Les aventures du capitaine Magon: ou une exploration phénicienne mille ans avant l'ère chrétienne
XII
L’oracle.
Le lendemain, je me rendis d’abord à la place qui est près du temple d’Achmoun et du port marchand. C’est le grand marché d’Utique. Elle est entourée de hautes maisons à piliers, et sous les piliers il y a des voûtes où sont les boutiques des marchands. Leurs magasins sont dans des cours, à l’intérieur des maisons. On peut voir sous ces voûtes toute espèce de marchandises de Libye, des cuirs crus et travaillés, des pierres fines propres à la gravure, du cuivre de Numidie, des peaux de lion de l’Atlas, des lanières de cuir d’hippopotame du lac Triton, des dents d’éléphant du Macar, des blés du Zeugis et du Byzacium, des laines de chez les Libyens Garamantes. Je consacrai une partie de la journée à faire mes achats en ivoire, dont je me procurai, à de bonnes conditions, une très-grande quantité. Mes opérations marchaient à souhait. Le soir, je me rendis chez mon hôte en compagnie d’Hannibal et d’Amilcar. Hannon et Chamaï préféraient courir la ville avec Abigaïl et Chryséis, et Bicri se divertissait en compagnie de Gisgon, d’Asdrubal et d’Himilcon. Mon hôte Barca, riche armateur de la ville, nous avait fait préparer, sur la terrasse de sa maison, une tente de belles étoffes sous laquelle on servit un repas magnifique.
A la fin du festin, on apporta le vin et on fit venir des musiciennes et des danseuses, pour divertir l’assistance. Parmi les esclaves de Barca se trouvait un vieux Libyen qui connaissait tous les chants et traditions de son peuple, et qui nous raconta des choses extraordinaires sur son origine.
D’après cet homme, il y aurait eu autrefois au sud de la Libye une très-grande mer*, recevant plusieurs fleuves. Au sud de cette mer était le pays des hommes noirs, pareils à des singes. C’était le vrai lac Triton ou Pallas, et les lacs que nous appelons maintenant Tritons, et qui forment une chaîne au pied des monts Atlas, depuis le voisinage de Gadès sur Syrte jusqu’au sud de Karth[1] en Byzacium sont ou des marais produits par le déversement des deux grands fleuves qui viennent des montagnes du sud, et dont les eaux sont arrêtées par l’Atlas, ou des restes de cette mer quand ils sont salés. Il y a donc un premier gradin de montagnes et de plateaux, tout au sud, qui versent leurs eaux jusqu’aux Tritons et à l’Atlas, et un deuxième qui verse les eaux de l’Atlas, comme par exemple le Macar ou Bagrada, dans la Grande Mer. Mais plus à l’ouest il y a d’autres fleuves dont la source vient de l’Atlas, qui se tarissent actuellement dans les sables, et qui se jetaient autrefois dans la grande mer du sud, laquelle communiquait à l’Océan. Ainsi, il y a des centaines et des centaines d’années, la Libye était bordée, au sud du plateau sur lequel l’Atlas s’élève au nord, par l’Atlantique qui pénétrait jusque dans la Syrte et près de l’Égypte. La Libye était alors une presqu’île, que le détroit de Gadès ne séparait pas encore de Tarsis. Mais le détroit de Gadès était un isthme, et la mer faisait le tour de la Libye par sa côte nord actuelle, par les Syrtes, la séparant de l’Égypte par un bras assez étroit, par le sud, où elle occupait la place où sont maintenant les sables, et par l’ouest, où elle rejoignait l’Océan.
Je ne saurais dire combien les récits du vieux Libyen nous intéressèrent. Hannibal s’écarquillait les yeux à force de l’écouter, poussant des exclamations de surprise. Pour moi, je n’étais pas étonné, car j’avais pensé souvent à toutes ces choses, mais jamais je ne les avais si clairement entendues. Je me couchai la tête troublée, et dans la nuit je rêvai que je découvrais la terre à l’ouest de l’Atlantide et que j’y faisais un merveilleux voyage. Quand je me réveillai de mon rêve, je formai intérieurement la résolution de pousser une pointe vers l’ouest et d’y faire un voyage de découverte, après que j’aurais fini mes affaires en Tarsis.
Le troisième jour de mon arrivée à Utique, Adonibal me fit demander. Je me rendis aussitôt au palais amiral, dans la grande salle à coupole d’où l’amiral peut voir la ville, la mer et le port.
« Quand pars-tu, Magon ? me demanda le suffète.
— Je compte partir après-demain, lui dis-je. J’ai fait mon chargement.
— Bien. Voici des lettres pour les suffètes de Rusadir et de Gadès, me répondit-il. Je te donne aussi dix bons marins pour compléter ton équipage, vu les pertes que tu as faites, dans le cas où tu réussirais à mettre la main sur Bodmilcar. Tu sais que l’homme est de taille à se défendre.
— Je te rends grâce, répondis-je au bon Adonibal, et tu peux être assuré que je ferai de mon mieux.
— A propos, me dit l’amiral, donne-moi donc cinquante sicles si tu les portes sur toi.
— Bien volontiers, maître, répondis-je. Mais me diras-tu pourquoi je te dois cinquante sicles ?
— Oh ! ce n’est rien, reprit l’amiral de son ton facétieux : le prix de deux Ligures que tes hommes m’ont à peu près tués. Je ne t’en parlerais pas, mais tu sais qu’il faut tenir ses comptes exactement : c’est le premier principe d’un bon Phénicien. Pour ce qui est de tes assommeurs de Ligures, tu n’as qu’à les aller réclamer au cachot, là en bas ; voici l’ordre pour qu’on te les délivre. Ils sont en train d’y cuver honorablement leur vin.
— Ah ! ah ! dis-je en riant, tu me les as fait ramasser pour me prouver que ta police est bien faite. Te souviens-tu, maître suffète, quand j’étais timonier à bord de ton navire, et que tu vins me réclamer dans la prison de Kittim, où ils m’avaient mis, parce que j’avais cassé la tête au gros marchand de Séhir ?
— Oui, oui, fit joyeusement le suffète. Nous étions jeunes dans ce temps et je commandais l’Achmoun, un joli bateau. Moi aussi j’ai fait du bruit quand j’étais matelot et pilote et que j’arrivais à terre la bourse bien garnie. Maintenant je suis vieux, je ne peux plus naviguer, et je suis échoué ici sur le rivage comme une vieille carcasse démâtée. Je rends la justice au peuple : quand on est jeune, on s’amuse à fendre les têtes, et quand on est vieux, les faire couper !
— Qu’est-ce qu’ils ont fait, mes garçons ? demandai-je.
— Il paraît, me répondit l’amiral en riant, qu’ils s’étaient mis dans la tête de faire danser un prêtre de Dionysos. Ils l’avaient emmené boire avec eux, l’avaient enivré, lui avaient barbouillé la figure de rouge et de bleu, et voulaient absolument le faire danser. Là-dessus, des soldats ligures ont tenté de mettre le holà et de protéger le prêtre. Tu comprends que tes garçons n’ont pas perdu cette belle occasion de querelle ; deux Ligures sont restés sur le carreau, et la garde amirale étant survenue au tapage m’a conduit quatre de tes ivrognes, que je me suis empressé d’envoyer au cachot. Mais je ne les ai pas fait fouetter : tu sais que je suis indulgent pour les gens de mer. Délit commis à terre, délit oublié : il faut bien que le marin s’amuse, et on a beau être vieux et amiral, on se rappelle le temps où on était jeune et pilote. »
Je descendis au cachot, qui est dans de grandes salles voûtées et sans lumière construites sous le palais. Les unes servent de prison et les autres de dépôt d’armes et de munitions. Dans l’une de ces caves, je reconnus, à la lueur d’une torche que portait le guichetier, Bicri et trois de nos matelots, l’oreille fort basse. Après que je les eus fortement sermonnés, malgré mon envie de rire, je les envoyai consignés à bord. Ils ne se firent pas prier pour déguerpir, car les cachots du palais amiral ne sont pas précisément un lieu de plaisance, et on n’en sort généralement que pour aller à la croix ou à la potence.
En remontant sur le quai du Cothôn, je me rendis à l’Arsenal par le passage souterrain pratiqué sous les quais, et je m’occupai, le reste de ce jour, du radoub de mes navires, qui fut terminé le soir même. J’en fus si content, qu’en revenant à bord je fis grâce à mes tapageurs, leur accordant encore la journée du lendemain pour se réjouir avant le départ.
J’employai cette journée à me rendre tout seul, en compagnie de l’esclave Libyen de mon hôte, à un petit temple de Baal Hamoun qui est dans la campagne, à peu de distance de la ville d’Utique.
Ce temple est au milieu d’une vaste et sombre forêt. Il est oblong, voûté sans porte ni fenêtre, n’ayant qu’une petite ouverture au dôme, par laquelle sort la fumée des sacrifices. On y pénètre par un passage souterrain, caché dans des broussailles sous une grosse pierre*. Trois vieux Libyens demi-nus, qui nous attendaient là, écartèrent la pierre, après avoir causé à voix basse avec l’esclave. Par le souterrain, j’arrivai dans une petite salle obscure, d’où j’entrai dans une seconde salle en me glissant entre le mur et une pierre plate posée de champ qu’on faisait tourner comme une porte sur ses gonds. Cette seconde salle était éclairée par deux lampes rougeâtres et fumeuses. Au fond, il y avait une autre pierre plate dans laquelle était percé un trou rond. On me fit rester dans cette salle, et un des Libyens, faisant tourner la pierre, me laissa jeter un regard dans la troisième salle. Elle était toute petite, et au fond, dans une niche, était une pierre incisée et tailladée qu’ils me dirent être le dieu. Sur leur ordre, je me prosternai par trois fois, puis ils amenèrent devant la niche un mouton noir dont l’esclave m’avait fait munir, et l’égorgèrent là, en faisant couler son sang dans une pierre creusée qui était par terre. Après cela, ils sortirent, refermèrent la pierre de la troisième salle où il ne resta que la niche, le dieu et le mouton égorgé, puis me dirent d’appliquer mon oreille contre le trou de la pierre plate, ce que je fis. Aussitôt ils éteignirent les deux lampes et nous restâmes dans une obscurité complète.
« Homme phénicien, dit une voix sourde, qui sortait de dessous terre, du fond du caveau, que me veux-tu ?
— Oracle du dieu Hamoun, répondis-je saisi d’émotion, je veux savoir de toi si je dois naviguer à l’ouest, passé le détroit de Gadès, et s’il s’y trouve des terres ?
— Elles s’y trouvent, répondit l’oracle.
— Faut-il aller vers le nord pour les trouver, repris-je, ou vers l’ouest franc, ou vers le sud ?
— Elles sont, répondit l’oracle, au nord, elles sont à l’ouest, elles sont au sud.
— Mais, dis-je enhardi, quelle est la meilleure route à tenir ? Doublerai-je le promontoire Sacré, ou reconnaîtrai-je d’abord le cap de Gadès ?
— Tu m’en demandes plus qu’un mortel n’en doit savoir. Laisse-moi, je ne puis plus répondre. »
Les Libyens firent tourner la première pierre, et nous sortîmes à tâtons par le souterrain. Je leur fis un beau présent, et je retournai vers la ville, ému, perplexe, mais plein de confiance, et résolu à chercher des terres nouvelles en dehors du détroit de Gadès, dans le grand Océan.
En revenant, je demandai à mon Libyen s’ils avaient beaucoup de temples souterrains pareils en Zeugis et en Byzacium. Il me dit qu’ils en avaient de plus beaux dans l’intérieur du pays, construits régulièrement avec des voûtes et des dômes, mais que les plus anciens, les vrais temples des Atlantes, étaient faits comme celui que nous venions de voir ; qu’il y en avait se composant seulement de deux pierres plates non taillées, posées de champ, avec une troisième placée par-dessus ; d’autres d’un plus grand nombre de pierres forment une allée couverte ; que les uns étaient à découvert, et que d’autres étaient cachés sous des monceaux de terre formant une colline ronde. Au sommet de ces collines, ils avaient quelquefois trois pierres placées deux de champ et l’autre par-dessus, et il y avait des cercles de grandes pierres autour de la colline. Les unes étaient des temples, d’autres des tombeaux, et il y en avait qui, par leur nombre couvraient une grande étendue de terrain. Quand on suivait ces groupes de temples, tombeaux et collines artificielles, on pouvait voir que leurs rangées formaient l’image d’un homme, ou d’un serpent, ou d’un œuf, ou d’un scorpion. Voilà ce que disait mon Libyen. Mais quand je lui demandai ce que signifiaient ces images, et pourquoi ces temples étaient les uns souterrains, les autres découverts, et ce qu’étaient les tombeaux de cette forme, je ne pus rien tirer de lui, sinon que c’était de la magie et de grands secrets qu’ils tenaient de leurs pères. C’est tout ce que je pus apprendre.
Le lendemain, de bonne heure, je m’en fus, avec la permission du suffète amiral, faire puiser notre provision d’eau dans les belles citernes du quai. Elles sont à deux compartiments : l’un qui reçoit l’eau trouble des pluies découlant des rues dallées, des quais et des terrasses ; l’autre qui reçoit cette eau quand elle a reposé et s’est clarifiée. Les deux compartiments communiquent par des robinets en pierre à tête carrée, qu’on tourne au moyen d’une clef de bois. Toutes les maisons particulières et tous les établissements publics de nos villes de Libye ont de semblables citernes, et dans les villages de la campagne il y a aussi des citernes découvertes se composant de deux cercles accolés, dont l’un sert de réceptacle et l’autre de réservoir.
Hannibal, qui s’était diverti à visiter les remparts, me dit qu’ils étaient aussi bâtis sur citerne. Il les trouvait fort beaux. Ces murs de blocage n’ont pas moins de vingt-quatre coudées d’épaisseur à la base et dix-huit au sommet. Aux deux tiers, au-dessus de la portée des béliers, les logements des soldats sont pratiqués sur deux étages dans l’épaisseur du mur, et on y monte par des rampes en pente douce. A trois quarts de portée d’arc en avant est une seconde ligne de murs moitié moins hauts, et plus avant encore, une palissade avec retranchement et fossé. Seulement, Hannibal avait observé sur la droite de la ville, tirant de l’Arsenal vers la campagne, un point faible, attendu qu’il était dominé par une hauteur, et il jugeait qu’on devrait y bâtir un fort couvrant cette hauteur et la joignant aux murs de la place. Sur ce point, je suis de son avis.
Le cadran solaire établi par le suffète au-dessus du palais amiral marquait midi, quand, après avoir fait l’appel et trouvé tout le monde au complet, j’allai prendre congé du bon Adonibal. Le vieux suffète nous fit ses adieux avec toute sorte de souhaits de prospérité, et étant retournés à nos navires, je donnai l’ordre du départ. L’amiral, debout sur son balcon nous regarda partir, et nous le saluâmes de nos acclamations. Derrière nous sortirent quatre autres navires, qui se rendaient à Massalie, aux embouchures du Rhône, avec chargement complet.
On compte d’Utique au détroit huit mille huit cents stades, que les navires rapides franchissent ordinairement en sept jours. Mais je trouvai une mer démontée et un vent du sud des plus violents qui nous contraignirent à une lutte continuelle. Ma navigation fut des plus rudes et des plus fatigantes. Je n’atteignis que le quatrième jour le promontoire des Cabires ou des Sept Caps, qu’on reconnaît ordinairement le deuxième, et je dus tellement courir des bordées au large pour le doubler que je finis par perdre la terre de vue, et que je dus fuir devant le temps par une mer furieuse qui me poussait au nord-ouest. Le septième jour de mon départ d’Utique, je reconnus le grand cap qui est le premier sur la côte, au sud des îles Pityuses[2].
« Tarsis ! s’écria Himilcon, qui causait peu par le mauvais temps, ayant autre chose à faire qu’à bavarder, voilà Tarsis ! »
Tous mes nouveaux se précipitèrent sur le pont ; mais avec les embruns et la pluie qui nous assaillaient sans relâche, il fallait nos yeux à nous pour voir quelque chose.
Trois jours d’un combat acharné contre la mer me firent atteindre en même temps la côte de Libye et la fin du mauvais temps. La pluie cessa, le vent restant au sud-est, mais très-maniable. Le soleil reparut, et dans la nuit même, pendant que tous mes passagers dormaient, Himilcon et moi nous reconnûmes les hautes montagnes à pic de Calpe et d’Abyla. Bientôt nos navires passèrent sous cette muraille de rochers qui termine Tarsis au sud, et le matin, nous avions en vue la pointe qui ferme au sud la baie magnifique de Gadès. Sur cette langue de terre basse et plate, la blanche Gadès nous apparut avec ses dômes et ses terrasses, tout entourée de verdure, et bientôt nous rangions l’île où le sémaphore s’élève au milieu des maisons pressées et à côté du dôme du temple d’Astarté. Nous entrâmes dans le bassin du port, qui est à la fois port marchand et port de guerre, tandis que nos trompettes sonnaient et que nous saluions la terre de trois cordiales acclamations. Nous étions arrivés au premier but de notre voyage : nous étions en Tarsis.
XIII
Les mines d’argent.
La ville de Gadès n’a pas une étendue considérable, mais elle est coquette et bien bâtie. Les Phéniciens ont introduit aux environs, la culture du grenadier et du citronnier, et les jardins qui entourent Gadès produisent en abondance grenades, oranges et limons. Au centre de la ville, et communiquant directement avec le port par une rue large et droite, est le marché. C’est l’entrepôt de l’argent en lingots qui vient des mines de l’intérieur. On y vend aussi des murènes salées en barils, qu’on pêche et qu’on apprête dans ces parages, des chats de Tarsis[1] excellents pour la chasse du lapin, un peu de fer qui vient de la côte nord, et généralement toute espèce de marchandises et de curiosités. Ce marché est entouré de boutiques de riches marchands et chargeurs, propriétaires de mines, qui échangent l’argent contre le cuivre, les objets manufacturés, les marchandises de pacotille. C’est là que nous nous rendîmes après avoir fait notre visite au suffète amiral, distribué la paye aux matelots, rameurs et soldats, et placé nos navires à la place qui leur fut assignée à quai.
Je n’eus pas de peine à retrouver la maison du riche marchand Balsatsar, avec lequel j’avais eu affaire dans mon précédent voyage, mais je n’y rencontrai que sa veuve Tsiba. Balsatsar lui-même était mort en mon absence. Tsiba dirigeait son négoce en association avec plusieurs autres marchands de Gadès. Elle me fit bon accueil, et nous retint pour marger dans sa maison, avec les capitaines, nos pilotes, moi et les deux femmes.
Le repas fut copieux et magnifique. A la fin, j’exposai à Tsiba le but de mon voyage, et je lui demandai de me conseiller sur la meilleure manière de me procurer de l’argent en barres ou en lingots.
« Tu sauras, me dit Tsiba, que le cours de l’argent est actuellement très-bas, et qu’on peut s’en procurer aisément, soit en l’achetant ici, soit en faisant le troc avec les sauvages de l’intérieur. On vient d’en découvrir des mines considérables sur le fleuve Bétis[2], à quatre journées de marche dans l’intérieur des terres, et si elles ne sont pas encore toutes exploitées, cela tient au manque de bras, car nous avons ici peu de monde, et presque tous marchands et gens de mer. Il nous faudrait beaucoup de soldats, restant à demeure dans le pays.
— Voilà qui est bien dit ! s’écria Hannibal ; la prospérité d’un pays se mesure au nombre de soldats qu’il entretient. Tsiba, tu as raison ! »
Tsiba regarda, d’un air étonné, l’étrange figure du bon capitaine, car, vivant depuis longtemps aux colonies, elle était peu faite à la mine et aux façons des guerriers qu’on trouve dans les grands empires.
« Je dis, reprit la veuve, qu’il nous faudrait beaucoup de soldats, d’esclaves et de malfaiteurs. »
Ce fut le tour d’Hannibal d’être surpris.
« Eh quoi ! s’écria-t-il, qu’est-ce que les troupes des gens de guerre ont à démêler avec les vils esclaves et les malfaiteurs ?
— Voilà qui est bien, dis-je à mon tour, coupant la parole à Hannibal qui s’apprêtait à répondre quelque sottise ; ce qu’il m’importe de savoir, c’est s’il est possible de se procurer actuellement des esclaves à bon marché, et si les sauvages des districts argentifères se montrent pacifiques ou hostiles.
— Pour ce qui est des esclaves, me répondit Tsiba, tu n’en trouveras pas un sur le marché ; tous ont été achetés et sont actuellement employés aux mines. Quant aux sauvages, ils se sont montrés jusqu’ici pacifiques, mais ils louent cher leurs services, et, sachant le prix que nous attachons à l’argent, se font payer tant qu’ils peuvent.
— Pacifiques ! s’écria Himilcon, en montrant la place de son œil absent ; je ne sais pas ce que vous appelez pacifique ! si vous entendez par pacifiques les coups de lance dans les yeux et les cailloux de rivière dans l’estomac, je ne pense pas qu’il y ait des gens au monde vous donnant plus de pacifique que ces Ibères de Tarsis. »
La veuve se mit à rire, car c’était une femme très-gaie, outre qu’elle était prudente et bien expérimentée dans le négoce.
« Pilote Himilcon, dit-elle, je connais tes malheurs ; n’est-ce pas moi-même qui, lors de votre dernier voyage ici, ai pansé tes blessures avec de l’huile et du romarin ? Mais à présent, crois-moi, les tribus du Bétis sont plus disposées à recevoir des marchandises qu’à donner des coups de lance, et avec le temps j’espère qu’ils finiront par nous être tous assujettis et soumis !
— Et alors, m’écriai-je, le Zeugis et le Tarsis seront les deux plus belles pierreries de la couronne de notre mère, Sidon la grande ville ! »
Chacun vida sa coupe, entendant ce nom qui nous était cher.
« Écoute, me dit Tsiba, nous allons présentement nous rendre chez le suffète amiral. Peut-être trouvera-t-il quelque moyen de te fournir des bras pour l’exploitation des mines. Avec ton équipage et ces hommes d’armes que tu amènes, tu es en force pour protéger tes travailleurs contre toute velléité hostile des Ibères, et le Bétis est assez large pour porter tes navires jusqu’à une journée de marche seulement des districts argentifères les plus riches. »
Le repas étant fini, la veuve mit aussitôt son voile, et nous sortîmes tous derrière elle. Elle monta sur une mule richement caparaçonnée, accompagnée de deux esclaves écuyers bien vêtus, et précédée d’un coureur armé d’une baguette. Nous la suivîmes, nous rendant avec elle au palais amiral du suffète.
Celui-ci nous reçut en sa grand’salle, assis sur un fauteuil de bois peint. Je lui exposai le but de ma visite.
« Ah ! me dit-il, si tu étais arrivé quatre jours plus tôt, tu eusses pu aisément t’entendre avec un capitaine de Tyr qui était ici et qui est parti pour les mines.
— Justement, me répondit l’amiral, et il était suivi d’une troupe de gens de fort mauvaise mine ; mais ce qu’on demande aux chercheurs d’argent n’a rien à faire avec leur conduite passée. Toujours est-il que les gens de ce Bodmilcar avaient tout à fait la tournure de voleurs et de meurtriers....
— Qu’ils sont en effet ! m’écriai-je ; et leur chef ne vaut pas mieux qu’eux. Lis toi-même cette lettre que t’adresse Adonibal, amiral d’Utique, et tu sauras qui est ce Bodmilcar !
— Par Astarté ! s’écria le suffète quand il eut fini de lire, cet homme est un grand scélérat. Je vais te donner avec toi cinquante marins et guerriers bien armés, pour que tu purges la terre de ce coquin, si tu viens à le rencontrer. Je ne puis pas me séparer de plus de monde ; mais au moment de partir pour l’intérieur il est nécessaire que tu te renforces, car il y a toutes sortes de gens aux mines, et ils pourraient bien se mettre tous d’accord pour tomber sur le nouveau venu. Plus tard, quand nous nous renforcerons, j’espère que nous établirons notre autorité dans ces quartiers ; en attendant, c’est au plus fort.
— Nous verrons à être celui-là, dit très-judicieusement Hannibal.
— J’ai, dit Tsiba, dans le pays des mines, un traité avec le chef ibère Aitz, moyennant lequel il me fournit des travailleurs, des porteurs, et laisse mes douze cents esclaves fouiller le sol. Cent guerriers et mon chef de travaux les surveillent dans un fortin qu’ils ont construit à mes frais. Si Magon ici présent veut s’engager à me remettre le cinquième de ce qu’il rapportera, je m’engage, de mon côté, à lui donner des lettres pour mon chef de travaux et le faire bénéficier de mon traité et du concours de mes gens.
— C’est raisonnablement parlé, dit le suffète.
— J’y souscrirai volontiers, dis-je à mon tour si Tsiba veut réduire à un sixième sa part dans mon exploitation. »
Nous débattîmes un instant ce partage. Enfin Tsiba consentit à la réduction que je demandais. Hannon rédigea sur-le-champ en double les clauses de notre accord, et nous allâmes au temple d’Astarté faire un sacrifice à la déesse et lui jurer d’observer fidèlement notre traité.
Nous étions dans la bonne saison, et je ne voulais pas perdre de temps. Quatre jours après notre arrivée à Gadès, nos navires repartaient déjà, en route pour l’embouchure du Bétis. Deux jours d’une navigation facile nous y conduisirent. On sait que passé le détroit de Gadès il y a des marées comme dans le Iam-Souph, et même bien plus considérables. Je dus donc attendre quelque temps le flot pour franchir la barre du Bétis. A cette heure où la barre est praticable, l’entrée du fleuve présente toujours un spectacle des plus animés. Des navires phéniciens de tout tonnage, depuis le gaoul jusqu’à la barque de pêche, des pirogues ibères et d’autres grandes pirogues à voiles d’écorce brunes ou noires, et jusqu’à de longues pirogues celtes faites de peaux cousues ensemble, glissent sur la mer et se croisent en tous sens, entrant ou sortant du fleuve. Ces embarcations ne sont jamais vides ; elles partent chargées de marchandises et de provisions, et reviennent chargées de minerai, car tout ce qui se consomme aux mines vient de Gadès. Ma flottille franchit heureusement la barre, et comme le courant était fort et le vent nul, je remontai à la rame.
Le fleuve Bétis, aux eaux rapides et jaunâtres, coule entre des berges boisées ou des plateaux arides. Le pays est sauvage et montagneux. De loin en loin, on rencontre quelques villages d’Ibères, formés de huttes en boue et en branchages ; ces huttes sont peu élevées, car elles sont construites au-dessus de terriers dont elles ne sont que le toit. Les villages de nos mineurs sont construits en huttes plus grandes et plus propres, mais avec les mêmes matériaux. Seulement, au centre de chacun d’eux se voit un enclos palissadé avec un réduit ou fortin crénelé, bâti de briques crues et cuites.
« Voilà, dit Hannon, un pays qui n’est pas gai. Je pense que l’argent qu’on en rapporte se dépense plus joyeusement qu’il ne s’acquiert.
— Tous ces lieux que nous voyons, observa Hannibal, sont naturellement très-forts, et le Bétis serait une très-bonne ligne de défense. Il a dû se livrer par ici de vigoureux combats.
— Hélas ! s’écria Himilcon, j’en sais quelque chose ! Dans ce pays de Tarsis, on a plus vite fait de crever un œil à un honnête homme que de lui offrir une coupe de vin d’Helbon. Tenez, regardez là-bas : les voilà, les coquins ! les voilà, les vils sauvages ! » Tout le monde regarda du côté qu’indiquait le pilote. En effet, une vingtaine de sauvages marchaient, ou plutôt couraient à la file le long de la berge, paraissant observer nos vaisseaux. Ils avaient la tête entourée d’une sorte de turban en tissu d’écorce, un lambeau de la même étoffe serré autour des reins, et du reste complétement nus. Ces hommes ont la peau très-hâlée, les cheveux noirs, les yeux petits et obliques ; ils sont bien faits, de moyenne stature, et extrêmement agiles. Quelques-uns, parmi eux, semblent être d’une autre race : ceux-là ont la tête longue, sont très-barbus, de haute taille, maigres de corps et affreusement laids de visage. Tous étaient armés, portant des boucliers oblongs et étroits, des casse-tête, des frondes et des lances ou javelines en bois très-dur, la pointe durcie au feu, ou garnies d’une pointe de pierre ou d’os.
Je hélai les sauvages, mais ils ne répondirent pas et continuèrent à trotter.
« Bicri, dit Himilcon à l’archer, qui était assis sur le pont entre son carquois et Jonas, fort occupé de l’éducation du singe Guébal, Bicri, envoie donc une flèche à l’un de ces gaillards-là, pour voir si elle ne l’arrêterait pas mieux que la voix du capitaine. »
L’archer se leva en ramassant son arc. Je m’interposai :
« Pas de cela, dis-je au rancunier pilote. Les sauvages ne nous disent rien ; laissons-les tranquilles. S’ils veulent commencer, ils trouveront à qui parler.
— Alors je retourne à Guébal, dit Bicri. Guébal fait mes délices ; il est aussi raisonnable qu’un homme, sauf qu’il m’égratigne un peu trop souvent, et qu’il me mord bien un peu aussi, sans compter qu’il me tire les cheveux. Mais il est bien amusant tout de même.
Quant à Jonas, il ne se dérangea même pas pour voir les bêtes curieuses. Une amitié toute particulière s’était établie, dès les premiers jours, entre le singe et l’épais sonneur de trompette. Le singe avait trouvé commode de s’installer sur les épaules du géant et de se cramponner à sa chevelure crépue : de ce poste élevé, il faisait des grimaces à tout le monde en claquant des dents. Le géant se pâmait d’admiration devant les grimaces du singe et l’étouffait de friandises. Quant au remuant Bicri, ce qui l’avait enthousiasmé pour Guébal, c’était que Guébal était encore plus remuant que lui. L’agile archer, si adroit, si dévoué, si brave et si intelligent, avait dix-sept ans d’âge, et douze ans pour le sérieux, de sorte qu’entre le singe et l’adolescent c’était un assaut perpétuel de tours d’adresse : c’était à qui grimperait le plus vite au mât, ou se balancerait le plus lestement au bout d’une corde. C’est ainsi que le géant, le singe et l’archer s’étaient pris l’un pour l’autre d’une amitié inaltérable, à peine troublée par quelques égratignures du singe et quelques soufflets de l’archer.
Le soir de ce jour-là, nous nous arrêtâmes en face d’un village de mineurs. Le chef vint au-devant de nous pour nous recevoir. C’était un homme rude et grossier : il était d’Arvad, et reconnut très-bien Hannibal.
« Par Menath, par Hokk, par Rhadamath et par tous les dieux de l’autre monde, s’écria-t-il en jurant et en blasphémant, c’est donc la semaine aux gens d’outre-mer ?
— Et pourquoi cela, homme d’Arvad ? lui demandai-je.
— Ne vient-il pas de me passer, il y a cinq jours, une bande de vauriens commandés par un certain Bodmilcar, Tyrien ? Ils ont saccagé deux maisons ici étant pris de boisson. Et que Khousor-Phtah m’écrase ! si tous les mineurs ne s’étaient réunis contre eux, ils mettaient tout à feu et à sang ! Celui qui aura pendu ce Bodmilcar avec une bonne corde, à une bonne branche, pourra se vanter d’avoir branché un vrai coquin. Et en matière de coquins, j’ai la prétention de m’y connaître !
— Je le crois, chef de travaux, je le crois, lui répondis-je ; mais où est ce Bodmilcar, à présent ?
— Que t’importe ?
— Il m’importe que j’ai un petit compte à régler avec lui.
— Eh bien, si tu prétends le trouver, tu iras loin. Il est parti avec une tribu d’Ibères de l’intérieur, de mauvaises gens, des gens avec lesquels il n’y a que des coups de lance à attraper.
— Nous sommes gens à les leur rendre au centuple.
— Je te conseille de te méfier. Le Bodmilcar me fait l’effet d’un hardi compagnon, et sa troupe est en nombre.
— Oh ! s’écria Chamaï impatienté, qu’il soit ce qu’il voudra, cela nous est fort égal, mais qu’on me le donne à longueur d’épée....
— Jeune homme, répondit flegmatiquement le chef des travaux, nous n’avons que faire ici de vos longueurs et de vos épées. Procurez-moi plutôt quelque bonne coupe de vin à boire ; et puisque vous êtes tellement à l’épreuve du danger, je vous indiquerai, moi, de bons gisements. L’argent est l’argent, n’est-ce pas ?
— Et le bon vin est le bon vin, répondit Himilcon. Homme d’Arvad, tu as raison.
— Or çà, dis-je tout de suite, qu’on apporte une outre du meilleur vin de Byblos, et nous causerons plus à l’aise avec le seigneur chef de ces mines en le dégustant ici.
— Voilà qui est bien parlé, s’écria le chef des travaux, et je ne veux pas demeurer en reste avec vous. Qu’on m’égorge un jeune bœuf, des meilleurs, et qu’on fasse un festin à nos compatriotes. Ils nous donneront des nouvelles de Phénicie, et nous leur dirons des nouvelles de Tarsis et des gisements argentifères. »
Là-dessus, l’homme d’Arvad frappa trois fois dans ses mains. L’intendant de ses esclaves parut aussitôt, et il lui donna des ordres pour le festin, qu’on nous prépara à l’ombre d’un bouquet d’arbres.
« Écoutez, nous dit le mineur, vous me faites l’effet de braves gens, et puis vous êtes en force. Moi, j’aime les gens qui sont en force, et je les respecte. Puisque Hannibal est avec vous, et qu’il est de ma ville d’Arvad, et puisque vous m’offrez de bon vin à boire, je vais vous donner un bon conseil et un bon renseignement aussi, que tous les dieux infernaux m’emportent ! Sur le territoire du chef voisin de celui qui est l’allié de la Tsiba, il y a des filons de la plus grande richesse. Les sauvages sont hostiles, vous avez de la pacotille pour les rendre aimables, et au besoin vous avez vos flèches et vos épées, n’est-il pas vrai ?
— Tout à fait vrai, répondis-je. A combien de marche est le district en question de l’endroit où on peut arriver à flot ?
— Trois petites journées.
— Et les moyens de communication ?
— Néant. Pas de route. Des bois et des ravins tout le temps. Ni chevaux, ni ânes, ni mulets.
— Joli chemin ! observa Hannibal. Alors nous porterons nos marchandises sous notre bras ?
— Vous les ferez porter sur la tête ou sur le dos des Ibères que vous fournira le chef des travaux de Tsiba. Bête de somme pour bête de somme, l’Ibère en vaut bien une autre.
— Et s’il existe encore des bâtons dans cette partie du monde, s’écria Himilcon, je garantis que les Ibères à moi confiés marcheront bien. Avec un bâton pas plus gros que deux fois mon pouce, j’écris couramment la langue ibère sur le dos du premier sauvage de Tarsis venu. »
L’homme d’Arvad se mit à rire de la bonne plaisanterie d’Himilcon, et nous vidâmes une dernière coupe. Le lendemain, au petit jour, nous repartîmes pour l’intérieur des terres. Vingt-quatre heures après, nous étions sur le terrain de la veuve Tsiba. J’y pris tout de suite mes arrangements.
Le chef des travaux, qui était un homme d’Utique, me réunit deux cents porteurs et esclaves mineurs. Je les chargeai de mes marchandises, et les répartis par quatre groupes, sous la surveillance de mes capitaines et pilotes. Je laissai la flottille avec une partie des équipages sous les ordres d’Asdrubal. Le Dagon et l’Astarté descendirent en aval pour choisir un mouillage convenable. Le Cabire, qui tirait peu d’eau, fut désigné pour circuler sur la rivière, en surveiller le cours et nous fournir de vivres. Avec le reste de ma troupe, je partis le lendemain pour les nouveaux territoires, précédé par un guide que me fournit le chef des travaux.
Nous traversâmes un grand plateau, puis des ravins boisés. La première nuit, on campa dans les bois. Le jour suivant, nous descendîmes une série de pentes étagées, et nous arrivâmes dans une vallée profonde que nous suivîmes toute la journée. Ce n’est que le quatrième jour que je finis par rencontrer de nombreux parcs à bestiaux, et enfin un grand village ibère. Toute la population nous reçut en armes, et nous témoigna de très-mauvaises dispositions. A force de présents, je finis par me concilier les chefs qui m’accordèrent l’autorisation de m’établir sur une butte dénudée, à trois stades du village et en plaine. J’y installai aussitôt mon camp, qu’Hannibal fortifia de fossés et de palissades. Deux jours après, sous la direction d’un homme expert que nous envoya le chef des travaux de Tsiba, je commençai à fouiller les mines, et, sauf le nombre d’hommes strictement nécessaires à la garde du camp, tout le monde mit la main à l’œuvre.
Nos travaux durèrent trois mois. Pendant tout ce temps, les Ibères se montrèrent défiants et peu communicatifs, mais non hostiles. Par la protection d’Astarté, les fouilles furent des plus fructueuses. La mine était d’une richesse extraordinaire, et j’en tirai deux mille talents d’argent. J’en affinai une partie sur place ; j’envoyai tout le minerai par les porteurs rejoindre l’Astarté, qui m’accusa réception. Quant aux lingots affinés, je voulais les emporter moi-même. Les chefs des sauvages me louèrent cent cinquante hommes comme porteurs, car le chef des travaux de Tsiba ne m’avait pas renvoyé les siens. Enfin, le 10 du mois de Sin, ma caravane fut organisée, et je quittai sans regret notre campement pour revenir à nos navires, chargé de richesses et le cœur joyeux. Les Ibères me fournirent un guide que je plaçai en tête à côté d’un matelot sûr, et à peine eûmes-nous le dos tourné qu’ils se précipitèrent sur notre camp pour démolir les palissades et s’approprier les menus objets que nous abandonnions dans l’enceinte.
XIV
L’embuscade.
Au bout de deux jours de marche sans incident, j’arrivai au pied des hauteurs qui conduisent au plateau derrière lequel coule le Bétis. Nous grimpions le long de la côte comme des chèvres, nous accrochant aux broussailles et aux rochers. Nous suivions péniblement le sentier que traçait la tête de la file, écartant les branches et brisant les ronces et les herbes sèches avec nos pieds ; de droite et de gauche, la forêt était toute noire : on ne se voyait pas à dix pas. A mi-chemin de la côte, nous arrivâmes à une clairière où le terrain s’affaissait brusquement. Il fallait descendre dans cette coupure dénudée et remonter de l’autre côté. Nous nous arrêtâmes un instant pour reprendre haleine avant de franchir le ravin. Derrière nous, la longue file de nos hommes et des porteurs se frayait lentement un passage dans le fourré. En face de nous était le ravin béant et escarpé, et sur l’autre bord, le bois touffu, sombre, couvrant la montagne, jusqu’en haut. Des aigles planaient au-dessus de la clairière.
« Bel endroit pour une embuscade ! » dit Hannibal en s’essuyant le front.
Himilcon but un bon coup à l’outre qu’il portait en sautoir, puis soupira profondément.
« C’est dans un trou de ce genre, dit-il, que les sauvages m’ont éborgné il y a dix ans. Que la main de celui qui a fait la lance pourrisse, et aussi la main de celui qui la tenait ! »
J’envoyai Hannon accompagné de Jonas avec sa trompette à la queue du convoi, pour accélérer la marche des retardataires et rallier les traînards qui avaient pu s’égarer dans les bois. En même temps, je détachai Bicri avec ses dix archers de Benjamin et Aminoclès avec ses cinq Phokiens pour franchir le ravin et fouiller le bois en face de nous. Mon habitude de Tarsis et mon expérience du danger que l’on court dans ces pays me faisaient prendre ces précautions. Hannibal et Chamaï, gens entendus à la guerre, les approuvèrent tout à fait.
J’entendis bientôt derrière nous la trompette de Jonas qui sonnait le ralliement. Presque en même temps, je vis Bicri, Aminoclès et leurs hommes paraître sur la crête du ravin et s’engager dans le bois. A peu près rassuré, je donnai l’ordre d’avancer ; je commandai au guide, toujours accompagné de son matelot, de franchir la clairière pour rejoindre Bicri et Aminoclès, et toute ma troupe descendit dans le ravin. Nous étions au fond quand le guide, qui nous précédait d’environ cinquante pas, s’arrêta tout à coup sur le revers de la montée. Derrière nous, la file des porteurs, des hommes d’armes et des matelots descendait lentement, et en débandade, cherchant les meilleurs passages à travers les rochers.
A ce moment, j’entendis dans le bois, en face de nous, un coup de sifflet de mauvais augure.
Himilcon tressaillit.
« Gare à nous ! s’écria-t-il. Il y a des coups dans l’air ! »
Je criai au guide de se dépêcher de monter ; mais au moment où le matelot qui l’accompagnait allait le saisir par le bras, le sauvage se baissa vivement et se jeta sur lui. Le matelot roula par terre, le guide franchit en quelques bonds l’espace qui le séparait de la crête et disparut sous bois.
« Qu’est-ce que je disais ? fit Himilcon en tirant son coutelas. Nous y voilà ! Les sauvages éborgneurs vont se mettre à l’ouvrage. »
Comme il disait ces mots, j’entendis derrière nous la trompette de Jonas qui sonnait l’alarme dans l’épaisseur du bois, et en face de nous, sur la crête du ravin, s’éleva un concert de cris de guerre et de hurlements, aussitôt suivi d’une véritable avalanche de pierres. Un matelot tomba près de moi le crâne fendu, et tous les porteurs qui avaient débouché dans la clairière jetèrent leurs charges par terre et s’enfuirent dans toutes les directions.
« Attention, et en ligne ! » cria Hannibal à ses hommes, en dégainant.
Et sautant bravement sur une pointe de rocher, au milieu des pierres qui arrivaient de toutes parts, il fit tournoyer son épée au-dessus de sa tête pour grouper ses guerriers.
Quelques matelots entourèrent les deux femmes, leur faisant un rempart de leurs corps. Chamaï, pâle de colère, courut se placer à côté d’Hannibal, l’épée au poing.
« Eh bien, me dit mélancoliquement Himilcon en ramassant un caillou gros comme les deux poings qui avait manqué de lui casser la jambe, eh bien, capitaine, voilà les amandes de Tarsis qui commencent à tomber ! »
Comme Himilcon parlait de la sorte, il nous arriva une nouvelle grêle de ce qu’il appelait des « amandes de Tarsis ». Celle-ci venait de derrière nous, de la crête du ravin que nous venions de quitter. Nous étions attaqués en tête et en queue et accablés de projectiles. Deux ou trois hommes tombèrent.
« Si nous avions de la cavalerie et des chariots, dit Hannibal, nous enverrions la cavalerie à notre gauche et les chariots à notre droite le long du fond du ravin, à la recherche d’un passage, tournant l’ennemi par ses deux ailes, comme ont fait les Khétas[1] à leur bataille contre les Assyriens[2].... »
J’interrompis la dissertation stratégique du brave capitaine en lui faisant observer que nous n’avions ni cavalerie ni chariots, et que nous étions lapidés dans notre entonnoir.
« Il est certain, me répondit Hannibal, que la position où nous sommes est désavantageuse ; mais je ne désespère pas de tourner le flanc de ces ennemis, car.... »
En ce moment, une grosse pierre tomba sur le casque d’Hannibal, brisant le cimier et faussant la coiffe. Le capitaine chancela et resta un instant étourdi.
Il se remit bien vite et se redressa furieux.
« Par Nergal, dieu de la guerre, s’écria-t-il d’une voix de tonnerre, par El Adonaï, seigneur des armées, ceci est une impudence grande, que je veux faire payer à ces vils coquins ! Archers, répandez-vous sur les deux pentes et percez de vos flèches tout ce qui osera s’aventurer dans le ravin ! Toi, amiral, avec tes matelots, escalade la crête d’où nous descendons et balaye tous ceux qui nous attaquent par derrière ! Hommes d’armes de Juda, suivez Chamaï et montez la côte en face de vous ! Et vous autres, suivez-moi, à droite, et à l’assaut ! En avant !
— A gauche et en avant ! cria Chamaï à ses hommes. Vive le roi et tombons dessus ! »
La moitié des hommes d’Hannibal s’élança derrière lui, grimpant à droite. L’autre moitié courut derrière Chamaï, grimpant à gauche. Les archers, avec Amilcar, formèrent un grand cercle autour des deux femmes et de ce qui restait du bagage, s’échelonnant sur les pentes et surveillant le fond du ravin. Himilcon, Gisgon et mes matelots se jetèrent à ma suite à l’assaut de la crête d’où nous venions de descendre. Nous faisions front de tous côtés.
De notre côté, le ravin fut escaladé en un instant. Nos matelots pénétrèrent dans le bois, l’épée, la hache ou le coutelas au poing, culbutant devant eux les gens de Tarsis. Ces sauvages demi-nus, armés de mauvais casse-tête et de lances durcies au feu ou terminées par des pointes d’os, tombaient par douzaines devant nos armes bien affilées. Ils disparurent de tous côtés dans le fourré, mais nous nous gardions bien de nous disperser pour les suivre. Bien serrés ensemble, nous marchions droit devant nous. Eux, nous suivant sous bois, allaient relever des paquets de lances placés d’avance dans les broussailles et nous les jetaient de loin. A chaque éclaircie du fourré, un groupe des nôtres se détachait et poussait vivement sur les flancs, pour tâcher de saisir quelques-uns de ceux qui nous harcelaient, mais ils étaient si agiles qu’on ne les rejoignait guère. Une quinzaine qui s’attardèrent furent attrapés. Naturellement on ne leur faisait pas de quartier. Après avoir poussé deux stades dans le bois, je ne trouvai pas trace d’Hannon ni de Jonas ; je fis arrêter les hommes et former en cercle dans une petite clairière autour d’un gros chêne. Himilcon, qui était particulièrement acharné, poussa un stade plus loin sous bois avec Gisgon et une douzaine d’hommes. Ils nous revinrent au bout d’une heure, n’ayant pu attraper que deux sauvages, qu’ils avaient tués tout de suite. Mais ils avaient trouvé, dans un fourré, l’écritoire d’Hannon tachée de sang, les cadavres d’une dizaine de sauvages et le corps mutilé d’un de nos matelots. C’était là que notre brave scribe et que le pauvre Jonas avaient dû être massacrés, après une furieuse défense, comme le prouvaient le sol foulé tout autour, les flaques de sang et les hommes de Tarsis tués par eux. Il était probable que les sauvages avaient emporté leurs corps, après les avoir renversés par le nombre et égorgés.
Nous revenions tristement vers le ravin où nous avions été surpris par l’embuscade, repoussant sur notre chemin les Ibères qui nous harcelaient. Au bord du ravin, nous serrâmes nos rangs, et après avoir constaté qu’Amilcar, les deux femmes et les archers étaient là, je comptai mon monde. Six hommes étaient tombés en route, sous les lances de nos ennemis. J’étais inquiet maintenant d’Hannibal et de Chamaï ; mais j’entendis bientôt leurs trompettes sonner de l’autre côté de la coupure de terrain et je vis leur troupe se former en bon ordre sur la crête en face de nous ; Bicri était avec eux et dans leurs rangs ; ils conduisaient une quarantaine de prisonniers. Je cherchai des yeux Aminoclès, quand je l’aperçus au milieu des autres, portant un enfant dans ses bras. Au milieu des prisonniers demi-nus, je distinguai aussi une femme, deux hommes en kitonet et un autre, vêtu d’une longue robe la syrienne. Hannibal, debout devant les autres, me faisait toutes sortes de signes d’amitié et de saluts avec son épée, et Chamaï, la tête nue et le front ensanglanté, mais le visage rayonnant, descendit la pente en courant et remonta de mon côté. Naturellement, il embrassa Abigaïl en passant : je n’y faisais plus attention.
En courant vers moi, Chamaï me cria hors d’haleine :
« Nous les avons vus, et de près encore »
Et il me montra son front traversé par une estafilade et son épée ensanglantée.
« Qui avez-vous vu ? lui dis-je. Les Ibères ? nous les avons vus aussi.
— Eh ! qui parle des Ibères ? fit Chamaï en soufflant. C’est de nos Tyriens déserteurs que je parle ! Et du coquin d’Hazaël que voilà là-bas, et du fils d’Aminoclès qu’ils ont voulu assassiner ! »
Je ne pus retenir une exclamation.
« Et Bodmilcar ? m’écriai-je.
— Bodmilcar ? Il a un joli coup d’épée dans les côtes ; c’est Hannibal qui le lui a donné, et sans ce revers de coutelas qui m’est tombé sur la figure, nous l’enlevions. Mais ils ont réussi à nous l’arracher et à faire leur retraite dans les bois. »
Dans l’émotion où j’étais, j’oubliai le sort du malheureux Hannon, et notre position difficile, et nos lingots d’argent par terre. Je ne pensais plus qu’à mon ennemi, et tout entier au désir de me venger, je dis à Chamaï et à mes hommes :
« Passons tout de suite de l’autre côté du ravin. Il faut nous mettre à la poursuite de Bodmilcar et le retrouver mort ou vif. »
Nous redescendîmes aussitôt pour franchir la coupure. Amilcar, les archers et les deux femmes nous suivirent. Chryséis n’avait pas besoin d’explications pour comprendre la triste vérité. Himilcon lui fit voir l’écritoire tachée de sang. Abigaïl la soutenait en pleurant, mais elle marchait en silence, les mains serrées l’une contre l’autre, et comprimant ses sanglots. Seulement, au mouvement convulsif de ses épaules, on voyait son émotion extraordinaire.
Chamaï, devinant à moitié la cause d’une si grande douleur, dit rapidement à Himilcon :
« Et Hannon ? Et Jonas ? »
Le pilote haussa les épaules et se borna à montrer à Chamaï le bois d’où nous descendions.
Comme j’arrivais auprès d’Hannibal, celui-ci vint à moi l’air joyeux ; mais, à la vue de Chryséis et d’Abigaïl en pleurs, il chercha tout de suite qui manquait dans notre troupe.
« Que veux-tu, dit le brave capitaine en essayant de déguiser son émotion, c’est le sort de la guerre. Dans une heure, ce sera peut-être notre tour. Où marchons-nous à présent ?
— A la poursuite de Bodmilcar, répondis-je tout de suite. C’est notre route pour revenir.
— Eh bien, lui dis-je, tu parles prudemment ; mais que faut-il faire ?
— Gagner avant la nuit le sommet des hauteurs. Une fois en plaine, nous sommes à l’abri des surprises et des embuscades. Nous ferons reposer et manger nos hommes qui sont éreintés, et nous interrogerons tout à loisir ces prisonniers que voici.
— C’est bien vu, lui dis-je. Avant de nous remettre en route, qu’on attache une corde au cou de ces sauvages et qu’on me les mette en chapelet. Quarante hommes les accompagneront, sous les ordres d’Himilcon et de Gisgon, prêts à les tuer au moindre geste.
— Tu peux y compter, capitaine, dit le rancunier pilote. Pour un œil qu’ils m’ont crevé jadis, l’autre ne les regardera pas tendrement.
— Vous irez, ajoutai-je, ramasser les charges et les lingots d’argent qu’ont jetés ces traîtres porteurs, et je ne ferai plus la sottise de ne pas enchaîner des porteurs ibères dans un cas pareil. En attendant, ces prisonniers ainsi attachés les remplaceront ; ils en seront quittes pour porter triple charge.
— Et voici pour leur donner du cœur aux jambes, dit Gisgon en brandissant une grosse et forte branche qu’il venait de couper au tronc d’une yeuse.
— En route, bêtes brutes ! cria Himilcon en ibère aux prisonniers qu’on venait d’attacher. Le premier qui bronche, je le tue.
— Et le premier qui n’est pas content, je l’assomme, » ajouta Gisgon en moulinant son gourdin.
Les deux pilotes revinrent bientôt, ayant recueilli toutes les charges abandonnées, sans avoir rencontré aucun ennemi. Toute notre troupe réunie reprit aussitôt l’ascension des hauteurs, les prisonniers et les porteurs au milieu de nous et chacun marchant attentif et prêt à la défense. En chemin, je questionnai Bicri.
« Voilà, me dit l’archer. Quand nous sommes entrés dans le bois, nous n’avons d’abord vu personne. Nous avons fait environ cinq cents pas bien tranquillement, quand tout à coup les sauvages se sont levés dans le fourré devant et derrière nous, et les lances et les pierres ont commencé à tomber de tous côtés. J’ai rapidement couru avec nos gens jusqu’à un rocher inaccessible devant lequel le terrain était un peu plus découvert ; nous nous sommes adossés à cette muraille, et à coups de flèches nous avons tenu les Ibères à distance. Mais voici qu’une troupe débouche en bon ordre, gens bien armés, et marche droit à nous. C’était Bodmilcar et ses déserteurs. Nous allions être enlevés ou massacrés, quand Hannibal et tout de suite après Chamaï ont paru et se sont jetés sur eux. Dans la bagarre, j’ai vu tomber Bodmilcar. Nous nous sommes battus autour de son corps, mais Chamaï a été étourdi d’un coup de coutelas ; les autres étaient nombreux et ont réussi à emporter leur chef et à s’échapper sous bois pendant que les sauvages nous harcelaient et couvraient leur retraite.
— Et cet Hazaël, et cette femme, et cet enfant ? demandai-je.
— En poursuivant les autres, répondit Bicri, nous sommes arrivés à un endroit où nous avons trouvé cet enfant lié près d’une pile de bois. Ils voulaient sans doute le sacrifier à Moloch. Hazaël, tenant un couteau à la main, s’apprêtait à l’égorger, et une quinzaine d’autres en armes l’entouraient ; la femme couvrait l’enfant de son corps, et deux d’entre eux l’avaient saisie et allaient l’arracher de là, quand Aminoclès, qui était en tête à côté de moi, les a vus le premier. Aussitôt il est devenu comme fou et s’est précipité vers eux en criant : « Mon fils, mon fils ! » Nous avons suivi en courant. L’eunuque a porté un coup de couteau à l’enfant et s’est dépêché de se sauver. Mais j’ai de bonnes jambes et je l’ai bien vite rattrapé. Les autres sont tombés sous les coups d’Aminoclès et de ses Phokiens et sous nos flèches. On a délié l’enfant qui était évanoui. Mais la blessure qu’il a n’est rien : une simple égratignure ; le bras du Syrien a trompé sa méchanceté. Voilà comment Aminoclès a retrouvé son fils, l’un de ses Phokiens sa femme, et moi ce misérable Syrien qui nous a déjà fait tant de mal. Et maintenant, le pauvre Hannon et cette brute épaisse de Jonas....
— Ont péri, hélas ! dis-je à Bicri.
— Pauvre Hannon ! s’écria l’archer. Je l’aimais plus fort que je ne puis le dire. Et ce bœuf de Jonas, je l’aimais aussi. Et Guébal ?
— Guébal était sans doute cramponné à la chevelure de Jonas, répondis-je. On ne l’a plus revu. »
L’archer soupira profondément.
« Pauvre Hannon ! Malheureux Jonas ! Infortuné Guébal ! » murmura-t-il en allongeant le pas.
Évidemment, dans le jeune cœur de ce brave garçon Guébal tenait une place aussi importante que les autres.
Le plateau où nous arrivions était une grande plaine triste et nue, parsemée çà et là de quelques rares bouquets d’arbres et de quelques touffes de chardon. J’estimais que le cours du Bétis était encore à au moins douze stades. Comme nous avions peu d’eau, nous soupâmes légèrement, de crainte d’indigestion. Après souper, je fis éteindre les feux et Hannibal distribua les postes et les sentinelles. En suite de quoi je fis planter deux torches en terre et j’ordonnai qu’on amenât devant moi le Syrien.
J’étais entouré des capitaines et des pilotes. Je fis venir aussi Bicri, Aminoclès et son fils, ainsi que le Phokien qui avait retrouvé sa femme, et la femme délivrée.
Hazaël parut devant moi, pâle et tremblant. Ses beaux habits brodés étaient déchirés et souillés de sang et de poussière. On lui avait ramené les bras en arrière et lié les coudes derrière le dos.
« Me reconnais-tu, Hazaël ? lui dis-je.
— Oui, seigneur, répondit-il d’une voix chevrotante et les yeux baissés.
— Qui t’a porté à te joindre à Bodmilcar et à nous faire ces trahisons méchantes, en Égypte d’abord, puis Utique et ici à Tarsis ? »
L’eunuque garda le silence.
« Pourquoi, lui dis-je encore, voulais-tu égorger cet enfant ?
— Bodmilcar m’avait ordonné de le sacrifier au Moloch pour que ce dieu fût favorable au succès de nos armes, et je n’osais pas désobéir à Bodmilcar. C’est lui qui m’a entraîné dès notre arrivée à Jaffa ; c’est lui qui est la cause de tout.
— Peu importe qui est la cause, répondis-je. Veux-tu maintenant sauver ta vie ? »
L’eunuque se prosterna devant moi la face contre terre.
« Mets ton pied sur ma tête, gémit-il. Je suis ton esclave et ta chose. Épargne ma vie, et quoi que tu me demandes, je le ferai. »
Chamaï, qui se tenait près de moi le front bandé, détourna la tête avec mépris.
« Je devrais bien, lui dis-je, te sacrifier aux ombres de ceux des nôtres qui ont péri par tes artifices et ceux de ton maître. Mais si tu fais bien fidèlement ce que je vais te demander, non-seulement je t’épargnerai, mais à notre retour à Gadès je te rendrai la liberté, et tu pourras te rapatrier.
— Jure-le-moi, répondit le misérable, toujours prosterné le front dans la poussière.
— Par Astarté, dame des cieux et de la mer, m’écriai-je, je te le jure. »
Il se redressa tout aussitôt, seul et sans aide.
« Commande, dit-il vivement, j’obéirai.
— Combien d’hommes nous ont attaqués ? demandai-je.
— Bodmilcar avait avec lui cent soixante Phéniciens, auxquels il avait réuni cinq ou six cents Ibères.
— Eh bien, repris-je, Bodmilcar a dû vous fixer un rendez-vous, dans le cas où l’attaque échouerait. Où est ce rendez-vous ?
— S’il le dit, s’écria le bouillant Chamaï, il mérite d’être pendu vingt fois. »
La généreuse sottise de Chamaï me fit lever les épaules.
« Et s’il ne le dit pas, répliquai-je, il sera pendu une seule fois, mais cela suffira. Himilcon ! une corde !
— Voilà, voilà, s’écria le pilote en sortant une corde de dessous son kitonet, car il en portait toujours une enroulée autour de sa ceinture ; voilà, capitaine, un bon bout de grelin, filé à trois brins, et en chanvre de Byblos encore. Où faut-il amarrer ce Syrien par le cou ? »
Hazaël fit un soubresaut.
« Je vais le dire, s’écria-t-il d’une voix étranglée. C’est à la butte du Loup.
— Très-bien, répondis-je. Et où est cette butte du Loup ?
— A deux stades à droite derrière nous, dans le bois.
— Bon ; tu vas nous y conduire.
— Je suis ton esclave, dit simplement l’eunuque. J’irai. »
J’étais brisé de fatigue ; mais l’espoir de saisir Bodmilcar me soutenait.
« Cinquante hommes de bonne volonté pour me suivre, m’écriai-je.
— Moi, moi ! cria tout le monde à la fois.
— Qu’Hannibal choisisse les meilleurs alors. Les autres resteront ici à la garde du camp, des femmes, des porteurs et du bagage. »
Aminoclès et un de ses hommes vinrent à moi.
« Amiral, me dit le Phokien, ma vie est à toi. Par toi j’ai retrouvé mon enfant ; mais il est blessé. Permets-moi donc de rester cette fois avec le bagage, afin de soigner mon fils Dionysos ; et permets aussi à Démarétès de rester avec sa femme nouvellement retrouvée. Nous frapperons double à la prochaine occasion.
— Restez, restez, dis-je à ce brave homme. Et nous, marchons. Peut-être retrouverons-nous chez ces scélérats les corps de Jonas et d’Hannon, et pourrons-nous leur rendre les derniers devoirs. »
A ces mots, Chryséis se leva, droite et pâle, et vint se placer devant la colonne en armes.
« Où vas-tu, jeune fille ? lui demandai-je.
— Chercher le corps de mon fiancé et l’ensevelir si les dieux me le rendent, répondit Chryséis d’une voix ferme et le front fièrement levé.
— Viens alors, lui dis-je ému ; viens avec nous, et qu’Astarté nous protége tous.
— En route, » dit Hannibal à ses hommes.
L’infatigable Bicri courut se placer en fête, tenant Hazaël par la corde qui lui liait les bras. Gisgon se plaça à côté de lui, la hache sur l’épaule, et Himilcon par derrière, l’épée au poing. Nous partîmes aussitôt, et prenant par un fond de terrain plus sombre, où la lune ne donnait pas, notre troupe s’avança en silence vers le bois. Bientôt nous vîmes sa masse noire se détacher sur le sol blanchi par les rayons de la lune, et nous entrâmes sous la futaie en faisant le moins de bruit possible. A la crête de la côte que nous avions escaladée le matin, le plateau se relevait brusquement et formait une butte boisée d’une soixantaine de coudées de haut. C’est sur cette butte que se cachait la bande de Bodmilcar. Nous nous arrêtâmes au pied avec toutes sortes de précautions. A travers les arbres, on ne voyait la lueur d’aucun feu ; tout était morne, noir et silencieux.
« Il faudrait voir ce qu’ils font là-haut, avant de prendre nos dispositions et de donner le signal, dit Hannibal à voix basse.
— Déliez-moi ! dit l’eunuque. J’irai voir, et je vous rapporterai ensuite ce que j’aurai vu.
— Merci, répondit Himilcon. Tu es trop bon. Nous craindrions de te fatiguer. »
L’eunuque ne répliqua rien, après ce grotesque essai d’évasion.
« Écoute, dit Bicri, il y a un moyen. Que l’eunuque me montre le chemin, et qu’il me conduise à un endroit d’où on peut voir leur camp. Nous irons sans bruit, et s’il essaye de crier ou de faire un mouvement, je lui plante mon couteau dans le ventre.
— C’est bien vu, » dit Hannibal.
Bicri tira son couteau de la main droite et saisit les coudes de l’eunuque de la main gauche.
« Marche ! » dit-il en le poussant devant lui.
Tous deux disparurent dans le fourré.
Au bout d’une demi-heure, les branches craquèrent et je les vis ressortir.
« Eh bien ? dit tout le monde haletant.
— Personne ! s’écria Bicri. J’ai été jusqu’à l’autre revers, personne ! Il faut que ce maudit eunuque nous trompe.
— Ho ! fit l’eunuque en pleurant, ho ! comment exposerais-je ma vie pour vous tromper ? Je jure par Nitsroc, mon dieu, et par le Moloch, et par Melkarth, que Bodmilcar nous avait bien dit la butte du Loup. Que ma langue pourrisse si je mens !
— Assez de serments, dis-je impatienté. Je t’ai donné la vie sauve. Je te tiendrai parole. Tu nous serviras en quelque autre occasion.
— Les coquins qui rôdent dans les bois, observa Hannibal auront eu vent de notre approche et auront décampé sans se vanter. Retournons. Aussi bien ai-je les jambes rompues.
— Et moi aussi, dit Himilcon.
— Et moi aussi, dit Amilcar.
— Allons, retournons, dis-je à mon tour. Ce sera pour une autre fois. »
- 1. Les Ilittiens de la Bible. C’est le nom général que les Égyptiens donnaient aux gens de race sémitique.
- 2. En 1070.
XV
Guébal se distingue.
A vingt pas du campement, nos sentinelles, qui faisaient bonne garde, vinrent nous reconnaître. Comme nous arrivions au centre du cercle, Aminoclès accourut au-devant de nous en faisant de grands gestes.
« Qu’est-ce qu’il y a ? lui dis-je.
— Amiral, me dit-il dans son mauvais phénicien, le petit homme est arrivé, puis il s’est enfui dans le bouquet d’arbres là-bas.
— Quel petit homme ? répondis-je, ne comprenant pas.
— Guébal ! s’écria Bicri ; c’est Guébal ! »
Et sans attendre la réponse d’Aminoclès, il courut à toutes jambes vers le bouquet d’arbres qu’il lui indiquait.
« Oui, Guébal, Guébal, » finit par dire Aminoclès.
Mais Bicri avait déjà disparu dans les ténèbres et nous l’entendions siffler et appeler son tendre ami sur tous les tons.
Bientôt il revint, toujours courant et le visage triomphant. Guébal, Guébal en personne était noblement assis sur son épaule, et nous salua de cris aigus entremêlés de grimaces affreuses. Malgré la laideur et les malices de cette vilaine bête, ce n’est pas sans plaisir que je la revis.
Tous ses amis allèrent lui dire bonjour. Il tira la barbe d’Hannibal, égratigna le visage d’Himilcon et mordit le nez de Gisgon, à la satisfaction générale. Quand Chamaï, qui ne l’aimait guère, s’approcha, le singe lui donna un grand soufflet, que Chamaï lui rendit aussitôt, n’étant guère plus patient avec les bêtes qu’avec les hommes. Pendant que Guébal hurlait en se cramponnant à la chevelure de Bicri, Chamaï se baissa et ramassa quelque chose.
« Cette vilaine bête tenait ceci à la main. Il l’a laissé tomber en me frappant. Voyons donc ce que c’est. Il me semble que c’est une courroie de sandale. »
Chamaï s’approcha d’une torche et examina la courroie de plus près.
« Il y a des caractères écrits dessus, s’écria-t-il ; par le Dieu vivant, il y a des caractères phéniciens. »
Je lui pris la courroie des mains, et à la lueur de la torche je distinguai des caractères écrits avec du sang, ce qu’il me sembla. A peine eus-je déchiffré une ligne que je poussai un cri.
« Venez tous ! Hannon n’est pas mort ! C’est une lettre de lui que nous apporte Guébal ! Écoutez :
« Nous sommes prisonniers, mais sains et saufs. Les sauvages ont refusé de nous livrer à Bodmilcar. La trompette de Jonas nous a sauvé la vie ; ils vont nous conduire à un roi sauvage du nord, qui a promis sa fille en mariage au chef d’ici, s’il lui amenait un Phénicien joueur de trompette : j’ai passé par-dessus le marché. Méfiez-vous. Bodmilcar a donné l’ordre ce matin de vous dresser une embuscade au petit bras du Bétis et de vous couper le chemin de l’eau si l’attaque manquait. Ne vous occupez pas de nous. A la première occasion, nous verrons à nous évader de chez notre prince. »
Chryséis se jeta dans les bras d’Abigaïl en sanglotant de joie. Gisgon lança son bonnet en l’air. Himilcon but à son outre un coup prodigieux, et Hannibal manifesta son émotion en éternuant par sept fois. Bicri, dans son enthousiasme, serra Guébal sur son cœur, et Guébal prit part au contentement général en arrachant une poignée de cheveux à Bicri.
« Bravo, Guébal ! s’écria l’archer. Vive Guébal ! Guébal, veux-tu lâcher mes cheveux ! Quand je disais que Guébal était un compagnon précieux. »
Guébal fut comblé de caresses, de félicitations, d’amandes et de raisins secs, qu’il accepta sans quitter son perchoir humain.
« Allons, dis-je aussitôt, nous n’avons pas le temps de nous amuser. La nuit tire à sa fin, la provision d’eau est épuisée, et il faut arriver sur le Bétis avant ces brigands, si c’est possible.
— Sinon bataille, s’écrièrent à la fois Hannibal et Chamaï.
— Nous avons un petit compte à régler d’abord, continuai-je ; ce ne sera pas long. Toi, Hazaël, tu as entendu cette lettre. Tu nous as fait cette nuit ta quatrième trahison, te parjurant pour nous faire perdre du temps et nous tromper sur l’endroit où nous guettait Bodmilcar. A présent, je n’ai plus de comptes à te demander. Dans un instant, c’est Menath, Hokk et Rhadamath qui te jugeront ; moi, je vais t’envoyer devant leur tribunal. »
Le misérable tomba la face contre terre, poussant des cris déchirants, entremêlés de larmes et de supplications. Deux matelots le remirent sur ses pieds. Himilcon lui présenta sa corde, à laquelle il avait fait un nœud coulant, et la lui passa autour du cou.
« Choisis ton arbre, lui dit-il. Pour ma part, je te conseille cette yeuse, qui est tout à fait agréable et où tu seras très-bien. »
Le Syrien se débattit en hurlant, pendant qu’on le traînait vers l’yeuse.
« Cet homme est étrange, remarqua Gisgon. Il ne veut pas être pendu. Voyons, homme, pourquoi ne veux-tu pas être pendu ? On est très à l’aise quand on est pendu ; on use beaucoup moins de souliers.
— Voilà, dit Himilcon quand on fut sous l’arbre. Amarrez-le par le cou à cette manœuvre dormante, et mettez une fin à sa navigation sur cette terre. »
Quelques instants après, le corps inerte du misérable Hazaël se balançait à une branche.
« En route, dis-je tout de suite. Le compte de l’un est réglé.
— Et j’espère que celui de l’autre ne tardera pas à l’être, » conclut Hannibal.
Notre troupe s’ébranla et se mit en marche vers le Bétis.
Bientôt le soleil se leva dans un ciel sans nuages. Nous étions encore loin de la rivière et nous nous traînions péniblement dans la plaine poussiéreuse, épuisés par vingt-quatre heures de combats, d’alertes et de marche. J’allais de mon mieux, le gosier desséché et combattant cette terrible sensation de crampe et de brûlure l’estomac que connaissent bien tous ceux qui ont souffert de la soif. L’outre d’Himilcon était complétement tarie, et le pauvre pilote avançait la tête basse et les bras ballants. Bicri seul ne paraissait pas fatigué : ce jeune homme avait réellement des jambes de bronze. Hannibal lui-même avait fini par ôter son casque et par l’accrocher à sa ceinture. Tout le monde était silencieux. Enfin, dans l’après-midi, je vis de loin la légère buée de vapeur qui m’indiquait le cours de la rivière, l’eau tant désirée. Je pris tout de suite les devants, accompagné de Bicri et de six matelots porteurs d’outres et de courges, pour désaltérer plus tôt tout ce monde qui se traînait à peine. A un demi-stade de l’eau, j’eus un si violent mal d’estomac que je crus que j’allais tomber. A vingt pas de l’eau, comme nous hâtions le pas, je vis les roseaux qui s’agitaient, j’entendis le tchap tchap d’une dizaine de lances qui nous arrivaient coup sur coup, et tout de suite après, le cri de guerre des Ibères. Sans nous laisser intimider, je mis l’épée à la main, et mes matelots, posant leurs courges et leurs outres, m’imitèrent. Bicri apprêta son arc, et nous continuâmes d’avancer. Aussitôt une cinquantaine de sauvages sortirent des roseaux en nous jetant leurs lances, et une centaine d’autres, se levant de droite et de gauche, coururent en hurlant vers les flancs de la colonne qui nous suivait.
Bicri jeta bas, d’un coup de flèche, le premier qui courait sur nous. Hannibal et Chamaï, déployant leurs hommes, rejetèrent à droite et à gauche ceux qui essayaient de leur barrer le chemin. Mais mon avant-garde fut entourée en un clin d’œil. Un de mes matelots eut le bras percé d’un coup de lance. Une autre lance traversa mon bouclier et mon baudrier, paralysant mes mouvements. Bicri eut le mollet crevé. Nous allions périr, quand le son bien connu de la trompette sidonienne retentit dans les roseaux et que de grands cris s’élevèrent.
« Courage, tenez bon, nous voilà ! » criaient vingt voix ensemble.
Les sauvages s’enfuirent dans toutes les directions, s’éparpillant comme un vol d’oiseaux. De loin, je vis une troupe en bon ordre, celle de Bodmilcar sans doute, se replier précipitamment, et, venant du côté de la rivière, Asdrubal et nos matelots arrivèrent à nous.
J’embrassai cordialement le brave Asdrubal.
« Comment se fait-il, lui dis-je, que tu aies pu les surprendre ainsi et leur tomber sur le dos ?
— Depuis ce matin, me dit-il, je voyais leurs mouvements et je les guettais. J’ai fait démâter le Cabire et je l’ai caché à quatre stades d’ici, derrière le coude du Bétis, et nous sommes arrivés tout doucement, trente hommes dans les deux barques, et le reste longeant la rive. Ils étaient tellement occupés de vous qu’ils ne nous ont même pas vus. »
Je fis distribuer aux matelots cinq sicles par homme et triple ration de vin, et avant de reprendre la route, je leur accordai vingt-quatre heures de repos à bord. Ils en avaient bien besoin. Du reste, ils se reposèrent à leur manière. Leur journée se passa à boire, à crier, à chanter, à danser et à se battre un peu. Le soir, tout rentra dans l’ordre accoutumé, et le lendemain matin nous reprenions la mer. Ce n’est pas sans plaisir que je revis la grande plaine verte et mouvante et que j’entendis le bruissement du flot et le choc monotone et régulier des vagues sur les murailles de nos bons navires.
Deux jours après, nous étions de retour à Gadès. Je fis aussitôt mon partage avec Tsiba, puis j’ordonnai de préparer un grand festin, et je réunis mes compagnons sous une tente dressée dans les jardins autour de la ville.
« Compagnons, leur dis-je, à présent notre voyage est fait. Les instructions du roi David sont suivies, les ordres du roi Hiram exécutés. Les serviteurs du roi David vont retourner dans la riante Palestine, et je les réunis ici pour leur faire mes adieux. »
Chamaï se leva, très-pâle.
« Capitaine, me dit-il en me regardant en face, je ne comprends pas bien ce que tu veux dire.
— Je veux dire ceci, lui répondis-je. Je chargerai mon argent sur un de ces navires, sur le Dagon ; Asdrubal en prendra le commandement et vous ramènera Jaffa, toi, Abigaïl, Bicri Hannibal et les autres. Votre mission est finie, et le Dagon est à la disposition de tous ceux qui veulent à présent se rapatrier. »
Hannibal se leva à son tour. Le brave capitaine avait l’air tout ému.
« Eh bien, et toi ? me dit-il d’une voix étranglée. Et Himilcon, le bon Himilcon ici présent, qui vide en ce moment cette grande coupe ? Et Amilcar, et Gisgon ? Vous ne retournez donc pas, vous ?
— Non ; nous, c’est différent, nous restons ; » répondis-je.
Hannibal me regarda d’un air étrange. De grosses larmes parurent dans ses yeux. Chamaï donna un si furieux coup de poing sur le dossier de la chaise de bois peint qu’on m’avait dressée, qu’il la brisa en morceaux. Quant à Bicri, qui s’était levé aussi et qui écoutait attentivement, il se mit à siffler entre ses dents la chanson de sa tribu, ce qui était de sa part une marque de parfait dédain. Il y eut un moment de silence.
L’impatient Chamaï reprit le premier la parole :
« Par El Adonaï, mon dieu, s’écria-t-il, je ne te croyais point capable de cela, capitaine Magon !
— Et par Nergal, et par tout ce que tu voudras, cria tumultueusement Hannibal, que t’avons-nous fait pour que tu nous traites ainsi ?
— En quoi vous ai-je maltraités ? répondis-je. Nous avons tou- jours vécu ensemble en bons et loyaux amis. Maintenant que notre voyage est fini, je mets un navire à votre disposition pour vous ramener dans votre pays, chargés de richesses. Vous y vivrez paisibles et heureux.
— Alors, pourquoi ne retournes-tu pas toi-même ? dit Hannibal.
— Parce que moi, avec mes vieux Sidoniens, je vais faire un voyage de découvertes par mer, pour chercher s’il n’existe pas au nord des îles et des continents, et si on ne peut pas atteindre le pays des Celtes en contournant le Tarsis par l’ouest.
— Et nous, dit le bouillant Chamaï, nous serions assez lâches et assez ingrats pour jouir de l’honneur et des richesses que tu nous as procurés, pendant que tu cours les périls de la mer ?
— Nous déserterions l’armée avant que la guerre soit finie ? tonna Hannibal indigné. Retourne qui veut : je reste !
— Et moi aussi, dit Chamaï.
— Si Chamaï reste, je ne m’en vais pas, » dit Abigaïl.
Saisi d’émotion, je serrai mes dévoués compagnons dans mes bras.
« Eh bien, m’écriai-je ne nous séparons plus ! Et que les dieux récompensent votre courage et votre fidélité ! Je vais dresser tout de suite la liste de ceux qui veulent se rapatrier. Voyons, toi, Aminoclès, avec ton fils ? et toi, Chryséis ?
— Mon fils, dit Aminoclès, est en compagnie de guerriers illustres, de héros vaillants. Il apprendra leurs vertus en partageant leurs travaux. Je reste aussi.
— Moi, dit Chryséis, tu m’as délivrée de l’esclavage. Je resterai. Peut-être les dieux récompenseront-ils ma constance en me rendant mon fiancé Hannon. »
Quant à Bicri, il sifflait d’un air tellement méprisant, qu’il était inutile de l’interroger.
« Tu n’as rien dit, toi, jeune archer ? lui demandai-je.
— Je n’avais rien à dire, me répondit-il. J’ai planté quarante pieds de vigne dans la concession de Tsiba. J’irai au nord avec vous autres, et quand nous repasserons par Tarsis, je verrai si mes boutures ont bien pris et si elles donneront de bon vin.
— Bicri, tu es un homme rempli de vertus ! s’écria Himilcon en l’embrassant tendrement. Des générations d’ivrognes se transmettront ton nom en cette terre de Tarsis. Que les Cabires les protégent et fassent fructifier tes vignes !
— C’est bon, ajouta l’archer. Avec Guébal et le petit Dionysos, nous en ferons encore bien d’autres. C’est seulement dommage que cette brute de Jonas n’y soit plus. »
En définitive, personne ne voulut partir. Je traitai avec un capitaine de Sidon pour qu’il rapportât mon chargement, et je m’occupai tout de suite de compléter mes équipages et mes provisions et de faire tous les préparatifs en vue de mon voyage de découvertes.
Le jour même de notre départ, comme je prenais congé de Tsiba et du suffète amiral, un grand concours de peuple était assemblé à l’entrée du port. On y dressait deux splendides colonnes de bronze portant, l’une l’image du soleil, et l’autre celle du dieu Melkarth.
« Qu’est-ce que ces colonnes que vous dressez là ? demandai-je.
— Ce sont les colonnes de Melkarth, qui doivent indiquer les limites de la terre, me fut-il répondu. Au delà, tu sais bien qu’il n’y a plus rien que l’océan.
— C’est ce que nous verrons bien ! » répondis-je.
Et pensant à l’oracle libyen, je m’embarquai le cœur gonflé d’orgueil et d’espérance.
XVI
Sur l’Océan.
Pendant huit jours, je naviguai hardiment vers le nord, longeant la côte ; le huitième jour, je doublai un promontoire élevé et je tournai à l’est. La côte était formée d’une chaîne de hautes montagnes, dont le pied était battu par l’océan. Jamais je n’avais encore vu parages plus difficiles, vagues plus hautes et plus furieuses. Quinze jours durant, nos navires se débattirent au milieu de tempêtes sans nom. Il y eut un cap qui nous prit quatre jours à doubler. Enfin, la côte retourna vers le nord, les montagnes cessèrent et j’arrivai à des plages basses et sablonneuses et dans des eaux plus tranquilles. Nous étions tous épuisés.
En longeant la côte, je trouvai l’embouchure d’une grande rivière, si large que je la pris d’abord pour un golfe. J’y pénétrai. Elle était bordée de collines boisées et verdoyantes. Ce pays était gai et de bon aspect. Je résolus de m’y arrêter, et je n’eus pas de peine à trouver un excellent mouillage au milieu de l’estuaire où j’avais pénétré.
« Sur mon âme, voici un village celte* ! s’écria Gisgon en désignant sur la plage des huttes de branchages à toit conique fait de chaume et de roseaux. Je reconnais leurs cabanes ! »
Le pilote sans oreilles ne voulut pas attendre la fin des préparatifs de débarquement, et s’en alla dans une des barques avec quatre rameurs, impatient de revoir ses vieilles connaissances.
Gisgon ne s’était pas trompé. Une demi-heure après, nos navires furent entourés de chétives pirogues, montées par des Celtes ; quelques-uns de ces sauvages étaient si curieux de nous voir que, ne trouvant pas de place dans les pirogues, ils se jetèrent à la nage. En un instant, notre pont fut encombré de Celtes croassant leur langue désagréable, parlant tous la fois, riant, gesticulant, au demeurant tout à fait pacifiques. Ces hommes n’étaient point aussi barbares que les gens de Tarsis. Ils sont vêtus d’une espèce de robe très-courte, faite d’une étoffe grossière qu’ils tissent eux-mêmes. Leurs jambes sont entourées de deux sortes de manches ou longs caleçons qui leur descendent jusqu’à la cheville. Ils sont de belle stature, ont le visage rond, le teint blanc, les yeux clairs et généralement bleus, les cheveux bruns ou même blonds, la physionomie riante et les gestes affables. Quelques-uns d’entre eux ont des armes, des outils et des bijoux de bronze qui leur viennent de Phénicie par les embouchures du Rhône et la tribu des Salyens ; mais la plupart en sont encore aux instruments de bois, de pierre ou d’os, assez bien travaillés d’ailleurs.
Ces bons Celtes étaient des pêcheurs. Je visitai leur village établi sur pilotis au milieu des eaux. J’échangeai avec eux diverses marchandises pour de la poudre d’or. Tous me rapportèrent que leurs tribus venaient du nord-est et qu’ils étaient établis dans le pays depuis moins de cent ans. Ils avaient refoulé devant eux des gens semblables aux Ibères et aux Ligures, grands ou petits ; derrière eux venaient d’autres Celtes qu’ils nommaient Galls et Kymris.
Après avoir quitté leur village, ou leur mas, comme ils disent, je repartis vers le nord. Huit jours d’une navigation passable me conduisirent dans un dédale d’îles, d’écueils et de rochers tenant la terre ferme, où je trouvai d’autres Celtes, nommant ce pays Ar-Mor, c’est-à-dire le pays de la Mer. Ils m’assurèrent qu’au nord de leur contrée se trouvait une grande île, riche et fertile. Je continuai donc hardiment ma navigation.
Au bout de deux jours, je fus pris dans une tempête épouvantable. Cinq jours durant, j’errai sur la mer dans un brouillard épais, que mes compagnons appelèrent « le poumon marin ». Traîné au hasard dans cette mer écumeuse et noire, roulant sans direction dans cet air épais, sombre et humide, il nous semblait que nous étions dans le royaume des morts.
La nuit du sixième jour, j’ignorais absolument ma direction.
Nous dérivions au gré du vent et des flots. Vers le milieu de la nuit, accablé de fatigue, je m’assoupissais au pied du mât, quand la voix stridente d’Himilcon, dominant le bruit de la tempête, me fit lever en sursaut.
« Brisants devant nous ! » criait le pilote.
D’un bond je fus au gouvernail, à côté du timonier.
« Rame arrière ! m’écriai-je. Faites des signaux aux autres navires !»
On alluma à la hâte des torches et des fanaux, mais il était trop tard. Un long cri de détresse nous apprit que le Dagon venait de s’échouer.
Je fis virer de bord pour retourner en arrière, et je vis ce spectacle douloureux du Cabire couché sur le flanc, au milieu des brisants.
L’Astarté restait intacte. J’avais les écueils devant moi et sur les côtés. Je manœuvrai pour retourner en arrière et retrouver le chenal par où j’étais entré dans ce cercle de rocs à fleur d’eau. Mais un courant violent et la force du vent rendaient vains tous mes efforts. Au bout d’une heure de lutte, j’entendis encore le grondement des brisants et je vis la mer blanchir sur les roches aiguës. Pour la vingtième fois, je donnai l’ordre de virer de bord. Mais cette fois, j’avais à peine commencé à reculer pour la manœuvre qu’un choc violent et un craquement horrible m’apprirent que l’Astarté talonnait. Nous venions de toucher par l’arrière. La nuit était noire, nos trois navires étaient perdus !
Nous étions naufragés, mais la vie sauve. La plupart de nos hommes descendirent à terre, et sur mon ordre ceux qui hésitaient encore abandonnèrent les navires. L’Astarté n’était pas précisément en bonne situation : la mer la battait furieusement ; le Cabire avait été tiré à terre : celui-là était sauvé ; quant au Dagon, il me paraissait bien malade. Quoi qu’il en fût, j’eusse préféré périr mille fois que de quitter le vaillant navire qui m’avait amené de si loin, avant de savoir si sa perte était irrémédiable et définitive. Je restai donc sur le pont de mon Astarté. Malgré mes efforts, Amilcar, Asdrubal, Gisgon et Himilcon y restèrent avec moi. Quant à Chamaï, qui ne voulait pas s’en aller, je le chassai de force. C’était affaire à nous, chefs marins, et non à d’autres, de nous cramponner jusqu’à la dernière heure aux planches de nos navires.
Quand le jour se leva, le temps s’était un peu calmé. La mer était toujours blanchie par l’écume, mais la lame était moins forte et le vent moins violent. A quelques encablures de nous, je vis la terre qui me parut verdoyante, le ciel découvert, bleu pâle avec des nuages blancs. Au bord de la mer, nos compagnons nous faisaient des signes, et bientôt l’agile Bicri, sautant de roche en roche, s’aventura jusqu’à notre bateau. Il était suivi de Dionysos, qui ne le quittait guère.
Tout bien examiné, la situation était moins mauvaise que je ne croyais. A marée basse, je pus visiter les coques ; celle de l’Astarté avait peu souffert, elle était engagée entre deux roches et solidement maintenue. Je pensai même, tout de suite, qu’à la première marée un peu forte il serait possible de la renflouer. Quant au Dagon, il s’était si malheureusement jeté sur les roches aiguës, que la mer devait le mettre en pièces à courte échéance et à coup sûr. Je profitai de la marée basse pour organiser immédiatement un va-et-vient et décharger nos navires. Nos compagnons avaient trouvé à terre un ruisseau d’eau douce ; un bois voisin nous fournissait du combustible. On put donc dresser tout de suite un camp. Je le fis entourer d’un fossé, et Hannibal y distribua les logements et les postes. A la marée basse suivante, j’achevai mon déchargement, je fis démâter l’Astarté et enlever du Dagon, que la mer démolissait peu à peu, tout ce qu’on put enlever, maîtresses planches, bancs de rameurs et même fragments du doublage en cuivre. Pendant tout ce temps, nous ne trouvâmes pas trace d’indigènes.
Enfin, après trois jours d’un travail accablant, la mer monta, sous l’action d’un fort coup de vent, si bien que l’Astarté, débarrassée de ses agrès et complétement déchargée, se renfloua toute seule et flotta joyeusement aux acclamations de tout le monde. Himilcon et Asdrubal se trouvaient précisément à bord, avec vingt matelots. Ils la dirigèrent si habilement qu’on put l’échouer sur le sable et, tout le monde se mettant à l’œuvre, la tirer à terre en sûreté. Quant au pauvre Dagon, la mer acheva de l’emporter. Amilcar versa des larmes et je le consolai de mon mieux.
Le jour même, comme je me disposais à envoyer les deux barques à la pêche, car nous manquions de vivres frais, je vis paraître, au nord de la pointe qui nous abritait, une longue pirogue, faite, à ce qu’il me sembla, de cuir tendu sur des cerceaux. Plusieurs sauvages demi-nus pagayaient cette embarcation. A la vue de nos navires, ils parurent hésiter ; mais on leur fit tant de signaux d’amitié qu’ils se décidèrent à ramer de notre côté. Bientôt ils furent près de nous et sautèrent hardiment sur la plage.
« Pour sûr, dit Gisgon lorsqu’il vit de près la physionomie et le costume de ces hommes, pour sûr, voilà des Celtes. »
Il leur adressa tout de suite la parole en langue celtique. Les sauvages lui répondirent aussitôt, riant, gesticulant et parlant avec volubilité. Ils étaient si contents de voir des hommes qui parlaient leur langue, qu’ils voulurent à toute force nous embrasser. Il fallut nous résoudre à leur accolade, malgré leur malpropreté et leurs longs cheveux imprégnés de graisse et de beurre rance.
« Ce ne sont pas des Celtes du sud et du centre, nous dit Gisgon ; ce sont des Kymris du nord, dont la langue ressemble beaucoup à celle des autres. Ils sont parents de ceux du continent et aussi de ceux de la grande terre que nous avons passée. C’est une île, et ils l’appellent en leur langue Preudayn. »
Ces Kymris étaient des hommes gais, remuants et bavards au delà de toute idée. Ils nous accablèrent de questions. C’était d’ailleurs une belle race : gens de haute taille, bien faits de corps et beaux de visage, le teint comme du sang et du lait, les yeux bleus comme le ciel et les cheveux blonds comme les épis de blé mûr.
« Voici, dit Hannibal, des hommes de belle apparence et propres à devenir des guerriers de bonne mine. Je m’en souhaite deux mille comme cela, bien armés ; que je puisse les instruire pendant six mois et que je rencontre Bodmilcar après.
— Ils n’ont pas d’arcs, observa Bicri.
— Pourtant ils les connaissent, répondit Gisgon. J’en ai vu aux mains des Celtes. Leurs lances, dagues et haches de pierre sont bien taillées, polies et affilées, et eux-mêmes sont de braves gens. »
Sur mon ordre, Gisgon demanda à ces insulaires s’ils connaissaient les Phéniciens.
Ils répondirent que leurs frères, les Kymris du continent, leur avaient parlé d’étrangers à teint brun et barbe noire, venus dans des navires avec les plus belles choses du monde, mais que nous étions les premiers qu’ils voyaient.
Je leur fis des présents et je leur donnai du vin à boire, au grand regret d’Himilcon, qui voyait notre provision diminuer. Ils avalèrent avec délices cette boisson nouvelle pour eux. Puis, quand ils eurent la tête échauffée, ils commencèrent à nous faire des démonstrations d’amitié, tout en criant, en se démenant et en se disputant entre eux. Mais ils avaient l’air si bons et si francs qu’ils ne nous inspiraient aucune crainte. En fin de compte, ils s’en allèrent, disant qu’ils allaient chercher de belles choses pour nous les rapporter en échange de nos magnifiques présents et qu’ils reviendraient avec toute la population de l’île le soir même au plus tard. Mais ils ne revinrent que le lendemain matin, sans rien nous apporter. Il est vrai qu’ils arrivaient en troupe, hommes, femmes, enfants. Ils se précipitèrent dans notre camp avec une telle expansion d’amitié, tant de bruit, tant de questions, tant d’accolades, tant de discours et parlant tellement tous à la fois, que je faillis en perdre la tête. Ils tenaient absolument à se rendre utiles et mettaient tout en désordre sous prétexte de nous aider à tout mettre en place. Toutefois, de tous ces objets si nouveaux pour eux, et qu’ils admiraient à grand renfort d’exclamations et de gestes, ils ne dérobèrent rien, et se montrèrent scrupuleusement honnêtes. Bruyants, indiscrets, questionneurs à l’excès, ils furent insupportables à force de vouloir être agréables et polis. Le pauvre Hannibal ne savait où se mettre, persécuté par les sauvages qui voulaient tous toucher à sa cuirasse et regarder son casque de près. Quant à Chryséis et Abigaïl, il leur fallut se fâcher pour empêcher les femmes des insulaires de les déshabiller. Mais ce fut bien autre chose quand ils virent Guébal. Ils s’étouffaient autour du singe, mettant au comble de l’aise Bicri et Dyonisos, fiers de leur élève à quatre mains.
« Ha ! s’écria Hannibal, en les bousculant à grands coups de poings, ce qu’ils laissaient faire amicalement et en riant ; ha ! que Jonas n’est-il ici ! Quel effet ne produirait pas sa figure et sa trompette sur ces remuants sauvages ! »
En l’absence de Jonas, le singe, les autres trompettes et la cuirasse d’Hannibal se partagèrent l’admiration de nos visiteurs. Pour moi, préoccupé avant tout du double objet de mon voyage, découverte de terres nouvelles et acquisition d’objets précieux, je les interrogeai de mon mieux sur la configuration et la situation exacte, tant de leurs îles que de la grande terre devant laquelle nous avions passé.
Ces sauvages sont intelligents et même hardis navigateurs, car ils s’aventurent fort loin sur leurs barques de peaux cousues. J’appris d’abord que les îles par moi découvertes sont au nombre de douze, et toutes petites[1]. Nous étions sur la principale. Quant à la grande terre de Preudayn, d’après ce que m’en dirent les indigènes, elle serait aussi considérable que le Tarsis, car il ne faut pas à leurs barques moins de deux mois pour en faire le tour. Je pressai les sauvages de m’apporter quelques objets de trafic : ils finirent par se décider, et dès le lendemain mon camp fut régulièrement approvisionné de poisson, de coquillages et de venaison qu’ils apportaient de la grande terre. Quant à du grain ou à des légumes, il n’en était naturellement pas question, car ils ignorent la culture. Pourtant plus tard il nous arriva de Preudayn une certaine quantité d’orge et d’un autre grain comestible ; il paraît que dans l’intérieur quelques tribus commencent à cultiver la terre.
Une chose qui me frappait, c’était la grande quantité de bijoux et d’objets en étain que portaient ces insulaires. Je les questionnai sur la provenance de cet étain si blanc, si pur et si beau. A ma grande surprise et à ma grande joie, ils me répondirent qu’il venait de l’île même où nous étions. On comprend que je ne remis pas au lendemain la visite des gisements. J’y allai sur-le-champ, accompagné d’Himilcon, de Gisgon, d’Hannibal et de quelques hommes. La découverte était immense, inappréciable. L’île n’était qu’une vaste mine d’étain !
Je rentrai au camp, le cœur débordant de satisfaction. Mon parti fut pris tout de suite. Avec le bois de construction qui abondait aux îles et sur la grande terre voisine, je résolus de construire un gros navire, pour remplacer le Dagon ; pendant le temps qu’on mettrait à le construire, j’aurais tout le loisir de réunir des monceaux d’étain et de ramener en Phénicie un chargement comme on n’en avait jamais vu. Mes idées soumises à mes compagnons furent approuvées de tous. Quant aux indigènes, moyennant quelques colifichets et une partie des débris de cuivre qui avaient servi de doublage au Dagon, ils me cédèrent le terrain que j’occupais, pour aussi longtemps que je voudrais, et le droit de fouiller leurs mines. Ils me paraissaient même désireux de nous faire rester toujours ; au plus petit présent qu’on leur faisait, ils nous témoignaient leur joie et leur reconnaissance et nous aidaient volontairement dans tous nos travaux. Mon camp était littéralement encombré des produits de leur pêche et de leur chasse. Je puis dire que, de tous les sauvages que j’ai vus, ces Celtes et Kymris sont les meilleurs, malgré leur humeur guerroyante, leur mobilité et leur perpétuel bavardage.
Tout était donc au mieux. Je me mis à l’œuvre. Amilcar partit sur le Cabire avec Bicri et vingt archers et hommes d’armes pour reconnaître les îles et la grande terre. Asdrubal et Gisgon se chargèrent de la fouille des mines. Pour moi, je restai au camp avec Himilcon, pour diriger la construction du futur navire. Je fis établir aussi des baraquements et des abris plus solides et mieux appropriés que nos tentes au climat froid et pluvieux de ce pays. Hannibal et Chamaï, n’ayant rien à faire, passaient leurs journées à pêcher, chasser, à prendre part aux jeux des insulaires et à leur apprendre les manœuvres et la tactique. Jamais on ne vit élèves plus dociles et plus heureux ; ils ne se lassaient pas d’être commandés et conçurent pour leurs instructeurs une amitié inaltérable.
Un beau jour, Hannibal et Chamaï, qui n’avaient pas paru depuis quarante-huit heures, revinrent le menton rasé et ne portant que la moustache ; leurs amis les sauvages les avaient accommodés à leur mode.
« Eh bien ! vous voilà jolis tous deux, dis-je en riant. On vous prendrait pour des Kymris : il ne vous manque plus que de vous peindre la figure !
— Il importe, dit Hannibal, qu’en tout pays on se conforme aux coutumes des indigènes quand elles ne sont point trop déraisonnables. La coutume des guerriers, en ce pays, étant de raser le menton et de ne laisser de barbe que sur la lèvre supérieure, il convenait que nous, qui sommes des guerriers, nous portions, coupions ou taillions notre barbe de manière qu’on reconnût notre profession.
— D’ailleurs, dit Chamaï, Abigaïl est d’avis que cela sied mieux. »
Devant cet argument décisif et concluant je n’avais qu’à m’incliner. Quand Chamaï avait une fois invoqué l’autorité d’Abigaïl, tout était dit pour le brave garçon.
Les jours, les semaines et les mois se succédèrent, pendant que nous poursuivions ces travaux utiles, mais monotones. Amilcar revint de la grande île, dont il avait reconnu toute la côte occidentale. A l’ouest de cette île, il en avait découvert une autre moins considérable, et toute verdoyante, dont il avait fait le tour. Les indigènes l’appellent Erinn, qui signifie l’île Verte ; je lui conservai ce nom. L’hiver arriva, morne, glacé. Tous ceux qui n’étaient pas employés au dehors ne sortaient plus de leurs baraquements. Je n’essayerai pas de dépeindre la stupéfaction de tous ceux des nôtres qui n’avaient pas encore été dans le nord, quand ils virent de la neige et de la glace et les souffrances de Guébal. Les seuls Bicri et Dionysos ne renoncèrent pas à leurs courses. Imitant les enfants et les jeunes gens des Kymris, ils se divertissaient à faire des boules de neige et à les lancer. Ils glissaient sur l’eau solidifiée par le froid, et revenaient le nez rouge, mais le corps réchauffé par leurs exercices violents, toujours de bonne humeur, toujours riants. Dionysos, au contact de Bicri, commençait à devenir un bon archer et un habile frondeur : maintes fois, au retour de la chasse, il nous rapporta des preuves de son adresse.
Le plus triste de tous était le pauvre Himilcon ; non que le vaillant pilote, endurci par de longs voyages, craignît la brume ou le froid. Mais la provision de vin diminuait de jour en jour, et l’heure où elle serait épuisée s’approchait avec une rapidité fatale.
« Hélas ! disait Himilcon à chaque outre qu’on entamait, il serait barbare et cruel de ne point boite de si bon vin ; mais combien en reste-t-il ? Douze outres à peine ! Douleur amère ! Quand ce triste hiver sera terminé, nous saluerons le joyeux printemps en buvant de l’eau ! Ah ! qu’il serait temps de mettre un terme à ce long voyage, et de retourner dans la Phénicie, voir les vignes sur les coteaux de Béryte ! »
Ainsi gémissait le pilote d’une voix dolente, et Hannibal compatissait à ses chagrins. Je ne dis pas que plus d’un d’entre nous ne vît avec ennui approcher le moment où nos outres seraient sèches et vides. Mais le seul Hannibal s’associait, à haute voix, aux mélancoliques réflexions de l’altéré pilote.
Enfin, le soleil oblique remonta dans le ciel, et nous pûmes jouir de quelques journées plus claires. La mer, presque toujours démontée, reprit un peu de calme. Notre nouveau navire était terminé, et nous le lançâmes, en célébrant la fête de l’ouverture de la navigation. Les Kymris y assistèrent. Nous y vîmes leurs prêtres et prêtresses, qui, pour nous faire honneur, se dévêtirent et se peignirent le corps de bleu et de noir. Le soir même, nous fîmes un grand festin de venaison, de poisson, d’orge et de racines du pays. On servit le dernier vin qui nous restait.
« Et maintenant, dit Himilcon, remplissant sa coupe jusqu’au bord, buvons à notre heureuse navigation et à notre prochain retour.
— Nous y songerons plus tard, répondis-je. Notre voyage n’est pas actuellement terminé. »
Tout le monde me regarda d’un air stupéfait, car chacun croyait fermement que nous allions prendre la mer pour retourner à Tyr et à Sidon.
« Comment, nous allons encore plus loin ? dit Chamaï en faisant la grimace. Nous allons encore nous plonger dans le poumon marin ?
— Libre à toi de nous quitter, repris-je, et de repartir pour ton pays. J’ai fait construire expressément ce navire-ci en place du Dagon afin de renvoyer, avec le chargement, ceux qu’effrayeraient de nouveaux voyages en ces pays brumeux. Mais moi, ne me restât-il que le Cabire, je pousserai encore en avant.
— Ho ! s’écria le jeune guerrier en se levant tumultueusement, peux-tu songer que je veuille t’abandonner ? Certainement, l’idée de rester encore plus longtemps sous ce triste ciel ne me réjouit pas ; mais où tu iras j’irai, quand tu devrais me conduire à la mort ! »
J’embrassai cordialement le brave garçon.
« A présent, continuai-je, je vais vous dire le motif qui me porte à pousser plus loin. Voyez cette pierre si jolie que je tiens dans ma main : elle est jaune, translucide et me paraît digne d’être mise à côté des plus précieuses de nos pays. Le Celte qui me l’a donnée l’appelle « ambre » et m’assure qu’à trente journées plus loin vers l’est se trouve un grand continent, et que sur la côte on ramasse abondance d’ambre ; la mer l’y rejette, et c’est un présent d’Astarté. Qui sait si cette mer immense, qui communique avec la Grande Mer à l’ouest par le détroit de Gadès et baigne le Tarsis et le pays des Celtes, ne communiquerait pas aussi par l’est ? Nous ne connaissons pas toute la côte nord de la mer Noire. Qui sait si, après avoir chargé d’ambre nos navires et découvert des terres immenses, nous ne reviendrons pas à Sidon par le détroit, la côte de Carie et Kittim ? »
Les noms familiers de ces pays, voisins du nôtre, réjouirent tous nos compagnons, et mes projets les enflammèrent. Il fut résolu que nous reprendrions notre navigation vers l’est et que nous irions à la côte de l’ambre.
« Avec ou sans vin, » comme disait Himilcon.
Notre nouveau navire fut appelé Adonibal, en souvenir du brave suffète d’Utique. J’y fis charger notre étain. Chaque navire embarqua provision d’eau et quantité de viande et de poisson fumés et salés. Je me procurai aussi du grain et quelques fruits aigrelets et assez mauvais, puis je pris la mer, après que nous eûmes fait nos adieux à ces bons Kymris qui nous avaient rendu si agréable le séjour de leurs îles. Quelque temps encore ils nous accompagnèrent sur leurs barques de peaux cousues, mais nous allions trop vite pour eux. Bientôt nous les perdîmes de vue, et je doublai le cap occidental de la grande île de Preudayn.
Six jours d’une navigation pénible, par une mer rude et fatigante, nous conduisirent au cap oriental de l’île. De là, nous dirigeant vers l’est, je rencontrai une côte plate, basse, que je suivis avec précaution pendant huit jours. Je finis par arriver à l’estuaire d’un très-grand cours d’eau. A quelques heures de navigation de cet estuaire, la côte remontait vers le nord. Malgré le vent debout furieux et la mer démontée qui fatiguait nos navires, je suivis encore cette côte pendant cinq jours, cherchant obstinément un passage vers l’est. Plusieurs fois, dans les terres, les feux allumés me firent voir que le pays était habité : mais je n’entrai pas en communication avec les habitants. Enfin, après tant d’efforts, le mauvais temps continuel et l’état des vivres me forcèrent de renoncer au passage qui, après tout, n’existe peut-être pas. Je revins donc vers le sud-ouest, cherchant la terre un peu au juger.
Je finis par retrouver la côte marécageuse que nous avions longée en partant du cap oriental de Preudayn. Près de cette terre, je fis rencontre de quatre grandes pirogues kymris, marchant à la voile. Ces gens nous dirent qu’ils venaient du continent et qu’ils retournaient en Preudayn, où ils rapportaient de l’ambre. Ils me confirmèrent que j’en trouverais grande quantité le long de la côte, du côté de l’est. Je me décidai alors à reprendre ma navigation dans cette direction, quand nous fûmes enveloppés d’une brume épaisse qui nous réduisit à nous arrêter. Nos barques, envoyées à la découverte, finirent par trouver la côte à tâtons. Pour nous faire retrouver, j’avais fait allumer à bord des fanaux et des torches en grande quantité.
Enfin, nos barques nous rejoignirent, non sans peine, et, marchant à la rame, nous finîmes par trouver quelque chose qui ressemblait à la terre. C’était le pays de l’ambre.
« Allons, dis-je à mes compagnons, puisque nous ne pouvons rien trouver par mer, cherchons à trouver quelque chose par une autre voie, et débarquons. »
Il nous parut que nous étions entrés, presque au hasard, dans l’embouchure d’un fleuve. Nous fîmes aussitôt nos préparatifs de débarquement. L’atterrissage était exécrable, et le débarquement fut pénible. Nous étions littéralement envasés. Dans ce triste pays, tous les éléments sont confondus, et la terre, le ciel et l’eau semblent ne former qu’un. Plongés dans un brouillard humide et froid, nous avions bien de la peine à reconnaître les limites indécises de la mer vaseuse et de la terre boueuse. Après quatre ou cinq heures d’un rude travail, l’Astarté fut enfin solidement liée dans une crique du fleuve, et les autres navires tirés au sec, si tant est qu’on puisse appeler secs les sables trempés de ces pays. Le reste du jour fut employé à creuser un fossé autour de nos navires et à établir un camp. Bientôt la brume devint plus épaisse et nous enveloppa comme le poumon marin des îles de l’étain. Le jour terne et la nuit sans lune combattirent longtemps. Enfin l’obscurité fut complète.
Bicri, qui était parti à la découverte avec vingt hommes, revint des bois en grelottant, sans avoir vu personne. Il nous rapportait de bons fagots d’un bois humide, mais résineux et brûlant assez bien. On alluma les feux de toutes parts, et malgré l’épaisse fumée qu’ils dégageaient, on s’assit autour et on prépara le repas du soir.
Chamaï, enveloppé dans sa couverture, rompit le premier le silence.
« Quel affreux pays ! s’écria-t-il. Je ne pense pas que des créatures humaines puissent vivre sur cette terre désolée, dans cet air épais et sans soleil. Ce doit être vraiment le pays des monstres !
— Si le pauvre Jonas était ici, dit Hannibal, il voudrait voir ces monstres et ces bêtes curieuses ! Et Hannon nous dirait des bons mots !
— Que parles-tu de Jonas et de Hannon ? répondis-je. Ils sont au pays du soleil et de la lumière. Il y a longtemps qu’ils ont dû se sauver de chez leur barbare de Tarsis, et retourner à Gadès, pour Sidon la grande ville !
— Plaise aux dieux que nous la revoyions ! s’écria Asdrubal.
— Oui, repris-je, et maintenant sans doute ils se promènent dans les rues étincelantes, ou sur le Liban parfumé, baignés le jour dans les clairs rayons du soleil, et contemplant la nuit les astres d’or dans le ciel pur.
— Et buvant de bon vin, soupira Himilcon, de bon vin d’Helbon, et du vin de Byblos, et du vin de Béryte, et du vin de Sarepta, et du vin de Nectar....
— Tais-toi ! s’écria Hannibal, que cette énumération du pilote exaspérait. Tais-toi, Himilcon ! Tu me rendrais aussi ivrogne que toi.
— Ivrogne, moi ! gémit Himilcon en montrant son gobelet rempli d’une eau trouble et jaunâtre. Dieux Cabires ! Mais avec quoi donc m’enivrerais-je ? »
Tout le monde était comme engourdi par ce ciel brumeux et cette terre humide. Guébal lui-même restait immobile ; à peine faisait-il des grimaces, malgré les étoffes de laine dont Bicri et Dionysos l’entouraient pour le réchauffer. Nous nous couchâmes autour de nos feux, et la fatigue nous endormit d’un sommeil lourd et pénible.
Au matin, un jour indécis, gris, terne, sans soleil, finit par nous éclairer. Le bouillant Chamaï se fâcha tout rouge.
« Mais il n’y a donc pas de soleil dans ce pays maudit ? s’écria-t-il.
— Que veux-tu que le soleil vienne faire par ici ? dit Gisgon. C’est comme au nord du pays des Celtes ; il vient quelquefois ; mais dès qu’il a vu comme tout est laid, il se dépêche de retourner sur la Grande Mer et sur sa chère Phénicie.
— Oh ! disait Aminoclès que ses craintes prenaient très-vite, c’est ici certainement l’Hadès et le royaume des ombres. Faisons vite un sacrifice pour que les dieux du sombre royaume nous soient favorables. »
Nous autres et nos marins, nous nous moquions bien de tout cela ; mais, à vrai dire, la tristesse de ce pays nous pesait sur le cœur. Je réunis mon monde et je pris la parole.
« Il s’agit, dis-je, de voir tout d’abord où nous sommes, et de tâcher d’entrer en relations avec les indigènes, s’il s’en trouve dans ces parages. Nous allons pousser une reconnaissance le long du fleuve, sans tarder. Bicri, avec vingt hommes, partira pour avant-garde. Amilcar, avec trente hommes, servira d’arrière-garde. Asdrubal et cinquante hommes resteront à la garde du camp et des navires. Chamaï, Hannibal et moi nous marcherons avec les autres entre Bicri et Amilcar. Mangeons vite un morceau et partons, le plus tôt sera le mieux.
— Quel dommage, dit Bicri, de n’avoir plus ici cette brute de Jonas et sa trompette ! S’il y a des sauvages, il les attirerait de cinq stades à la ronde. Enfin, mangeons et marchons ! »
Nous marchions au milieu des fondrières, ne sachant jamais si nous étions sur la terre ou sur l’eau. Enfin nous atteignîmes les forêts de sapins noirs et d’arbres grêlés, au feuillage rare et gris. Dans ces forêts coupées de flaques d’eau et de marécages il n’y avait pas créature humaine. Pourtant des hommes devaient y passer, car, dans quatre endroits différents, je trouvai leurs traces : c’étaient des débris de cabanes faites avec des roseaux, des tas de cendres, des os rongés portant la trace du feu et des monceaux de coquillages. En revanche, s’il n’y avait pas d’hommes, il y avait des bêtes. A chaque instant, nous apercevions sur le sol des empreintes fourchues paraissant provenir, les plus grandes de bœufs, les plus petites de cerfs. A juger d’après ces empreintes, bœufs et cerfs devaient être vraiment gigantesques. Dans un fourré assez épais, où Bicri suivit pendant deux cents pas la coulée faite par les animaux sauvages, il remarqua que des branches d’arbres avaient été brisées par les cornes de ces animaux, et d’après la hauteur de ces empreintes il inféra qu’il y avait là des cerfs de deux et même de trois palmes plus hauts que des chevaux. En revenant vers le camp, nous aperçûmes deux cerfs de taille beaucoup plus petite. Gisgon les reconnut immédiatement, et me dit qu’il en avait vu de pareils dans le pays des Celtes, où ils les appellent renn, et aussi tarenn. Ces renns s’enfuirent de fort loin, et à leurs allures farouches je conjecturai que les gens du pays devaient leur faire une chasse active, car moins un animal est pourchassé par l’homme, moins il montre de défiance. Bicri et Dionysos, se glissant sous la futaie, parvinrent à rejoindre les deux cerfs et les abattirent à coups de flèches. Ce fut pour nous une heureuse conquête, car nous manquions de viande fraîche. Les rennes sont de la taille d’un âne. Ils ont les jambes très-fines, le sabot large, le poil gris et fourni, un fanon de poils blancs sur la poitrine, et les cornes amples, velues et portées en avant. Les deux cerfs furent mangés le soir même, car nous étions nombreux.
Le lendemain, j’envoyai Amilcar, avec deux barques, longer la côte, et je partis avec Hannibal, Chamaï, Bicri, Aminoclès et Dionysos, vingt archers et trente hommes d’armes, reconnaître le pays un peu plus loin. Dans les bois, nous fîmes la rencontre d’un troupeau de bœufs sauvages. Ces animaux monstrueux furent attaqués immédiatement. Aux premières flèches qui les piquèrent ils nous chargèrent avec fureur, et malgré le soin que nous mettions à nous réfugier derrière les arbres pour éviter leur choc, un des hommes d’Hannibal fut piétiné, et un autre lancé en l’air d’un coup de corne si malheureusement qu’il eut deux côtes brisées et les reins cassés. Trois de ces bœufs furent tués et dépecés, et leur chair emportée à notre campement. Au retour, Bicri blessa un cerf d’une taille colossale que Chamaï acheva d’un coup d’épée au défaut de l’épaule. Gisgon connaissait aussi cette bête-là, et la nommait elenn. Mais il nous dit qu’elle était rare dans le pays des Celtes. Ces elenns sont plus grands qu’un cheval ; ils pâturent aux basses branches des arbres, et ne peuvent atteindre l’herbe par terre que dans les terrains mous où ils enfoncent jusqu’au genou, parce que leur cou est court et raide. Leur ramure est aplatie, écartée des deux côtés de la tête et formidable. Leur force est prodigieuse, et ils n’ont rien de la timidité des autres cerfs, car ils font tête hardiment aux chasseurs. Ce sont des animaux qu’il n’est pas prudent d’aborder l’épée à la main, comme nous avons eu occasion de le voir par la suite, quand nous en avons abattu plusieurs.
Amilcar revint au campement, rapportant une bonne quantité d’ambre qu’il avait ramassée le long de la côte. Nous restâmes quinze jours à cet endroit, ramassant de l’ambre et abattant des bœufs sauvages, des renns et des elenns pour notre nourriture. Celui des nôtres qui avait péri le deuxième jour, tué par un bœuf sauvage, fut enterré à l’endroit même où le bœuf l’avait percé de ses cornes. Je plaçai sur son sépulcre un fragment de rocher, où je fis graver profondément son nom et une invocation aux dieux.
- 1. Ce sont les îles Cassitérides (ou de l’étain) des anciens, les îles Scilly modernes.
XVII
Le seizième jour, l’ambre devenant plus rare et le gibier plus farouche, nos navires furent remis à flot, et nous reprîmes notre navigation dans la direction de l’est. Au bout de cinq jours la pénurie de vivres frais et le désir de faire de nouvelles découvertes me décidèrent à pénétrer dans l’embouchure de la grande rivière que j’avais déjà vue une fois, bien que l’aspect des lieux ne fût pas plus engageant que celui de notre précédente station. Après avoir tiré nos navires légers à terre et établi le campement entouré d’un fossé, je remis au lendemain l’exploration de l’intérieur des terres.
La nuit se passa tranquillement. Au jour, nous partîmes à la découverte. Cette fois, nous rencontrâmes tout de suite des traces fraîches indiquant la présence de l’homme. Près d’un feu encore allumé, se dressaient une douzaine de cabanes coniques : je fouillai ces cabanes ; j’y trouvai des armes et des ustensiles de pierre assez mal polis, deux haches et une marmite de cuivre de fabrication évidemment tibarénienne, des morceaux de viande crue et cuite et des poissons séchés. Ces cabanes avaient été évidemment abandonnées à la hâte. Dans l’une d’elles il y avait un lit de roseaux couverts de mousse encore chaude. Certain que les naturels n’étaient pas loin et qu’ils s’étaient enfuis à notre approche, je fis placer dans la plus spacieuse de ces cabanes une pièce d’étoffe rouge, des colliers et des bracelets de bronze, des perles de verre et d’émail, enfin tous les objets que je croyais propres à exciter la convoitise des sauvages. Ensuite je me retirai à trois cents pas de là, et nous fîmes halte.
Mon calcul ne me trompa point. Les sauvages parurent bientôt et visitèrent leurs cabanes. Voyant que nous ne bougions pas, ils se décidèrent à se rapprocher. Nous leur fîmes alors toutes sortes de signes d’amitié, puis je m’avançai vers eux, accompagné du seul Gisgon, qui leur adressa la parole en langue celtique. Mais ils ne l’entendaient point du tout, car ils nous répondirent dans une langue que ni Gisgon ni moi ne comprenions. Tout ce que je pus deviner, c’est qu’ils montraient souvent un marais voisin, en disant : « Souom, Souom, » et ensuite ils mettaient la main sur la poitrine, en disant : « Souomi ; » je conclus qu’ils appellent un marais « Souom », et qu’ils s’appellent eux-mêmes « les gens des Marais ». Ils nous montraient aussi leurs ustensiles de pierre polie et désignaient le nord-est en nous disant : « Goti. » Je pensai, par là, que Goti était le nom des gens qui les leur vendaient. C’est la première fois que j’entendais parler d’un peuple de ce nom, et ce qui me surprit beaucoup, c’est qu’ils me montraient leurs objets de bronze tibarénien et qu’ils disaient aussi : « Goti. » Appelleraient-ils Goti les gens du Caucase ? Je l’ignore.
Quoi qu’il en soit, j’avais déjà vu bien des sauvages dans ma vie, mais je n’en avais pas encore vu d’aussi laids. Leur tête grosse, leur face camarde, leurs yeux obliques et tout petits, leur bouche énorme, leur teint d’un brun jaunâtre, leur corps trapu et large planté sur de petites jambes grêles et rabougries en font des êtres affreux. Il est vrai qu’en répétant « Goti » et en levant la main, ils nous faisaient entendre que ces « Goti », avec lesquels ils paraissent avoir de fréquents rapports, étaient plus grands qu’eux et que nous.
J’allais la prendre, lorsque l’éternellement altéré Himilcon s’en empara lestement, en la portant à sa bouche. Mais à peine eut-il avalé une gorgée qu’il fit une grimace épouvantable et laissa tomber la corne, en crachant avec toutes sortes de marques de dégoût.
« Pouah ! s’écria-t-il, les vilains sauvages ! Fi ! fi donc ! C’est de l’huile de poisson ! Pouah ! pouah ! »
Tout le monde se mit rire. Quant au chef, il ne riait pas. Il paraissait au contraire très-froissé du dédain qu’on témoignait à sa corne et son huile de poisson, et s’emporta jusqu’à faire des gestes de menace. J’essayai de le calmer, mais rien n’y fit. Lui et les siens s’enfoncèrent dans les bois.
Le pauvre Himilcon restait tout penaud.
« Capitaine, me dit-il, je suis un ivrogne et un fou. Fais-moi pendre à cet arbre prochain. Je le mérite pour mon étourderie.
— Allons, lui répondis-je, il n’y a pas de ta faute. Console-toi. Pour une occasion perdue de nous aboucher avec ces sauvages, dix de retrouvées. L’étrangeté du régal explique ta conduite.
— J’avoue, dit Hannibal, que j’ignore moi-même ce que j’aurais fait, si, croyant avaler quelque boisson douce et agréable, je m’étais empli la bouche d’une huile puante et nauséabonde. »
Nous reprîmes notre route le long du cours d’eau. A mesure que nous avancions, les traces humaines devinrent plus fréquentes. Nous rencontrions à chaque instant des groupes de sauvages qui nous suivaient en criant et en gesticulant. Nous leur faisions quelques petits présents, qu’ils nous arrachaient des mains plutôt qu’ils ne les acceptaient ; mais dès que nous essayions de nous approcher d’eux, ou de prendre quelqu’un de leurs objets en échange, ils s’enfuyaient à toutes jambes.
Bientôt le bois s’éclaircit. Nous approchions évidemment d’une grande agglomération. Enfin j’aperçus une vaste nappe d’eau, au centre de laquelle, sur une espèce d’îlot, il y avait nombre de cabanes coniques, groupées autour d’une cabane plus grande. Une étroite chaussée artificielle reliait la ville sauvage au bord de l’étang. Nous nous arrêtâmes à l’entrée de la chaussée.
Après avoir beaucoup crié et beaucoup gesticulé, les sauvages finirent par nous faire comprendre qu’ils ne voulaient pas nous laisser pénétrer dans leur ville. En revanche, ils se montrèrent tout disposés à trafiquer : ils nous apportèrent quantité de morceaux d’ambre auxquels ils ne paraissaient pas attacher grand prix. Il n’en était pas de même des objets usuels en leur possession, même des moindres. Ils ne voulaient se défaire ni d’une lance à pointe grossière en pierre éclatée, ni d’un hameçon d’os, ni de rien de ce genre. C’était encore bien autre chose pour les objets en pierre polie auxquels ils attachaient un prix infini. Ils nous en demandaient par gestes, en montrant les leurs, et semblaient surpris que nous n’en eussions pas. Pourtant ils con- naissaient le bronze, et même nos arcs et nos flèches, car, nous ayant montré des oiseaux sur des arbres, ils nous faisaient signe de tirer dessus. Bicri ne résista pas à la tentation de faire montre de son adresse et abattit plusieurs oiseaux.
Cependant la nuit s’approchait, et il ne paraissait pas prudent de rester là. Je donnai l’ordre de retourner à nos vaisseaux, et nous nous mîmes en route, escortés par nos gens des marais.
La nuit était si noire et le terrain si mauvais que nous nous égarâmes au milieu des bois, des marais et des fondrières. Le lendemain, au petit jour, le vent soufflant en tempête, je me trouvai, moi sixième, avec Hannibal, Chamaï, Himilcon, Bicri et un matelot, embourbé jusqu’à la ceinture dans un marécage. Nous eûmes beau appeler, courir de droite et de gauche après nous être dégagés, nous étions parfaitement perdus au milieu des bois. La situation était terrible. Elle se compliqua bientôt davantage. Comme nous cherchions dans la futaie quelque indice qui pût nous guider, nous fûmes subitement entourés de plus de deux cents sauvages qui se précipitèrent sur nous de toutes parts, la lance et le casse-tête à la main. Toute résistance était inutile et n’aurait abouti qu’à nous faire massacrer. Du reste nous n’eûmes pas le temps d’y songer. La forêt était si touffue, les Souomi sortirent des broussailles si près de nous, que nous étions renversés et garrottés avant même d’avoir pu mettre l’épée à la main. Aussitôt les sauvages nous emportèrent en dansant et en hurlant. Pour ma part, ils étaient quatre qui me tenaient, deux par les jambes et deux sous les bras. Un cinquième, qui dansait derrière moi, en se penchant à chaque instant pour mieux me voir, me prit mon épée, mon baudrier et mon bonnet. Nos capteurs paraissaient être préparés à cette expédition : ils avaient tous les cheveux teints en rouge et la figure barbouillée de noir et de bleu. J’avais trop pratiqué les barbares pour ne pas reconnaître immédiatement une peinture de guerre dans ces barbouillages.
Une heure après notre capture, nous traversions, bien malgré nous, la chaussée qui nous avait été interdite la veille, et nous entrions, portés et poussés à la fois, sous une des huttes coniques que nous avions remarquées. Un troupeau de femmes hideuses et une nuée d’affreux enfants nous accompagnèrent de leurs vociférations jusqu’au moment où nous fûmes jetés sur la terre froide et humide, dans cette cabane obscure. Aussitôt on tendit devant la porte un rideau fait de peaux de bêtes et on nous laissa seuls, plongés dans une obscurité complète. Un instant après, nous entendîmes, aux trépignements de la foule que tout le monde s’en allait. Le bruit des voix, des chants et des pas finit par s’éteindre, et nous restâmes étendus sur le sol, garrottés, dépouillés, déchirés, au milieu des ténèbres silencieuses.
Ce n’était pas avec de grosses cordes à travers les nœuds desquelles il est possible de glisser les mains que nous avions été liés, c’était avec des cordes d’écorce minces et souples, qui vous entrent dans les chairs au plus petit mouvement. Chamaï, qui se raidissait pour essayer de rompre ses liens, s’en aperçut bien vite, car il se coupa les poignets et ne put retenir un gémissement de douleur.
« Qui est-ce qui gémit ainsi ? demanda la voix d’Hannibal.