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Les aventures du capitaine Magon: ou une exploration phénicienne mille ans avant l'ère chrétienne

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« Il faut baiser la main qu’on ne peut couper, » dit-il.

Je fis ostensiblement, devant lui, garnir nos machines de traits et de pierres, puis je le mis à terre avec toutes sortes de respects. Avant de s’en aller, il demanda encore à Bicri s’il voulait entrer à son service. Décidément le Balazou était entêté. L’archer refusa tranquillement.

XXIII

Où nous réglons nos comptes avec Bodmilcar.

Le jour était très-avancé pendant que nous redescendions. N’osant franchir la barre dans les ténèbres, je m’établis, pour la nuit, vis-à-vis d’un petit camp chaldéen, après avoir pris toutes les précautions requises. Je craignais quelque mauvais coup de la part du Terrible.

Sur la berge étaient des huttes de feuillage où des marchands phéniciens vendaient aux soldats assyriens du vin et de la pacotille et leur achetaient leur butin. Himilcon, Gisgon et quelques autres ne purent résister à l’envie d’y descendre, pour y boire et y bavarder. Je les y autorisai, à condition qu’ils ne s’éloigneraient pas du navire plus loin que la portée de la voix. Environ deux heures après, je descendis moi-même dans ce marché éclairé de torches nombreuses. J’étais curieux de voir ce qui s’y passait. Bicri et Jonas m’accompagnèrent. Au moment où j’arrivais à terre, deux grandes galères de construction phénicienne descendaient le fleuve pour venir mouiller en aval de nous. Avec elles était un gaoul que je ne distinguai que vaguement, car il serrait la rive opposée à celle où j’étais, et le fleuve était bien large. Je n’y fis d’ailleurs pas autrement attention, la navigation étant très-active, par suite du grand trafic d’esclaves qui se faisait avec l’armée du roi d’Assyrie.

Illustration : Sur la berge étaient des huttes.
Sur la berge étaient des huttes.

Je trouvai Himilcon et Gisgon en discussion avec des guerriers chaldéens, qui traitaient leurs récits de hâbleries et de mensonges.

Illustration : Je trouvai Himilcon et Gisgon en discussion avec des guerriers chaldéens.
Je trouvai Himilcon et Gisgon en discussion avec des guerriers chaldéens.

« Comment, dit Himilcon à un chef qui était là, tu ne veux pas croire que nous avons tenu le soleil à notre gauche ? O grand sot ! Demande plutôt au brave Bicri, ici présent, qui a tué des cerfs de dix palmes de haut, et à cet honnête Jonas, qui a été dieu dans le pays de l’huile de poisson !

— Que me dis-tu là ? s’écria le Chaldéen en colère. Que me brouilles-tu de tes cerfs et de ton huile de poisson ? Veux-tu me faire croire qu’il y a des hommes assez stupides pour adorer un autre homme comme dieu ?

— Vous adorez bien Nitsroc, vous autres ! dit Bicri.

— Et vous vous laissez donner des coups de fouet par votre Binlikhous et votre Balazou ! ajouta Gisgon.

— Par le nom du roi ! vieux coquin sans oreilles, s’écria le Chaldéen furieux, je ne souffrirai pas que tu blasphèmes mes dieux, mon roi et mon général. Je briserai tous les os que tu as dans le corps !

— Essaye un peu ! cria le Celte d’une voix goguenarde. Échangeons quelques coups : sais-tu donner des coups de poing à la manière de Preudayn, des coups de tête à la manière d’Armor, des coups de bâton à la manière d’Aitzcoa, dis, ô homme ignorant qui n’as jamais quitté la terre ferme ?

— Connais-tu le fleuve Illiturgis, et les monts Pyrènes, et le cap Chariot des Dieux, et les Iles Fortunées où l’on donne de l’or pour des bouteilles vides ? s’écria Himilcon. Réponds, ô tête de bétail. Connais-tu les Sicules, les Garamantes, les Souomi, les Guermani et les Goti, tous peuples que nous avons vaincus ? Les connais-tu, bœuf chaldéen ? »

Le guerrier courba la tête, abasourdi par ce flot de noms inconnus. La conscience de son ignorance le rendit muet.

« Enfin, dit-il après quelques instants de silence, vous autres Sidoniens, vous allez si loin que vous voyez des choses extraordinaires. Moi, je suis Carduque, et je trouve que c’est déjà bien loin de mes montagnes à ce lieu où nous sommes. Je ne savais pas que la terre était si grande.

— Eh bien, moi, dit un autre, je connais le Tarsis, et j’ai vu un homme de ce pays.

— Tu as vu un homme de Tarsis, toi ? dit Himilcon surpris. Et où cela l’as-tu vu ?

— Au camp du roi, répondit l’autre. Je me suis entretenu avec ce capitaine phénicien, qui est récemment entré au service de notre roi, et je sais ce que c’est que Tarsis, et j’ai vu un homme de ce pays avec ce capitaine-là. »

Un frisson me courut par le corps. Je pensai aux galères et au gaoul qui venaient de passer devant nous.

« Le nom de ce capitaine ! m’écriai-je, le nom de ce capitaine, et je te donne un sicle d’or ! »

Le Chaldéen cligna de l’œil d’un air sournois.

« Donne deux sicles et je te dirai le nom, puisque tu y tiens tant, » répondit-il en tendant la main.

J’y jetai les deux sicles d’or, que l’homme serra dans sa bourse sans se presser. Je tressaillais d’impatience.

« A présent que j’ai mes sicles, dit le Chaldéen, pourquoi te dirais-je le nom de l’homme ? »

Furieux, je fus sur le point de le saisir à la gorge.

« Allons, Rabchaké, cria un des marchands phéniciens qui étaient là, cesse tes sottes plaisanteries. Capitaine, le nom de notre compatriote qui est ici, au service du roi, est Bodmilcar Tyrien. »

Je jetai un cri.

« A nos navires, et tout de suite ! »

Je n’eus pas besoin de le dire deux fois. Mes compagnons avaient entendu le nom de Bodmilcar aussi bien que moi. Un instant après, nous étions embarqués.

Je réunis aussitôt tous mes chefs sur l’arrière de l’Astarté, et je leur rendis compte de tout ce qui venait de se passer.

« Compagnons, ajoutai-je, à quelques encablures d’ici, Bodmilcar est là, qui nous guette dans l’ombre. Derrière nous, le Balazou arrive sans doute avec ses bandes féroces. Nous avons, dans le flanc de nos navires, de quoi faire notre fortune à tous. Nous laisserons-nous prendre misérablement au terme de notre voyage ?

— Non, non ! s’écrièrent-ils tous. Le moment de combattre vaillamment est arrivé. Aux rames, et tombons dessus !

— Que j’arrive à l’abordage, s’écria Chamaï, et Bodmilcar est mon homme.

— Il est à moi, cria Hannon, que je vis en colère pour la première fois de sa vie. Il est à moi seul ; je ne veux pas qu’il m’échappe !

— Jeunes fous, leur dis-je, vous aurez assez affaire tout à l’heure pour ne pas vous quereller maintenant. Il nous reste une heure de nuit : profitons-en pour nous rapprocher de la mer le plus possible. »

Nos navires partirent avec précaution, l’Astarté tenant le milieu du chenal, l’Adonibal la droite et le Cabire serrant la berge à gauche. Tout le monde était en armes. Tous nos feux étaient éteints. Nous étions debout et prêts dans les ténèbres, et le cœur nous battait plus vite qu’à l’ordinaire.

Bicri, accroupi à l’avant, avait répandu ses flèches sur le pont devant lui et tenait son arc tout prêt dans sa main. A ses côtés étaient Dionysos, l’arc bandé, et Jonas, une grande hache passée dans la ceinture et la trompette à la main. Himilcon, à l’arrière, dirigeait les timoniers, le bouclier au bras et le coutelas au poing. Hannibal et Chamaï, debout à la tête de leurs gens, se dressaient sur la pointe des pieds pour apercevoir l’ennemi les premiers.

Enfin le soleil se leva, et en même temps j’entendis le bruit du flot sur la barre, et je vis les trois navires de Bodmilcar nous barrant le passage, le Melkarth au milieu. Sur leur pont, c’était un fourmillement de lances et de casques. Les deux rives étaient désertes.

« Nous avons le courant pour nous, dis-je tout de suite. Commençons par des brûlots. »

Aussitôt nos matelots lancèrent les planches chargées de matières inflammables. La trompette de Jonas donna le signal, auquel répondirent nos autres navires. Des fanfares de défi répondirent du côté de Bodmilcar. Nous nous rapprochâmes rapidement à portée de trait. Une volée de flèches nous arriva, à laquelle nous répondîmes. La bataille était engagée.

Je connaissais bien le Melkarth, je l’avais construit. Sur ses robustes flancs, un coup d’éperon ne pouvait avoir d’effet, et dans une tentative d’abordage, haut comme il l’était, il pouvait impunément nous accabler de projectiles et effondrer notre pont, en laissant tomber sur nous de lourdes masses de pierres et de bronze. Son faible était qu’il était lourd à la manœuvre. En un instant mon parti fut pris.

« Tu tiens bien le chenal ? dis-je à Himilcon.

— Je le tiens, répondit le pilote. Avec son tirant d’eau, le Melkarth ne peut s’en écarter que d’une encablure à droite ou à gauche. J’ai passé dix fois sur la barre et je la connais.

— Bien, répondis-je. Qu’on remplisse nos deux barques de tout ce qui nous reste de matières inflammables. Qu’on signale au Cabire de me ranger. Je veux passer à son bord avec toi et le piloter moi-même. »

Un instant après, je fus à bord du Cabire avec Himilcon, après avoir donné mes instructions à Asdrubal et à Amilcar. Lesflèches pleuvaient comme grêle. Bodmilcar combattait sur place, en homme sûr de son affaire. Il nous barrait le passage et attendait le Balazou.

Amilcar me remplaça sur l’Astarté. Himilcon et Gisgon prirent les timons du Cabire et je me mis entre eux deux. Le Cabire pouvait se vanter d’être gouverné et timonné comme pas un autre navire au monde, j’ose le dire.

Je pris la remorque des deux barques, je fis allumer les matières incendiaires et je gouvernai droit sur le Melkarth.

A un demi-jet de flèche, Bodmilcar se dressa par-dessus le bord. Je le vis debout, menaçant.

« Salut, Magon ! me cria-t-il. Je te revois enfin ! Ici, nous ne sommes ni en Égypte, ni à Tarsis, ni dans le détroit de Gadès ! J’ai trois revanches à prendre, et je les prends d’un coup. Je te tiens ! Avant ce soir, tu seras pendu à ma vergue ! »

Il n’avait pas fini qu’il se rejeta en arrière d’un bond. Une flèche venait de le frapper.

« Touché ! cria la voix de Bicri par-dessus le bruit de la bataille.

— Manqué ! répondit la voix de Bodmilcar. Ma cuirasse est à l’épreuve du trait !

— Eh bien, m’écriai-je, voyons si elle est à l’épreuve du feu ! »

Au même instant, le Cabire se glissa entre le Melkarth et la galère de droite, et Himilcon avec Gisgon donnèrent un double coup de timon si habile qu’en voulant nous éviter, le gaoul alla se coller contre nos deux barques. L’incendie y éclatait justement. Un jet de flamme et de fumée monta par-dessus le bordage du Melkarth.

Je coupai ma remorque au milieu d’une grêle de flèches, dont une me blessa à la joue, et dont une autre traversa la cuisse de Gisgon. Mais le brave pilote continua de gouverner à genoux.

Le Cabire rasa le flanc opposé du Melkarth si vite qu’une masse de pierre qu’on nous jeta tomba dans notre sillage, s’engouffrant dans l’eau avec un bruit terrible.

« Bodmilcar ! criai-je du haut de ma poupe, te voilà brûlé comme la galère égyptienne à Tanis.

— Cela t’apprendra à prendre le dessous du courant, marin d’eau douce, » ajouta l’impitoyable Himilcon.

En quelques coups de rame je fus sur l’Astarté.

« Et maintenant, m’écriai-je, ils sont à nous ! Que l’Adonibal et le Cabire se jettent sur la galère de droite et forcent de vitesse celle de gauche ! En avant ! »

Nous nous jetâmes avec fureur sur l’une des galères.

Elle fit une manœuvre désespérée pour nous éviter et prendre le dessus du courant ; mais elle la fit trop tard. Je lui tombai sur le flanc, et pendant que je l’effondrais d’un côté, le choc la colla contre le Melkarth et nos barques en flammes de l’autre. Aussitôt je vis, dans la fumée, que les gens du Melkarth sautaient audacieusement sur le pont de l’Adonibal, engagé entre l’autre galère et lui. Les six navires ne faisaient plus qu’une seule masse, qui brûlait à un bout. A l’autre, les coups de pique, d’épée, de hache et de coutelas commençaient.

« A l’abordage ! m’écriai-je, nous les tenons !

— A l’abordage ! » répétèrent Hannibal et Chamaï.

Hannon fut le premier sur le pont de l’Adonibal, où les gens de la galère intacte et du gaoul se jetaient en même temps que nous et nos compagnons du Cabire.

« A moi, Bodmilcar ! à moi ! criait le scribe. Où es-tu ? montre aujourd’hui que tu es un homme !

— Me voici, me voici, mauvais efféminé ! répondit Bodmilcar. Toi le premier, les autres après. »

Ils se jetèrent l’un sur l’autre, l’épée haute. Pour moi, entouré d’un flot d’ennemis, je le perdis de vue. Mais Himilcon, qui ne me quittait pas, poussa tout à coup un cri terrible.

« Ah ! coquin, scélérat, gueux très-vil, éborgneur infâme, je te retrouve enfin ! »

C’était son homme de Tarsis, son Ibère qu’il cherchait depuis quatorze ans, et qu’il venait de rencontrer. Il bondit sur lui avec une telle violence qu’il le renversa du choc. Tous deux roulèrent sur le pont, cherchant à se maintenir l’un l’autre.

« Tiens-le bien, Himilcon ! s’écria Bicri qui passait par là, l’épée ensanglantée à la main ; tiens-le bien !

— Le gueux me mord le bras, s’écria le pilote. Tire-moi de dessous ! »

En ce moment le bras d’Himilcon passa au-dessus du dos de l’homme de Tarsis. Bicri lui glissa lestement son couteau dans la main. Le pilote le planta dans les reins de son adversaire, qui fit un soubresaut en râlant.

« Merci, dit Himilcon en se relevant couvert de sang, mais radieux. Je suis vengé. Toi, chien, crève ! »

Jonas, armé de sa hache, faisait des prodiges. Aminoclès le secondait en brave homme. Hannibal et Chamaï, leur armure toute faussée, finirent par jeter par-dessus bord tout ce qui était à l’avant. Amilcar fut tué. Asdrubal, quoique blessé, réussit à déblayer le timon ; je le rejoignis, et faisant manœuvrer au milieu de la bataille, nous réussîmes à dégager l’Adonibal de l’incendie qui menaçait de le gagner. L’autre galère, toute vide, s’en allait à la dérive. Les quelques hommes qui étaient restés sur l’Astarté et le Cabire les maintenaient sous vent à nous.

« A moi tout le monde ! » m’écriai-je.

Comme je disais ces mots, Hannon, couvert de sang, son épée brisée dans la main, se dressa devant moi.

« Il m’échappe ! s’écria-t-il. Le flot des combattants nous a séparés !

— Nous le tenons, au contraire, répondis-je. Il est à nous ! »

Sur mon signal, nous leur abandonnâmes l’avant du navire, où grouillait leur foule pressée, et maîtres de l’arrière, maîtres de gouverner, nous laissâmes porter sur l’Astarté et sur le Cabire.

« Tout le monde à notre bord ! » m’écriai-je.

Hannibal et Chamaï, à la tête de leurs hommes, formés en rang serré, barrèrent le passage aux gens de Bodmilcar et nous permirent d’évacuer le navire. Puis, leur tour, ils se jetèrent qui sur le Cabire, qui sur l’Astarté, suivis du flot de nos ennemis dont quelques-uns passèrent sur notre pont avec nous. Mais ils furent tués tout de suite.

Cette fois Bodmilcar était pris, et bien pris. Embarrassé sur l’Adonibal, incapable de manœuvrer au milieu des débris du combat et des rames en pantenne, il était livré sans défense à nos machines et à nos flèches. Le Melkarth n’était plus qu’un brasier. L’une des galères était coulée, et l’autre, entraînée à la dérive, avait disparu.

Pendant une demi-heure, je l’accablai de projectiles, malgré sa défense désespérée. Puis je me jetai de nouveau à l’abordage par son arrière. Bodmilcar, le visage en sang, nous attendait à l’avant, à la tête d’une trentaine d’hommes qui restaient debout.

« Faut-il l’abattre ? dit Bicri en encochant sa flèche.

— Non, répondis-je en lui arrêtant le bras. Un autre genre de mort l’attend. »

Les gens de Bodmilcar vendirent chèrement leur vie. Pour lui, au moment où il se précipitait sur moi, Jonas le cueillit dextrement et me l’offrit.

« Voilà, me dit le bon trompette, voilà ton ennemi. Allons, ne te trémousse pas ainsi, toi, ou tu feras que je te casserai quelque membre. »

Bodmilcar, écumant de fureur, resta immobile. Il ne répondit à aucune de mes questions et garda un farouche silence jusqu’au moment où on le pendit.

C’est ainsi que finit ce scélérat.

Illustration : C’est ainsi que finit ce scélérat.
C’est ainsi que finit ce scélérat.

Pour nous, nous revînmes sans encombre à Tyr par le canal du Pharaon, après avoir visité la reine de Saba et le roi Salomon. Notre navigation fut belle et joyeuse.

Une foule de peuple nous attendait sur le quai et nous fit une réception triomphale, et le roi Hiram nous donna une fête splendide, où il voulut que moi-même je racontasse mes aventures devant tous les anciens assemblés.

C’est ainsi que se termina mon long voyage. Le roi me fit pré- sent des trois bateaux qui avaient servi ma navigation, et le peuple de Sidon me nomma suffète amiral. Je gardai avec moi Himilcon, Gisgon, Asdrubal et Hannibal qui fut chef de mes hommes d’armes.

Ai-je besoin de raconter comment je fis flotter le bois de cèdre et amenai les matériaux dont le roi Salomon construisit ce temple magnifique de Jérusalem ? Tous les Sidoniens ne connaissent-ils pas cela ? et ne connaissent-ils pas mon ami Chamaï, capitaine des gardes du roi Salomon, quand il vient me rendre visite dans mon palais, accompagné de sa femme Abigaïl et du grand Jonas, le chef des trompettes royaux ? Et n’ont-ils pas vu souvent Bicri, le riche vigneron, quand il vient vendre à Sidon ses outres et ses tonneaux, et qu’Himilcon et Gisgon les dégustent les premiers ? Et ne voient-ils pas, tous les ans, le navire qui part en grande pompe pour aller chercher à Paphos Hannon, grand prêtre d’Astarté, et sa femme, la belle Chryséis, grande prêtresse de cette déesse chez les Hellènes ? Hannon vient sacrifier au temple de la métropole. Dionysos l’accompagne : c’est un guerrier fameux dans son pays ; il enseigne aux Phokiens la navigation et les lettres phéniciennes. Le vieux Aminoclès, fier de son fils, fait aussi le voyage pour voir son ancien amiral, et ce jour-là, quand le Cabire, orné de tentures, va chercher mes invités au large et les conduit à mon propre débarcadère, le peuple de Sidon acclame le hardi bateau, et se réjouit en voyant réunis sur le pont les compagnons qui ont découvert les îles de l’Étain, la côte de l’Ambre et les Iles Fortunées.

Le soir d’un pareil jour, Himilcon ne marche pas souvent très-droit, et Bicri ne manque pas de siffler la chanson des Kymris et la chanson de Benjamin ; et quand nos hôtes s’en vont, Jonas lui-même veut les précéder, en sonnant de la trompette en leur honneur.

FIN.

NOTES.

Je ne prétends point faire de ce livre un ouvrage de science pure ; j’ai voulu simplement présenter, sous une forme courante, un tableau du monde en l’an 1000 avant Jésus-Christ, et résumer, pour l’usage de la jeunesse, des notions, des découvertes et des faits épars dans des ouvrages que leur caractère exclusivement scientifique et technique et leur prix élevé rendent moins abordables.

Le but que je me suis proposé m’interdit de surcharger de notes les Aventures du capitaine Magon. La lecture d’un livre de ce genre serait fastidieuse à l’excès, s’il fallait à chaque instant quitter le fil du récit pour consulter une note de bas de page, ou courir à une pièce justificative placée la fin du volume. J’ai donc systématiquement évité toute espèce de notes, et je n’ai mis que celles qui étaient strictement nécessaires pour l’intelligence du texte. Il faudra bien que le lecteur me croie sur parole. Toutefois, pour ma justification comme pour répondre au désir des lecteurs qui prendraient goût à l’étude de l’époque dont j’ai parlé, et en particulier à l’histoire du peuple phénicien, je donne ici une liste succincte d’un certain nombre d’ouvrages bons à consulter, et je la fais suivre de quelques commentaires. Ces commentaires éclaireront quelques points que la forme du roman m’a fait laisser dans l’obscurité. Il va sans dire que dans les ouvrages dont je donne la liste, je ne cite pas les livres de l’antiquité classique, depuis la Bible jusqu’à Strabon, en passant par Xénophon. Je ne veux renvoyer le lecteur qu’aux recherches de la science moderne et citer que les travaux qui m’ont servi plus particulièrement.

Ouvrages à consulter.

  1. Movers (F. C.). Das Phönizische Alierthum.
  2. Renan. Mission en Phénicie.
  3. Daux. Recherches sur les Emporia phéniciens dans le Zeugis et le Byzacium.
  4. Nathan Davis. Carthage and her remains.
  5. Wilkinson. Manners and Customs of ancient Egyptians.
  6. Hockh. Kreta.
  7. Grote. History of Greece.
  8. Mommsen. Geschichte der Römische Republik (Introduction et Ier chapitre).
  9. Bourguignat. Monuments mégalithiques du nord de l’Afrique.
  10. Fergusson. Rude Stone Monuments. (Très-bien résumé en français par M. Louis Rousselet dans la Revue d’Anthropologie.)
  11. Broca et A. Bertrand. Celtes, Gaulois et Francs (dans la Revue d’Anthropologie).
  12. L’abbé Bargès. Interprétation d’une inscription phénicienne trouvée à Marseille.
  13. Layard. Nineveh and its remains.
  14. Botta. Fouilles de Babylone.
  15. Reuss. Nouvelle traduction de la Bible (en cours de publication).

Éclaircissements.

Chapitre I.

J’ai adopté le mot classique de « Phéniciens » pour être mieux compris. Le mot national est « Cananéens ». Les gens que les Grecs ont appelés « Phéniciens », mot qui peut s’interpréter de deux façons : « les Rouges » ou « les gens du pays des dattes » s’appelaient entre eux Cananéens, c’est-à-dire « gens de la basse terre », par opposition aux « Araméens », c’est-à-dire aux « gens de la haute terre, de la montagne ». Ce n’est pas le lieu ici de me livrer à une dissertation linguistique et ethnographique sur les deux mots Khna et Aram, d’où Cananéen et Araméen tirent leur origine.

Le sens du mot sicle, qui s’orthographie dans le dialecte hébraïque et se prononçait probablement aussi chekel, est « objet pesé ». On comprend donc qu’il s’applique à la fois à la monnaie, dont les marchands phéniciens inventèrent certainement l’usage, et au système de poids.

Le mot gaoul signifie « un objet rond, creux ». On voit pourquoi il s’applique aux navires ronds qui servaient au commerce. Les Phéniciens appelaient Gozzo : Gaulo Melitta, « Malte la ronde. »

Le type du gaoul est essentiellement tyrien. Onerariam navem Hippus Tyrius invenit. (Pline, Hist nat.)

Pour reconstruire un navire phénicien, je me suis servi particulièrement :

  1. De deux planches des fouilles de Layard ;
  2. De la description très-exacte et très-complète qu’en fait le prophète Ézéchiel (Prophétie contre Tyr) ;
  3. D’une description fort intéressante que donne Xénophon (dans les Œconomiques) du grand navire phénicien qui vient tous les ans au Pirée ;
  4. Des planches de l’ouvrage de Wilkinson.

Enfin, raisonnant par analogie, j’ai usé de la dissertation du colonel Yule sur les navires génois, pisans et vénitiens du treizième siècle (dans son édition de Marco Polo).

Le doublage en cuivre des navires, qui peut paraître un anachronisme, a parfaitement existé chez les anciens Phéniciens. On en trouvera mention dans Végèce, De re militari, IV, 34 ; dans Athénée, V, 40. C’est même à Melkarth, l’Hercule tyrien, que la légende antique attribue cette invention : Hercules... nave ænea navigavit... habuit navem ære munitam. (Servius.)

L’indication des autres matériaux se trouve tout au long dans la prophétie d’Ézéchiel.

En dehors du type du gaoul, je donne le navire rapide, la barque, et le vaisseau long, vaisseau de guerre à cinquante rames.

Sans entrer dans des détails déplacés, je me bornerai à dire, pour le premier, que les Grecs l’appelaient hippos, « cheval, » soit à cause de sa rapidité, soit à cause de la tête de cheval qu’il portait à l’avant : « Les petits navires de Gadès s’appellent chevaux, à cause de l’image qu’ils ont à la proue (Strabon) » J’ai baptisé du nom de gaditan ce navire caractéristique de la colonie phénicienne de Gadès. Plusieurs monnaies phéniciennes de la côte d’Afrique portent pour empreinte la tête de cheval, et la légende de la tête de cheval trouvée dans les fondations de Carthage a peut-être pour origine l’ornement de proue national des navires rapides phéniciens.

La barque a un nom tout phénicien. Barek (en hébreu) signifie « courber », plier un objet tel qu’une planche. Barca est quæ cuncta navis commercia ad littus portat. (Isidore, Origines.) En berber moderne, une barque s’appelle ibarko.

Le vrai vaisseau sidonien est la galère à cinquante rames, la pentécontore : pentecontoron sidonian (Euripide, Hélène, 1412). Comment manœuvrait-on avec cinquante avirons un bateau long qui portait jusqu’à quatre cents hommes ? quel était le tonnage d’un de ces bateaux ? Je n’ai aucune donnée positive là-dessus, et je répète que je n’ai pas l’intention de faire ici des dissertations. Si l’on veut une analogie, on la trouvera dans les grosses jonques chinoises que l’Arabe Ibn Batouta a vues au quatorzième siècle, qui portaient six cents hommes et qui étaient manœuvrées par cinquante et même soixante avirons gigantesques, chaque aviron étant manié par huit hommes, à l’aide de deux cordes placées des deux côtés. Celles qu’a vues Marco Polo avaient quatre hommes par rame. Il est possible que les Phéniciens se soient servis d’un système de ce genre.

La description que je donne des navires de parade n’a rien d’imaginaire. On peut voir de ces navires figurés dans le recueil de Wilkinson. (t. III). Du reste, les auteurs anciens, depuis Hérodote jusqu’à Plutarque, sont remplis de détails là-dessus. Dans Hérodote, le navire sidonien où Xercès se place pour passer la revue de sa flotte est décoré d’une tente en or, c’est-à-dire en étoffes babyloniennes brochées d’or.

Chapitre II.

La tiare fleurdelisée peut se voir dans l’ouvrage de Botta, planches de la fin, aux détails de costume et d’armement.

Les tarifs du sacrifice et du rituel sont empruntés à l’ouvrage de l’abbé Bargès que j’ai mentionné plus haut.

La coutume d’emporter des oiseaux pour indiquer par leur vol la direction de la terre se trouve mentionnée par toute l’antiquité. Dans des temps plus modernes et chez des peuples demi-barbares, nous voyons le roi de mer Floke Vilgedarson, quand il part de Norvége en 868 pour aller découvrir l’Islande, emporter trois corbeaux.

Chapitre V.

Je ne donne pas le nom du Pharaon qui régnait en Égypte à cette époque, et pour cause : le onzième siècle et le commencement du dixième sont justement les époques où il y a une lacune à combler dans l’histoire de l’Égypte.

Les chariots de guerre qui accompagnent le Pharaon étaient montés par des Libyens, c’est-à-dire par des Berbères de race tamachek, ou, si l’on veut un équivalent moderne, des Kabyles et des Touaregs. La cavalerie et les chariots libyens faisaient la force principale des armées égyptiennes.

Chapitre VI.

Si c’était ici le lieu de faire de l’anthropologie, j’aurais l’occasion de m’étendre longuement sur le compte des Kydoniens et des Pélasges ; mais je n’en vois pas l’opportunité. Je me borne donc à indiquer aux lecteurs l’existence, dans toute l’Europe, de races à type et à langage distincts qui ont précédé les races aryennes. Deux surtout méritent mention : l’une à tête ronde, à type mongoloïde, des Touraniens, comme on est convenu de les appeler, et l’autre à tête longue, des Australoïdes, si l’on veut. Ces races, en possession d’une civilisation inférieure, ont laissé partout des traces de leur présence. Il se trouve justement qu’en Crète les Grecs nous ont conservé le souvenir des Kydoniens et les quelques mots de leur langue que je donne.

Chapitre VII.

Je demande pardon au lecteur de mon Homéros ; mais vraiment je ne pouvais pas me dispenser de faire passer dans mon tableau le grand rhapsode, si problématique qu’il soit. Quant à la date de la guerre de Troie, comme, même après les fouilles de Schliemann, elle est encore à fixer, je la donne pour ce qu’elle vaut.

Chapitre IX.

La description du navire tyrrhénien est empruntée à une figure qui se trouve sur un vase du musée Campana.

Les hâbleries d’Himilcon, à propos de Charybde et de Scylla, sont strictement phéniciennes. J’ai déjà fait allusion plus haut aux mystifications habituelles des marchands et des matelots de Tyr et de Sidon. Pour me justifier, il me suffira de citer le passage d’Hérodote où le père de l’histoire nous parle de l’île Kyraunis, où les jeunes filles pêchent l’or à la ligne, et nous dit tenir ce beau récit d’un Phénicien ! Le Grec est de bonne foi : c’est le loup de mer phénicien qui s’amusait un peu, ou qui dramatisait ses peines et ses aventures pour hausser le prix de sa marchandise.

La superstition du coq gigantesque est empruntée à une légende rabbinique, citée par Movers.

Chapitre XI.

J’avais déjà fini ce livre, lorsque j’ai appris, par les fouilles de M. Sainte-Marie, qu’Adonibal était le nom le plus ordinairement porté par les suffètes amiraux d’Utique, ou du moins qu’une longue suite de ces magistrats s’est appelée Adonibal. C’est une simple coïncidence : j’ai donné au mien, au hasard, le premier nom phénicien venu. A ce sujet, je dirai, pour les noms de personnages, que je leur ai donné la forme sous laquelle ils nous sont plus familiers. A quoi bon mettre pédantesquement Hanna-Baal (le chéri de Dieu) au lieu d’Hannibal, Bod Melkarth (face du dieu Melkarth) au lieu de Bodmilcar, etc. ? Il suffit au lecteur qui n’étudie pas les langues sémitiques de savoir qu’un vieux nom phénicien ou juif se décompose comme un nom arabe moderne, et de lui rapprocher, par exemple : Amilcar, Abd Melkarth, serviteur de Melkarth d’Abd Allah, serviteur de Dieu. Quant au lecteur qui étudie les langues sémitiques, je suppose qu’il n’a pas besoin de mon livre pour s’instruire et qu’il connaît mes sources aussi bien que moi.

Pour les noms de lieux, j’ai rencontré des difficultés. Si j’avais voulu les écrire tous à la sémite, je me serais trouvé en face de trois obstacles.

  1. D’abord, ils ne nous sont pas tous connus sous cette forme.
  2. Cette forme, quand elle est connue, est peu familière au lecteur.
  3. Son identité, son orthographe et sa prononciation ne pourraient être fixées qu’à l’aide de longues dissertations, fastidieuses pour qui n’en fait pas une étude spéciale, et déplacées ici.

J’ai donc été très-sobre de ce côté. J’ai mis bravement l’île de Crète au lieu de Kaptorim, l’Égypte au lieu de Mitsraïm, les Libyens au lieu de les Machouagh, etc. Je me suis contenté de donner quelques indications, quand j’ai cru qu’elles étaient en place.

Chapitre XII.

Je fais sacrifier Magon dans un dolmen avec allée couverte enfoui sous un cumulus, et j’emprunte à Bourguignat des détails sur les dolmens du nord de l’Afrique. M. Daux donne encore la description d’un temple de ce genre. Mais, par acquit de conscience, je dois dire ici que je n’accepte en rien les théories de Bourguignat sur des suites de monuments de pierre brute en forme de serpent, de scorpion, etc. ; que je ne crois pas un mot d’une histoire de dolmens temples préhistoriques, et que je suis tout à fait de l’avis de Fergusson, qui voit dans les monuments de pierre brute des monuments commémoratifs et funéraires relativement modernes.

J’ai fait allusion à l’existence d’une mer intérieure en Algérie : elle n’a pour moi plus rien d’hypothétique. Je n’en dirai pas autant de l’Atlantide ; mais outre les migrations des Libyens, il fallait bien mentionner des traditions répandues dans l’antiquité.

Chapitre XVI.

Je doute fort qu’à cette époque des Celtes fussent déjà arrivés sur la côte ouest de France ; mais, en tout cas, il y en avait déjà sur le Rhône et dans l’Est. J’ai constaté l’existence de races antérieures, les Mongoloïdes et les Australoïdes des cavernes. J’en ai présenté en Espagne, et j’en mentionne en Gaule ; j’en montrerai encore plus loin ; cela suffit, je crois. Il eût été par trop bizarre pour le goût du lecteur de faire arriver mes Phéniciens en France sans leur y faire rencontrer des hommes d’une race gauloise ; je m’accuse donc d’un anachronisme que j’estime à quatre bons siècles. Les Celtes à tête ronde étaient dans ce temps-là sur le Danube ou tout au plus sur le Rhône, et les Kymris à tête longue, constructeurs de tumulus, étaient encore bien plus loin. Mais je pense avoir disposé les choses de façon que l’anachronisme ne soit pas trop sensible.

Chapitre XVII.

Il n’y a pas à douter de l’existence des Finnois aux embouchures de l’Elbe où je les place. Faute d’un nom finnois ancien, je me suis permis de leur donner un nom finnois moderne en les appelant Suomi.

Chapitre XX.

Je fais mon mea culpa pour le périple de l’Afrique. La suite du récit m’a réduit à cet expédient. Que les Phéniciens l’aient fait par exception, on peut le prouver. Cela n’empêche pas le Périple d’Hannon d’être apocryphe, comme on l’a prouvé récemment, et d’être l’œuvre d’un romancier scientifique grec, qui l’a écrit comme j’ai écrit les Aventures de Magon. Dans ces conditions, je me suis cru autorisé à y faire des emprunts.

Chapitre XXI.

L’identité du royaume de Saba et d’Ophir avec la côte sud d’Arabie est hors de doute. Les vers qu’Hannon dit à la reine sont arabes ; mais le goût des Orientaux a si peu changé en ces matières que je n’ai pas hésité à mettre dans la bouche d’un Phénicien du onzième siècle avant Jésus-Christ des vers arabes du onzième siècle après.

Illustration : Itinéraire du capitaine Magon.

3122. — IMPRIMERIES RÉUNIES, A

2, RUE MIGNON, 2, PARIS

Notes du transcripteur

La police utilisée à l'origine ne comportait que le É en matière de capitale accentuée. La transcription respecte cet état. En revanche, les quelques É manquants ont été ajoutés.

Certains points de fin de phrase étaient manquants. Ils ont été ajoutés.

Pour des raisons de mise en page, les notes de bas de pages ont été portées en fin de chapitre, avec le changement de numérotation en conséquence.

La table des matières, initialement placée en fin de volume, a été déplacée en début de document pour des raisons de praticité.

Nombre d’images étaient à l’origine insérées au milieu de paragraphes et ne pouvaient, compte tenu des possibilités de mise en page du support de destination, être remises à leur emplacement d’origine. Il a donc été décidé de placer ces images le plus près possible de la scène qu’elles décrivent.

Quelques coquilles ont été corrigées :

  • Il me livrèrent → Ils me livrèrent / chap 8
  • un plus rouge → un peu plus rouge (mot oublié) / chap 11
  • des maux sauvages → des animaux sauvages / chap 11
  • vi joignant aux murs →la joignant aux murs chap 12
  • je suis de son alas → je suis de son avis / chap 12
  • pour un autre fois → pour une autre fois / chap 14
  • tu me les a fait ramasser → tu me les as fait ramasser / chap 12
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