Les aventures du capitaine Magon: ou une exploration phénicienne mille ans avant l'ère chrétienne
The Project Gutenberg eBook of Les aventures du capitaine Magon
Title: Les aventures du capitaine Magon
Author: David-Léon Cahun
Illustrator: Paul Philippoteaux
Release date: September 18, 2022 [eBook #69007]
                Most recently updated: October 19, 2024
Language: French
Original publication: France: Librairie Hachette et compagnie, 1891
Credits: Aurēliānus Agricola
Les Aventures du Capitaine Magon
Ouvrages du même auteur
publiés par la librairie Hachette et cie
La bannière bleue. Aventures d’un musulman, d’un chrétien et d’un païen à l’époque des croisades et de la conquête mongole. 1 vol in-8º jésus avec 73 gravures d’après J. Lix, et une carte en couleurs. Broché, 7 fr. ; cartonné 10 fr.
Les pilotes d’Ango. 1 vol in-8º raisin avec 45 gravures d’après Sahib. Broché, 2 fr. 60 ; cartonné, 3 fr. 90.
Les mercenaires. 1 vol in-8º raisin avec 54 gravures d’après Fritel. Broché, 4 fr. ; cartonné, 6 fr.
3122. — Imprimeries réunies, A, rue Mignon, 2, Paris.
Léon Cahun
Les Aventures du Capitaine Magon ou une Exploration Phénicienne mille ans avant l’ère chrétienne
Ouvrage illustré de 72 gravures dessinées sur bois
par P. Philippoteaux
Troisième édition
Paris
Librairie Hachette et cie
79, Boulevard Saint-Germain, 79
1891
Droits de reproduction et de traduction réservés
Table.
Les Aventures du Capitaine Magon
I
Pourquoi Bodmilcar, marin de Tyr, détesta Hannon, scribe de Sidon.
En l’année troisième de son règne, Hiram[1], roi de Tyr, me fit venir, moi marin de la ville des pêcheurs, de Sidon[2], la métropole des Phéniciens*. Ayant appris mes voyages, et comment j’avais été à Malte la Ronde, et à Botsra[3] fondée par les Sidoniens, que les Tyriens appellent aujourd’hui Carthada[4], et jusqu’à la lointaine Gadès, sur la terre de Tarsis[5], le roi Hiram me connaissait pour un marin expérimenté. L’astre de Sidon déclinait. Tyr couvrait la mer de ses vaisseaux et la terre de ses caravanes. Les Tyriens avaient fondé la monarchie, et leur roi gouvernait, avec l’aide des suffètes[6], nos autres villes phéniciennes ; la fortune de Tyr croissait sans cesse et beaucoup de marins et de marchands de Sidon, de Guébal, d’Arvad et de Byblos se mettaient au service des puissantes corporations tyriennes.
Hiram m’apprit que son allié et ami David, roi des Juifs, rassemblait des matériaux pour construire, en sa ville de Jérusalem, un temple à son Dieu, que les enfants d’Israël appellent Adonaï ou Notre Seigneur. Il me proposa d’équiper des navires pour le compte du roi David, et de faire, à sa solde, le voyage de Tarsis, afin d’en rapporter de l’argent et des objets rares et précieux, nécessaires à l’ornement du temple projeté.
Ayant le désir de revoir Tarsis et les pays de l’Ouest, j’acceptai les offres du roi Hiram et je lui dis que j’étais prêt à partir, dès que j’aurais rassemblé mes matelots, construit et équipé mes navires.
Il me restait deux mois jusqu’à la fête du Printemps, époque de l’ouverture de la navigation. Ce temps me suffisait pour mes préparatifs ; comme le roi me demandait d’aller d’abord à Jaffa, port peu distant de Jérusalem, pour recevoir les instructions du roi David, je n’avais à m’occuper que des navires et des matelots, comptant faire les approvisionnements et recruter des gens de guerre dans la fertile et belliqueuse Judée.
Le roi fut très-content de mon acceptation. Il me fit immédiatement délivrer par son trésorier mille sicles d’argent[7] pour mes premiers frais et donna l’ordre aux gouverneurs des arsenaux de me remettre le bois, le cuivre et le chanvre que je leur demanderais.
Après que j’eus pris congé de lui, je retrouvai à la porte de son palais mon scribe Hannon et Himilcon le pilote, qui avait toujours navigué avec moi dans mes précédents voyages. Tous deux m’attendaient, assis sur le banc qui est à côté de la grande porte, impatients de savoir pourquoi le roi de Tyr nous avait fait venir tous trois de Sidon et pensant bien qu’il s’agissait de navigation à entreprendre et d’aventures à courir. A la vue de mon air joyeux, Hannon s’écria :
« Maître, le roi a dû te donner ce que ton cœur désire.
— Et que penses-tu que mon cœur désire ? lui dis-je.
— Un navire pour remplacer celui que tu as perdu sur les écueils de la grande Syrte, des marchandises pour le charger, qu’est-ce qu’un enfant de Sidon peut souhaiter de plus ?
— Tu as raison, Hannon, et nous allons tous trois au temple d’Astarté[8] remercier la déesse du bienfait qu’elle nous envoie par la main du roi et lui demander sa protection, pour bien construire les navires qui nous porteront à Jaffa d’abord et ensuite à la lointaine Tarsis.
— Tarsis ! s’écria Himilcon en levant au ciel son œil unique, car il avait perdu l’autre dans un combat ; Tarsis ! O dieux Cabires[9], vous que je contemple la nuit quand je reste assis sur l’avant de mon vaisseau, dieux Cabires qui guidez la proue des navires sidoniens, il me reste vingt sicles d’argent, je veux les dépenser à vous offrir un sacrifice. Si je puis retrouver en Tarsis le coquin qui m’a crevé l’œil avec sa lance, — maudit soit-il ! — et le chatouiller sous la côte avec la pointe d’une bonne épée de Chalcis, je vous sacrifierai un bœuf plus beau qu’Apis, le dieu des Égyptiens imbéciles.
— Et moi, dit Hannon, il me suffira de vendre aux sauvages de Tarsis assez de mauvais vin de Judée et de pacotille de Sidon et d’en retirer assez de bel argent blanc. Je me ferai bâtir un palais au bord de la mer, j’aurai un navire de plaisance en bois de cèdre avec des voiles de pourpre et je passerai le reste de ma vie en festins et en réjouissances.
— D’ici au jour où tu bâtiras ton palais, lui répondis-je, nous coucherons encore plus d’une fois sous le ciel froid de l’Ouest, et d’ici au jour où nous mangerons tes festins, nous avalerons encore plus d’un mauvais repas.
— Nous n’aurons que plus de plaisir à nous le rappeler, reprit Hannon, et d’agrément à le raconter, quand nous serons assis, dans des fauteuils ornés de peintures, une table en bois précieux entourée de joyeux convives, qui oublieront de manger en écoutant le récit des choses extraordinaires que nous aurons vues. »
Tenant ces propos, nous arrivâmes au bois de cyprès où le temple d’Astarté élève son toit couvert de tuiles d’argent. Le soleil était près de finir sa course et ses rayons obliques faisaient étinceler le sommet des colonnes peintes et chargées de dorures qui soutiennent le faîte du temple. Des essaims de colombes consacrées à la déesse voltigeaient dans le bois sacré, ou se posaient sur les barreaux dorés qui joignent les colonnes entre elles. Des groupes de jeunes filles vêtues de robes de lin brodées de pourpre et de fils d’argent, la tête couverte de longs voiles de pourpre lamée d’argent et frangée, venaient, des pommes de grenade à la main, sacrifier à la dame Astarté ou se promener dans ses jardins. De la porte ouverte du temple s’échappait, en joyeuses bouffées, le bruit des sistres, des flûtes et des tambourins que les prêtres et les prêtresses sonnaient en l’honneur de la déesse. Cette musique, se mêlant au roucoulement des colombes, aux voix et aux rires joyeux de toutes ces jeunes femmes, formait un murmure confus et doux, un murmure délicieux à l’oreille de gens de mer comme nous, habitués au grondement des flots, aux craquements du navire et au sifflement du vent dans les cordages.
J’allai avec Himilcon lire sur la tablette qui est entre les pieds d’une grande colombe de marbre, à droite de la porte d’entrée du temple, le tarif des sacrifices. Comme je venais de choisir une oblation de fruits et de gâteaux, qui ne coûte qu’un sicle, et que je me retournais pour appeler Hannon, je me heurtai contre un homme vêtu d’un costume de marine sale et râpé, qui marchait précipitamment en maugréant entre ses dents.
« Baal Chamaïm, seigneur des cieux ! m’écriai-je, n’est-ce pas Bodmilcar le Tyrien ? »
L’homme s’arrêta, me reconnaissant aussi, et nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre. Bodmilcar était mon plus vieux compagnon ; il avait commandé un navire à côté de moi en maintes occasions, faisant la guerre ou le commerce. Himilcon le reconnut aussi, et tous deux nous pleurâmes à son cou, le voyant en si triste équipage.
« Quel mauvais sort as-tu rencontré, lui dis-je, que je te trouve en kitonet[10] déchiré, toi qui possédais deux gaouls[11] et quatre galères sur le port de Tyr ?
— Que le Moloch[12] confonde les Chaldéens ! s’écria Bodmilcar ; que Nergal[13], leur dieu à face de coq, les brûle et les rôtisse ! J’avais la plus belle cargaison d’esclaves que jamais gaoul tyrien ait portée dans son entrepont ; j’avais des hommes du Caucase forts comme des bœufs et des filles de la Grèce souples comme des joncs ; j’avais des cuisiniers, des coiffeuses et des musiciennes de Syrie ; j’avais des paysans de Judée habiles à cultiver le froment et la vigne....
— Où sont-ils, Bodmilcar ? interrompis-je. Combien de sicles t’ont-ils rapportés ?
— Où ils sont ? Combien ils m’ont rapporté ? Ils sont sur le marché de quelque ville des Chaldéens maudits, de l’autre côté de Rehoboth ; et ils m’ont rapporté des coups et des horions dont j’ai encore la tête endolorie et les côtes moulues. Si le suffète amiral ne m’avait donné quelques zeraas[14] pour soulager ma détresse, je n’aurais pas eu un morceau de pain à me mettre sous la dent depuis trois jours que je suis arrivé en cette ville de Tyr. J’ai les pieds engourdis d’avoir tant marché pour y venir.
— Marché ? dit Himilcon attendri. Tu n’as pas même trouvé une barque pour voyager jusqu’ici ?
« Les Chaldéens avaient oublié de me fouiller, dit-il, et de m’attacher. Or, la première nuit sans lune, comme je racontais aux deux coquins qui veillaient sur moi l’histoire des serpents de la Libye et des hommes de Tarsis qui ont la bouche au milieu de la poitrine et les yeux au bout des mains, et comme ils écoutaient mes mensonges bouche béante, je profitai du moment où ils étaient sans défiance pour éventrer l’un, couper la gorge à l’autre et prendre la fuite. Les niais ont perdu ma trace, si bien que me voilà, et quant à eux, que Moloch les écrase ! Mais que vais-je devenir maintenant ? Qui sait si je ne serai pas forcé de m’engager comme pilote, ou même comme matelot, sur quelque navire tyrien ?
— Non ! m’écriai-je, ami Bodmilcar, non, grâce la protection d’Astarté, qui t’envoie à moi en ce jour heureux. J’ai l’ordre d’équiper des navires pour Tarsis, je suis le chef de cette flottille, et je te prends pour mon second. Himilcon est mon pilote, tu le connais ; et voici mon scribe Hannon, qui, devant la déesse, va rédiger immédiatement l’acte qui doit être fait entre nous pour cette expédition.
— Que les dieux te protégent, ami Magon ! merci, frère ! s’écria Bodmilcar. Si les Chaldéens ne m’avaient tant battu, je leur rendrais grâce volontiers pour le plaisir qu’ils me donnent de faire ce voyage avec toi. A nous deux avec Himilcon, plaise à Melkarth que nous ayons un bon navire, et le bout du monde ne sera pas trop loin pour nous. »
Cependant Hannon, qui nous avait rejoints, tira de sa ceinture son écritoire de cuivre. Il l’ouvrit et en sortit une feuille toute blanche de papyrus d’Égypte, du noir, des calames[15], une pierre à broyer, et, s’asseyant sur les marches du temple, rédigea l’engagement qui nous liait ensemble, moi Magon comme amiral, Bodmilcar comme vice-amiral et Himilcon comme chef des pilotes. Chacun de nous cacheta de son sceau, excepté Bodmilcar, qui, en voulant machinalement prendre le sien, se rappela que les Chaldéens le lui avaient volé. Mais je lui donnai immédiatement vingt sicles pour s’en acheter un autre et s’habiller de neuf ; puis, ayant fait une oblation de fruits et de gâteaux à la dame Astarté, nous partîmes joyeusement, Himilcon et moi, pour le port de guerre, où notre navire léger, le Gaditan, nous attendait à quai.
Le lendemain, de bon matin, nous nous répartîmes la besogne. J’avais le plan de mes navires dans la tête et je le dessinai immédiatement sur une feuille de papyrus. Je gardais mon Gaditan comme bâtiment léger. Je résolus de construire un gaoul, ou transport rond marchant à la voile, pour porter les marchandises, et deux barques[16] pour le service du gaoul, que son grand tirant d’eau empêche d’approcher de terre. Je choisis pour bâtiments d’escorte et de combat deux grandes galères à deux ponts et à cinquante rameurs[17], telles qu’elles viennent d’être récemment inventées à Sidon. Les Tyriens avaient déjà dans leur port de guerre trois galères amirales taillées sur ce modèle, navires rapides, tirant peu d’eau, marchant à la voile et à la rame, doublés de cuivre, armés d’un puissant éperon et propres à la bataille comme à l’exploration.
Je désignai pour matériaux le bois de cèdre pour la quille et les flancs, le chêne qui vient de Bazan, en Judée, pour la mâture et les avirons. Au lieu de faire tisser ma voilure en roseaux de Galilée, à l’ancienne mode, ou en fibres de papyrus, je pris notre magnifique chanvre de Phénicie, que les gens d’Arvad et de Tyr savent aujourd’hui si bien filer et serrer en trame solide. C’est en chanvre aussi que je décidai de faire faire tous mes cordages. Je trouvai dans l’arsenal une immense quantité de cuivre et un peu de ce bel étain blanc que les Celtes tirent d’îles lointaines du nord-ouest. Ces îles sont restées inconnues jusqu’à mon voyage, et je puis dire que par leur découverte j’ai enrichi les Phéniciens autant qu’ils le furent il y a deux cents ans par la découverte des mines d’argent de Tarsis. J’avais pensé depuis longtemps à renforcer de cuivre la quille et les flancs immergés des navires, comme on fait pour les éperons. La solidité du vaisseau est ainsi augmentée et le bois pourrit moins vite à la mer. Je résolus donc de revêtir les éperons de mes galères d’un alliage de cuivre durci par de l’étain et de doubler la quille et les flancs des quatre bâtiments avec des lames de cuivre forgé. Je renonçai au cuivre de Chypre comme étant trop mou et spongieux et à celui du Liban comme trop cassant ; le métal ferme et ductile de la Cilicie me convenait le mieux, et Khelesbaal, le fameux fondeur tyrien, se fit fort de m’en forger des plaques de trois coudées[18] de long sur deux de large.
Pour tous ces travaux, le roi avait mis deux cents ouvriers à ma disposition. Je me logeai, avec mes trois amis, dans une maison qui faisait le coin de la rue des Calfats, juste en face de l’Arsenal, pour être mieux à même d’y surveiller les travailleurs, que je pouvais très-bien voir à leurs chantiers du haut du quatrième étage que mon hôte m’avait loué. Himilcon et Hannon s’occupèrent plus spécialement de réunir les marchandises de troc, dont je fis écrire la liste par Hannon, et Bodmilcar, vaguant sur le port avec deux de mes matelots, recruta quelques bonnes acquisitions pour l’équipage parmi les gens de mer désœuvrés qu’on voyait flâner sur les dalles des quais, le bonnet sur les yeux et le nez en l’air, la recherche d’un engagement.
Le premier jour du mois de Nissan[19], vingt-huit jours après le commencement de mes travaux, comme je rentrais à la maison pour prendre le repas du soir, voilà que je trouvai tout le monde en dispute.
« Qu’y a-t-il, demandai-je en entrant, et qui sème la discorde ici ?
— Je dis à Bodmilcar, répondit Hannon, qu’il a la cervelle d’un bœuf et la bonne grâce d’un chameau de la Bactriane.
— Me laisserai-je ainsi traiter par cet adolescent ! s’écria Bodmilcar en colère, par un marin d’eau douce qui gémira comme une femme au premier coup de vent et qui pleurera en redemandant la terre ? par une tortue de jardins qui n’a jamais vu le danger et qui a vécu entre la robe des femmes et l’écritoire des bavards ?
— Sans doute, dit tranquillement Hannon, je n’ai pas eu comme toi l’avantage d’être battu par les Chaldéens et rossé par mes propres esclaves. Mais je suis dans ma vingtième année, et le jour où tu me verras avoir peur à la mer, je t’autorise à m’y jeter comme une sandale usée. J’ai déjà navigué jusqu’à Kittim[20] et jusque chez les Ioniens, dont je connais la langue mieux que toi, soit dit en passant.
— Je te défends de parler des Ioniens, cria Bodmilcar furieux, ou je te casse bras et jambes. »
Disant cela, il mit la main à son couteau ; mais Hannon, sans reculer, saisit une grande cruche qui se trouvait au milieu de la table.
Ne renverse pas le nectar[21] ! exclama Himilcon, se précipitant entre eux les bras levés. Ne renverse pas ce qui reste de nectar dans cette cruche, excellent Hannon !
J’arrêtai le bras de Bodmilcar et lui fis rengainer son couteau, pendant qu’Himilcon s’emparait de la cruche de vin et allait la déposer précieusement dans un coin.
« Voyons, dis-je aux adversaires, il ne faut ni vous tailler les côtes, ni vous fendre la fête. Vous êtes Phéniciens, vous êtes marins, vous faites partie d’une même expédition sous mes ordres ; il faut vivre ensemble comme des amis, ou je me mettrai contre le premier qui troublera la paix, aussi vrai que Moloch luit sur nous. D’abord, qu’avez-vous à brouiller d’Ioniens ensemble, et qu’est-ce que les Ioniens viennent faire ici ? »
Hannon vint à moi les deux mains ouvertes, et me dit :
« Je suis fâché d’avoir fait de la peine à Bodmilcar, qui est ton ami, et qui a le pouvoir de me donner des ordres. Ce que j’en ai dit était en plaisantant.
Allons, Bodmilcar, dis-je à mon tour, tu dois traiter Hannon en frère tant que tu n’as pas à lui commander sur la flotte. Que t’a-t-il dit de si grave ? »
Bodmilcar, tortillant sa barbe, me répondit, sans regarder Hannon :
« J’avais une jeune Ionienne parmi mes esclaves, et je la pleure tous les jours, car je voulais la prendre pour femme et en faire l’honneur de ma maison, quand les Chaldéens me l’enlevèrent. Voici maintenant qu’Hannon, à qui je l’ai raconté, me dit des paroles de raillerie et me couvre de confusion, proclamant que l’Ionienne m’a vu de mauvais œil et a suivi volontairement les Chaldéens, plutôt qu’un maître comme moi. Je me suis irrité : n’ai-je pas eu raison ?
— J’ai peut-être parlé inconsidérément, répliqua Hannon, mais que Bodmilcar me pardonne. Qu’ai-je dit autre que son âge et sa figure n’étaient plus pour une jeune fille et que les Ioniennes préféraient l’odeur des aromates et des fleurs à celle du goudron ?
— Tu as eu tort, dis-je sévèrement à Hannon, bien que l’irritation de Bodmilcar à propos des plaisanteries qu’on faisait sur sa figure et sa rudesse me donnât envie de rire. Faites votre paix, buvez ensemble une coupe de vin, et n’en parlons plus.
— Bien volontiers, Bodmilcar, s’écria Hannon allant à sa rencontre, et qu’Astarté la jolie, la chère dame Astarté me confonde, si jamais je plaisante encore ta barbe grise ! »
Bodmilcar lui toucha les deux mains d’un air contraint et Himilcon rapporta la cruche, voyant qu’elle ne courait plus de danger. A partir de ce moment, il ne fut plus question d’Ionienne ni de querelle. Seulement je crus remarquer que Bodmilcar gardait rancune à Hannon, évitant de lui parler autant que possible.
Huit jours après cette dispute, j’étais à l’arsenal en train de choisir des cordages pour mon gréement, quand Himilcon accourut, me disant qu’un serviteur du roi demandait à me parler. J’allai à sa rencontre et je vis un grand eunuque syrien, les cheveux frisés, des anneaux d’or aux oreilles, la figure fardée et vêtu d’une longue robe brodée, à la mode de son pays. Cet officier tenait à la main une longue canne terminée par une pomme de grenade en or et parlait en grasseyant et d’un ton languissant.
« Tu es le capitaine marin Magon, le serviteur du roi ? me dit-il en me toisant.
— Je le suis, répondis-je.
— Je suis Hazaël, de sa maison, continua l’eunuque, et voici l’anneau avec le cachet royal pour qu’on m’obéisse. Je viens voir les navires que tu construis et donner mes ordres pour mon installation et celle d’une esclave que le roi me charge de conduire auprès du grand Pharaon d’Égypte. Tu dois te rendre auprès de ce souverain et lui remettre cette esclave après ton voyage à Jérusalem : voilà ce que dit le roi.
— Quelle installation ? dis-je, étonné. Un navire est un navire, et chaque chose, chaque homme embarqué, a sa place désignée par le capitaine et le pilote.
— Oh ! reprit l’eunuque, il faut que l’esclave du roi ait un logement séparé, ainsi que moi, avec des tentures et des tapis. Nous ne pouvons coucher grossièrement, comme les gens de mer, et vivre en contact avec des matelots goudronnés. »
Il me prit une forte envie d’envoyer l’eunuque Hazaël s’allonger sur un monceau de tessons de tonneaux qui se trouvait par là, pour voir s’il s’y jugerait couché mollement, mais je me contins, et je lui répondis :
« Si tout se borne à faire une cloison dans un coin de l’entrepont, ou bâtir sur le pont une cahute de planches, cela m’est indifférent. Je m’arrangerai pour la disposer de façon que cela ne gêne pas la manœuvre, et tu pourras la radouber, la gréer, la calfater, la tendre à ton aise. Par les gros temps, quand nous embarquerons de la lame, tes belles tentures seront perdues, et voilà tout. C’est ton affaire.
— Je veux deux chambres de douze coudées de long sur six de large, avec six siéges en bois de santal incrustés d’ivoire, des lits en marqueterie, des fenêtres encadrées.....
— Oh ! interrompis-je, tu y mettras tout ce que tu pourras y faire tenir et tu l’arrimeras de façon que le roulis y mette le moins de désordre possible. Mais pour la grandeur des cabines et leur emplacement, moi seul j’ai à la fixer, car à mon bord c’est moi seul qui commande, après les dieux. Par ainsi, tu diras au roi que l’installation de l’esclave et la tienne seront bien disposées par son serviteur et tu ne te mêleras plus de m’ordonner comment je dois l’entendre. »
L’eunuque me regarda, surpris de ma hardiesse, mais il vit bien à mon air que je ne me laissais pas troubler sur mon terrain. Il balbutia donc quelques paroles pour me recommander de tout arranger au mieux et s’en alla d’un pas nonchalant, en négligeant de me saluer. Je le suivis des yeux un instant, puis je dis à Himilcon, qui avait tout entendu :
« Voilà un homme qui nous causera des embarras, ou je me trompe fort.
— Celui-là ? s’écria Himilcon, ce chien fardé et frisé ? Je le tremperai plutôt dans l’eau la tête la première et je l’y laisserai de Jaffa à Tarsis. Sommes-nous des chiens, capitaine, pour nous laisser pourchasser par un être pareil ?
— Bah ! dis-je, le Moloch luit pour tous, et Astarté protége les marins de Sidon. Une fois sur l’eau salée, nous verrons. Je redoute seulement les colères de Bodmilcar et les plaisanteries d’Hannon.
— Bodmilcar sera sans doute sur le gaoul, reprit Himilcon, et Hannon avec nous, sur l’une des galères ?
— Oui, je l’ai décidé ainsi, pour les tenir séparés l’un de l’autre. Pour l’eunuque et l’esclave, je ne sais si je dois les mettre sur le gaoul, où j’aurais plus de place pour installer deux cabines, ou bien sur notre galère, où je serai mieux pour veiller sur eux.....
— Une esclave, un eunuque ! s’écria Hannon qui arrivait, un grand rouleau de papyrus à la main ; j’en fais mon affaire. Ne t’embarrasse pas autrement de leur garde ; je les prends dans mes bagages. Le soin des esclaves femelles et des eunuques est expressément dévolu aux scribes, et je connais les paroles magiques qui conjurent l’esprit capricieux des unes et la mauvaise humeur des autres, ayant quelque peu étudié pour être prêtre, ou tout au moins magicien.
— Non, lui répondis-je ; c’est un présent du roi pour le Pharaon ; c’est l’affaire des magiciens d’Égypte de les conjurer. En attendant, c’est moi qui les garderai en cage.
— Alors, dit Hannon en riant, je renonce à leur enseigner l’éloquence, la calligraphie et la versification et je me rabats sur ma comptabilité. Voici donc ces papyrus, sur lesquels j’ai inscrit le décompte de la solde de nos matelots et rameurs, ainsi que la liste des objets de troc que nous avons achetés jusqu’au présent jour. »
Le talent[22] du roi se trouvait de beaucoup dépassé : j’avais dit à Hannon de ne pas s’en inquiéter, attendu que le roi m’avait recommandé lui-même d’acheter sans crainte, et qu’il me donnerait l’argent au fur et mesure de mes besoins. J’envoyai donc Hannon chez lui, pour lui porter mes comptes et lui demander des fonds, qui me furent généreusement accordés. Puis j’allai m’occuper avec Himilcon de faire poser aux flancs de mes navires des planchers en sapin de Scénir[23] et de faire gréer pour mes mâts en chêne un peu lourd, des vergues en bois de cèdre plus léger. Ma construction avançait à souhait.
Le Gaditan était déjà entièrement réparé et renouvelé. J’avais fait peindre en rouge la tête de cheval de l’avant et je lui avais fait mettre de grands yeux en émail. Les bordages étaient peints pareillement en rouge et se détachaient sur les flancs noirs. Douze boucliers en bronze poli, ornés au Centre d’un grand soleil de cuivre rouge, étaient suspendus en dehors des bordages. Je fis conduire le navire en grande pompe, au son de la trompette et des cymbales, dans le bassin du port de guerre. Le suffète amiral m’avait prêté, pour la circonstance, une voile de parade en pourpre ; douze matelots armés, la lance au poing, se tenaient derrière chaque bouclier ; vingt-deux rameurs, maniant leurs avirons en cadence, faisaient glisser rapidement le navire sur l’eau ; le pilote Gisgon, maniant habilement son aviron de barre, se tenait penché à l’arrière, les yeux fixés sur Himilcon qui, debout à l’avant, lui indiquait du geste les détours à faire ; et moi, avec Bodmilcar et Hannon, superbement vêtus, nous étions au sommet de la poupe, jouissant de ce spectacle et de l’admiration des marins, debout sur les quais, sur les bordages des navires, sur les terrasses des arsenaux, des cales, des magasins et du palais Amiral. Le suffète amiral nous regardait lui-même, assis sous la grande porte de son palais, en haut de l’escalier qui descend à son embarcadère privé, et il se montra si satisfait de l’aspect de notre Gaditan qu’il nous fit inviter, dès que notre navire fut à quai, à le visiter dans son palais et à souper avec lui. Il envoyait aussi un mouton, une grande jarre de vin, deux paniers de pain, deux paniers de figues et de raisins secs, et douze fromages, pour régaler nos matelots.
Nous nous rendîmes au palais, et, passant par les escaliers étroits et les corridors sombres de la tour de l’Est, nous arrivâmes dans la grande salle ronde au dôme élevé de laquelle est suspendue une lampe de cuivre. Le suffète amiral nous complimenta, et, apprenant que dans dix jours nous serions prêts à appareiller, il m’autorisa à choisir, dès le lendemain, des armes à l’arsenal de guerre pour tout mon monde.
En sortant, à la nuit, du palais du suffète, nous descendîmes dans notre barque, au bas du propre embarcadère amiral, pour retourner à terre ; mais Bodmilcar était si enchanté du Gaditan qu’il ne voulut pas nous suivre et préféra coucher à bord. Pendant que la barque filait silencieusement sur les eaux du canal, entre l’île et la terre ferme, Hannon se mit à chanter.
« Qu’est-ce que tu chantes là, lui dis-je, étonné ?
— Je chante en ionien ; ne le comprends-tu pas ?
— Pas grand’chose ; j’ai peu navigué de ce côté. Tu n’en finiras donc pas avec tes Ioniens ?
— Bodmilcar n’est pas ici pour maugréer à propos de sa femme future, et l’esclave du roi n’est pas encore à bord pour que mes chansons lui troublent la tête.
— Comment sais-tu qu’elle est Ionienne ? remarquai-je, fort surpris. Je ne t’en ai rien dit, je n’en sais rien moi-même. »
Hannon se mit à rire et ne répondit pas. J’insistai.
« L’eunuque Hazaël est un bavard, me dit-il.
— Tu l’as donc vu ?
— En allant chez le roi demander de l’argent.
— Et il t’a parlé de l’esclave que nous devons emmener ?
— Tant que j’ai voulu. J’ai pu savoir qu’elle avait été achetée à des marchands chaldéens, qu’elle avait été enlevée de son pays par un pirate tyrien, et beaucoup d’autres choses encore.....
— Que je te défends de dire à Bodmilcar, interrompis-je. Allons, décidément, je logerai l’esclave et le maudit eunuque sur ma propre galère, ou sans cela il pleuvra des discordes. Enfin, tu vas me promettre de tenir ta langue, toi, Hannon, et toi, Himilcon, aussi.
— Moi, déclara Himilcon, j’ai tant pêché de poissons dans ma vie que je suis devenu muet comme eux.
— Et moi, dit Hannon, si j’en dis un mot dès que nous serons en Égypte, je me coupe la langue et je cours me faire prêtre d’Horus, dieu du silence.
— Tais-toi du moins jusqu’à ce que nous soyons en Égypte, repris-je, et que je sois débarrassé de mes incommodes passagers. Voilà ce que je te demande.
— Je le promets, capitaine, répondit Hannon, et je te jure d’obéir fidèlement à tout ce que tu me commanderas. »
Là-dessus nous débarquâmes et notre conversation se termina, Les jours suivants, nous avions tant à faire qu’il ne fut plus question de rien ; nous n’avions pas le temps de causer.
Je surveillai le tissage de mes voiles suivant les règles qu’inventa la déesse Tannat[24] ; je fis tresser et goudronner nos cordages ; je plaçai les bancs de mes rameurs, en les disposant de telle façon qu’il n’y eût que la largeur de la main d’intervalle entre le siége du rameur du banc supérieur et la tête du rameur du banc inférieur. Je renforçai mes mâts et mes vergues d’anneaux de cuir de bœuf disposés à intervalles égaux, et enfin je revêtis la coque des navires de plaques de cuivre battues au marteau et retenues par des boulons de bronze. Jamais plus fiers vaisseaux n’avaient flotté sur la Grande Mer[25].
- 1. Hiram Ier régna de 930 à 947.
 - 2. Sidon, ou plutôt Tsidon, signifie la pêche en phénicien.
 - 3. Botsra, d’où Byrsa, la citadelle.
 - 4. Carthage, Kart-Khadecht, la ville neuve.
 - 5. Tarsis, d’où le Tartessos des Grecs, l’Espagne.
 - 6. Suffète ou choupheth (au pluriel chophethim), magistrature phénicienne et hébraïque, qui précéda la monarchie. Chez les Phéniciens, les suffètes persistèrent côté des rois.
 - 7. Le sicle* d’argent est monnaie étalon phénicienne. Il vaut environ 3 fr. 50. L’argent est à l’or comme 1 à 10.
 - 8. Astarté, l’Aphrodite des Grecs. C’est la déesse de la mer et de la navigation, la divinité nationale des Sidoniens.
 - 9. Les Cabires, dieux protecteurs de la navigation. Ce sont les étoiles du Chariot. Le huitième Cabire est la Polaire, que les Grecs appelaient la Phénicienne.
 - 10. Kitonet, la tunique courte, vêtement national des marins phéniciens.
 - 11. Gaoul*, navire rond, navire de commerce.
 - 12. Baal Moloch, le dieu Soleil.
 - 13. Nergal, dieu du feu et de la guerre chez les Chaldéens. Il est représenté avec une tête de coq.
 - 14. Petite monnaie de cuivre.
 - 15. Plumes de roseau
 - 16. Barca* en phénicien.
 - 17. Le vaisseau sidonien par excellence. Voir, pour tous ces détails de construction de navire, les notes à la fin du volume.
 - 18. La coudée ordinaire vaut 0m,479.
 - 19. Mars-avril
 - 20. Le Citium classique, colonie phénicienne de l’île de Chypre.
 - 21. Nectar ou Nector, vin sucré et parfumé chez les Phéniciens. Les Grecs en ont fait la boisson des dieux.
 - 22. Mille sicles.
 - 23. Dans le Liban. Aujourd’hui, Djebel Sannin.
 - 24. La Tannith égyptienne. Suivant la légende des Phéniciens, c’est elle qui aurait inventé la voile.
 - 25. Iam Gadal, la Grande Mer, la Méditerranée.
 
II
Du sacrifice que nous fîmes à Astarté et de notre départ.
L’avant-veille de la fête de la Navigation[1], nos navires étaient complétement terminés sur chantiers et en trois heures de travail ils furent mis à l’eau.
Les deux galères mesuraient soixante-douze coudées ordinaires de long, soit soixante-deux coudées sacrées sur dix-sept coudées ordinaires de large. Le gaoul, dont la quille était faite d’un seul tronc de cèdre, mesurait soixante-sept coudées de long sur vingt coudées de large ; il était à trois ponts et avait deux bancs de rameurs ; la distance de ses ponts était de quatre coudées, l’élévation totale au milieu, au-dessus de l’eau, de douze coudées, et l’avant comme l’arrière de seize coudées. Les deux galères, deux rangs de rameurs, deux étages, s’élevaient de huit coudées au-dessus de la flottaison, à pleine charge. Elles avaient place chacune pour cent cinquante matelots et cinquante rameurs. Mais je n’avais encore pour elles deux que deux cents matelots, comptant recruter en route une centaine d’hommes d’armes et archers qui pourraient aussi aider à la manœuvre. Les cent cinquante matelots et rameurs du gaoul étaient au complet, ainsi que les trente-sept hommes du Gaditan et les huit hommes des deux barques. Chacun des navires, sauf naturellement les deux barques auxquelles on donnait la remorque, avait deux pilotes, l’un pour l’avant, l’autre pour l’arrière, Himilcon restant pilote en chef ; et au sommet de chacun des mâts était une guette en bois de sapin de Scénir, pour placer une vigie. Les sabords des rameurs s’ouvraient à égales distances et tous les navires étaient soigneusement calfatés, goudronnés et peints en noir avec des bordages rouges. Sur les listes que chacun des capitaines avait entre les mains, Hannon avait inscrit les rôles des équipages, la place de chaque objet du gréement de rechange et celle de chaque colis ou ballot de la cargaison. Tous les objets usuels, armes, tapis de couchage, barriques d’eau, ustensiles de cuisine, avaient aussi leur place soigneusement désignée et inscrite d’avance. Le logement des équipages dans les entre ponts portait marquées les places de chaque matelot ou rameur. Sous l’arrière surélevé était la cabine des capitaines et des pilotes, et sous l’avant celle des chefs de chiourme et des chefs de dix et de vingt matelots ou soldats. Enfin, sur la galère que j’avais choisie pour moi, j’avais fait ménager sur l’arrière une cabine de planches, séparée en deux par une cloison et percée de deux petites fenêtres, pour l’esclave ionienne et l’eunuque du roi.
Hannon se chargea de trouver de beaux noms pour les navires. Le gaoul, que commandait Bodmilcar, et sur lequel se trouvaient le plus de Tyriens, reçut le nom de Melkarth, dieu de Tyr. L’une des galères fut mise sous l’invocation de Dagon, dieu des Philistins, qui est le roi des poissons, et la galère sur laquelle nous nous embarquions fut consacrée à la dame Astarté, la patronne des Sidoniens, pour laquelle nous avions une dévotion particulière. Le Gaditan ne pouvait conserver son nom, en compagnie de ces divinités ; comme il était chargé de guider notre route, à la requête d’Himilcon, il fut appelé le Cabire. Bodachmoun, grand prêtre d’Astarté, nous promit de nous donner des images de chacun de ces dieux, pour les mettre sur les navires qui leur étaient consacrés.
Bodmilcar reçut le commandement du Melkarth et de ses deux barques. Asdrubal, Sidonien, fut désigné pour capitaine du Dagon, et le Cabire fut confié à mon ancien pilote Amilcar, Sidonien aussi, marin, hardi et expérimenté. Sur l’Astarté je plaçai mon pavillon amiral, ayant, avec Hannon pour scribe et Himilcon pour pilote en chef, Hannibal d’Arvad, homme fort et courageux, pour capitaine des hommes d’armes. Cet Hannibal avait placé à l’avant et à l’arrière de chaque navire, aussi bien du Daoul que des deux galères, deux machines de son invention faites pour lancer des traits et deux autres pour lancer des pierres ; on les nomme scorpions. Chaque navire eut donc quatre scorpions, sauf le Cabire qui, étant plus petit, n’en eut que deux.
Nous passâmes durement la nuit et la matinée suivante à compléter le chargement et l’arrimage de la flottille, à quai sur l’arrière bassin du port de commerce Le Cabire était venu nous y rejoindre pour prendre son chargement et ses provisions. Vers le midi du lendemain, qui se trouvait la veille du départ, nous pûmes enfin prendre quelque repos, et nous fîmes apporter notre nourriture sous une tente qu’on avait dressée sur le quai. Nous étions assis sur le tapis, en train de manger, mes trois capitaines, mon capitaine des gens de guerre, mon chef pilote, mon scribe et moi, quand la portière de la tente se souleva et qu’un de mes matelots m’annonça l’eunuque Hazaël.
Il entra de son air languissant. Derrière lui étaient six esclaves porteurs de coffres, de paquets et de paniers, et un esclave ouvrier avec un marteau et des outils. Au dehors, sur des ânes blancs deux femmes étaient assises, l’une tellement enveloppée de voiles qu’on ne pouvait même distinguer ses pieds, l’autre le visage découvert. A la calotte rouge cerclée d’or de celle-ci, au voile blanc qu’elle portait par-dessus, ses cheveux noirs artistement frisés, à l’air de son visage, je reconnus tout de suite une fille d’Israël.
Hannon se leva vivement.
« Où vas-tu ? fis-je en le retenant.
— Faire leur arrimage, si tu le veux bien, capitaine.
— Non, non, lui répondis-je ; toi, tu vas rester ici ; j’aurai besoin de toi tout à l’heure. Himilcon s’y entend bien mieux. Va, pilote, aider le seigneur eunuque à disposer son bagage et installer la dame et sa servante. »
Himilcon vida sa coupe et partit, en jetant un coup d’œil de regret sur la grande cruche placée au milieu de nous. Hannon se rassit d’un air indifférent.
« Où faut-il que j’aille présentement ? me demanda-t-il.
— Mais au temple d’Astarté, tout préparer pour le sacrifice de demain. Ensuite tu chercheras les oiseaux qu’on embarque, pour que, par les temps de brume ou au large, ils indiquent la direction des côtes en s’envolant vers la terre. Il faudra aussi que tu remettes au suffète amiral le rôle des équipages et l’état de la cargaison, puis encore que tu rendes nos comptes au trésorier du roi.
Il me sembla, par la portière entrebâillée de la tente, voir qu’au lieu de remonter vers la ville pour aller au temple, il prenait la direction du bassin où se trouvaient nos navires. Mais quand il revint le soir, il s’était fort exactement acquitté de sa besogne.
Avec lui était un serviteur du temple portant sur la tête de grandes cages en baguettes de palmier, et lui-même en portait une plus petite, dans laquelle on voyait quatre pigeons* de couleur chatoyante, des plus jolis et des plus rares.
« Voilà mes oiseaux, me dit-il en me les montrant, et je peux dire que ceux ci nous porteront certainement bonheur. Ils viennent du temple d’Astarté, et c’est la prêtresse elle-même qui me les a donnés. Aussi je lui ai promis de bien les soigner. »
Chacun des capitaines choisit une cage, à l’exception de Bodmilcar.
« Eh bien, capitaine, lui demanda Hannon, est-ce qu’ils ne te plaisent pas ?
— Je ne prends pas de pigeons, scribe, lui répondit Bodmilcar. J’ai déjà embarqué mes oiseaux, des corbeaux, qui sont plus à mon goût. »
Hannon s’inclina sans répondre.
« Eh bien, dit Himilcon, qui rentrait juste ce moment, il est heureux que nos passagers ne soient pas embarqués sur le Melkarth, car les roucoulements des colombes seront certainement plus agréables que les croassements des corbeaux pour les oreilles de l’Ionienne.
— L’Ionienne ! s’écria Bodmilcar en se dressant tout pâle. Notre passagère est Ionienne ! »
Je donnai, par derrière, un fort coup de poing dans les reins du malencontreux pilote.
« Non, non, exclama vivement Himilcon en se frappant le front. Qu’est-ce que je dis ? Qui a parlé d’Ionienne ? Est-ce que nous sommes des gens à embarquer des Ioniennes ? J’ai dit la Lydienne, oui, la Lydienne, une Lydienne de la Lydie ; pas vrai, capitaine ? »
« Il me semble, remarqua le capitaine Hannibal, que le capitaine Bodmilcar est d’humeur sombre et colérique.
— Je puis t’assurer, seigneur Hannibal, répondit Hannon, qu’on ne vit jamais homme plus gai que le capitaine Bodmilcar. Mais que nous importe, nous ? Nous ne sommes pas sur son navire.
— C’est fort juste, dit Hannibal ; pour moi, comme militaire et comme natif d’Arvad, j’aime fort la gaieté. »
Là-dessus, l’heure étant venue de nous coucher, nous bûmes une dernière coupe d’amitié, et nous allâmes chacun à notre lit, pleins d’émotions diverses, en attendant la grande journée du lendemain.
De bon matin je me rendis à l’arsenal, où tous mes matelots se réunirent, chacun autour de son capitaine, et mes archers et hommes d’armes autour d’Hannibal. Chaque capitaine avait avec lui son sonneur de trompette, vêtu d’une tunique écarlate, et le sonneur de la troupe des gens de guerre tenait une trompette deux fois plus grande que les autres. Hannibal avait magnifiquement rangé ses soldats sur trois rangs également espacés, le premier rang composé de vingt archers vêtus de tuniques blanches et coiffés de bonnets de lin serrés par un bandeau de cuir garni de clous et dont les bouts flottaient par derrière. Ces archers étaient ceints de ceintures d’étoffe écarlate dans lesquelles étaient passées de larges et courtes épées à poignée d’ivoire ; leurs carquois pendaient des baudriers de cuir de bœuf ornés de plaques et de gros clous de cuivre, et ils tenaient à la main de grands arcs de Chaldée, dont le bout supérieur était façonné en forme de tête d’oie. Derrière les archers étaient deux rangs de vingt hommes d’armes chacun. Ils portaient des cuirasses en petites lames de cuivre étincelant et des casques ronds de même métal. Sous leur cuirasse on voyait dépasser leurs tuniques rouges, et dans leurs ceintures étaient passées, à gauche, de larges et fortes épées de Chalcis[2], à droite, des poignards à manche d’ivoire. Ils tenaient d’une main leurs grands boucliers ronds, au centre desquels était un soleil de cuivre rouge, et de l’autre leurs lances terminées par des pointes aiguës en bronze. Hannibal se tenait à leur tête, coiffé d’un casque à la lydienne. Ce casque était surmonté d’un cimier en argent, qui lui-même était orné de panaches en crin écarlate. Le soleil de son bouclier était pareillement en argent, et autour du soleil étaient incrustées les onze planètes. La poignée de son épée représentait un lion debout, la tête du lion formant la garde, et, comme tous ses gens de guerre, il était chaussé de hauts brodequins de cuir lacés par devant, à la mode juive, et la pointe relevée. Du plus loin qu’il me vit, il dégaina son épée, et aussitôt son sonneur de trompette sonna par trois fois, après quoi les autres sonneurs de trompette sonnèrent aussi, et tous les capitaines et les pilotes vinrent me saluer.
Nos matelots à nous ne portaient ni ceintures, ni casques, ni boucliers, mais, suivant la coutume des gens de mer, ils avaient leurs grands coutelas attachés à la ceinture de leurs caleçons, sous le kitonet, et sur la tête des bonnets pointus couvre-nuque, comme on les porte à Sidon. Hannibal me proposa de les faire ranger en bonne ordonnance, suivant l’art et science de la guerre ; mais je lui dis de les laisser groupés à leur manière, attendu que leur ordonnance à eux était sur les navires, où chacun avait son poste désigné.
Hannon et Himilcon, que j’avais envoyés chercher ce qu’il fallait pour le sacrifice, nous rejoignirent à leur tour. Avec eux étaient deux hommes qui conduisaient deux bœufs des plus beaux, couverts d’une housse de pourpre et les cornes ornées de bandelettes brodées, de clochettes et de grelots. A côté marchait aussi mon esclave, portant sur la tête un grand panier rempli de pommes de grenade et recouvert d’une belle étoffe lamée d’argent.
Les rues à travers lesquelles nous passions étaient déjà tendues et couvertes de voiles rouges, bleus, verts et jaunes, en l’honneur de la fête de Melkarth, fête de l’ouverture de la navigation, à laquelle se rendait toute la ville. Aux fenêtres pendaient des banderoles multicolores de lin, des palmes et des branches de cèdre. Le peuple, en habits de fête, qui sortait de tous côtés pour se rendre à l’île où est le temple de Melkarth, se rangeait dans l’entre-colonnement des portes, pour nous laisser passer, et nous pressait de questions. A mesure qu’on apprenait que nous montions au temple d’Astarté, au sommet de la ville, pour sacrifier avant un voyage en Tarsis, on faisait retentir l’air d’acclamations en notre honneur. Les hommes admiraient le nombre de nos matelots, la beauté de nos bœufs de sacrifice ; les femmes louaient à haute voix la belle mine de nos gens et surtout celle d’Hannon, l’éclat de nos vêtements, et les enfants couraient après le panache d’Hannibal et les tuniques rouges des trompettes. Enfin, et la voix du peuple était unanime, jamais on n’avait vu si belle troupe de gens de mer sortir d’une ville phénicienne pour les lointains voyages.
Sur la place où est le palais du roi, passant sous les sycomores, la foule qui s’assemblait pour la procession s’écarta pour nous livrer passage. Les trompettes et les cymbaliers royaux, déjà rangés devant la porte, nous saluèrent de leur musique, et un serviteur sortit en courant du palais pour nous dire de nous arrêter. Hannibal fit immédiatement faire front à ses soldats, mes marins se tournèrent vers le palais et je m’avançai devant tout le monde, accompagné d’Hannon et d’Himilcon, en face de la grande fenêtre par laquelle le roi se fait voir au peuple, fenêtre facile à reconnaître aux dorures, aux peintures et aux riches voiles d’étoffes qui la décorent. En même temps nos trompettes, répondant aux musiques de la place et à celles du palais, sonnèrent la marche royale.
Le roi ne tarda pas à paraître à sa fenêtre. Sur sa tête un serviteur tenait un parasol de pourpre brodé d’or et enrichi de pierreries. Derrière lui, on voyait briller les casques et les cuirasses de ses hommes d’armes. Ce grand roi m’appelant en présence du peuple assemblé, je me prosternai devant lui, puis je me tins debout, les mains croisées.
« Magon, me dit-il, je suis content de ce que tu as fait, construisant des navires et assemblant des matelots et des gens de guerre pour le service de mon ami et allié le roi David. Tu vas dans le pays lointain de Tarsis. Mon serviteur Hazaël te portera sur tes navires des lettres écrites par moi et cachetées, pour être remises aux rois mes alliés, ainsi que des papyrus contenant mes instructions. Je verrai moi-même ta flotte à ton départ, après que j’aurai sacrifié à Melkarth. Va donc et sacrifie à ta déesse, la dame Astarté ; je te donnerai encore, au moment de ton départ, des marques de ma faveur. »
Je me prosternai une seconde fois devant le roi, qui disparut aussitôt, et me relevant, je repris la route du temple d’Astarté, au son des trompettes et au bruit des acclamations du peuple. Au même instant, la porte du palais s’ouvrit et la grande procession sortit, avec ses cymbales, ses sistres, ses tambourins et ses flûtes, pour descendre vers l’île où sont les colonnes et le temple de Melkarth, dieu fort, dieu étincelant, dieu chéri des Tyriens.
Avant que nous eussions tourné le coin de la place, Bodmilcar, doublant le pas, vint à moi, et me dit d’un air inspiré :
« Melkarth est un grand dieu ?
— Oui, sans doute, lui répondis-je.
— Certainement, dis-je encore, ne sachant où il voulait en venir.
— Permets qu’en ce jour j’aille avec mes Tyriens sacrifier à Melkarth. »
Il me déplaisait de voir ma troupe diminuée pour arriver au temple de la dame Astarté ; mais je n’avais rien à répliquer à Bodmilcar : je ne pouvais pas l’empêcher d’aller sacrifier à son dieu de prédilection le jour même de sa grande fête. Je lui fis donc signe que je consentais.
En me retournant, vers le milieu de la rue en pente qui conduit aux hauts lieux où sont les bocages de Baaltis[3] Astarté, je pus voir Bodmilcar et une trentaine de matelots quitter notre cortége et se joindre à la procession qui entourait un char élevé, chargé de dorures et surmonté d’un dais empanaché de plumes d’autruche. Dans ce char, étaient les enfants destinés au sacrifice. Autour, les cris du peuple et le vacarme des cymbales redoublèrent.
« Je n’aime pas les sacrifices d’enfants, me dit Hannon.
— Moi non plus, répondis-je ; mais Moloch et Melkarth les réclament : ils sont agréables à ces dieux, il faut leur obéir.
— Il me plaît, reprit Hannon, qu’Astarté, déesse des Sidoniens, n’en demande pas autant, et que nous allions lui sacrifier à elle. Que Moloch me le pardonne ! »
Disant cela, nous débouchâmes dans l’allée sinueuse qui conduit, à travers le bocage, à la maison de Baaltis.
Il n’y avait que six prêtres et quatre prêtresses, car la plupart des prêtres s’étaient portés, avec toute la ville, à la grande fête de Melkarth. L’aspect du bocage et du temple dans la buée du soleil levant était plus charmant que jamais et on se surprenait presque à regretter de quitter la terre ferme en voyant qu’on y trouve de si belles choses. Je comprenais qu’un pareil séjour amollisse les âmes et rende les hommes impropres aux dures épreuves de la navigation ; mais je pensais aussi que les Phéniciens ne posséderaient pas de semblables lieux de délices, si leur trafic ne leur donnait pas les richesses, si leur hardiesse et leur habileté dans l’industrie et la navigation ne leur donnaient pas la sécurité contre les rois puissants, leurs armées conquérantes et leurs guerres dévastatrices.
Hannon sembla deviner ma pensée,
« Oui, me dit-il, que le Pharaon, ou le Malik[4] David, ou les Chaldéens et les Assyriens assemblent leurs gens de guerre, leurs chariots et leurs cavaliers, et qu’ils attaquent les Phéniciens. Les vieux poissons se jetteront à l’eau et les braveront sur leurs navires. Qu’ils les poursuivent de Sidon à Tyr, ils iront à Kittim, et si, par la multitude de leurs gens, ils pouvaient construire des navires et lutter sur mer contre nous, derrière Kittim nous avons Utique, et derrière Utique, Carthada, et plus loin que Carthada, Tarsis et l’Océan immense. Nous avons le monde !
— Oui, nous avons le monde, répondis-je, car nous avons le travail et l’industrie. Nos rois ne nous conduisent pas, comme une meute de chiens, à la curée des empires, mais nous allons hardiment sur nos vaisseaux à la découverte de peuples inconnus, de richesses mystérieuses, ne dépendant que de notre courage, de notre habileté et de la protection des dieux. Aussi les plus puissants nous respectent. Qui donc oserait nous attaquer ? Qui donne au Malik David les bois précieux, l’or et l’argent ? Qui donne au Pharaon les pierres rares, le baume, le cuivre, l’étain et le fer des Chalybes ? Qui donne aux Assyriens la pourpre et le verre, l’ivoire et les broderies ? Qui donne tout, qui vend tout, qui sont les rois du monde ? Les marins de Sidon, les marchands de Phénicie !
— Les Cabires m’entendent, s’écria Himilcon, qu’étant sur la proue de ma galère, je ne donnerais point ma place pour le trône du Pharaon, et que je préfère mon bonnet pointu et mon kitonet goudronné à la tiare fleurdelisée[5] et aux robes brodées du roi de Ninive, monarque d’Assur et d’Accad[6]. »
Pendant que nous causions ainsi, les prêtres avaient allumé le feu sur l’autel, disposé les bassins, les uns vides, les autres remplis d’eau, et Hannibal avait rangé ses gens sur les degrés plus magnifiquement que jamais. Il les avait placés en forme de croissant, les archers aux extrémités, en haut des degrés, sur deux rangs, et les hommes d’armes, sur les degrés, sur quatre rangs, et au milieu, au dernier degré en bas, ils laissaient une ouverture par où nous pouvions passer. Les bœufs furent conduits dans le temple par une porte de derrière, et nos trompettes ayant sonné une éclatante fanfare, les sistres et les flûtes cachés dans le temple leur répondirent.
Le chef des prêtres, s’avançant sur les degrés, dit d’une voix forte :
« Que Magon, l’amiral, le capitaine de navire, fils de Maharbaal, Sidonien, se présente devant la déesse, et que ses gens le suivent ! »
Je montai aussitôt les degrés, ayant à ma droite Hannibal et Hannon, à ma gauche Asdrubal, Amilcar et Himilcon. Mon esclave me suivait, et derrière moi venait la foule des matelots et des rameurs. Sur un signe d’Hannibal, les soldats haussèrent leurs arcs et leurs lances, puis, se tournant de côté, entrèrent par les deux portes latérales et garnirent le pourtour du temple, qui fut bientôt encombré.
« Voyons, cria le prêtre appariteur, faisons un peu d’ordre et de silence. Magon, fils de Maharbaal, fera l’offrande pour tous les siens. »
Les deux bœufs ayant été amenés, abattus et dépecés, mon esclave nous distribua des pommes de grenade, et le prêtre-chef m’ayant présenté une épaule des victimes, je plaçai dessus une bourse de dix sicles monnayés, suivant le tarif*. Alors le scribe des prêtres inscrivit sur le registre du temple mon nom et celui des capitaines et notre offrande, pendant que le prêtre-appariteur proclamait à haute voix ma libéralité. Le prêtre-chef plaça les poitrines des deux victimes sur l’autel, et la fumée monta vers la lucarne ronde ouverte au dôme du toit. La musique se tut, et ce prêtre, se rendant au fond du temple, devant la statue de la déesse, — car à Tyr ils n’ont qu’une statue, tandis que nous, à Sidon, nous avons une pierre noire qui est la déesse elle-même, — le prêtre donc fit une invocation et chanta des prières.
Pendant ce temps, les autres morceaux des bœufs, ayant été lavés dans les bassins, furent mis à bouillir dans de grands chaudrons, les uns sur les réchauds dans la cuisine du temple, les autres en plein air dans les bosquets. Nos matelots eurent bientôt fait de prêter la main pour allumer du feu et dresser les marmites.
Le prêtre-chef prit ensuite une des poitrines et me la donna. Je l’élevai devant la déesse sur mes deux mains. Il la reprit et la fit tournoyer trois fois pour moi. Il fit élever l’autre poitrine par Hannon et la fit tournoyer sept fois pour nous tous. Alors nous nous prosternâmes l’un après l’autre devant la dame Astarté, et je remis cinq sicles au prêtre-scribe pour qu’il nous cherchât du pain. Amilcar lui remit, au nom des capitaines, pilotes et matelots, huit sicles, partie pour du vin, partie par pur don gracieux à la déesse. Le prêtre-appariteur ayant encore proclamé notre libéralité après que le prêtre-scribe l’eût inscrite, le prêtre-chef fit une courte invocation. Tout le monde alors sortit joyeux dans les bosquets et, sur un signe d’Hannibal, ses soldats, qui étaient restés immobiles jusqu’au bout, se débandèrent et se précipitèrent tumultueusement hors du temple, pour aider nos matelots à faire la cuisine.
Je m’assis au pied d’un cyprès, ayant à mes côtés Hannon, Asdrubal, Amilcar et Gisgon. Himilcon voulut aller lui-même faire préparer notre vin dans un grand vase de terre cuite qu’on apporta tout près, pendant que mon esclave disposait autour ma coupe à mufle de lion, la coupe d’Hannibal qui était en cuivre argenté, avec un pied, deux anses, et portait autour des fleurons repoussés et des images de grappes de raisin, enfin les coupes des autres capitaines. On apporta aussi une corbeille remplie de pains, et Hannibal étant arrivé, précédé de deux soldats qui portaient une marmite, s’assit par terre avec un bruit de bronze, que firent les lames de sa cuirasse en s’entrechoquant. Alors chacun tira de sa ceinture de dessous sa spatule de bois et son couteau, et Hannibal, ayant ôté son casque, découvrit la marmite. Nous mangeâmes de bon appétit, et mon esclave ayant donné les coupes, je levai la mienne et saluai l’assistance.
« Ceci, dit Hannibal en vidant sa coupe, est du vin de ma ville, du vin d’Arvad. Il invite à la gaieté et donne du courage ; c’est pourquoi la ville d’Arvad est réputée pour ses hommes d’armes et les bons mots de ses habitants.
— Je sais, dis-je au capitaine, que tu as fait des guerres nombreuses, tant sur mer que sur terre. Tes aventures t’ont peut-être conduit dans la Judée, que nous allons d’abord visiter ?
— Cette épée que tu vois, et ce baudrier orné de pourpre, répondit Hannibal la bouche pleine, sont un présent de Joab, général des armées du Malik David et son cousin. Je commandais vingt archers sous ses ordres à la bataille de Gabaon, où les Philistins furent défaits dans le bois des mûriers. J’ai tenu garnison deux ans à Hamath dans les troupes de Naharaï, écuyer de Joab, et l’un des trente-sept vaillants du roi. C’est en revenant de là que je commandai les hommes d’armes sur le navire du bon Asdrubal, ici présent, quand les galères de Sidon firent l’expédition contre les Ciliciens.
— J’ai beaucoup entendu parler de cette expédition, dit Himilcon. Nous étions ce moment-là du côté de Gadès.
— Et nous, dit Amilcar, nous faisions la course sur les côtes des Ethiopiens, au sud de la mer des Roseaux[7], pour le service du Pharaon. C’est dans ces mers qu’on trouve les coquillages où sont les perles et les poissons monstrueux qui avalent un homme tout entier. »
En ce moment, une jeune femme, une prêtresse du temple, parut dans notre cercle.
« Voici l’image de Baaltis, ami marin, dit-elle à Hannon, en lui tendant un paquet enveloppé de linges. J’ai fait sur elle des incantations, j’ai brûlé des parfums, je l’ai ointe d’onguents précieux. Je l’ai présentée à la déesse, qui l’a favorisée. Prends-la, Sidonien, et qu’elle porte bonheur à ton navire, aux navires qui l’accompagnent et à tous ceux qui seront dessus. »
Le prêtre-chef revint lui-même et nous apporta les autres images, sauf celle de Melkarth que Bodmilcar s’était chargé de chercher. Himilcon réclama celle des Cabires qu’il voulait porter jusqu’au quai avant de la céder au capitaine du navire consacré à ces dieux, et la prêtresse s’offrit à nous accompagner et à faire, avant notre départ, des aspersions sur toutes les divinités.
« Eh bien, et ton vœu aux Cabires ? dis-je à Himilcon quand nous nous levâmes.
— Quel vœu ?
— Tes vingt sicles et ton bœuf.
— Ah oui, quand nous serons à Tarsis. Les Cabires me connaissent bien et ne veulent pas que je paye d’avance. Il faut d’abord que j’attrappe mon éborgneur.
— Tu as raison, lui dit Hannon qui venait de démailloter la dame Astarté et la tenait à deux mains, la regardant amoureusement, — elle était en albâtre, ornée d’un triple collier de perles d’or et portant sur la tête un bonnet pointu de marin, sous lequel passaient les épais bandeaux de ses cheveux ondulés. — Moi aussi, je fais un vœu à la déesse, et je suis convenu avec elle de ne le remplir que quand elle m’aura exaucé. »
A ces mots, il baisa la face de l’image, et il me sembla que les feuillages des cyprès frémirent doucement. La prêtresse aussi dut l’entendre, car, posant sa main sur l’épaule d’Hannon et me souriant, elle s’écria :
« Allons, amiral Magon, marchons ! Le moment de s’embarquer est venu. Le moment est heureux, je le sens, la déesse me le dit. Marchons.
— Oui, marchons ! répétai-je. A nos vaisseaux, enfants ! Adieu, Baaltis Tyrienne ; adieu, dame des cieux. Cette nuit, tu nous regarderas du ciel sur la Grande Mer, et non plus en tes bosquets. »
Des Arabes et des Madianites nomades regardaient avec étonnement le mouvement de la foule et la hauteur des maisons. Des Scythes de Thogarma, aux jambes entourées de courroies, à la démarche pesante, semblaient surpris de ne voir ni chevaux ni chariots dans les rues étroites.
Tout ce peuple riait, criait, chantait en vingt langues différentes, se poussait et se bousculait à chaque nouveau flot de gens qui descendaient d’une rue ou qui venaient d’un autre quai, et se précipitait à chaque nouvelle bande de musiciens, à chaque nouvelle troupe de prêtres, chaque disque peint porté en procession. Nos trompettes et nos soldats eurent leur part de curiosité, et c’est au milieu d’un véritable remous que nous pénétrâmes, par l’arsenal, sur le quai réservé où nos navires, la poupe tournée vers la terre, nous attendaient avec les quelques matelots qu’on y avait laissés de garde.
Bodmilcar et l’eunuque étaient en avance, debout contre l’échelle qui montait à la poupe du Melkarth et causant avec animation. Dès qu’ils nous virent, ils se turent et l’eunuque vint vers moi, tandis que Bodmilcar sifflait pour rassembler ses matelots.
« Eh bien, dis-je à l’eunuque, votre embarquement est fait ?
— Oui, répondit-il, et je regrette que tu n’aies pas choisi pour nous ce grand navire rond. Nous y eussions été plus à l’aise, et s’il était temps encore, au premier port de relâche on pourrait changer l’installation. C’est l’avis du capitaine Bodmilcar.
— Non pas, interrompis-je aussitôt. Je suis l’amiral chef de l’expédition et personnellement chargé d’amener la dame esclave au Pharaon. C’est sur mon navire et sous ma surveillance qu’elle restera. Le Melkarth est un transport et son capitaine n’a rien à y voir. Présentement, le roi t’a donné des lettres pour moi : où sont-elles ? »
L’eunuque ne répliqua rien et me tendit un coffret en bois de santal. Je l’ouvris et, y ayant trouvé les papyrus, je dis à mon trompette de sonner pour faire faire silence à tout le monde.
Au même moment, Bodmilcar s’avança et se jeta dans mes bras. Puis, élevant la voix :
« Je ne veux pas, s’écria-t-il, m’embarquer l’âme embarrassée, après avoir sacrifié au dieu Melkarth. Si j’ai eu des discussions avec quelqu’un et si j’ai montré de la colère, qu’il me le pardonne. Pour moi, je n’y pense plus. »
Hannon, lui prenant la main, la serra dans la sienne.
« Je puis t’assurer, Bodmilcar, s’écria-t-il, que je ne garde aucun souvenir de nos querelles, et je te jure de me conduire envers toi en fidèle compagnon et en scribe obéissant. Après ce que m’a dit Magon de ta personne, je n’ai jamais douté de ton bon cœur.
— Allons, dis-je à mon tour, maintenant tout est bien et nous nous embarquerons l’âme contente.
— Maudit soit, reprit Bodmilcar, qui cherchera des dissensions !
— Et que celui qui tend un piége aux autres y tombe lui-même ! » ajouta Hannon.
Cependant tous les capitaines avaient assemblé leurs matelots et fait l’appel. La prêtresse plaçait les dieux sur chaque navire, suivant les rites. Hannibal avait partagé ses archers et hommes d’armes, en gardant dix archers et dix soldats pour notre navire. Mon hôte arrivait dans l’enceinte réservée, malgré les gardes, pour nous faire ses adieux.
« Adieu, brave Magon, me dit-il en me serrant dans ses bras. Voici un panier de gâteaux et un autre de raisins secs de Béryte, et deux outres de vrai vin de nectar que je t’apporte ; je veux que tu les acceptes ; adieu et bon voyage !
— Adieu, dit à Himilcon la femme de mon hôte, adieu, honnête pilote. Voici une outre de vin de Byblos que j’ai achetée pour toi ; je sais que c’est le vin que tu préfères.
— Merci, répondit Himilcon. De tous les vins, ce sont ceux de la Phénicie qui me sont le plus précieux. Merci, bonne hôtesse, et s’il plaît aux Cabires que je revienne, je te rapporterai des pays lointains quelque parure qui fera crever de jalousie toutes les femmes de Tyr. »
Le fils de notre hôte, jeune homme de seize ans, qui s’était attaché d’amitié à Hannon, ne pouvait se séparer de nous. Il eût voulu absolument partir aussi. Il remit à son ami un gros paquet de roseaux les plus fins, des calames pour écrire, et ils s’embrassèrent tendrement.
Il vint aussi un vieux prêtre, devant lequel tout le monde s’écartait avec respect. Ce prêtre, nommé Sanchoniaton[8], écrivait les chroniques, et les histoires du temps passé, et quoiqu’il n’eût jamais voyagé, il connaissait le monde entier. Sa science était quasi divine, et je le saluai profondément.
« Magon, me dit ce vieux, ton scribe Hannon, que j’aime beaucoup, m’a promis de mettre par écrit tout ce que vous verriez de curieux dans les pays lointains. Hannon est rempli de génie mais, par son âge, il est encore oublieux et étourdi comme une jeune chèvre. Tu le feras penser à tenir sa promesse.
— Je t’assure, bon père, dit Hannon en lui baisant les deux mains, que, pour te complaire, je contiendrai mes capricieux écarts. Les leçons que tu m’as données, je ne les oublierai pas plus que ton souvenir ; je tâcherai, par mon calame, d’être digne d’un maître comme toi, et je ferai en sorte que les Phéniciens soient informés des merveilles du monde. »
Le vieux Sanchoniaton nous bénit tous et, comme il finissait, la prêtresse d’Astarté revint de nos vaisseaux. En passant à côté d’Hannon, elle lui dit rapidement, et moi seul je l’entendis :
« Elle est aussi bonne que belle !
— Tais-toi, murmura Hannon. Mon devoir est de l’oublier. Que Pharaon soit heureux ! »
En ce moment, je donnai le signal, nos trompettes sonnèrent et nous montâmes sur nos vaisseaux. Celui qui monta le premier fut le pilote du Cabire, le vieux Gisgon, qu’on appelait le Celte, et aussi Gisgon-sans-oreilles ; car, ayant fait huit fois le voyage du Rhône, il avait épousé là-bas une femme celte, aux cheveux jaunes, qui l’attendait dans ses forêts, et les Sicules, dont il avait été le prisonnier, lui avaient coupé les deux oreilles. Ce Gisgon, montant donc sur la poupe du Cabire, agita son bonnet au-dessus de sa tête et, le visage riant, cria d’une voix forte :
« Allons, les vieux poissons de mer ! avec la permission du seigneur amiral, en route, vous autres ! A bord les rois de l’océan ! à bord les enfants d’Astarté ! A l’eau et en avant les Sidoniens et les Tyriens, et vive l’amiral Magon ! »
Du haut de ma poupe je dominais le pont de mes navires. Himilcon, debout à l’avant, assisté du pilote, donnait ses ordres au timonier. Hannon, à côté de moi, assistait au spectacle. Hannibal faisait suspendre les boucliers de ses hommes hors des bordages. Chacun était à son poste, y compris l’eunuque, puisqu’il avait disparu dans sa cabine. Bientôt nous passâmes l’entrée du port de commerce et les deux tours des guetteurs. Nous entrâmes dans le canal de l’île, couvert de barques tendues et pavoisées d’étoffes. Je vis le palais amiral tout pavoisé et ses terrasses fourmillant d’une foule bariolée. Je vis, au centre de l’île, les dômes et les terrasses du temple de Melkarth, peint d’ocre jaune, et la fumée bleue des sacrifices qui sortait en haute colonne de ses toits. J’entendis le bruit furieux des cymbales et des instruments qui s’en échappait. Je vis aussi la Galère amirale, précédant la Galère royale, qui venaient à nous. Sur la poupe de cette dernière était une estrade couverte d’étoffes d’or et d’argent, tellement qu’elle brillait comme si elle avait été en métal massif. Les rames étaient ornées d’un placage d’ivoire, ses voiles de pourpre avaient des broderies en fil de métal représentant Melkarth, Astarté, Moloch. Au milieu, on voyait brodé sur une voile d’hyacinthe, avec des ondulations vertes qui représentaient les flots, l’image d’Astarté protégeant les poissons contre le dieu Dagon en fureur. Sur l’avant, les musiciens vêtus d’écarlate faisaient rage. Sur le pont, de belles femmes coiffées de tiares de cérémonie et portant de triples colliers, agitaient des bâtons ornés de grelots, de flocs de pourpre et d’hyacinthe et des tambourins peints de couleurs bariolées. Sur l’arrière était assis le roi Hiram, portant un bonnet phénicien, mais la barbe frisée à la syrienne et les bras ornés chacun de deux bracelets d’or. Son trône était d’or et d’émail ; le dossier représentait un navire et les bras des dauphins. A ses côtés se tenaient son scribe et son garde des sceaux, les mains croisées, et derrière lui deux officiers portaient, l’un un parasol de pourpre frangé d’or, et l’autre l’étendard royal, qui était un grand disque d’hyacinthe où l’on voyait, en or et en argent, le soleil et les planètes et, au-dessus, le croissant de la lune.
Les gardes qui entouraient les suffètes, sur la galère amirale, avaient des casques lydiens, et des boucliers et des cuirasses d’argent éblouissants à voir au soleil.
Devant le cortége royal, je donnai le commandement aussitôt répété par les autres capitaines ; nos rameurs bordèrent leurs avirons et nos vaisseaux s’arrêtèrent. Les deux vaisseaux, royal et amiral, imitèrent sur-le-champ notre manœuvre.
Un ponton d’ébène s’abattit de la galère royale sur la mienne et des esclaves le recouvrirent d’un tapis bariolé. Le roi se leva et vint lui-même sur mon navire, dont je lui fis voir toutes les parties, lui montrant les deux ponts, l’arrimage des marchandises et des effets et celui de l’eau dans les grands tonneaux de terre cuite. Il visita seul l’installation de l’esclave et, avant de retourner sur son vaisseau, me fit donner, par son trésorier qui était avec lui, deux talents d’argent. Dès qu’il fut remonté sur son trône et que la passerelle fut retirée, je donnai le signal : nos cent vingt-deux rames tombèrent à l’eau en même temps, sans faire jaillir une goutte, nos fanfares sonnèrent, matelots, soldats et rameurs firent trois grandes acclamations, et du haut de mon banc je criai d’une voix forte :
« Adieu, roi ; adieu, Tyr ; adieu, Phénicie. Enfants d’Astarté, serviteurs des Cabires, en avant ! »
Nous étions en route pour Tarsis.
- 1. La fête du Printemps ou de l’ouverture de la navigation, fête nationale chez ce peuple de navigateurs.
 - 2. Les lames de Chalcis étaient très-réputées.
 - 3. Féminin de Baal, seigneur.
 - 4. Malik, roi, était le titre des rois de Judée, comme Pharaon celui des rois d’Égypte.
 - 5-6. Voir les notes à la fin du volume.
 - 7. Iam Souph, la mer Rouge.
 - 8. Je me permets un anachronisme, pour présenter au lecteur le chroniqueur tyrien.
 
III
Comment la servante de la dame ionienne reconnut le capitaine Chamaï.
Je coupais diagonalement la baie au nord de laquelle se trouve Tyr, pour passer au large du cap Blanc, qui la ferme au sud-ouest. De là je comptais reconnaître de loin le cap du mont Carmel, pour éviter de longer la baie profonde qui le borne au nord, reprendre le voisinage de la côte au mont Carmel et me diriger directement sur Jaffa, en serrant la côte tout le temps.
Le Cabire était capable de faire treize cents stades[1] en vingt-quatre heures, mais nos galères et surtout le gaoul, qui marchait la voile en temps ordinaire et qui était lourdement chargé, ne pouvaient prétendre cette vitesse. Avec le vent favorable qui me poussait, et dans des parages si connus, je comptais sur mille stades en vingt-quatre heures. En marchant cette vitesse, trois heures après mon départ je doublais le cap Blanc et, à la tombée de la nuit, je perdais vue de terre et je continuais ma route vers le sud-ouest. Vers le milieu de la nuit, Himilcon vint me réveiller pour me signaler le mont Carmel, dont on voyait très-bien briller les sommets escarpés aux rayons de la lune ; je fis reprendre aussitôt la direction du sud franc et, par mesure de précaution, je fis signal au Melkarth de carguer sa voile et de marcher à la rame, puisque nous allions vers la terre. Le matin, par une bonne brise, nous vîmes la côte basse et plate de la Palestine et, vers le milieu du jour, une tour élevée et des bouquets de palmiers et de figuiers sauvages nous firent reconnaître Jaffa.
Après que nous eûmes passé l’embouchure d’une rivière qui est quarante stades au nord de ce port, le Cabire alla longer la côte, les deux galères et le Melkarth restant à un stade et demi sur leurs ancres, cause du peu de profondeur des fonds.
Le port de Jaffa n’a ni bassins, ni jetée, ni môles. C’est une plage où se voient quelques cabanes et des hangars délabrés, autour d’un fortin et d’une tour en blocage que le roi David fit construire quand il se mit en relations avec les Phéniciens et que Ceux de Tyr et Sidon coupèrent pour lui des bois de cèdre et de sapin et amenèrent des trains flottés en Judée par cette voie. Une grande barque phénicienne et un assez piètre navire égyptien à proue terminée en cou d’oie étaient envasés à un trait d’arc de la plage, sur laquelle on avait tiré quelques méchants canots des pêcheurs de la Judée. Je descendis à terre dans une barque, accompagné d’Hannibal et d’Hannon, pour aller rendre visite au gouverneur, qui commandait une petite garnison dans le fortin et dans la tour. Il nous épargna le chemin, car nous le vîmes bientôt sortir lui-même de la tour, suivi d’une quinzaine d’hommes armés de lances et d’épées, portant des boucliers carrés, la taille entourée de ceintures de fil de lin, auxquelles pendait de côté la courroie terminée par une olive de silex avec laquelle on les serre. Ces hommes avaient les cheveux nattés en une foule de petites tresses, la tête nue, les pieds et les jambes chaussés de hauts brodequins lacés et la peau de panthère sur l’épaule, à la mode juive. Leur chef seul portait une cuirasse de lames de cuivre assez mal ajustées. J’allai immédiatement à sa rencontre, et à cinq pas je m’arrêtai en le saluant.
« Homme phénicien, me dit-il en me rendant mon salut, es-tu le capitaine que doit envoyer le roi Hiram vers notre roi ?
— Je le suis, répondis-je.
— Ton arrivée m’est annoncée, ainsi que celle de tes navires. Que la paix soit avec toi. Je suis ici pour t’attendre et pour te conduire à la ville de Jérusalem. Viens présentement dans la forteresse, te rafraîchir avec tes gens. »
Enchanté de son bon accueil, nous le suivîmes à la tour, où l’on entre par une porte voûtée. Il nous conduisit à une salle haute, d’où l’on avait vue sur la mer, et fit étendre un tapis sur le pavage irrégulier de la chambre. Les murs en blocage grossier étaient nus et toute la construction fort misérable. On nous apporta aussitôt de l’eau, du pain, des figues sèches, du fromage et un peu d’assez bon vin d’Helbon, que les Juifs se procurent depuis qu’ils ont assujetti la Syrie de Damas.
Après nous être mutuellement enquis de notre santé et de celle de nos rois, le capitaine juif nous donna l’exemple en se fourrant dans la bouche un gros morceau de fromage.
« Ah ! me dit-il, en me voyant regarder la chambre, nous ne sommes pas d’habiles constructeurs comme vous autres Phéniciens. Aussi bien, nous n’avons pas vos matériaux de construction et vos richesses, et nous sommes ici dans une bourgade. Mais tu verras, allant à Jérusalem, un pays gras et fertile et de belles villes populeuses.
— Je connais la Judée, capitaine, dit Hannibal, et je puis dire que c’est une terre bien cultivée, la terre des olives et du blé, des dattes et du vin. Chaque peuple a ses talents. Vous autres êtes guerriers, bergers, cultivateurs ; les Phéniciens sont industrieux, commerçants et marins, quoique je puisse dire, sans orgueil, que quelques villes de Phénicie, et particulièrement Arvad, ont vu naître des hommes habiles à ranger les troupes en bataille.
— Je le vois, dit l’autre, admirant la cuirasse et les armes d’Hannibal, et je vois aussi que les guerriers de Phénicie sont bien équipés.
— J’ai servi ton roi, répondit Hannibal, malgré votre coutume de ne point entretenir de troupes en temps de paix et de ne point prendre d’étrangers à votre solde. Mais ayant passé fort jeune dans la ville de Kana, dans l’héritage de la tribu des enfants d’Ascer, j’y fus considéré moi-même comme un enfant de la tribu, et j’ai ainsi combattu dans vos guerres. »
Le capitaine juif se leva aussitôt pour embrasser Hannibal, et ils burent tous deux à la coupe d’amitié, qu’on nous fit passer ensuite à Hannon et moi.
« Je suis, dit ce capitaine, de la tribu des enfants de Juda sur l’héritage de laquelle nous passons pour aller à Jérusalem. Tu sauras que présentement le roi entretient quelques troupes, dont je fais partie, comme chef de vingt hommes. Je vous attends ici, où l’on a préparé des chevaux et des ânes pour votre voyage, et dès ce soir nous pourrons partir.
— Je le veux bien, répondis-je. Mais je désire aussi prendre quelques dispositions à bord de mes navires, avant de les quitter pour quelques jours. Nous partirons donc demain matin.
— Alors, s’écria le Juif, veux-tu nous permettre de visiter tes vaisseaux ? Vous êtes Phéniciens, vous devez avoir des objets à vendre, et nous avons, nous, des emplettes à faire.
— Bien volontiers, dis-je au capitaine. Mais étant au service du roi qui est notre armateur, nous n’avons emporté de marchandises que pour le troc, et non pour le commerce. Nous ne faisons donc aucun bénéfice, et nous voulons ici seulement compléter notre chargement et nos provisions.
— Nous trouverons dans les montagnes et dans les villages des troupeaux de chèvres, des oliviers, des arbres à baume, dit aussitôt le capitaine. Mon nom est Chamaï, fils de Rehaïa ; il est connu dans le pays. Je me mets à ta disposition pour ton chargement de vivres. »
J’acceptai de bon cœur les offres du capitaine Chamaï, qui nous suivit sur nos navires. Nos matelots avaient déjà étalé sur la plage les marchandises que je leur avais permis d’emporter pour leur commerce particulier, et ils discutaient activement avec des pêcheurs et quelques bergers rassemblés autour d’eux. Sur le Melkarth on fit déballer d’autres marchandises, appartenant à l’expédition. J’avais fait dresser par Hannon l’état de ce que nous voulions céder et celui de ce que nous voulions acquérir, savoir : dix mesures de grain, deux d’huile, un baril d’olives, une demi-mesure de baume, six paniers de figues sèches, six de dattes et cinquante fromages. Pour les grandes provisions, je comptais sur ce que je trouverais jusqu’à Jérusalem et sur la libéralité du roi David. J’ordonnai aussi à Bodmilcar, qui était chargé de la vente et des emplettes, d’acheter quelques moutons et chevreaux, pour que nos hommes eussent de la viande fraîche jusqu’en Égypte.
Chamaï ne pouvait se lasser d’admirer nos navires et leur ordonnance, le soin et la propreté avec lesquels tout était rangé, l’obéissance de chacun et la stricte discipline, la beauté et l’étrangeté des agrès et des instruments. Tout était nouveau pour lui, et à chaque pas il faisait des exclamations de surprise. Je le retins à souper, et quand nous fûmes assis sur la poupe de l’Astarté, il soupira profondément.
« Ah ! dit-il, que la navigation et les voyages lointains sont une belle chose, et quelle source inépuisable de richesses est la Grande Mer ! Pour nous, nous vivons dans nos montagnes aussi ignorants que des bouquetins sauvages, et quand nous avons mis à sac quelque ville ou village des ennemis, qu’est-ce que notre maigre butin en comparaison de ce que vous acquérez par le commerce ? Sans compter que le roi et les principaux du peuple prennent la meilleure part.
— Et les choses rares et merveilleuses qu’on voit, lui répondis-je, les comptes-tu pour rien ?
— Non sans doute, s’écria Chamaï. J’ai entendu parler par vos marchands phéniciens des vallées où sont les pierreries et les serpents de deux stades de long, des mines d’argent et d’or, et des pierreries qui flottent sur la mer, des poissons de cinquante coudées, des géants et des montagnes qui jettent du feu.
— Il y a beaucoup à rabattre là-dessus, lui dis-je en riant ; mais dans nos voyages nous voyons pourtant des choses extraordinaires et des peuples bien singuliers.
— Vraiment ! s’écria Chamaï ; je passe pour un brave guerrier et la force de mon bras a renversé plus d’un Syrien, plus d’un Moabite et plus d’un Philistin. Dans vos aventures lointaines, vous devez avoir de rudes combats à soutenir. Veux-tu m’emmener, capitaine sidonien ? »
Hannibal, lui mettant la main sur l’épaule, lui dit d’une voix retentissante :
« Brave Chamaï, il me manque quarante hommes d’armes et archers. Te fais-tu fort de les recruter ?
— Je m’en fais fort, par le nom de El, mon dieu, le dieu des guerriers.
— Bien parlé, dis-je à mon tour. Amène-nous quarante braves garçons, hardis et robustes, tu les commanderas sous les ordres d’Hannibal, sur nos navires. Et je te fais immédiatement présent d’une cuirasse neuve et d’un poignard des Chalybes, d’un poignard manche d’ivoire.
— Vive le roi ! s’écria Chamaï. Je suis votre homme.
— Ah ! ah ! fit Hannibal en se frottant les mains, voici mon armée qui augmente. Nous finirons par conquérir des royaumes.
— Le royaume que je conquerrai, conclut Hannon, je le vends aux enchères, terre, ville et sujets. J’aime mieux mon futur palais, et j’y nomme d’avance Himilcon pour mon grand échanson. Le bouc pour jardinier, les outres verront beau jeu !
— Tâtons de celle-ci en attendant les tiennes, » dit Himilcon, s’asseyant à la vue du repas qu’on apportait.
En ce moment, un matelot vint me dire de la part de Bodmilcar que ses échanges étaient faits.
« Pourquoi ne vient-il pas manger avec nous ? demandai-je.
— Je l’ignore, répondit le matelot. Le seigneur capitaine a fait faire son repas à son bord, où il a invité l’eunuque passager. »
Hannon pâlit.
« La malédiction soit de l’eunuque ! m’écriai-je dès que le matelot fut parti. Il se brasse encore quelque machination. Pourvu que les filles ne soient pas parties avec lui. »
« Ne crains rien, dit la servante en riant, ne crains rien, seigneur. Le vilain oiseau est envolé, mais les colombes restent. Nous lui avons refusé de le suivre.
— Il vous l’a donc demandé ? dis-je, furieux.
— Non, il s’est borné à nous l’offrir, sans insister. Mais nous aimons mieux rester sur ton joli navire, où nous sommes si bien, que nous en aller sur ce navire tout noir, là-bas.
— C’est bon, c’est bon, lui répondis-je. Jusqu’à l’arrivée, je ne veux pas absolument que vous me quittiez. Vous avez bien fait de rester et je tancerai vigoureusement l’eunuque.
— Pouvons-nous prendre le frais sur le pont, capitaine ? me demanda la jolie servante.
— Comme il vous plaira, » lui répondis-je.
Chamaï, qui était absorbé dans une conversation qu’il avait engagée avec Hannibal sur leurs actions de guerre, leva la tête, et se dressant sur ses pieds :
« Comment, mais n’est-ce pas toi, Abigaïl, que je vois ?
— Et n’est-ce pas toi, Chamaï, du village de Guédor ? »
Ils se prirent les mains et, se regardant l’un l’autre, comme des amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps, pleurèrent tous les deux.
« Comment es-tu ici, sur ce navire phénicien, Abigaïl ? dit enfin Chamaï.
— Ignores-tu donc que j’ai été enlevée de mon village lors d’une incursion des Philistins d’Ascalon, et qu’ils m’ont vendue aux Tyriens ?
— J’étais à la guerre dans le nord, contre le roi de Tsoba, et je ne suis pas revenu au pays depuis mon retour : comment pourrais-je le savoir ?
— Sache donc, dit Abigaïl en reprenant son air joyeux, que le roi Hiram m’acheta et me donna pour servante à cette dame ionienne qu’il a achetée pareillement et dont il fait présent au Pharaon d’Égypte. Le bon capitaine Magon est chargé de nous conduire.
J’invitai Abigaïl à s’asseoir avec nous, touché de cette rencontre, et je priai Hannon de faire la même invitation à la dame ionienne, puisqu’il savait parler sa langue. Celle-ci fit une profonde inclination et s’assit sur un coussin qu’on lui avait préparé.
Pendant le repas, qui fut des plus gais, Abigaïl et Chamaï nous racontèrent comment ils avaient gardé les chèvres ensemble pendant leur enfance et quel attachement ils avaient l’un pour l’autre. Je me sentais presque fâché de la conduire au Pharaon.
« Peut-être, dit Abigaïl, le Pharaon aura-t-il pitié de moi et ne voudra-t-il pas me garder. Je ne suis qu’une servante, et c’est la dame ionienne qui lui est destinée. Qu’est-ce qu’un si grand monarque ferait de moi ? Il a des servantes par milliers. Il me renverra.
— Oui, oui, dit Chamaï en serrant ses poings robustes, N’est-ce pas vrai, capitaine Magon ?
— Je pense en moi, répondis-je, qu’Abigaïl n’est point envoyée au Pharaon, mais doit accompagner la dame ionienne pour la désennuyer en route.
— D’autant plus, ajouta Hannibal, que c’est nécessaire, car son eunuque paraît l’amuser médiocrement. »
Pendant tout ce temps, Hannon et la dame ionienne causaient ensemble. Comme on remplissait les coupes de vin :
« Hannon, lui dis-je, pour mettre fin à cette conversation qui m’alarmait, tu sais jouer du psaltérion ?
— Oui, dit Hannon. Tu m’as déjà entendu.
— La dame doit savoir chanter des chansons de son pays et ne nous refusera pas de nous en chanter une ? »
La dame, qui comprenait quelque peu le phénicien, me répondit qu’elle chanterait bien volontiers.
Hannon ayant accordé son instrument, la dame écarta son voile et nous fit voir un visage d’une beauté merveilleuse. Elle était vêtue et parée à la phénicienne, portant robe de pourpre lamée d’argent, triple collier en perles d’or, perles fines et perles émaillées de dessins divers, mais coiffée à la mode de son pays, la tête nue, et les cheveux relevés sur le front et attachés par le milieu. Nous fûmes tous frappés de sa beauté et nous restâmes silencieux.
Mon esclave apporta deux lampes de terre qu’il accrocha sur des bâtons dressés contre les bordages et l’Ionienne commença.
Elle nous chanta, d’une voix harmonieuse, des vers où étaient racontées les actions de la guerre que les Achaïens de son pays firent, il y a longtemps maintenant, au roi et à la ville d’Ilion. Je comprenais moi-même quelques mots d’ionien, comme en apprennent les marins dans leurs voyages, mais je n’entendais pas grand’chose à son récit. Pourtant, par instants, sa voix devenait vibrante, et je voyais briller les yeux de Chamaï et Hannibal caresser la garde de son épée. Nous étions émus par sa beauté, par sa voix, par l’harmonie de ses chants, sans comprendre ce qu’elle disait. Quand elle se leva pour rentrer dans sa cabine, sa démarche était si majestueuse qu’il me sembla que la déesse Astarté devait marcher ainsi sur les flots.
Hannon se leva aussi, sans la regarder, et alla s’appuyer contre le bordage, où il resta en silence la tête tournée vers la mer, comme quelqu’un qui a le cœur oppressé. Depuis quelque temps je ne retrouvais plus sa gaieté et ses plaisanteries d’autrefois. J’allai m’appuyer à côté de lui.
« Allons, Hannon, mon enfant, lui dis-je, je vois que tu as du chagrin.
— Je ne le nierai pas, capitaine, me répondit-il. Cela se passera.
— Il ne faut rien dire de tout cela à Bodmilcar, appuyai-je. Je n’ai pas confiance en son serment et je crains quelque malice de l’eunuque.
Nous nous serrâmes la main. Je me sentais tous les jours plus attaché à Hannon. Quand je revins vers la compagnie, je trouvai Chamaï qui se disposait à descendre dans la barque, pour revenir à terre.
« Allons, bonne nuit, capitaine Chamaï, lui dis-je, et à demain, de bon matin.
— Bonne nuit, capitaine Magon, et toi, capitaine Hannibal, et toi, joyeux pilote. Bonne nuit, Abigaïl, mon joli pigeon, cria-t-il encore d’une voix retentissante, quand il fut dans la barque.
— Bonne nuit, Chamaï, mon agneau, » répondit de la cabine la voix rieuse d’Abigaïl.
En ce moment, l’eunuque, accompagné de Bodmilcar, mettait le pied sur le côté opposé du bateau.
« Il a une belle voix, ricana l’eunuque en se dirigeant vers la cabine ; il a les poumons puissants, mais le Pharaon trouvera peut-être mauvais qu’on fasse voir ses servantes à tout le monde.
— Absolument comme moi je trouve mauvais, répondis-je, exaspéré par l’insolence de l’eunuque et la méchanceté de Bodmilcar, qu’un eunuque syrien, un esclave, vienne se mêler de donner des avis à un homme libre, à un capitaine sidonien sur son bord, et cherche à débaucher ses passagères pour les conduire sur le navire d’un subordonné.
— Hazaël est maître de diriger les esclaves comme il l’entend, dit aigrement Bodmilcar. Il a l’ordre du roi pour cela. »
Je regardai Bodmilcar dans le blanc des yeux. Il me jeta un regard de défi.
« Oui, reprit-il, cette femme ionienne est mon ancienne esclave. Le roi l’a achetée, c’est bien ; il l’envoie au Pharaon, c’est bien encore, et je n’ai rien à y dire. Mais, comme serviteur du roi, je dois empêcher que ses présents ne changent de destination et ne s’en aillent aux mains d’un scribe quelconque.
— Et moi, répliquai-je, comme capitaine de ces navires, je dois veiller à ce que la discipline y soit observée et ce que nul ne prétende y donner des ordres en dehors des miens. C’est à moi qu’il appartient d’interpréter les commandements du roi et de juger qui a tort ou qui a raison.
— Bien dit, s’écria Hannibal. La discipline et l’obéissance doivent être observées ! Voilà qui est bravement parlé, selon les règles de la guerre et de la navigation !
— Je saurai ce qui me reste à faire, dit Bodmilcar d’une voix étranglée par la colère.
— A retourner à ton bord et t’occuper de tes matelots qui ont cinq jours à passer ici, voilà ce qu’il te reste à faire, » répondis-je tranquillement.
Bodmilcar descendit aussitôt dans sa barque, et je l’entendis proférer des menaces et des malédictions en s’en allant. Mais je fis semblant de ne pas y prendre garde.
« En attendant, dit l’eunuque, je vais châtier cette servante.
— Toi ? lui dis-je, en lui arrêtant le bras.
— Moi-même, » répliqua-t-il en se dégageant.
Là-dessus il ouvrit la porte de la cabine ; mais, avant qu’il ne l’eût refermée, la main vigoureuse d’Hannibal s’abattit sur son épaule, le fit pirouetter et le poussa devant moi.
« Eh bien ! eh bien ! que me veut-on ? balbutia-t-il tout effaré, en regardant tour à tour Hannibal qui le tenait toujours, et moi, qui étais debout en face de lui, les bras croisés.
— On te veut ceci, lui dis-je : celui qui, à bord d’un navire phénicien, lève la main sur qui que ce soit sans l’ordre du capitaine, est lié, suspendu à une corde et plongé trois fois dans la mer du haut de la vergue. As-tu compris clairement ? » L’eunuque, tremblant de peur, baissa la tête.
« Eh bien, ajoutai-je, puisque tu as compris clairement, tâche de ne pas oublier. Je te dirai de plus : celui qui, à bord d’un navire phénicien, maudit quelqu’un, est attaché au mât et reçoit vingt-cinq coups de corde. As-tu encore compris clairement ? »
L’eunuque fit signe que oui.
« Eh bien, lui dis-je, tâche de ne pas oublier non plus. Tu dois savoir qu’Abigaïl a la langue bien pendue, et que moi je ne suis par sourd. Penses-y bien ; et maintenant, lâche-le, Hannibal. »
L’eunuque rentra dans sa cabine en courbant le dos et Hannibal me quitta, enchanté.
« Nous les ferons marcher droit, sois tranquille, capitaine, me dit-il, et je ne m’y épargnerai pas. Qu’est-ce qu’un navire où on désobéit ? C’est comme une compagnie de gens de guerre où on raisonne. Ah ! ah ! mais nous sommes là, nous autres. » Le lendemain, de bon matin, je fis venir Bodmilcar.
« Écoute, lui dis-je, tu es un vieux marin phénicien. Je crains que ta passion et les mauvais conseils de l’eunuque ne t’aient tourné la tête. J’espère que quand nous serons débarrassés de lui et de cette Ionienne, je te retrouverai tel que je t’ai connu autrefois. Veux-tu me promettre de renoncer à semer le trouble ?
— Ce n’est pas moi qui le sème, répondit Bodmilcar.
— Si fait, c’est toi. Il faut me promettre.
— Je ne ferai rien pour cela, en tout cas, me dit-il, d’un air embarrassé.
— Eh bien, j’y compte, lui dis-je. Voici les dispositions que j’ai prises. Tu vas rester ici, avec le commandement de la flotte en compagnie d’Asdrubal, d’Amilcar, d’Himilcon et sous la protection des hommes d’armes. Hannibal, Hannon et moi, nous allons à Jérusalem. Tu n’auras rien à acheter en nous attendant : nous ferons les approvisionnements dans l’intérieur du pays. Tu vois que ta tâche n’est pas lourde.
— Et les deux femmes ? dit vivement Bodmilcar.
— Oh ! les deux femmes, je verrai à les installer à terre. Cela me regarde, et ne t’en inquiète pas.
— C’est bien, répondit Bodmilcar. Et quand pars-tu ?
— Tout de suite. Ainsi, au revoir. »
Je descendis aussitôt dans la barque, en compagnie d’Hannibal, d’Hannon, de mon esclave et de deux matelots portant notre bagage. Quand Hannon passa devant Bodmilcar, celui-ci cracha, en le regardant d’un air haineux. Hannon leva les épaules.
Je fis descendre ensuite devant moi l’eunuque et les deux femmes dans l’autre barque et je donnai ordre à deux matelots de porter à terre ce que l’eunuque demanderait. Celui-ci voulut s’attarder, pour rassembler le bagage.
« Non, non, lui dis-je. Les matelots reviendront le chercher tout à l’heure. Ils le trouveront bien tout seuls, sois tranquille. Allons, nage ! » criai-je aux rameurs.
Les deux barques filèrent vers la côte. Bodmilcar, debout sur le couronnement de la poupe, nous suivait des yeux d’un air sombre.
« A bientôt ! cria Himilcon, debout à côté de lui.
— A bientôt, vieux pilote ! » lui répondîmes-nous.
Nous accostâmes en quelques coups d’aviron. Chamaï nous attendait avec impatience, et courut à la barque pour aider Abigaïl à descendre. On se dirigea tout de suite vers le village, à deux traits d’arc de la tour : il est bâti au milieu des figuiers sauvages et on y voit une assez belle citerne. Devant la meilleure maison étaient attachés deux chevaux et une douzaine d’ânes, les deux chevaux bien parés, la tête ornée d’un réseau de fils de lin écarlates, garni de pompons multicolores et de grelots, la bride brodée, la queue relevée et nouée par des fils écarlates. Les ânes avaient la crinière et la queue teintes de henné, comme il convient : c’étaient des montures bien harnachées.
« Ceci, dit Chamaï, est la maison de Bicri, un de mes hommes d’armes, que j’emmène pour faire ce voyage. Ce jeune homme est vigoureux et adroit au maniement de l’arc, de l’épée et du bouclier. Il connaît aussi très-bien la manière de faire le vin, ayant été vigneron dans la montagne. »
Bicri parut et nous salua. Avec lui était un autre homme et une jeune femme.
« Celui-ci, dit Chamaï, est Barzillaï, chef d’une de mes dizaines, et avec lui est Milca, sœur de Bicri, femme de Barzillaï, qui excelle à faire des gâteaux de miel.
— Très-bien, dit Hannibal. Emmènerons-nous aussi Barzillaï et sa femme Milca, pour qu’elle nous fasse des gâteaux de miel ?
— Barzillaï ne désire point voyager en mer, répondit Chamaï.
— C’est dommage, observa Hannibal.
— Et qui commandera ici pendant que tu vas nous conduire à Jérusalem ? demandai-je à Chamaï.
— C’est Barzillaï, répondit-il, dans lequel j’ai mis ma confiance.
— Eh bien, dis-je, nous logerons les deux femmes, soit dans la tour, soit dans la maison de Bicri ; Barzillaï et ses hommes d’armes les garderont et Milca leur tiendra compagnie.
— Abigaïl ne vient donc pas à Jérusalem avec nous ? s’écria Chamaï.
— Non. Je tiens à ce qu’elle reste ici, avec la dame ionienne. Tu as tout loisir de lui faire tes adieux ce matin.
— Du moment que c’est l’ordre, dit Chamaï, il faut obéir. Et que devra faire Barzillaï en notre absence ?
— Empêcher qui que ce soit de voir la dame ionienne, soit par ruse, soit par force, à l’exception de cet eunuque ici.
— C’est bon, dit Barzillaï en frappant sur la garde de son épée. J’ai compris.
— Et moi, dit l’eunuque, où logerai-je ?
— Où tu voudras, lui répondis-je. Dans la maison de Bicri, s’il veut.
— Un Syrien de Tsoba dans ma maison ! dit Bicri ; non, non, s’il te plaît, seigneur amiral.
— Et pourquoi donc ? glapit l’eunuque. Est-ce qu’un Syrien de Tsoba ne vaut pas les gens de ta nation ?
— Des Syriens, s’écria Bicri ! Qu’est-ce que des Syriens ? Nous avons battu ceux de Tsoba et ceux de Damas, et notre roi les a faits ses esclaves. Quels hommes êtes-vous ? Des puces, des chiens crevés.
— Parle-nous, dit Chamaï, des Philistins de Gaza et d’Askalon, ou des Iduméens du sud : encore que nous les ayons vaincus et assujettis, ce sont des guerriers et des hommes forts. Mais des Syriens ! J’avais pour coutume d’en enfiler une douzaine dans ma lance et de les emporter sur mon épaule.
— Chamaï, remarqua Hannibal, est un homme rempli d’esprit et qui fait des mots très-bons et très-plaisants. Il sera un compagnon divertissant pendant notre voyage.
— Les femmes pourront-elles sortir ? dit Barzillaï.
— Abigaïl, qui est du pays, pourra courir avec Milca, si elle veut. Mais l’Ionienne ne doit pas sortir jusqu’à mon retour.
— Bien, dit Barzillaï. Ma femme fera en sorte qu’elle passe agréablement son temps.
— Je lui apprêterai autant de gâteaux qu’elle désirera et des pâtes frites dans l’huile aussi, » déclara Milca.
Les choses étant ainsi réglées, nous prîmes place dans la maison pour manger un peu avant notre départ. Barzillaï s’étant engagé à faire nourrir dans le village quinze hommes, Hannibal envoya chercher quinze de ses archers à bord, qui, joints aux hommes d’armes de Barzillaï, faisaient une garde suffisante. Je fis informer en même temps Himilcon, Amilcar, Asdrubal et Gisgon de ma résolution. Tout coup de tête de la part de Bodmilcar et toute machination de l’eunuque étaient ainsi prévenus.
Celui-ci ne voulut pas manger avec nous et se retira sur les vaisseaux. L’Ionienne se rendit dans sa chambre avec Milca qui ne tarda pas à revenir pour nous apporter de ses fameux gâteaux au miel. Il y en eut trois pour chaque convive, mais Abigaïl et Chamaï étaient tellement contents de se revoir et causaient tellement qu’ils oublièrent les leurs et qu’Hannibal les mangea pour eux.
Nous prîmes congé de Barzillaï, d’Abigaïl, ce qui fut un peu long pour Chamaï, et de Milca, pendant que Bicri détachait les ânes et les chevaux. En ma qualité de bon Sidonien, je refusai la bête par trop fringante que m’offrait le Juif, ayant plus accoutumé le mouvement des vaisseaux que le trémoussement des chevaux, et j’enfourchai un âne de mine très-pacifique. Avant de partir, Hannon donna de ma part une belle pièce d’étoffe rouge à notre hôte et des boucles d’oreilles d’argent à notre hôtesse, qui ne pouvait se lasser de les admirer. Chamaï fit don de sa vieille cuirasse à Barzillaï et endossa une cuirasse écaillée toute neuve que je lui donnai, suivant ma promesse. Nous distribuâmes aussi quelques poupées de terre cuite et de bois aux enfants qui grouillaient autour de nous, et Chamaï étant venu pour la vingtième fois embrasser Abigaïl, sous prétexte de donner encore des instructions à ses hommes, finit par se décider à monter à cheval, après qu’Hannon eut décliné à son tour l’offre d’un coursier. Hannibal caracolait déjà sur le sien. Nos deux matelots, mon esclave et Hannon enfourchèrent leurs ânes, après avoir chargé nos bagages sur quatre baudets, et Bicri, allongeant les jambes, prit la tête de la caravane de son pas alerte de montagnard, pour nous montrer le chemin.
- 1. 1300 stades, soit 32 1/2 milles géographiques. C’est la vitesse donnée par Hérodote.
 
IV
Le roi David.
Après avoir traversé les plaines basses parsemées de champs de blé, de bouquets de figuiers et de dattiers, et d’arbres de Judée au tronc rabougri, au parasol de feuillage étendu à plat comme un pain, nous commençâmes à gravir la montagne par des sentiers étroits, bordés alternativement de bois de chênes, de grandes plantations d’oliviers et de vignes. Par cette route ombreuse on arrive sur la crête, dans la petite ville de Timna, où Chamaï avait un hôte qui nous logea, nous et nos bêtes. Timna est une petite ville irrégulièrement bâtie, les maisons entourées de jardins et très-basses, n’ayant pas plus d’un étage. Elle possède un mur crénelé en pisé, deux portes et douze tours rondes. Nous y fûmes tourmentés par les puces, qui sont en Judée d’une abondance et d’un acharnement extraordinaires, et par les mouches, qui sont aussi très-nombreuses.
« Les hommes d’ici, remarqua judicieusement Hannibal, qui avait ôté sa cuirasse pour mieux se gratter, devraient adorer, non pas le grand dieu El, dieu du ciel et de la terre, mais le dieu Baal-Zébub, dieu des mouches et autres insectes, pour qu’il les débarrasse du fléau de la vermine. »
Le lendemain, de bon matin, après avoir traversé bon nombre de ravins et grimpé des côtes, car tout ce pays est montagneux, mais fertile et bien cultivé, nous vîmes une vallée profonde et encaissée, toute stérile et déserte. Au fond et sur les flancs pierreux de cette vallée blanchissaient des ossements humains, en grand nombre ; vers l’est, on voyait des mamelons couronnés d’un fort, et la vallée remontait vers les crêtes au sud.
« La vallée des Géants, dit Bicri en s’arrêtant, et en faisant rouler un crâne du bout de son bâton.
— J’y étais, dit Chamaï, comme fort jeune homme, écuyer de Bénaïa, capitaine de cent hommes, un des trente-sept vaillants du roi, qui a tué un lion dans une fosse, dans un jour de neige, et un géant égyptien armé de pied en cap, lui Bénaïa n’ayant que son bâton à la main. Nous y battîmes les Philistins de telle façon, que depuis ce temps ceux d’Achdod nous payent tribut.
— Oui, oui, dit Hannibal, les Philistins étaient là-haut, sur les hauteurs à notre droite et voulaient attaquer le château par devant nous. Mais le roi, descendant dans la vallée, leur épargna la moitié du chemin et monta ensuite sur les hauteurs en les poursuivant. C’est dans la vallée que fut le fort de la bataille, et sur le versant, de l’autre côté des crêtes, que fut la fuite des Philistins et le carnage. »
Nous traversâmes la vallée des Géants, et sur le revers opposé Hannibal nous fit voir les trente pieux aigus auxquels le roi David fit attacher par la poitrine les trente chefs des Philistins faits prisonniers. Des débris de leurs squelettes y pendaient encore.
« Ah ! s’écria Chamaï, notre roi est un bon roi ! Aussi, quand son fils Absalom fit sédition contre lui, je pris le parti des gens du roi.
— Et moi aussi, dit Bicri. Et dans la bataille qui s’ensuivit, je perçai d’une flèche à travers les tempes Hothniel, fils de Tsiba, et je pris ses dépouilles. Voilà sa belle ceinture de fils d’hyacinthe que j’ai encore autour des reins. »