveil des esprits mélancoliques:

«Un serrurier voulant aller au marché, à Bourgueil, vendre des serrures, avoit arrêté avec ses voisins de partir de bonne heure; il arriva donc que, s'étant levé plus matin que les autres, il se mit en chemin; mais ayant fait une bonne lieue et voyant qu'il était trop matin, se voulut reposer en attendant ses compagnons, et, sans y penser, se coucha au pied d'une potence où on avoit attaché un larron depuis quelques jours, et s'y endormit. Le jour venant, ses compagnons passant près de là, dirent qu'il falloit appeler le pendu, si bien que l'un va crier: Ho! compagnon, ho! ho! veux-tu pas venir, tu as assez demeuré là? Le dormeur qui étoit dans la fosse s'éveille, et croyant qu'ils parloient à lui, répondit: Oui, oui, j'y vais, haut, attendez-moi. Ces passants se trouvèrent grandement surpris, croyant que c'étoit le pendu qui leur avoit parlé, et le serrurier de courir après eux avec ses ferrements, et eux de fuir pensant que ce fût le pendu avec sa chaîne: le serrurier les appelle et les suit de toute sa force: eux fuyant encore plus épouvantés; aussi ne cessèrent les uns et les autres de fuir et de suivre jusqu'à ce qu'ils furent à Bourgueil, où ils se reconnurent.»

[Illustration: Le Serrurier galant, d'après Pigal.]

LES CLOUTIERS

Les cloutiers ou fabricants de clous ont bien perdu de leur importance, depuis qu'on a trouvé le moyen de les faire en gros, par des procédés qui diminuent le prix de revient. On peut considérer ce métier comme en voie de disparition. Sans être au premier rang des travailleurs du fer, les cloutiers y faisaient une certaine figure. Un Noël de la Franche-Comté, composé en 1707, et qui fait venir autour de la crèche de l'Enfant-Jésus les divers corps d'état, présente les cloutiers, non sans insinuer qu'ils boivent assez volontiers:

Les clouties que sont tous en rond Autoüot de lieute forge, Fant das pointes pou las chevrons; Lou Môtre airouë sas compaignons De toute soëthe en borge: Lou feu, lai bise en ste saison Lieu faut soichie lai gorge.

Dans le Bocage normand, d'après Richard Séguin, on rencontrait fréquemment, au coin d'un bois ou d'une pièce de terre, une méchante cabane noircie, où, dès le point du jour, en été, et plusieurs heures avant le lever du soleil, en hiver, se rendaient deux ou trois cloutiers qui travaillaient à la même forge. Un petit garçon, encore trop faible pour manier le marteau, faisait marcher le soufflet, assis sur le billot. Le dimanche ils portaient leurs sacs chez les grossiers, qui les leur payaient et rapportaient un paquet de verges de fer qu'ils mettaient en oeuvre la semaine suivante. Ils travaillaient beaucoup et leur gain était petit.

Les cloutiers figuraient dans le compagnonnage; ils présentaient même cette particularité que, plus que tout autre corps d'état, ils suivaient les plus anciennes coutumes; ils commandent leurs assemblées, dit Perdiguier, ils font leurs grandes cérémonies en culotte courte et en chapeau monté. De plus, ils ont des cheveux longs et tressés sur leur tête. Si un membre de la société vient à mourir, ils quittent leurs chapeaux, défont, délient leurs longues tresses et vont l'enterrer avec les cheveux en désordre et leur couvrant presque tout le visage. Les cloutiers sont nombreux à Nantes et se soutiennent comme frères.

Brizeux, qui avait eu l'occasion de voir souvent des cloutiers en Bretagne, où, il y a une trentaine d'années, ils étaient renommés pour la jovialité de leur caractère et leur esprit porté à la farce, a écrit la chanson du cloutier, l'une des plus jolies pièces qui aient été faites sur les ouvriers:

    Sans relâche dans mon quartier
    J'entends le marteau du cloutier.

    Le jour, la nuit son marteau frappe!
    Toujours sur l'enclume il refrappe!

    Voyez ses bras noirs et luisants
    Retourner le fer en tout sens.

    Jamais il ne voit le ciel bleu,
    Mais toujours la forge et son feu.

    C'est pour sa femme et ses enfants
    Qu'il fait tant de clous tous les ans.

    Grands clous à tête et petits clous,
    Oh! combien de fer pour deux sous!

    Rarement le cabaretier
    Voit dans sa maison le cloutier.

    Mais le dimanche, il chôme enfin,
    Et chante à l'office divin.

    Que Dieu dans son noir atelier,
    Dieu bénisse cet ouvrier!

[Illustration: Atelier de serrurerie, d'après Jost Amman.]

Le lutin allemand Hütchen, ainsi nommé parce qu'il se montrait la tête couverte d'un petit chapeau de feutre, donna à un pauvre cloutier d'Hildesheim un morceau de fer dont il pouvait faire des clous d'or, et à sa fille un rouleau de dentelles d'où l'on pouvait toujours tirer, sans crainte de le diminuer.

SOURCES

CHAUDRONNIERS.—Dictionnaire de Trévoux.—Lecoeur, Esquisses du Bocage normand, I, 51; II, 62.—Les Français peints par eux-mêmes, II, 169, 368.—Régis de la Colombière, Les Cris de Marseille, 214.—Clément-Janin, Blason populaire de la Côte-d'Or, Dijon, 31.—Amélie Bosquet, La Normandie romanesque, 363.—E. Rolland, Rimes et Jeux de l'enfance, 321.—Baudouin, Glossaire du patois de la forêt de Clairvaux (Aube).—Ancien théâtre français, I, 63, 90, 110; II, 10, 116.—Folk-Lore Record, II, 77.—Blason populaire de Villedieu-les-Poêles, 79.—Blavignac, l'Empro genevois, 302.—Michelet, Origines du droit français, 196.—Folk-Lore Journal, IV, 260.—Comte de Puymaigre, Chansons populaires du pays messin, I, 203.—Daymard, Vieilles chansons du Quercy, 156.—J.-F. Bladé, Contes populaires de Gascogne, III, 362.—Loys Brueyre, Contes populaires de la Grande-Bretagne, 31.—X. Marmier, Contes populaires de différents pays, II, 297.

SERRURIERS.—Larchey, Dictionnaire d'argot.—Revue des Traditions populaires, X, 31.—Régis de la Colombière, Cris de Marseille, 175.—Ouin Lacroix, Histoire des Corporations de Normandie, 184.—G.-S. Simon, Études sur le Compagnonnage, 94, 105.—Blavignac, l'Empro genevois, 365.—Le Conteur vaudois, 30 juillet 1887.—Communication de M. Alfred Harou.—Wisla, 1893, 309.—Communication de M. Vladimir Bugiel.

CLOUTIERS.—Recueil des Noëls anciens au pays de Besançon, 1773, 111.—Lecoeur, Esquisses du Bocage normand, I, 49.—A. Perdiguier, Le livre du Compagnonnage, I, 44.—Grimm, Veillées allemandes, I, 121.

[Illustration: Étameur ambulant, d'après le Jeu brûlant des
Enseignes
(1823).]

LES IMPRIMEURS

Lorsque l'imprimerie fut inventée, ou, pour parler plus exactement, quand on imagina les caractères mobiles, la Renaissance n'était pas loin, et le temps était déjà passé où toute chose qui étonnait s'expliquait par une légende: un peu plus tôt, on aurait sans doute attribué à des causes surnaturelles, aux saints ou plus probablement au diable, l'origine de cet art, d'une si incomparable puissance pour la conservation et la diffusion de la pensée humaine. Il est juste de dire que la typographie ne frappa pas tout d'abord les imaginations, et qu'au début l'on n'y vit qu'un procédé plus rapide, plus économique et plus régulier que l'écriture; au XVe siècle, personne n'aurait pensé à écrire la phrase célèbre de Victor Hugo: Ceci tuera cela.

Cent ans après les premiers essais de l'imprimerie, en plein mouvement de la Réforme, on a pu constater que les idées n'ont point de véhicule plus puissant, et plusieurs villes revendiquent l'honneur d'avoir vu les premières presses fonctionner dans leurs murs.

À Strasbourg, on prétendit qu'un certain Jean Mentelin, citoyen de cette ville, avait inventé l'imprimerie, et qu'ayant confié son secret à un de ses serviteurs, Jean Goensfleich, natif de Mayence, celui-ci l'aurait transmis à Gutenberg, qui, n'osant s'en servir à Strasbourg, alla à Mayence, où parurent les premiers produits de cet art nouveau. La Revue d'Alsace de 1836, à laquelle nous empruntons ces détails, extraits d'une ancienne chronique manuscrite, dit que ce même document ajoute plus loin: Dieu, qui ne laisse aucune infidélité sans châtiment, punit Goensfleich en le privant de la vue. Ce dernier trait, où figure une des punitions familières à la Légende dorée, constitue déjà une circonstance merveilleuse; à la fin du XVIe siècle, un chroniqueur hollandais nous en donne une autre:

En 1588, dans un livre intitulé Batavia, Adrien Junius disait avoir appris d'hommes respectables par leur âge et les fonctions qu'ils avaient exercées, une tradition qu'ils tenaient de leurs ancêtres. Un jour, vers 1420, Laurent Jean, surnommé Coster, se promenant dans un bois voisin de la ville, comme font après les repas ou les jours de fêtes les citoyens qui ont du loisir, se mit à tailler des écorces de hêtre en forme de lettres, avec lesquelles il traça sur du papier, en les imprimant l'une après l'autre en sens inverse, un modèle composé de plusieurs lignes, pour l'instruction de ses petits-fils. Encouragé par ce succès, son génie prit un plus grand essor, et d'abord, de concert avec son gendre, il inventa une espèce d'encre plus visqueuse et plus tenace que celle qu'on emploie pour écrire, et il imprima ainsi des images auxquelles il avait ajouté ses caractères en bois. Adrien Junius était un savant, et il n'est pas difficile de reconnaître dans ce récit une variante de l'ancienne légende grecque, bien connue à l'époque de la Renaissance, du berger qui, voyant l'ombre de sa fiancée se projeter sur le sable, imagina d'en cerner les contours, et inventa ainsi l'art du dessin; il est vraisemblable que Junius ou les personnes qu'il cite s'en inspirèrent pour justifier les prétentions des Hollandais à la priorité d'une des inventions qui font le plus honneur à l'esprit humain.

L'imprimerie eut le sort commun à toutes les découvertes qui froissent des préjugés ou lèsent des intérêts. Les écrivains ou copistes, que ruinait le bon marché des livres sortis des premières presses, et dont l'aspect rappelait les manuscrits, ne trouvèrent rien de mieux, pour se débarrasser de cette concurrence, que de lancer contre les imprimeurs l'accusation de sorcellerie. On ne connaît pas le détail des griefs qu'ils formulèrent; ils devaient différer assez peu de ceux qui étaient d'usage en semblable occurrence: pacte avec le diable, intervention de puissances surnaturelles et impiétés. Selon Voltaire, qui ne cite pas la source de cette anecdote, ils avaient intenté un procès à Gering et à ses associés, qu'ils traitaient de sorciers. Le Parlement commença par faire saisir et confisquer tous les livres. C'est alors que le roi intervint entre les persécutés et le tribunal persécuteur. «Il lui fit défense, dit Voltaire, de connaître de cette affaire, l'évoqua à son conseil, et fit payer aux Allemands le prix de leurs ouvrages.»

L'espèce de mystère dont les premiers imprimeurs entouraient leur art, l'isolement dans lequel vivaient les compagnons, presque tous étrangers au début, pouvaient donner quelque vraisemblance à la dénonciation des copistes. Ils avaient probablement appris qu'on n'était initié aux mystères de l'imprimerie qu'après un temps d'épreuve et d'apprentissage: un serment terrible liait entre eux les compagnons qui avaient été jugés dignes, par le maître, d'être admis dans l'association. On peut même supposer que le maître ne confiait à personne certains procédés de main-d'oeuvre qu'il exécutait seul.

[Illustration: Imprimerie au XVIe siècle, d'après Stradan.]

Quand la période difficile fut passée, le nombre des imprimeurs devint considérable, et l'initiation des ouvriers dut perdre peu à peu le caractère rituel qu'elle avait au début; mais il en subsista des traces dans des cérémonies, où elles étaient conservées par tradition, alors que le sens primitif en était oublié. Au siècle dernier, la réception d'un ouvrier imprimeur était l'occasion d'épreuves bizarres, qui formaient l'objet d'un rituel spécial, caché soigneusement aux profanes et aux non initiés, et qui étaient de tradition dans tout atelier de typographie allemande. L'apprenti, dit la Revue des arts graphiques, qui venait de terminer son apprentissage et demandait à faire partie de l'association des chevaliers du Livre, y était admis à la suite d'une séance solennelle où la bière coulait à flots. Le récipiendaire était désigné sous le nom de Gehörnter Bruder, frère Cornu. Cette dénomination venait de ce qu'on le coiffait d'un bonnet orné de gigantesques cornes de diable, dont on ne le débarrassait qu'après lui avoir fait subir toute une série de mauvais traitements, dont l'ordre était soigneusement indiqué. On lui remplissait les narines de poivre, on le frappait à coups de poing et de coups de pied, on le jetait brusquement à terre. Le nouvel initié avait-il une belle barbe, vite on le rasait; parfois même, la barbe lui était arrachée par quelqu'un des malins compagnons qui, pendant tout le temps de la cérémonie, chantaient des cantiques lugubres, dont les couplets alternaient bizarrement avec des refrains obscènes. Le récipiendaire devait subir patiemment ces épreuves, auxquelles il s'attendait quelque peu; il était d'ailleurs solidement ficelé sur l'escabeau, qui lui servait de banc de torture. Pour clore la cérémonie, un des assistants, affublé d'une grotesque défroque ou d'ornements sacerdotaux, inondait d'eau le frère Cornu, après lui avoir fait jurer sur la lame d'un glaive de ne rien révéler des épreuves qu'il venait de subir, lui donnant, au nom de Cérès, de Vénus et de Bacchus, le baptême qui le consacrait ouvrier et compagnon.

Ces coutumes se conservent encore en Autriche et surtout dans la Suisse romande; mais le rite a été adouci. En Suisse, le baptême subsiste, mais l'eau lustrale y est administrée d'une façon moins barbare: le récipiendaire, que de vigoureux camarades saisissent par la tête et par les pieds, est plongé à plusieurs reprises dans un baquet garni d'éponges et de vieux chiffons des machines, imbibés ou plutôt inondés d'eau. Un camarade jovial régale parfois l'initié d'une douche supplémentaire, mais tout se borne là, et le soir, dans un punch d'honneur, dont il paye les frais, le nouveau confrère reçoit des plus anciens un diplôme de baptême d'éponges, qui reste pour lui la preuve qu'il a satisfait à cette formalité, sans laquelle en ce pays nul ne peut être ouvrier du livre.

En France, ces cérémonies semblent avoir disparu d'assez bonne heure: dans l'enquête faite au milieu du XVIIe siècle sur les rites sacrilèges attribués aux compagnons des divers états, les imprimeurs ne sont pas mentionnés. Mais jusqu'à ces derniers temps, lorsqu'un apprenti avait fini son temps, l'usage l'obligeait à payer une sorte de redevance avant de prendre place parmi les ouvriers en pied. À Troyes, de 1845 à 1848, suivant un règlement conventionnel observé à cette époque, on payait les droits de tablier, de bonnet de papier, etc. Un collègue du récipiendaire lisait, en 1827, les Heures typographiques, après quoi on allait manger un morceau chez un débitant voisin, et la fête durait parfois jusqu'au soir.

Les imprimeurs étrangers trouvaient meilleur accueil en France que les compagnons français qui allaient chercher de l'ouvrage dans les pays voisins. «Qu'un imprimeur allemand, dit en 1796 Ant.-François Momoro dans son Manuel de l'Imprimerie, vienne travailler en France, il est bien reçu partout; il travaille librement, ne paie aucuns droits que celui de bienvenue de 30 sous, et celui de première banque de 9 livres; une fois ces droits modiques payés, il participe à tous les bons de chapelle. Mais qu'un Français aille en Allemagne pour y travailler dans les imprimeries, on ne le regarde pas; on le moleste, on l'oblige à travailler tête nue, tandis que messieurs les Allemands ont leurs bonnets ou leurs chapeaux sur la tête; il ne participe à aucuns bons, n'est admis à aucuns conseils; et si on a quelque chose à délibérer dans l'imprimerie, on le fait sortir; et pour ne pas être exposé à cet insultant mépris, on est contraint de payer une somme de cinquante écus dans certains endroits, d'un peu moins dans d'autres, mais toujours exorbitante pour des compagnons qui ne sont jamais trop pécunieux.»

Les imprimeurs ont eu, dès une époque assez reculée, la réputation de n'être point ennemis de la bouteille; à la fin du XVIe siècle, ils figurent en bon rang dans la Chanson nouvelle de tous les drolles de tous estats qui ayment à bien boire:

    Faut enroller premierement
    Tous les libraires.
    Imprimeurs sont de nos gens.
    Ils ayment à boire.

    Parcheminiers et papetiers
    Sont bien des nostres.
    Mes drolles, mes drolles.
    Venez trestous, qu'on vous enrolle.

L'image de saint Lundi, publiée à Épinal, est accompagnée de vers que récitent chacun des corps d'état qui y sont représentés; l'imprimeur Boit sans soif s'exprime en ces termes:

    Mes amis, je vous fais sans peine
    De ma foi la profession;
    Si j'honore sainte Quinzaine,
    La bouteille à discussion
    Est ma seule religion.
    Que me fait enfin dans le doute
    Que notre fin soit bien ou mal.
    Si je m'amuse sur la route,
    Je vais tout droit à l'hôpital.

La Physiologie de l'imprimeur et un grand nombre de pièces contemporaines ne sont pas éloignées de prétendre que les imprimeurs, surtout les pressiers, sont parmi les meilleurs clients des marchands de vins. L'amour du pittoresque a sans doute poussé ces divers auteurs à généraliser; sans vouloir enrôler les typographes parmi les adeptes des sociétés de tempérance, il serait, je crois, injuste de prendre à la lettre ces assertions, si répétées qu'elles soient.

Ce qui a pu y donner lieu, c'est le nombre de circonstances qui motivent un «arrosage». Le soir de sa première «banque» ou paye, l'ouvrier nouvellement embauché dans une maison offre à boire à ses compagnons. Cela s'appelle payer son quantès (quand est-ce), ou bien payer son article 4. Dans le règlement des confréries ou chapelles d'autrefois, l'article 4, le seul qui soit, par tradition, resté en vigueur, déterminait tous les droits dus par les typographes. On ajoute quelquefois, en parlant de cet article, verset 20, qu'il est facile de traduire par «versez vin». Dans le nord de la France, s'acquitter du droit de bienvenue, c'est «payer ses quatre heures». On célèbre de la même manière, la sortie de la maison.

On arrose la réglette d'un nouveau metteur en pages, la première page d'un ouvrage important, le premier numéro d'un journal, avec le concours et aux frais de l'administration: le premier qui emploie une fonte neuve est parfois moralement obligé d'offrir une tournée à ses compagnons. Un bouquet est placé en haut d'une presse neuve le jour où l'on achève de la monter, et le patron est tacitement invité à l'arroser. Dans quelques villes de province, quand un étranger visite l'atelier, on secoue derrière lui une jatte dans laquelle se trouvent quelques lettres, pour imiter le bruit d'un ballon de quêteur, et lui faire comprendre qu'une générosité à la chapelle sera la bienvenue; mais peu nombreux sont ceux qui comprennent la «sorte», et moins encore ceux qui s'exécutent.

[Illustration: Presses et pressiers (XVIe siècle) frontispice d'un livre de Josse Badius.]

À l'imprimerie de l'abbé Migne qui, d'après un manuscrit conservé à la Chambre syndicale des typographes, était appelée en 1832 refugium Sarrasinorum, le compositeur qui n'avait pas commis de bourdon ou de doublon dans la semaine avait droit à un petit verre d'eau-de-vie qu'on lui versait consciencieusement et qu'il avalait de même.

L'apprenti est désigné quelquefois sous le nom ironique d'attrape-science. Vers 1840 on l'appelait aussi pâtissier, parce qu'on l'employait à faire du pâté, c'est-à-dire à trier les caractères mêlés et brouillés; à la même époque, d'après la Physiologie de l'imprimeur, les ouvriers lui donnaient le nom de cabot.

En Angleterre le Printer Devil, diable d'imprimerie, est le petit garçon chargé de porter et d'aller chercher les épreuves chez les auteurs; Douglas Jerrold, traduit dans les Anglais peints par eux-mêmes, pensait que ce nom pouvait dater de l'époque où l'imprimeur était un sorcier, un magicien, et que ce fut alors que ce petit garçon fut ainsi baptisé. Dans l'imprimerie, le diable est l'homme de peine; il n'y a pas d'occupation trop sale pour lui, pas de fardeau trop lourd pour ses forces, pas de course trop longue pour ses jambes; il doit courir, il doit voler; car c'est un axiome que le diable d'imprimeur est obligé de ne jamais marcher.

En France, l'apprenti imprimeur est le factotum des compositeurs; il va chercher le tabac et fait passer clandestinement la chopine ou le litre qui sera bu derrière un rang par quelque compagnon altéré. Il va chez les auteurs porter les épreuves, et fait en général plus de courses que de pâté. Quand il a le temps on lui fait ranger les interlignes ou trier quelque vieille fonte, ou bien encore il est employé à tenir la copie du correcteur en première, besogne pour laquelle il montre d'ordinaire une grande répugnance.

Si sa condition n'est pas très brillante, elle s'est pourtant bien améliorée depuis le commencement de ce siècle. L'auteur de la Misère des garçons imprimeurs, un certain Dufrêne, qui s'était fait une spécialité de décrire en vers très médiocres les misères des divers apprentis, nous a laissé une description des débuts d'un jeune compositeur vers 1710; bien que parfois chargée, elle présente des détails intéressants: Voici comment il est accueilli à son arrivée: Le prote «d'un air dur et rébarbatif» lui dit:

    —Est-ce vous qui venez ici comme apprentif?
    —Ouy, Monsieur. À ces mots la main il me presente
    Et me fait compliment sur ma force apparente.
    —Quel compère, dit-il, vous suffirez à tout,
    Et des plus lourds fardeaux seul vous viendrez à bout.
    Portez donc ce papier et le rangez par piles.»
    Moi, qui sens mon coeur faible et mes membres débiles,
    Je ne veux pas d'abord chercher à m'excuser,
    De peur que de paresse on ne m'aille accuser;
    Je m'efforce et ployant sous ma charge pesante,
    Chaque pas que je fais m'assomme et m'accravante;
    Je monte cent degrez chargé de grand-raisin.
    J'en porte une partie dans le haut magazin;
    Et pour le faire entrer dans une étroite place,
    Avec de grands efforts je le presse et l'entasse.
    N'ayant encore fait ma tâche qu'à demy,
    J'entends crier d'en bas: «Hola! donc! eh! l'amy!»
    Je descends pour savoir si c'est moi qu'on appelle.
    —Oui, dit le prote, il faut allumer la chandelle.
    —Où l'iray-je allumer?—Attendez, me dit-il,
    Je m'en vais vous montrer à battre le fusil.»
    En deux coups je fais feu.—Bon, vous êtes un brave;
    Bon coeur, vous irez loin. Descendez à la cave.
    Quand vous aurez remply de charbon ce panier,
    Vous viendrez allumer le feu sous le cuvier.

Après sa journée, l'apprenti va se coucher dans une espèce de soupente humide, espérant dormir tout son content; mais c'est une illusion qui dure peu:

    … Je commence à peine à sommeiller,
    Je n'ay pas fermé l'oeil, qu'il me faut me réveiller.
    Car j'entends tirailler une indigne sonnette,
    Qui de son bruit perçant ébranlant ma couchette,
    Me dit d'aller ouvrir la porte aux compagnons.
    Je saute donc du lit, et, marchant à tâtons.
    Souvent transi de froid, je tempête et je jure
    De ne pouvoir trouver le trou de la serrure…

Avec le jour l'ouvrage recommence pour l'apprenti, auquel on fait allumer le poêle, et l'on crie après lui parce qu'il s'y est pris maladroitement. Cette besogne faite, une autre l'attend:

    Le baquet put, dit l'autre, on dirait d'une peste.
    Nettoyez le dedans et vuidez l'eau qui reste…
    Le baquet plein, j'entends d'une voix de lutin
    Cinq ou six alterez crier: «D***! au vin!»
    L'un dit: «Je bus dimanche, au bas de la montagne,
    D'un vin qui sur ma foy vaut le vin de Champagne.»
    Si, sur un tel rapport, un autre en veut goûter,
    Fût-ce encore plus loin, il faut m'y transporter;
    Celui-ci veut du blanc, celui-là du Bourgogne.
    Si je tarde un peu trop, ils me cherchent la rogne.
    Sans songer que souvent, pour leurs demy-septiers,
    Il faut aller quêter chez dix cabaretiers.
    À l'un faut du gruyère, à l'autre du hollande;
    Un autre veut du fruit, faut chercher la marchande.
    Encore ont-ils l'esprit si bizarre et mal fait
    Qu'avec toute ma peine aucun n'est satisfait.
    Je ne réplique rien, mais dans le fond j'enrage
    De me voir accablé de fatigue et d'ouvrage.
    Et d'être à tous momens grondé mal à propos,
    Pendant que ces messieurs déjeunent en repos.

[Illustration: Apprenti imprimeur, d'après Ch. de Saillet (1842).]

Cet apprentissage était doux si on le compare à ce qui, d'après M. Salvadore Landi, se passait il y a cinquante ans en Italie: Il était facile à un enfant d'entrer dans une imprimerie: on ne lui demandait pas quelle instruction il avait. Ce n'était pas d'ailleurs un ouvrier, à peine une créature; c'était un instrument, une petite machine, de laquelle on exigeait tous les services, et auquel on faisait porter tous les fardeaux. S'il avait bonne volonté et s'il se mettait à lire rapidement les feuilles imprimées, on le mettait à la casse, et il s'appelait le stampatorino, mais c'était un titre assez vain, qui ne le dispensait pas d'accomplir des besognes pénibles, dont la plupart n'avaient rien de commun avec l'imprimerie. C'est ainsi qu'il était chargé d'aller le matin chercher chez le patron la clef de l'atelier et de la reporter le soir. Quand il avait ouvert l'atelier, il devait le balayer de fond en comble, ramasser les lettres tombées à terre et nettoyer les chandeliers; s'il manquait un homme on le mettait à rouler la presse. Du matin jusqu'au soir il devait être en tout point le serviteur des ouvriers et obéir à tous leurs caprices. Il avait beau faire de son mieux, il n'échappait pas aux reproches et aux mauvais traitements. Pour une erreur, pour une plainte, pour un mot de réplique ou de révolte, il était injurié et frappé. Si le manquement était plus grave, si envoyé en commission, il s'était trop attardé, à son retour il trouvait tout disposé pour ce que l'on appelait funerale solenne. Le prote, aposté à l'entrée, lui barbouillait la figure avec un torchon imbibé d'essence, et, armé d'une corde empruntée aux balles de papier, frappait à coups redoublés sur le maigre corps de l'enfant. Celui-ci poussait des cris désespérés, qui avaient fait donner à cette punition le nom de funérailles. Pour les ouvriers, la punition du pauvre apprenti était un passe-temps, un spectacle, une cérémonie divertissante. Au premier cri de la victime, il y avait dans tout l'atelier une explosion de gros rires, puis pour que les funérailles eussent plus de caractère, derrière les rangées de casses, les voix des ouvriers imitaient le son des cloches qui sonnent pour les morts en faisant entendre un din, don, don prolongé, qui croissait de ton à mesure que les cris du pauvre enfant devenaient plus aigus.

Les compagnons s'amusaient aussi aux dépens du nouveau venu, et il était l'objet de farces traditionnelles. À Genève, le 1er avril, on envoie un apprenti imprimeur bien novice demander la pierre à aiguiser le composteur, les gants en fer pour fondre les rouleaux ou des espaces italiques. À Troyes, on lui dit d'aller emprunter chez des confrères ou dans d'autres salles de la maison le marteau à enfoncer les espaces fines, la machine à cintrer les guillemets, le soufflet à gonfler le cylindre, les ciseaux à moucher les becs de gaz, l'écumoire à passer les gros points et autres ustensiles imaginaires.

«L'homme de conscience» est le compositeur payé à la journée et non aux pièces; on désignait sous le nom de «conscience» l'ensemble de ces ouvriers. Le Code de la Librairie (1723) dit que les protes et autres ouvriers travaillant à la semaine ou à la journée, qu'on appelait vulgairement travailleurs en conscience, ne pouvaient quitter leurs maîtres qu'en les avertissant deux mois auparavant, et s'ils avaient commencé quelque labeur, ils étaient tenus de le finir. De leur côté les maîtres ne pouvaient les congédier qu'en les avertissant un mois auparavant, si ce n'est pour cause juste et raisonnable. La sortie des ouvriers aux pièces était subordonnée à l'achèvement du labeur pour lequel ils avaient été embauchés, et sujette à un avertissement préalable de huit jours seulement.

En 1840, on désignait sous le nom d'ogres les compositeurs d'imprimerie qui travaillaient, dit Moisand, pour leurs enfants; ils étaient à la conscience.

«L'homme de bois» était, en 1821, celui qui, dans les imprimeries, rajustait les planches avec des petits coins en bois. D'après Boutmy, c'est une désignation ironique qui sert à désigner un ouvrier en conscience; elle s'applique à peu près exclusivement aujourd'hui à celui qui distribue, corrige et aide le metteur en pages.

Les caleurs ou goippeurs étaient ceux qui à chaque instant se dérangeaient de leur place pour admirer la beauté d'un animal quadrupède qui se promenait tranquillement sur les toits; ou bien, s'ils n'apercevaient pas de chat, ils allaient conter des piaux ou blagues aux autres caleurs, leurs amis; ceux-là travaillaient aux pièces, et on les payait seulement en raison de leur travail.

Quand l'ouvrier caleur ou trimardeur a roulé dans toutes les imprimeries de la capitale, et qu'il ne peut plus s'embaucher nulle part, il se met à faire un paquet de toute sa petite garde-robe (son Saint-Jean), et, un beau matin, il prend la barrière Saint-Denis, décidé à visiter la Picardie, la Normandie et autres pays s'il se plaît en province. Lorsqu'il arrive dans une ville quelconque, son premier soin est d'aller chez les imprimeurs demander du travail, mais, hélas! on n'a rien pour le moment, et notre héros prie le patron de vouloir bien lui permettre de visiter son atelier. À ses saluts réitérés, à son air confus, on le reconnaît de suite, et, avant qu'il n'ait dit un mot, le prote lui demande son livret, il le lit attentivement, puis il quitte sa place pour prier ses camarades de secourir notre infortuné sans ouvrage; bientôt on a ramassé cinq ou six francs que l'on remet au malheureux voyageur qui tire sa révérence avec un plaisir extrême, en assurant de sa reconnaissance éternelle. Quand il a parcouru un espace de deux cents lieues, il commence à se fatiguer de sa vie de coureur. il ne trouve pas toujours la passe que les ouvriers donnent aux compagnons sans ouvrage. Alors il revient à Paris, et retourne chez son ancien bourgeois le prier de le rembaucher, en promettant de devenir ogre, et en jurant que la province ne vaut pas Paris.

Il y avait en outre parmi les typographes des gens ayant des défauts de caractère ou des vices. Les gourgousseurs, dit Décembre-Alonnier, ont le caractère morose et grondeur, lisant assez volontiers leur copie à haute voix, sans s'inquiéter des récriminations de leurs voisins que cela empêche de travailler, et ils entremêlent leur lecture de réflexions ad hoc. Le gourgousseur est presque toujours en même temps chevrotin, c'est-à-dire irascible. Le fricoteur, le premier arrivé à l'imprimerie, passe rapidement en revue les casses des camarades qui travaillent sur le même caractère que le sien et prélève un impôt sur chacun. On l'appelle aussi pilleur de boites.

[Illustration: Habit d'Imprimeur en Lettres.]

La Physiologie de l'imprimeur dépeint le pressier comme un personnage à la figure bourgeonnée, à la taille petite, mais énorme, propriétaire d'un léger «extrait de barbe» ou commencement d'ivresse, qu'il espère couper bientôt par quelques petits verres de cognac, et qui a chez le marchand de vins une ardoise remplie. Les pressiers étaient désignés sous le nom d'ours. Ce terme est vraisemblablement ancien, la Misère des garçons imprimeurs «parle de cinq ou six malotrus ressemblant à des ours». Le mouvement de va-et-vient, qui ressemble assez à celui d'un ours en cage, par lequel les pressiers se portent de l'encrier à la presse leur a sans doute, dit Balzac, valu ce sobriquet. Lors de l'introduction des mécaniques ceux qui tournaient la manivelle étaient appelés écureuils. En revanche les ours ont nommé les compositeurs des singes, à cause du continuel exercice qu'ils font pour attraper les lettres (p. 31). Il y avait autrefois une sorte d'inimitié entre ces deux catégories, d'ailleurs très différentes, d'employés d'imprimerie.

Il est très rare, dit l'auteur de Typographes et gens de lettres, de voir un imprimeur s'aventurer dans l'atelier des compositeurs, à moins qu'il n'ait des formes à y porter; alors on peut être assuré qu'un dialogue dans le genre de celui-ci s'établit: «Ah! voilà Martin! monte à l'arbre!—Monte à l'arbre toi-même, mal appris!—Hé! là-bas, tâchons d'être poli!—Tu ne vois donc pas que c'est un ours mal léché!—Je te vas faire lécher ma savate; parce qu'on n'a pas reçu qué qu'indu…» Le bruit des composteurs frappant sur les casses et les rires couvrant la voix du malheureux, il descend auprès de son compagnon exhaler ce qui lui reste de mauvaise humeur. Il est juste de dire que quand un compositeur s'aventure aux presses, il est reçu avec la même déférence; pour le conducteur il en est de même.

Au siècle dernier et au commencement de celui-ci, les ouvriers de chaque imprimerie, compositeurs et pressiers, formaient entre eux, dans l'atelier, une petite société qui avait ses usages, ses règles, ses privilèges même, et à laquelle ils donnaient le nom de «Chapelle»; les adhérents étaient tout naturellement appelés chapelains. En dépit de son nom, la chapelle n'avait aucun caractère religieux. Elle n'était fermée à personne: pour devenir chapelain, il suffisait de verser en entrant dans l'atelier la somme fixée pour le droit d'admission, qui n'était que de trente sous, plus un autre droit prélevé sur la première banque ou paye du postulant, et qui se montait à neuf livres. Le règlement spécifiait, en outre de ces deux taxes obligatoires, bon nombre d'autres cas qui étaient un prétexte à la perception d'un droit ou d'une amende: L'apprenti qui débutait ou terminait son apprentissage et devenait ouvrier; le confrère qui se mariait; les ouvriers qui se querellaient, se battaient ou plaisantaient trop grossièrement; celui qui oubliait d'éteindre sa chandelle en quittant l'atelier à la fin de la journée, ou lorsqu'il s'absentait, ne fût-ce que pour quelques minutes; le sortier qui, pour faire pièce à l'imprimeur, mettait de l'eau sur la poignée du barreau ou de l'encre sur la manivelle d'une presse, etc., devaient tous payer une somme plus ou moins élevée, et le refus de verser entraînait la déchéance de tous droits dans le partage de la caisse. Les chapelains avaient une autre source de revenus dans les quêtes qu'il faisaient deux fois par an chez tous les auteurs ou clients en rapport avec l'imprimerie, en même temps que chez les fondeurs, fabricants de papiers, marchands d'encre, en un mot chez tous les fournisseurs; aux sommes ainsi perçues venaient se joindre trois exemplaires de chaque ouvrage composé et imprimé par eux, qui, sous le nom de copies de chapelle, leur étaient offerts par l'éditeur.

La veille de la Saint-Jean et de la Saint-Martin, le partage était fait entre tous les sociétaires, et le lendemain ils se réunissaient pour commencer la fête qui, généralement, se prolongeait, laissant plusieurs jours les rangs déserts et les presses silencieuses. Le bourgeois, ainsi qu'on appelait alors le patron, avait beau tempêter et gémir, il n'empêchait pas les chapelains de s'amuser le mieux et le plus longtemps possible. Les chapelles n'existent plus dans les imprimeries actuelles.

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