Les aventures du capitaine Magon: ou une exploration phénicienne mille ans avant l'ère chrétienne
« Allez à Jérusalem, frères, car nous y allons, ou descendez à Jaffa, car nous en venons. C’est là que vous trouverez nos marchandises. »
Les bergers, ayant des troupeaux de belles chèvres, venaient aussi nous parler, mais nous n’achetâmes rien d’eux, sauf deux fromages, qu’ils font excellents dans ce pays, et des rayons de miel qu’ils nous vendirent pour quelques zeraas. Des jeunes filles, pendant que nous mangions nos fromages à l’ombre d’un chêne, vinrent nous apporter dans leurs cruches de l’eau très-fraîche. Hannon leur donna quelques perles de verre qui les comblèrent de joie.
Peu avant le coucher du soleil du deuxième jour, nous arrivions à Jérusalem, ville forte, bâtie avantageusement sur un plateau escarpé. Les beaux jardins d’oliviers qui entourent cette ville, la blancheur de ses murailles, les dômes nombreux qu’on voit dans le feuillage des faubourgs, font une impression agréable. De loin on voit la ville comme bosselée de dômes et de terrasses, car elle est bâtie sur un terrain fort inégal. Après avoir passé un chemin qu’on voit se perdre au loin du côté du désert, et qui est bordé par le torrent de Kidron, nous franchîmes une dernière montagne couverte d’oliviers, puis un ravin, et nous montâmes par une rue assez large, où trois cavaliers peuvent aller de front. Cette rue est dallée, bordée de maisons bâties en briques et de jardins entourés de petits murs de torchis. A la nuit, Chamaï qui avait galopé devant, en laissant Bicri nous conduire, nous attendait sur la porte d’un grand jardin, au fond duquel était une belle maison de briques à deux étages. C’était la maison de Hira, un des principaux officiers du roi, chargé de recevoir les ambassadeurs étrangers. Les esclaves vinrent tout de suite à notre rencontre, prirent nos bêtes et transportèrent nos bagages dans une grande salle basse, où ils nous apportèrent de l’eau pour nous laver les pieds. Hira vint après nous souhaiter la bienvenue et nous fit apprêter à manger. Je lui appris qui j’étais et pourquoi je venais, et lui fis voir la lettre du roi Hiram au roi David : il l’éleva sur sa tête en signe de respect et me promit de prévenir le roi de mon arrivée, dès le lendemain matin.
Tout de suite après le repas, je préparai mes présents pour le roi David. Je choisis une tunique de dessous du lin d’Égypte le plus fin, teinte en hyacinthe, une tunique de dessus en pourpre, avec le tour du cou brodé de fleurons, les manches brodées pareillement et tout le pourtour garni de franges d’argent. Je pris une ceinture ornée d’orfévrerie, ouvrage égyptien curieux à voir, et le coulant de ceinture était une tête de lion en or avec des yeux d’émail. J’avais acheté quatre ceintures pareilles à un artiste égyptien, pour en faire présent à des rois. Je pris aussi une coupe à deux anses et à pied, en argent, avec des incrustations d’or relevé en bosse et figurant des fleurons et des grappes de raisin. Je déposai le tout dans un grand coffre en bois de santal qui vient d’Ophir, incrusté de filigrane d’or et de petits morceaux de nacre. Enfin, sachant que le roi se plaisait à la musique et jouait des instruments lui-même, j’ajoutai à tout cela une harpe en bois de santal, une harpe à trois cordes, et le bois était orné de pompons multicolores et surmonté d’un oiseau en or, le bec ouvert et les ailes étendues. Cette harpe venait pareillement d’Ophir et n’avait pas de semblable en Phénicie. Je l’avais eue de Khelesbaal, capitaine sidonien, auquel la reine d’Ophir l’avait donnée, pour le récompenser de lui avoir construit des navires tenant la pleine mer.
Le lendemain, Hira vint de bon matin m’annoncer qu’il se rendait chez le roi. Je lui fis voir les présents et il fut émerveillé. Il m’assura qu’ils seraient tout à fait trouvés agréables et que le roi attendait mon arrivée avec impatience. Deux heures après, des esclaves du palais nous amenèrent un veau pour nous régaler, de la part du roi David. Ils portaient aussi des pains, des gâteaux, des fromages, des figues, une grande jarre d’olives et une très-grande jarre de vin d’Helbon. L’un d’eux ayant demandé qui était l’ambassadeur d’Hiram, je me nommai.
« Le roi, me dit cet homme, m’a chargé de te mener devant lui, toi et ta suite. Viens donc à présent. »
Mes deux matelots prirent le coffre où étaient les présents destinés à David, Hannibal revêtit sa cuirasse et coiffa son casque, Hannon passa son écritoire dans sa ceinture, et nous partîmes, à la grande joie de Chamaï et surtout de Bicri, qui n’avait jamais vu le roi.
« Il a fait bien du mal aux enfants de Benjamin dont je fais partie, disait-il. Mais il a réparé ce mal par ses bontés envers la descendance du feu roi Saül, et il est l’honneur et le rempart de toutes les douze tribus. Je suis content de le voir.
— Le mal qu’il a fait aux enfants de Benjamin, répondit Chamaï, il l’a fait contre son cœur. N’était-il pas l’ami de Jonathan, fils du roi, et le mari de Mical, sa fille ? Et n’a-t-il pas pleuré le feu roi, et ne l’a-t-il pas vengé ?
— C’est un roi très-vaillant, dit Hannibal, et qui connaît les choses et l’art de la guerre. Et son général Joab, fils de Tsérouia, est un bon général. Leurs faits d’armes à tous deux sont illustres et mémorables. »
Nous marchions par des rues étroites et montueuses, toujours entourées de jardins et de maisons à un ou deux étages. Les gens qui nous voyaient accompagnés des serviteurs du roi, qu’ils connaissaient à leurs habits, lesquels sont blancs, bordés d’hyacinthe, nous saluaient en passant : ce qui nous fit voir que le roi était très-respecté de son peuple.
Après avoir traversé un quartier de la ville qui s’appelle Millo, nous arrivâmes à un canal qui sort vers la campagne et qui est dominé par une élévation du plateau nommée Sion. Tout l’espace entre Sion et Millo a été bâti de maisons neuves par le roi David et, de ce côté, le mur d’enceinte porte encore la brèche qu’y fit le roi quand il prit la ville sur les Jébusiens. Sur la hauteur de Sion est la forteresse que le roi prit aussi et dans laquelle est bâti son palais. Ce palais a été construit dans une cour intérieure par des architectes tyriens : il est à trois étages avec un dôme au milieu, entouré de terrasses. On y a employé pour matériaux le bois de cèdre et la pierre de taille, et des deux côtés de la porte sont deux belles colonnes de bronze. A la droite de l’une d’elles, on voit contre le mur le banc sur lequel le roi vient s’asseoir quand il rend la justice au peuple, et deux potences toutes neuves. Derrière le palais sont des jardins où se trouvent des constructions plus basses, dans lesquelles habitent les femmes du roi.
Hira nous attendait à la porte et nous fit monter, par un escalier en vis, dans une salle carrée et bien éclairée. Au fond de cette salle est une estrade de bois de cèdre à laquelle on monte par trois degrés. Les murs sont tendus d’étoffes où l’on voit représentés des fleurs et des oiseaux. Sur l’estrade est une peau de lion, aux pieds du trône du roi, lequel est en bois de santal, sans peintures ni dorures. A côté du trône était Joab, général de l’armée, revêtu de sa cuirasse et coiffé de son casque ; et derrière le trône on voyait la lance du roi appuyée contre le mur, et son écuyer, debout, portant l’épée du roi dans sa main. Sur les degrés de l’estrade étaient plusieurs officiers du palais et quatre hommes vaillants debout, l’épée nue à la main.
Le roi lui-même était assis sur son trône, très-simplement vêtu. C’était un homme âgé, de stature moyenne et de corpulence maigre ; mais malgré son âge on voyait qu’il était encore leste et vigoureux. Sa barbe était toute blanche, sans frisure, et ses cheveux nattés comme ceux des autres. Il ne porte ni bandeau ni couronne. A ses bras il n’a pas de bracelets ; au lieu de patins élevés, comme les autres rois, il a aux pieds des sandales de montagnard et pas d’anneaux aux orteils. Sa tunique est blanche, bordée d’hyacinthe et sans broderie. C’est un roi sans pompe et vêtu comme les gens du commun ; mais à ses yeux gris bleu, à son regard clair et perçant, on voit bien qu’il est le roi.
Mes gens se rangèrent sur une seule ligne et, m’avançant devant eux jusqu’au pied de l’estrade, je me prosternai. Puis je me tins debout, les mains croisées.
« Magon le Sidonien, dit le roi.
— Me voici, répondis-je.
— Sois le bienvenu, As-tu voyagé en paix ?
— J’ai voyagé en paix.
— Comment se porte le roi Hiram ?
— Il se porte bien.
— Et comment se porte le peuple de Tyr, et aussi le roi de Sidon et le peuple de Sidon ?
— Ils se portent bien.
— Je suis satisfait. Donne-moi les lettres du roi Hiram. »
Je remis le papyrus scellé à un des officiers, qui le présenta au roi. Il le lut avec attention, et me regardant d’un air bienveillant :
« Magon, fils de Maharbaal, je suis content de te voir, me dit-il. Qui sont ces gens avec toi ? »
Je les nommai l’un après l’autre.
« Je suis satisfait que tu emmènes Chamaï et Bicri, et que tes guerriers soient sous les ordres d’Hannibal, que je reconnais à présent. J’aime que mes jeunes gens voyagent par toute la terre : ils rapporteront de l’expérience et de la sagesse dans ce pays. Jéhochaphat, le secrétaire, préparera la liste des objets que tu dois rapporter. Tu y ajouteras, suivant ton jugement, ce que tu trouveras de rare et de curieux. Que désires-tu de moi avant de partir ?
— O roi, lui répondis-je, je désire que Chamaï ici présent puisse recruter quarante archers et hommes d’armes experts et vigoureux. Je désire aussi du blé, de l’huile, du vin et ce qu’il faut en choses pouvant se conserver, afin de nourrir tous mes gens sur la Grande Mer.
— Tes demandes sont justes, dit le roi. Joab choisira quarante hommes bien armés pour les mettre sous les ordres de Chamaï et d’Hannibal, et tu les commanderas par-dessus eux. Mon trésorier te délivrera de l’argent pour leur solde, suivant l’état que tu en feras. Hira te conduira dans mes magasins, où tu prendras les vivres qui te seront nécessaires, et il rassemblera aussi des hommes et des ânes pour porter les provisions jusqu’à tes navires. Et tout ce qu’il te faudra encore, demande-le-moi, je te le donnerai. »
Il se fit expliquer par moi l’origine de chaque objet ; puis s’étant levé, il nous ordonna de le suivre dans une salle voisine, où l’on avait préparé du vin et des coupes. On lui apporta son trône et il voulut boire dans la coupe dont je lui avais fait don.
Il me questionna beaucoup sur mes voyages et sur les pays lointains et fut content de mes réponses. Il me demanda aussi si dans les pays de l’ouest on trouvait des paons et des singes. Je lui répondis que ces animaux venaient d’Ophir et qu’à mon retour je ferais, s’il le voulait, un voyage dans cette direction.
« Tu es un homme hardi, me dit-il, de songer à de nouveaux voyages au moment où tu entreprends celui-ci. J’aime les hommes hardis, et je loue Hiram de t’avoir envoyé à mon service. Je veux te faire voir présentement l’emplacement du temple que je veux construire à mon Dieu. »
Nous sortîmes du palais, le roi marchant d’un pas aussi alerte qu’un jeune homme. Il nous conduisit sur une colline voisine du palais, où se trouvait une aire à battre le blé. On appelle cette colline le mont Moriah.
« J’ai acheté cette aire et deux bœufs, nous dit le roi, à Arauna le Jébusien, pour cinquante sicles d’argent. C’est un lieu élevé, propre à bâtir un temple et un fort.
— J’ai entendu, dit Hannon, que le roi prenait plus de forts qu’il n’en bâtissait et que son épée était la véritable forteresse de son peuple.
— Tu es un flatteur, scribe, répondit le roi en souriant. Mais je pense que des poitrines vaillantes défendent mieux un pays que des tas de pierres : c’est la vérité.
— Ma flatterie, dit Hannon, est donc d’avoir deviné la pensée du roi. C’est un peuple heureux celui chez lequel il suffit de dire les actions du roi pour le louer.
— Si, reprit le roi, tu as une langue aussi dorée auprès des femmes, je te prédis que tu épouseras quelque princesse. »
Hannon rougit et le roi se mit à rire.
« Tu as là, me dit-il, un scribe qui sait bien tourner les paroles et son éloquence me plaît.
— O roi, répondit Hannon, nous passerons bientôt chez tant de peuples sauvages et parlant tant de langues bizarres, nous aurons avec eux des conversations si brutales à coups de lance et à coups d’épée, nous soutiendrons contre les hurlements de la mer et les sifflements du vent de si rudes dialogues, que nous dépensons ici nos dernières belles paroles en langue cananéenne. Nous vidons le trésor de notre politesse, afin d’être à même de causer avec les gens de Tarsis. »
Le roi fut très-content des paroles d’Hannon.
« Je veux, lui dit-il, que tu mettes par écrit les singularités de ton voyage et que tu me les apportes. As-tu ici quelque papyrus écrit par toi ? »
Hannon lui tendit un rouleau sur lequel étaient des vers de sa composition en l’honneur d’une dame. Le roi loua beaucoup l’harmonie des vers et la beauté de l’écriture et fit donner à Hannon un papyrus sur lequel il avait écrit des poésies de sa propre main ; car il s’y entend très-bien et passe pour un excellent poëte et un habile calligraphe.
« Mais, dit Hannon, les poésies que le roi a écrites dans la vallée des Géants et dans tant d’autres endroits, il ne peut pas me les donner ? »
Le roi prit aussitôt son épée des mains de son écuyer et la présentant à Hannon :
« Emporte donc celle-ci ; avec ce calame de bronze, tu écriras des poésies comme j’en ai écrites en l’honneur de mon Dieu et de mon peuple dans la vallée des Géants.
— La parole du roi est une prophétie, dit Hannon en baisant l’épée. Je n’ai garde de la faire mentir. »
Après avoir pris congé de ce bon roi, je me rendis immédiatement dans ses magasins, avec Hira, pendant qu’Hannibal, Chamaï et Bicri suivaient Joab.
Les magasins sont un long bâtiment en briques, à un étage où l’on arrive par un chemin dallé et bordé de sycomores. Ils sont construits sur citerne, à la manière phénicienne, et sont flanqués, à droite et à gauche, de hangars et de prés où sont les chariots, les chevaux, les ânes et le bétail du roi. Hannon avait dressé la liste de ce qu’il nous fallait. Je choisis donc cent mesures de grain, cinquante mesures d’huile et autant de vin, des fromages, des figues et des raisins secs, vingt-cinq barils d’olives, et je fis peser deux mille sicles de viande salée et séchée. Je pris aussi du sel, des fèves, des dattes. Hannon fit en double l’état de ce que nous emportions, pour être remis au roi, et Hira nous assura que les ânes et leurs conducteurs seraient prêts le lendemain matin.
En revenant dans la maison de Hira, je trouvai des serviteurs du roi qui nous apportaient des présents : un bouclier, une lance, un poignard et une hache d’armes égyptienne pour moi, une épée et une masse d’armes chaldéenne pour Hannibal, un bouclier et un casque pour Chamaï, un bel arc, un carquois et un bandeau d’archer pour Bicri, et une épée pour Hannon. Le roi David est connu pour sa libéralité.
Vers le soir, Hannibal revint avec toute sa troupe et Jéhochaphat, le secrétaire, m’apporta les lettres du roi. Le lendemain, de bon matin, je trouvai la rue encombrée d’ânes chargés de ballots et de conducteurs. Nous n’avions plus qu’à prendre congé de notre hôte, ce que je fis en lui remettant un présent et en lui donnant deux fioles d’onguent royal pour ses femmes, et nous partîmes sur-le-champ.
Notre retour à Jaffa se passa sans incidents. Bicri nous y donna plusieurs fois les preuves de son adresse, perçant de ses flèches des perdreaux et d’autres oiseaux qu’il tirait au vol. Hannon, qui avait mis sa ceinture à la mode juive, en passant son épée sur le côté, était redevenu gai comme à l’ordinaire et chantait tout le temps.
« Le roi est prophète, me disait-il sans cesse ; tout le monde sait qu’il prédit l’avenir en prose et en vers. Maintenant que j’ai son épée, je crois que je me battrais contre l’univers entier.
— Est-ce que tu aurais l’intention de percer le flanc au Pharaon ? lui dis-je, inquiet de son humeur belliqueuse.
— Bah ! me répondit il, tu sais bien que ma belle, c’est la dame Astarté, la reine des cieux et de la mer, la déesse en personne, et celle-là se moque bien du Pharaon et de Bodmilcar par-dessus le marché.
— Dis-moi, seigneur amiral, me demanda Bicri en m’apportant un perdreau qu’il venait d’abattre, est-ce qu’ils ont des vignes, là-bas, en Tarsis ?
— Non, lui répondis-je, et cela ennuie fort nos colons phéniciens.
— Eh bien, reprit Bicri, puisqu’on m’a dit qu’il fait chaud là-bas presque autant qu’ici, j’ai bien fait d’en emporter des boutures. Nous en planterons et plus tard ils pourront dire qu’ils boivent de notre vin
— C’est bien vu, archer, dis-je à Bicri, et tu as là une bonne idée, dont je te félicite. »
Comme nous approchions de Jaffa, et que je distinguais de loin la tour et les mâts de nos navires, Abigaïl courut à notre rencontre et Chamaï, sautant de son cheval, la prit dans ses bras.
« Quoi de nouveau ? lui criai-je en hâtant le pas.
— Tout est bien, » me cria-t-elle.
Rassuré, je descendis vers la plage. Barzillaï vint à ma rencontre et m’apprit que l’eunuque n’avait pas reparu dans le village et que personne n’avait tenté de communiquer avec l’Ionienne. Bientôt Himilcon, Asdrubal, Amilcar, Gisgon et Bodmilcar lui-même vinrent me souhaiter le bonjour. Je fis aussitôt procéder à l’embarquement de nos vivres et de nos recrues ; je gardais ces dernières sur ma galère, ce qui complétait mon effectif à deux cent dix hommes, cinquante rameurs, soixante-dix matelots, quatre-vingts soldats et dix officiers. Comme les âniers aidaient à l’embarquement, l’un d’eux vint à moi. C’était un homme de très-haute taille et gros à proportion, avec un cou de taureau enfoncé dans des épaules démesurées, des cheveux crépus qui lui descendaient sur les sourcils et une barbe épaisse, courte et frisée, qui lui montait jusqu’aux yeux. Cet homme se mit devant moi, les bras ballants et me regarda fixement.
« Qu’est-ce que tu veux, toi ? lui dis-je.
— Je suis Jonas, me dit le colosse d’une voix de tonnerre.
— Eh bien, et après ? lui dis-je surpris.
— Eh bien, Jonas, de la tribu de Dan, Jonas du village d’Eltéké.
— Alors, toi Jonas, du village d’Eltéké, dis-moi ce que tu me veux.
— Je veux partir aussi ; je veux aller dans le pays des bêtes curieuses. »
Je regardai Jonas, de plus en plus surpris.
« Et qu’est-ce que tu veux faire dans le pays des bêtes curieuses ? lui demandai-je.
— Je ne sais pas, répondit le géant ; je veux y aller.
— Oui, mais pourquoi veux-tu y aller ?
— Je ne sais pas, » mugit Jonas.
Décidément, Jonas était stupéfiant.
« Et que sais-tu faire ? lui dis-je.
— Je suis de la descendance de Samson, de Samson l’homme fort, tu sais bien ?
— Mais enfin, sais-tu faire quelque chose par laquelle tu puisses te rendre utile sur mes vaisseaux ? lui répétai-je.
— Je sais sonner de la trompette, s’écria Jonas en se donnant un formidable coup de poing dans la poitrine, et je peux porter un bœuf sur mon dos. »
Hannibal, qui le contemplait d’un air connaisseur, exclama :
« Je n’aurai jamais de cuirasse assez large pour ce gaillard-là.
— Voyons, reprit Hannibal, moi, j’ai un bon sonneur de trompette. Je vais te faire donner une trompette, tu sonneras avec lui, et si tu sonnes mieux, je t’emmène, avec la permission de l’amiral. »
Je fis un signe d’assentiment. On envoya chercher le trompette d’Hannibal et je fis prendre dans la cargaison un énorme clairon qu’on remit à Jonas. On plaça les deux rivaux en face l’un de l’autre, un cercle de curieux se forma autour d’eux, et Hannibal leur dit :
« Allons, sonnez maintenant tous les deux, mais sonnez fort, aussi fort que vous pourrez. »
« Assez, assez ! criâmes-nous au vainqueur.
— Qu’on lui apporte la plus grande des casaques rouges qu’on pourra trouver, dit Hannibal ; il l’a bien gagnée.
— Est-ce que tu m’emmènes ? dit Jonas.
— Oui, oui, » s’écria Hannibal.
Himilcon tourna autour du sonneur pendant qu’il endossait sa casaque, en faisant craquer toutes les coutures.
— J’ai soif, voilà ce que j’ai, » tonna le géant.
On lui apporta une énorme coupe de vin.
« Est-ce là ce que vous appelez une coupe de vin, vous autres ? cria-t-il après l’avoir engloutie. C’est ce qu’on donne aux petits enfants de ma famille. Ma soif est plus grande que cela. Donnez-moi quelque cruche ou quelque baril, que je puisse boire.
— Cet homme est étonnant, dit Himilcon, en faisant remplir de nouveau la coupe et en le regardant avec une admiration mêlée de terreur ; mais il nous coûtera cher à nourrir et à désaltérer. »
Là-dessus, le chargement étant fini, nous commençâmes à nous embarquer, après avoir fait nos adieux à nos hôtes et les avoir cordialement embrassés. L’Ionienne embrassa tendrement Milca, qui lui avait prodigué les soins et les gâteaux, et Abigaïl, ayant jeté un long regard sur les montagnes de son pays, quitta la plage la dernière.
Le lendemain soir de notre départ de Jaffa, nous passions au large de la pointe de Péluse, facile à reconnaître à un bouquet de palmiers qu’on distingue de loin sur la côte plate et basse, et nous dirigeant directement vers l’ouest, par une mer un peu houleuse qui incommoda beaucoup nos nouveaux passagers, nous aperçûmes vers le midi du lendemain, l’eau trouble que produit la décharge des embouchures du Nil.
V
Où le Pharaon* arrive un peu tard.
Bientôt je vis l’embouchure Tanitique elle-même, et au loin, dans les terres, les hauts pylônes et les obélisques qui décorent la ville de Tanis. Le Cabire, envoyé pour reconnaître la barre, nous annonça que les eaux étaient très-basses et que le passage serait difficile pour le Melkarth. Je poussai donc ma navigation plus loin et, un peu avant la nuit, je m’arrêtai à l’entrée de l’embouchure de Mendès, qui est plus large et conduit directement à Memphis. Celle de Tanis devient de jour en jour plus étroite par suite des apports du Nil et, d’autre part, le vent de la mer et le ressac forment une plage aux deux pointes du golfe au fond duquel est la ville et tendent à le fermer. Je m’arrêtai à un trait d’arc du bord et je remis au lendemain ma route en amont du fleuve, dont le courant est assez rapide.
L’eunuque Hazaël vint me demander la permission de passer cette nuit à bord du navire de son ami Bodmilcar ; je la lui accordai, étonné de le voir si soumis. Mais, ayant vérifié moi-même que l’Ionienne était dans la cabine et voyant Abigaïl assise sur le pont avec Chamaï, je n’avais aucune inquiétude. Toutefois, comme nous étions en pays étranger et que nous n’avions pas encore communiqué avec la terre, je fis doubler les hommes de quart et je recommandai à Hannibal de faire faire bonne garde. Nous nous plaçâmes dans l’ordre suivant, sur la rive droite :
Le Cabire, plus en avant vers le sud et tiré sur le rivage ;
L’Astarté, à un demi-trait d’arc du Cabire, amarré à deux poteaux contre le rivage ;
Sur la rive gauche, où il y avait plus de fond, le Melkarth et le Dagon, amarrés au bord. L’une des barques était avec le Melkarth, l’autre avec moi. Au sud étaient amarrés plusieurs navires égyptiens, et un plus grand nombre tirés à terre.
Cet encombrement m’avait un peu surpris dans un mouillage aussi irrégulier ; mais le capitaine du Cabire, que j’avais envoyé aux informations, m’apprit qu’une escadre du Pharaon devait prendre la mer le lendemain matin, pour réprimer des troubles qui avaient éclaté à Péluse. Deux officiers égyptiens étaient venus à mon bord, accompagnés de soldats armés de haches et d’une troupe d’archers, pour savoir qui nous étions, et, après m’avoir interrogé, s’étaient retirés satisfaits de mes réponses. Dès la tombée de la nuit, je vis les fanaux et torches de deux assez grandes galères qui croisaient dans le chenal resté libre et, peu de temps après, un autre Égyptien vint à bord m’ordonner d’éteindre mes fanaux, ce que je fis immédiatement.
Il faisait très-chaud ; le vent de l’est, qui souffle du désert, nous arrivait par rafales brûlantes et chargées de sable. Le ciel était très-couvert, comme il arrive quand souffle ce vent, de sorte que la nuit était sombre et qu’on ne distinguait absolument dans les ténèbres que la lueur des feux d’un grand camp qu’on voyait vers le sud, sur la rive droite, quelques feux isolés de troupes ou de villages qui brillaient comme des étoiles, assez loin, à droite et à gauche, et les fanaux des deux galères et de quelques barques qu’on voyait monter et descendre le courant.
Vers le milieu de la nuit, environ cinq ou six heures après notre arrivée, je passai le quart à Himilcon et j’allai me reposer. Tout était silencieux à bord et je jetai un coup d’œil sur la rive droite, où l’ombre plus épaisse me montrait une masse confuse de navires. J’étais à peine endormi depuis une demi-heure qu’Himilcon vint brusquement me réveiller.
« Qu’y a-t-il ? lui dis-je, sautant sur mes pieds.
— Nous dérivons, » me dit rapidement le pilote.
D’un bond je fus à nos amarres. Elles étaient coupées.
« Tout le monde debout ! criai-je pleins poumons. Allumez les fanaux ! »
Au même instant, une voix lointaine m’arriva de la rive gauche :
« Ho hé, l’Astarté !
— Ho hé, vous autres ! répondis-je.
— Nous allons à la dérive, nos amarres sont coupées. »
Le pont de l’Astarté se couvrait déjà de monde, et trois ou quatre fanaux s’allumaient.
« Tout le monde à son poste ! Rameurs à vos avirons ! criai-je. Rame à rester en place ! »
En même temps je vis des lumières s’allumer sur la rive gauche.
« Traverse à nous ! » criai-je de toutes mes forces.
A quatre portées d’arc derrière nous, je vis hisser les fanaux du Cabire, et j’entendis la voix de son capitaine et le bruit des matelots qui se dépêchaient de le pousser à l’eau. Quelques instants après, j’entendis les rames d’un grand navire, je vis les fanaux s’approcher rapidement, et le Dagon, sortant de l’ombre, arriva bord à bord avec nous. Je vis tout de suite Asdrubal, debout sur le bordage.
« Et le Melkarth ? lui criai-je immédiatement.
— Le Melkarth ? je ne sais pas où il est, me répondit Asdrubal.
— La proue à droite ! commandai-je aussitôt, les trois navires ! »
Le Dagon piqua directement sur la rive gauche, j’y arrivai obliquement, et le Cabire, passant devant moi sur mon ordre, y courut à toute vitesse, descendant vers le sud, pour remonter ensuite vers le nord en longeant la berge.
Pendant que nous traversions, je vis qu’Hannibal avait fait prendre les armes à ses hommes. En même temps, et à ma grande surprise, dans un moment pareil et avec ce tumulte, les Égyptiens ne donnaient pas signe de vie. Tous leurs feux étaient éteints, et je ne voyais plus leurs croiseurs.
Nous arrivâmes à la rive gauche avec précaution dans cette obscurité. Le Cabire la redescendit jusqu’à nous : il n’avait rien vu. Nous descendîmes tous les trois encore l’espace de deux stades : rien. Il n’y avait même plus de navires égyptiens. Ce n’est qu’en descendant encore un stade environ, près du débouché dans la mer dont on entendait déjà bruire les flots, que nous faillîmes nous heurter à une masse noire qu’on apercevait à peine dans l’ombre.
Du milieu des ténèbres, une voix forte nous cria en langue égyptienne :
« On ne sort pas des embouchures la nuit. Retournez à vos mouillages, gens phéniciens.
— Nous n’avons pas envie de nous sauver comme des voleurs, répondis-je aux Égyptiens. Mais on nous a coupé nos amarres et nous dérivons. Un de nos navires a disparu.
— Par ordre du Pharaon, on ne bouge pas cette nuit, reprit la voix égyptienne. Retournez à la rive droite, et remettez d’autres amarres. On verra au matin. »
Il n’y avait rien répliquer. J’envoyai la barque mettre des hommes à terre avec des torches, et, après beaucoup de peine, nous retrouvâmes un mouillage. Nous venions de nous y placer quand une voix haletante cria, du milieu du fleuve, en langue phénicienne :
« Au secours, Sidoniens ! »
En quelques coups de rame, la barque se dirigea vers le point d’où partait la voix.
Un second appel retentit, plus près de nous, et peu d’instants après, la barque vint à mon bord, et on hissa sur le pont un de nos matelots à demi mort, ruisselant d’eau, la tête fendue en deux ou trois endroits et le visage ensanglanté.
« Trahison, capitaine ! s’écria ce matelot en chancelant, trahison ! Nous sommes trahis, Bodmilcar nous a trahis ! »
Hannon, Hannibal, Himilcon, Chamaï et moi nous l’entourâmes, attentifs à ses paroles. Abigaïl, et l’Ionienne qui était sortie de sa cabine, s’accroupirent à ses côtés, avec de l’onguent et du vin. Les autres veillaient : après ce qui venait de se passer, il y avait grand besoin de faire bonne garde. Je fis aussi éteindre toutes les lumières, à l’exception d’une torche et d’une lampe par chaque navire.
« Voici, nous dit le matelot. Je suis allé voir un ami sur le Melkarth. Bodmilcar a séduit les gens du Melkarth, qui sont presque tous des Tyriens. Bodmilcar a vu le général du Pharaon : il a dit que vous étiez des espions au compte des révoltés de Péluse, et que vous cachiez une esclave transfuge de son bord, une esclave destinée au Pharaon. Mon camarade a voulu m’entraîner avec eux : j’ai refusé ; ils ont voulu me tuer, mais j’ai sauté à l’eau et j’ai plongé. Une barque égyptienne m’a poursuivi. J’ai reçu deux coups d’aviron sur la tête, et comme je plongeais encore et qu’il fait très-noir, ils m’ont cru mort et sont retournés. Nous devons être attaqués au matin, et les Égyptiens ont l’ordre de nous amener prisonniers au Pharaon. C’est tout. »
Là-dessus le brave matelot perdit connaissance. Mon premier mouvement fut de courir à ma cabine chercher les lettres du roi : les lettres n’y étaient plus. Elles avaient été volées pendant mon voyage à Jérusalem. Nous restâmes atterrés.
Hannon prit la parole le premier :
« Le plan de Bodmilcar est clair, dit-il. Il a volé les lettres. Hazaël a l’anneau du roi, tu te le rappelles. Ils ont ouvert les papyrus, les ont falsifiés, ont scellé avec l’anneau de l’eunuque, et comme le Pharaon est sans doute à ce camp là-bas, lui ont présenté les lettres comme si Bodmilcar était le chef et que toi, tu trahisses le roi et lui pour le compte des Pélusiens. Quand ils nous auront attrapés avec l’aide des Égyptiens, on nous fera mourir dans les tourments et on donnera Abigaïl au Pharaon.
— Donner Abigaïl au Pharaon ! s’écria Chamaï en frappant du pied. Il y aura des épées en l’air d’abord, et des poitrines trouées !
— Oui, continua tranquillement Hannon, et Bodmilcar gardera Chryséis pour prix de ses honnêtes machinations.
— Tu as raison, lui répondis-je, et tu as très-bien deviné le plan de Bodmilcar : c’est parfaitement clair. »
Chamaï frémissait et Hannibal tordait sa moustache avec fureur.
« Oui, continuai-je, c’est parfaitement clair. Mais tu es un jeune homme, et tu n’as pas encore navigué avec les vieux poissons de mer de Tarsis, sans cela tu connaîtrais une chanson des marins de Sidon. »
Là-dessus je me mis à siffler l’air et Himilcon, partant d’un grand éclat de rire, entonna joyeusement le vieux refrain :
« Les têtes de bœuf d’Égypte n’ont jamais pendu personne avant de l’avoir attrapé ! »
« Tu vois qu’Himilcon la sait, repris-je. Eh bien, nous l’apprendrons aux Égyptiens tout à l’heure. »
Je faillis être étouffé du coup. Hannon s’était jeté à mes genoux, et me baisait une main ; Abigaïl me baisait l’autre ; Hannibal me serrait sur sa cuirasse d’un côté, et Chamaï m’étranglait de l’autre, à force de m’embrasser. L’Ionienne, qui avait compris quelques mots, me regardait avec ses yeux doux et intelligents, sans pouvoir exprimer sa reconnaissance et sa joie autrement que par ses regards.
Après m’être, à grand’peine, dégagé de l’étreinte de mes admirateurs, je leur montrai la masse confuse des navires égyptiens, qu’on voyait à l’aube blanchissante.
« S’il ne s’agissait que de couler une demi-douzaine de ces mauvaises tortues d’eau douce, leur dis-je, avec le Cabire, le Dagon et l’Astarté, elles seraient au fond du Nil avant d’avoir seulement compris si nous les avons abordées par la droite ou par la gauche. Mais ils sont nombreux, le fleuve n’est déjà pas trop large pour manœuvrer, ils ont des gens à terre, et je connais mon Bodmilcar ; c’est un vieux routier : il les dirigera. Heureusement, le Melkarth n’est pas taillé pour le combat ; mais il est bien commandé et monté par des Tyriens. Donc, pas d’impatience, et laissez-moi faire.
— Je suis maintenant ton homme jusqu’à la mort, s’écria Hannon. Mets-moi à l’épreuve.
— Je voudrais bien voir, gronda Hannibal, que quelqu’un s’avisât de désobéir. Nous sommes là, et tout marchera dans l’ordre, par ma barbe !
— Bataille ! s’écria Chamaï fou de joie, en serrant Abigaïl dans ses bras ; bataille pour Abigaïl ! Par le Dieu vivant, Abigaïl, pourvu qu’ils viennent à l’abordage et qu’on puisse se joindre de près. Le premier qui me vient à longueur de bras, quand ce serait le Pharaon en personne, je t’apporte sa tête et ses dépouilles. »
Amilcar, Asdrubal et son pilote Gisgon étaient venus à bord pour prendre mes ordres.
« Eh bien, dit Amilcar, il va falloir s’en tirer. Je m’étais toujours méfié du Tyrien. Nous allons en découdre : tant pis pour lui ; tout le monde est de bonne humeur à mon bord, et mes gens ne demandent que la bataille.
— Ha ! ha ! Himilcon, dit Gisgon-sans-Oreilles, nous allons donc rire un peu.
— Oui, vieux Celte, répondit Himilcon nous allons leur apprendre à nager. »
Je serrai la main à Asdrubal, Gisgon et à Amilcar, qui retournèrent à leur bord. Le jour était tout à fait levé. Un coup d’œil jeté sur le fleuve me fit voir les dispositions de nos ennemis. En aval, les deux galères égyptiennes étaient sous rames. En face de nous, sur la rive gauche, il y avait une quarantaine de barques, montées chacune par quatre rameurs et cinq soldats. A côté de nous, sur la berge de la rive droite, il y avait une troupe d’environ cent archers, qui se rassemblaient en toute hâte. En amont, sur la rive droite, à environ deux stades de nous, je comptai six galères. Sur la rive gauche, deux assez grands navires, hauts de bord, mais lourds et pontés d’un pont volant, descendaient le fleuve à la voile, et dans le chenal, au milieu, je vis le Melkarth, avec ses hautes murailles de bois et son avant arrondi, dominer le pont d’un navire égyptien tout bas et non ponté qui le remorquait à force de rames. Le Melkarth avait sa voile carguée et ses avirons bordés. Le camp, dont nous n’avions vu que la lueur, était trop loin pour qu’on pût le distinguer maintenant. Des deux côtés, la berge était plate, déboisée et couverte de grandes prairies de trèfle et de blé mûr, car la moisson était proche. A deux traits d’arc du fleuve, sur la rive gauche, était une haute digue faite pour l’inondation, sur laquelle passait une chaussée. Au loin, vers le sud, on voyait la blancheur d’une ville, et au nord on distinguait très-bien la barre blanc-jaunâtre du fleuve et la surface verte de la grande mer. Nous n’étions pas plus loin de l’embouchure que d’environ six stades ; sur le fleuve, nous avions pour nous le courant, et dehors le vent d’est continuait à souffler avec force. Une fois dehors, nous n’avions donc pas grand’chose à craindre.
Ma résolution fut prise immédiatement d’attaquer avant que le Melkarth ne pût nous dépasser. Si celui-ci se trouvait en aval de notre retraite, par ses hautes murailles, par sa solidité massive, il pouvait nous accabler de traits et de pierres, défier une tentative d’abordage et jeter une masse de monde sur notre pont, qu’il surplombait de cinq coudées. Je fis aussitôt larguer mes amarres, gagner le milieu du chenal, où j’étais à l’abri des traits des Égyptiens placés sur la rive, virer de bord le Dagon, la proue vers le nord, et je me plaçai à un demi-trait d’arc en amont, à gauche du Cabire, la proue tournée vers le sud. Hannibal posta ses archers à l’avant et à l’arrière et fit grouper ses hommes d’armes au milieu, autour du mât. Toutes nos voiles étaient carguées ; nos rameurs sciaient l’eau à rester en place, et chaque pilote était venu se placer à côté des timoniers, pour mieux diriger les avirons de gouvernail. Je montai sur la proue avec Hannon, ayant à côté de moi mon sonneur de trompette. L’énorme Jonas restait avec Hannibal ; il n’avait jamais voulu endosser de cuirasse, ni prendre d’épée ou de lance, mais il tenait sa grande trompette à la main et regardait curieusement tous ces préparatifs.
J’avais fait à l’avance garnir les scorpions et apprêter sur chaque navire des pots de terre remplis de poix et de soufre et des planchettes armées d’une broche aiguë, sur lesquelles on avait placé des outres bien graissées et pareillement remplies d’un mélange incendiaire. Tout était prêt, il ne me restait plus qu’à attendre.
Je n’attendis pas longtemps. Le son aigu des petites trompettes égyptiennes se fit bientôt entendre et les ponts de leurs navires se couvrirent de monde. Du haut de ma galère qui les dominait, je voyais les faces brunes et imberbes de leurs soldats, leurs grands boucliers triangulaires et leurs haches d’armes. Leurs rameurs demi-nus, n’ayant qu’une ceinture autour des reins, se tenaient debout avec leurs pagayes, car ils ne se servent pas d’avirons comme nous et pagayent debout. Leurs archers, vêtus de tuniques blanches rayées de bleu, les jambes nues, le poignard passé à la ceinture, s’alignaient sur les bordages. Sur l’avant du Melkarth, je distinguai très-bien Bodmilcar, s’agitant beaucoup et paraissant donner des explications à un officier égyptien vêtu de vert, coiffé d’une grande perruque. On voyait de loin la face et les bras de cet homme peints de cinabre, comme c’est la coutume chez leurs grands personnages.
Je ne tardai pas à savoir à quoi m’en tenir. Une grande barque se détacha de la masse des navires en amont de nous. Sur l’arrière et l’avant, très-relevés, de cette barque, étaient huit rameurs, pagayant debout ; au milieu, une douzaine de soldats ayant une espèce de plaque de bronze carrée retenue au milieu de la poitrine par des courroies, et armés de courtes épées en forme de croissant, et de poignards. Parmi eux se tenait un officier égyptien de haut rang, ayant deux tuniques de gaze rayée croisées sur la poitrine ; l’une par-dessus l’autre, une ceinture garnie de plaques d’émail et un grand oiseau les ailes étendues, fait d’or et d’émail, suspendu sur la poitrine par des chaînes d’or qui lui passaient par-dessus les épaules. Cet homme portait aussi un haut bonnet avec une plaque d’émail où le nom du Pharaon était inscrit en caractères sacrés égyptiens, et sa barbe était enfermée dans un étui d’étoffe rouge. Il tenait à la main une hache d’armes de caractères et de figures d’animaux en émail ; enfin il était très-somptueux. A ses côtés était un prêtre ou scribe égyptien vêtu de blanc, la tête complétement rasée ; il tenait une écritoire avec des papyrus, et derrière eux, notre eunuque Hazaël en personne, armé de pied en cap à la syrienne. Sur la barque on voyait un tas de chaînes et de menottes, qui me fit rire quelque peu.
L’officier égyptien m’ayant crié, dans sa langue, qu’il voulait me parler, je le laissai approcher. Quand il fut contre nous, il monta sur mon bord avec assurance, suivi de son scribe et de cinq soldats. L’eunuque resta prudemment dans la barque. Je saluai poliment le seigneur égyptien, à la manière et dans la langue de son pays. Mais il se tint devant moi d’un air insolent et, sans me rendre mon salut, me dit brusquement :
« Voleurs phéniciens, prosternez-vous et implorez la grâce du Pharaon ! »
Voyant qu’il le prenait sur ce ton, je lui répondis sans me gêner :
« Nous ne sommes pas des voleurs, nous n’avons rien fait au Pharaon, et nous n’avons pas de grâce à demander de lui. Mais nous avons à réclamer sa justice et sa protection contre ceux qui nous ont calomniés auprès de toi.
— Obéissez et tremblez ! s’écria l’Égyptien, et n’essayez pas de me conter des mensonges. N’avez-vous pas tenté de fuir cette nuit ?
— Nous n’avons rien tenté du tout, répliquai-je. On nous a coupé nos amarres et nous avons dérivé. Nous sommes d’honnêtes gens, et j’avais pour le Pharaon des lettres du roi Hiram, qu’on m’a volées. Les voleurs, vous les avez parmi vous, c’est le transfuge Bodmilcar, et ce misérable eunuque que voici.
— Tais-toi, cria l’Égyptien avec impatience ; tais-toi, pirate. Je connais vos ruses, à vous autres, pirates sidoniens, et j’ai été informé des tiennes. Tendez les mains aux menottes, et on vous conduira vers le Pharaon, vous et l’esclave que vous lui volez et ainsi vous aurez la vie sauve. Si tu dis vrai, le Pharaon te fera justice. »
Le scribe dégaina son écritoire pour inscrire nos noms. Je partis d’un grand éclat de rire.
« Et tu crois, dis-je à l’Égyptien, que nous aurons la stupidité d’aller à terre, et de nous laisser enchaîner, et d’abandonner notre défense, nos bons navires, pour nous remettre à la justice de ton Pharaon et nous exposer aux calomnies de ces traîtres. Allons, allons, homme égyptien, pour un seigneur comme toi vraiment, tu n’es pas sage. »
Mes paroles enflammèrent cet Égyptien de colère. Il frappa du pied, en s’écriant :
« Je vois maintenant clairement quels pirates et voleurs vous êtes. Misérables Phéniciens, vous périrez dans les tourments. »
Pendant que nous parlions, je ne perdais pas de vue les navires qui étaient en amont. Je vis qu’ils commençaient à manœuvrer. De mon côté, et sans répondre aux menaces de l’Égyptien, je dis à mon trompette de sonner l’alarme.
Aussitôt les soldats égyptiens croisèrent leurs piques pour protéger la retraite de leur chef et de leur prêtre qui sautèrent dans leur barque sans s’y faire inviter. Chamaï, Hannibal et Hannon, croyant que les soldats m’attaquaient, bondirent sur eux, l’épée haute. Le gigantesque Jonas, voyant qu’on se jetait sur les Égyptiens, courut après Hannibal, et, lâchant sa trompette, arracha la pique avec laquelle un Égyptien cherchait à le frapper, empoigna l’homme par les épaules et lui frappa deux ou trois fois la tête contre le bordage. On dit que les Égyptiens ont les os de la tête très-durs, mais je puis assurer que le crâne de celui-ci éclata comme une pastèque mûre.
Au même instant, Hannibal, parant avec son bouclier le coup de pique d’un autre Égyptien, avança le pied droit et riposta par un coup d’épée qui lui coupa la gorge, et Chamaï se jetant presque à plat ventre, tant il s’allongea, en éventra un troisième d’un coup furieux porté au-dessous de la ceinture. J’avais empoigné la lance d’un autre, et je cherchais à la lui arracher, mais à la vue de nos gens qui accouraient, il s’empressa de me l’abandonner et fit comme son camarade resté debout, qui sauta à l’eau comme une grenouille pour se sauver à la nage. Bicri, debout sur le bordage, perça un des nageurs d’un coup de flèche, et nos rameurs assommèrent l’autre qui passait à portée de leurs avirons.
Voyant la bagarre, une des galères égyptiennes de la rive droite se dirigea sur nous, et, des barques égyptiennes qui se groupèrent pour nous entourer, il nous arriva une volée de flèches dont les unes piquèrent dans les bordages et dont les autres nous sifflèrent au-dessus de la tête. Le combat commençait.
Je n’eus pas de peine à voir que le Melkarth se faisait remorquer vers la rive droite, pour descendre en aval de nous et nous barrer le chemin. En même temps, pour nous occuper, deux navires égyptiens suivaient la côte de la rive gauche et cherchaient à nous joindre, et toute la flottille des barques nous entourait en nous lançant des flèches, prête à nous donner l’assaut. Sur mon ordre, Hannibal fit jouer ses machines et jeta par-dessus le Cabire des traits, des pierres et des pots de poix et de soufre enflammés sur les deux navires égyptiens, et tout de suite après, par un double mouvement en sens inverse, le Cabire et le Dagon, virant de bord, passèrent à ma gauche et à ma droite, le premier se dirigeant au nord vers les deux galères qui nous barraient le chemin, le second au sud, juste sur le remorqueur du Melkarth. Je vis Bodmilcar, se démenant sur l’avant de son gaoul, tâcher de faire comprendre aux Égyptiens le danger qu’ils couraient, et se dépêcher de faire mettre ses rames à l’eau ; mais il était trop tard. Notre manœuvre les surprit complètement. Le Dagon passa de toute sa vitesse au milieu des barques égyptiennes, chavirant ou broyant celles qui n’eurent pas le temps de se garer sur son chemin. L’Astarté, dégagée par le mouvement du Cabire, courut sur les deux navires qui cherchaient à passer en aval, et le Cabire, filant vers le nord, jeta dans le courant cinq ou six brûlots qui dérivèrent vers les deux grandes galères chargées de nous barrer le chemin. Le coup réussit parfaitement. L’un des navires égyptiens, abordé en plein travers par l’Astarté, fut effondré et coula tout de suite. Son compagnon, accablé de pots à feu, effrayé par le tourbillon qu’il creusait en s’engloutissant, alla s’échouer sur la berge.
Le Dagon, se jetant sur le remorqueur par la droite de son avant, le défonça comme une planche pourrie, et me retournant, j’eus la satisfaction de voir les gens de Bodmilcar qui coupaient leur remorque en toute hâte. Aussitôt le Dagon et moi nous virâmes de bord et nous courûmes à toute vitesse sur la galère égyptienne qui avait renoncé à nous attaquer et qui se repliait sur le Melkarth. La froissant des deux côtés, en répondant à la grêle de flèches qu’elle nous envoyait, nous lui brisâmes les deux tiers de ses rames, puis nous filâmes vers le nord, dans la direction du Cabire, qui échangeaient des flèches avec les deux autres galères et laissait dériver sur elles un brûlot après l’autre.
L’affaire n’avait pas été longue. En moins d’une heure, nous avions mis le Melkarth hors de combat, coulé deux navires égyptiens, envoyé le troisième s’échouer sur la berge, où il avait fort à faire d’éteindre l’incendie allumé par nos pots à feu, écrasé ou chaviré une quinzaine de barques. L’eau était déjà couverte de débris, de nageurs qui dérivaient au fil du courant. Les navires égyptiens, stupéfaits par la soudaineté de l’attaque, s’empêtraient les uns dans les autres et ne faisaient que gêner le Melkarth, qui cherchait une remorque au milieu de tous ces maladroits. Sans m’occuper d’eux, je lâchai du coup une douzaine de brûlots, que les gens du Cabire, armés de gaffes, écartaient de leurs flancs pour les faire dériver vers les deux galères, et de concert avec le Dagon, je me dirigeai vers le nord, tranquillement et sans me presser, laissant vers le sud mes assaillants dans le plus parfait désordre et Bodmilcar, qui gesticulait sur la poupe de son Melkarth paralysé, dans la plus belle fureur. Bicri aurait bien voulu lui envoyer une flèche, mais il était décidément hors de portée.
« C’est partie remise, dit le brave archer en remontant vers l’avant.
— Oui, lui dis-je. Le coquin sent qu’il a mal emmanché sa journée. Mais il attendra son occasion, et nous nous reverrons.
— Je l’espère bien ! » dit Hannon.
En même temps, il se fit un grand mouvement dans les navires égyptiens, et trois d’entre eux, qui avaient réussi à se débrouiller, se remirent à notre poursuite, accompagnés d’une multitude de barques. Levant les yeux vers le rivage, je vis, sur la chaussée de la digue, un nuage de poussière dans lequel s’avançait rapidement une file de chariots* étincelants de bronze et de dorures ; des cavaliers couraient le long de la berge et galopaient vers nous. C’était sans doute le Pharaon qui venait assister à notre défaite et à notre capture. Il arrivait un peu tard.
Des quarante ou cinquante brûlots que nous avions lancés, deux avaient fini par s’accrocher à l’une des galères, et l’on voyait l’incendie à son bord et son équipage qui courait, effaré, de droite et de gauche. Elle se jeta tout de suite sur la berge : c’est la grande manœuvre maritime des Égyptiens. Nous avions deux stades d’avance sur ceux qui nous poursuivaient lourdement et tout le temps d’arriver à notre aise sur la deuxième galère chargée de nous barrer la route : son compte était bon.
« A l’abordage, amiral Magon ! s’écria Hannibal. Tombons dessus, elle est à nous.
— A l’abordage ! répétèrent Hannon et Chamaï.
— Ce n’est pas la peine, répondis-je. Nous n’avons pas le loisir de nous amuser. Nous allons nous borner à la couler.
— Comme un caillou, » appuya Himilcon.
Le Cabire, voyant où nous en étions, passa tranquillement sous la proue de la galère qui lui envoya quelques flèches et pierres par acquit de conscience, et se dirigea vers la mer en hissant sa voile. Je fis le signal à Amilcar, et nous jetant sur le navire égyptien qui cherchait à fuir, le Dagon par l’arrière et moi par le travers, nous le coupâmes littéralement en deux. Il disparut aussitôt dans un tourbillon d’écume, et hissant nos voiles, nous sortîmes rapidement dans la mer, en sonnant toutes nos trompettes en signe de victoire et de défi.
Derrière nous s’éleva un concert de cris et de malédictions. Avec le Melkarth sans remorque et attardé, avec leurs coquilles de noix égyptiennes, c’était tout ce qu’ils pouvaient nous envoyer. Nous piquâmes vers le nord-est, et nos proues victorieuses fendirent les flots blanchissants d’écume. Nous n’avions que deux morts et une quinzaine de blessés, presque tous légèrement, et ils devaient en avoir trois ou quatre cents, embrochés par nos archers et nos machines, grillés par nos pots à feu, ou noyés par le Nil, fleuve du Pharaon d’Égypte.
En prenant la mer et en tournant vers l’ouest, je vis, derrière les côtes plates et basses, les mâts des navires rester immobiles.
Les Égyptiens, probablement sur le conseil de Bodmilcar, renonçaient à nous poursuivre. Nos avaries étaient peu de chose et faciles à réparer. Un aviron cassé à mon bord et deux à ceux du Dagon furent remplacés par des rechanges. Le pont fut nettoyé, les blessés installés en bas, les morts jetés à l’eau, après qu’on eut invoqué Menath, Hokk et Rhadamath[1], les trois juges du Chéol, du monde souterrain, pour les nôtres, et proprement dépouillé les corps des trois Égyptiens. On raffermit aussi les étais, on répara quelques cordages cassés par le choc, on recueillit les flèches piquées dans le gréement, le pont et les bordages. En deux heures tout était fait, et il n’y paraissait plus. Chryséis et Abigaïl, qui avaient assisté bravement au combat, ne pouvaient se lasser de se réjouir de leur liberté, en compagnie de Chamaï et d’Hannon, dont la verve était devenue intarissable.
Je fis venir Amilcar à mon bord, pour tenir conseil avec Himilcon et lui.
« Voici, dis-je. Ils nous poursuivront certainement. Comme ils ont des haleurs tant qu’ils veulent, ils remonteront la branche orientale du Nil, puis redescendront la branche occidentale, et ressortiront ensuite, soit par la bouche de Canope, soit par celle du Phare ; par terre, il leur est facile d’envoyer des courriers dans ces deux directions, pour qu’on nous y crée des obstacles. Le Pharaon a sans doute des vaisseaux à Canope et au Phare. Nous ne pouvons pas y être avant au moins vingt-quatre heures, en marchant à toute vitesse. Avec leurs courriers et leurs relais, ils auront prévenu déjà demain matin. De plus, nous n’avons presque plus d’eau. Hier soir, nous aurions dû en faire : mais enfin je ne m’attendais pas à tout cela et la bagarre nous a surpris.
— Nous avons du vin, insinua Himilcon.
— Mon avis, dis-je en haussant les épaules, est que nous fassions de l’eau à la bouche la plus proche, celle de Sebennys, où ils ne songeront pas à prévenir, car ils ne pensent pas que nous osions si tôt revenir à terre, et leur plus court, pour nous poursuivre, est de sortir par Canope ou par le Phare. Dans deux heures, nous serons à l’eau douce ; dans deux autres heures notre provision sera faite. Le point est une petite localité ; si on y est prévenu, eh bien, on prendra de l’eau de vive force.
— C’est bien vu, dirent Amilcar et Himilcon. Et après ?
— Après, repris-je, Bodmilcar sait très-bien où nous allons, Tarsis. Il est homme à nous suivre jusque-là. Faut-il y renoncer, parce que nous n’avons plus le gaoul et la plus grande partie des marchandises ?
— Non, non, par Astarté, dame de la mer ! s’écrièrent mes lieutenants.
— S’ils nous manquent à Canope et au Phare, ils vont nous suivre tout le long de la côte, guettant une occasion favorable. Bodmilcar a dû recevoir des renforts du Pharaon, pour prix de sa trahison : Ils ne peuvent manquer de nous rattraper, d’une façon ou de l’autre.
— Tant pis pour eux, dit Amilcar.
— Oh ! observai-je, ils nous causeront encore bien du trouble. Le mieux serait, à mon avis, de leur faire perdre complétement notre trace. Si c’est la volonté des dieux que nous les retrouvions plus tard, eh bien, nous les retrouverons, et que ce soit pour leur malheur.
— Mais comment faire ? demanda Amilcar.
— Écoutez bien. En naviguant continuellement vers le nord-est, c’est-à-dire en tenant le grand Cabire devant nous et un peu à gauche la nuit, en réglant notre course sur le soleil le jour, nous pouvons, en quatre jours et quatre nuits, arriver à la grande île de Crète. »
Himilcon me regarda, plein d’admiration, ainsi qu’Amilcar.
« Voilà qui est beau, s’écria le capitaine du Dagon, mais on n’a jamais tenté, jusqu’à ce jour, d’aller d’Égypte en Crète par la pleine mer.
— On a tenté des choses plus difficiles, lui répondis-je. Nous avons bon vent d’est, et dans cette saison il ne change guère avant la prochaine lune. Si nous manquons la Crète, nous tomberons, soit sur la terre ferme, soit sur une des îles de l’Archipel, et de là je me charge, en doublant le cap Malée, d’arriver sans encombre en Sicile. Une fois en Sicile, nous arrivons aisément à Carthada, et nous sommes sur la bonne route de Tarsis.
— Astarté nous voit, s’écria mon lieutenant, ton plan est bien combiné. Pendant ce temps, ils barboteront dans les Syrtes.
— Jolie navigation ! dit Himilcon ; c’est la plus mauvaise partie de la Grande Mer. Nous avons failli y périr il y a deux ans. Que pareille chance arrive à Bodmilcar et tous les Tyriens ! O Tyriens maudits, quand vous verrai-je tous enfilés par les ouïes, comme des poissons fraîchement pêchés ? »
Sur ces entrefaites, nous arrivâmes devant la petite ville de Sebennys. Le Cabire, envoyé à terre, nous rapporta que tout était tranquille. J’envoyai donc nos matelots faire provision d’eau, après avoir payé la redevance nécessaire au chef égyptien de la ville ; on acheta aussi quelques paniers d’oignons et de la viande fraîche, et vers la fin du jour je tournai le dos à la terre et je mis hardiment mes proues au nord-ouest.
« Où allons-nous ? me dit Hannon, voyant que nous changions notre route.
— Dans le pays de ta Chryséis, lui répondis-je. Allons, qu’on apporte les plats. J’ai faim. »
Nous nous assîmes joyeusement sur l’arrière. Tout le monde était content, y compris les matelots et les soldats qui avaient reçu une ration de vin pour fêter la victoire du matin. Notre cercle était grand maintenant, avec Chryséis et Abigaïl qui mangeaient en notre société.
« Il paraît, dit Hannibal, que nous changeons d’itinéraire et que nous allons dans la grande Ile ?
— Tout juste, répondis-je.
— Et qu’est-ce qu’on voit dans cette grande île ? demanda Chamaï ; est-ce l’île de Kittim ?
— Non, c’est une autre ; et pour ce qu’on y voit, je t’apprendrai qu’elle est remplie de hautes montagnes, qu’on y trouve des boucs sauvages dont les cornes sont aussi grandes que celles des bouquetins de l’Arabie, et que les habitants sont fort habiles archers.
— Bon, dit Chamaï, Bicri trouvera à qui parler. Et quels peuples sont ces sauvages ?
— Ce sont les Phrvgiens et les Doriens, hommes grands, blancs et beaux de visage, et bien faits de corps. Ils savent bâtir des villes, et les Sidoniens ont des comptoirs et des marchands parmi eux. On y va par Kittim et l’île de Rhodes, pays des Rhodanim, et la langue des Doriens est la même que celle que parle Chryséis.
— Ah, vraiment ! s’écria Chamaï, qui s’était pris d’affection pour Chryséis ; je suis content que les Doriens soient parents des Ioniens et que Chryséis trouve des gens de sa nation. Savent-ils faire la guerre, Hannibal ?
— Ma foi, dit celui-ci, je ne connais pas ce peuple. »
« Que le monde est donc vaste ! s’écria Hannibal. Voici un peuple que je connais à peine de nom, et je ne sais pas même l’histoire de ses batailles. Présentement, nous le verrons, et je m’en réjouirai. N’est-ce pas de Crète que viennent les épées de Chalcis ?
— Non, lui dis-je en riant ; les épées de Chalcis viennent de Chalcis, une autre île, où les Phéniciens exploitent le plus beau cuivre et le plus propre à recevoir la trempe.
— Demande donc à la belle Chryséis, dit Hannibal à Hannon, quelle est la tactique et l’ordonnance des Ioniens et des Doriens, comment ils partagent et disposent les troupes de leurs gens de guerre, et comment ils les soldent.
— Que veux-tu qu’une femme sache de tout cela, capitaine Hannibal ? lui dit Abigaïl. C’est affaire aux hommes. Une femme sait que les hommes de son pays se battent fort et courageusement, qu’ils défendent la ville et les champs, et quand ils reviennent de leurs guerres, elle sait quel butin ils rapportent et les noms des plus vaillants, — et c’est tout. »
Chryséis approuva en souriant, et nous dit les noms de rois et de capitaines vaillants dans son pays. Je l’entendis nommer un roi qui s’appelait Agamemnon, et un autre, Achillis — ou Achillès, et un autre aussi Aïak. Elle nous dit aussi qu’il y avait eu dans son pays deux fameux rois, qui avaient navigué extraordinairement et étaient experts en la navigation, et que l’un s’appelait Jason, et l’autre Odyssous.
« Oh ! pour ceux-là, dit Himilcon, ce seront quelques marins d’eau douce qui se seront traînés le long des côtes, d’une île à l’autre, aussi loin qu’un trait d’arc par jour. Je connais leurs canots. Je n’en voudrais pas pour aller de Sidon à Kittim, et leurs gens ne savent même pas lire leur route dans les étoiles. »
Chryséis avoua que dans son pays elle n’avait rien vu qui fût comparable, même de loin, aux navires des Phéniciens, et que les Phéniciens étaient vraiment semblables à des dieux marins.
« Alors, tu es la déesse Astarté en personne, s’écria Hannon, et tu commandes à la troupe des dieux. Mais nous sommes moins divins que cela, et si nous l’étions, je voudrais redevenir homme, pour être mortel comme toi.
— Tu aurais dû lui dire toutes ces belles choses en ionien, dit Hannibal, bâillant à se décrocher la mâchoire. Elle n’a rien compris à ton discours. »
Mais Chryséis fit très-joliment signe de la tête à Hannibal qu’elle avait compris, et dit en très-bon phénicien :
« J’ai compris, Hannon, ô guerrier ! »
Là-dessus, tout le monde se mit à rire, Hannibal comme les autre, et le brave capitaine s’écria :
« Les femmes comprennent toujours quand on leur dit des paroles flatteuses.
— Je voudrais bien voir Hannon essayer de se faire comprendre par la femme celte de Gisgon, dit Himilcon. En voilà une belle langue, le celte : c’est comme le croassement des corbeaux de Bodmilcar. »
A ces mots, la nuit étant venue, Himilcon courut vers son poste à l’avant, et je m’assis attentif sur le couronnement de la poupe.
Cette nuit et le jour suivant, le vent fraîchit et souffla violemment, toujours dans la même direction. Je n’étais pas inquiet de cette bourrasque, qui servait mes desseins. Il n’en fut pas de même de mes passagers, effrayés de ne voir sans cesse que le ciel et l’eau, et secoués par des vagues énormes où ils croyaient s’abîmer à chaque instant, quand le navire descendait la lame et qu’ils le sentaient fuir sous leurs pieds. Je les entendis plusieurs fois invoquer leurs dieux, et ils mangèrent de mauvais appétit. La nuit suivante, la bourrasque augmenta encore, et le lendemain le vent tourna au sud, nous poussant franchement vers le nord, avec une rapidité que je ne puis pas estimer à moins de dix-huit cents stades en vingt-quatre heures. Nos trois navires tenaient très-bien la conserve et semblaient voler ensemble sur la surface agitée de la mer. Vers le soir, le vent tomba un peu, et le matin du quatrième jour il était devenu tout fait maniable. Cette matinée-là, par un ciel très-clair, à la grande joie de nos passagers et à la mienne, le guetteur cria du haut de son mât : « Terre ! terre droit devant nous ! ». J’allai rejoindre Himilcon à la proue, et nous distinguâmes très-bien les sommets neigeux et dentelés des montagnes qui étincelaient au soleil. Dans l’après-midi, la terre devint visible pour des yeux moins exercés que les nôtres, et vers le soir nous commençâmes, à la clarté des étoiles, à longer une côte rocheuse qui ne nous présentait d’accès nulle part. Ce n’est qu’au milieu de la nuit que nous trouvâmes un mouillage dans une petite baie mal abritée, au fond de laquelle une rivière se jette dans la mer, à travers des plages de sable fin et brillant. A l’est, on voyait s’élever vers l’intérieur des terres le massif noir de hautes montagnes boisées, desquelles sortaient des montagnes plus élevées encore, et dont le sommet était blanc de neige. Le Cabire se hala sur la plage, à l’embouchure de la rivière, et les deux galères purent s’approcher assez près pour s’amarrer sur de gros rochers dont la plage est parsemée, car les fonds sont excellents dans cette baie. La côte était d’ailleurs parfaitement déserte et on n’y voyait pas trace d’habitations.
- 1. Les Grecs ont fait de ces trois dieux phéniciens, qui jugent les morts dans le Chéol, c’est-à-dire dans le monde souterrain, Minos, Éaque et Rhadamanthe.
VI
De l’île de Crète et de ses habitants.
Himilcon et moi, nous allâmes prendre un peu de repos bien nécessaire, car nous avions passé toutes les nuits précédentes debout, pour bien veiller à notre direction. Tout le monde était accablé de fatigue, et je ne me réveillai que quand le soleil était déjà monté au-dessus de l’horizon.
Un coup d’œil jeté sur la plage nous montra qu’elle était parfaitement déserte. Il n’y avait pas trace d’habitation.
Les montagnes, rocheuses et très-escarpées, semblaient sortir de la mer, tant elles étaient près du rivage, et la petite vallée par laquelle passait la rivière s’étranglait tout de suite en gorge profonde, couverte de bois touffus de myrtes et d’yeuses. Je fis immédiatement descendre à terre une compagnie d’archers et de soldats, en cas de besoin, et des escouades de matelots pour remplir d’eau nos outres et nos barils. Bicri partit à la découverte avec dix archers et remonta le cours de la rivière, vers la gorge et les montagnes. Comme le bois ne nous manquait pas, je fis allumer les feux sur la plage, pour faire la cuisine à terre, et je fis dresser deux tentes, sous l’une desquelles on déballa quelques marchandises, dans le cas où Bicri trouverait des naturels. Le grand Jonas se montra très-utile, enlevant à lui seul un baril d’eau et portant sur son dos la charge de bois de trois hommes.
« Je voudrais, disait-il en portant ses barils, qu’ils continssent aussi bien du vin que de l’eau, et je porterais une charge encore deux fois plus lourde, si on me la laissait boire. »
Vers le milieu de la journée, Bicri revint avec ses hommes, très-fatigué ; mais il avait réussi. Il avait vu dans les montagnes plusieurs naturels qui s’étaient sauvés à son approche, et il les avait poursuivis, étant lui-même un montagnard adroit à sauter d’un rocher à l’autre. Il avait fini par en attraper un qu’il m’amenait. Les autres leur avaient jeté des pierres, en les suivant de loin, mais sans leur faire de mal et sans oser les attaquer à fond. Sur mes ordres, Bicri était d’ailleurs resté sur la stricte défensive et ne leur avait pas répondu à coups de flèches. Le sauvage que m’amenait Bicri était un grand gaillard bien découplé ; sa figure était aussi brune que celle d’un Madianite ; il avait la face large, les pommettes saillantes, les yeux noirs et obliques et le menton pointu. Ses cheveux étaient lisses, épais et très-noirs. Il était vêtu d’une peau de bouc sauvage, retenue par une corde autour des épaules et autour des reins, et sur sa poitrine et ses bras nus il portait des colliers et des bracelets de coquillages. Bicri lui avait pris une hache, faite d’une pierre verdâtre, très-bien polie et emmanchée d’un manche de bois très-dur, avec laquelle il avait essayé de se défendre.
Quand on me l’amena, il se mit à gesticuler et à parler beaucoup, mais dans une langue que je ne comprenais pas. Je lui fis rendre sa hache et je lui fis présent d’un morceau d’étoffe rouge ; puis, l’ayant conduit sous une tente, je lui montrai différentes marchandises, après quoi on le laissa libre. Il courut aussitôt vers ses montagnes et disparut dans les bois.
Deux heures après, il revint, accompagné de plusieurs autres sauvages, vêtus comme lui et portant de courtes lances, des arcs et des flèches mal faits. Ils s’arrêtèrent à cent pas de notre campement et agitèrent des branches de myrte. Je leur fis faire le même signe, et je m’avançai vers eux, accompagné de Hannon, qui leur montrait des pièces d’étoffes et des rangées de perles de verre. Peu à peu ils se rassurèrent et vinrent jusqu’à notre campement. L’un d’eux, qui paraissait être leur chef, essayait de se faire comprendre. Il nous montrait le ciel et disait : Britomartis ; puis il nous montrait toujours la même direction vers les montagnes, répétant : Phalasarna, Phalasarna. Il semblait aussi avoir déjà vu des Phéniciens, car il disait, en désignant les navires : Sidon, Sidon, et il nous montrait nos habits, qu’il appelait très-bien kiton.
Nous donnâmes au chef un vieux kitonet et aux autres des perles de verre, moyennant quoi ils nous apportèrent deux bouquetins et des perdrix, qu’ils appellent, dans leur langue, hamalla.
Vers le soir, il en vint un vieux, vêtu d’un kitonet par-dessus lequel il portait sa peau de bouquetin et chaussé de vieilles sandales. Il savait un peu de phénicien et nous expliqua que sa nation était celle des Kydoniens*, qui possédait autrefois toute l’île ; mais qu’il était venu des Phrygiens de l’est et des Lélèges du nord qui leur avaient fait la guerre, et que maintenant ils s’étaient réfugiés dans ces montagnes que je voyais à l’ouest et qui étaient inaccessibles, et que dans les montagnes inaccessibles de l’est il y avait aussi d’autres Kydoniens. Tous les plateaux du centre et toute la côte, et toutes les vallées fertiles du nord et du sud, étaient occupés par ces Phrygiens et Lélèges, et par d’autres peuples qui étaient venus plus tard, gens de la nation des Doriens, et ils exterminaient la race des Kydoniens. Je m’expliquai alors pourquoi, n’ayant jamais abordé en Crète que par la côte nord, en venant de Carie et de Rhodes, je n’avais vu que des Doriens, et pourquoi d’autres capitaines de Tyr et de Sidon, ayant abordé à l’extrémité orientale de l’île, et ayant fondé des comptoirs où l’on achetait un peu de minerai, ou autour desquels on exploitait quelques mines fort peu riches, avaient été en relation avec des sauvages kydoniens.
Le vieux nous dit aussi que Britomartis, qui signifie dans leur langue « la douce Vierge », était leur déesse, et que Phalasarna était leur ville, sur un haut plateau des montagnes blanches. Je lui fis boire du vin pour le remercier, et il fut enchanté. On lui donna en présent deux pointes de lances et un collier de perles de terre émaillée, et il nous promit que le lendemain il nous procurerait des vivres frais tant que nous voudrions.
Là-dessus, la nuit étant venue, les sauvages grimpèrent à leurs montagnes, et Hannibal fit doubler les sentinelles par mesure de précaution.
Nos Kydoniens arrivèrent, le matin, nous amenant quelques chèvres. Comme ils ne cultivent pas la terre, ils ne pouvaient nous apporter ni grains, ni légumes ; mais ils avaient des fruits sauvages, assez aigres, et du miel doux et parfumé. Comme je leur demandais des bœufs et que j’essayais de me faire comprendre en leur montrant une figure de cet animal, ils me dirent qu’ils n’avaient pas de bêtes pareilles dans leurs montagnes et qu’elles étaient même inconnues dans l’île avant l’arrivée des Phrygiens. Leur déesse Britomartis est dans les bois, et c’est la déesse de la chasse. La nuit, ils me firent voir le croissant de la lune et me dirent que c’était Britomartis. Chryséis connaissait aussi cette déesse, mais elle l’appelait Artemis. Je crois que ce sont les Kydoniens qui ont appris à la révérer aux Doriens, lesquels l’auront appris aux Ioniens. Ils lui sacrifient des biches et des cerfs et aussi, autant que j’ai pu comprendre, des jeunes garçons ; mais je n’en suis pas bien sûr. Bien que cette déesse soit la lune, ce n’est pas Astarté, parce qu’Astarté leur aurait certainement enseigné la navigation, et que Britomartis Artemis leur a enseigné la chasse : cela est certain.
Ils connaissent aussi le dieu des Phrygiens, de ceux qu’on appelle Kurètes et Korybantes, qui ont une ville appelée Knosse, avec un temple. Ce dieu est un taureau blanc, et on le voit aussi sous la figure d’un homme. Les Doriens disent que c’est le dieu de cette île, mais les Kydoniens croient que les Kurètes l’ont apporté avec eux. Toujours est-il que je ne connais pas ce dieu, et que ce n’est pas non plus l’Apis des Égyptiens, ni notre Moloch, quoiqu’il soit un bœuf. Chryséis le connaissait et disait qu’il avait traversé le détroit entre la mer Noire et la mer des Ioniens, avec une femme sur son dos, et elle l’appelait Dzeus. Les Phrygiens de la Crète l’honorent par des danses, des hurlements et le son des tambourins, et ses prêtres sont de la tribu des Korybantes, enfants de Korybas. C’est un très-grand dieu. Chryséis disait aussi qu’un taureau avait eu un enfant demi-homme, demi-bœuf, d’une reine de cette île, nommée Pasiphaï, mais que cet enfant avait été vaincu par un roi ou dieu de la nation des Doriens ou des Ioniens, je n’ai pas pu bien comprendre. Mais je pense qu’ils veulent rappeler par là quelque victoire des Doriens ou Ioniens sur les Phrygiens, Kurètes et Daktyles, lorsque les Doriens les chassèrent des plaines et des vallées en venant s’établir dans l’île, et j’infère aussi que ce taureau n’était pas Dzeus, ou que ce dieu n’est pas le Moloch ; car autrement, comment le Moloch n’aurait-il pas donné la victoire à ses enfants contre des étrangers ? Le Moloch n’est-il pas plus puissant que les dieux des Doriens et des Ioniens ? Maintenant, il se peut que leurs dieux aient été plus forts que ceux des Phrygiens, ou que les Phrygiens n’ayant pas bien honoré leur dieu, le Dzeus taureau, que leurs danses, cris, hurlements et tambourins ne lui ayant pas été agréables, celui-ci ait passé du côté des Doriens et les ait protégés contre leurs ennemis, rejetant les Phrygiens du nombre de ses peuples. Cela est possible.
« Qu’est-ce que ces dieux ? s’écria Chamaï. Il n’y a qu’un Dieu, le Dieu vivant, qui s’appelle El, et qui a encore un autre nom qu’on ne doit pas prononcer. Et tous ces dieux, le Moloch et Artemis, Dzeus et Melkarth, sont moins forts que lui. Est-ce que Kémos, le dieu de Moab, a protégé Moab contre nous ? Est-ce que Dagon a défendu les Philistins de Gaza et d’Askelon ? Est-ce que Nitsroc a pu faire triompher les Syriens de Tsoba, et Adramélec ceux de Damas ? Et tous leurs Baal ont-ils pu faire résister les enfants de Hamalek, et les Iduméens et tant d’autres ? Non ; mais c’est El, le Dieu des armées et des guerriers, qui a fait le ciel, la terre et les mers, qui nous a délivrés de la puissance des Égyptiens et nous a donné la victoire sur tous les peuples depuis le torrent d’Égypte jusqu’au Liban et à l’Euphrate, et leurs dieux ne sont que des mauvais dieux. Ainsi, El est le seul, l’unique ; c’est un Dieu fort, un Dieu jaloux, le Dieu de nos vengeances et de nos guerres.
— Et les Cabires ! s’écria Himilcon. Qui donc conduirait les proues de nos navires, si les Cabires ne luisaient pas pour nous ? Les Cabires sont les dieux favorables aux pilotes sidoniens.
— Ah ! dit Chamaï, pour des dieux de pilote, moi, cela ne me regarde pas. Je me contente d’adorer El sur terre et sur mer ; mais les pilotes doivent connaître leur affaire mieux que moi. »
Là-dessus, nous allâmes nous coucher, après avoir chacun prié son dieu. J’étais décidé à partir le lendemain, ayant complété mon chargement en vivres frais et n’ayant pas grand’chose à retirer des sauvages kydoniens. De bon matin, on fit donc les préparatifs du départ, après avoir acheté encore quelques provisions aux naturels. Mon intention était de contourner la pointe occidentale de la grande île, de tourner vers le nord, de reconnaître la petite et la grande Cythère, de longer la côte de terre ferme jusqu’à l’embouchure de l’Acheloüs, où je comptais faire de l’eau et communiquer avec les naturels, puis de là passer entre Zacynthe et Céphallénie, et me diriger à l’ouest, pour passer entre la grande terre et l’île des Sicules. Une fois là, je n’avais plus qu’à longer la côte nord de l’île pour arriver au promontoire de Lilybée, d’où il est facile de passer au promontoire de Carthada, car il n’y a pas plus de trois cent quatre-vingts stades. Les dieux en décidèrent autrement. Quelqu’un d’eux fut-il irrité de ce qu’avaient dit Hannibal et Chamaï, ou voulaient-ils éprouver notre constance et la bonté de nos navires ? Toujours est-il qu’au moment où nous partions le temps était lourd et menaçant.
Himilcon me fit remarquer la formation de petits nuages livides dans la région du sud-ouest.
« Raison de plus pour partir, lui dis-je. Le coup de vent qui s’annonce de ce côté va nous pousser à la côte, dont les atterrages sont fort dangereux, comme tu vois. Ici nous ne sommes pas abrités. Je sais qu’il n’y a guère, sur la côte du sud, de bon mouillage, et j’en connais sur la côte du nord. Hâtons-nous donc de passer à l’ouest de l’île avant que l’ouragan n’arrive, et précédons-le vers le nord, au lieu de nous laisser précéder par lui. »
Le temps était d’un calme inquiétant. Je mis tout le monde aux rames, et les trois navires coururent rapidement vers l’ouest. Il me fallut environ douze heures pour dépasser l’île dans ce sens, d’où j’infère que la distance est d’environ quatre cent cinquante stades. Le ciel était maintenant complétement couvert de nuages très-bas ; l’ouragan ne pouvait tarder. Je continuai de courir à l’ouest, m’éloignant de terre vers la pleine mer, pour être plus en mesure de lutter. J’allais avoir besoin de toutes nos forces, car à la nuit la bourrasque nous arriva brusquement et la tempête éclata avec fureur. J’avais calculé que nous avions dépassé l’île d’environ cent cinquante stades ; la tempête venait du sud-ouest ; en nous abandonnant, nous devions donc être poussés au nord de l’île, en passant entre la Crète, assez au large, et la petite Cythère. Je fis donc hisser les voiles pour courir devant le vent.
Cette nuit, il nous fut impossible de savoir où nous étions. La pluie tombait à torrents, les coups de mer se suivaient rapidement, nous jetant des masses d’eau et d’écume par-dessus bord, et nos timoniers avaient fort à faire pour empêcher la lame de nous prendre par le travers. Le tonnerre éclatait incessamment, et à la lueur des éclairs nous voyions la mer, blanche d’écume, se déchirer et se creuser en gouffres noirs et profonds.
Nous embarquions beaucoup d’eau, mais les navires ne fatiguaient pas : ils se comportèrent admirablement. Je mis les soldats et les rameurs au travail des écopes, sous la direction du maître rameur et d’Hannibal, qui n’épargnèrent ni les encouragements ni les coups de bâton pour les faire bravement travailler.
— Sommes-nous vraiment en danger ? demanda Bicri.
— La lame, dans l’Océan, est autrement grosse que cela, répondis-je. Ici elle est courte, mais rageuse. Les navires tiennent bon, et j’en ai vu d’autres dans les Syrtes et passé le détroit de Gadès. »
Abigaïl et Chryséis se tenaient étroitement embrassées, dans leur cabine. Chamaï et Bicri, quoique non habitués à la mer et fortement secoués, se conduisirent en hommes vaillants, aidant à raffermir les cordes et à maintenir l’arrimage tant qu’ils pouvaient ; mais l’épais Jonas s’était laissé tomber dans l’entre-pont, où il roulait au gré du tangage et du roulis, comme un énorme ballot.
« Il faut m’arrimer cela, dit Hannibal en lui détachant un grand coup de pied dans les côtes. Il va défoncer quelque chose.
— Hélas, hélas ! gémissait Jonas, que je regrette d’être venu ! Hélas, qu’on mangeait de bon pain et de bonne viande dans mon village ! Oh, oh, oh ! les poissons vont nous manger, à présent ! Ahi ! on ne peut pas se tenir debout, et nous sommes sous l’eau. Aidez-moi mes bons frères. Ho, ho !
— Te tairas-tu, bœuf, chameau, chien crevé ? lui cria Hannibal en colère. Attachez-le au pied du mât, vous autres. Il roule ici à droite et à gauche, et il a déjà manqué de me faire tomber. » On attacha Jonas, qui se laissa ballotter comme une masse inerte. Je remontai sur le pont, où Himilcon, à côté des timoniers, faisait de son mieux.
« Je ne vois plus le Dagon, » me cria-t-il.
En ce moment, le Cabire faillit être jeté contre nous, par une vague qui le prenait trop en travers. A la lueur d’un éclair, je vis Amilcar et Gisgon encourageant leurs hommes du geste.
« Elle va bien, nous cria Gisgon en passant, c’est le commencement du voyage !
— Et ce ne sera pas la fin, lui répondis-je. C’est nous qui serons les plus forts. »
Hannon, cramponné à une corde, cherchait à percer l’obscurité.
« Bon courage, Hannon ! lui dis-je.
— Sois sans crainte, s’écria le vaillant scribe. J’en ai pour Chryséis et pour moi, mais je n’ai jamais vu de temps pareil.
— Attention ! cria Himilcon, attention à la voile ! »
Nous fûmes près d’être chavirés. Une vague nous avait jetés de côté et le vent plaquait la voile contre le mât. Nos matelots s’élancèrent sur la vergue.
Tout à coup, dans un éclair plus éblouissant que les autres, je vis un grand navire rond droit devant nous. Himilcon ne put retenir un cri :
« Le Melkarth ! »
« Bodmilcar ! » s’écria Hannon à son tour.
Un second éclair me fit voir le navire : c’était bien le Melkarth ! Je ne pouvais pas ne pas le reconnaître, et sur la poupe, la tête levée et bravant la tempête, Bodmilcar semblait commander à la mer.
Un troisième éclair, accompagné d’un violent coup de tonnerre, ne nous montra plus rien : le Melkarth avait disparu dans les ténèbres.
« Khousor Phtah[1] travaille ferme là-haut, avec son marteau, cria Himilcon. Va, Khousor Phtah, frappe, éclaire, gronde, tu ne me fais pas peur. Les Cabires sont pour nous. »
Il me semblait que la tempête infléchissait notre course vers le nord, mais je n’avais aucun repère pour me guider. Je passai près d’une heure dans l’angoisse. Les coups de mer menaçaient à chaque instant de nous défoncer ; le Cabire se tenait dans nos eaux et nous l’entrevoyions de temps en temps, tantôt au-dessus de nos têtes, tantôt au-dessous. Un paquet de mer, plus fort que les autres, vint subitement balayer le pont ; j’étais à ce moment à l’arrière, sur le toit de la cabine, avec Himilcon et les deux timoniers ; je me retins au bordage ; quand je me redressai, tout étourdi et aveuglé par la masse d’eau qui avait passé sur moi, Himilcon et l’un des timoniers avaient disparu.
Je me jetai aussitôt sur le timon, qui n’avait pas été emporté, et je donnai un fort coup d’aviron pour tenir le navire arrière à la lame. En même temps, un maître matelot sauta sur la poupe ; je lui passai le timon, et me penchant vers le pont, je criai d’une voix forte :
« Himilcon, Himilcon ! »
Je ne vis que Chamaï, car le jour commençait à se lever, et on distinguait assez clairement. Au coup de mer qui avait manqué d’effondrer la cabine, il s’était jeté devant la porte, la couvrant de son corps et montrant les deux poings à la vague.
« Adonaï ! Notre Seigneur, Dieu des enfants d’Israël qui as fait le ciel et la terre, cria le brave capitaine, envoie la colère de tes eaux contre nous autres hommes, mais sauve les deux femmes qui sont ici ! »
Hannon accourut à moi, entendant mon appel.
« Le bon pilote a-t-il donc été entraîné par la mer ? s’écria-t-il.
— Je le crains, » lui dis-je.
Mais au même instant une voix joyeuse, partant de dessous, nous répondit :
« Il n’y a pas de mal : je suis tombé sur la tête ! » Et Himilcon émergea de l’entrepont, tenant une outre entre ses bras.
« Voilà ! dit-il ; la lame m’a jeté tout juste sur l’ouverture du panneau, par où je suis descendu dans la cale la tête en bas. Cette outre, mal arrimée, a paré le choc et, chose merveilleuse, n’a point souffert. Il y a des Cabires en cette affaire. Et où est le timonier Kadmos ? »
Je haussai les épaules et lui montrai la mer furieuse. Là-dessus, Himilcon s’assit sur le pont et se mit à teter consciencieusement son outre.
Tout à coup Bicri vint à moi.
« Amiral, me dit-il, puis-je parler ?
— Qu’as-tu à dire ? lui demandai-je.
— Je te demande pardon, seigneur, de mon audace de parler ici des choses de la mer ; mais j’ai les yeux excellents, et il me semble voir des sommets de montagne, là, derrière la poupe, un peu à droite. »
Himilcon, sans lâcher son outre, sauta sur ses pieds, et de son œil unique regarda attentivement dans la direction indiquée.
« L’archer a raison, dit-il, et mon œil ne m’a pas habitué à me tromper. Nous sommes sous le vent de la terre. »
La bourrasque faiblissait un peu, et malgré la pluie constante il me semblait aussi voir des montagnes derrière nous, à notre droite.
Je me fis ce raisonnement : le vent paraît tourner en cercle, du sud-ouest au sud franc, nous poussant vers le nord. La terre que je crois voir ne peut être qu’un promontoire de la côte nord de Crète. J’aurais donc ainsi la direction de l’est à ma droite. Faisons un effort pour sortir du tourbillon et nous diriger de ce côté.
Je fis aussitôt le signal au Cabire. Je doublai le nombre des rameurs, à l’aide des soldats, mettant deux hommes à chaque rame. Je m’assurai par moi-même de l’arrimage, qui avait presque partout tenu bon, et je fis pousser vigoureusement du côté supposé de l’est.
Je ne m’étais pas trompé. Bientôt nous sortîmes de l’action du vent. Au bout d’une heure, il diminuait sensiblement ; au bout de deux heures, il tombait tout à fait ; au bout d’une autre heure, la pluie cessait, et un rayon de soleil, dardant à travers les nuages, nous montrait en même temps la franche lumière et notre route.
« Vive le roi ! cria Chamaï. Adonaï nous a sauvés, mais j’ai eu une belle peur.
— Permission de teter un peu l’outre avec l’archer Bicri, qui a vu le bon chemin le premier ? demanda Himilcon en secouant son kitonet trempé.
— Va, lui dis-je, vous l’avez bien gagné. »
Hannon et Chamaï firent sortir de la cabine les deux femmes, qui tremblaient bien encore un peu, mais qui souriaient déjà.
« Les voilà comme le temps, dit le scribe gaiement : moitié effarouché, et moitié riant.
— C’est égal, c’est égal, dit Chamaï ; j’aimerais encore mieux avoir affaire à une douzaine de guerriers qu’à la mer en fureur.
— Tu t’y feras, capitaine Chamaï, lui dis-je, et pour une première épreuve, tu t’en es fort bien tiré : mais il ne faut plus médire des dieux. »
Hannibal sortant de l’entre-pont, son casque d’une main et sa cuirasse de l’autre, s’écria d’une voix retentissante :
« J’ai craint, pendant toute cette nuit et affreuse tempête, que mon armure ne fût perdue ou bosselée tout au moins. Mais j’avais tant à faire pour maintenir une stricte discipline et bâtonner les esclaves rameurs afin de leur donner de l’ardeur et du courage, que je n’ai pu visiter mes armes que ce matin. Les voici saines et sauves, grâce Adonaï El, à Astarté, à Achmoun, aux Cabires amis d’Himilcon, et à tous les autres dieux qui auront bien voulu s’en mêler. Maintenant, j’ai très-faim. Salut, belles jeunes filles ! j’espère que vous avez très-faim aussi ? »
Disant cela, Hannibal aperçut l’outre d’Himilcon et de Bicri et se dirigea sur-le-champ de leur côté.
A mesure que nous avancions, le beau temps venait à notre rencontre. Dans l’après-midi, les nuages se dissipèrent tout à fait, et un soleil radieux éclaira la mer bleue et des côtes verdoyantes à moins de trente stades de nous. J’envoyai le Cabire en avant, à la recherche d’un mouillage, car nous avions bien du dégât à réparer. Bientôt, comme nous étions assis au soleil et que nous nous séchions, en prenant notre repas, qui se composait de quelques figues sèches et de pain sans levain, avec de nos oignons tout crus, je vis, à ma grande joie, le Dagon derrière nous. Il avait été entraîné par la bourrasque et avait vigoureusement lutté, ayant eu sa vergue et sa voile emportées. Heureusement que nous avions des voiles de rechange. A la hauteur d’un cap assez élevé, nous trouvâmes le Cabire qui nous annonça qu’au sud de ce cap se trouvait une belle baie, dans laquelle une rivière descendait d’une vallée large et verdoyante. Nous longeâmes de conserve la côte du nord au sud, et au soir nous arrivâmes au fond de la baie, où la côte se dirige vers l’est. Le mouillage était excellent, le temps superbe. On jeta l’ancre sur-le-champ et le Cabire fut tiré à la côte. Nous nous couchâmes rompus de fatigue, à la nuit tombée. On voyait dans les terres les feux de plusieurs villages, ce qui nous réjouit grandement, et cette nuit-là tout le monde dormit de bon cœur.
- 1. Dieu du feu souterrain et du marteau. Comparez Phtah à l’Hephaistos des Grecs.
VII
Comment la belle Chryséis préféra le scribe Hannon à cinquante vaches.
Dès le matin on se mit à l’œuvre pour réparer nos avaries. La cargaison, parfaitement arrimée et emballée, n’avait pas souffert ; je fis transporter dans une prairie verdoyante et émaillée de fleurs les marchandises qu’on étala sous un bouquet d’arbres, et je fis descendre Jonas et sa trompette.
Quand le sonneur se vit à terre, il manifesta sa joie par des sauts et des cris formidables.
« Où sont-ils ? s’écria-t-il. Maintenant je ne suis plus sous l’eau, dans la gueule du Léviathan. Où sont les bêtes curieuses qui doivent lutter avec moi ? Maintenant je n’ai plus peur. Sur la terre solide, il n’est pas de bête que je craigne, si curieuse qu’elle soit. »
J’ordonnai à Jonas de sonner de sa grande trompette, aussi fort qu’il pourrait, et le fracas qu’il fit ne tarda pas à nous amener les habitants d’un village qu’on voyait de loin et de nombreux bergers dispersés dans la campagne. Tous ces gens accouraient vers nous sans défiance, voyant nos préparatifs pacifiques, et de loin ils s’appelaient les uns les autres, criant « Pheaki ! Pheaki ! » pour se dire qu’il y avait là des marchands phéniciens. C’étaient des hommes Doriens, hommes grands et bien faits, blancs de visage, ayant le nez très-droit, le front élevé, les cheveux noirs et bouclés ; la plupart étaient sans armes. Les uns étaient vêtus d’un vieux kitonet, de provenance évidemment phénicienne ; d’autres avaient essayé de s’en faire un avec la toile grossière qu’ils tissent : mais leurs imitations étaient informes et mal cousues. Le plus grand nombre avait la tête nue ; quelques-uns étaient coiffés d’une espèce de parasol fait avec de la paille tressée. Il y avait aussi des femmes avec eux, belles de corps et de visage. Elles étaient vêtues de longues robes sans manches, faites de deux morceaux de toile cousus ensemble, à peu près comme un sac, dans le fond duquel on aurait fait trois trous pour passer la tête et les bras, et par-dessus ces robes elles avaient une robe plus courte, fendue sur les côtés, qui leur descendait un peu au-dessous de la ceinture. Ils n’avaient d’ailleurs ni bijoux ni ornements.
Je fis aussitôt, à l’aide de piquets, tendre une corde autour de nos marchandises, et je dis à Hannon d’expliquer aux naturels qu’ils ne devaient pas franchir la corde, ce qu’ils comprirent très-bien. Ils me parurent, en toutes choses, très-réservés et très-intelligents.
Je connaissais depuis longtemps l’idée qu’ont les Doriens, les Ioniens, et en général tous les peuples qui s’appellent entre eux du nom commun d’Hellènes. Ils croient que les Phéniciens ne sont pas des hommes comme les autres et pensent volontiers que nous sommes d’origine ou de parenté divine. Le lointain mystérieux de nos villes, nos navires, nos voyages, les marchandises que nous leur apportons, toutes choses extraordinaires pour eux, leur ont donné cette idée, et on comprend bien que ce n’est pas nous qui les détrompons : au contraire. Ce qui finira par les détromper, c’est la vue de nos colonies, les coups de main de nos capitaines et matelots et les collisions qui s’ensuivent quelquefois. Toujours est-il qu’ils nous regardent comme une espèce d’hommes bien supérieure et qu’ils avalent, avec la plus parfaite candeur, toutes les bourdes que nous leur racontons.
Je fis répondre à ce chef, par Hannon, que nous rapportions toutes sortes de choses extraordinaires du Caucase, où habitent des géants, de la Cilicie où sont des montagnes enflammées et les bouches du monde souterrain, de Sidon, ville divine, d’Arabie où sont des hommes, qui vivent trois cents ans, d’Égypte où vivent les dieux et les crocodiles, serpents de deux stades de long.
« En attendant, ajoutai-je, si vous avez des cuirs de bœuf, du cuivre de Chalcis, de la laine filée, des cornes de bouquetin, apportez-les-moi. Je vous donnerai en échange des habits, des perles de verre, des parfums, du nectar, ou toute autre chose que votre cœur pourra désirer.
— Qu’est-ce que tu leur racontes là, me disait Chamaï, stupéfait, à mesure que je parlais ? Les Madianites sont les plus justes des hommes, et les enfants d’Ismaël vivent trois cents ans, et on rencontre des dieux qui se promènent en Égypte ? »
La stupéfaction de Chamaï m’amusait beaucoup.
« Tais-toi donc, lui dit Himilcon, tu en entendras bien d’autres.
— Mais ce sont des mensonges gros comme des montagnes !
— Du moment qu’ils font plaisir à ces sauvages et qu’ils leur font acheter nos marchandises, ce ne sont plus des mensonges. »
Le chef envoya aussitôt des hommes vers le village pour chercher ce qui pourrait être à ma convenance. Il me proposa aussi des pilegech ou jeunes filles esclaves, qu’ils appellent pellex, car ils ne savent pas bien prononcer notre langue ; ils écorchent les mots, disant pellex pour pilegech, kiton pour kitonet, kephos pour koph, kassiteros pour kastira, ou bien ils allongent les mots et en défigurent le sens. Par exemple, quand on leur parle de la grande mer qui est passé Gadès et qui fait le tour du monde, au lieu de l’appeler mer de Og, ils la prennent pour une rivière nommée Ogeanos ou Okeanos, et ils croient aussi que c’est un dieu. C’est ce qui arrive toujours avec des gens demi-sauvages, qui ne comprennent pas bien ce qu’on leur explique. Enfin, le chef me proposa donc des pilegech, me disant qu’ils avaient fait des prisonnières dans une expédition de guerre récente sur la terre ferme et qu’on leur en donnait aussi en tribut. Mais je les refusai, n’ayant pas à m’embarrasser d’esclaves femelles qui ne sont pas de défaite dans nos colonies de Libye, ni en Tarsis.
On m’apporta bientôt une assez grande quantité de bon cuivre, des peaux de bœuf et de grandes cornes propres à faire des arcs et des manches de couteaux. J’eus tout cela à bon compte, ainsi que de bonne laine filée qui venait de terre ferme. Pour ne pas être continuellement encombré sur la plage, j’envoyai des marchandises dans l’intérieur du pays, sous l’escorte de Bicri, qui ne demandait qu’à courir, et en compagnie de Jonas dont la trompette retentissante devait annoncer nos produits et attirer les chalands. Cette trompette fit l’admiration des Doriens, qui ne pouvaient se lasser d’écouter ses fanfares. Je mis toute l’expédition sous la direction du maître matelot Hadlaï, que je chargeai de la vente, car il s’y entendait fort bien, avec recommandation d’être de retour dans les quarante-huit heures : c’était le temps qu’il me fallait pour réparer nos avaries.
Dans la journée, j’envoyai huit hommes m’abattre un chêne dans une forêt, sur les flancs de la vallée, pour refaire une vergue au Dagon. Les Doriens me laissaient couper tout le bois que je voulais, sans rétribution. Ils se croyaient assez récompensés quand on les laissait regarder nos travaux de charpentage, qu’ils suivaient avec une vive curiosité, et quand ceux de nos matelots, qui savaient un peu leur langue, leur contaient des histoires de voyages, mêlées de contes faits à plaisir. Ils nous aidaient à transporter notre bois de cuisine et de construction, notre eau, tout ce que nous voulions. Ce sont de fort bonnes gens pour les marins phéniciens : j’ignore ce qu’ils peuvent être avec les autres.
Chryséis, heureuse d’entendre parler sa langue, ne pouvait suffire à satisfaire la curiosité de ces Doriens. Ils voulaient savoir comment était fait le pays des Phéaciens, leur ville, leur roi, et se pâmaient de surprise quand elle leur disait les splendeurs des palais et les magnificences des temples. Ils n’ont d’ailleurs aucune idée juste de la Phénicie, qu’ils prennent pour une île, la confondant avec notre colonie de Kittim, et même avec nos établissements de Chalcis, qui sont pourtant bien près de chez eux. Ils voient d’ailleurs des Phéniciens partout. Ainsi, ils appellent la côte de Carie, le pays des Lélèges Cariens, où nous avons des comptoirs, « Phénicie. » Ce sont ces Lélèges Cariens et les Phrygiens qui les ont précédés dans l’île, commençant à refouler les Kydoniens dans les hautes vallées ; ils disent même que sur la terre ferme les Lélèges et les Pélasges vivaient avant eux, et qu’il en reste beaucoup. Je crois volontiers que les Cariens, Éoliens et autres, que nous avons chassés des côtes, ont pu venir en Crète, d’autant plus que les Cariens connaissent un peu la navigation, et que dans cet archipel, semé d’îles, le voyage de la côte d’Asie en Crète n’est pas bien difficile, même pour les barques de ces gens-là. Toujours est-il que la plus grande montagne de leur île de Crète porte un nom pélasge-éolien, le même que celui de la montagne qui est en Éolie, au fond du golfe en face de l’île de Mytilène : elle s’appelle le mont Ida. Ainsi, les Pélasges et les Lélèges, de la nation des Cariens, Éoliens, Lyciens, Dardaniens, et autres, auraient occupé autrefois, non-seulement tout le pays et la côte depuis le détroit des Traces et l’île de Mytilène jusqu’en face de l’île de Rhodes, mais aussi les îles et la terre ferme depuis le pays des Traces jusqu’au cap Malée. Encore y aurait-il eu d’autres habitants avant eux, dont les Kydoniens sont un reste. Les Doriens, Ioniens et autres ne seraient venus qu’après eux, et maintenant ils viennent aussi, en sens inverse, s’établir de terre ferme dans les îles et à la côte d’Asie. La chose me paraît vraisemblable, car tout le monde sait que nos ancêtres connaissaient les Pélasges bien avant de connaître les Doriens et les Ioniens, et qu’il y a encore des villes pélasges, mal bâties et fortifiées, mais grandes, populeuses et anciennes, comme Plakia et Skylaké en Propontide, au nord de la Dardanie et de la petite île de Ténédos.
Je n’expliquerais point toutes ces choses si je ne croyais utile, pour un bon marin phénicien, de connaître non-seulement la configuration des terres et des mers, la marche des astres, le commerce et la navigation, mais aussi la parenté des peuples, leur langue, leurs dieux et leurs coutumes. Mon expérience m’a toujours appris que c’étaient là des choses très-utiles sur terre et sur mer et que les capitaines de navires devaient s’en informer et l’apprendre aux gens de leur ville, en le cachant, comme de juste, aux peuples étrangers.
Les Doriens se reconnaissent frères des Ioniens ; ils font partie d’une seule et même famille de peuples qui se désignent entre eux par le nom d’Hellènes, et aussi de Ræki ou Græki. Les Hellènes ou Græki comprennent douze peuples ou tribus, comme les enfants d’Israël. Ce sont les Thessaliens, les Béotiens, les Doriens, les Ioniens, les Perrhébiens, les Magnètes, les Lokriens, les Étéens, les Achéens, les Phokiens, les Dolopes et les Maliens. Il en est encore parmi eux qui, au lieu d’Hellènes, se servent du nom plus ancien de Helli et de Graï ou Græki. Toujours est-il qu’ils sont d’accord pour dire que leurs douze tribus, en arrivant au sud du pays des Traces, habitèrent d’abord le pays d’Hellopia, qu’ils possèdent encore maintenant, d’où ils se sont répandus dans la presqu’île et dans les îles. C’est le pays qui entoure le fleuve d’Acheloüs ; bien connu des marins, ce fleuve qui débouche sur la côte ouest, au nord du golfe, dans le canal qui sépare l’île de Céphallénie de la terre ferme. Leur plus ancienne ville est dans le pays d’Hellopia : c’est Dodone, et, après celle-ci, ils ont aussi Delphi. Ce sont leurs deux villes sacrées, où sont leurs dieux les plus puissants. C’est de là que nous les appelons tantôt Ioniens, enfants de Ion où Iavan, parce que nous connaissons plutôt les Ioniens des îles et de la côte d’Asie, et tantôt Dodanim, gens de Dodone, à cause de leur ville de Dodone en Hellopia ; mais entre eux ils se désignent par les noms de Helli ou Hellènes, et de Graï ou Græki.
Tous les Helli reconnaissent entre eux les quatre fraternités suivantes :
Fraternité de sang et de race ;
Fraternité de langage ;
Fraternité par l’habitation de leurs dieux et les sacrifices qu’ils demandent, parce que les douze tribus ont les mêmes dieux ;
Fraternité de coutumes et de caractères.
Tous les Helli envoient à Dodone, et peut-être à Delphi, leurs plus sages Anciens et Chefs, qui jugent leurs différends communs. C’est là qu’ils prêtent un serment et jurent de ne détruire aucune ville de celles qui sont entrées dans le serment et la fraternité, de n’empêcher aucune de ces villes de communiquer avec l’eau courante ; de punir par la main et le pied ceux qui feront chose pareille. C’est ainsi qu’ils jurent.
Leur plus grand dieu est Dzeus, qui habite à Dodone. Ils croient que c’est le même que le Dzeus des Lélèges et des Pélasges, que les Kurètes de la Crète honorent par des danses, chants et hurlements. C’est un dieu comme Baal Chamaïm, dieu des cieux et des éléments de l’air, fils du temps, du ciel et de la terre. C’est lui aussi qui, sous la forme d’un taureau, porta la déesse des Phrygiens, Europê, dans cette île de Crète ; les Doriens ont sur le versant sud des montagnes, dans la vallée du petit fleuve Léthé, une ville qu’ils appellent Hellotis ou ville des Helli, que je n’ai point vue. Ils disent que dans cette ville, à côté d’une source, est un platane sous lequel se reposèrent Dzeus et Europê. Dans l’île est encore une autre ville, Knosse, que je crois fondée par les Phrygiens, et où Dzeus habite aussi.
Le plus grand dieu des Helli, avec Dzeus, est Apollo, devin et lanceur de flèches. C’est le dieu particulier des Doriens, qu’il a conduits sur mer sous la forme d’un dauphin, et il habite à Delphi. C’est là qu’il prédit l’avenir et révèle toutes choses ; c’est pourquoi il s’appelle le Pythien ou devin. Peut-être est-il le même que le Baal Chillekh, dieu lanceur de flèches, que nous connaissons en Phénicie et est-ce nous qui avons appris à l’honorer aux Helli. Ainsi penseraient-ils qu’il est un dauphin, leur ayant enseigné la navigation.
Ils révèrent aussi Hermès, dieu mystérieux des forces cachées de la nature, et à moins qu’ils ne l’aient connu des Égyptiens, je pense que ce dieu les a protégés et s’est fait connaître à eux de toute antiquité.
Les Kydoniens leur ont appris le culte d’Artémis, et nous leur faisons tous les jours connaître Astarté, qu’ils apprennent ainsi à vénérer par-dessus les autres.
Pour ce qui est de Baal Zébub, de Baal Péor, de El Adonaï, de Kémos, ils ne les connaissent point, ni les Cabires non plus. Ils ne savent pas même reconnaître les Cabires au ciel et ne naviguent point les yeux fixés sur le septième Cabire, qui est le pôle autour duquel tournent les autres étoiles. Aussi ce sont des marins timides qui n’osent pas perdre la terre de vue et rampent péniblement le long des côtes, sur leurs grandes barques non pontées, mal construites, mal lestées, mal gréées, et manœuvrant aussi pitoyablement à la voile qu’à la rame. Le moindre gros temps, le plus faible courant, sont des obstacles pour eux. Ils ignorent les distances et la figure des terres. Pour la navigation, ils sont tout à fait sauvages.
Leurs villes sont fortifiées grossièrement, par des amas de pierres non liées avec du ciment, et placées dans des lieux d’accès difficile, dont l’escarpement les défend. Leurs maisons sont faites de pierres sèches ou de briques cuites au soleil : ce sont des cabanes, à vrai dire. Ils n’ont point d’industrie et savent, tout au plus, travailler un peu le cuivre, dont ils font, tant bien que mal, des pointes de lance, des haches, des casques informes, mais couverts d’ornements, et des plaques de cuirasse. La lance est leur vraie arme de combat : leurs chefs la jettent du haut de leurs chariots, ou à pied. Ils ont très-peu d’archers et point de cavaliers, et ne se battent point avec l’épée. Corps à corps, ils se servent d’une espèce de poignard, qui est, chez les Doriens, recourbé en forme d’hameçon et tranchant par la face concave. Hannibal et Chamaï, qui se divertissaient à montrer à Hannon le maniement de l’épée, étaient toujours entourés d’un cercle d’admirateurs doriens, en extase devant les parades, les voltes, les coups de pointe subtilement lancés, et autres adresses d’escrime en usage parmi les gens d’Assur et de Chaldée, les Phéniciens, les Philistins et les enfants d’Israël.
Les boucliers des Doriens sont ronds et faits de peaux de bœufs. Ceux des chefs sont revêtus de lames de cuivre et portent des ornements et des peintures. Pour un bouclier de bronze travaillé et repoussé au marteau, le roi des Doriens de Hellotis, qui vint nous voir avant notre départ, nous proposa vingt-cinq bœufs. Je le lui cédai pour une bonne provision de pierres d’agate, propres à être employées en bijouterie, et pour deux énormes défenses de sanglier qu’il avait rapportées de la terre ferme, pièce curieuse qu’on peut voir dans le temple d’Astarté, à Sidon, à côté du troisième pilier à main droite.
Le troisième jour après notre arrivée dans l’île, un de nos matelots, blessé d’un coup de flèche pendant le combat que nous avions livré aux Égyptiens, mourut des suites de sa blessure. Je fis, suivant l’usage, tendre les navires d’étoffes noires, et je m’informai, auprès des Doriens, s’il se trouvait quelque caverne dans le voisinage. Ils m’en indiquèrent une, sur une montagne, à une vingtaine de stades de notre mouillage. Nous y portâmes le défunt, au milieu d’un grand concours de Doriens, parmi lesquels les femmes s’affligeaient et se lamentaient. Ce peuple a beaucoup de respect pour les morts et les inhume avec soin : ils ont même une peur effroyable qu’on ne fasse pas les cérémonies religieuses autour de leur corps, et c’est une des choses qui les font tellement craindre de périr en mer, d’être engloutis dans les eaux loin de leurs proches et de la terre et d’être privés des rites funéraires. La caverne était petite, mais profonde. Nous y déposâmes notre mort, après l’avoir bien lavé, et avec le corps on laissa les deux avirons et la planche sur lesquels on l’avait porté. On boucha ensuite l’entrée de la caverne avec de grosses pierres, et Hannon invoqua, à haute voix, Menath, Hokk et Rhadamath, qui jugent les morts dans le Chéol.
Les Doriens connaissent ces trois dieux, mais ils prononcent mal leurs noms, disant : Minos, Éaque et Rhadamante. Ils croient aussi qu’avant de juger dans le monde souterrain, Minos était roi de toute leur île, très-expert dans la navigation, et que ses vaisseaux allaient en terre ferme, chez les Ioniens, qui lui payaient un tribut de jeunes filles et de jeunes garçons. Pour Rhadamanthe, ils croient que des Phéniciens demi-dieux l’ont emmené sur leurs navires dans l’île de Chalcis. Ayant appris à les connaître par des capitaines sidoniens, ils ont tout brouillé ensemble, et ont confondu les dieux et les marins qui les leur avaient apportés. C’est ainsi que je pense aussi que la peine Pasiphaï, qu’Europê, la déesse apportée par le taureau Dzeus, et même Ariadnê, espèce de déesse qu’un de leurs rois ou demi-dieux connut en Crète, et qui connut ensuite Dionysos, dieu de la vigne et du vin, ne sont que des noms différents d’Astarté et des souvenirs de ce que leur avaient dit les Phéniciens qui leur apportent du vin. De même encore leur avons-nous enseigné Khousor Phtah, dieu du feu et du marteau qu’ils nomment Phtos ou Phaistos. Enfin, tout ce que savent ces peuples, ils l’ont appris des Sidoniens. Les Sidoniens leur ont enseigné l’usage des métaux, du vin, et leur enseignent l’usage des lettres. Nos anciens ne disent-ils pas que nous-mêmes, il y a longtemps, bien longtemps, nous apprîmes la connaissance des dieux et de la navigation de Uso, le chasseur sauvage, et de Tannat, déesse et reine égyptienne, et qu’ainsi nos connaissances nous viennent des Égyptiens ? Et celles des Égyptiens eux-mêmes viendraient des Atlantes, plus anciens encore, des Atlantes de l’ouest qui passèrent du couchant et des terres disparues, en Libye, puis en Égypte, et jusqu’en Éthiopie, quand la Grande Mer était encore au sud de la Libye ? Tout cela prouve que les nations se succèdent et que les dieux sont éternels.
Après avoir inhumé notre matelot, dont les Doriens nous promirent de respecter le sépulcre, nous retournâmes à nos vaisseaux, que je laissai tendus de noir jusqu’à la nuit. Vers le soir, Hadlaï revint avec son monde, ayant fait quelques bonnes acquisitions. Jonas, bouffi d’orgueil, était entouré d’une suite d’admirateurs qui l’escortaient depuis la montagne ; il portait un veau sur son dos.
« Que prétends-tu faire de ce veau ? lui dis-je.
— Je prétends le manger. Je l’ai bien gagné.
— Et comment as-tu gagné un veau ? Est-ce en sonnant de la trompette ?
— Non. Leurs hommes forts ont voulu s’essayer avec moi, et je les ai terrassés l’un après l’autre. Alors ils m’ont donné un veau. S’ils veulent m’en donner toujours ainsi, je les terrasserai tant qu’ils voudront. Tant qu’ils auront des veaux, je ne me las- serai pas de les terrasser ; c’est un fameux pays ! »
Là-dessus, voyant le roi des Doriens accompagné d’un troupeau de bœufs, Jonas lui cria :
« Si tu veux me donner un bœuf, je te renverserai et je te battrai dos et ventre ; et pour deux bœufs, je te casserai bras et jambes. »
Le roi, qui ne comprenait pas le phénicien, demandait ce que disait Jonas. J’eus beaucoup de peine à faire taire l’obtus sonneur de trompette et à lui faire comprendre sa sottise.
« Puisque c’est leur plaisir d’être jetés par terre, disait-il, et qu’ils vous donnent de bonnes choses à manger quand on les bat ! Quel beau pays que ce Dodanim ! si je m’avisais de battre quelqu’un de la tribu de Dan, ou de Juda, il me frapperait avec son couteau. Chez nous, on donne des coups de couteau, et ici on donne des veaux. Je suis bien content d’être venu : c’est un fameux pays ! »
Cette nuit-là, le vent se mit à souffler des régions du nord et du nord-ouest, mais non point assez fort pour nous inquiéter sur notre départ. Au matin, les Doriens étaient bien étonnés quand ils nous virent nous préparer à prendre la mer ; avec leurs canots, ils n’auraient jamais osé le faire.
« Allez-vous donc partir maintenant, contre la volonté du vent et des flots ? nous dit celui de leurs chefs qui savait un peu le phénicien.
— Sans doute, lui dis-je.
— J’aurais dû penser, fit-il, que vous êtes arrivés par cette tempête épouvantable et qu’il fallait être des demi-dieux comme vous pour conduire sûrement vos noirs navires sur cette mer déchaînée. La nuit où la tempête était dans son fort, vous étiez sur les flots furieux.
— Nous y étions assurément, homme Dorien, lui dis-je, et nous tenions tête aux coups de mer, comme doivent le faire des enfants d’Astarté et des Cabires.
— A telles enseignes, ajouta Himilcon, qu’au milieu de la tempête, l’eau salée m’ayant fort altéré, les Cabires m’envoyèrent une outre du meilleur vin.
— Les dieux marins protégent les Phéniciens, qui sont leurs enfants, s’écria le chef ; je le sais, je le sais. Je les ai vus, dans cette terrifiante tempête, voler au sommet des flots, à la lueur des éclairs. Oui, j’ai vu leur char qui courait sur la crête des vagues, pour aller à votre secours, et je me le rappellerai toute ma vie.
— Et comment est-il fait, le char des dieux ? exclama Himilon, surpris à son tour.
— Tu le sais bien, dit le chef d’une voix émue. Il est fort élevé, et rond, en formé de coquillage multicolore, et des monstres marins le traînent sur les lames, blanches d’écume.
— Si je pouvais tordre le cou à ce dieu marin là, me dit Himilcon de même, je consentirais bien volontiers à boire de l’eau pendant un mois. »
En ce moment, je vis qu’Amilcar, Gisgon et quelques autres examinaient attentivement des épaves que la mer jetait sur la plage. J’allai les voir avec eux, et nous reconnûmes des débris du couronnement de poupe et de l’avant d’un navire.
« Ce n’est pas un phénicien, pour sûr, dit Amilcar en me montrant les débris de chevillage que conservait une planche.
— Non, lui répondis-je, et je me tromperais fort si ce n’était pas un égyptien. Voilà bien leur manière d’assembler les planches, avec des chevilles sans taquet, et leur épaisseur de bois.
— Et tiens, dit Asdrubal, tiens, le cou d’oie, là-bas : c’était un égyptien.
— Vraisemblablement, Bodmilcar en a emmené en sa compagnie, dis-je aux autres. La partie de plaisir a mal commencé pour eux et paraît s’être terminée dans ces parages.
— C’est bien fait, dit Gisgon. Mais je mentirais si je disais que j’en souhaite autant au tyrien. Il a les trois quarts des marchandises dans ses flancs, et si nous le rejoignons, je tiens à le rejoindre non endommagé. La destinée de ces coquins étant de périr, je suis d’avis qu’une bonne corde est préférable pour eux à vingt-quatre heures de séjour au fin fond de la mer. Voilà ce que je pense.
— Et tu penses bien, lui dis-je. Présentement, embarquons. Nous allons dans l’île des Sicules, voir si tu n’y retrouverais pas par hasard tes oreilles, et jusqu’à ce que le vent change, il va falloir courir des bordées et louvoyer comme des hommes. »
Au moment où l’on terminait les préparatifs du départ, le roi dorien, qui se trouvait là en compagnie de tous ses gens, vint à moi brusquement, et comme quelqu’un qui a des choses importantes à dire :
« Tu es un Phénicien, un roi des navires et de la mer, me dit-il. Moi je suis un Dorien, un roi des peuples. Nous pouvons nous entendre. Tu vois ces bœufs, ces chevaux, ce char, tout cela est à moi. Je commande à trente villages et douze mille guerriers. Je suis puissant et favorisé des dieux.
— Il a quelque chose à me demander, celui-là, » pensai-je.
Regardant autour de moi, je vis nos vaisseaux tout prêts, quarante hommes d’Hannibal à terre, outre Hannon, Chamaï, Bicri et Jonas ; Abigaïl et Chryséis ne comptant pas ; et autour du roi, une trentaine d’hommes à lance.
« Bon, pensai-je encore. En tout cas, il ne me le prendra pas de vive force.
— Roi des Phéniciens, reprit mon Dorien, veux-tu me vendre la Pilegech qui est ici, Chryséis l’Ionienne ? Je t’en donnerai ce ce que tu voudras. »
Hannon fit vivement deux pas en avant. Je le retins.
« Roi des Doriens, répondis-je, Chryséis n’est pas à vendre. Toutefois parle-lui : si elle veut venir avec toi, je passerai marché. En considération de la bienveillance de ton peuple, je consens à te la céder, à la condition expresse qu’elle y consente elle-même. »
Hannon regarda Chryséis d’un air effaré, puis me regarda moi-même. Le Dorien s’avança vers elle, et élevant le bras, il lui dit :
« Fille hellène, sœur par le sang, veux-tu être la reine des Doriens d’Hellotis ? »
Chryséis, les yeux fixés à terre, ne répondit pas.
« Que Dzeus et Apollo le devin t’inspirent ta réponse, s’écria le roi. Vois, les filles des Doriens m’admirent quand je passe. Heureuse, disent-elles, la femme que Dzeus lui fera choisir ! Tu auras douze jeunes filles esclaves qui te serviront, et fileront la laine autour de toi. Tu choisiras ta nourriture parmi mes trois cents chèvres, et cinquante vaches te donneront du lait. Ma maison est bâtie en pierres, comme les maisons des Égyptiens, et j’ai dans un coffre des colliers et des épingles de tête en or que m’ont vendus des Phéniciens pareils à ceux-ci. Chryséis, tu seras honorée entre toutes les femmes des Doriens de la Crète ! »
Chryséis leva les yeux, et regarda le Dorien d’un air assuré. Puis, mettant la main sur l’épaule d’Hannon, elle dit fermement :
« Dzeus m’a donnée à celui-ci ; c’est avec lui que je veux rester. »
Le Dorien frappa du pied avec dépit.
« Ce n’est qu’un petit parmi les Phéniciens, et je suis un grand roi parmi les Hellènes ! s’écria-t-il.
— Le scribe d’un navire sidonien, répondit fièrement Hannon, est l’égal des rois de la terre. Je ne reconnais au-dessus de moi que les dieux et mon capitaine.
— Quand il serait le dernier des matelots, dit Chryséis, mon cœur est à lui. Dzeus le veut ainsi, et sa déesse Astarté m’a déjà sauvée du péril.
— Tu veux donc encore, s’écria le Dorien, t’exposer à la fureur des mers et courir au-devant de la colère des dieux qui envoient des monstres ? Regarde là-bas, la mer sombre et menaçante, et ici, les fraîches montagnes, les riantes prairies, les forêts ombreuses.
— Roi des Doriens, dit Chryséis en souriant, la mer contient des merveilles que tu ne connais pas, et la déesse Astarté, qu’Hannon m’apprit à révérer, la déesse qui m’unit à lui, me montre dans les vagues des pays aussi riants que les prairies et les montagnes.
— Vive Astarté ! s’écria Hannon en attirant Chryséis sur sa poitrine. Un marin de Sidon, n’eût-il que son écritoire, lui plaît davantage qu’un roi entouré de guerriers. Chryséis, Chryséis, regarde nos navires qui se balancent là-bas ; vois comme ils sont beaux et gracieux ! N’entends-tu pas la déesse t’appeler du fond des eaux ? Fi de la terre !
— Et toi, roi des Phéaciens, me dit le Dorien, t’en tiens-tu là ? C’est ton dernier mot ?
— La fille a parlé, répondis-je. La volonté des dieux s’est révélée par sa bouche. J’en rends grâce à mon Astarté et ton Dzeus ! »
Le roi monta sur son char avec colère, et s’éloigna rapidement, sans détourner la tête.
« Aujourd’hui, dit Hannon à Chryséis en revenant à bord, je t’ai vraiment conquise. Maintenant, que pouvons-nous craindre ? La dame des cieux t’a faite sa prêtresse, et tu protéges nos navires.
— Haute la voile ! criai-je de mon banc, et vous, rameurs, nagez ferme ! »
Nos vaisseaux s’éloignèrent vers le nord-ouest, courant largement des bordées pour prendre le dessus du vent. Cinq heures après, nous avions connaissance de l’extrémité occidentale de l’île, et dans la nuit nous rangions par le nord les rochers de la petite Cythère.
Deux jours d’une navigation fatigante, mais sûre, nous conduisirent à l’embouchure du grand fleuve Achéloüs, que nos marins appellent la rivière Blanche, à cause de la couleur de ses eaux. Nous passions entre les côtes agréablement découpées et verdoyantes de la terre ferme et les îles de grande Cythère, Zacynthe et Céphallénie. Nous rencontrâmes aussi un assez grand nombre de barques hellènes, grandes et petites, car dans ces parages d’une navigation facile, où l’on ne perd jamais la côte de vue, les gens du pays font un cabotage très-actif, alimenté par les productions naturelles de leur sol et par nos produits manufacturés.
J’arrivai à l’embouchure de l’Achéloüs par une mer tranquille et une jolie brise du nord-est, qui me servait à souhait pour me rendre au détroit de Sicile. Je ne comptais pas longer la côte jusque vers l’île de Corcyre, comme on fait quelquefois pour avoir moins de pleine mer à traverser, et les circonstances favorables me décidèrent à profiter du vent. Je renonçai donc à visiter la métropole des Helli, et comme j’avais de l’eau et des vivres en abondance, je m’abandonnai au vent grand largue et je fis voile pour la pointe méridionale de l’Italie. En passant dans le canal entre l’île de Céphallénie et la petite île d’Ithaque, je rencontrai deux grands gaouls sidoniens et une galère, avec lesquels je communiquai. Leur capitaine, qui s’appelait Bodachmoun, me proposa de m’arrêter à la pointe d’Ithaque, pour prendre nos commissions, car il retournait à Sidon. J’y consentis bien volontiers, et je me rendis à bord d’un de ses gaouls. Il revenait du fond de la mer de Iapygie, des bouches de l’Éridan, où il s’était procuré une bonne quantité d’or, tant en poudre qu’en pépites. Il avait aussi du cristal de roche, que les riverains de l’Eridan se procurent chez les habitants des hautes montagnes d’où ce grand fleuve descend. Comme le capitaine Bodachmoun n’était pas très-encombré, je lui offris un échange, après lui avoir raconté la trahison de Bodmilcar et la perte de mon gaoul.
Mon récit indigna Bodachmoun.
« Pareille trahison, s’écria-t-il, n’est jamais arrivée entre Sidoniens et Tyriens. Je la dénoncerai par toute la Phénicie, et je la raconterai au roi Hiram, de façon que si Bodmilcar revenait pendant ton voyage, soit en Phénicie, soit dans une colonie voisine, à Kittim, à Rhodes, à Melos, à Thera ou à Thasos, il reçoive le châtiment qu’il mérite. Quant à l’échange que tu m’offres, je suis tout disposé à le traiter avec toi.
— J’ai, lui dis-je, du cuivre de Crète, des peaux de bœuf, de la laine filée et des cornes de bouquetins sauvages d’une grandeur peu commune. Je pense que tu te déferas avantageusement de ces objets en Égypte et en Phénicie. En outre, et comme renseignement, ils ont en Crète des jeunes filles esclaves à vendre, que tu auras à bon compte.
— Je ferai mon profit du renseignement, répondit Bodachmoun, et pour ce qui est du marché, il me convient. Nous allons le régler ensemble au plus juste prix. Maintenant, si tu as un peu de vin, je serai bien content d’en boire, car le mien est épuisé depuis six mois, et ce n’est pas chez les Iapyges, les Ombres et les Hénètes que j’en ai pu trouver. »
J’invitai aussitôt Bodachmoun, ses deux capitaines et ses pilotes à venir manger de la viande fraîche, des oignons, des figues sèches, des fromages, et à boire du vin à mon bord, car nous étions surabondamment ravitaillés de vivres et de boisson. Avant le repas, nos compatriotes visitèrent nos navires, dont ils louèrent grandement la construction, le gréement et l’aménagement. Bodachmoun visita aussi les marchandises que je voulais lui céder et m’en donna un prix fort avantageux en pépites d’or et en cristal de roche.
Au moment où nous allions nous asseoir pour manger, Bodachmoun s’écria :